frappier, structure et sens du tristan
TRANSCRIPT
-
7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan
1/27
Jean Frappier
Structure et sens du Tristan : version commune, version
courtoiseIn: Cahiers de civilisation mdivale. 6e anne (n23), Juillet-septembre 1963. pp. 255-280.
Citer ce document / Cite this document :
Frappier Jean. Structure et sens du Tristan : version commune, version courtoise. In: Cahiers de civilisation mdivale. 6eanne (n23), Juillet-septembre 1963. pp. 255-280.
doi : 10.3406/ccmed.1963.1274
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ccmed_0007-9731_1963_num_6_23_1274
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_ccmed_74http://dx.doi.org/10.3406/ccmed.1963.1274http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ccmed_0007-9731_1963_num_6_23_1274http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ccmed_0007-9731_1963_num_6_23_1274http://dx.doi.org/10.3406/ccmed.1963.1274http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_ccmed_74 -
7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan
2/27
Jean
FRAPPIER
Structure
et
sens du
Tristan :
version
commune, version courtoise
i
Introduction
Seignurs, cest
cunte
est mult
divers
, a dit
Thomas d'Angleterre
en faisant
allusion aux diffrentes
versions du Tristan connues de son temps. Plus divers encore, et plus
nombreux,
coup
sr, sont
les travaux
consacrs, depuis
trois
quarts de sicle environ,
la clbre
lgende d'amour
et
de
mort. Quoi de plus naturel
?
Outre sa sduction
propre,
ou plutt sa puissance d'envotement,
elle
pose
une
foule de
problmes, grands
ou
menus, tant par ses
origines
que par
son
dveloppement
travers
plusieurs littratures, la franaise et
l'allemande
surtout. Cependant
on
sait que des
pas de gant,
le
mot n'est pas trop fort,
ont
t
accomplis
dans la connaissance et
l'interprtation
de
la lgende
et
de
ses versions par
un
Gaston
Paris, un Joseph Bdier, un Wolfgang
Golther,
une
Gertrude Schoepperle (les tudes
les
plus rcentes sur Tristan restent plus ou moins
dans
la dpendance
de
leurs recherches). Certes ils ne s'accordent pas
toujours
entre
eux. Mais s'il
est un point qu'ils ont admis et contribu tablir,
chacun
pour sa part, c'est qu'il convient de
distinguer
deux grandes
versions, une version
dite
commune et
une
version courtoise, dans les
divers romans
de
Tristan aux XIIe et
xinc
sicles. Cette
distinction
est,
mes yeux comme pour
la plupart des
critiques,
un fait acquis. Klle forme pourtant l'essentiel du sujet que j'ai choisi
de traiter. On
pourrait
s'tonner de mon dessein. Mes raisons
apparatront
bientt.
Auparavant
il
me
faut rappeler mon tour
comment
se rpartissent,
de
l'avis le plus
gnral
aujourd'hui,
les
romans mdivaux de Tristan. Il me faut aussi tout
d'abord
remonter
jusqu'
leur
ascendance
celtique, impossible
nier raisonnablement.
Mais c'est seulement
grands traits,
dans la mesure
utile
la clart de mon propos, que
je vais
m 'essayer montrer
l'enracinement
de
la lgende
dans
son premier
domaine.
Ragissant
contre les
vues de
G.
Paris
et
d'autres
rudits,
J. Bdier
rduisait au
minimum,
dans
les textes franais, la prsence
des lments
celtiques1. Dans les quelques
scnes ou motifs qu'il
considrait (parfois tort au
surplus)2 comme venus des
Gallois
ou des Armoricains (Tristan
merveilleusement
habile
imiter
le chant des oiseaux, l'arc qui
ne
faut
,
Tintagel chteau fa ,
le
ruisseau traversant
la hutte royale au sol de terre
battue,
l'pisode des faux, etc.), il ne voyait
que
des
fabliaux
violents
o
Tristan nous
apparat
toujours comme
le
hros
d'une sorte
de
1.
J. Bdier, d. Le Roman
de
Tristan par Thomas, pome du XIIe sicle, Paris, 1902/05 (t. I : texte ; t. II : introduction). Voir
t. II, p. 110-167.
2, Ainsi
l'arc
qui
ne
faut et la scne
des
faux
ne
sout pas
spcialement
celtiques, comme
devait le
prciser G.
Schoepperle.
-
7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan
3/27
JEAN FRAPPIR
Dcamron barbare3 . A son avis,
on
chercherait en vain
au
stade celtique ce qui constitue pour
nous toute la lgende
: le conflit douloureux
de
l'amour et de
la
loi4 .
Bdier
poussait
bien
trop
loin le
scepticisme
ou
la
rserve.
Il
va
de
soi
que
son
doute
critique
tait
tout
autre
chose
qu'une erreur de
mthode.
Simplement,
et non sans excuse, il ignorait
toute
une
srie de donnes sur lesquelles G. Schoepperle a eu le
mrite
d'attirer l'attention
dans
un
ouvrage
publi en
19135.
A ct de contes folkloriques, de
provenance
varie, combins dans
une histoire que domine et unifie le thme de
l'amour fatal, elle
constatait des ressemblances
diffi
ciles expliquer par le hasard entre les rcits irlandais 'aitheda et l'pisode de
la
fort
du Morois
o
se
rfugient Tristan et Iseut6. 1^'aithed (plur. ailhed) contait
en
effet l'enlvement d'une femme
marie par un
hros
dfi l'ordre social et la fuite des amants traqus
dans
la fort. On est
l
sans nul doute au
cur de la lgende. Aussi G. Schoepperle
pouvait-elle
dclarer
dans l intr
oduction
de son livre7 que
si Bdier
n'avait pas tort
en
estimant que
les
versions conserves
refltent
la
personnalit des auteurs
franais,
G. Paris
ne se
trompait
pas lui non
plus
en
attribuant
une
origine
celtique
l'histoire
tragique
de
Tristan.
Il
est
vrai
qu'on ne connat ni rcit irlandais ni rcit gallois sur le neveu du roi Marc
(tout au
plus
une
triade
galloise rapporte-t-elle, assez vaguement,
une
tradition archaque
sur
un Drystan
porcher, amant d'Essylt, femme du roi
March).
Mais
un
parallle entre le Tristan et
les
aitheda
(Diarmaid et
Grainne,
Baile et
Ailinn,
Nois et Derdrin, Cano et Crd, etc.) est suffisamment probant :
bornons-nous
l'esquisser en
nous
aidant
de
l'ouvrage
de
G. Schoepperle8 et
aussi de
travaux plus
rcents9.
C'est l'aventure de Diarmaid et de Grainne qui offre le plus d'affinit avec nos romans de Tristan.
Aussi
convient-il
de la rsumer, car elle permet au mieux de
comprendre
pourquoi
la
donne
initiale de
l'amour
fatal
ne
pouvait que
se transformer en
pntrant
dans
le domaine
franais.
Se transformer sans rien perdre de sa magie.
Grainne,
fille
de
Cormac,
roi
d'Irlande,
a
pous
contrecur
le
vieux
chef
et guerrier
Finn.
Elle s'prend de
Diarmaid,
jeune, vaillant,
l'irrsistible
grain de
beaut.
Celui-ci refuse de
rpondre
son
amour, car
l'affection et la loyaut
lui interdisent
de trahir Finn.
Alors
Grainne trange
ment
our
nous, car il s'agit d'un
fait de mentalit
primitive
a recours
une contrainte
la
fois
magique
et psychologique
:
une varit de geis. Elle
met
Diarmaid
au
dfi de l'enlever et de
fuir
avec elle dans la fort.
L.e
hros
ne saurait se
drober
cette
injonction
sans tre suspect
de
lchet,
sans perdre
l'honneur. Il ne
peut faire autrement que de
cder.
Poursuivis par Finn,
Diarmaid
et
Grainne
mnent
ensemble une
vie
misrable
dans la fort.
Cependant ils n'accomplissent
pas
l'uvre de chair.
C'est
que Diarmaid, au grand
dpit
de Grainne,
entend
ne causer aucun tort Finn. Il
veut
concilier son devoir
de loyaut
avec l'obissance
l'injonction que l'on sait. Chaque
nuit il
dort
l'cart
de la
tentatrice,
ou bien,
dans
un mme
3.
Bdier,
t. II,
p.
160.
Cf . p.
167 :
[I,es
Celtes]...
n'ont pu
transmettre
rien
autre
chose
que
des
lais sur
Tristan,
et
c'taient
sans doute, comme
on a
vu, de simples
contes
d'adultr.
4. Ibid.,
p. 161.
5.
G. Schoepperle, Tristan and Isolt,
A
Study of the Sources of the Romance, Francfort-sur-Main, 1913, 2 vol.
;
Second Edition,
Expanded
by a Bibliography
and
Critical
Essay
on Tristan Scholarship since 1912, par R. Sherman I^oomis, New York, i960. C'est
cette seconde
dition que renvoient
nos rfrences.
6.
G.
Schoepperle n'a pas
manqu
non plus de signaler les traits qui
apparentent
de prs Tristan
des
hros
celtiques : sa
force
et
son
adresse exceptionnelles,
son habilet
jouer de la harpe,
composer des
lais,
imiter
le
chant
des oiseaux,
etc.
7.
G.
Schoepperle,
op.
cit., t.
I, p.
2-3.
8. Ibid., t. II,
p.
