le compagnonnage

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Castera, compagnonnage, arts, crafts, massonery

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QUESAIS-JE?

LeCompagnonnageCultureouvrière

BERNARDDECASTERA

Docteurenphilosophie

TMD(Facultélibredephilosophiecomparée)

Sixièmeédition

25emille

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Introduction

ans notre civilisation qui souffre d’une hypertrophie des fonctions visuelles, le terme de «culture » se rapporte essentiellement aux choses vues, quand ce n’est pas exclusivement auxchoseslues.Pourêtreunhommecultivé,ilfautavoir«vu»telfilmou«lu»telarticle,«vu»telpaysou«lu»telroman.Or,lesensdelavueest,parlui-même,assezpassifdanslamesureoù il n’implique pas de contact physique direct avec les choses. Celui qui voit n’est pasnécessairement impliqué par ce qui s’offre à ses yeux. Mais sommes-nous réellementcondamnésàcetteseuleformedeculture?

Cerapportdepassivitédel’hommeàl’égarddeschosesest-ilvraimentsonattitudespontanée,naturelle?Voit-onunnourrissondemeurerinactifdevanttoutcequiseprésenteàportéedesamain ? Loin de là au contraire, chaque objet que sa main peut saisir devient occasiond’expériencesmultiples,demanipulations,de triturationsde toutes sortes.Comme le suggèrebienleverbe«cultiver»,lacultureestactiondel’hommesurleschosesenharmonieaveclemondevivant.Enunautresensaussi,lacultureestleretourdecetteactiondel’hommesurlemonde,etquiestcequel’hommedevientenagissant.Nosactesnousfont.

Cequinousrestedescivilisationsdisparuesc’estcequ’ellesontfait:lesmonumentsquelespeuplesontbâtis,lesstatuesquelestailleursdepierreontsculptées,lespoteriesquelesmainsontfaçonnées.Enunmot,cequinousreste,c’estletravaildesouvriers;etnousdevinonslespenséesinvisiblesdespeuplesàtraverslesœuvresvisiblesquenousaléguéesl’activitédeleursmains.

Cequinousreste,cesontaussilesoutilsàpartirdesquelsnouspouvonsretracerl’activitéetlemodedeviedeshommes,leurculture,enunmot.Carlaculturedeshommesestd’abordcellede leur activité ouvrière inséparable, d’ailleurs, de l’activité sacrée qui se déploie autour desétapes marquantes de la vie humaine : naissance, puberté, mariage, et, bien sûr, la mort.L’activité ouvrière depuis les origines est inséparable du sacré. La culture ouvrière est uneculturesacrée.

Unetelleculturepeut-elleencoreexister?Peut-elleencoreêtrevivante,novatrice,inventive?InterrogeonslesCompagnons.

RemerciementsQuesoienticiremerciéslesCompagnonsquisesontprêtésdebonnegrâceàmesquestions,ontbienvoulurelireattentivementmestravauxetm’onttémoignéleuramitié.

Parmieux,mareconnaissancevatoutparticulièrementàRaymond-le-Poitevin,LaFidélité-de-

D

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CologneetLaFidélité-d’Argenteuil.

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ChapitreI

L’enracinementhistorique

Lerespectdelavocationdel’hommeestundessecretsdesCompagnons.

LaFidélité-d’Argenteuil,HonnêteCompagnonPassant,TailleurdePierreduDevoir.

’origine exacteduCompagnonnage seperddans lanuit des temps.L’histoiren’apas en sapossessiondedocumentsécritsratifiantlacréationdecesassociationsouvrières.Lefaitdeseregrouperentregensd’unmêmemétiernerelève-t-ilpasd’unréflexespontanéqu’onretrouvedans toutes les civilisations ? Sous les Pharaons de la XIIe dynastie, il y avait déjà descorporationsde fondeurs etde forgerons,desminesdecuivre etde turquoise.À l’originedel’alchimie,noustrouvonsaussidesteinturierségyptiensassociéspourapprofondirleursavoiretletransmettresouslesceaudusecret.

ÀRome,dèsleviiiesiècleavantJésus-Christ, ilexistedescollègesd’artisansbienconstituéscorrespondantàdesmétiersquiexigentuneinstructionprécise:charpentiers,forgerons,potiers,tanneurs, teinturiers, orfèvres,musiciens. Les invasions et les troubles de la fin de l’Empireromain incitèrent les artisans soucieux de continuer à exercer et transmettre leurmétier à seregrouperautourdesmonastères.L’importanceaccordéeautravailmanuelparsaintBenoît,lepère du monachisme occidental, a facilité le dialogue entre la spiritualité des moines quidéfrichèrentl’Europedeleurspropresmains,et lasagessequ’acquéraientlesartisansparleurréflexionsurlemétier.Letravaildesmoinescontribuaitàréhabiliter letravaildesmainsetàl’affranchirdelaservilitécaractéristiquedumonderomain.

Lesassociationsouvrièresquesontlesconfréries,fraternitésetcompagnonnagesnerépondentpasàuneidéologieétablieapriorietqu’onauraitvouluensuiteappliqueràlaréalité,commece fut le cas pour la République rousseauiste ou l’économie libérale des physiocrates. Aucontraire de cette démarche préfabriquée, l’architecture de cette Tradition ouvrière dans lesarcanesdesquellesnousallonspénétrers’élèvenaturellementdusolmêmedel’histoireconcrètedespeuples et seprésente commeces citadellesprisesdans la rochemême sur laquelle ellessont«piétées».

Ausurplus,l’absencededoctrinepréalablementformuléeparunintellectuelenchambreratifiel’originepopulaireduCompagnonnage.

L

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I.LeslégendesLes légendes concernant la naissance du Compagnonnage sont le fait d’une tradition orale.L’invraisemblance des récits peut faire sourire un esprit cartésien. Mais ne pouvons-nousdeviner,au-delàdurécitlui-même,sasignificationsymboliqueetl’originespirituelledontilestletémoin?

LespremièreslégendesattribuentlacréationduCompagnonnageàSalomonetsonarchitecte,Hiram. Elles empruntent leur inspiration aux récits bibliques [1]. Ceux-ci nous disent queSalomon était un roi d’une grande piété. Une nuit, au cours d’un songe, Dieu lui dit : «Demandecequejedois tedonner.»Ilnevoulutni larichesse,ni lapuissance,nimêmeunelonguevie,maislasagessepourgouvernersonpeuple.Ayantreçunonseulementcelle-ci,maislapaixetlaprospérité,ildécidadefaireérigeruntempleàJérusalem.Noussommesalorsen966av.J.-C.,enla4eannéedurègnedeSalomon.

Les Hébreux avaient appris l’art de bâtir des Égyptiens, au cours de ce long exil dont ilssortirent avecMoïse. C’est pourquoi les Compagnons considèrent aussi les constructeurs depyramides comme leurs ancêtres. À voir quelle quantité de main-d’œuvre est nécessaire àSalomon, on imagine que les techniques n’ont pas encore évolué : 70 000 hommes pour letransport,80000pourextrairelespierresdelamontagneet3600contremaîtres,carilfauttoutextraire,haler,manœuvreràmaind’homme,avecunoutillagerudimentaire[2].

Or,pourunesigrandemultituded’hommesréunisdansunemêmeentreprise,uneorganisationrigoureuseétaitindispensable.C’estlàqu’intervientlalégende,enattribuantàHiramlamiseenplaced’unehiérarchieouvrière.

Hiramétait unouvrier travaillant l’airain comme sonpère. Il fit en sorte que chaqueouvrierreçoiveuneassignationpourse fairepayer,unmotdepassepourse faire reconnaître.S’il sesignalaitparlaqualitédesontravail,ilétaitconduitdansunsouterrainduTemplepouryêtreinitié et devenir Compagnon. Cependant, trois apprentis à qui il avait refusé la maîtriserésolurentdel’obligeràleurlivrerlemotdepasse.Sursonrefus,ilsl’assassinèrentcommeilsortaitduTempleà la tombéedusoir.Lepremier,à laported’Occident, le frappaà l’épauleavecsarègle.Ils’enfuitalorsàlaporteduMidi,maisreçutuncoupdemailletdudeuxième.Ilespéraittrouverlibrelaportedel’Orient,maisilypéritd’uncoupdelevierqueluiassénaletroisième. Le fondateur du Compagnonnage avait préféré lamort à la divulgation du secret.Salomon fit arrêter les assassins, ordonna leur exécution et fit enterrer Hiram au cœur duTemple.Lasignificationmoraledelalégendeestévidente.

LesautreslégendesseréfèrentaussiàlaconstructionduTempledeJérusalem.Ainsi,decelledeMaîtreJacques.IlseraitnéenGauleetilaurait,dèssonjeuneâge,visitéleshautslieuxdeGrèceetd’Égypte.Arrivéà Jérusalem, il aurait travaillé à la constructionduTempledans lecollège d’Hiram. Le Temple achevé, il aurait quitté la Judée en compagnie de Soubise, cetroisièmefondateurduCompagnonnagedontnousparleronsbientôtetdontilseseraitséparéà

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la suite d’une brouille. Après qu’il eut débarqué àMarseille, sa vie comporte de nombreuxpoints communsaveccelleduChrist. Il a13Compagnonset40disciples etvoyagependanttrois années au cours desquelles il doit se défendre contre les embûches des disciples deSoubise.Unjour, ilsparvinrentà le jeterdansunmarais,mais luisecachaderrièredes joncsjusqu’àcequesespropresdisciplesviennentl’ensortir.

Il se retiraenfinenProvence,dans l’ermitagede laSainte-Baume.Alorsqu’il était enprièredansunlieuécarté,l’undesesdisciples,untraître,l’accostaavecunebandearmée.Illuidonnaun baiser de paix, et à ce signal convenu cinq assassins se jetèrent surMaître Jacques et lepercèrentdecinqcoupsdepoignard. Ilmourutenpardonnantà sesennemis.SiactuellementencoretoutCompagnonduDevoirserendenpèlerinageàlaSainte-Baumeaumoinsunefoisdans sa vie, c’est parce qu’une autre légende vient couronner celle-là. Elle concerneMarie-Madeleine, la pécheresse rachetée par le Christ. Les Sanhédrites, effrayés par les progrèsrapides de la foi en la résurrection du Christ, suscitèrent une terrible persécution contre lespremierschrétiens.LazareetMarie-Madeleines’enfuirentdeJudée,dansunebarquesansvoilelivréeàladivineProvidence.Celle-cilesconduisitsurlesrivagesdeProvence,àl’embouchuredu Rhône. L’ancienne pécheresse convertie évangélisa la Provence et se retira à la Sainte-Baume pour y finir sa vie dans la prière. Les Compagnons en ont fait leur patronne ; ellesymboliselerôledelafemmedansleCompagnonnage.

