frappier, structure et sens du tristan

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  • 7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan

    1/27

    Jean Frappier

    Structure et sens du Tristan : version commune, version

    courtoiseIn: Cahiers de civilisation mdivale. 6e anne (n23), Juillet-septembre 1963. pp. 255-280.

    Citer ce document / Cite this document :

    Frappier Jean. Structure et sens du Tristan : version commune, version courtoise. In: Cahiers de civilisation mdivale. 6eanne (n23), Juillet-septembre 1963. pp. 255-280.

    doi : 10.3406/ccmed.1963.1274

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ccmed_0007-9731_1963_num_6_23_1274

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_ccmed_74http://dx.doi.org/10.3406/ccmed.1963.1274http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ccmed_0007-9731_1963_num_6_23_1274http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ccmed_0007-9731_1963_num_6_23_1274http://dx.doi.org/10.3406/ccmed.1963.1274http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_ccmed_74
  • 7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan

    2/27

    Jean

    FRAPPIER

    Structure

    et

    sens du

    Tristan :

    version

    commune, version courtoise

    i

    Introduction

    Seignurs, cest

    cunte

    est mult

    divers

    , a dit

    Thomas d'Angleterre

    en faisant

    allusion aux diffrentes

    versions du Tristan connues de son temps. Plus divers encore, et plus

    nombreux,

    coup

    sr, sont

    les travaux

    consacrs, depuis

    trois

    quarts de sicle environ,

    la clbre

    lgende d'amour

    et

    de

    mort. Quoi de plus naturel

    ?

    Outre sa sduction

    propre,

    ou plutt sa puissance d'envotement,

    elle

    pose

    une

    foule de

    problmes, grands

    ou

    menus, tant par ses

    origines

    que par

    son

    dveloppement

    travers

    plusieurs littratures, la franaise et

    l'allemande

    surtout. Cependant

    on

    sait que des

    pas de gant,

    le

    mot n'est pas trop fort,

    ont

    t

    accomplis

    dans la connaissance et

    l'interprtation

    de

    la lgende

    et

    de

    ses versions par

    un

    Gaston

    Paris, un Joseph Bdier, un Wolfgang

    Golther,

    une

    Gertrude Schoepperle (les tudes

    les

    plus rcentes sur Tristan restent plus ou moins

    dans

    la dpendance

    de

    leurs recherches). Certes ils ne s'accordent pas

    toujours

    entre

    eux. Mais s'il

    est un point qu'ils ont admis et contribu tablir,

    chacun

    pour sa part, c'est qu'il convient de

    distinguer

    deux grandes

    versions, une version

    dite

    commune et

    une

    version courtoise, dans les

    divers romans

    de

    Tristan aux XIIe et

    xinc

    sicles. Cette

    distinction

    est,

    mes yeux comme pour

    la plupart des

    critiques,

    un fait acquis. Klle forme pourtant l'essentiel du sujet que j'ai choisi

    de traiter. On

    pourrait

    s'tonner de mon dessein. Mes raisons

    apparatront

    bientt.

    Auparavant

    il

    me

    faut rappeler mon tour

    comment

    se rpartissent,

    de

    l'avis le plus

    gnral

    aujourd'hui,

    les

    romans mdivaux de Tristan. Il me faut aussi tout

    d'abord

    remonter

    jusqu'

    leur

    ascendance

    celtique, impossible

    nier raisonnablement.

    Mais c'est seulement

    grands traits,

    dans la mesure

    utile

    la clart de mon propos, que

    je vais

    m 'essayer montrer

    l'enracinement

    de

    la lgende

    dans

    son premier

    domaine.

    Ragissant

    contre les

    vues de

    G.

    Paris

    et

    d'autres

    rudits,

    J. Bdier

    rduisait au

    minimum,

    dans

    les textes franais, la prsence

    des lments

    celtiques1. Dans les quelques

    scnes ou motifs qu'il

    considrait (parfois tort au

    surplus)2 comme venus des

    Gallois

    ou des Armoricains (Tristan

    merveilleusement

    habile

    imiter

    le chant des oiseaux, l'arc qui

    ne

    faut

    ,

    Tintagel chteau fa ,

    le

    ruisseau traversant

    la hutte royale au sol de terre

    battue,

    l'pisode des faux, etc.), il ne voyait

    que

    des

    fabliaux

    violents

    o

    Tristan nous

    apparat

    toujours comme

    le

    hros

    d'une sorte

    de

    1.

    J. Bdier, d. Le Roman

    de

    Tristan par Thomas, pome du XIIe sicle, Paris, 1902/05 (t. I : texte ; t. II : introduction). Voir

    t. II, p. 110-167.

    2, Ainsi

    l'arc

    qui

    ne

    faut et la scne

    des

    faux

    ne

    sout pas

    spcialement

    celtiques, comme

    devait le

    prciser G.

    Schoepperle.

  • 7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan

    3/27

    JEAN FRAPPIR

    Dcamron barbare3 . A son avis,

    on

    chercherait en vain

    au

    stade celtique ce qui constitue pour

    nous toute la lgende

    : le conflit douloureux

    de

    l'amour et de

    la

    loi4 .

    Bdier

    poussait

    bien

    trop

    loin le

    scepticisme

    ou

    la

    rserve.

    Il

    va

    de

    soi

    que

    son

    doute

    critique

    tait

    tout

    autre

    chose

    qu'une erreur de

    mthode.

    Simplement,

    et non sans excuse, il ignorait

    toute

    une

    srie de donnes sur lesquelles G. Schoepperle a eu le

    mrite

    d'attirer l'attention

    dans

    un

    ouvrage

    publi en

    19135.

    A ct de contes folkloriques, de

    provenance

    varie, combins dans

    une histoire que domine et unifie le thme de

    l'amour fatal, elle

    constatait des ressemblances

    diffi

    ciles expliquer par le hasard entre les rcits irlandais 'aitheda et l'pisode de

    la

    fort

    du Morois

    o

    se

    rfugient Tristan et Iseut6. 1^'aithed (plur. ailhed) contait

    en

    effet l'enlvement d'une femme

    marie par un

    hros

    dfi l'ordre social et la fuite des amants traqus

    dans

    la fort. On est

    l

    sans nul doute au

    cur de la lgende. Aussi G. Schoepperle

    pouvait-elle

    dclarer

    dans l intr

    oduction

    de son livre7 que

    si Bdier

    n'avait pas tort

    en

    estimant que

    les

    versions conserves

    refltent

    la

    personnalit des auteurs

    franais,

    G. Paris

    ne se

    trompait

    pas lui non

    plus

    en

    attribuant

    une

    origine

    celtique

    l'histoire

    tragique

    de

    Tristan.

    Il

    est

    vrai

    qu'on ne connat ni rcit irlandais ni rcit gallois sur le neveu du roi Marc

    (tout au

    plus

    une

    triade

    galloise rapporte-t-elle, assez vaguement,

    une

    tradition archaque

    sur

    un Drystan

    porcher, amant d'Essylt, femme du roi

    March).

    Mais

    un

    parallle entre le Tristan et

    les

    aitheda

    (Diarmaid et

    Grainne,

    Baile et

    Ailinn,

    Nois et Derdrin, Cano et Crd, etc.) est suffisamment probant :

    bornons-nous

    l'esquisser en

    nous

    aidant

    de

    l'ouvrage

    de

    G. Schoepperle8 et

    aussi de

    travaux plus

    rcents9.

    C'est l'aventure de Diarmaid et de Grainne qui offre le plus d'affinit avec nos romans de Tristan.

    Aussi

    convient-il

    de la rsumer, car elle permet au mieux de

    comprendre

    pourquoi

    la

    donne

    initiale de

    l'amour

    fatal

    ne

    pouvait que

    se transformer en

    pntrant

    dans

    le domaine

    franais.

    Se transformer sans rien perdre de sa magie.

    Grainne,

    fille

    de

    Cormac,

    roi

    d'Irlande,

    a

    pous

    contrecur

    le

    vieux

    chef

    et guerrier

    Finn.

    Elle s'prend de

    Diarmaid,

    jeune, vaillant,

    l'irrsistible

    grain de

    beaut.

    Celui-ci refuse de

    rpondre

    son

    amour, car

    l'affection et la loyaut

    lui interdisent

    de trahir Finn.

    Alors

    Grainne trange

    ment

    our

    nous, car il s'agit d'un

    fait de mentalit

    primitive

    a recours

    une contrainte

    la

    fois

    magique

    et psychologique

    :

    une varit de geis. Elle

    met

    Diarmaid

    au

    dfi de l'enlever et de

    fuir

    avec elle dans la fort.

    L.e

    hros

    ne saurait se

    drober

    cette

    injonction

    sans tre suspect

    de

    lchet,

    sans perdre

    l'honneur. Il ne

    peut faire autrement que de

    cder.

    Poursuivis par Finn,

    Diarmaid

    et

    Grainne

    mnent

    ensemble une

    vie

    misrable

    dans la fort.

    Cependant ils n'accomplissent

    pas

    l'uvre de chair.

    C'est

    que Diarmaid, au grand

    dpit

    de Grainne,

    entend

    ne causer aucun tort Finn. Il

    veut

    concilier son devoir

    de loyaut

    avec l'obissance

    l'injonction que l'on sait. Chaque

    nuit il

    dort

    l'cart

    de la

    tentatrice,

    ou bien,

    dans

    un mme

    3.

    Bdier,

    t. II,

    p.

    160.

    Cf . p.

    167 :

    [I,es

    Celtes]...

    n'ont pu

    transmettre

    rien

    autre

    chose

    que

    des

    lais sur

    Tristan,

    et

    c'taient

    sans doute, comme

    on a

    vu, de simples

    contes

    d'adultr.

    4. Ibid.,

    p. 161.

    5.

    G. Schoepperle, Tristan and Isolt,

    A

    Study of the Sources of the Romance, Francfort-sur-Main, 1913, 2 vol.

    ;

    Second Edition,

    Expanded

    by a Bibliography

    and

    Critical

    Essay

    on Tristan Scholarship since 1912, par R. Sherman I^oomis, New York, i960. C'est

    cette seconde

    dition que renvoient

    nos rfrences.

    6.

    G.

    Schoepperle n'a pas

    manqu

    non plus de signaler les traits qui

    apparentent

    de prs Tristan

    des

    hros

    celtiques : sa

    force

    et

    son

    adresse exceptionnelles,

    son habilet

    jouer de la harpe,

    composer des

    lais,

    imiter

    le

    chant

    des oiseaux,

    etc.

    7.

    G.

    Schoepperle,

    op.

    cit., t.

    I, p.

    2-3.

    8. Ibid., t. II,

    p.

    391 et ss.

    9.

    J. Vexdrys,

    Les

    lments celtiques

    de

    la lgende du Graal, dans tudes celtiques , t. V, 1949, p. 1-50

    (v.

    p. 36-41)

    ;

    J. Marx,

    La lgende arthurienne et le Graal,

    Paris, 1952,

    p.