391 et ss.
9.
J. Vexdrys,
Les
lments celtiques
de
la lgende du Graal, dans tudes celtiques , t. V, 1949, p. 1-50
(v.
p. 36-41)
;
J. Marx,
La lgende arthurienne et le Graal,
Paris, 1952,
p.
36,
66, 77-S2, 313-314 ; J.
Carney,
Studies in Irish
Literature
and History, Dublin,
1955,
chap. vi,
p. 189-242,
The Irish
Affinities of
Tristan [o sont analyss
de
nombreux
rcits irlandais :
Diarmaid et
Grainne, Liadan
et Cuirithir,
Baile
et Ailinn, etc., qui, d'aprs l 'auteur, driveraient d'un
Tristan breton
primitif ,
fort
problmatique il
est
vrai,
n au
cours du IXe
sicle
dans la partie septentrionale de la Grande-Bretagne]
;
R.
Bromwich, Some
Remarks
on the Celtic
Sources
of Tristan , dans Transact. Honour. Soc.
of
Cymmrodorion (session de 1953), Londres, 1955,
p.
32-60.
256
-
7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan
4/27
STKUCTt'RE
F.T SENS DT' 77v7.S7.-J .V
lit de
feuillage, il
place
une
pierre
entre
eux. A chacune de
ses
haltes,
il
laisse avant de s'loigner
un morceau
de
venaison
crue
pour signifier Finn que sa femme est
respecte.
Il
rsiste aux repro
ches
et
aux
sarcasmes
de
Grainne,
jusqu'au
jour
o celle-ci
est
clabousse
la
cuisse
par
l'eau
d'une flaque o elle a mis le pied, et dit avec
une
douceur perfide son trop chaste compagnon
:
O Diarmaid,
grande
est votre valeur dans les
combats,
et
pourtant
cette
eau
est plus hardie
que vous. C'est
l, implicitement,
un nouveau dfi,
une
seconde injonction. M comme prcdem
ment
ar
le ressort de l'honneur personnel, d'un honneur
masculin, Diarmaid
consent
au dsir
de Grainne et commet le pch avec elle. Un personnage surnaturel et tutlaire, Oengus, qui
deux fois a protg Grainne, tandis que par un saut prodigieux Diarmaid chappait ceux qui
les poursuivaient, intervient
auprs
de Finn et
obtient
de lui le pardon
des
amants.
Mais
quand
Diarmaid est bless mort
par
un
sanglier,
Finn renonce le
sauver comme
le
lui
permettraient
ses
dons
magiques
de gurisseur,
car il se
souvient de
ce
qui s'est pass.
Aprs un
temps
d'affliction,
Grainne achvera ses jours
en paix auprs
de Finn.
Malgr
l'loignement
dans
l'espace
et
dans
le
temps, comment douter
qu'un
rapport
existe
entre
le conte irlandais, dont la tradition
remonte au
vme ou
IXe
sicle, et le Tristan franais
?
Des pisodes
identiques, des
motifs analogues
apportent la preuve
matrielle
de leur
relation.
La pierre
qui
spare
Diarmaid et Graiime
endormis
cte cte
dans
la fort annonce l'pe de chastet
place
entre
Tristan
et
Iseut le
jour o le roi Marc les surprend dans la loge de
feuillage. Saut
prodigieux
de Diarmaid d'un ct, saut non moins prodigieux de Tristan
dans
l'pisode de la chapelle. Le
rle
que joue Oengus dans Yaithed est comparable celui de l'ermite Ogrin auprs de Marc. Le
motif de l'eau indiscrte ou
hardie
qui sert enchaner
Diarmaid
son destin tragique est
repris
dans
le Tristan pisode d'Iseut aux
Blanches
Mains
o,
malgr son emploi ingnieux,
il
perd
de son importance
organique , ainsi
que
l'a bien
vu G. Schoepperle10.
Enfin
le
thme
de
la fatalit est tout-puissant dans
Diarmaid
et
Grainne comme
dans les
autres
aitheda.
Le
hros,
recherch,
lu
malgr lui par la
femme,
cde
une contrainte
invitable
une geis une
exigence d'honneur. Ou plutt
il est pris entre
deux
honneurs
contradictoires,
entre un devoir conforme l'ordre social et un sentiment violent de sa
dignit. Ce
conflit tragique
le conduit
violer des interdictions et se dnoue
pour
lui
par la mort. On
aura
remarqu
aussi
que
dans Yaithed
la femme, emporte
par une
passion sans frein, a l'initiative,
dfie l'homme
implacablement, lui impose la fatalit
de
l'amour.
Cette fatalit
ne
s'affaiblit pas
dans
le Tristan. Mais elle y
change
de forme, et mme de nature,
ou de catgorie.
La geis et ses hroques
subtilits ont
paru aux auteurs franais peu
intelligibles.
La donne celtique gardait
leurs
yeux quelque chose la fois de
choquant
et de flou. Ils ont
senti
le besoin d'un
embellissement
et d'une mise
au point.
A ct des similitudes, des analogies,
des rfractions, les diffrences entre les aitheda et le
Tristan
ressortent
clairement.
Quelle
forme
exacte
a
d'abord
revtue
chez
les Celtes la lgende
de
Tristan,
comment
s'est-elle
rpandue dans
le domaine franais, ou
ne
sait malheureusement rien de positif ce
sujet.
Toutefois
certaines
conjectures ne manquent pas
de vraisemblance.
On a
des
raisons de
penser qu'elle s'est
fixe un
moment donn
en Galles
du
Sud et en Cornwall. De l, comme bien d'autres contes
bretons, elle a d pntrer dans le royaume
normand
d'Angleterre avant de
franchir
la mer. Sa
transmission, dans cette premire tape, a
sans
doute t l'uvre de jongleurs bilingues plus
ou
moins
capables
de s'exprimer
en breton,
en franais ou en anglais suivant
leur
auditoire. Il est
probable
enfin
que ce
Tristan
primitif se limitait pour l'essentiel un rcit d'enlvement et
de
fuite
dans
la fort, pisode central, noyau autour
duquel
gravitaient peut-tre des contes ou des
lais indpendants,
comme
on l'a
suppos
aussi.
io, Voir les
justee observations
de G. Schoeppbrle, op. cit.,
t, II,
p. 417.
-
7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan
5/27
JEAN FRAPPIER
Quoi qu'il en soit de ces hypothses,
il
faut admettre de toute faon qu'un roman franais de
Tristan,
pourvu de multiples
pisodes avant et aprs
la fuite
des
amants
dans la fort, s'tait
constitu
vers
le
milieu du
xne
sicle.
Perdu,
invisible
pour
nous,
il
n'est
pas
moins
rel
que
pouvait
l'tre la plante
Neptune
pour l'astronome Leverrier, avant que
l'observation tlescopique
et
confirm
la
justesse
de
ses calculs.
La
comparaison
des versions conserves du Tristan converge
en
effet ncessairement
vers
la prexistence d'un modle commun. Il
se peut
fort
bien
que cet
archtype
ne soit pas
la cration
d'un auteur unique, homme de
gnie
,
comme
le voulait
Bdier11
; il est
mme
peu prs certain
qu'antrieurement
Eilhart,
Broul,
Thomas circulaient
plusieurs versions parallles, et pourtant divergentes, de l'histoire de Tristan ( cet gard le tmoi
gnage de Thomas sur
la diversit
du
conte est corrobor par celui
d'Eilhart
la
fin de son
pome12).
Il
semble
cependant, toujours d'aprs
les
textes conservs, que
les
variantes n'avaient que peu
d'importance et
laissaient intacte
la charpente, autrement dit
une certaine
structure. Au
fond,
il
conviendrait d'employer le ternie
d'
archtype uniquement pour
dsigner
cette structure,
fonde
sur une
conception dfinie
du sujet,
en
rapport troit
avec
la civilisation franaise
et
fodale
du
xne
sicle.
Les
auteurs
de
la version
commune
ont
respect
ce sens,
aussi vigoureux
qu'implic
it ans leurs rcits. N'auraient-ils connu
qu'une lgende
orale, elle
aurait pu mettre aussi
bien
leur
disposition une
structure
et un sens, comme l'a
marqu fortement
A. Fourrier
dans
un
travail
rcent.
Critiquant
une
opinion
de W. Golther, celui-ci dclare en effet : Ici s'exprime
sans
ambages
le postulat
selon
lequel, par nature, par principe et par
dfinition, une lgende
orale est incohrente.
Elle ne
prend
forme que dans et par un
texte,
aprs quoi elle
disparat.
Rien de plus faux, en vrit.
Une
lgende
orale est toujours bel et bien cohrente.
Mais
par le
fait
mme qu'elle passe
de
bouche
en
bouche,
elle
subit plus facilement qu'un texte crit des
variations
et des modifications
:
elle
est plus mouvante, plus instable,
mais
ne perd jamais l'essentiel
de
sa structure interne13.
On
comprend
dans
ces conditions qu'il
ne
soit pas
ais
de
fixer
la date de l'archtype ou du premier
roman franais
de
Tristan. Bdier14 se trompait sans nul
doute
en le
situant
une haute poque,
ds
le
dbut
du
XIIe
sicle
;
mais
ne
se trompe-t-on
pas
aussi en
le
confondant
avec
le
modle
d'Eilhart ? La question serait rgle si l'on pouvait
prouver que
ce
modle,
o l'on dcle
une
influence
de YEneas et qu'il faut
par
consquent placer
aprs 1155
ou
1160, ne fut
pas prcd
par d'autres versions, orales ou crites.
