le figaro histoire n°6

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NUMÉRO 6–FÉVRIER/MARS 2013 – BIMESTRIEL BEL : 7,60 - CAN : 14 $C - CH : 11 FS - DOM : 8 - LUX : 7,60 - MAR : 75 DH - NL : 8 - PORT CONT : 8 BEL : 7,60 - CAN : 14 $C - CH : 11 FS - DOM : 8 - LUX : 7,60 - MAR : 75 DH - NL : 8 - PORT CONT : 8 LES ROMANOV EN 9 ÉNIGMES CRIMES, COMPLOTS , CHÂTIMENTS NICOLAS II, TSAR MALGRÉ LUI LES FANTÔMES D’IEKATERINBOURG 6 NUM É R O NUM É R O 1613-2013 Tsars Romanov maudits Les 1613-2013 Tsars Romanov maudits Les ANGKOR, LES AVENTURIERS DU TEMPLE PERDU LINCOLN, DE L HISTOIRE ÀL ÉCRAN ROME ÀL APOGÉE DE L EMPIRE :HIKPPJ=ZU[^U\:?a@k@k@g@a" M 05595 -6- F: 6,90 E - RD

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La saga des Romanov, Lincoln, de l'histoire à l'écran, l’énigme Ramsès III

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Page 1: Le Figaro Histoire N°6

NUMÉRO 6 – FÉVRIER/MARS 2013 – BIMESTRIEL

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LES ROMANOV EN 9 ÉNIGMES

CRIMES, COMPLOTS, CHÂTIMENTS

NICOLAS II, TSAR MALGRÉ LUI

LES FANTÔMES D’IEKATERINBOURG

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1613-2013

TsarsRomanov

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1613-2013

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É D I T O R I A L

Par Michel De Jaeghere

Il ne fréquentait pas les studios de télévision où se bousculenttant de gloires passagères. Il leur préférait le cabinet de travailoù s’élabore une œuvre dans la patience et le recueillement.

Jacques Heers s’est éteint le 10 janvier, à l’âge de 88 ans.Il avait été, durant de longues années, titulaire de la chaire

d’histoire médiévale à la Sorbonne.Il était membre fondateur du conseil scientifique du Figaro

Histoire, et l’un de ses derniers articles aura été celui qu’il avaitconsacré, il y a quelques mois, dans nos colonnes, à JacquesCœur, à l’occasion de la publication du roman historique de Jean-Christophe Rufin.

Il laisse derrière lui une œuvre immense.Christophe Colomb y croise Marco Polo,Machiavel, Louis XI ou Gilles de Rais ; le clandes Médicis y côtoie la famille des Borgia, lesnégriers en terres d’islam, les volontaires de lapremière croisade, les Barbaresques en Médi-terranée. Servi par une écriture élégante, allu-sive, une intelligence des êtres et des situationsqui semblait porter à leur quintessence les ver-tus de l’esprit français, il avait poursuivi, delivre en livre, une même tentative de délivrerl’histoire des idées convenues, des préjugésintéressés. Etranger au manichéisme, il seméfiait des coupures historiques, des grandstournants commodes pour opposer l’ombre à la lumière. Sagrande affaire était de dénoncer les anachronismes qui nousconduisent à plaquer des jugements faciles sur la complexité desfaits. De pointer, avec une rare lucidité, les déformations que lesmodes intellectuelles imposent d’âge en âge à la relecture dupassé. De ramener à la mesure, au sens de la nuance, notre appré-hension de l’histoire.

Elève de Fernand Braudel (il avait préparé sous sa directionsa thèse sur Gênes au XVe siècle), assistant de Georges Duby, iln’avait conservé de la « nouvelle histoire » qu’un penchant pourles fresques ambitieuses, qui font leur place à l’économie et àl’évolution des sociétés : la naissance du capitalisme ou lacondition des esclaves et des domestiques au Moyen Age. Il s’en

était écarté par goût de raconter des histoires et de brosser desportraits. Il avait refusé de choisir entre le tableau des civilisa-tions et le récit des grands événements, l’écho que faisaientrésonner en lui, aussi, les épopées.