    36,

    66, 77-S2, 313-314 ; J.

    Carney,

    Studies in Irish

    Literature

    and History, Dublin,

    1955,

    chap. vi,

    p. 189-242,

    The Irish

    Affinities of

    Tristan [o sont analyss

    de

    nombreux

    rcits irlandais :

    Diarmaid et

    Grainne, Liadan

    et Cuirithir,

    Baile

    et Ailinn, etc., qui, d'aprs l 'auteur, driveraient d'un

    Tristan breton

    primitif ,

    fort

    problmatique il

    est

    vrai,

    n au

    cours du IXe

    sicle

    dans la partie septentrionale de la Grande-Bretagne]

    ;

    R.

    Bromwich, Some

    Remarks

    on the Celtic

    Sources

    of Tristan , dans Transact. Honour. Soc.

    of

    Cymmrodorion (session de 1953), Londres, 1955,

    p.

    32-60.

    256

  • 7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan

    4/27

    STKUCTt'RE

    F.T SENS DT' 77v7.S7.-J .V

    lit de

    feuillage, il

    place

    une

    pierre

    entre

    eux. A chacune de

    ses

    haltes,

    il

    laisse avant de s'loigner

    un morceau

    de

    venaison

    crue

    pour signifier Finn que sa femme est

    respecte.

    Il

    rsiste aux repro

    ches

    et

    aux

    sarcasmes

    de

    Grainne,

    jusqu'au

    jour

    o celle-ci

    est

    clabousse

    la

    cuisse

    par

    l'eau

    d'une flaque o elle a mis le pied, et dit avec

    une

    douceur perfide son trop chaste compagnon

    :

    O Diarmaid,

    grande

    est votre valeur dans les

    combats,

    et

    pourtant

    cette

    eau

    est plus hardie

    que vous. C'est

    l, implicitement,

    un nouveau dfi,

    une

    seconde injonction. M comme prcdem

    ment

    ar

    le ressort de l'honneur personnel, d'un honneur

    masculin, Diarmaid

    consent

    au dsir

    de Grainne et commet le pch avec elle. Un personnage surnaturel et tutlaire, Oengus, qui

    deux fois a protg Grainne, tandis que par un saut prodigieux Diarmaid chappait ceux qui

    les poursuivaient, intervient

    auprs

    de Finn et

    obtient

    de lui le pardon

    des

    amants.

    Mais

    quand

    Diarmaid est bless mort

    par

    un

    sanglier,

    Finn renonce le

    sauver comme

    le

    lui

    permettraient

    ses

    dons

    magiques

    de gurisseur,

    car il se

    souvient de

    ce

    qui s'est pass.

    Aprs un

    temps

    d'affliction,

    Grainne achvera ses jours

    en paix auprs

    de Finn.

    Malgr

    l'loignement

    dans

    l'espace

    et

    dans

    le

    temps, comment douter

    qu'un

    rapport

    existe

    entre

    le conte irlandais, dont la tradition

    remonte au

    vme ou

    IXe

    sicle, et le Tristan franais

    ?

    Des pisodes

    identiques, des

    motifs analogues

    apportent la preuve

    matrielle

    de leur

    relation.

    La pierre

    qui

    spare

    Diarmaid et Graiime

    endormis

    cte cte

    dans

    la fort annonce l'pe de chastet

    place

    entre

    Tristan

    et

    Iseut le

    jour o le roi Marc les surprend dans la loge de

    feuillage. Saut

    prodigieux

    de Diarmaid d'un ct, saut non moins prodigieux de Tristan

    dans

    l'pisode de la chapelle. Le

    rle

    que joue Oengus dans Yaithed est comparable celui de l'ermite Ogrin auprs de Marc. Le

    motif de l'eau indiscrte ou

    hardie

    qui sert enchaner

    Diarmaid

    son destin tragique est

    repris

    dans

    le Tristan pisode d'Iseut aux

    Blanches

    Mains

    o,

    malgr son emploi ingnieux,

    il

    perd

    de son importance

    organique , ainsi

    que

    l'a bien

    vu G. Schoepperle10.

    Enfin

    le

    thme

    de

    la fatalit est tout-puissant dans

    Diarmaid

    et

    Grainne comme

    dans les

    autres

    aitheda.

    Le

    hros,

    recherch,

    lu

    malgr lui par la

    femme,

    cde

    une contrainte

    invitable

    une geis une

    exigence d'honneur. Ou plutt

    il est pris entre

    deux

    honneurs

    contradictoires,

    entre un devoir conforme l'ordre social et un sentiment violent de sa

    dignit. Ce

    conflit tragique

    le conduit

    violer des interdictions et se dnoue

    pour

    lui

    par la mort. On

    aura

    remarqu

    aussi

    que

    dans Yaithed

    la femme, emporte

    par une

    passion sans frein, a l'initiative,

    dfie l'homme

    implacablement, lui impose la fatalit

    de

    l'amour.

    Cette fatalit

    ne

    s'affaiblit pas

    dans

    le Tristan. Mais elle y

    change

    de forme, et mme de nature,

    ou de catgorie.

    La geis et ses hroques

    subtilits ont

    paru aux auteurs franais peu

    intelligibles.

    La donne celtique gardait

    leurs

    yeux quelque chose la fois de

    choquant

    et de flou. Ils ont

    senti

    le besoin d'un

    embellissement

    et d'une mise

    au point.

    A ct des similitudes, des analogies,

    des rfractions, les diffrences entre les aitheda et le

    Tristan

    ressortent

    clairement.

    Quelle

    forme

    exacte

    a

    d'abord

    revtue

    chez

    les Celtes la lgende

    de

    Tristan,

    comment

    s'est-elle

    rpandue dans

    le domaine franais, ou

    ne

    sait malheureusement rien de positif ce

    sujet.

    Toutefois

    certaines

    conjectures ne manquent pas

    de vraisemblance.

    On a

    des

    raisons de

    penser qu'elle s'est

    fixe un

    moment donn

    en Galles

    du

    Sud et en Cornwall. De l, comme bien d'autres contes

    bretons, elle a d pntrer dans le royaume

    normand

    d'Angleterre avant de

    franchir

    la mer. Sa

    transmission, dans cette premire tape, a

    sans

    doute t l'uvre de jongleurs bilingues plus

    ou

    moins

    capables

    de s'exprimer

    en breton,

    en franais ou en anglais suivant

    leur

    auditoire. Il est

    probable

    enfin

    que ce

    Tristan

    primitif se limitait pour l'essentiel un rcit d'enlvement et

    de

    fuite

    dans

    la fort, pisode central, noyau autour

    duquel

    gravitaient peut-tre des contes ou des

    lais indpendants,

    comme

    on l'a

    suppos

    aussi.

    io, Voir les

    justee observations

    de G. Schoeppbrle, op. cit.,

    t, II,

    p. 417.

  • 7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan

    5/27

    JEAN FRAPPIER

    Quoi qu'il en soit de ces hypothses,

    il

    faut admettre de toute faon qu'un roman franais de

    Tristan,

    pourvu de multiples

    pisodes avant et aprs

    la fuite

    des

    amants

    dans la fort, s'tait

    constitu

    vers

    le

    milieu du

    xne

    sicle.

    Perdu,

    invisible

    pour

    nous,

    il

    n'est

    pas

    moins

    rel

    que

    pouvait

    l'tre la plante

    Neptune

    pour l'astronome Leverrier, avant que

    l'observation tlescopique

    et

    confirm

    la

    justesse

    de

    ses calculs.

    La

    comparaison

    des versions conserves du Tristan converge

    en

    effet ncessairement

    vers

    la prexistence d'un modle commun. Il

    se peut

    fort

    bien

    que cet

    archtype

    ne soit pas

    la cration

    d'un auteur unique, homme de

    gnie

    ,

    comme

    le voulait

    Bdier11

    ; il est

    mme

    peu prs certain

    qu'antrieurement

    Eilhart,

    Broul,

    Thomas circulaient

    plusieurs versions parallles, et pourtant divergentes, de l'histoire de Tristan ( cet gard le tmoi

    gnage de Thomas sur

    la diversit

    du

    conte est corrobor par celui

    d'Eilhart

    la

    fin de son

    pome12).

    Il

    semble

    cependant, toujours d'aprs

    les

    textes conservs, que

    les

    variantes n'avaient que peu

    d'importance et

    laissaient intacte

    la charpente, autrement dit

    une certaine

    structure. Au

    fond,

    il

    conviendrait d'employer le ternie

    d'

    archtype uniquement pour

    dsigner

    cette structure,

    fonde

    sur une

    conception dfinie

    du sujet,

    en

    rapport troit

    avec

    la civilisation franaise

    et

    fodale

    du

    xne

    sicle.

    Les

    auteurs

    de

    la version

    commune

    ont

    respect

    ce sens,

    aussi vigoureux

    qu'implic

    it ans leurs rcits. N'auraient-ils connu

    qu'une lgende

    orale, elle

    aurait pu mettre aussi

    bien

    leur

    disposition une

    structure

    et un sens, comme l'a

    marqu fortement

    A. Fourrier

    dans

    un

    travail

    rcent.

    Critiquant

    une

    opinion

    de W. Golther, celui-ci dclare en effet : Ici s'exprime

    sans

    ambages

    le postulat

    selon

    lequel, par nature, par principe et par

    dfinition, une lgende

    orale est incohrente.

    Elle ne

    prend

    forme que dans et par un

    texte,

    aprs quoi elle

    disparat.

    Rien de plus faux, en vrit.

    Une

    lgende

    orale est toujours bel et bien cohrente.

    Mais

    par le

    fait

    mme qu'elle passe

    de

    bouche

    en

    bouche,

    elle

    subit plus facilement qu'un texte crit des

    variations

    et des modifications

    :

    elle

    est plus mouvante, plus instable,

    mais

    ne perd jamais l'essentiel

    de

    sa structure interne13.

    On

    comprend

    dans

    ces conditions qu'il

    ne

    soit pas

    ais

    de

    fixer

    la date de l'archtype ou du premier

    roman franais

    de

    Tristan. Bdier14 se trompait sans nul

    doute

    en le

    situant

    une haute poque,

    ds

    le

    dbut

    du

    XIIe

    sicle

    ;

    mais

    ne

    se trompe-t-on

    pas

    aussi en

    le

    confondant

    avec

    le

    modle

    d'Eilhart ? La question serait rgle si l'on pouvait

    prouver que

    ce

    modle,

    o l'on dcle

    une

    influence

    de YEneas et qu'il faut

    par

    consquent placer

    aprs 1155

    ou

    1160, ne fut

    pas prcd

    par d'autres versions, orales ou crites.