Marie-Madeleine trace la voie du Compagnon. Elle est plusieurs fois aux pieds du Christ :d’abord pour les arroser de ses larmes et y répandre des parfums, puis à Béthanie où ellerenouvellelegeste,puisaupieddelacroix,avecJeanetMarie,puisenfin,prèsdutombeauoùlui apparaît leRessuscité.Ainsi, elle est allée du visible et du tangible jusqu’au jardin de laRésurrectionoùellenedoitplustoucherleChristetoùelledoits’éleverversl’invisible.C’estcettedémarchequereprendrontlesCompagnons:allerduvisibleàl’invisible.

UneautrelégendeidentifieMaîtreJacquesaudernierGrandMaîtredesTempliers,JacquesdeMolay.IlestvraiquelesTempliersétaientdegrandsconstructeursetqu’ilsavaientétéinitiésenOrient. Cependant, aucun fait nimême aucun indice ne permettent d’apporter lamoindreconfirmationàcetteversion.IlestseulementfortpossiblequeleCompagnonnageaitaccueilliun certain nombred’anciensmembresde l’OrdreduTemple aumoment de la dissolutiondecelui-ci. De toute façon, il n’est pas impossible que les deux sociétés aient été liées par denombreuxéchangesàl’époquedescroisades.

Soubise,quantà lui,auraitété l’undesarchitectesduTempledeJérusalem,puis ilauraitétéassociéquelquetempsàMaîtreJacques.Selond’autres,ilauraitétéunmoinebénédictinvivantàlafinduxiiiesiècle.Surlesimagesaffichéesdanslescayennes(logesdesCompagnons),ilesttoujoursreprésentéavecl’habitdesaintBenoît.Cettedernièrelégendeestlesignedesrelationstrès étroites qui unirent, enOccident, lemondeouvrier et lemondebénédictin, commenousallonslevoirbientôt.

II.Lesorigineshistoriques

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IlesttentantdecomparerceslégendesaveclaChansondeRolandetlesautreslégendesnéesautemps des croisades. On retrouve la même assimilation des héros aux personnages del’Évangile,lemêmeespritchevaleresque.Icilanoblessedusang,etlà,celledesmains.SouslaconduitedesTempliersetdesbénédictins,lescroisadessontletraitd’unionentreleTempledeJérusalemetlescathédrales.

LeTempleédifiéparSalomonn’étaitpasn’importequellieudeprière.Ilétaitd’abordcelieusacréchoisiparDieupourdemeurerauseindesonpeuple.DansleSaintdesSaints,oùseullegrand-prêtrepouvaitpénétrer, se trouvait l’arched’alliancequeMoïseavait fait construireauretourd’Égypteparlesmeilleursartisansd’Israël.L’AncienTestamentcomporteladescriptionlongue,préciseetminutieusedesmatériauxemployés,deleurprovenanceetdutravailqu’ontdûexécuterdesartisans.

LeLivresacrégardemémoiredeleursnoms.L’activitémanuelleestvéritablementsacralisée,ellefaitpartieintégrantedelaliturgie.D’autrepart,leTempledeJérusalemestlesymboledel’identitédupeuplehébreu,desacultureetdesonbiencommun:lafoienunDieuunique.Leshommes qui unissent les talents si divers de la main et de la pensée pour œuvrer à sonédificationontconsciencedeprendre leur revanchesur laBabelapostate.LesproportionsduTempleétantdécritesavecsoindans laBible, toutconcourtàcequ’ildevienne lemodèledel’architecturesacréedanslatraditionjudéo-chrétienne.

Plusieurscathédrales,dontcellesdeChartresetd’Amiens,ontconservéaucentredelanefledessin d’un immense labyrinthe. Le parcourir à genoux en priant, en suivant le parcours del’extrémité extérieure jusqu’au centre, était considéré comme un pèlerinage symbolique àJérusalem.C’est lesigned’unefiliationspirituelle :duTempledeJérusalemauxcathédrales,c’estlemêmeesprit.Etcetespritestceluid’unecréationhumainequilouelacréationdivineenl’imitant. Il s’agit de rien moins que d’une liturgie unissant la main et la pensée, lacontemplationetletravail,lafoietlesœuvres.Ilyaquelqueschancespourquelemêmeespritait animé les Juifs qui construisirent le Temple.Mais cette prise de conscience du caractèresacré de l’activité ouvrière serait-elle née encore plus tôt, à l’occasion de l’édification despyramides?Unecommunautéouvrièreseserait-ellevéritablementconstituéedanslestempslespluséloignés,autourdecetesprit,sansjamaisdisparaître?Oubienn’ya-t-ilpasrenaissanced’une nouvelle association ouvrière à chaque civilisation, association qui aurait seulement legéniedes’approprierlegéniespiritueldescivilisationsprécédentes?

Ilestpossiblequelesavoir-faireacquisparlesesclavesjuifsquiontparticipéàlaconstructiondes pyramides, loin de se perdre, se soit transmismalgré le nomadisme de ce peuple. Il estpossibleaussiqu’ilaitétéretrouvéàl’occasiondelaconstructionduTempledeJérusalem.Cesconnaissancesontpuégalement se transmettreauxRomains,etdeceux-ci, auxconstructeursmédiévaux.Nousn’avonspas,àl’heureactuelle,decertitudehistoriquerigoureusesurunetellefiliation,sicontinueetsidirecte.Cependant, ilyaunecertainecommunautéd’inspiration,etsurtout, chez lesCompagnons, la volonté de retrouver lamême inspiration fondamentale quidonneunsenssacréàleurtravail.

En ce qui concerne les origines historiques occidentales des sociétés compagnonniques,

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plusieurspistesmériteraientréflexion.Ilsemblequ’Hugues,abbédeClunyde1049à1109,aitforméunpremiercorpsd’ouvriersdubâtiment.Celaestd’importance,puisqu’àsamortl’ordreclunisiengroupait1184maisons.Onsaitaussiqu’en1082,GuillaumedeNormandieainstallélespremierstailleursdepierreaumontSaint-Michelenyfondantuneécoledetailledepierreetde sculpture sous la direction de moines venus de Cluny. Selon Raoul Vergez, ce serait lepremieressaidecompagnonnage.

D’autre part, des « fraternités ouvrières » ont été créées à l’occasion des croisades, pouraccompagner leshommesd’armesà laconquêtedes lieuxsaints.Onavait eneffetbesoindemaréchaux-ferrants,d’armuriers,maisaussidecarriers,detailleursdepierreetdecharpentiers.Cesontquelque18000ouvriersquiontainsiparcourulesroutesd’Europeetd’Orient,etàquil’on doit la construction duKrak desChevaliers, du château Pèlerin à Saint-Jean-d’Acre, deplusieurs basiliques chrétiennes, dont celle de Damas, et nombre d’autres monuments. Cesouvriersétaient regroupésauseind’uneorganisationappelée leSaintDevoirdeDieu,placéesousl’autoritéspirituelleettemporelledesChevaliersduTemple.CesderniersavaientreçuleurrègledesaintBernarddeClairvaux,réformateurdel’ordredesBénédictinsetprédicateurdelasecondecroisade.LesTempliersétaientdessoldats,nondesconstructeurs,ets’ilssereposaientsur les ouvriers pour la construction des édifices, il est fort probable qu’ils laissaient auxbénédictins la conception des lieux de culte. Il semble exclu que lesTempliers, quant à eux,aienteudesconnaissancesarchitecturalesqu’ilsauraienttransmisesauxouvrierscroisés.Peut-être lescroisadesont-ellescontribuéà instaurer la traditionduTourdeFrance,par lefaitquecesouvriersvenaientdepartoutetavaienttrèsprobablementéchangéleursavoird’uneprovinceà l’autre. Vraisemblablement, une solidarité et des traditions sont nées par le fait d’avoirparticipéauxcroisadesdansl’ordreduSaintDevoirdeDieu.Peut-êtreavons-nouslàl’originedunomDevoirgardéentelleaffectiondansleCompagnonnage.Leslégendesquifontremonterl’origine des compagnons au Temple de Jérusalem, et par-delà le Temple, aux pyramidesd’Égypte ont pu être créées pendant les croisades, comme d’autres chansons de geste. Enréalité,nousensommesencoreauxconjectures,carnousnesavonspassiuncompagnonnagepréexistaitauxcroisadesetsousquellesformes.

Cependant, certains auteurs tiennent pour probable l’existence d’une tradition qui se seraittransmise et enrichie selonune filiationdont nousn’avons certes pas tous lesmaillons,maisdontnouspouvons trouveruncertainnombred’indices.L’ouvragedeJean-PierreBayard,LeCompagnonnageenFrance,faitlepointsurcettequestionfortcomplexe.

Tandis que la recherche historique à proprement parler est encore balbutiante, certains setournent vers le domaine de la symbolique. Les symboles sont en effet nombreux dansl’architecture, depuis l’Égypte ancienne jusqu’à nos cathédrales, en passant par le Moyen-Orient, laGrèce et Rome. La question est de savoir quelle interprétation il convient de leurdonner, et, là encore, la seule imaginationne saurait se passer de la rigueurhistorique.Nousnous trouvons souvent ici en présence d’une théorie selon laquelle il existerait une traditioninitiatiquesecrètesetransmettantfidèlementd’unecivilisationàl’autreetrésistantàl’usuredessiècles, seul savoir véritable et qui donnerait la clef d’interprétation de tous les monumentssacrés. Ces monuments ne seraient plus alors l’expression de la foi chrétienne, mais d’une

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gnose,c’est-à-dired’unethéoriesyncrétistedusalutdel’hommeparsaseuleintelligence.Lesthéoriciensdelafranc-maçonneriespéculativesontattachésàcettedernièreinterprétation.Entoutétatdecause,ilya,derrièrelesréflexionssurl’origineduCompagnonnageetlesensdeses symboles, un enjeu fondamental, celui des vraies racines de notre civilisation.Car si desmonuments telsque lescathédralesétaientvraiment l’expressionde lagnose,celasignifieraitque la magnifique expression de foi chrétienne qu’on croit y admirer n’y est pour rien. Or,qu’onleveuilleounon,cesontbiendescentainesdemoinesquiontdéfrichéetbâtil’Europemédiévale,etnondesdruides!