Mais
il n'en
va
pas ainsi. Ce dbat
chronologique
est donc
vou beaucoup
d'incertitude (
vrai
dire
il
n'est
pas le
seul de
cette espce).
Se rattachent l'archtype,
en restant
fidles sa structure et son esprit, le pome
allemand
d'Eilhart
d'Oberg,
roman
complet
de
Tristan
et
de
ce
fait
tmoin prcieux, le fragment de Broul,
un jongleur
normand,
le pome pisodique de la Folie
Tristan
de Berne ces trois textes appar
tiennent au
troisime tiers du
xue
sicle,
il
n'est gure possible de prciser
davantage,
enfin,
moins directement, certaines
parties
du
Tristan
en prose
(xine
sicle). Le fragment de Broul
pose
un
problme
:
du rendez-vous sous le
pin dbut
du
fragment jusqu'au parlement
devant
le
Gu
aventureux
,
o
Iseut
est
rendue
Marc aprs
que
les
amants
ont quitt
la
fort,
Broul concorde avec
Eilhart
(ce qui
ne
saurait
s'expliquer
autrement que
par une source commune);
ensuite les deux textes divergent
compltement
: celui de Broul, qui s'interrompt d'ailleurs bien
avant
la
fin du
roman, apparat
comme trs indpendant, sinon comme
isol, dans la
tradition
du Tristan. Cette seconde partie est-elle ou
non
l'uvre d'un continuateur, faut-il ou
non
parler
11. BDIER,
Op. Cit.,
t. II,
p. l86.
12.
Eilhart
von Oberoe, Tristrant,
d. F.
L,ichtensteix, Strasbourg, 1877, v.
9452/57.
G. Sciioepperi.e
(op.
cit.,
t.
II,
p. 445-446) estimait pour sa part
qu'
un premier roman, adaptation dj amplifie de
Vaithed
l'intention
d'un public
franais,
aurait succd un second roman,
plus
tendu,
qu'elle
appelait Vestoirc, source d'Kilhart et de
Broul.
13. A. Fourrier, Le
courant
raliste dans le roman
courtois
en France au tnoyen ge, I : Les dbuts (XIIe sicle), Paris, i960, chap.
1,
Le
Tristan
de
Thomas d'Angleterre,
p. 34.
14. BDIEP, op. cit., t. II, p. 186.
258
-
7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan
6/27
STRUCTURE ET
SENS
DU TRISTAN
d'un Broul
i et d'un
Broul
II ? La
discussion sur
ce point est
toujours ouverte.
Kn tout cas i
est hors
de doute
notre avis
que la
continuation
si
. continuation
il
y
a
relve
elle
aussi
de
la
version
commune,
et
fort
nettement, comme nous
esprons
le montrer
en
tudiant
le
jugement de
Dieu
.
Ce premier
tat du
Tristan, reflt dans les textes
que nous venons de
mentionner, ne
rpondait
gure et mme s'opposait l'idal nouveau de
courtoisie
et d'amour courtois dont la vogue, venue
du Midi,
se rpandait
de
plus en plus
durant
la
seconde moiti du
XIIe
sicle,
dans les
milieux
mondains
d'ol.
C'est pourquoi
vint
un
moment
o quelqu'un voulut adapter la version commune
aux
conceptions
de
la fine amor.
Cette tentative
un grand
fait de
notre
histoire littraire
fut l'uvre de Thomas, appel souvent Thomas d'Angleterre,
car
il a crit en anglo-normand et
vcu
peut-tre, un temps, la cour d'Alinor, femme de
Henri II
Plantagent.
Apparemment,
il
connaissait
les
chansons des
troubadours
et
il
a mdit sur la
fine
amor. Comme l'a
tabli
Bdier,
comme
l'a confirm Fourrier, il faut
voir
dans
sa
version
courtoise
une refonte systmatique
de
la version commune, un no-Tristan
qu'il
a
cr
en
partant de l'archtype.
Aussi
en a-t-il
modifi
profondment la structure pour
substituer
un sens nouveau l'ancien ;
aussi
a-t-il multipli les
retouches,
importantes
ou
menues.
Ce travail de dmolition et
de reconstruction -
moiti
manqu, il est
vrai,
mais
d'un intrt passionnant serait incomprhensible nos yeux sans
une
ardente adhsion de l'auteur la
doctrine
ou plutt au
sentiment de la
fine
amor.
Du
Tristan de
Thomas, probablement compos entre 1170 et 1175,
nous
n'avons plus que
des
fragments (3144
vers, environ le sixime de
l'ouvrage). Heureusement, cinq
textes indiscutablement
drivs
du
pome anglo-normand
ont
permis Bdier
d'en
reconstituer l'ensemble :
la saga
en
prose norroise
crite en
1226
par un
certain
frre
Robert sur l'ordre de Haakon V, roi de
Danemark,
un rsum assez dcolor, mais complet, du Tristan courtois
;
le pome inachev de Gottfried
de Strasbourg, Tristan und I
olde
(dbut du
xnie
sicle)
; le
pome anglais de Sir Tristrem (fin
du
XIIIe
sicle)
;
la
Folie
Tristan
d'Oxford
(dernier
quart du
xne
sicle)
;
quelques
chapitres de
la
compilation italienne
en prose appele La Tavola ritonda15.
Dans ce lot se distingue
assurment
Gottfried
de
Strasbourg.
Tout
dpendant qu'il soit d'un
modle,
il
manifeste
une singulire
originalit
par
l'clat lyrique de son
style au
service de la
Minne.
Mais
la cration d'un nouveau
Tristan
o le changement de
structure
est
command par
le sens courtois
revient
entirement
Thomas
d'Angleterre.
*
Ainsi, version commune, version courtoise
:
d'un ct Eilhart-Broul, de
l'autre Thomas.
Voil
comme en
ont
jug
Bdier,
G.
Schoepperle,
et
la
majorit des
critiques
avec
eux.
Cette vrit
enregistre aujourd'hui
dans
les manuels,
je
ne
songe pas le moins du monde la contester. Bien
au contraire.
Tout
serait
donc
net, tranch, parfaitement clair
mes
yeux, et dans les romans
en cause
et
dans l'tat actuel
de la critique
leur
sujet
?
H
bien non. Un
complment
d'lucidation
me parat indispensable. Je
voudrais
l'apporter ici.
Rien n'offre un caractre de simplicit
dans les
multiples questions qui concernent
les
romans
de Tristan.
Mais la
distinction entre version commune et version
courtoise,
en dpit
de
bien
des
travaux,
reste mon avis le problme le plus difficile rsoudre exactement.
La premire
difficult
provient du
fait que la version commune
contient
des
lments
qu'on
peut
bon
droit qualifier
15.
Cf .
Bdier, op. cit.,
t.
I,
avant-propos.
259
-
7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan
7/27
JEAX
FRAPPIER
de courtois . Je crois
qu'une autre
source
d'incertitudes,
d'erreurs ou
de malentendus
est
due
une analyse insuffisante
de
la notion de
c
courtoisie
.
De
faon peu
prs
constante, on la consi
dre
globalement,
sans
oprer une
dissociation
d'ides qui
s'impose
en
ralit,
sans
faire
le
dpart
entre la
courtoisie
au
sens
large
ou gnral du mot
noblesse
des
sentiments,
conduite
gnreuse,
politesse et galanterie dans les manires et le langage, ou encore obissance un
idal
de mesure
et
la courtoisie
au
sens
plus restreint, plus
spcial,
d'
amour
courtois , de
fine
amor.
Les deux
conceptions ne s'identifient pas
:
si l'amour courtois, qu'il faut
dfinir
comme
une
religion de
l'amour,
implique
la courtoisie
(dsignons seulement par ce dernier
terme
la
politesse des
murs),
la rciproque n'est pas ncessairement vraie. On pouvait tre un chevalier courtois
sans
tre un
amant
courtois16. S'il est arriv parfois depuis
quelques
annes que la
distinction
classique entre
version commune et version courtoise
se
soit estompe ou
brouille, au
point que par un singulier
renversement on a
fait
de
Broul
un auteur courtois et de
Thomas
un auteur non courtois et
mme anticourtois, c'est
qu'on
s'est
trop fond
sur la
notion
globale de
courtoisie
pour juger
l'une et
l'autre
version. Or
ce critre est impuissant
dterminer
la vraie ligne de dmarcation
entre la courtoisie de
Broul
et celle de
Thomas. Seul
le
concept
de la fine amor permet
d'tablir
en quoi
le sens courtois du pome anglo-normand
diffre
absolument du sens de la version comm une.
Au vrai, la mprise apparat
dj
chez Bdier. Avec raison, il n'aperoit
chez
Eilhart et
Broul
qu'un coloris courtois, superficiel,
des
traits
de sentimentalit courtoise
, ce qu'il appelle aussi,
fort bien,
des
linaments de courtoisie
17. Il
n'a
pas tort non plus d'expliquer par une
courtoisie
plus raffine, des
scrupules
de got, le respect des biensances, le
dsir
de tout enjoliver et de
tout
adoucir,
pour
transposer
la
lgende
au mode courtois 18, les changements
considrables
apports par Thomas,
non
sans maladresse, la
structure
de la version commune19. Cependant
Bdier
n'a
pas discern le motif le plus puissant
selon nous
de ces bouleversements : l'idologie
de la
fine
amor, la religion de l'amour.