Indifférent à tout snobisme, il était de ces historiens qu’animela passion de transmettre, plus que celle de briller. Il la tenait,sans doute, de son propre itinéraire, qui avait quelque chosed’une légende républicaine : il avait commencé, en 1945,comme simple instituteur. Passant successivement sa licenced’histoire, le Capes, l’agrégation, soutenant dix ans plus tard sa

thèse, il avait franchi, une à une, les étapesd’une carrière universitaire qui l’avait conduitd’Aix-en-Provence à Alger, Caen, Rouen,Nanterre, jusqu’à la consécration de son élec-tion à la direction du département d’étudesmédiévales de Paris-IV.

Historien de la Méditerranée, il avaitdénoncé, en précurseur, la surestimation durôle de l’islam andalou dans la redécouvertede la pensée grecque en Occident, soulignantau contraire celui de Byzance et des chrétiensd’Orient dans la transmission du savoir del’Antiquité.

Spécialiste de l’histoire médiévale, il avaitdéveloppé l’idée que la périodisation qui nous

a conduits à opposer le Moyen Age à la Renaissance relevait d’unerelecture idéologique sans fondements dans les faits.

Il avait consacré au sujet un essai au titre provocateur : LeMoyen Age, une imposture ; l’un de ces maîtres livres dont on peutêtre sûr qu’ils passeront l’épreuve des années.

Il n’était pas seulement membre de notre conseil scientifique.Il avait été le tout premier, il y a plus de dix ans, à nous suggé-rer l’idée de lancer Le Figaro Histoire. C’est dire la part que nousprenons à sa disparition, à la peine qui doit être celle de ses pro-ches. Jacques Heers ne se contentait pas de défendre, par sascience, son élégance, sa précision, sa générosité discrète, sonart exquis de la conversation, une certaine idée de la civilisation.Il en était la vivante incarnation.!

CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut.Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ;Marie-Françoise Baslez, professeurd’histoire ancienne à l’université de Paris-IV Sorbonne; Simone Bertière, historienne, maître de conférences honoraire à l’université de Bordeaux-IIIet à l’ENS Sèvres; Jean-Paul Bled, professeur émérite (histoire contemporaine) à l’université de Paris-IV Sorbonne; Jacques-Olivier Boudon,professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-IV Sorbonne;Maurizio De Luca, ancien directeur du Laboratoire de restauration desmusées du Vatican; Jacques Heers (†), professeur émérite (histoire médiévale) à l’université de Paris-IV Sorbonne; Nicolaï Alexandrovitch Kopanev,directeur de la bibliothèque Voltaire à Saint-Pétersbourg; Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire sociale et culturelle à l’université de Paris-IVSorbonne; Arnold Nesselrath, professeur d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, délégué pour les départements scientifiques etles laboratoires des musées du Vatican; Dimitrios Pandermalis, professeur émérite d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique, présidentdu musée de l’Acropole d’Athènes; Jean-Christian Petitfils, historien, docteur d’Etat en sciences politiques; Jean-Robert Pitte, de l’Institut,ancien président de l’université de Paris-IV Sorbonne, délégué à l’information et à l’orientation auprès du Premier ministre ; Giandomenico Romanelli,professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise, ancien directeur du palais des Doges; Jean Sévillia, journaliste et historien.

JACQUES HEERS POUR MÉMOIRE

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Société du Figaro Siège social 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris.Président Serge Dassault. Directeur Général, Directeur de la publication Marc Feuillée. Directeur des rédactions Alexis Brézet.

LE FIGARO HISTOIRE. Directeur de la rédaction Michel De Jaeghere. Rédacteur en chef Vincent Tremolet de Villers.Grand reporter Isabelle Schmitz. Enquêtes Albane Piot. Chef de studio Françoise Grandclaude.Secrétariat de rédaction Caroline Lécharny-Maratray. Rédacteur photo Carole Brochart.Editeur Sofia Bengana. Chef de produit Emilie Bagault. Directeur de la production Sylvain Couderc.Chefs de fabrication Philippe Jauneau et Patricia Mossé-Barbaux. Responsable de la communication Olivia Hesse.