    Mais

    il n'en

    va

    pas ainsi. Ce dbat

    chronologique

    est donc

    vou beaucoup

    d'incertitude (

    vrai

    dire

    il

    n'est

    pas le

    seul de

    cette espce).

    Se rattachent l'archtype,

    en restant

    fidles sa structure et son esprit, le pome

    allemand

    d'Eilhart

    d'Oberg,

    roman

    complet

    de

    Tristan

    et

    de

    ce

    fait

    tmoin prcieux, le fragment de Broul,

    un jongleur

    normand,

    le pome pisodique de la Folie

    Tristan

    de Berne ces trois textes appar

    tiennent au

    troisime tiers du

    xue

    sicle,

    il

    n'est gure possible de prciser

    davantage,

    enfin,

    moins directement, certaines

    parties

    du

    Tristan

    en prose

    (xine

    sicle). Le fragment de Broul

    pose

    un

    problme

    :

    du rendez-vous sous le

    pin dbut

    du

    fragment jusqu'au parlement

    devant

    le

    Gu

    aventureux

    ,

    o

    Iseut

    est

    rendue

    Marc aprs

    que

    les

    amants

    ont quitt

    la

    fort,

    Broul concorde avec

    Eilhart

    (ce qui

    ne

    saurait

    s'expliquer

    autrement que

    par une source commune);

    ensuite les deux textes divergent

    compltement

    : celui de Broul, qui s'interrompt d'ailleurs bien

    avant

    la

    fin du

    roman, apparat

    comme trs indpendant, sinon comme

    isol, dans la

    tradition

    du Tristan. Cette seconde partie est-elle ou

    non

    l'uvre d'un continuateur, faut-il ou

    non

    parler

    11. BDIER,

    Op. Cit.,

    t. II,

    p. l86.

    12.

    Eilhart

    von Oberoe, Tristrant,

    d. F.

    L,ichtensteix, Strasbourg, 1877, v.

    9452/57.

    G. Sciioepperi.e

    (op.

    cit.,

    t.

    II,

    p. 445-446) estimait pour sa part

    qu'

    un premier roman, adaptation dj amplifie de

    Vaithed

    l'intention

    d'un public

    franais,

    aurait succd un second roman,

    plus

    tendu,

    qu'elle

    appelait Vestoirc, source d'Kilhart et de

    Broul.

    13. A. Fourrier, Le

    courant

    raliste dans le roman

    courtois

    en France au tnoyen ge, I : Les dbuts (XIIe sicle), Paris, i960, chap.

    1,

    Le

    Tristan

    de

    Thomas d'Angleterre,

    p. 34.

    14. BDIEP, op. cit., t. II, p. 186.

    258

  • 7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan

    6/27

    STRUCTURE ET

    SENS

    DU TRISTAN

    d'un Broul

    i et d'un

    Broul

    II ? La

    discussion sur

    ce point est

    toujours ouverte.

    Kn tout cas i

    est hors

    de doute

    notre avis

    que la

    continuation

    si

    . continuation

    il

    y

    a

    relve

    elle

    aussi

    de

    la

    version

    commune,

    et

    fort

    nettement, comme nous

    esprons

    le montrer

    en

    tudiant

    le

    jugement de

    Dieu

    .

    Ce premier

    tat du

    Tristan, reflt dans les textes

    que nous venons de

    mentionner, ne

    rpondait

    gure et mme s'opposait l'idal nouveau de

    courtoisie

    et d'amour courtois dont la vogue, venue

    du Midi,

    se rpandait

    de

    plus en plus

    durant

    la

    seconde moiti du

    XIIe

    sicle,

    dans les

    milieux

    mondains

    d'ol.

    C'est pourquoi

    vint

    un

    moment

    o quelqu'un voulut adapter la version commune

    aux

    conceptions

    de

    la fine amor.

    Cette tentative

    un grand

    fait de

    notre

    histoire littraire

    fut l'uvre de Thomas, appel souvent Thomas d'Angleterre,

    car

    il a crit en anglo-normand et

    vcu

    peut-tre, un temps, la cour d'Alinor, femme de

    Henri II

    Plantagent.

    Apparemment,

    il

    connaissait

    les

    chansons des

    troubadours

    et

    il

    a mdit sur la

    fine

    amor. Comme l'a

    tabli

    Bdier,

    comme

    l'a confirm Fourrier, il faut

    voir

    dans

    sa

    version

    courtoise

    une refonte systmatique

    de

    la version commune, un no-Tristan

    qu'il

    a

    cr

    en

    partant de l'archtype.

    Aussi

    en a-t-il

    modifi

    profondment la structure pour

    substituer

    un sens nouveau l'ancien ;

    aussi

    a-t-il multipli les

    retouches,

    importantes

    ou

    menues.

    Ce travail de dmolition et

    de reconstruction -

    moiti

    manqu, il est

    vrai,

    mais

    d'un intrt passionnant serait incomprhensible nos yeux sans

    une

    ardente adhsion de l'auteur la

    doctrine

    ou plutt au

    sentiment de la

    fine

    amor.

    Du

    Tristan de

    Thomas, probablement compos entre 1170 et 1175,

    nous

    n'avons plus que

    des

    fragments (3144

    vers, environ le sixime de

    l'ouvrage). Heureusement, cinq

    textes indiscutablement

    drivs

    du

    pome anglo-normand

    ont

    permis Bdier

    d'en

    reconstituer l'ensemble :

    la saga

    en

    prose norroise

    crite en

    1226

    par un

    certain

    frre

    Robert sur l'ordre de Haakon V, roi de

    Danemark,

    un rsum assez dcolor, mais complet, du Tristan courtois

    ;

    le pome inachev de Gottfried

    de Strasbourg, Tristan und I

    olde

    (dbut du

    xnie

    sicle)

    ; le

    pome anglais de Sir Tristrem (fin

    du

    XIIIe

    sicle)

    ;

    la

    Folie

    Tristan

    d'Oxford

    (dernier

    quart du

    xne

    sicle)

    ;

    quelques

    chapitres de

    la

    compilation italienne

    en prose appele La Tavola ritonda15.

    Dans ce lot se distingue

    assurment

    Gottfried

    de

    Strasbourg.

    Tout

    dpendant qu'il soit d'un

    modle,

    il

    manifeste

    une singulire

    originalit

    par

    l'clat lyrique de son

    style au

    service de la

    Minne.

    Mais

    la cration d'un nouveau

    Tristan

    o le changement de

    structure

    est

    command par

    le sens courtois

    revient

    entirement

    Thomas

    d'Angleterre.

    *

    Ainsi, version commune, version courtoise

    :

    d'un ct Eilhart-Broul, de

    l'autre Thomas.

    Voil

    comme en

    ont

    jug

    Bdier,

    G.

    Schoepperle,

    et

    la

    majorit des

    critiques

    avec

    eux.

    Cette vrit

    enregistre aujourd'hui

    dans

    les manuels,

    je

    ne

    songe pas le moins du monde la contester. Bien

    au contraire.

    Tout

    serait

    donc

    net, tranch, parfaitement clair

    mes

    yeux, et dans les romans

    en cause

    et

    dans l'tat actuel

    de la critique

    leur

    sujet

    ?

    H

    bien non. Un

    complment

    d'lucidation

    me parat indispensable. Je

    voudrais

    l'apporter ici.

    Rien n'offre un caractre de simplicit

    dans les

    multiples questions qui concernent

    les

    romans

    de Tristan.

    Mais la

    distinction entre version commune et version

    courtoise,

    en dpit

    de

    bien

    des

    travaux,

    reste mon avis le problme le plus difficile rsoudre exactement.

    La premire

    difficult

    provient du

    fait que la version commune

    contient

    des

    lments

    qu'on

    peut

    bon

    droit qualifier

    15.

    Cf .

    Bdier, op. cit.,

    t.

    I,

    avant-propos.

    259

  • 7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan

    7/27

    JEAX

    FRAPPIER

    de courtois . Je crois

    qu'une autre

    source

    d'incertitudes,

    d'erreurs ou

    de malentendus

    est

    due

    une analyse insuffisante

    de

    la notion de

    c

    courtoisie

    .

    De

    faon peu

    prs

    constante, on la consi

    dre

    globalement,

    sans

    oprer une

    dissociation

    d'ides qui

    s'impose

    en

    ralit,

    sans

    faire

    le

    dpart

    entre la

    courtoisie

    au

    sens

    large

    ou gnral du mot

    noblesse

    des

    sentiments,

    conduite

    gnreuse,

    politesse et galanterie dans les manires et le langage, ou encore obissance un

    idal

    de mesure

    et

    la courtoisie

    au

    sens

    plus restreint, plus

    spcial,

    d'

    amour

    courtois , de

    fine

    amor.

    Les deux

    conceptions ne s'identifient pas

    :

    si l'amour courtois, qu'il faut

    dfinir

    comme

    une

    religion de

    l'amour,

    implique

    la courtoisie

    (dsignons seulement par ce dernier

    terme

    la

    politesse des

    murs),

    la rciproque n'est pas ncessairement vraie. On pouvait tre un chevalier courtois

    sans

    tre un

    amant

    courtois16. S'il est arriv parfois depuis

    quelques

    annes que la

    distinction

    classique entre

    version commune et version courtoise

    se

    soit estompe ou

    brouille, au

    point que par un singulier

    renversement on a

    fait

    de

    Broul

    un auteur courtois et de

    Thomas

    un auteur non courtois et

    mme anticourtois, c'est

    qu'on

    s'est

    trop fond

    sur la

    notion

    globale de

    courtoisie

    pour juger

    l'une et

    l'autre

    version. Or

    ce critre est impuissant

    dterminer

    la vraie ligne de dmarcation

    entre la courtoisie de

    Broul

    et celle de

    Thomas. Seul

    le

    concept

    de la fine amor permet

    d'tablir

    en quoi

    le sens courtois du pome anglo-normand

    diffre

    absolument du sens de la version comm une.

    Au vrai, la mprise apparat

    dj

    chez Bdier. Avec raison, il n'aperoit

    chez

    Eilhart et

    Broul

    qu'un coloris courtois, superficiel,

    des

    traits

    de sentimentalit courtoise

    , ce qu'il appelle aussi,

    fort bien,

    des

    linaments de courtoisie

    17. Il

    n'a

    pas tort non plus d'expliquer par une

    courtoisie

    plus raffine, des

    scrupules

    de got, le respect des biensances, le

    dsir

    de tout enjoliver et de

    tout

    adoucir,

    pour

    transposer

    la

    lgende

    au mode courtois 18, les changements

    considrables

    apports par Thomas,

    non

    sans maladresse, la

    structure

    de la version commune19. Cependant

    Bdier

    n'a

    pas discern le motif le plus puissant

    selon nous

    de ces bouleversements : l'idologie

    de la

    fine

    amor, la religion de l'amour.