Ondisputeaussidesavoirsilescorpsdemétiersduxiiiesièclenesontpasdessurvivancesdescollèges d’artisans – collegiaopificum – duBas-Empire romain.Analysant ce problème [3],Olivier-Martinestimeque les traditions techniquesdesmétierssesont transmisesetqu’ilyamêmeunecertainecontinuitéjuridique:«C’estdanslesateliersdesmonastèresetdesgrandsdomainesroyauxetseigneuriaux,plutôtquedanslesateliersurbains,quesesontperpétuéeslestraditionstechniquesdesmétiersgallo-romains.»Cependant,silacultureouvrièresetransmet,seprolongeetsedéveloppesousl’impulsiondesbénédictins,nousn’avonslàaucunetraceduCompagnonnagelui-même.

Demême, nous assistons à l’apparition d’une solidarité de métier qui va peu à peu donnernaissanceà l’organisationcorporative. Ilnefaudrapas laconfondreavec leCompagnonnage,même si les corporations connaissaient à l’origine le même sentiment de fraternité quicaractériseleCompagnonnage.Dèsuneépoquetrèsreculée,onrencontreeneffetdes«guildes»oudes«hanses»:onenparleauixesiècledansdiverscapitulairesdeCharlemagne.Lesplusanciennes semblent avoir un caractère social plutôt que professionnel : elles ont pour but deprotéger le droit au travail et à un juste salaire et servent de mutuelles d’assistance. Cesassociations concernent d’abord les marchands, et surtout les peuples germaniques, mais levocabulaireestsouple,puisqu’ontrouveàRouen,auxiiesiècle,uneguildedescordonniers.DumididelaGaulenousviennentles«confréries»,appeléesaussi«charités»ou«fraternités»,etdont l’expansionsuit l’évangélisationdupays.Rassemblantmaîtresetouvriersd’unmêmemétier,ellesvisentàl’entraidesociale.

Les corps demétier proprement dits sont apparus dès le xiie siècle et sont déjà une centainequand Étienne Boileau, prévôt desmarchands parisiens, enregistre leurs statuts. Ce sont desgroupementsquiontpourvocationladéfensedesintérêtsdumétier.Ondistinguealorsparlenomde«corps» lesgroupementsdemarchands lesplus importantset lesplusriches, tandisque le nom de « communauté » désigne plutôt des groupements d’artisans ou d’humblescommerçants.

Lesmaîtresn’étaientalorsnullementhostilesàleursouvriers,dumomentquel’onconnaissaitlemétier,quiconquepouvaitdevenirmaître.C’estàpartirdePhilippe leBel, etdoncvers ledébutduxivesiècle,quelesrapportssociauxcommencèrentàsedétériorer;bientôt,chômageet grève seront interdits, le travail libre soumis à l’amende, et la maîtrise réservée à labourgeoisienaissante.

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Dès le xiie siècle, un corps de métier présente des différences caractéristiques avec uneassociationdeCompagnons.C’estd’aborduneinstitutionmunicipaleofficielle,reconnueparleroiouparunseigneur.D’autrepart, lemétiercomportemaître,valetetapprenti.Legradedevalet n’est pas apparu tout de suite, le temps que se fasse sentir la nécessité d’un degréintermédiaireentrelepatronetl’apprenti.Aureste,cetermedevaletn’ariendepéjoratif.Onutilisait aussi les mots de « garçon », « aide » ou « compagnon ». Et, bien entendu, cecompagnon (littéralement : celui dont on partage le pain) n’a rien à voir avec leCompagnonnage.

LeCompagnonnage différait surtout des corporations en ce qu’il n’admettait pas demaîtres.Dès les débuts, c’est une association purement ouvrière. D’autre part, ses membres devantgagnerleurviepourapporterleurécotàlacommunauté,lesapprentisnepouvaientêtreadmis,maisseulementdesouvriersconfirmésquel’onappellera«aspirants».Ilyadoncuncaractèred’identitéouvrièreetd’éliteouvrièrequ’onneretrouvepasailleurs.

Onnepeutcependantpaspassersoussilencel’hypothèsedeMartinSaint-Léonselonlaquellel’origineduCompagnonnageest liée auprivilègeaccordéaux« jurésvalets»de formerdesapprentis.«Iln’estpasimpossiblededécouvrirdansl’histoiredesmétiersuneexplicationdecette incertitude qui plane sur les origines duCompagnonnage.Au xiiie et au xive siècle, laconstitutiondesmétiersétaitessentiellementégalitaire;entrelemaîtreetlevalet,iln’existaitencore aucune trace de cet antagonisme qui, plus tard, se traduira par des conflits assezfréquents, sans aboutir cependant à une guerre déclarée. Les valets étaient représentés dansmainte corporation par desmandataires élus par eux, dits “jurés valets”. Ils étaientmembresparticipants de la confrérie. Bien plus, dans certains métiers, ils étaient, par dérogation auxprincipesqui régissaient le systèmecorporatif, autorisés à travailler chezeuxet à formerdesapprentis.Siétrangequeparaissecettedispositionexceptionnelle, iln’estpasdouteuxqu’elleaitétéadmisedansplusieurscorporations.»[4].

Ajoutons à cela que, de toute façon, le statut concernant les ouvriers tenant cette placeintermédiaireentrelemaîtreetl’apprenti,ceuxqu’onappellevaletsoucompagnons,n’étaitpastrèsrigoureusementdéfinidanslacommunautécorporative.Ilsétaientsoumisaumaîtredanslamesureoù ils vivaient chez lui etmangeaient à sa table.Mais cen’étaientplusdes enfants ;c’étaientdesouvrierscompétentsetquipercevaientunsalaire. Ilsn’étaientpas liésaumaîtrepar un contrat de longue durée. Qui plus est, l’accès à lamaîtrise devenant de plus en plusdifficiledèslesxve-xviesiècles,laqualitédecompagnonouvaletdevientunefonctionàvie.Ilscessent alors de vivre chez lemaître et prennent leur véritable indépendance. Leur insertiondans le systèmecorporatif se faitdeplus enplusdifficile.L’historienSewellyvoit l’origineréelledesconfrériesdeCompagnonnage:«Leurstatutétaitflouetproblématiqueétantdonnéqu’ils n’étaient plus sous la tutelle du maître, sans être des membres de la communautécorporative à part entière.Dès lors, lesCompagnons devaient tôt ou tard créer leurs propresorganisations. Exclus des Confréries de Maîtres, ils fondèrent fréquemment des ConfrériesparallèlesdeCompagnons.»[5].

CesderniersélémentspeuventexpliquerlesluttesfréquentesentremaîtresetCompagnonsque

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l’onconstateàpartirduxviesiècle.Mais ilsnepeuventrendrecomptedecedont lesœuvresdesxiieetxiiiesièclestémoignent;àsavoirdelaremarquablematuritétechniqueetspirituelledesconstructeursdecathédrales.Àn’enpasdouter,latraditioncompagnonniqueétaitalorsdéjàbienriche.

Quoiqu’ilensoitdesoriginesduCompagnonnage,ilestl’héritierd’unecultureouvrièrequiseconfond avec le patrimoine spirituel des grandes civilisations. Pour les plus antiques d’entreelles, lesmonumentsarchitecturauxsontsouventlesseulstémoinsquinousrestentdel’effortdeshommespours’éleverduvisibleà l’invisible.Laplupart, templesou tombeaux, sontdesœuvres sacrées. De temps immémorial, le sacré fait partie intégrante de la culture ouvrière,parce qu’il est la plus radicale expression de l’identité humaine. La richesse des rites et deslégendes en témoigne, mais plus encore le geste ouvrier, celui qui produit ces œuvres. Enaccomplissantcegeste,c’est l’hommelui-mêmequiseconstruit,quis’accomplitdans l’unitédelamainetdelapensée.

III.DévorantsetgavotsLes idées de la Réforme ont causé de très graves disputes au sein du Compagnonnage : laphilosophiedecederniernesedéfinit-ellepasparl’unitédelafoietdesœuvres,del’hommeetde la cité, du visible et de l’invisible ? Les idées nouvelles vont plutôt dans le sens d’unsubjectivismemoralquidétournelesespritsdelavaleurobjectivedesœuvresenelles-mêmes.Les activités humaines en elles-mêmes, et plus précisément celles où le corps joue un rôledéterminant, sont considérées comme trop vulgaires pour être utiles à l’âme, et voiremêmefoncièrementmauvaises.Lefidéisme(lafoisanslesœuvres),l’individualismeciviletreligieux,lefaitquelacréationvisibleettangiblesoitréputéeinapteàl’élévationdel’âme:ilsemblaitbienyavoirlàdequoiruinerunecultureouvrièrespirituelle.

Et cependant,Luther etCalvinn’avaient-ils paspris ladéfensedesouvriers contre leméprisdans lequel ils étaient trop souvent tenus ? Les catholiques ne seraient-ils pas le soutien dupouvoircorporatif?Carnoussommesdéjàauxxveetxviesiècles,et lescorporations,s’étantenrichies, tendent à devenir des entreprises au service desmaîtres et perdent peu à peu leurcaractèredecommunautéauservicedumétier.LeCompagnonnage,decefait,prenddeplusenplus l’allure d’une solidarité ouvrière face au pouvoir corporatif et politique. Les idéesdémocratiquesdelaRéformeexercentdoncunattraitvéritablesurnombredeCompagnons.Ladivisiondesconsciencesdevenaitinévitable.

Lascissionsembleavoireulieuàl’ombredelacathédraleSainte-Croix,àOrléans.Cetteville,aprèsavoirappartenuauxhuguenots,voulut,en1561,redevenircatholiqueetfutalorsexposéeauxreprésaillesdesprotestants.En1567,ThéodoredeBèzefitsauterunetonnedepoudreàlacroiséedutranseptdelacathédrale,desortequelagrandeflècheécrasal’édificeentombant.HenriIVpritàsachargelareconstructiondel’édificedontilposalapremièrepierreen1601.Celui-cinefutachevéqu’en1829sousCharlesX.C’estsurcechantierquelesCompagnonsenvinrentàseséparer.

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Laplus grande partie desmenuisiers duDevoir, fidèles au catholicisme, prirent le nomde «dévoirants»quisetransformaen«dévorants».LesCompagnonsréformésfurentappelésdunom de « gavots » ou « gaveaux », sobriquet qui était donné aux huguenots duMidi, de larégiondeGap,dontladansepopulaireétaitlagavotte.

IV.FaceaupouvoirpolitiqueetcorporatifEn général, les textes d’archives attestant l’existence du Compagnonnage remontent au xviesiècle. Il semble cependant qu’une exception doive être faite pour les cordonniers quiapparaissentofficiellementdansl’«ordonnanceauxcordonniersdeTroyes»deCharlesVI,enmars1420.