LE FIGARO HISTOIRE. Commission paritaire : 0614 K 91376. ISSN : 2259-2733. Edité par la Société du Figaro.Rédaction 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 57 08 50 00. Régie publicitaire Figaro Médias.Président-directeur général Pierre Conte. 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 56 52 26 26.Photogravure Key Graphic. Imprimé par Roto France, rue de la Maison-Rouge, 77185 Lognes (France). Janvier 2013.Imprimé en France/Printed in France. Abonnement un an (6 numéros) : 29 € TTC. Etranger, nous consulter au 01 70 37 31 70,du lundi au vendredi, de 7 heures à 17 heures, le samedi, de 8 heures à 12 heures. Le Figaro Histoire est disponible sur iPhone et iPad.

EN COUVERTURE44. Guerres et paix Par Francine-Dominique Liechtenhan52. Les tsars maudits Par Jean-Louis Thiériot62. Michel, naissance d’une dynastie Par Francine-Dominique Liechtenhan66. Les Romanov en 9 énigmes Par Irina de Chikoff76. Nicolas II, tsar malgré lui Par Hélène Carrère d’Encausse, de l’Académie française80. Les fantômes d’Iekaterinbourg Par Irina de Chikoff88. Ferro, la contre-enquête Par Frédéric Rouvillois90. Un tsar en ambassade94. Annales d’une dynastie Par Albane Piot

100. Bibliothèque des Romanov

L’ESPRIT DES LIEUX104. Les aventuriers du temple perduPar Geoffroy Caillet112. Le palais du peuplePar Robert Colonna d’Istria116. Un siècle d’or en clair-obscurPar Michel De Jaeghere126. Les voyageurs du mésozoïquePar Sophie Humann130. Amazones.comPar Vincent Tremolet de Villers

CE NUMÉRO A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION D’HÉLÈNE CARRÈRE D’ENCAUSSE, FRANCINE-DOMINIQUE LIECHTENHAN, IRINA DE CHIKOFF, JEAN SÉVILLIA,JEAN-LOUIS THIÉRIOT, GEOFFROY CAILLET, FRÉDÉRIC ROUVILLOIS, JEAN-LOUIS VOISIN, ROBERT COLONNA D’ISTRIA, SOPHIE HUMANN, MARIE-AMÉLIE BROCARD,MARIE ZAWISZA, PHILIPPE MAXENCE, FRÉDÉRIC VALLOIRE, MAXENCE QUILLON, BÉATRICE AUGER, PASCALE DE PLÉLO, BLANDINE HUK, SECRÉTAIRE DE RÉDACTION,VALÉRIE FERMANDOIS, MAQUETTISTE, MARIE VARNIER, ICONOGRAPHE ET CAMILLE DE LA MOTTE. EN COUVERTURE. © FINEARTIMAGES/LEEMAGE. © JEANNE MANIN

© DREAMWORKS II DISTRIBUTION CO., LLC. ALL RIGHTS RESERVED. © GEOFFROY CAILLET. © MDJ.

SommaireAu

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE8. Lincoln, de l’histoire à l’écranPar Geoffroy Caillet16. CinémaPar Geoffroy Caillet18. Enée à la porte des songesEntretien avec Paul Veyne. Proposrecueillis par Jean-Louis Voisin24. Le cléricalisme, voilà l’ennemi ?Par Jean Sévillia26. Côté livres32. Sur la route de TombouctouPar Jean-Louis Thiériot34. Qui a tué Ramsès III ?Par Marie Zawisza36. Paris système DPar Marie-Amélie Brocard39. Expositions Par Albane Piot40. Patrimoine Par Sophie Humann

En partenariat avec

Le Figaro Histoireest imprimé dans le respect

de l’environnement.

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LA RENCONTRE

ÉTINCELANTE ENTRE

LE PLUS GRAND POÈTE

DE LA LITTÉRATURE

LATINE ET L’UN

DE NOS PLUS GRANDS

HISTORIENS DE

L’ANTIQUITÉ ROMAINE.DANS UN ENTRETIEN

EXCEPTIONNEL,PAUL VEYNE REVIENT

SUR SA TRADUCTION

DE L’ENÉIDE DE VIRGILE.