    Il

    entrevoit

    par moments

    l'action de ce concept (sans

    l'appeler

    autrement que

    courtoisie

    ) dans l'uvre

    de

    Thomas20.

    Mais

    il

    se

    fourvoie en

    prtendant

    que

    Thomas

    ne

    saurait passer

    pour

    un

    tenant

    de

    la

    fine

    amor sous prtexte

    que

    son

    Tristan

    n'observerait

    pas le

    service d'amour aussi

    exactement

    que Lancelot

    dans le

    roman de

    Chrtien.

    Le 'service

    d'amour', crit-il21,

    c'est la

    soumission volontaire

    de

    l'amant

    la

    dame.

    Or,

    pas un trait

    de

    cette

    doctrine n'apparat dans le pome de Thomas. Son Tristan peut

    bien se

    dclarer quelque part

    'l'homme lige' de la reine, jamais il ne

    prend

    devant elle,

    comme

    Lancelot, l'attitude d'un

    humble

    esprant

    ;

    jamais

    ne se marque 'la

    prdominance de

    l'amante

    sur

    l'amant'. L'Isolt

    qui

    ceint ses

    reins d'un cilice pour

    mieux

    souffrir avec son

    ami

    n'est pas la dame altire des troubadours, elle

    n'est

    pas

    Guenivre.

    Ces lignes ne sont pas

    exemptes de

    parti pris, me semble-t-il ; elles

    auraient

    grand besoin d'tre nuances, qu'il s'agisse de Lancelot, de Tristan, de Guenivre ou d'Iseut, et

    aussi des troubadours, qu'il

    ne

    faudrait

    pas confondre avec un Andr

    le

    Chapelain.

    Mais

    retenons

    surtout que

    Bdier

    rduit

    bien

    promptement

    l'amour

    courtois son caractre extrieur, son

    tiquette

    et

    son

    formalisme. Il

    n'a

    pas

    saisi

    que

    Thomas

    devait

    l'inspiration

    de

    la

    fine

    amor,

    principe d'une

    thique

    et d'une foi, une

    intensit d'accent

    et des audaces qui rachtent peut-tre

    les

    adoucissements

    causs

    par

    des soucis de courtoisie.

    Sans faire elle

    non

    plus

    une

    distinction nette entre courtoisie et

    amour

    courtois , G. Schoepperle,

    16. Je

    reprends ici, sommairement, ce

    que

    j'ai dj

    dit dans un article intitul Vues sur ks

    conceptions courtoises

    dans

    les

    littratures

    d'oc

    et

    d'ol au XIIe sicle

    (

    Cahiers

    civil,

    mdiv. , t. II, 1959,

    p.

    135-156).

    17. Bdier, op. cit., t. II, p. 135.

    18.

    Ibid.,

    p. 318.

    19. Cf . ibid., p. 259-264.

    20. Voir par exemple

    ses remarques

    (ibid.,

    p. 280) a propos du cilice,

    offrande

    gratuite d'avnour , port par Iseut qui veut souffrir

    comme souffre Tristan ,

    21.

    Ibid.,

    p. 51.

    2OO

  • 7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan

    8/27

    STRUCTURE ET SENS DU

    TRISTAN

    mieux

    que Bdier, a senti que Thomas

    visait

    dans son

    Tristan

    la

    glorification de l'amour o22.

    Mais elle s'est

    attache surtout

    mettre

    en valeur les traits

    courtois dissmins

    dans Vestoire,

    entrevue travers

    le

    pome

    d'Eilhart23.

    En

    fait,

    il

    s'agit

    ou

    de

    rapprochements, sans

    beaucoup

    de porte, avec des

    genres

    lyriques tels que

    la

    pastourelle,

    la

    chanson de mal

    marie, la

    chanson

    personnages (mais

    non

    avec la canso provenale), ou d'un tour galant donn au comportement

    de

    Tristan (il cde

    toute

    injonction faite

    au nom

    d'Iseut

    ). Que l'amour de

    Tristan

    et d'Iseut

    soit

    illgitime

    ne suffit pas non plus

    les

    ranger d'autorit parmi

    les

    adeptes de la

    fine

    amor.

    G.

    Schoepperle

    est

    certainement

    alle

    trop

    loin en plaant

    la deuxime partie de Yesloire ou du

    roman d'Eilhart24

    sur

    le

    mme plan que

    Cligs et le Chevalier de la Charrette.

    Il

    n'entre pas dans mes

    intentions de

    passer en

    revue

    tous les travaux

    qu'on

    a

    consacrs

    la lgende

    et aux romans

    de Tristan

    depuis les tudes

    fondamentales de

    Bdier et

    de

    G. Schoepperle. Cependant

    il importe mon

    dessein

    d'examiner quelque

    peu

    trois

    d'entre eux, parmi

    les

    plus rcents,

    car chacun

    touche de

    prs

    au dbat sur la distinction entre version commune et version courtoise. En

    suivant

    l'ordre

    chronologique de

    leur

    publication,

    je

    crois

    pouvoir

    rsumer ainsi les

    points de

    vue

    respectifs

    de

    leurs

    auteurs

    :

    le premier,

    Pierre

    Le

    Gentil,

    ne renie pas la distinction en cause,

    mais

    tend

    l'attnuer ; le

    second,

    Pierre Jonin,

    la

    maintient,

    mais

    au rebours

    de

    l'opinion

    courante

    (d'aprs

    lui, Broul est courtois, Thomas ne l'est pas)

    ;

    le troisime, Anthime Fourrier, rtablit

    fermement

    la ligne de dmarcation en

    rpartissant

    les

    versions comme

    le

    faisaient

    Bdier et G. Schoepperle.

    Dans son article la fois

    dense

    et nuanc, La lgende de Tristan vue par Broul et Thomas (essai

    d'interprtation) Le

    Gentil dgage

    excellemment,

    bien

    des gards, la manire

    et

    l'originalit

    de l'un et l'autre romancier. J'ai d'autant plus de regrets, et d'inquitude, marquer mes dsaccords

    avec lui.

    Sur

    Broul

    d'abord. Art fragmentaire que le sien, dit Le Gentil du conteur normand

    en

    fondant sur

    ce

    jugement

    l'ide directrice

    de son interprtation. Art

    fragmentaire.

    Que faut-il

    entendre exactement par l

    ?

    Jusqu' quel point l'expression est-elle justifie

    ?

    Si l'on dsigne

    ainsi une faon

    de

    conter, le

    ton

    anim

    d'un

    auteur-

    ongleur

    emport, transport

    par

    son

    rcit,

    tant et si

    bien

    qu'en narrant un

    pisode

    il oublie

    pour un moment

    et ce qui a prcd et ce

    qui

    doit suivre, acceptons

    de croire

    un art fragmentaire 27. Il est bien

    vrai

    que Broul, merveilleux

    conteur (Eilhart parat

    terne

    et sec ct de lui), participe intensment aux

    joies

    et aux souffrances

    des amants, qu'il les voudrait innocents, qu'il s'apitoie

    sur

    eux, admire un si grand

    amour,

    plaide

    en leur faveur.

    Cette sorte de complicit fait que son rcit n'a pas de temps mort et peut

    ressembler,

    plus ou moins,

    une

    succession d'lans pisodiques. Mais,

    visiblement,

    Le Gentil ne limite pas

    la porte de

    cet

    art

    fragmentaire

    un fait de

    style, une

    question de

    ton. Il le met en

    rapport

    troit avec la conception et

    l'esprit

    de l'uvre, avec

    les mouvements

    contradictoires de la

    passion

    chez

    Tristan

    et

    Iseut,

    avec le substrat de

    leur

    drame moral tel que l'aurait compris ou senti Broul,

    presque indpendamment

    d'un scnario prexistant qu'il aurait

    suivi sans

    jamais s'inquiter

    beaucoup d'en

    prendre une

    vue d'ensemble.

    Citons

    :

    Rien, dans ce roman, et cela ne tient pas

    uniquement

    au hasard qui

    l'a

    amput

    ses

    deux

    extrmits, ne rvle

    une

    logique

    architecturale,

    une

    volont constructrice perptuellement en veil. Nous sommes en prsence d'un art

    trs

    direct,

    trs spontan, mais aussi

    fragmentaire...28 . Et encore :

    II me

    semble que la narration

    broulienne

    22.

    G.

    Sciioepperle,

    op. cit., t.

    I,

    p.

    77

    ;

    cf.

    aussi

    t. II, p. 454-455-

    23.

    Ibid.,

    t. I, p. 120-136.

    24.

    Elle a

    d'ailleurs

    forc le

    contraste

    entre

    la premire et la

    deuxime partie.

    25.

    Ibid., t.

    I, p. 177,

    182 ; t. II,

    p.

    453-454, 474-

    26. P. L,e Gentil, dans Romance Philol.

    ,

    t.

    VII,

    1953/54, p. 111-129.

    27.

    Dj,

    dans sa troisime dition

    de

    Broul (aux

    Class. franc, moy. ge ,

    1928,

    introduction,

    p. vn-viii),

    Ernest

    Muret

    estimait

    que

    certaines

    contradictions

    qu'on

    a

    releves

    entre

    la premire

    et

    la

    seconde

    partie

    ne sont

    pas si graves qu'on ne puisse les imputer

    la ngligence

    d'un

    auteur qui, se

    contrlant mal,

    aurait, dans

    le feu

    de la composition, quelquefois perdu de

    vue

    ce qui

    n'importait

    pas

    son

    dessein

    immdiat, ne

    concourait pas

    l'effet

    momentanment

    vis

    par

    lui .

    28. IyE

    Gentil, op.

    cit.,

    p.

    111.

    26l

  • 7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan

    9/27

    JKAX FRAPPIICR

    reprsente, parmi

    les

    tmoignages

    relatifs

    aux amants de Cornouailles, un cas plus isol

    qu'on

    ne

    l'envisage d'ordinaire, plus complexe

    aussi.

    En particulier,

    je me

    demande

    s'il

    faut la

    mettre,

    aussi

    troitement

    qu'on

    le

    fait,

    en

    parallle avec Eilhart

    et

    son

    modle

    suppos.

    Certes,

    Broul

    ne parat pas ignorer ce

    modle,

    mais,

    selon toute

    \rraisemblance, il en a

    connu

    au moins un autre.

    Par

    sa trame mme, son texte

    ne serait

    donc

    pas

    le plus

    proche

    de la version la plus ancienne de

    la

    lgende,

    que tant d'rudits

    se

    sont

    employs

    reconstituer. Ce serait

    plutt

    un rcit

    composite,

    rassembl d'instinct,

    en

    dehors de toute ide

    prconue29.