Il
entrevoit
par moments
l'action de ce concept (sans
l'appeler
autrement que
courtoisie
) dans l'uvre
de
Thomas20.
Mais
il
se
fourvoie en
prtendant
que
Thomas
ne
saurait passer
pour
un
tenant
de
la
fine
amor sous prtexte
que
son
Tristan
n'observerait
pas le
service d'amour aussi
exactement
que Lancelot
dans le
roman de
Chrtien.
Le 'service
d'amour', crit-il21,
c'est la
soumission volontaire
de
l'amant
la
dame.
Or,
pas un trait
de
cette
doctrine n'apparat dans le pome de Thomas. Son Tristan peut
bien se
dclarer quelque part
'l'homme lige' de la reine, jamais il ne
prend
devant elle,
comme
Lancelot, l'attitude d'un
humble
esprant
;
jamais
ne se marque 'la
prdominance de
l'amante
sur
l'amant'. L'Isolt
qui
ceint ses
reins d'un cilice pour
mieux
souffrir avec son
ami
n'est pas la dame altire des troubadours, elle
n'est
pas
Guenivre.
Ces lignes ne sont pas
exemptes de
parti pris, me semble-t-il ; elles
auraient
grand besoin d'tre nuances, qu'il s'agisse de Lancelot, de Tristan, de Guenivre ou d'Iseut, et
aussi des troubadours, qu'il
ne
faudrait
pas confondre avec un Andr
le
Chapelain.
Mais
retenons
surtout que
Bdier
rduit
bien
promptement
l'amour
courtois son caractre extrieur, son
tiquette
et
son
formalisme. Il
n'a
pas
saisi
que
Thomas
devait
l'inspiration
de
la
fine
amor,
principe d'une
thique
et d'une foi, une
intensit d'accent
et des audaces qui rachtent peut-tre
les
adoucissements
causs
par
des soucis de courtoisie.
Sans faire elle
non
plus
une
distinction nette entre courtoisie et
amour
courtois , G. Schoepperle,
16. Je
reprends ici, sommairement, ce
que
j'ai dj
dit dans un article intitul Vues sur ks
conceptions courtoises
dans
les
littratures
d'oc
et
d'ol au XIIe sicle
(
Cahiers
civil,
mdiv. , t. II, 1959,
p.
135-156).
17. Bdier, op. cit., t. II, p. 135.
18.
Ibid.,
p. 318.
19. Cf . ibid., p. 259-264.
20. Voir par exemple
ses remarques
(ibid.,
p. 280) a propos du cilice,
offrande
gratuite d'avnour , port par Iseut qui veut souffrir
comme souffre Tristan ,
21.
Ibid.,
p. 51.
2OO
-
7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan
8/27
STRUCTURE ET SENS DU
TRISTAN
mieux
que Bdier, a senti que Thomas
visait
dans son
Tristan
la
glorification de l'amour o22.
Mais elle s'est
attache surtout
mettre
en valeur les traits
courtois dissmins
dans Vestoire,
entrevue travers
le
pome
d'Eilhart23.
En
fait,
il
s'agit
ou
de
rapprochements, sans
beaucoup
de porte, avec des
genres
lyriques tels que
la
pastourelle,
la
chanson de mal
marie, la
chanson
personnages (mais
non
avec la canso provenale), ou d'un tour galant donn au comportement
de
Tristan (il cde
toute
injonction faite
au nom
d'Iseut
). Que l'amour de
Tristan
et d'Iseut
soit
illgitime
ne suffit pas non plus
les
ranger d'autorit parmi
les
adeptes de la
fine
amor.
G.
Schoepperle
est
certainement
alle
trop
loin en plaant
la deuxime partie de Yesloire ou du
roman d'Eilhart24
sur
le
mme plan que
Cligs et le Chevalier de la Charrette.
Il
n'entre pas dans mes
intentions de
passer en
revue
tous les travaux
qu'on
a
consacrs
la lgende
et aux romans
de Tristan
depuis les tudes
fondamentales de
Bdier et
de
G. Schoepperle. Cependant
il importe mon
dessein
d'examiner quelque
peu
trois
d'entre eux, parmi
les
plus rcents,
car chacun
touche de
prs
au dbat sur la distinction entre version commune et version courtoise. En
suivant
l'ordre
chronologique de
leur
publication,
je
crois
pouvoir
rsumer ainsi les
points de
vue
respectifs
de
leurs
auteurs
:
le premier,
Pierre
Le
Gentil,
ne renie pas la distinction en cause,
mais
tend
l'attnuer ; le
second,
Pierre Jonin,
la
maintient,
mais
au rebours
de
l'opinion
courante
(d'aprs
lui, Broul est courtois, Thomas ne l'est pas)
;
le troisime, Anthime Fourrier, rtablit
fermement
la ligne de dmarcation en
rpartissant
les
versions comme
le
faisaient
Bdier et G. Schoepperle.
Dans son article la fois
dense
et nuanc, La lgende de Tristan vue par Broul et Thomas (essai
d'interprtation) Le
Gentil dgage
excellemment,
bien
des gards, la manire
et
l'originalit
de l'un et l'autre romancier. J'ai d'autant plus de regrets, et d'inquitude, marquer mes dsaccords
avec lui.
Sur
Broul
d'abord. Art fragmentaire que le sien, dit Le Gentil du conteur normand
en
fondant sur
ce
jugement
l'ide directrice
de son interprtation. Art
fragmentaire.
Que faut-il
entendre exactement par l
?
Jusqu' quel point l'expression est-elle justifie
?
Si l'on dsigne
ainsi une faon
de
conter, le
ton
anim
d'un
auteur-
ongleur
emport, transport
par
son
rcit,
tant et si
bien
qu'en narrant un
pisode
il oublie
pour un moment
et ce qui a prcd et ce
qui
doit suivre, acceptons
de croire
un art fragmentaire 27. Il est bien
vrai
que Broul, merveilleux
conteur (Eilhart parat
terne
et sec ct de lui), participe intensment aux
joies
et aux souffrances
des amants, qu'il les voudrait innocents, qu'il s'apitoie
sur
eux, admire un si grand
amour,
plaide
en leur faveur.
Cette sorte de complicit fait que son rcit n'a pas de temps mort et peut
ressembler,
plus ou moins,
une
succession d'lans pisodiques. Mais,
visiblement,
Le Gentil ne limite pas
la porte de
cet
art
fragmentaire
un fait de
style, une
question de
ton. Il le met en
rapport
troit avec la conception et
l'esprit
de l'uvre, avec
les mouvements
contradictoires de la
passion
chez
Tristan
et
Iseut,
avec le substrat de
leur
drame moral tel que l'aurait compris ou senti Broul,
presque indpendamment
d'un scnario prexistant qu'il aurait
suivi sans
jamais s'inquiter
beaucoup d'en
prendre une
vue d'ensemble.
Citons
:
Rien, dans ce roman, et cela ne tient pas
uniquement
au hasard qui
l'a
amput
ses
deux
extrmits, ne rvle
une
logique
architecturale,
une
volont constructrice perptuellement en veil. Nous sommes en prsence d'un art
trs
direct,
trs spontan, mais aussi
fragmentaire...28 . Et encore :
II me
semble que la narration
broulienne
22.
G.
Sciioepperle,
op. cit., t.
I,
p.
77
;
cf.
aussi
t. II, p. 454-455-
23.
Ibid.,
t. I, p. 120-136.
24.
Elle a
d'ailleurs
forc le
contraste
entre
la premire et la
deuxime partie.
25.
Ibid., t.
I, p. 177,
182 ; t. II,
p.
453-454, 474-
26. P. L,e Gentil, dans Romance Philol.
,
t.
VII,
1953/54, p. 111-129.
27.
Dj,
dans sa troisime dition
de
Broul (aux
Class. franc, moy. ge ,
1928,
introduction,
p. vn-viii),
Ernest
Muret
estimait
que
certaines
contradictions
qu'on
a
releves
entre
la premire
et
la
seconde
partie
ne sont
pas si graves qu'on ne puisse les imputer
la ngligence
d'un
auteur qui, se
contrlant mal,
aurait, dans
le feu
de la composition, quelquefois perdu de
vue
ce qui
n'importait
pas
son
dessein
immdiat, ne
concourait pas
l'effet
momentanment
vis
par
lui .
28. IyE
Gentil, op.
cit.,
p.
111.
26l
-
7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan
9/27
JKAX FRAPPIICR
reprsente, parmi
les
tmoignages
relatifs
aux amants de Cornouailles, un cas plus isol
qu'on
ne
l'envisage d'ordinaire, plus complexe
aussi.
En particulier,
je me
demande
s'il
faut la
mettre,
aussi
troitement
qu'on
le
fait,
en
parallle avec Eilhart
et
son
modle
suppos.
Certes,
Broul
ne parat pas ignorer ce
modle,
mais,
selon toute
\rraisemblance, il en a
connu
au moins un autre.
Par
sa trame mme, son texte
ne serait
donc
pas
le plus
proche
de la version la plus ancienne de
la
lgende,
que tant d'rudits
se
sont
employs
reconstituer. Ce serait
plutt
un rcit
composite,
rassembl d'instinct,
en
dehors de toute ide
prconue29.