Le13juillet1501estpromulguéunarrêtduParlementdeParisquiinterditlesConfrériesdesmaçonsetdescharpentiers(Lamare,TraitédePolice,t.IV,p.185).

ToutàfaitirrécusableestlasentenceduChâteletdu10mars1506,puisqu’onyvoitfigurerletermedecompagnons.Ceux-ci revendiquaientuneprééminence sur lesvalets et apprentisdeleurmétier :«Avonsfaitet faisonsdéfensesauxeuxdisansroyetcompagnonsdumétierdecouturierprétendansavoiraucunpouvoir,puissancenepreeminenceplusquelesautresvarletset apprentiz de iceluy mestier de faire aucunes assemblées, compaignies, conventicules,confrarie,disnez,souppers,nebanquetzpourtraiterdeleursaffaires,surpeinedeprison.»[6].

Il existe également un document daté de 1540 et attestant l’existence du Compagnonnage àtraversl’institutiondelaMère.Nousauronsl’occasiond’enreparler.

Laseuleinstitutionprofessionnellelégalementreconnue,lacorporation,risquantd’êtrerenduelargementimpuissante,FrançoisIerintervint,édictantcetteordonnancedeVillers-Cotterêts,du21août1539,quidéclare«abattues,interditesetdéfenduestoutesconfrériesdegensdemestieret artisans par tout le royaume » [7]. C’était l’époque où Paris et Lyon connaissaientd’importantesgrèvesdeCompagnonsimprimeurs.Lesrevendicationsconcernaientlessalaires,lescongés,maisaussil’embauchedesapprentis.LesCompagnonsentendaienteneffetimposerauxmaîtresunepolitiqued’embauchelesfavorisant.

Les grandes villes ne sont pas seules en cause : d’autres ordonnances restreignent encorel’activitédesCompagnonsàOrléansen1560,àMoulinsen1566,àBloisen1579.

Lesmétiersconcernéssonttrèsdivers:en1601unesentencetouchelescordonniers,en1631unarrêtduParlementtouchelescharpentierstandisqueleschapelierssontconcernésparunesentencedepoliceen1700,etunarrêtduParlementen1748.Bienquecondamnésen1655,lesCompagnons selliers ne cessent pas leurs activités clandestines, puisque, en 1764, une lettrepatenteleurenjointdesefaireinscriresurleregistredelacommunauté.En1746,unesentenceinterditauxCompagnonscharrons toutescabalesetassembléesenquelque lieuquecesoitetsous quelque prétexte que ce puisse être.Une ordonnance de police datant de 1783 vise les

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ferrailleurs, les cloutiers et les épingliers. Un arrêt du Parlement supprime la confrérie descouvreursen1692,maisen1744deslettrespatentesdoiventinterdireànouveauleursréunionsdansl’égliseSaint-DenisdeLaChâtre.

Cesdocuments[8]prouventl’âpretédesluttes,maisaussil’absencedecoordinationetd’unité,carlesouvriers,s’ilsontconscienced’apparteniràunmétier,neformentpasencoreuneclasseouvrière.Plusencore,ilyaentrelesmétiersdesdifférencesconsidérablesdementalitéquisontdues à l’anciennetéde ceux-ci, à lavariétéde leurs coutumes,de leursvêtements et de leurstechniques. Il faudra la normalisation des techniques, l’urbanisation, l’industrialisation et lasuppressiondescorpsdemétierpourquenaisselesentimentfondéd’uneclasseouvrière.

Eneffet,malgrécesluttes,lesCompagnonsnerécusentnilacommunautémoraledumétiernil’organisation corporative en elle-même. « Ils partagent avec les maîtres cette conception,dominantedans leursociété,dumétiercommecommunautémoraleetspirituellestructuréeetvouéeàl’exerciceetàlaperfectiond’unartmécanique.»[9].Denombreuxmaîtresn’avaient-ilspasétéjadisdescompagnonsactifs?Ilsétaientalorstoujoursliésparunsermentdefidélitéet coopéraient avec le Compagnonnage. Ils appréciaient l’esprit d’ordre et de compétenceprofessionnelle dont faisaient preuve les Compagnons. Dans les revendications, le premierargument des Compagnons n’était pas la grève, mais la qualité professionnelle et l’intégritémorale.

Enfin, les Compagnons empruntent leurs rites, leur langage, leur symbolisme, au patrimoinereligieuxetchevaleresquede l’Occident,etnonà l’humanismede laRenaissance (quiséparel’artistedel’ouvrier),niaurationalismecartésien(quiséparel’intellectueldupeuple)nimêmeàlaphilosophiedeslumières(quisubstituelatechnologiefondéesurlagéométrieàlaculturepragmatiquedesCompagnons).

V.LacondamnationparlaSorbonneLe14mars1655,unesentencedelafacultédethéologiedelaSorbonnecondamnelespratiquesduCompagnonnage.C’est ledocument leplus complet quenous ayons sur lespratiquesdesCompagnons, leur organisation, leurs structures, leur juridiction et jusqu’à leur ritueld’initiation. À partir de ce document, l’historien peut établir une comparaison avec lesdocumentsplusanciensafindevérifierleurvaleuretleursignification.CequipermetàMartinSaint-Léon d’affirmer que l’institution était organisée, et très fortement dès le début du xviesiècle,dansdesstructuressemblablesàcellesrévéléesparlaSorbonneauxviie[10].

Aureste, iln’estpassans intérêtdesepenchersur lesmotifsdecettecondamnation. Ilssontcertainement significatifs du fossépouvant exister entre la culturedéjà rationalistedumondeintellectueletlacultureouvrière.

«CeprétenduDevoirdeCompagnonconsisteen troisparoles :honneuràDieu,conserver lebien du maître et maintenir les Compagnons. Mais, tout au contraire, ces Compagnons

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déshonorentgrandementDieu,profananttouslesmystèresdenotrereligion,ruinantlesmaîtres,vidant leurs boutiques de serviteurs quand quelqu’un de leur cabale se plaint d’avoir reçubravade,etse ruinanteux-mêmespar lesdéfautsauxDevoirs (amendes)qu’ils fontpayer lesunsauxautrespourêtreemployésàboire…»

En ce qui concerne l’attitude des Compagnons à l’égard des maîtres, nous avons vu quel’institutionfonctionneaubesoinàlamanièred’unsyndicatprenantladéfensedesouvriers.Iln’yadoncpasàyrevenir.Lemotifprincipaldelacondamnationn’estpaslà.LesCompagnonsavaientétédénoncésen1639parunesociétédévote,laConfrérieduSaint-Sacrement.Unpeuplustard,lamêmeconfrériecondamneraleTartuffedeMolière.Extrêmementinfluente,elleestassez représentative de l’opinion de l’intelligentsia au pouvoir, profondément marquée parl’élitisme janséniste et le rationalisme classique.Or, il se trouveque le rituel d’initiation desCompagnonsestessentiellementuneparodiedessacrementsdelareligionchrétienne,commeleurs légendes peuvent l’être, à certains égards, de l’Évangile. Mais à quelle autre sourced’inspirationpouvaientpuiserdeshommesquineconnaissaientpasd’autreexpressiondusacréquecellede leur religion?Laparodie, l’imitationnesontpasnécessairementdesmoqueries.Ellespeuventêtrelesigned’uneprofondeadmiration.

Chezleschapeliers,ondressaitunetabledansunedeschambresdulogisdelamère.Surcettetable,onplaçaitunenappequiétaitcenséefigurerlesaintsuaire.LesquatrepiedsdelatableétaientlesymboledesquatreÉvangélistes;ledessusdelatableétaitleSaint-Sépulcre.Danslachambre se trouvaient une croix et une quantité d’objets dont la signification allégoriquerappelait la Passion et diverses scènes de laBible (un coffre représentait l’arche deNoé, unbuffet,letabernacledeJacob,etc.).Leprévôtdelaconfrérie(Pilate)setenaitdansunechaire.On introduisait l’aspirant quiprononçait cesmots : «Honneur àDieu !Honneur à la table !Honneuràmonprévôt!»Ilbaisaitensuitelatableetdisait:«ÀDieuneplaisequecebaisersoitceluideJudas!»

La Sorbonne déclara donc « qu’en ces pratiques il y avait péché et sacrilège d’impureté,blasphème contre les mystères de la religion, etc. ». L’archevêque de Toulouse renchérit enexcommuniantleCompagnonnage.

Pourquicompareaujourd’huilemoded’expressiondesCompagnonsavecceluideschansonsde geste, il est frappant de constater la similitude des procédés : l’allégorie omniprésenteempruntesessymbolesàunimaginairepétriderécitsbibliques.Loind’êtreuneprofanationdesmystères par l’esprit matérialiste, n’est-ce pas au contraire une sacralisation de la vieprofessionnelleassimiléeàuneliturgiedontlebutestl’élévationdel’hommetoutentier,corpsetâme?Hélas,ceuxquifaisaientdétruirelesvitrauxdescathédrales,parcequeleurscouleurstrop vives offensaient leur sens religieux, ne pouvaient pas plus comprendre l’expressionpopulairedusacré.

CettecondamnationenSorbonnefaitdate.Ellemontreque,déjà,lesintellectuelsontperdulesensdupeuple.Désormais,ilsnetenterontplusdelerécupérerquebeaucoupplustard,parlematérialisme idéologique. Mais qu’y a-t-il de commun entre la récupération d’une forcepolitiqueetlareconnaissanced’unecultureouvrièreayantenelle-mêmesapropreidentité?

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VI.LaRévolutionde1789Destempsféodauxjusqu’àlaRévolution,l’éducationdel’ouvrierestassuréeparlescorpsdemétier;àpartirdelaRévolution,cescorpsétantsupprimés,iln’yaplusd’éducationouvrièreàproprementparler,jusqu’àlaIIIeRépublique.Nousverronsplustardquela traditionouvrièren’aétémaintenue,àcesheuresdifficiles,queparlesCompagnonnagesetdanslaclandestinité.

Maiscommentenest-onarrivéàlasuppressiondesassociationsouvrières?