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LINCOLNDE L’HISTOIRE

À L’ÉCRAN

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18 ENTRETIEN AVEC PAULVEYNE

LE REGARD D’UN HISTORIEN

SUR LA FRESQUE QUE STEVEN SPIELBERG

CONSACRE AU PRÉSIDENT ABRAHAM

LINCOLN. ON Y DÉCOUVRE DERRIÈRE LES

DISCOURS VISIONNAIRES LA COMPLEXITÉ

DE LA POLITIQUE AMÉRICAINE.

Page 7: Le Figaro Histoire N°6

ET AUSSICINÉMA

LE CLÉRICALISME, VOILÀ L’ENNEMI?CÔTÉ LIVRES

SUR LA ROUTE DE TOMBOUCTOU

PARIS SYSTÈME DEXPOSITIONS

PATRIMOINE

34LE PHARAON A-T-IL ÉTÉ VICTIME

DE LA «CONSPIRATION DU HAREM»?A-T-IL PÉRI LA GORGE TRANCHÉE?UNE ENQUÊTE SCIENTIFIQUE

DE HAUTE VOLÉE ÉCLAIRE D’UN JOUR

NOUVEAU LA MORT DE RAMSÈS IIIEN DONNANT LE MOBILE DU MEURTRE

ET L’IDENTITÉ DE L’ASSASSIN.

QUI A TUÉRAMSÈS III?

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À L ’ A F F I C H EPar Geoffroy Caillet

Lincolnécranl’De histoire

Sans rien renier du mythequi entoure le présidentle plus révéré de l’histoireaméricaine, Steven Spielberglivre avec Lincoln un filmrigoureux sur l’exercicedu pouvoir aux Etats-Unis.

ACTUALITÉDEL’HISTOIRE

Que le chemin du président le plusacclamé de l’histoire américaineait fini par croiser celui d’un des

plus grands conteurs de Hollywood n’a riend’une surprise. S’agissant de Lincoln, latendance intrinsèque du cinéma à suivre àla lettre la cote de popularité des hommeset des événements a toujours fonctionnéà plein. Sitôt que Hollywood parla, ce futpour lui donner une voix. En 1930, le filméponyme de David W. Griffith prenait seslibertés avec l’histoire, mais traçait du pré-sident américain un portrait qui servitlongtemps de référence. Une demi-dou-zaine d’autres suivirent, signés John Ford(Je n’ai pas tué Lincoln, 1936, et Vers sa des-tinée, 1939, où Henry Fonda campait unjeune Lincoln décrit par Ford comme «unsacré plouc d’avocat de Springfield »),Anthony Mann (Le Grand Attentat, 1951)ou Robert Redford (La Conspiration, 2011).En privilégiant le personnage de son

assassin, le partisan sudiste John WilkesBooth, la plupart évacuaient sans autreforme de procès la dimension politique duprésident. Quant à l’horrifique AbrahamLincoln, chasseur de vampires, sorti en 2012,son titre permettait au moins de savoir àquoi s’en tenir sans bourse délier.Cette filmographie en trompe-l’œil lais-

sait toute latitude à Steven Spielberg pourbâtir un Lincoln à la hauteur politique duseizième président des Etats-Unis. Pour uncinéaste rompu à l’exploitation desmythes,elle comportait aussi une tentation : celle deréaliser la biographie spectaculaire à ten-dance hagiographique, version illustrée etfatalement sirupeuse des innombrablesouvrages consacrés au personnage. La bon-ne surprise de Lincoln, c’est que Spielberg yévite globalement un travers auquel il asacrifié ailleurs dans sa représentation del’histoire, du trèsmaîtrisé Il faut sauver le sol-dat Ryan (1998) aumineur Cheval de guerre

(2011). Bien mieux : il tire son meilleuratout de n’être jamais là où on l’attend.Tournant le dos au biopic, Lincoln n’est pasdavantage un film sur la guerre de Séces-sion, ni sur l’abolition de l’esclavage. Commele relève l’historien André Kaspi, spécialistedes Etats-Unis et auteur d’une formidablehistoire des présidents américains, «c’est unfilm sur l’exercice de la politique».