En fait, l'isolement
de Broul
se restreint
la partie qu' tort ou raison plus d'un critique
attribue
un
Broul
II. Pour Broul I, ne disons
pas qu'il parat ne pas ignorer le modle qu'Eilhart a connu de son ct
;
disons plutt que
le parallle
entre
le pote
allemand
et
lui
rvle avec clat qu'il est demeur
fidle
une
architecture
antrieure son
pome,
un
agencement
d'pisodes et
de motifs
occupant une
position
centrale,
et capitaux pour l'interprtation du Tristan (le rendez-vous pi, la
fleur
de
farine,
le saut de la
chapelle,
les
lpreux,
la fort
du
Morois, la loge de feuillage, le
philtre
et son affaiblissement,
l'ermite
Ogrin,
Iseut
rendue
Marc).
C'est
donc une
exagration
que de rserver 1' art fra
gmentaire
de
Broul,
ou ses impulsions
d'un
moment,
des
mrites
qui
appartiennent
eu
ralit
la structure de la version
commune.
Cette structure avait une valeur
substantielle.
Venue
d'un
mme
modle,
elle a command, dtermin la signification des romans et d'Kilhart et de Broul.
On
peut
dire en effet
que
l'clairage et les
lments fondamentaux du
drame de la fatalit et de
l'amour en conflit
avec la loi
restent semblables
chez l'un et chez l'autre, y compris la sympathie,
qui
n'est pas spcialement broulienne , accorde aux amants.
Les
diffrences ne concernent en
gnral que des dtails,
l'avantage
de Broul et de son
talent.
Mais qui
sait, aprs
tout, s'il n'est
pas rest plus
prs
du modle commun, qu'Eilhart, un traducteur, a souvent l'air d'abrger
?
Passons
Thomas. De nouveau, Le
Gentil
effectue
avec finesse et got de la prcision
les
peses
oscillantes
d'un
problme
moral
difficile
valuer,
saisir
dans
sa
complexit. Le sens courtois
du pome anglo-normand n'est pas
ignor. Le
changement dcisif apport la donne du philtre,
devenu
chez
Thomas
le
symbole d'un
amour
qui
trouve sa justification en lui-mme,
est
parfa
itement
rappel30.
Il
n'en
va
pas autrement
pour ce
principe
cher
l'idologie courtoise que
l'amour
doit
se
fonder
sur
le prix de la personne aime31. Pourtant, au bout du compte, l'image
qui nous
est offerte
de Thomas d'Angleterre fait moins
penser un
apologiste de
la fine
amor
qu' un
moral
iste peu
prs
digne d'tre rang parmi les censeurs de l'amour coupable.
Comment
s'obtient
cette
demi-mtamorphose
?
Elle est apparemment favorise par
certains
passages o l'idal de la
fine
amor semble assombri et compromis. Exploits
avec
adresse et c'est
le
cas, ces passages
peuvent persuader que Thomas
aurait
peint
non
sans
quelque
prdilection
les
hontes et
les
tourments
de
l'amour
coupable,
au lieu
de
le
glorifier. C'est du
moins dans
cet esprit que
Le Gentil tudie
le
dsarroi moral de Tristan lors de son mariage avec Iseut aux Blanches Mains32, la
dispute
de
Brengain et
d'Iseut88,
qu'il estime aussi que l'pilogue du pome la mort des amants ne
peut
gure
passer
pour une apothose34
.
Ces
pages
nous valent
de
pertinentes
observations
sur
le
ralisme et la
lucidit
de Thomas.
Mais
la question
qui
se pose est de
savoir
si les passages sur
lesquels
Le
Gentil a jet son
dvolu
constituent des
reniements
de la
fine
amor, des
repentirs
de
l'auteur
;
elle est aussi de mesurer
leur
importance
par
rapport l'ensemble de l'uvre.
Que
Thomas
se
soit largement
attach dcrire et analyser les tourments amoureux, le
fait
est
vident. Trois
raisons, mon
avis, se
conjuguaient pour qu'il en ft
ainsi
:
le
thme tait consubstantiel au
29.
IyE
Gentil, op. cit., p. 117.
30.
Ibid.,
p. 119.
3 1 . Ibid.
32. Ibid.
Si . Ibid.
34. Ibid.
p.
122, ij.4.
p. 120-122.
p.
122-123,
P- 125.
-
7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan
10/27
STRUCTURE ET
SENS DU
TRISTA.X
Tristan ; il
appartenait, non
moins
que la joie des amants, a la tradition du lyrisme d'oc,
non
ignore
la
cour anglo-normande ; il
semble enfin
([lie par un penchant personnel Thomas
l'ait
trait
avec
une
dlectation
secrte,
et
mme
un
soupon
de
masochisme. Bn
tout cas,
psychologue
et romancier, il ne pouvait se contenter de l'art allusif des troubadours. Il
lui
fallait
crer
des
situations
dramatiques, des pripties
propres
sonder toujours plus
les
curs de Tristan et d'Tseut,
leur
imposer des preuves dont
leur
amour sortirait plus fort.
Car c'est
bien
de cela qu'il
s'agit,
quand
Tristan
est en proie au
doute,
la jalousie, la
tentation charnelle, ou
quand Brengain
insulte
Iseut. Ce sont des preuves, et des preuves qui s'achvent par la victoire de l'amour.
Quant la mort des
amants, sans
tre une apothose, elle
n'en exalte
pas moins leur fidlit,
leur
suprme union. En
vrit,
rien
n'autorise carter
tant
soit peu Thomas du
camp
de la
fine
amor. Il est louable
assurment
d'introduire autant
de moralit qu'il
se
peut
dans l'interprtation
des romans de Tristan. Mais nous
n'avons
pas juger Thomas sur ce qu'il aurait d faire. Il faut
voir
ce qu'il a
fait, ou
voulu faire. Or, il est bien
certain
que pour
sa
part il
n'a
pas
considr
un
seul instant
l'amour
de Tristan et
d'Iseut
comme un amour coupable. Il donne tort la loi et
raison
l'amour.
On s'en aperoit
d'autant
mieux
qu'on
ne se borne
pas
des
fragments et
qu'on
prend une
vue
entire
du
roman,
comme permet
de
le
faire,
peu
de
chose prs,
l'admirable
reconstruction de Bdier. Car le sens n'est pas
indpendant
de la structure, aussi
bien
pour Thomas
que
pour
Broul.
Dans un
ouvrage
intitul
Les
personnages fminins dans les romans franais de
Tristan
au XII0 sicle ;
tude
des
influences contemporaines^ P. Joniu a rsolument rompu de son ct
avec
l'opinion
traditionnelle
en
soutenant
que
Broul
mritait beaucoup plus que Thomas
l'pithte de
courtois
.
D'o
provient
ce contre-pied
paradoxal
? Il s'explique, mes
yeux du
moins, par
deux
raisons
initiales d'erreur. La premire est constitue par la limitation
arbitraire
d'une tude o d'une
part l'auteur ne met en ligne de compte que les personnages fminins, comme si l'on pouvait
prciser la tonalit morale de chacune des versions
en
ngligeant Tristan et Marc, o d'autre part
il
se fonde
uniquement,
lui aussi,
sur
les
fragments
conservs
de
Broul
et
de
Thomas, comme
si
l'on pouvait saisir le sens d'une uvre
sans
considrer sa
structure.
Cette
conception
doublement
fragmentaire du sujet le rend tout de guingois, en porte--faux. La seconde raison n'est
autre
que
la
confusion dj signale et
si rpandue entre
courtoisie et amour
courtois
, ou fine
amor. C'est
la
notion
de
courtoisie comprise dans
son sens
le
plus large
social si
l'on veut
que
se
rattachent certains traits
courtois qu'on
trouve
en effet chez Broul,
comme ou
en
trouve
aussi chez Eilhart. Mais ni chez l'un ni chez l'autre de ces reprsentants de la version commune
on ne saurait discerner
la
moindre concession
l'idal
que
Thomas prtendait
illustrer dans
sa
version courtoise
:
la
fine
amor mise
au-dessus
de la loi sociale et religieuse, la
fine
amor justifie
parce qu'elle est la
fine
amor.
A une
courtoisie qui n'tait
rien
de plus qu'un vernis ou le
got
d'un
dcor brillant
le
romancier
anglo-normand ajoute ou substitue, plus profondment, la religion
de
l'amour.
Cette
diffrence
essentielle a
chapp
Jonin.
Quant
la clergie
de
Thomas,
il
ne faut pas
l'exagrer,
au dtriment
des lments
courtois,
sur
la foi de passages isols, non replacs
dans
un ensemble, ou mal interprts. Lui a-t-elle jamais donn le pli d'un auteur pieux, d'un
moraliste chrtien ?
Si
oui, par quelle singularit ou plutt par quelle
aberration aurait-il
entrepris
de composer, uvre de longue haleine,
un
nouveau Tristan ddi
tous les
amants
? En
revanche
l'tat de clerc n'tait pas
ncessairement
incompatible avec la vie du sicle et
une
inspiration
profane36. Aussi Jonin est-il plus
prs
de la
vrit en
crivant tout
la fin de son
livre, au
risque
j ,.
Publication
des Annales Fae. Lettres. Aix-en-Prveuce > n .
s.,
2z, 195H. Mes rserves concernent avant tout l'orientation
des chapitres consacrs
1 influence courtoise < et au climat religieux . L,es
recherches
de
P. Jonin
n'en
sont
pas moins fort
dil
igentes, propos notamment du procs
d'Iseut
et de
l'pisode
des lpreux.