LeCompagnonnageatoutsimplementétéassimiléauxcorpsdemétier.Orceux-ci,aulieudejouer le rôledynamiquededécideurséconomiquesquiauraitdûêtre le leur, étaientdevenus,depuis l’extension des jurandes par Colbert, les instruments d’une politique économiquecentralisée. En réaction, les économistes libéraux dont l’influence grandit au xviiie siècleprêchentlasuppressiondescorporations.La«sectedeséconomistes»,commeonl’appelle,apris devant l’opinion la position avantageuse de ceux qui sont « pour la liberté ». Dansl’Encyclopédie, à l’article « Privilèges »,Diderot écrit : « La concurrence va fairemieux etdiminuera le prix de la main-d’œuvre… » Il y aurait beaucoup à dire sur le rôle de la «philosophiedeslumières»danslatransformationdelaconditionouvrièreenesclavage…

Le premier acte politique porté contre lesCorps est l’édit de février 1776. C’est l’œuvre deTurgot,ministredesFinancesdepuis1774,àl’avènementsurletrônedeLouisXVI.

LesidéesdeTurgotétaientconnues:ilavaitécriten1759un«ÉlogedeVincentdeGournay».Sadoctrineserésumeàcesmots:«Leshommessont-ilspuissammentintéressésaubienquevous voulez leur procurer, laissez-les faire, voilà le grand, l’unique principe. » [11]. PourTurgot, lesCorpsportaientatteinteaudroitnatureldéfinidanslestermesd’unindividualismeoptimisteselonlequellavieéconomiques’équilibred’elle-mêmeets’ordonnenaturellementaubien commun dès lors que chaque individu peut agir librement pour son bien particulier. Ledroitautravailestdoncundroitindividuelantérieuràl’étatdesociété,nemettantencausequele travailleur, sans considération des solidarités demétier. Quant à la qualité du travail, ellen’exigeaucunapprentissage,puisque«c’estaupublicàjugersilemaîtreestcapable»[12]etàlepunirdesonincapacitéennes’adressantplusàlui.

L’édit de février 1776, qu’il fait approuver par le roi, stipule donc que les communautés demarchandsetartisans,lesmaîtrisesetlesjurandes,leursstatutsetprivilèges,toutestéteintetsupprimé(art.1et2). Ilest interdit«à tousmaîtres,compagnons,ouvriersetapprentis…deformeraucuneassociationniassembléeentreeux, sousquelqueprétextequecepuisseêtre»(art.14).

L’éditétantsoumisauparlementdeParis,laCourdécidad’envoyerdesremontrances.Celles-cisoulignent qu’il ne s’agit pas de réformer,mais d’innover, car les principesmêmes de la viepolitiquesontencause.Pourdeuxraisons:d’unepart,dupointdevuedelatraditionjuridiquede la monarchie, selon lequel le roi est tenu de respecter toute institution ancienne. Car

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l’anciennetédelamonarchieelle-mêmefondaitsapropreautoritéjuridique.Laseconderaisontientaufaitquelescommunautésdemétiersontundroitaussinaturelqueceluidelafamilleetque l’autorité naturelle du trône repose aussi sur le respect de ce droit, qui est celui descommunautéshistoriquesnaturelles,etnonceluid’unindividualismeabstrait.

LeParlementconnaissaitsonaffaire : leprincipemonarchiqueétaitalors laplussûredéfensedescorpsdemétiers.Cependant,l’éditfutenregistréd’autorité.Mais,troismoisplustard,leroilaissa partir Turgot et son œuvre tomba avec lui. Un édit contraire fut préparé par sonsuccesseuretenregistrésansdifficultéparleParlement,le23août1776.

LeCompagnonnagen’était pasune institution reconnuepar la loi sous l’AncienRégime.Dumoins son existence était-elle plus oumoins tolérée, le principemême d’une association decitoyensn’étantpasremisencause.ÀpartirdelaRévolution,c’estceprincipequiestaboli:aucuneassociationn’aplusd’existencejuridique,qu’ellesoitunefamille,uncorpsdemétier,unCompagnonnageouunordre.Seulsexistent les individus.C’estpourquoi,dans lesdébatsconcernantlescorpsdemétiers,leCompagnonnageestencause.

Leprincipedelasuppressiondescommunautésdemétiersestposélanuitdu4août1789.Onétait parti en guerre contre les privilèges excessifs, mais la polémique tourna vite contre lanotion même de privilège. Ceux-ci n’appartenaient pas qu’à la noblesse, mais à tout corpsconstitué qui pouvait en avoir fait la demande : à côté de la loi commune, dont la primautéthéoriquen’étaitpascontestée,lesprivilègesconstituaientdesloisparticulières,concédéesparlesouveraindansdescasspéciauxetpourlebienducorpssocialtoutentier.Ilspouvaientêtreaccordésauxordres,auxcorps,auxvillesouauxprovinces,et surtout ilsétaientcontrairesàuneconceptionabstraitede l’égalité.Leurabolition, toutennesupprimantpas juridiquementlescorpsprofessionnelsnilesassociationsouvrières,enétablitcependantleprincipe.

Curieusement, c’est à propos d’une autre affaire que fut réglé le sort des communautés demétier.Pour faireaccepter l’impôt sur lapatente,quidevaitpeser sur lescommerçantset lesartisans,onproposalelibre-échangeparlasuppressiondesjurandesetmaîtrises.Ledécretdu12-17mars1791décideensonarticle7:«Ilseralibreàtoutepersonnedefairetelnégoceoud’exercertelleprofession,artoumétierqu’elletrouverabon.»

De leur côté, les Compagnons ne pensaient pas devoir être inquiétés, espérant pouvoir êtretoléréscommeilsl’avaientdéjàété.Ausurplus,ilssecroyaientautorisésparlaloidu21août1790, à s’assembler entre eux au sein de « sociétés libres ». Plus encore, ils s’enhardirent àdemanderaugmentationde salaire etdiminutiondu tempsde travail. Ils se sentaientd’autantplusfortsauseinduCompagnonnagequelesmaîtresétaientaffaiblisparlasuppressiondeleursinstitutionscorporatives.

Faceàcettesituation, lesmaîtresdesmétiersdeParisetdesgrandesvillesdurentfaireappelauxpouvoirspublics.IlfautdirequesilesCompagnonsmaréchauxetcharpentiersmenaientlecombat,unecoalitionde80000hommesdetouslesmétierss’étaitréuniedanslacapitale,prêteà les soutenir. La peur de graves troubles dans l’ordre public vaincra l’indécision del’Assemblée constituante. Un avocat de Rennes, Le Chapelier, dépose un projet contre les

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associations ouvrières qu’il dénonce comme une contravention aux principes constitutionnelsquisupprimentlescorporations.Eneffet,leCompagnonnage,comptantalorsunaffiliésurtroisouvriers,estenmesured’interdirel’embaucheauxnon-affiliés.LeChapeliers’indigne:«C’estàlanation,c’estauxofficierspublics,àfournirdestravauxàceuxquienontbesoinpourleurexistenceetàfournirdessecoursauxinfirmes.»Etquantauxrevendicationssalariales,«c’estauxconventionslibresd’individuàindividuàfixerlajournéepourchaqueouvrier».Lacraintedel’Assembléeestaussidevoirlesouvriersfomenterdestroublespourobtenirlareconstitutiondes corps de métiers. D’où l’article premier du décret qui sera voté le 17 juin 1791 : «L’anéantissementdetouteespècedecorporationdecitoyensdumêmeétatetprofessionétantl’unedesbasesfondamentalesdelaConstitutionfrançaise,ilestdéfendudelesrétablirdefait,sousquelqueprétexteetsousquelqueformequecesoit.»

Cetteconceptionindividualistedel’ÉtatseraconservéeparlaConventionetleDirectoire,puisencore renforcée sous le Consulat. Le Code Napoléon reprend les interdictions frappant lesassociationsdecitoyensdanssesarticles291-292et414-415.

VII.Lafranc-maçonnerieSeulslesclubsfrancs-maçonsn’étaientpasfrappésparlaloiLeChapelier,quin’interdisaitlesassembléesquepour les citoyensd’«unmêmeétat».Allantplus loin encore,une loidu27juillet1793punitquiconqueempêcheralesclubsdeseréunir,lesloisdes13septembre1793,18et24vendémiaireanIIlesinvestissentd’attributionsofficielles,leschargentdesurveillerlesfonctionnairespublics.Lejacobinestdevenuomnipotent.

Mais d’où viennent les francs-maçons ? Quels rapports entretiennent-ils avec leCompagnonnage?

Quant à ses origines, la franc-maçonnerie entretient des légendes très proches duCompagnonnage. Son fondateur serait aussi l’architecte duTemple de Jérusalem,Hiram, quiauraitparticulièrementprésidéàsadécoration.Cependant,c’estprincipalementaux traditionsgnostiquesqueserattachentlesfrancs-maçons.

Sil’onretrouvedeslégendescommunesserapportantauTempledeJérusalem,c’estqueselontoutevraisemblance,maissanscertitudehistorique,lafranc-maçonnerieseraitnéedecertainesloges compagnonniques. Le nom de « franc-maçon » apparaît pour la première fois sur lechantierdelacathédraledeStrasbourg.Depuislongtempssetrouvaitlàunimportantsanctuairechrétien qui fut remplacé en 1015 par une basilique romane. Mais après cinq incendiessuccessifs dus à la foudre, il fallut, en 1175, la reconstruire. Le transept fut achevé par uneéquipe de tailleurs de pierre qui, dans le cadre du voyage traditionnel du Compagnonnage,sembleêtrevenuedeChartres.Undocumentdatantde1276,lareconnaissanceparl’empereurRodolphe Ier de Habsbourg, de franchises octroyées à ces ouvriers, leur donne le nom de «francs-maçons».En1452,Dotzinger,architectedelacathédrale,établitunefédérationentrelesdifférenteslogesdeStrasbourg,Cologne,VienneetZurich,lalogedeStrasbourgdevenantLoge

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Suprême de tout le Saint Empire romain germanique. Il s’agissait à l’époque d’un véritableCompagnonnage,c’est-à-direque les logesréunissaientréellementdesouvriers travaillantsurdifférents chantiers. Toujours est-il que cette fédération se développa de manière autonome,sanslienavecleCompagnonnagefrançaisquineremonteguèreau-delàdelaChampagneetdela Picardie et se trouve peu répandu enBourgogne et dans l’Est.La franc-maçonnerie auraitdoncenfaituneoriginegermaniqueetauraitgagnél’Angleterreavantd’atteindrelaFrance.

Laprincipaledifférenceentre leCompagnonnageet lafranc-maçonnerie,c’estquelepremierestencoreledépositaireréeld’unecultureouvrièrequin’estpasqu’unsavoir,maisquiestaussiunsavoir-faire.C’estunhéritagedegesteset,àtraverscesgestes,unpatrimoineprofondémenthumain qui, à chaque génération, s’est exprimé en unemultitude d’œuvres de toutes sortes,maistoujoursouvrières.NulnepeutêtreCompagnonsansêtreouvrier.