    En fait, l'isolement

    de Broul

    se restreint

    la partie qu' tort ou raison plus d'un critique

    attribue

    un

    Broul

    II. Pour Broul I, ne disons

    pas qu'il parat ne pas ignorer le modle qu'Eilhart a connu de son ct

    ;

    disons plutt que

    le parallle

    entre

    le pote

    allemand

    et

    lui

    rvle avec clat qu'il est demeur

    fidle

    une

    architecture

    antrieure son

    pome,

    un

    agencement

    d'pisodes et

    de motifs

    occupant une

    position

    centrale,

    et capitaux pour l'interprtation du Tristan (le rendez-vous pi, la

    fleur

    de

    farine,

    le saut de la

    chapelle,

    les

    lpreux,

    la fort

    du

    Morois, la loge de feuillage, le

    philtre

    et son affaiblissement,

    l'ermite

    Ogrin,

    Iseut

    rendue

    Marc).

    C'est

    donc une

    exagration

    que de rserver 1' art fra

    gmentaire

    de

    Broul,

    ou ses impulsions

    d'un

    moment,

    des

    mrites

    qui

    appartiennent

    eu

    ralit

    la structure de la version

    commune.

    Cette structure avait une valeur

    substantielle.

    Venue

    d'un

    mme

    modle,

    elle a command, dtermin la signification des romans et d'Kilhart et de Broul.

    On

    peut

    dire en effet

    que

    l'clairage et les

    lments fondamentaux du

    drame de la fatalit et de

    l'amour en conflit

    avec la loi

    restent semblables

    chez l'un et chez l'autre, y compris la sympathie,

    qui

    n'est pas spcialement broulienne , accorde aux amants.

    Les

    diffrences ne concernent en

    gnral que des dtails,

    l'avantage

    de Broul et de son

    talent.

    Mais qui

    sait, aprs

    tout, s'il n'est

    pas rest plus

    prs

    du modle commun, qu'Eilhart, un traducteur, a souvent l'air d'abrger

    ?

    Passons

    Thomas. De nouveau, Le

    Gentil

    effectue

    avec finesse et got de la prcision

    les

    peses

    oscillantes

    d'un

    problme

    moral

    difficile

    valuer,

    saisir

    dans

    sa

    complexit. Le sens courtois

    du pome anglo-normand n'est pas

    ignor. Le

    changement dcisif apport la donne du philtre,

    devenu

    chez

    Thomas

    le

    symbole d'un

    amour

    qui

    trouve sa justification en lui-mme,

    est

    parfa

    itement

    rappel30.

    Il

    n'en

    va

    pas autrement

    pour ce

    principe

    cher

    l'idologie courtoise que

    l'amour

    doit

    se

    fonder

    sur

    le prix de la personne aime31. Pourtant, au bout du compte, l'image

    qui nous

    est offerte

    de Thomas d'Angleterre fait moins

    penser un

    apologiste de

    la fine

    amor

    qu' un

    moral

    iste peu

    prs

    digne d'tre rang parmi les censeurs de l'amour coupable.

    Comment

    s'obtient

    cette

    demi-mtamorphose

    ?

    Elle est apparemment favorise par

    certains

    passages o l'idal de la

    fine

    amor semble assombri et compromis. Exploits

    avec

    adresse et c'est

    le

    cas, ces passages

    peuvent persuader que Thomas

    aurait

    peint

    non

    sans

    quelque

    prdilection

    les

    hontes et

    les

    tourments

    de

    l'amour

    coupable,

    au lieu

    de

    le

    glorifier. C'est du

    moins dans

    cet esprit que

    Le Gentil tudie

    le

    dsarroi moral de Tristan lors de son mariage avec Iseut aux Blanches Mains32, la

    dispute

    de

    Brengain et

    d'Iseut88,

    qu'il estime aussi que l'pilogue du pome la mort des amants ne

    peut

    gure

    passer

    pour une apothose34

    .

    Ces

    pages

    nous valent

    de

    pertinentes

    observations

    sur

    le

    ralisme et la

    lucidit

    de Thomas.

    Mais

    la question

    qui

    se pose est de

    savoir

    si les passages sur

    lesquels

    Le

    Gentil a jet son

    dvolu

    constituent des

    reniements

    de la

    fine

    amor, des

    repentirs

    de

    l'auteur

    ;

    elle est aussi de mesurer

    leur

    importance

    par

    rapport l'ensemble de l'uvre.

    Que

    Thomas

    se

    soit largement

    attach dcrire et analyser les tourments amoureux, le

    fait

    est

    vident. Trois

    raisons, mon

    avis, se

    conjuguaient pour qu'il en ft

    ainsi

    :

    le

    thme tait consubstantiel au

    29.

    IyE

    Gentil, op. cit., p. 117.

    30.

    Ibid.,

    p. 119.

    3 1 . Ibid.

    32. Ibid.

    Si . Ibid.

    34. Ibid.

    p.

    122, ij.4.

    p. 120-122.

    p.

    122-123,

    P- 125.

  • 7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan

    10/27

    STRUCTURE ET

    SENS DU

    TRISTA.X

    Tristan ; il

    appartenait, non

    moins

    que la joie des amants, a la tradition du lyrisme d'oc,

    non

    ignore

    la

    cour anglo-normande ; il

    semble enfin

    ([lie par un penchant personnel Thomas

    l'ait

    trait

    avec

    une

    dlectation

    secrte,

    et

    mme

    un

    soupon

    de

    masochisme. Bn

    tout cas,

    psychologue

    et romancier, il ne pouvait se contenter de l'art allusif des troubadours. Il

    lui

    fallait

    crer

    des

    situations

    dramatiques, des pripties

    propres

    sonder toujours plus

    les

    curs de Tristan et d'Tseut,

    leur

    imposer des preuves dont

    leur

    amour sortirait plus fort.

    Car c'est

    bien

    de cela qu'il

    s'agit,

    quand

    Tristan

    est en proie au

    doute,

    la jalousie, la

    tentation charnelle, ou

    quand Brengain

    insulte

    Iseut. Ce sont des preuves, et des preuves qui s'achvent par la victoire de l'amour.

    Quant la mort des

    amants, sans

    tre une apothose, elle

    n'en exalte

    pas moins leur fidlit,

    leur

    suprme union. En

    vrit,

    rien

    n'autorise carter

    tant

    soit peu Thomas du

    camp

    de la

    fine

    amor. Il est louable

    assurment

    d'introduire autant

    de moralit qu'il

    se

    peut

    dans l'interprtation

    des romans de Tristan. Mais nous

    n'avons

    pas juger Thomas sur ce qu'il aurait d faire. Il faut

    voir

    ce qu'il a

    fait, ou

    voulu faire. Or, il est bien

    certain

    que pour

    sa

    part il

    n'a

    pas

    considr

    un

    seul instant

    l'amour

    de Tristan et

    d'Iseut

    comme un amour coupable. Il donne tort la loi et

    raison

    l'amour.

    On s'en aperoit

    d'autant

    mieux

    qu'on

    ne se borne

    pas

    des

    fragments et

    qu'on

    prend une

    vue

    entire

    du

    roman,

    comme permet

    de

    le

    faire,

    peu

    de

    chose prs,

    l'admirable

    reconstruction de Bdier. Car le sens n'est pas

    indpendant

    de la structure, aussi

    bien

    pour Thomas

    que

    pour

    Broul.

    Dans un

    ouvrage

    intitul

    Les

    personnages fminins dans les romans franais de

    Tristan

    au XII0 sicle ;

    tude

    des

    influences contemporaines^ P. Joniu a rsolument rompu de son ct

    avec

    l'opinion

    traditionnelle

    en

    soutenant

    que

    Broul

    mritait beaucoup plus que Thomas

    l'pithte de

    courtois

    .

    D'o

    provient

    ce contre-pied

    paradoxal

    ? Il s'explique, mes

    yeux du

    moins, par

    deux

    raisons

    initiales d'erreur. La premire est constitue par la limitation

    arbitraire

    d'une tude o d'une

    part l'auteur ne met en ligne de compte que les personnages fminins, comme si l'on pouvait

    prciser la tonalit morale de chacune des versions

    en

    ngligeant Tristan et Marc, o d'autre part

    il

    se fonde

    uniquement,

    lui aussi,

    sur

    les

    fragments

    conservs

    de

    Broul

    et

    de

    Thomas, comme

    si

    l'on pouvait saisir le sens d'une uvre

    sans

    considrer sa

    structure.

    Cette

    conception

    doublement

    fragmentaire du sujet le rend tout de guingois, en porte--faux. La seconde raison n'est

    autre

    que

    la

    confusion dj signale et

    si rpandue entre

    courtoisie et amour

    courtois

    , ou fine

    amor. C'est

    la

    notion

    de

    courtoisie comprise dans

    son sens

    le

    plus large

    social si

    l'on veut

    que

    se

    rattachent certains traits

    courtois qu'on

    trouve

    en effet chez Broul,

    comme ou

    en

    trouve

    aussi chez Eilhart. Mais ni chez l'un ni chez l'autre de ces reprsentants de la version commune

    on ne saurait discerner

    la

    moindre concession

    l'idal

    que

    Thomas prtendait

    illustrer dans

    sa

    version courtoise

    :

    la

    fine

    amor mise

    au-dessus

    de la loi sociale et religieuse, la

    fine

    amor justifie

    parce qu'elle est la

    fine

    amor.

    A une

    courtoisie qui n'tait

    rien

    de plus qu'un vernis ou le

    got

    d'un

    dcor brillant

    le

    romancier

    anglo-normand ajoute ou substitue, plus profondment, la religion

    de

    l'amour.

    Cette

    diffrence

    essentielle a

    chapp

    Jonin.

    Quant

    la clergie

    de

    Thomas,

    il

    ne faut pas

    l'exagrer,

    au dtriment

    des lments

    courtois,

    sur

    la foi de passages isols, non replacs

    dans

    un ensemble, ou mal interprts. Lui a-t-elle jamais donn le pli d'un auteur pieux, d'un

    moraliste chrtien ?

    Si

    oui, par quelle singularit ou plutt par quelle

    aberration aurait-il

    entrepris

    de composer, uvre de longue haleine,

    un

    nouveau Tristan ddi

    tous les

    amants

    ? En

    revanche

    l'tat de clerc n'tait pas

    ncessairement

    incompatible avec la vie du sicle et

    une

    inspiration

    profane36. Aussi Jonin est-il plus

    prs

    de la

    vrit en

    crivant tout

    la fin de son

    livre, au

    risque

    j ,.

    Publication

    des Annales Fae. Lettres. Aix-en-Prveuce > n .

    s.,

    2z, 195H. Mes rserves concernent avant tout l'orientation

    des chapitres consacrs

    1 influence courtoise < et au climat religieux . L,es

    recherches

    de

    P. Jonin

    n'en

    sont

    pas moins fort

    dil

    igentes, propos notamment du procs

    d'Iseut

    et de

    l'pisode

    des lpreux.

    Son

    tude

    est crite

    avec

    got et riche dans

    le dtail

    eu

    prcisions intressantes.