Son
tude
est crite
avec
got et riche dans
le dtail
eu
prcisions intressantes.
36. Rappelons
une
fois de plus qu'on pouvait tre
clerc
sans tre
prtre
ni moine.
-
7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan
11/27
JEAN FRAPPIER
de dmentir beaucoup de ses
prcdentes assertions
: Bn somme la
pense de Thomas nous
apparat comme
une
pense profondment clricale,
mais
scularise87.
Que
n'a-t-il tir
au clair
toutes les
consquences
incluses
dans
le mot
scularise
38
?
La distinction
classique
entre les deux versions
reprend
tous ses droits et gagne en
vigueur
avec
le
substantiel
chapitre, la fois
robuste
et
fin,
qu'A.
Fourrier
a
crit sur le Tristan de Thomas
d'Angleterre dans l'ouvrage que nous avons dj signal39.
A
l'exemple de Bdier,
mais
non
sans
des
retouches et
des
complments
trs
personnels, il
prouve
son
tour,
avec minutie et clart,
que Thomas est
parti
de la version commune et qu'il
en
a modifi la structure et l'esprit parce
qu'elle
ne lui a paru
ni assez
cohrente, ni assez profonde,
ni
encore
assez courtoise 40.
Attachons-
nous
seulement
aux
changements
commands
par
la
courtoisie
. Alors que Bdier en limitait
les effets aux adoucissements qu'exigeaient
de
Thomas et de son public le respect des biensances
et un plus grand
raffinement
des murs, Fourrier
n'a
pas
manqu de s'apercevoir
que la
courtoisie
du romancier anglo-normand comprenait la
fine
anior et que celle-ci tait
bien
le ressort principal,
disons
plutt
l'me
de
son
renouvellement.
Il
fait
un
pas
dcisif et
touche
au
fond
du
problme
en
crivant,
vers
la
conclusion
de son chapitre
:
Par l, par cet
approfondissement psychologique,
Thomas demeure, autant et plus que Chrtien
de
Troyes, un trs audacieux pote
de
la 'courtoisie'
au
sens
restreint
du terme qui
est
la religion de
l'amour41.
Qu'un
lien
solide unisse
l'idologie
ou au sentiment de la
fine
amor l'effort d'analyse et
d'introspection
ralis par Thomas, j'en suis
persuad moi
aussi.
De l
vient qu'au plan du rcit, auquel
se tiennent Eilhart et Broul, il
ajoute
un plan de la
conscience,
celle que prennent d'eux-mmes et de
leur
responsabilit
devant l'amour
de
fins
amants
inquiets des plus
secrets mouvements de leur
cur.
Mais une religion de
l'amour
implique
coup
sr des principes moraux,
une
thique, sinon une thologie. Psychologue de la
fine
amor, Thomas
n'en
a-t-il
pas t
aussi
le moraliste, avec autant
ou
plus
d'audace
? On admettra
que ce
double aspect
n'est pas ignor de Fourrier dans le beau passage que
voici,
auquel je ne puis
qu'applaudir
:
Pour Thomas d'Angleterre
comme
pour les troubadours la cortesia est un
style
de
vie
raffine.
Lui
aussi
professe le
culte
de
la
dame
:
Tristan,
bien
qu'il
soit
tent,
ne
consomme
pas le mariage
avec
Isolt-aux-Blanches-Mains,
son
pouse ; celle-ci l'aime profondment,
mais
lui
reste fidle 1'
'amie', Isolt la Blonde, laquelle il
lve le
sanctuaire
de
la
'Salle
aux
Images'.
Thomas
aussi
voit dans
l'amour,
non pas
une
passion lmentaire,
mais une
source de prouesse,
d'hrosme et d'abngation :
Tristan
refuse les consolations du grelot magique que porte Petit-
Cre
et, plus tard, conjur
par
Tristan
le
Nain
au nom
mme de son
amour, Tristan
l'Amerus ou,
comme
l'appellent
les troubadours,
Tristan
Tamador' n'hsite
pas, mais vole
au combat
et
en
fin de compte
la mort,
o
le
rejoindra son
amie.
Car
telle est la
grande
originalit
de Thomas
:
plus que la 'joie' de
l'amour courtois, il en
peint la
tristesse, les
tourments et
les souffrances...
Chez d'autres, l'amour courtois est un
art de
vivre,
lgant
et
agrable...
; chez Thomas, il devient
un art de souffrir et d'en mourir
:
c'est dans la mort des amants qu'il atteint son suprme
accomp
lissement42.
Voil
qui est
bien jug
et
bien dit. Il se
peut cependant
on
le
verra en temps
voulu que
Thomas ait pouss plus loin
encore
l'apologie de la
fine amor.
37. I'.
Joxix, op.
cit.,
p.
457-
38.
On
lira avec profit les
observations
de
Mlle B. H.
Wind (Elments
courtois
dans
Broul et
dans
Thomas,
dans Romance
Philol. ,
t. XIV, i960, p. 1-13 ;
Les
versions franaises du Tristan
et
les
influences
contemporaines,
propos
d'un livre rcent, dans
Neophilo-
logus , t. XI/V,
1961, p.
278-285) et de Mme R.
I,ejeune
(Les influences contemporaines
dans
les
romans franais
de
Tristan au
XIIe
sicle,
dans Moyen ge
, t.
L.XVI,
i960, p.
143-162) sur
l'ouvrage
de
P. Jonin. Elles maintiennent
l'une
et
l'autre
avec fermet
que la
version
de Thomas est
d'un caractre
minemment courtois.
39. A. Fourrier, Le
courant raliste
dans
le
roman courtois..., p. 19-109.
40 .
Ibid.,
p.
42.
41 . Ibid.,
p. 106.
42 . Ibid.,
p. 106-107.
264
-
7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan
12/27
STRUCTURE ET
SENS
DU TRISTAN
Confirmer
davantage
une
vrit
que d'autres
ont
dj
tablie, je
n'ai
que
cette ambition
stricte
en
m'occupant
moi
aussi distinguer nettement version commune et version courtoise. Il en
vaut la
peine
aprs tout, si la question est d'importance
et comment en
douter
?
ou
si elle
n'est pas
encore en tous
points l'abri de la controverse.
On
sait
qu'en aucune faon je n'entends sparer le sens de la structure (un
rapport,
visible ou
cach, existe entre
eux
quand une uvre est
digne de
ce nom). Pourtant
je
ne songe pas
considrer
chacune des versions
dans
sa continuit narrative.
A
quoi bon recommencer ce que Bdier a si
bien
fait
?
Il me parat plus nouveau et
non
moins
probant d'examiner
l'un aprs
l'autre les
pisodes
principaux, les thmes
dominants, ceux
qui permettent au
mieux de
jalonner une ligne de crte
et de partage entre
les
deux versants. Au lieu d'une analyse o l'on suit le fil du rcit, nous
voudrions
offrir en somme une srie de
coupes transversales
et comparatives de la version commune et de
la version courtoise pour
chacun
des
thmes
ou
des
pisodes
retenus,
avec
le
souci permanent
de les relier l'ensemble dont ils font partie et de
dfinir
leur
fonction dans l'conomie
de
l'une
ou de
l'autre version. Autant
d'essais qui devraient
se
prter
un
mutuel contrle et prouver
si
des diffrences tranches, significatives,
distinguent
rgulirement le
Tristan de
Thomas d'un plus
ancien
Tristan.
Ce serait l, il est vrai, un long labeur. Du travail annonc,
nous
ne traiterons cette fois
qu'une
part, mais
non
sans
opter
pour
les
deux thmes
les
plus dterminants, auxquels tout le reste est
subordonn, qui
commandent eux seuls
l'orientation
gnrale des deux versions : le philtre et
le jugement de Dieu.
En
troite connexion, ils posent
immdiatement
le problme fondam ental
:
Tristan
ou Iseut sont-ils des coux>ables ou des innocents
?
Subissent-ils
leur
amour en victimes
de la fatalit ou bien l'ont-ils voulu,
accept
librement
?
Doivent-ils, peuven t-ils
en avoir
du
remords
ou
s'en
faire
une
gloire
au
fond
de
leur cur
?
A ces
questions
une rponse
diffrente est
suggre
ou
donne dans
chaque
version. De
l'une
l'autre,
il se
produit une transformation
d'ordre
psycho
logique et moral qui fait passer Tristan et Iseut d'un amour fatal un amour courtois.
Prcisons-le
une
fois de plus
:
si l'on a mconnu le sens de la transformation, ce n'est pas seulement
pour avoir confondu une courtoisie qui ne
s'oppose
en rien la loi sociale et religieuse
avec un
amour
courtois
qui n'est
point dans le mme cas,
puisque
adultre ou d'intention
ou de fait, c'est faute
aussi
de pntrer le fond
de
cette fine
amor, qu'on rduit trop
souvent
l'tiquette du service
d'amour,
aux
formes
de la dvotion
la
dame,
en se rfrant
aux Regulae
amoris d'Andr le Chapelain, dont le
fameux
trait ne mrite qu' demi d'tre regard comme
le texte canonique de l'amour courtois (aprs avoir
clbr
celui-ci, le Chapelain n'a-t-il pas chant
la palinodie
?)
Plus qu'une obissance un code, la
fine
amor exigeait un lan du cur alli
des
raisons
d'aimer.