Trèsdifférenteestlafranc-maçonnerie,quin’agardédesesoriginescompagnonniquesquesesrites et ses symboles. L’assise fondamentale de cette dernière se compose d’ailleurs de troisgrades : l’apprenti, lecompagnonet lemaître,alorsqu’ilnesauraityavoirdemaîtredans leCompagnonnage,quiseveutréellementouvrieretréellementégalitaire.

Au xviiie siècle, certains Gavots se sentaient particulièrement proches des idéaux de laRévolutionrépandusparlesclubs.Iln’étaitalorspasraredevoirlemotmagiquede«liberté»circuler dans les documents et dans les formules terminales des lettres échangées entrechambresdeGavots.C’estalorsquenaquitleCompagnonnageduDevoirdeLibertéqui,sousl’influencedesfrancs-maçons,seréclamadupatronagedeSalomon.Ungradede«compagnoninitié»futintroduiten1803[13].

Cependant,d’unemanièregénérale,lafranc-maçonneriesesouciaitalorsfortpeudesouvriers,ne recrutant que dans la bourgeoisie et l’aristocratie. Les maîtres des corps de métier eux-mêmesnesontreçusqu’exceptionnellement.Lesdomestiquesnesontadmisqu’enqualitéde«frèresservants»et lesouvriersne lesontenaucuncas [14]. Il faudraattendre la finduxixesiècle, aumoment où il devenait intéressant d’avoir prise sur lemonde ouvrier, pour que lafranc-maçonnerie fît de réelles tentatives d’approche des différents Compagnonnages. Maiscelles-cin’ontguèreabouti[15].

Un exemple significatif de la différence entre les deux sociétés est justement l’approche desmétiersquenousdonnel’EncyclopédiedeDiderot.Ceténormetravaildevaitêtrel’instrumentd’une révolution culturelle que préparaient activement les francs-maçons du xviiie siècle. Lecoup d’envoi fut donné par un célèbre discours de Ramsay, grand orateur de la franc-maçonnerie qui, le 21 mars 1737, exhorte tous ses confrères à « s’unir pour former lesmatériaux d’un dictionnaire universel des arts libéraux et de toutes les sciences utiles, lathéologie, la politique exceptées ». Le principe fondamental était de séparer la religionchrétienne de la civilisation, la politique était exclue par simple prudence,mais la théologiel’était par principe. À la différence de l’Encyclopédie de Vincent de Beauvais qui, au xiiiesiècle,présentaitl’ensembledesactivitéshumaines,lestechniquesycompris,àlalumièredelaRévélationetdelamoralechrétienne(lesconstructeursdecathédraless’inspirèrent largement

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decetouvrage),Diderotprésentelesartsetlesmétierssousleseulpointdevuedel’efficacité.L’activité de l’homme ne se situe plus dans la dynamique d’une recherche spirituelle, maisd’unerecherchedelapuissanceparunhommequiestsonpropredieu.

Concrètement, il s’agit de remplacer l’éthique desmétiers par une technologie fondée sur laphysiquemathématique.Lesarticles«Physique»et«Application»dénoncentbien lesabusd’uneapplicationunilatérale,tropcartésienne,desmathématiques,etlesidéesdeLockesurlanécessité de l’expérience se font déjà sentir à propos des sciences de la vie, mais l’idéalcartésiensous-tendtoutdemêmel’ensembledel’édifice.Ilsuffitdelirel’article«Art»poursaisirquellenouvellementalitéonveutintroduiredanslesmétiers.L’auteurprêcheenfaveurdelanormalisationdestechniquesetdel’uniformisationdulangagedesmétiers,enprenantpourmodèlelelangagedelagéométrie.Cettedémarcheestl’inversedelapratiquecompagnonniquedu«TourdeFrance»,quiconsisteàallervoir surplacecommentchaque techniquepeut sejustifierenfonctiondesparticularitéslocalesquipeuventêtre,danslaconstructionparexemple,le terrain, le climat, les habitudes de vie locales quant à l’agencement des pièces, le styleesthétiquedupays,etc.

Demêmequ’onaputrouverdansl’architecturedescathédraleslemiroird’unevisionordonnéede l’univers,demêmeon retrouveradans l’efficacité technologiquedésordonnéede l’hommemodernelerefletduscepticismemétaphysiqueetdelavolontédepuissanceduxviiiesiècle.

VIII.AgricolPerdiguier,ditAvignonnais-la-VertuÉtantdonné levide juridique laissépar laRévolution, lesassociationspatronalesetouvrièresétantinterdites,leCompagnonnage,quiavaitl’habitudedelaclandestinité,putrecueillirensonseinunnombredeplusenplusgrandd’ouvriers.Bienavantlessyndicats,leCompagnonnageassuraitàsesmembresuneassistancemutuelle.Dansunmondeindustrieletlibéraldeplusenplushostileà l’ouvrier, il répondaussiàunprofondbesoindefraternité,prouvantpar là,s’ilétait nécessaire, combien l’individualismeest antinaturel.L’Empire, puis laRestauration sontobligésdetolérersonexistence.

Cependant, lesmentalitésontchangésansquelesCompagnonsassouplissent leursexigences.Lesancienstolèrentmallanouvellejeunesse,etcesderniersacceptentmaluneconceptiondel’ordreaveclaquellelesmœurscontemporainesontdéjàrompu.De1823à1858,oncompteaumoins dix révoltes d’aspirants. En 1842, 1 400 d’entre eux fondèrent un groupe desIndépendants,quifutdissoustroisansplustard.D’autrepart,desanglantesbagarresmettaientauxprisesCompagnonsduDevoiretCompagnonsduDevoirdeLiberté.EllessontchantéesparMistral dansCalendal. Les grèves, les émeutes semultiplient : le Compagnonnage entre endécadence,ilabesoind’uneréforme.

C’estaumilieudecesdifficultésqu’apparaîtAgricolPerdiguier.Néen1805,prèsd’Avignon,à

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13ansildevientmenuisiercommesonpère.ReçuaspirantchezlesCompagnonsduDevoirdeLiberté,ilfaitbientôtsonTourdeFrancesouslenomd’Avignonnais-la-Vertu.En1834,puisen1836,ilpubliedeschansonsquisonttoutesunappelàlafraternité.Sonsuccèscommenceavecla parution de son Livre du Compagnonnage. C’est un recueil d’articles accompagné dequelqueschansonsetd’unprécisélémentairedegéométrie.Maisaussi,ilypasseenrevuelessociétésduCompagnonnage,etdanscesiècle romantiqueà la recherchedeses racines,c’estcomme une révélation de découvrir que de si antiques traditions aient pu survivre auxbouleversementspolitiques.Lamartine,Chateaubriand,Lamennais,Bérangerfurentconquisparla poésie du Compagnonnage. George Sand écrivit un roman, Le Compagnon du Tour deFrance,inspiréetdocumentéparPerdiguier.

Les premiers théoriciens du socialisme commençaient aussi à se faire connaître, et l’idéed’associationfaisaitsonchemin.MaisuneréconciliationdesDevoirsétaituneétapepréalableindispensable. De fait, sous l’influence de Perdiguier, les luttes intestines avaient nettementdiminué. Mais il manquait encore une unité réelle et concrètement manifestée. Un ouvrierserrurier, Moreau, proposait de l’obtenir en abolissant les coutumes compagnonniques et enréunissanttouslescorpsdemétiersduCompagnonnagedanslamêmesociété,l’Union.Celle-civitlejour,selonMoreau,en1830,àToulon,selonPerdiguier,en1832,àBordeaux,àlasuitedelarévoltedesaspirantsmenuisiersetserruriersdecetteville.

LeCompagnonnagesemblaitpourtantencorecapabledeporterlesespoirsd’ungrandnombred’ouvriers : témoin, cette révolte de 5 000 charpentiers du Devoir et du Devoir de Liberté(solidaires !) qui firent, en 1845, une grève célèbre. Celle-ci leur valut, lors du procès quis’ensuivit,lafameuseplaidoiriedeBerryer.AprèsavoircrééunclubdesCompagnonsdetouslesDevoirsetdresséunelistedecandidatspourlesélections,PerdiguierfutéludéputéàParisetdans leVaucluse,avecLamartineetLamennais.Le21mars1848,10000CompagnonsdetouslesDevoirsseréunirentplacedelaRépubliqueetserendirentencortègeàl’HôteldeVilleoù fut célébrée une réconciliation générale devant lesmembres du gouvernement provisoire.Maiscelan’empêchapas,deuxmoisplustard,unesanglantemêléeentretailleursdepierreduDevoir et du Devoir de Liberté. On parvint tout de même à créer une société, celle des «DevoirsRéunis»,queratifièrentseulementhuitcorporationssurles35consultées.

C’estLucienBlanc,unCompagnonbourrelierdeLyon,quimoissonnacequePerdiguieravaitsemé.Unissanttouslesrites,ilfondalaSociétédesAmisdel’Industriequi,en1872,fusionnaavec les Devoirs Unis, créant ainsi la Fédération compagnonnique (3 novembre 1874). AuCongrès de Paris, en 1889, le mouvement prit sa forme définitive sous le nom d’Unioncompagnonnique.

On peut se demander pourquoi l’Union compagnonnique n’eut qu’un succès modéré. UnepremièreraisonsembleêtrelaprofondedifférencedetempéramententrelesaffiliésduDevoiretceuxduDevoirdeLiberté.Lesconnaisseurspeuventdistinguer,dans leschefs-d’œuvre, lestyledesunsdeceluidesautres.Àcelas’ajoutent lesdifférencesderitesetdecoutumesquisont un patrimoine culturel et commeun vêtement dont on ne peut si facilement se départir.Enfin, et c’est sansdoute la principale raison, l’Union a tenté une telle fusionque l’esprit etl’autonomie des différents corps n’ont pu être sauvegardés. Ses groupements unissent des

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métierssidiversque,biensouvent,lesmembressetrouventseulsaumilieud’unecommunautéhétérogène.Cesontceshommes,indistinctementmêlés,quireçoiventlenouveauCompagnon,cequivaà l’encontrede la traditionprofondeduCompagnonnage, l’aspirantnepouvantêtrejugéquesurlavaleurintrinsèquedesonœuvre,etcelle-cinepouvantêtreappréciéequeparlesCompagnonsdumêmemétier.Quiplusest,chaquecorpsdemétierasonhistoire,sesgestes,sapsychologieetparconséquentsonriteproprequiexprimesonidentitéet lacultureà laquellel’aspirantestinvitéà«semarier»:onnechoisitpasn’importequelmétierindifféremment,etl’onnepeutpasconfondrel’universdelaferronnerieavecceluidelapâtisserie.Enfin,l’Unioncompagnonnique a pratiqué une politique d’intégration de nouveauxmétiers qui a déplu auxvieux métiers. Ceux-ci manquaient sans doute d’hospitalité, mais il faut comprendre quel’introductiondenouveauxmétiersnonseulementreposesurdescritèresprofessionnelsprécisconcernant l’œuvre, lematériau, le procédé de fabrication,mais implique aussi une filiationhistoriquesanslaquelleiln’yapasdetransmissiondel’espritduCompagnonnage.