    36. Rappelons

    une

    fois de plus qu'on pouvait tre

    clerc

    sans tre

    prtre

    ni moine.

  • 7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan

    11/27

    JEAN FRAPPIER

    de dmentir beaucoup de ses

    prcdentes assertions

    : Bn somme la

    pense de Thomas nous

    apparat comme

    une

    pense profondment clricale,

    mais

    scularise87.

    Que

    n'a-t-il tir

    au clair

    toutes les

    consquences

    incluses

    dans

    le mot

    scularise

    38

    ?

    La distinction

    classique

    entre les deux versions

    reprend

    tous ses droits et gagne en

    vigueur

    avec

    le

    substantiel

    chapitre, la fois

    robuste

    et

    fin,

    qu'A.

    Fourrier

    a

    crit sur le Tristan de Thomas

    d'Angleterre dans l'ouvrage que nous avons dj signal39.

    A

    l'exemple de Bdier,

    mais

    non

    sans

    des

    retouches et

    des

    complments

    trs

    personnels, il

    prouve

    son

    tour,

    avec minutie et clart,

    que Thomas est

    parti

    de la version commune et qu'il

    en

    a modifi la structure et l'esprit parce

    qu'elle

    ne lui a paru

    ni assez

    cohrente, ni assez profonde,

    ni

    encore

    assez courtoise 40.

    Attachons-

    nous

    seulement

    aux

    changements

    commands

    par

    la

    courtoisie

    . Alors que Bdier en limitait

    les effets aux adoucissements qu'exigeaient

    de

    Thomas et de son public le respect des biensances

    et un plus grand

    raffinement

    des murs, Fourrier

    n'a

    pas

    manqu de s'apercevoir

    que la

    courtoisie

    du romancier anglo-normand comprenait la

    fine

    anior et que celle-ci tait

    bien

    le ressort principal,

    disons

    plutt

    l'me

    de

    son

    renouvellement.

    Il

    fait

    un

    pas

    dcisif et

    touche

    au

    fond

    du

    problme

    en

    crivant,

    vers

    la

    conclusion

    de son chapitre

    :

    Par l, par cet

    approfondissement psychologique,

    Thomas demeure, autant et plus que Chrtien

    de

    Troyes, un trs audacieux pote

    de

    la 'courtoisie'

    au

    sens

    restreint

    du terme qui

    est

    la religion de

    l'amour41.

    Qu'un

    lien

    solide unisse

    l'idologie

    ou au sentiment de la

    fine

    amor l'effort d'analyse et

    d'introspection

    ralis par Thomas, j'en suis

    persuad moi

    aussi.

    De l

    vient qu'au plan du rcit, auquel

    se tiennent Eilhart et Broul, il

    ajoute

    un plan de la

    conscience,

    celle que prennent d'eux-mmes et de

    leur

    responsabilit

    devant l'amour

    de

    fins

    amants

    inquiets des plus

    secrets mouvements de leur

    cur.

    Mais une religion de

    l'amour

    implique

    coup

    sr des principes moraux,

    une

    thique, sinon une thologie. Psychologue de la

    fine

    amor, Thomas

    n'en

    a-t-il

    pas t

    aussi

    le moraliste, avec autant

    ou

    plus

    d'audace

    ? On admettra

    que ce

    double aspect

    n'est pas ignor de Fourrier dans le beau passage que

    voici,

    auquel je ne puis

    qu'applaudir

    :

    Pour Thomas d'Angleterre

    comme

    pour les troubadours la cortesia est un

    style

    de

    vie

    raffine.

    Lui

    aussi

    professe le

    culte

    de

    la

    dame

    :

    Tristan,

    bien

    qu'il

    soit

    tent,

    ne

    consomme

    pas le mariage

    avec

    Isolt-aux-Blanches-Mains,

    son

    pouse ; celle-ci l'aime profondment,

    mais

    lui

    reste fidle 1'

    'amie', Isolt la Blonde, laquelle il

    lve le

    sanctuaire

    de

    la

    'Salle

    aux

    Images'.

    Thomas

    aussi

    voit dans

    l'amour,

    non pas

    une

    passion lmentaire,

    mais une

    source de prouesse,

    d'hrosme et d'abngation :

    Tristan

    refuse les consolations du grelot magique que porte Petit-

    Cre

    et, plus tard, conjur

    par

    Tristan

    le

    Nain

    au nom

    mme de son

    amour, Tristan

    l'Amerus ou,

    comme

    l'appellent

    les troubadours,

    Tristan

    Tamador' n'hsite

    pas, mais vole

    au combat

    et

    en

    fin de compte

    la mort,

    o

    le

    rejoindra son

    amie.

    Car

    telle est la

    grande

    originalit

    de Thomas

    :

    plus que la 'joie' de

    l'amour courtois, il en

    peint la

    tristesse, les

    tourments et

    les souffrances...

    Chez d'autres, l'amour courtois est un

    art de

    vivre,

    lgant

    et

    agrable...

    ; chez Thomas, il devient

    un art de souffrir et d'en mourir

    :

    c'est dans la mort des amants qu'il atteint son suprme

    accomp

    lissement42.

    Voil

    qui est

    bien jug

    et

    bien dit. Il se

    peut cependant

    on

    le

    verra en temps

    voulu que

    Thomas ait pouss plus loin

    encore

    l'apologie de la

    fine amor.

    37. I'.

    Joxix, op.

    cit.,

    p.

    457-

    38.

    On

    lira avec profit les

    observations

    de

    Mlle B. H.

    Wind (Elments

    courtois

    dans

    Broul et

    dans

    Thomas,

    dans Romance

    Philol. ,

    t. XIV, i960, p. 1-13 ;

    Les

    versions franaises du Tristan

    et

    les

    influences

    contemporaines,

    propos

    d'un livre rcent, dans

    Neophilo-

    logus , t. XI/V,

    1961, p.

    278-285) et de Mme R.

    I,ejeune

    (Les influences contemporaines

    dans

    les

    romans franais

    de

    Tristan au

    XIIe

    sicle,

    dans Moyen ge

    , t.

    L.XVI,

    i960, p.

    143-162) sur

    l'ouvrage

    de

    P. Jonin. Elles maintiennent

    l'une

    et

    l'autre

    avec fermet

    que la

    version

    de Thomas est

    d'un caractre

    minemment courtois.

    39. A. Fourrier, Le

    courant raliste

    dans

    le

    roman courtois..., p. 19-109.

    40 .

    Ibid.,

    p.

    42.

    41 . Ibid.,

    p. 106.

    42 . Ibid.,

    p. 106-107.

    264

  • 7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan

    12/27

    STRUCTURE ET

    SENS

    DU TRISTAN

    Confirmer

    davantage

    une

    vrit

    que d'autres

    ont

    dj

    tablie, je

    n'ai

    que

    cette ambition

    stricte

    en

    m'occupant

    moi

    aussi distinguer nettement version commune et version courtoise. Il en

    vaut la

    peine

    aprs tout, si la question est d'importance

    et comment en

    douter

    ?

    ou

    si elle

    n'est pas

    encore en tous

    points l'abri de la controverse.

    On

    sait

    qu'en aucune faon je n'entends sparer le sens de la structure (un

    rapport,

    visible ou

    cach, existe entre

    eux

    quand une uvre est

    digne de

    ce nom). Pourtant

    je

    ne songe pas

    considrer

    chacune des versions

    dans

    sa continuit narrative.

    A

    quoi bon recommencer ce que Bdier a si

    bien

    fait

    ?

    Il me parat plus nouveau et

    non

    moins

    probant d'examiner

    l'un aprs

    l'autre les

    pisodes

    principaux, les thmes

    dominants, ceux

    qui permettent au

    mieux de

    jalonner une ligne de crte

    et de partage entre

    les

    deux versants. Au lieu d'une analyse o l'on suit le fil du rcit, nous

    voudrions

    offrir en somme une srie de

    coupes transversales

    et comparatives de la version commune et de

    la version courtoise pour

    chacun

    des

    thmes

    ou

    des

    pisodes

    retenus,

    avec

    le

    souci permanent

    de les relier l'ensemble dont ils font partie et de

    dfinir

    leur

    fonction dans l'conomie

    de

    l'une

    ou de

    l'autre version. Autant

    d'essais qui devraient

    se

    prter

    un

    mutuel contrle et prouver

    si

    des diffrences tranches, significatives,

    distinguent

    rgulirement le

    Tristan de

    Thomas d'un plus

    ancien

    Tristan.

    Ce serait l, il est vrai, un long labeur. Du travail annonc,

    nous

    ne traiterons cette fois

    qu'une

    part, mais

    non

    sans

    opter

    pour

    les

    deux thmes

    les

    plus dterminants, auxquels tout le reste est

    subordonn, qui

    commandent eux seuls

    l'orientation

    gnrale des deux versions : le philtre et

    le jugement de Dieu.

    En

    troite connexion, ils posent

    immdiatement

    le problme fondam ental

    :

    Tristan

    ou Iseut sont-ils des coux>ables ou des innocents

    ?

    Subissent-ils

    leur

    amour en victimes

    de la fatalit ou bien l'ont-ils voulu,

    accept

    librement

    ?

    Doivent-ils, peuven t-ils

    en avoir

    du

    remords

    ou

    s'en

    faire

    une

    gloire

    au

    fond

    de

    leur cur

    ?

    A ces

    questions

    une rponse

    diffrente est

    suggre

    ou

    donne dans

    chaque

    version. De

    l'une

    l'autre,

    il se

    produit une transformation

    d'ordre

    psycho

    logique et moral qui fait passer Tristan et Iseut d'un amour fatal un amour courtois.

    Prcisons-le

    une

    fois de plus

    :

    si l'on a mconnu le sens de la transformation, ce n'est pas seulement

    pour avoir confondu une courtoisie qui ne

    s'oppose

    en rien la loi sociale et religieuse

    avec un

    amour

    courtois

    qui n'est

    point dans le mme cas,

    puisque

    adultre ou d'intention

    ou de fait, c'est faute

    aussi

    de pntrer le fond

    de

    cette fine

    amor, qu'on rduit trop

    souvent

    l'tiquette du service

    d'amour,

    aux

    formes

    de la dvotion

    la

    dame,

    en se rfrant

    aux Regulae

    amoris d'Andr le Chapelain, dont le

    fameux

    trait ne mrite qu' demi d'tre regard comme

    le texte canonique de l'amour courtois (aprs avoir

    clbr

    celui-ci, le Chapelain n'a-t-il pas chant

    la palinodie

    ?)

    Plus qu'une obissance un code, la

    fine

    amor exigeait un lan du cur alli

    des

    raisons

    d'aimer.

    Elle

    avait

    pour principe une

    autonomie

    morale

    de

    l'amour,

    qui devenait

    ainsi

    une

    fin

    en

    soi,

    un

    absolu.