Elle
avait
pour principe une
autonomie
morale
de
l'amour,
qui devenait
ainsi
une
fin
en
soi,
un
absolu.
De cette conception dcoulaient trois
tendances
caractristiques :
l'amour est pour
une
part volont, lection, choix des lus et des lues
;
il est li la
valeur
des
amants, leur mrite ; sentiment lucide et
raisonn,
il est l'oppos d'un abandon
la
fatalit
(on
saisit ici l'aspect cornlien de la
fine
amor)
:
de
cette
part de rflexion rsultent la fois
une
discipline
morale,
une casuistique, un
besoin
d'analyse et
d'introspection
; dans
l'univers
autonome et
intrieur
de la
fine
amor
se
multiplient
les
calques de la religion
;
plus
encore,
elle
est une religion de l'amour, avec des
adorations,
des extases, des
scrupules,
des repentirs, des
examens de
conscience,
une
ascse,
des joies et des
tourments.
Telle
est la fine
amor
dont
Thomas d'Angleterre tait
pntr dans son
esprit
et dans son cur.
A-t-il eu
tort,
a-t-il
eu raison
de vouloir
plier
la
matire
du Tristan cette religion de
l'amour ?
26s
-
7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan
13/27
JEAN FRAPPIER
J
/entreprise apparat tmraire, il faut l'avouer. Dans la version commune, il
n'y
a pas d'issue
au conflit
entre la passion des amants et la loi
;
jamais la loi n'y cde
en
droit aux revendications
de
l'amour.
N'tait-il pas
paradoxal
de
songer
remanier
selon
l'idal
courtois un roman o
la
fatalit enchanait des amants irresponsables
?
Pareil
dessein
ressemblait
une
gageure. A
l'ambition de Thomas s'opposait la rsistance du sujet. Ne s'est-il pas condamn rester prisonnier
d'une tradition qu'il prtendait dominer
?
De
fait, il
n'a
pas vit un
chec
partiel.
Mais
la tentative avait
sa
grandeur, et l'uvre accomplie
rpond
un
effort de cration puissant et parfois gnial.
Sachons-lui
quelque
gr
de
s'tre attaqu
de front aux difficults. Plus subtil ou moins audacieux, Chrtien de
Troyes
a senti
mieux
que
lui combien on s'exposait l'insuccs en voulant
attirer le
Tristan dans
l'orbite de la
fine
amor
;
aussi, dans son Clivs, le pote champenois ne s'est pas risqu composer un
no-Tristan
sans
recourir
un subterfuge : il a
invent
une
autre intrigue,
imagin des
personnages
nouveaux.
Thomas, lui,
n'a
pas
cherch de biais
; il
n'a
pas trich.
Il
n'a
pu,
il
est
vrai,
repenser
le
Tristan
et
l'adapter
son got
sans
briser
par endroits ou pour
le
moins sans fausser
une
structure cohrente. Il en a dplac le centre
de
gravit,
mais n'a
pas
rtabli tout
fait l'quilibre compromis. Ces gauchissements
ne sont
aprs tout que la ranon
d'une saisissante originalit.
II
Le philtre
A. Le philtre dans la version
commune.
Appel
trang
(breuvage)
par
Bilhart, boire d'amour ,
vin
herbe
ou
herbe
, lovendrant,
lovendrin
par
Broul, le philtre que
par
mprise ont bu
Tristan et Iseut sur la
nef
qui
les
portait d'Irlande en Cornouailles est
dans
la version commune la
fois la
cause matrielle de
leur
amour,
le symbole
de
leur passion
fatale
et l'excuse
de
leur
pch.
La
mre
d'Iseut
obissait
la plus morale des intentions en prparant ce
philtre
et en le confiant
Brangien :
offert
le soir des
noces
par la fidle suivante aux poux
qui
le
boiraient
ensemble, il
devait
les
lier
l'un l'autre d'un
amour
qui ne finirait pas. Or une
erreur imprvisible
a
fait
que
le breuvage
magique
exercera sa
puissance
jamais
non
sur le
roi
Marc et sur Iseut, mais sur
Tristan
et
sur Iseut,
malgr lui, malgr elle. Invention nave ?
Peut-tre.
tait-il
permis
pourtant
d'attribuer avec plus de rigueur
un
amour coupable l'accident, plus fort que tout vouloir,
une
fatalit aveugle et purement physique, ce qu'on appellerait de nos jours le dterminisme
des passions source de faiblesse ou d'irresponsabilit,
mais aussi
de piti et de pardon
?
Pice matresse
ri
ans
la structure
du
Tristan et dj
prsent
coup
sr
dans
le
modle
commun
d'Eilhart
et
de
Broul,
le
philtre a
d
tre
imagin
par
l'auteur
de
l'archtype.
On
sait que dans
les donnes celtiques la fatalit
de
l'amour tait impose par la femme au
hros
soumis
aux
contraintes de la geis. Cette conception
primitive
ou trop exotique tait probablement dpourvue
de clart aux yeux d'un trouvre anglo-normand ou
franais.
Il
fallait expliquer
autrement la
passion
de
Tristan
et
d'Iseut.
Une
croyance trs
rpandue a
pu
tout
naturellement
suggrer l'ide
du
philtre au
premier romancier de Tristan.
Qu'en
substituant le
-
7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan
14/27
STRUCTURE
ET
SENS DU TRfSTAX
dans
son esprit44, seule importe aprs tout la singulire originalit avec
laquelle il
a fait de son
philtre
un artifice habile, un
moyen dramatique
et une image inconnue avant
lui
Je
l'amour
fatal.
On ne saurait trop
remarquer
cette nouveaut. Il est bien vrai que dans les
aitheda
un lien magique
unit les
amants et que
leur destin les
entrane
inluctablement vers
la mort.
Il
s'en faut pourtant
que
Diarmaid
et Grainne, le
rcit
le plus proche
du Tristan,
confre l'amour fatal cette perfection
qui
lui
vient du philtre. O
trouver dans
le conte irlandais l'quivalent de la
passion
totale et
rciproque ne au
mme
instant chez
Tristan comme
chez
Iseut,
chez Iseut
comme
chez
Tristan
?
Charme
par Diarmaid
et son
grain
de beaut,
signe
mystrieux du destin, Grainne subit assurment
la fatalit de l'amour ; aprs
quoi, sans que
rien l'arrte, elle
poursuit
avec ruse et
tnacit
la
satisfaction de son
dsir
amoureux. Mais qu'eu
est-il pour Diarmaid ?
Il y aurait
beaucoup
de
difficult
voir
en
lui
un vritable amant. Il apparat
bien
plutt
comme
une
victime
pitoyable,
un perscut sans espoir, mais non
sans noblesse,
enferm dans un
rseau de contradictions
o
son
honneur
est
engag, mais
non
son
cur.
Le
manque
de
symtrie
morale
entre
l'hrone
et
le
hros
appelait au moins
une
retouche. Ajoutons que malgr ses consquences
funestes
la fatalit
de
la
geis
restait
incomplte
: elle
laissait
au
hros
le
temps de lutter, fut-ce,
en
vain.
Rien
n'est
plus immdiat au contraire que l'effet du philtre.
Il
tablit d'un
coup
trois absolus
:
l'absolu de
la fatalit, l'absolu
de l'amour,
l'absolu
de l'irresponsabilit. Ainsi
se
trouvait
cr le
couple
idal
des
amants gaux
dans
leur
destin,
gaux
dans
leur
bonheur,
gaux
dans
leur
malheur,
gaux
dans leur
faute ou
dans leur innocence.
Gnie novateur par
rapport
la geis celtique, celui qui a imagin le philtre ne le fut pas moins par
rapport aux
potes
de
l'antiquit classique.
Les
Grecs
et
les
Latins n'ignoraient
pas
eux non plus
la fatalit amoureuse.
Ils
se
reprsentaient volontiers la
passion
comme
une maladie envoye
par les
dieux.
Faut-il voquer
la fille de Minos
et
de
Pasipha
?
Mais
la diffrence clate au
premier
coup
d'il. Un couple
pareil
celui de Tristan et d'Iseut
manque
dans la
srie
des amours
antiques,
o la
femme est
la seule victime
de
la
grande
passion
fatale. Il
suffit
d'en juger
parne
et
Didon,
le couple antique de beaucoup le
mieux
connu
au xne
sicle
: on sait
combien la partie
est
ingale
entre les
deux
partenaires, et comment le
paisible
ne
brle
la
politesse
l'infortune
Didon.
Iya
parfaite
galit des
deux amants devant
l'amour fatal, voil
donc
ce
que l'invention du
philtre
apportait de plus original dans la peinture de la passion.
Tout
e
destin
de Tristan et d'Iseut s'expli
queu
fond
par cette
conception.
Comme chacun
d'eux
a
bu
la
mme quantit du mme
philtre,
ils voudront partager
au
mme point la joie et la
souffrance.
Ils trouveront un bonheur
jusque
dans leur misre
ainsi
rpartie. De plus, cette galit qui traduit leur indissoluble et suffisante
union
les spare
idalement de l'univers pour
les
enfermer
dans ce refuge ferique,
entre les
nues et le ciel , que
Tristan contrefaisant
le fou promet de
donner
Iseut45.