IX. Le Compagnonnage aux sources del’économiesocialeIlestremarquable,danscexixe sièclemouvementé,quedevant levide juridique laissépar laRévolution française, malgré l’interdiction de se constituer en sociétés, non seulement leCompagnonnage va se maintenir, mais il va devenir le creuset de nouvelles associationsouvrières:lessociétésdesecoursmutuel,quisontelles-mêmeslesancêtresdessyndicats.

Il y a bien une distinction théorique entre la notion de compagnonnage, qui est composéd’ouvriersenapprentissage,donccélibatairesetitinérants,etqui,parconséquent,estavanttoutunlieudetransmissiondusavoir(unissantsavoir,savoir-faireetsavoir-être),etpuislanotionde société de secoursmutuel, qui est fondamentalement un soutien des familles en face desdifficultés de la vie telles que les accidents, lesmaladies et lamort.Avant laRévolution, lasolidarité sociale était assurée par les corps demétiermais, après leur abolition, nombre decompagnonnagesonttoutnaturellementdonnélieuàlacréationdemutuelles.C’estpourquoi,danslapratique,lesfrontièresentrecesdeuxformesd’organisationontsouventétéfloues.LecasdesboulangersdeMarseillel’illustrebien:àpartird’unesociétédesecoursmutuelforméeen 1823, un compagnonnage vit le jour deux ans plus tard.Ce dernier finit par accepter desouvriersmariésetsédentairesetorganisadesgrèvesen1826et1835.Ilredevintunesociétédesecoursmutuelen1845.

LadistinctionsefitcependantbeaucoupplusnetteaprèslaRévolutionde1830.Lesmentalitésavaientchangé,sibienquelesouvrierssemirentàpréférerlessociétésdesecoursmutuel,plusenaccordavec lasociétéenvironnante,etquinenécessitaientninoviciatni rite initiatiqueetrépondaientauxbesoinscruciauxd’associationbénévole.

Sous lamonarchiedeJuillet (1830-1848)éclateuneaffairehautementsignificative.Le6 juin1845,5000Compagnonscharpentiersfontunegrèvepourdemanderl’égalitédesalaireet100

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sous par jour. Plusieurs Compagnons sont arrêtés et passent devant la 7e chambrecorrectionnelle. Les deux Compagnonnages, du Devoir et du Devoir de Liberté, s’unissent.Toutecoalitionétant considéréecomme illicite, lesouvriers sont condamnéset leurpeineestconfirmée en appel.Mais pendant ce temps, les patrons ont fini par accepter l’augmentationdemandéeet,grâceauxattendusduprocès,ledroitd’associationetledroitdegrèveprendrontainsi leurs racinesdans laplaidoiriede l’avocatdesCompagnons,Berryer, l’undespremierscatholiquesàs’engagerdanslecombatsocial.Enremerciement,lesCompagnonsréalisentunchef-d’œuvrecollectifde2,50mdehaut,unemaquetted’escaliertournantd’uneexceptionnellerichessedesymbolesetdesavoir-faire.Onpeutl’admireràlacayennedeLaVillette.

En1861,Berryerdéfendlesouvrierstypographes,etilal’audaced’affirmer,contreladoctrineofficielledel’Étatalorsenplaceetcontrelajurisprudence,lanécessitédecontratscollectifs:«Letraitédegréàgré,dit-il,c’estlemarchédelafaim.C’estlafaimlaisséeàladiscrétiondelasociété industrielle.L’ouvrierquia faimaccepteunsalaire insuffisant ;maisà son tour, si lepatronabesoindelui,ilusedesondroitdechômagepoursefairepayer.C’estlà,Messieurs,unecalamitésouslafiguredurespectdudroitdechacun.»

Les sociétés de secours mutuel sont pour la plupart créations de catholiques. Pendant lespremières années de la monarchie bourgeoise, elles se constituent en caisses de résistance,prototypes des syndicats à venir. La grande enquête sur les Associations professionnellesouvrièresentreprisepar l’OfficeduTravailen1899permet,métierparmétier,desuivrecettefiliation,delamutuelleàlarésistanceetdelarésistanceàlachambresyndicale.NapoléonIIIpromulgue les lois régissant lesmutuelles en 1852, la liberté d’association en 1864 et cellesfondantleschambressyndicalesen1867.C’estledébutd’unepratiquedel’économiesociale,creusetd’uneexpériencequiseraàlasourced’uneréflexionchrétienneappeléeàprendreplustard le nomde doctrine sociale de l’Église. Les chrétiens sociaux, très actifs sous le SecondEmpire,serontàl’originedespremièresloissociales.Danslemêmetemps,maisdansunesprittoutdifférent,seconstituerontlessyndicatsouvriersquiattendrontdusocialismelasatisfactionde leurs ambitions politiques, et qui verront dans le matérialisme et la lutte des classesl’explicationdumonde.

L’enseignementdonné auxCompagnons agardé l’empreintedes idées religieusesdues à sonorigine,mais il y adans leCompagnonnageune traditionde tolérance, onpourrait direde«non-intervention»danslesconvictionsreligieusesoupolitiquesdesesmembres.L’anecdotedel’abbéVuillod,àlafinduxixesiècle,estcaractéristique.Lejournaldecettesociété,danssonnuméro du 18 juin 1899, relate, dans un article nécrologique, que cet ancien Compagnoncordonnier avait rendu des services à l’Union compagnonnique et qu’il avait parcouru lesprincipales villes du Tour de France en compagnie de Lucien Blanc. « Partout, ils furentacclamés,saufàTours,oùquelquesmécontentsavaientorganiséunecabale,etàLaRochelle,où la soutaneeffrayaquelques fanatiquesquinecomprirentpasquesous l’habitdeceprêtrebattait un cœur véritablement fraternel et humain et que, sous d’autres insignes, il y avaitquelquefoisuncœurdetyranetd’égoïste.»

Aveclereculdutemps,ilestpermisdedirequeleCompagnonnageajouéunrôled’éducateur

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dumondeouvrier.Lejourvenu,celuidelagrandeépreuvedumondeouvrier,c’est-à-direaulendemaindelaRévolutionde1789,enpleinessordel’industrialisationetdanslajunglecrééepar le libéralisme, alors que lemonde ouvrier n’est plus seulement celui des hommes,maisaussi des femmes et des enfants soumis à des conditions de travail inhumaines, les premiersréflexesdedéfenseetd’organisationnesontpasvenusdesintellectuels,maisbiendesouvrierseux-mêmes.Cardepuis longtemps, lesCompagnonsavaient appris,maisdansdes conditionsheureusementmoinstragiques,àseregrouperenmutualités,coopératives,caissesdeprêtetderetraite,officesdeplacementetorganismesdecrédit.Sescayennesetsesrelaissontlesancêtresdesrestaurantsroutiersetdesaubergesdejeunesse.Cequ’ilapuréaliserparl’entremised’unesolidaritéresponsableetpersonnaliséeparlaprésencedelaMère,laSécuritésocialeatentédelefaireàsontour,maisdanslesproportionsd’ungigantismenationalquirendbiendifficileslaresponsabilité personnelle et une saine gestion des dépenses. Et c’était déjà une Bourse dutravailqu’il réalisait,depuis leMoyenÂge,quand ildistribuait le travaildevilleenville,deprovinceenprovince,parl’intermédiairedesesrôleurs.

Or, les Compagnons luttaient pour des objectifs concrets, sans les lier à la notion de classeouvrière.Iln’yavait,dansleurlutte,aucuneidéologiesous-jacentevisantàlaprisedupouvoir.Ils n’obéissaient pas auxmots d’ordre lancés par des intellectuels préoccupés d’une prise dupouvoir par l’habile manipulation des masses populaires. Et c’est pourquoi, bien que leurdynamismeleuraitpermisd’êtrelesinitiateursdesmutualitéssociales,ilsn’ontpaspurentrerdans le jeu politique des syndicats. La règle était que soit respectée la liberté d’opinion dechacun,maisque l’organisationcompagnonniqueen tantque tellenedevaitpas jouerderôlepolitique.

La loi Waldeck-Rousseau, du 21 mars 1884, autorisait à nouveau l’existence d’associationsouvrières ou patronales,mais ne reconnaissait pas les syndicatsmixtes réunissant patrons etouvriers.Aulieudemettreenplacedesstructuresfavorisantunecommunautéd’intérêtsentrelespatronsetlesouvriers,laloiinstitutionnalisaitlaluttedesclasses.

Lesentimentdeconstitueruneclasseouvrièrevadevenird’autantplusvifquelesouvriersnesont plus divisés en corps de métiers, ne connaissent plus de solidarité de métier avec leurpatronetsontmaintenantréunisdansunmêmesyndicalismepours’opposernonplusàteloutelpatron,maisaupatronatentantquetel.Ilnemanquaitplusàcettesolidariténouvellequed’êtrescelléedanslesangversé:enécrasantl’insurrectionparisiennedelaCommuneen1871,lesVersaillaisontsoudélaclasseouvrièreetconsacrésonentréedansl’histoirepolitiqueenluidonnant plus de 17 000 martyrs, parmi lesquels beaucoup de Compagnons. À partir de cemoment, le syndicalisme cesse de soutenir la République et s’engage dans la lutterévolutionnaire. La solidarité ouvrière commence à devenir plus importante pour lui que lasolidariténationale.Certainsintellectuelssententetaccompagnentcemouvementdontilsvontse servir comme d’un incomparable instrument pour établir la dictature de leurs idées. LeManifesteduparticommunisteestparudepuis1848,et,àlafindusiècle,l’idéologiemarxistedevientdominante.