    De cette conception dcoulaient trois

    tendances

    caractristiques :

    l'amour est pour

    une

    part volont, lection, choix des lus et des lues

    ;

    il est li la

    valeur

    des

    amants, leur mrite ; sentiment lucide et

    raisonn,

    il est l'oppos d'un abandon

    la

    fatalit

    (on

    saisit ici l'aspect cornlien de la

    fine

    amor)

    :

    de

    cette

    part de rflexion rsultent la fois

    une

    discipline

    morale,

    une casuistique, un

    besoin

    d'analyse et

    d'introspection

    ; dans

    l'univers

    autonome et

    intrieur

    de la

    fine

    amor

    se

    multiplient

    les

    calques de la religion

    ;

    plus

    encore,

    elle

    est une religion de l'amour, avec des

    adorations,

    des extases, des

    scrupules,

    des repentirs, des

    examens de

    conscience,

    une

    ascse,

    des joies et des

    tourments.

    Telle

    est la fine

    amor

    dont

    Thomas d'Angleterre tait

    pntr dans son

    esprit

    et dans son cur.

    A-t-il eu

    tort,

    a-t-il

    eu raison

    de vouloir

    plier

    la

    matire

    du Tristan cette religion de

    l'amour ?

    26s

  • 7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan

    13/27

    JEAN FRAPPIER

    J

    /entreprise apparat tmraire, il faut l'avouer. Dans la version commune, il

    n'y

    a pas d'issue

    au conflit

    entre la passion des amants et la loi

    ;

    jamais la loi n'y cde

    en

    droit aux revendications

    de

    l'amour.

    N'tait-il pas

    paradoxal

    de

    songer

    remanier

    selon

    l'idal

    courtois un roman o

    la

    fatalit enchanait des amants irresponsables

    ?

    Pareil

    dessein

    ressemblait

    une

    gageure. A

    l'ambition de Thomas s'opposait la rsistance du sujet. Ne s'est-il pas condamn rester prisonnier

    d'une tradition qu'il prtendait dominer

    ?

    De

    fait, il

    n'a

    pas vit un

    chec

    partiel.

    Mais

    la tentative avait

    sa

    grandeur, et l'uvre accomplie

    rpond

    un

    effort de cration puissant et parfois gnial.

    Sachons-lui

    quelque

    gr

    de

    s'tre attaqu

    de front aux difficults. Plus subtil ou moins audacieux, Chrtien de

    Troyes

    a senti

    mieux

    que

    lui combien on s'exposait l'insuccs en voulant

    attirer le

    Tristan dans

    l'orbite de la

    fine

    amor

    ;

    aussi, dans son Clivs, le pote champenois ne s'est pas risqu composer un

    no-Tristan

    sans

    recourir

    un subterfuge : il a

    invent

    une

    autre intrigue,

    imagin des

    personnages

    nouveaux.

    Thomas, lui,

    n'a

    pas

    cherch de biais

    ; il

    n'a

    pas trich.

    Il

    n'a

    pu,

    il

    est

    vrai,

    repenser

    le

    Tristan

    et

    l'adapter

    son got

    sans

    briser

    par endroits ou pour

    le

    moins sans fausser

    une

    structure cohrente. Il en a dplac le centre

    de

    gravit,

    mais n'a

    pas

    rtabli tout

    fait l'quilibre compromis. Ces gauchissements

    ne sont

    aprs tout que la ranon

    d'une saisissante originalit.

    II

    Le philtre

    A. Le philtre dans la version

    commune.

    Appel

    trang

    (breuvage)

    par

    Bilhart, boire d'amour ,

    vin

    herbe

    ou

    herbe

    , lovendrant,

    lovendrin

    par

    Broul, le philtre que

    par

    mprise ont bu

    Tristan et Iseut sur la

    nef

    qui

    les

    portait d'Irlande en Cornouailles est

    dans

    la version commune la

    fois la

    cause matrielle de

    leur

    amour,

    le symbole

    de

    leur passion

    fatale

    et l'excuse

    de

    leur

    pch.

    La

    mre

    d'Iseut

    obissait

    la plus morale des intentions en prparant ce

    philtre

    et en le confiant

    Brangien :

    offert

    le soir des

    noces

    par la fidle suivante aux poux

    qui

    le

    boiraient

    ensemble, il

    devait

    les

    lier

    l'un l'autre d'un

    amour

    qui ne finirait pas. Or une

    erreur imprvisible

    a

    fait

    que

    le breuvage

    magique

    exercera sa

    puissance

    jamais

    non

    sur le

    roi

    Marc et sur Iseut, mais sur

    Tristan

    et

    sur Iseut,

    malgr lui, malgr elle. Invention nave ?

    Peut-tre.

    tait-il

    permis

    pourtant

    d'attribuer avec plus de rigueur

    un

    amour coupable l'accident, plus fort que tout vouloir,

    une

    fatalit aveugle et purement physique, ce qu'on appellerait de nos jours le dterminisme

    des passions source de faiblesse ou d'irresponsabilit,

    mais aussi

    de piti et de pardon

    ?

    Pice matresse

    ri

    ans

    la structure

    du

    Tristan et dj

    prsent

    coup

    sr

    dans

    le

    modle

    commun

    d'Eilhart

    et

    de

    Broul,

    le

    philtre a

    d

    tre

    imagin

    par

    l'auteur

    de

    l'archtype.

    On

    sait que dans

    les donnes celtiques la fatalit

    de

    l'amour tait impose par la femme au

    hros

    soumis

    aux

    contraintes de la geis. Cette conception

    primitive

    ou trop exotique tait probablement dpourvue

    de clart aux yeux d'un trouvre anglo-normand ou

    franais.

    Il

    fallait expliquer

    autrement la

    passion

    de

    Tristan

    et

    d'Iseut.

    Une

    croyance trs

    rpandue a

    pu

    tout

    naturellement

    suggrer l'ide

    du

    philtre au

    premier romancier de Tristan.

    Qu'en

    substituant le

  • 7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan

    14/27

    STRUCTURE

    ET

    SENS DU TRfSTAX

    dans

    son esprit44, seule importe aprs tout la singulire originalit avec

    laquelle il

    a fait de son

    philtre

    un artifice habile, un

    moyen dramatique

    et une image inconnue avant

    lui

    Je

    l'amour

    fatal.

    On ne saurait trop

    remarquer

    cette nouveaut. Il est bien vrai que dans les

    aitheda

    un lien magique

    unit les

    amants et que

    leur destin les

    entrane

    inluctablement vers

    la mort.

    Il

    s'en faut pourtant

    que

    Diarmaid

    et Grainne, le

    rcit

    le plus proche

    du Tristan,

    confre l'amour fatal cette perfection

    qui

    lui

    vient du philtre. O

    trouver dans

    le conte irlandais l'quivalent de la

    passion

    totale et

    rciproque ne au

    mme

    instant chez

    Tristan comme

    chez

    Iseut,

    chez Iseut

    comme

    chez

    Tristan

    ?

    Charme

    par Diarmaid

    et son

    grain

    de beaut,

    signe

    mystrieux du destin, Grainne subit assurment

    la fatalit de l'amour ; aprs

    quoi, sans que

    rien l'arrte, elle

    poursuit

    avec ruse et

    tnacit

    la

    satisfaction de son

    dsir

    amoureux. Mais qu'eu

    est-il pour Diarmaid ?

    Il y aurait

    beaucoup

    de

    difficult

    voir

    en

    lui

    un vritable amant. Il apparat

    bien

    plutt

    comme

    une

    victime

    pitoyable,

    un perscut sans espoir, mais non

    sans noblesse,

    enferm dans un

    rseau de contradictions

    o

    son

    honneur

    est

    engag, mais

    non

    son

    cur.

    Le

    manque

    de

    symtrie

    morale

    entre

    l'hrone

    et

    le

    hros

    appelait au moins

    une

    retouche. Ajoutons que malgr ses consquences

    funestes

    la fatalit

    de

    la

    geis

    restait

    incomplte

    : elle

    laissait

    au

    hros

    le

    temps de lutter, fut-ce,

    en

    vain.

    Rien

    n'est

    plus immdiat au contraire que l'effet du philtre.

    Il

    tablit d'un

    coup

    trois absolus

    :

    l'absolu de

    la fatalit, l'absolu

    de l'amour,

    l'absolu

    de l'irresponsabilit. Ainsi

    se

    trouvait

    cr le

    couple

    idal

    des

    amants gaux

    dans

    leur

    destin,

    gaux

    dans

    leur

    bonheur,

    gaux

    dans

    leur

    malheur,

    gaux

    dans leur

    faute ou

    dans leur innocence.

    Gnie novateur par

    rapport

    la geis celtique, celui qui a imagin le philtre ne le fut pas moins par

    rapport aux

    potes

    de

    l'antiquit classique.

    Les

    Grecs

    et

    les

    Latins n'ignoraient

    pas

    eux non plus

    la fatalit amoureuse.

    Ils

    se

    reprsentaient volontiers la

    passion

    comme

    une maladie envoye

    par les

    dieux.

    Faut-il voquer

    la fille de Minos

    et

    de

    Pasipha

    ?

    Mais

    la diffrence clate au

    premier

    coup

    d'il. Un couple

    pareil

    celui de Tristan et d'Iseut

    manque

    dans la

    srie

    des amours

    antiques,

    o la

    femme est

    la seule victime

    de

    la

    grande

    passion

    fatale. Il

    suffit

    d'en juger

    parne

    et

    Didon,

    le couple antique de beaucoup le

    mieux

    connu

    au xne

    sicle

    : on sait

    combien la partie

    est

    ingale

    entre les

    deux

    partenaires, et comment le

    paisible

    ne

    brle

    la

    politesse

    l'infortune

    Didon.

    Iya

    parfaite

    galit des

    deux amants devant

    l'amour fatal, voil

    donc

    ce

    que l'invention du

    philtre

    apportait de plus original dans la peinture de la passion.

    Tout

    e

    destin

    de Tristan et d'Iseut s'expli

    queu

    fond

    par cette

    conception.

    Comme chacun

    d'eux

    a

    bu

    la

    mme quantit du mme

    philtre,

    ils voudront partager

    au

    mme point la joie et la

    souffrance.

    Ils trouveront un bonheur

    jusque

    dans leur misre

    ainsi

    rpartie. De plus, cette galit qui traduit leur indissoluble et suffisante

    union

    les spare

    idalement de l'univers pour

    les

    enfermer

    dans ce refuge ferique,

    entre les

    nues et le ciel , que

    Tristan contrefaisant

    le fou promet de

    donner

    Iseut45.