Enfin,
le
philtre
quitable
et
tout-puissant
ne
permet
pas que
l'amante
survive
l'amant
:
la
mort de
Tristan
et d'Iseut magnifie elle aussi leur galit
dans
la passion. Comme le
dira
le roman
en
prose, fidle
cet
gard
au sens profond
du
thme, en
relatant
la
scne du
boire
amoureux
:
Tristan but
toute plaine la
couppe,
et puis
commande
que
on
le doint Yseult, et
on lui
donne. Et Yseult
44.
Peut-tre ne faut-il pas exclure non plus
une
influence venue des aitheda. Si rien du
ct
celtique,
autant
que
je
sache, n'est
vraiment comparable au philtre du
Tristan,
certains
breuvages
n'en
ont
pas moins
leur
rle dans l'histoire de
Diarmaid et Grainne
ou
dans
celle
de Cano et Crd. Au cours
d'un
festin Grainne endort tous les
convives
avec une liqueur magique, l'exception d'Oisn,
fils
de
Finn,
et de
Diarmaid,
qui elle veut
parler
en toute libert.
Crd agit
de
faon analogue
afin
d'offrir sans
tmoins gnants
son
amour
Cano
(cf.
J.
Carxf.y,
Studies
in Irish
Literaturc and
History,
p.
215, 217). I)
y
a loin de
ces
soporifiques
au boire
d'amour
.
Il
se
pourrait
toutefois qu'ils
aient
aid
faire
natre
l'ide du philtre fatal,
comme par
contigut,
car Grainne a recours
son expdient
juste avant de lancer
Diarmaid
le
dfi
contraignant
de la geis.
45. Cf .
Folie
Tristan
de
Berne,
v.
163/67, et
Folie
Tristan d'Oxford,
v. 301/10.
27
-
7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan
15/27
JEAN
FRAPPIER
boit.
Ha Dieu quel boire Or
sont
entrez en
la
rote
qui jamais
ne leur
fauldra
jour
de
leurs
vies,
car
ilz ont be
leur
destruction et
leur
mort. 46
On
voit combien
le
philtre,
instrument
de
la fatalit,
eu
est
aussi
le
symbole
incomparable. Au
vrai, il symbolise
la
fois la
fatalit
et
la force de
l'amour
(il
va
de soi
que l'auteur
de l'archtype
n'a pas
song
dissocier ces deux
lments).
Cependant
les thmes
conjoints sont tellement
enra
cins dans la
lgende qu'ils ont suscit
d'autres signes que
le
philtre. Avant que les
amants
aient
bu
le vin
herbe
sur la nef,
l'action
de la
fatalit, cache dans la navigation
l'aventure,
a
conduit
par
deux fois Tristan
vers cette
terre d'Irlande o
vit
Iseut (le retour involontaire
au
pays choisi
par le destin est tout
fait
conforme la
tradition
celtique). On connat par le lai
de
Marie de
France la symbiose du coudrier et du chvrefeuille, autre expression de l'galit,
vitale
et mortelle
en
mme
temps,
qui
unit les amants. Non moins
significative
et potique apparat aprs
leur
mort
la
merveille
des deux
arbres
entrelacs
au-dessus
de leurs tombeaux47.
Il
reste que
ces signes
ne
constituent
que les harmoniques du symbole majeur, le
philtre,
mme si
certains
d'entre
eux
appartiennent
un
stade
antrieur
de
la
lgende.
N'oublions pas
pourtant
que le philtre est tout
autre
chose qu'un pur symbole dans la version
commune.
On
ne
se
tromperait gure
en
soutenant que l'auteur de l'archtype l'a conu avant
tout
comme
un ressort
prcieux de
l'action et
que sa
valeur symbolique est en somme une chance
admirable, un supplment heureux de posie. Car chez Bilhart et chez
Broul
le
trait
le plus
frappant
du
boire d'amour est aprs tout sa fonction dans l'agencement
du rcit, ainsi
que
ses
rpercussions sur
les
composantes
morales
du drame. Il y a l
un
mcanisme tellement
spcial
qu'on ne
lui
a peut-tre pas accord l'attention ncessaire, malgr tout ce qu'on a crit
sur
le
sujet. Une fois le philtre
bu et termine une brve transition o
ses premiers effets laissent
Tristan
et
Iseut
dans l'angoisse et
l'accablement48,
ce mcanisme agira
automatiquement :
il ne
se
produira
que des conflits
extrieurs entre le couple indissoluble et
d'autre
part
la socit, la
loi, le
mari
outrag.
Arbitraire ou subtil, paradoxal, tant qu'on voudra,
tel
est bien le postulat du
philtre
matriel
dans
l'archtype. A
ne
pas
l'admettre,
on
mconnat invitablement
le
sens
de
la
version commune.
Il
nous reste
montrer
ou
rappeler
comment l'auteur de l'archtype
a
fait
fonctionner le ressort
dramatique
du philtre, et tir
les
consquences de son postulat avec
une
logique
indniable,
aurait-elle de quoi
dconcerter.
Premire
constatation : dans la version commune il n'est pas d'autre cause l'amour
de Tristan
et
d'Iseut
que
le
vin
herbe
,
que l'accident du philtre. A notre avis rien
ne
permet de contester
ce fait tabli philologiquement par Bdier49. Cette
fonction
du
philtre
apparat
d'autant mieux
que,
loin de s'aimer avant de
l'avoir
bu, Tristan
et
Iseut avaient l'un
pour l'autre
de
l'indiffrence
et mme de l'aversion. En quittant l'Irlande,
Iseut
n'avait pas encore
oubli
la mort de son oncle
le
Morholt tu
en
duel
par le
hros
cornouaillais.
Autre
ressource extraordinaire
procure elle
aussi
par le
boire
d'amour : il
sert
excuser la
faute
des amants. Comme
ils
n'ont
pas
failli
volontairement,
ils
sont
ou
ils
se sentent
irresponsables,
donc
innocents.
Moralement ils sont pour ainsi dire enferms dans
une
cloche de
verre, o
une
machine
pneumatique a
fait
le
vide des responsabilits. Est-ce
un
peu enfantin ou
trs
habile
?
En tout cas Tristan et Iseut ont
bien
l'air d'chapper ainsi aux revendications de la loi sociale
et religieuse.
Un autre auteur a-t-il
jamais ralis
pareil
renversement
des valeurs morales
par
46 . BDIER,
Op. Cit.,
t. II,
p.
341.
47. A un niveau
diffrent il
serait tentant
de reconnatre
un reflet
du
thme
fondamental
dans
l'histoire du chien fidle, Husdent,
si bien conte par Broul.
On sait
quel
deuil
mne Husdent aprs la disparition de Tristan
son
matre et comment, une fois
dtach,
il va
le
rejoindre et partager sa
vie
dans la fort de Morrois. Husdent aime, est prt aimer jusqu' la mort, Beste ne ju
de tel amor
(v. 1460). I,ui
aussi
symbolise
la
force
de l 'amour,
indpendamment
du philtre
coup
sr.
48.
Bdier,
op. cit.,
t. II,
p.
234.
49.
Ibid.,
p. 212, 222, 226-227.
-
7/24/2019 Frappier, Structure Et Sens Du Tristan
16/27
STRUCTURE ET
SENS DU
TRIST.4X
le simple jeu d'un ressort
dramatique ?
Irrfutable alibi pour
les
amants, et
sans doute
aussi
pour
l'auteur, que le philtre A l'abri de
cet
argument, l'allgation
de
l'irresponsabilit totale
apparat
hors
d'atteinte.
On
pourrait
tre
enclin
dans
ces conditions
voir
dans
le
Tristan
de
la version commune le plus
foncirement
immoral
de
tous les
romans.
N'a-t-il pas port au mariage
un
dfi paradoxal
?
Comparons avec
Marie
de
France
qui
a profit beaucoup
du
Tristan, non sans
lui
faire subir des adoucissements. On trouve dans ses lais des maris tromps,
mais
il est clair
qu'ils
mritent leur
sort, aux yeux de la
potesse, attendu
qu'ils sont
vieux, insupportables
et
mchants. Iye roi Marc au contraire est jeune et gnreux,
plein d'amiti
pour Tristan et
trs
pris d'Iseut.
Ceux-ci chercheraient
en
vain
une
autre
excuse
que celle du
philtre et
de la
fatalit.
L/auteur de l'archtype
a
voulu trs consciemment qu'il
en ft ainsi. Pourtant on
tomberait
dans l'erreur en
prtendant rduire
une immoralit
crue le
privilge d'irresponsabilit qu'il
a
octroy
aux
amants. Il a
certainement vit de
les justifier par le recours une thique transcen
dantet suprieure la morale courante (ce que fera Thomas
dans
la version courtoise). Son
ide profonde tait
que les
passions
d'amour
ont
leur mystre, enlvent
sa
libert
l'homme,
et
qu'on
peut
en
aimant
tre
innocent
et
coupable
la
fois.
L'abb
Prvost
sera
probablement
le
seul
retrouver cette tonalit
morale en
contant
l'histoire du chevalier des Grieux et de Manon5 .
L,e
philtre de
la
version
commune offre
enfin
une particularit bien curieuse :
sa pleine
efficacit
est limite dans le
temps.
Comme le
prcise
Bilhart, le
boire
d'amour avait tant de force durant
les
quatre premires annes que
les amants
ne
pouvaient
rester spars plus d'un jour
sans
tomber
malades,
ni plus d'une semaine sans mourir.
Mais
au bout de quatre
ans sa violence diminuait
assez pour qu