GUERRE En haut : en octobre 1862,le président Abraham Lincoln (au centre)rencontre le major Allan Pinkerton (à

gauche) et le général George B. McClellanau camp de l’Union d’Antietam Creek,

dans le Maryland. Le 17 septembre1862, avait lieu à Antietam l’une des

batailles les plus meurtrières de la guerrede Sécession (1861-1865). A droite :

Daniel Day-Lewis dans le rôle de Lincolninspectant le champ de bataille.©

CORBIS.©DREAMWORKSIIDISTRIBUTIONCO.,LLC.ALLRIGHTSRESERVED.

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ACTUALITÉDEL’HISTOIRE

Ordonné à une telle ambition, le film deSpielberg ne craint pas la complexité. Portépar un magistral Daniel Day-Lewis, sonLincoln est une œuvre exigeante, à la limitede l’austérité, absconse même à l’occasiondans sa représentation du système politi-que américain. « Qu’est-ce qu’un amende-ment ? Qu’est-ce que la Chambre ? Il y a unepartie du film que les étrangers ne peuventcomprendre, ni même les Américains qui nesont pas au fait du processus législatif de leurpays. A cet égard, Lincoln est un film pourinitiés», note André Kaspi. Les choix du scé-nario expliquent en grande partie ce résul-tat. Mûri de longue date par le dramaturgeTony Kushner, déjà auteur du Munich(2005) de Spielberg, il se fonde sur uncourt passage d’Abraham Lincoln, l’hommequi rêva l’Amérique, une biographie publiéeen 2005 par la journaliste Doris KearnsGoodwin. De la vie et de l’œuvre du pre-mier président républicain, élu en 1860 etréélu en 1864, il ne s’attache qu’aux quatrederniers mois, ramassés autour de deuxévénements : le vote par le Congrès, le

31 janvier 1865, du treizième amendementà la Constitution abolissant l’esclavage danstout le pays, et la fin de la guerre deSécession, le 9 avril suivant, cinq jours avantl’assassinat de Lincoln.Cette chronologie resserrée passe méca-

niquement sous silence le contexte poli-tique des années précédentes. Depuis laConstitution de 1787, l’opposition entreNord et Sud était le talon d’Achille de lajeune nation américaine. Marqué par unementalité protectionniste, le Nord profitaitparticulièrement de l’industrialisation quiavait pris son essor aumilieu du XIXe siècle.Adepte du libre-échange et traditionnel-lement tourné vers l’Europe, le Sud tirait saprospérité de la culture du coton, appuyéesur le travail des esclaves. En 1830, le votepar un Congrès dominé par les Etats duNord d’un droit de douane sur les impor-tations européennes visant à protéger leurindustrie naissante entraîne unemenace desécession de la Caroline du Sud. Dans De ladémocratie en Amérique (1835), Tocquevilleprédit dès lors une confrontation.

A partir de la guerre menée contre leMexique de 1846 à 1848, la conquête del’Ouest ravive la question de l’esclavage surfond de rivalités économiques. Le Nords’oppose à son extension dans les nou-veaux territoires par crainte de priver dedébouchés les machines produites par sonindustrie. Le Sud compte bien y trouver aucontraire un soutien à son modèle écono-mique déclinant. La décennie 1850 est celledu grand raidissement entre Etats libres etesclavagistes. En 1854, naît le Parti républi-cain, hostile à l’extension de l’esclavage etfavorable au protectionnisme. Le 6 novem-bre 1860, la division des démocrates permetla courte victoire de son candidat à l’élec-tion présidentielle, Abraham Lincoln, sur unprogramme exclusivement nordiste : éléva-tion des taxes douanières, augmentationdes fonds fédéraux pour le développementindustriel, admission du Kansas commeEtat libre (où l’extension de l’esclavage seraitdonc impossible) de l’Union. Aussitôt, la

ÉGALITÉ Le 19 novembre 1863, au cimetière militaire de Gettysburg,Abraham Lincoln prononce son célèbre discours : « Il y a quatre-vingt-sept ans,nos pères ont donné naissance sur ce continent à une nouvelle nation, conçue dansla liberté et vouée à la thèse selon laquelle tous les hommes sont créés égaux… »

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