    Enfin,

    le

    philtre

    quitable

    et

    tout-puissant

    ne

    permet

    pas que

    l'amante

    survive

    l'amant

    :

    la

    mort de

    Tristan

    et d'Iseut magnifie elle aussi leur galit

    dans

    la passion. Comme le

    dira

    le roman

    en

    prose, fidle

    cet

    gard

    au sens profond

    du

    thme, en

    relatant

    la

    scne du

    boire

    amoureux

    :

    Tristan but

    toute plaine la

    couppe,

    et puis

    commande

    que

    on

    le doint Yseult, et

    on lui

    donne. Et Yseult

    44.

    Peut-tre ne faut-il pas exclure non plus

    une

    influence venue des aitheda. Si rien du

    ct

    celtique,

    autant

    que

    je

    sache, n'est

    vraiment comparable au philtre du

    Tristan,

    certains

    breuvages

    n'en

    ont

    pas moins

    leur

    rle dans l'histoire de

    Diarmaid et Grainne

    ou

    dans

    celle

    de Cano et Crd. Au cours

    d'un

    festin Grainne endort tous les

    convives

    avec une liqueur magique, l'exception d'Oisn,

    fils

    de

    Finn,

    et de

    Diarmaid,

    qui elle veut

    parler

    en toute libert.

    Crd agit

    de

    faon analogue

    afin

    d'offrir sans

    tmoins gnants

    son

    amour

    Cano

    (cf.

    J.

    Carxf.y,

    Studies

    in Irish

    Literaturc and

    History,

    p.

    215, 217). I)

    y

    a loin de

    ces

    soporifiques

    au boire

    d'amour

    .

    Il

    se

    pourrait

    toutefois qu'ils

    aient

    aid

    faire

    natre

    l'ide du philtre fatal,

    comme par

    contigut,

    car Grainne a recours

    son expdient

    juste avant de lancer

    Diarmaid

    le

    dfi

    contraignant

    de la geis.

    45. Cf .

    Folie

    Tristan

    de

    Berne,

    v.

    163/67, et

    Folie

    Tristan d'Oxford,

    v. 301/10.

    27

  • 7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan

    15/27

    JEAN

    FRAPPIER

    boit.

    Ha Dieu quel boire Or

    sont

    entrez en

    la

    rote

    qui jamais

    ne leur

    fauldra

    jour

    de

    leurs

    vies,

    car

    ilz ont be

    leur

    destruction et

    leur

    mort. 46

    On

    voit combien

    le

    philtre,

    instrument

    de

    la fatalit,

    eu

    est

    aussi

    le

    symbole

    incomparable. Au

    vrai, il symbolise

    la

    fois la

    fatalit

    et

    la force de

    l'amour

    (il

    va

    de soi

    que l'auteur

    de l'archtype

    n'a pas

    song

    dissocier ces deux

    lments).

    Cependant

    les thmes

    conjoints sont tellement

    enra

    cins dans la

    lgende qu'ils ont suscit

    d'autres signes que

    le

    philtre. Avant que les

    amants

    aient

    bu

    le vin

    herbe

    sur la nef,

    l'action

    de la

    fatalit, cache dans la navigation

    l'aventure,

    a

    conduit

    par

    deux fois Tristan

    vers cette

    terre d'Irlande o

    vit

    Iseut (le retour involontaire

    au

    pays choisi

    par le destin est tout

    fait

    conforme la

    tradition

    celtique). On connat par le lai

    de

    Marie de

    France la symbiose du coudrier et du chvrefeuille, autre expression de l'galit,

    vitale

    et mortelle

    en

    mme

    temps,

    qui

    unit les amants. Non moins

    significative

    et potique apparat aprs

    leur

    mort

    la

    merveille

    des deux

    arbres

    entrelacs

    au-dessus

    de leurs tombeaux47.

    Il

    reste que

    ces signes

    ne

    constituent

    que les harmoniques du symbole majeur, le

    philtre,

    mme si

    certains

    d'entre

    eux

    appartiennent

    un

    stade

    antrieur

    de

    la

    lgende.

    N'oublions pas

    pourtant

    que le philtre est tout

    autre

    chose qu'un pur symbole dans la version

    commune.

    On

    ne

    se

    tromperait gure

    en

    soutenant que l'auteur de l'archtype l'a conu avant

    tout

    comme

    un ressort

    prcieux de

    l'action et

    que sa

    valeur symbolique est en somme une chance

    admirable, un supplment heureux de posie. Car chez Bilhart et chez

    Broul

    le

    trait

    le plus

    frappant

    du

    boire d'amour est aprs tout sa fonction dans l'agencement

    du rcit, ainsi

    que

    ses

    rpercussions sur

    les

    composantes

    morales

    du drame. Il y a l

    un

    mcanisme tellement

    spcial

    qu'on ne

    lui

    a peut-tre pas accord l'attention ncessaire, malgr tout ce qu'on a crit

    sur

    le

    sujet. Une fois le philtre

    bu et termine une brve transition o

    ses premiers effets laissent

    Tristan

    et

    Iseut

    dans l'angoisse et

    l'accablement48,

    ce mcanisme agira

    automatiquement :

    il ne

    se

    produira

    que des conflits

    extrieurs entre le couple indissoluble et

    d'autre

    part

    la socit, la

    loi, le

    mari

    outrag.

    Arbitraire ou subtil, paradoxal, tant qu'on voudra,

    tel

    est bien le postulat du

    philtre

    matriel

    dans

    l'archtype. A

    ne

    pas

    l'admettre,

    on

    mconnat invitablement

    le

    sens

    de

    la

    version commune.

    Il

    nous reste

    montrer

    ou

    rappeler

    comment l'auteur de l'archtype

    a

    fait

    fonctionner le ressort

    dramatique

    du philtre, et tir

    les

    consquences de son postulat avec

    une

    logique

    indniable,

    aurait-elle de quoi

    dconcerter.

    Premire

    constatation : dans la version commune il n'est pas d'autre cause l'amour

    de Tristan

    et

    d'Iseut

    que

    le

    vin

    herbe

    ,

    que l'accident du philtre. A notre avis rien

    ne

    permet de contester

    ce fait tabli philologiquement par Bdier49. Cette

    fonction

    du

    philtre

    apparat

    d'autant mieux

    que,

    loin de s'aimer avant de

    l'avoir

    bu, Tristan

    et

    Iseut avaient l'un

    pour l'autre

    de

    l'indiffrence

    et mme de l'aversion. En quittant l'Irlande,

    Iseut

    n'avait pas encore

    oubli

    la mort de son oncle

    le

    Morholt tu

    en

    duel

    par le

    hros

    cornouaillais.

    Autre

    ressource extraordinaire

    procure elle

    aussi

    par le

    boire

    d'amour : il

    sert

    excuser la

    faute

    des amants. Comme

    ils

    n'ont

    pas

    failli

    volontairement,

    ils

    sont

    ou

    ils

    se sentent

    irresponsables,

    donc

    innocents.

    Moralement ils sont pour ainsi dire enferms dans

    une

    cloche de

    verre, o

    une

    machine

    pneumatique a

    fait

    le

    vide des responsabilits. Est-ce

    un

    peu enfantin ou

    trs

    habile

    ?

    En tout cas Tristan et Iseut ont

    bien

    l'air d'chapper ainsi aux revendications de la loi sociale

    et religieuse.

    Un autre auteur a-t-il

    jamais ralis

    pareil

    renversement

    des valeurs morales

    par

    46 . BDIER,

    Op. Cit.,

    t. II,

    p.

    341.

    47. A un niveau

    diffrent il

    serait tentant

    de reconnatre

    un reflet

    du

    thme

    fondamental

    dans

    l'histoire du chien fidle, Husdent,

    si bien conte par Broul.

    On sait

    quel

    deuil

    mne Husdent aprs la disparition de Tristan

    son

    matre et comment, une fois

    dtach,

    il va

    le

    rejoindre et partager sa

    vie

    dans la fort de Morrois. Husdent aime, est prt aimer jusqu' la mort, Beste ne ju

    de tel amor

    (v. 1460). I,ui

    aussi

    symbolise

    la

    force

    de l 'amour,

    indpendamment

    du philtre

    coup

    sr.

    48.

    Bdier,

    op. cit.,

    t. II,

    p.

    234.

    49.

    Ibid.,

    p. 212, 222, 226-227.

  • 7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan

    16/27

    STRUCTURE ET

    SENS DU

    TRIST.4X

    le simple jeu d'un ressort

    dramatique ?

    Irrfutable alibi pour

    les

    amants, et

    sans doute

    aussi

    pour

    l'auteur, que le philtre A l'abri de

    cet

    argument, l'allgation

    de

    l'irresponsabilit totale

    apparat

    hors

    d'atteinte.

    On

    pourrait

    tre

    enclin

    dans

    ces conditions

    voir

    dans

    le

    Tristan

    de

    la version commune le plus

    foncirement

    immoral

    de

    tous les

    romans.

    N'a-t-il pas port au mariage

    un

    dfi paradoxal

    ?

    Comparons avec

    Marie

    de

    France

    qui

    a profit beaucoup

    du

    Tristan, non sans

    lui

    faire subir des adoucissements. On trouve dans ses lais des maris tromps,

    mais

    il est clair

    qu'ils

    mritent leur

    sort, aux yeux de la

    potesse, attendu

    qu'ils sont

    vieux, insupportables

    et

    mchants. Iye roi Marc au contraire est jeune et gnreux,

    plein d'amiti

    pour Tristan et

    trs

    pris d'Iseut.

    Ceux-ci chercheraient

    en

    vain

    une

    autre

    excuse

    que celle du

    philtre et

    de la

    fatalit.

    L/auteur de l'archtype

    a

    voulu trs consciemment qu'il

    en ft ainsi. Pourtant on

    tomberait

    dans l'erreur en

    prtendant rduire

    une immoralit

    crue le

    privilge d'irresponsabilit qu'il

    a

    octroy

    aux

    amants. Il a

    certainement vit de

    les justifier par le recours une thique transcen

    dantet suprieure la morale courante (ce que fera Thomas

    dans

    la version courtoise). Son

    ide profonde tait

    que les

    passions

    d'amour

    ont

    leur mystre, enlvent

    sa

    libert

    l'homme,

    et

    qu'on

    peut

    en

    aimant

    tre

    innocent

    et

    coupable

    la

    fois.

    L'abb

    Prvost

    sera

    probablement

    le

    seul

    retrouver cette tonalit

    morale en

    contant

    l'histoire du chevalier des Grieux et de Manon5 .

    L,e

    philtre de

    la

    version

    commune offre

    enfin

    une particularit bien curieuse :

    sa pleine

    efficacit

    est limite dans le

    temps.

    Comme le

    prcise

    Bilhart, le

    boire

    d'amour avait tant de force durant

    les

    quatre premires annes que

    les amants

    ne

    pouvaient

    rester spars plus d'un jour

    sans

    tomber

    malades,

    ni plus d'une semaine sans mourir.

    Mais

    au bout de quatre

    ans sa violence diminuait

    assez pour qu