EntrelessyndicatsetlesCompagnonnagess’établitunequerelled’influence:«Lessyndicatsvoulaientgrouperdesarméesdetravailleurs,d’abordpouraméliorerleursortmatérielet,autant

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que possible, pour élargir et élever leur place dans la société, dans les cadres politiques del’État.Lamagiedel’effetdemassejouaitàpleincontrelasélectionetlesépreuvesexigéesparles Compagnonnages. Forts de leurs traditions, ceux-ci s’appliquaient d’abord à élever leursmembresdespointsdevuemoraletsocialautantquedupointdevuematériel,enmaintenantleurautonomiedanstoutelamesuredupossible.»[16].

Malgré ces divergences fondamentales dans la conception de la finalité sociale, nombre deCompagnonsontjouélapolyvalence.Peuàpeu,ladivergencedebuts,decomportementsetdetypes d’action sera telle que les deuxmouvements se développeront parallèlement avec unecertainetolérance.LavocationduCompagnonnagen’enestqueplusclaire:dépositaired’unecultureouvrière,ilmaintientsestraditionsd’enseignementetdequalitéprofessionnelle.

X.LeCompagnonnageà la recherchede savocationÀl’aubeduxxesiècle,lesyndicalismeetl’industrialisationmettentleCompagnonnagedansdenouvellesépreuvesquil’obligerontàuneréflexionenprofondeursursavocation.

Letriomphedumachinisme,manifestéparl’Expositionde1867,etquigrâceàl’électricitéauragagnélespetitesentreprisesàlafinduxixesiècle,estlerésultatd’unesuitededécouvertesqui,depuis plusieurs siècles, ont imposé à l’homme leur logique et qui finiront par imposer untournantàlacivilisation.

Deuxdécouvertessontà l’originedu typed’organisation technologiquequenousconnaissonsaujourd’hui:lamiseaupointduprocédéd’imprimerieencaractèresmobilesparGutenbergen1440,etl’idéequ’eutSalomondeCaus,en1615,d’employerlavapeurpourlaproductiondelaforcemotrice. La première allait élargir la capacité d’expression de la pensée humaine, et laseconde,décuplerprodigieusement lapuissancedecesprolongementsde lamainque sont lamachine et l’outil.Le fait est que ces deuxdécouvertes se trouvent chacune à l’un des deuxpôlesdelanaturehumainequesontlamainetlapenséeetqueleCompagnonnages’estdonnélavocationderéunir.Danslescivilisationstraditionnelles,ledialogueentrelamainetlapenséeétait envisageable parce que les œuvres demeuraient à la mesure de l’homme. Tandis quel’imprimerie va permettre la diffusion rapide des nouvelles connaissances techniques, et larichesse matérielle engendrée par les nouveaux moyens de production rendra possible lapublication d’une multitude d’imprimés. Jamais la civilisation n’a suggéré à l’homme lesentimentd’unetellepuissance,quecellenéedelaconjonctiondecesdécouvertes.

L’ère de la production demasse est arrivée. La nouvelle technologie remplace la productionartisanaleparlaproductionindustrielle.L’économievanécessairementêtrepensée,organisée,planifiéepourlegrandnombre.Aurythmedetravailhumainasuccédélerythmeimposéparlesmachines,etbientôtparlesnouveauxmoyensdecommunication.Autermedeceprocessus,lapuissancedécupléedelamainetdelapenséesetrouvedeplusenplusétrangèreàl’homme

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particulier,parcequ’elleestlefruitdelascienceetdutravaildetous.Transféréeauxmachinesqui en sont des exécutants effroyablement zélés, cette puissance excède l’intelligence et lavolontédespersonnesparticulières.Immanquablement,etcommeparuneréactiondedéfenseinstinctive, les hommes se recroquevillent dans l’individualisme ou s’agglutinent dans lecollectivisme.Tant ilestvraiquedévelopper lapuissancede lamainetcellede lapenséeenconfiantceprocessusà laseulelogiqueaveugledesmachines(sansavoir lemoinsdumondeméditésurcequereprésentepourl’hommel’unitédelamainetdelapensée),c’estproprementfaireéclaterl’unitéintérieuredel’homme:parécartèlemententrel’expériencecommunedelanature et la transformation industrielle qu’on lui fait subir, entre l’expérience commune dutravailetlapuissanceindustriellequel’onsert,entrelaconnaissancecommuneetlacomplexitédumondetechnologique.

Maisdetouteslesconditionsdetravailimposéesparlemachinisme,laplusimportanteestsansdoute la division du travail et la spécialisation excessive qui s’ensuivit. C’est un faitindiscutable qu’une certaine division du travail ait été rendue nécessaire par l’utilisation demachines-outils, mais l’homme est responsable du mode de cette division, puisqu’il estl’inventeurdelamachine.Or,lemodededivisiondutravailestl’expressiondel’idéequ’onsefaisaitdutravaildel’homme:uneactivitéindividualiste.L’usinereproduitl’imagequ’onsefaitdelasociété:sicelle-ciestunesommedeforcesindividuelles,uneagrégationd’individus,leschaînesdetravailserontdavantagedeschaînesd’individusquedeschaînesd’équipes.

D’autrepart,lapersonnalitédechacuntrouved’autantmoinsàs’exprimerqueletravailestplusdivisé, car le terme de la division est alors un geste infiniment simple ne requérant aucunehabileté particulière. Le talent est requis au contraire dès que le geste atteint une certainecomplexité.

Pourtant,cen’estpaslamachineenelle-mêmequiestlacausedeladéshumanisationdutravail,maisbienplutôtl’individualisme,larechercheavidederichessesauméprisdeshommes,enunmot, ladésacralisationde l’activité laborieuse.L’hommeacréédesmachinesàson image,etc’estparunbienfâcheuxretourdeboomerangquelamachinerenvoieà l’hommel’idéeque,sanslesavoir,ils’étaitfaitdelui-même.

Aucœurduxxe siècle, l’expérience duCompagnonnage apparaît plus nécessaire que jamais.Pourrépondreàsavocation,ildevaitserénoverdanslafidélitéàsatradition.

LesyndicalismeavaitpousséleCompagnonnageàserenouveler:latraditiond’enseignementtrouvaunenouvellevigueurgrâceauxSociétésprotectricesdesapprentisquisemultiplièrentsurleTourdeFrance.TouteslessociétésdeCompagnonss’ydistinguèrent,etparticulièrementles Charpentiers du Devoir qui avaient su maintenir des sièges sur le Tour en s’en rendantpropriétaires. Les autres corporations du Devoir créèrent une confédération de jeunesCompagnonsquiaboutiten1911à laFédération intercom-pagnonniquede laSeine.Après laPremière Guerre mondiale, les trois vieux rites, Jacques, Salomon et Soubise, soucieux demaintenirleuridentitéfaceàl’Unioncompagnonnique,seréunirentenuneConfédérationdesVieuxDevoirs.

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Sousl’occupationallemande,leCompagnonnagefutinterdit:lesAllemandslesassimilaientàdes sectes secrètes, mais pouvaient surtout craindre l’efficacité des Compagnons dans unerésistance souterraine. Saisissant la balle au bond, un Compagnon tailleur de pierre deBordeaux,JeanBernard,défenditlacausedesCompagnonsauprèsdugouvernementdeVichyet obtint l’arrêt des poursuites. C’était un premier pas. Quelque temps plus tard, après uneconsultationgénéraledesCompagnonsduDevoir,del’UnioncompagnonniqueetduDevoirdeLiberté,unstatutfutrédigéleurpermettantdeconserverleursécolesprofessionnelles.Cestatutprovisoire,surlabased’uneconventionassurantlaparfaiteindépendanceduCompagnonnagevis-à-visdupouvoir,futaccordéle1ermai1941.LesgroupementsdeCompagnonss’unirentenuneAssociationouvrièredesCompagnonsduDevoirduTourdeFrance.

C’estàLyonqu’étaientréunisleshommesquimirentsurpiedl’Associationouvrière.LeTourdeFranceétantinterrompupendantl’Occupation,leseffortsfurentessentiellementconsacrésàl’édification du premier « siège provincial », dans une ancienne usine de teinturerie sise auquartierdeVaise.Différentesassiseseurentlieu,unissantlesdéléguésduDevoiretduDevoirdeLiberté,tandisquel’Unioncompagnonniquedemandait,elleaussi,àadhéreràl’Associationouvrière. Ellemarqua cependant un coup d’arrêt en 1945, sous le prétexte que l’Associationavaitpus’établiravecl’avaldugouvernementdeVichy.

De leurcôté, lescharpentiersavaient tenu leurCongrèsàParisennovembre1945.Lafusiondesdeuxdevoirs étant encause, les charpentiersduDevoirdeLiberté,pourtantminoritaires,posèrent comme condition la non-adhésion à l’Association. Pour finir, une partie d’entre euxfusionna,etl’autreadhéraàl’Association.

Depuis le premier siège à Lyon, une quantité d’autres maisons furent édifiées à Angers,Bordeaux, Marseille, Nantes, Paris, Rouen, Reims, Muizon, Troyes, Lille, Saint-Étienne,Strasbourg,Toulouse,Colomiers,Albi,Tarbes,Tours,Nîmes,Dijon,Lausanne,PérigueuxetLaRochelle.

L’expériencedel’histoireafinalementpermisauxCompagnonsdeprendreuneconscienceplusvivedecettepartderesponsabilitéhumainequileurestéchue:êtrelestémoinsprivilégiésdel’unitédelamainetdelapensée,etd’unecultureouvrièredontl’origineseperddanslanuitdestemps.C’estdanslemondemodernequeleurraisond’êtreapparaîtencoreplusnettementcommelamanifestationdequelquechosequitientàlanatureprofondedel’homme.Néd’unesorted’instinctconfusqueladisciplinedumétierestpropreàforgerunesagessehumaine,unevéritable culture, le Compagnonnage prend aujourd’hui conscience qu’il n’est pas seulementdépositairedessecretsdumétier,desritesetdescoutumesancestrales,maisplusradicalement(issuderadix,laracine)dequelquechosedesacréquitoucheaumystère(duverbegrecmuo,tenirsecret)dupouvoirdecréer.

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Arbredesritesen1965

1.LeDevoir,souchedeCompagnonnage.–2.LesenfantsduPèreSoubise.–3.LesenfantsdeMaîtreJacques.–4.ScissiondesGavots(xviesiècle).–5.ScissionsdesÉtrangers(xviiesiècle).–6.ScissiondesCharpentiersdeLiberté(1804).–7.Unioncompagnonnique.–8.AssociationouvrièredesCompagnonsduDevoir (1941).–9.FédérationcompagnonniquedesMétiersduBâtiment(1945).

Notes

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[1]AncienTestament:IIeLivredesChroniquesetIerLivredesRois.[2]Ceschiffressontexagérés,commeilarrivesouventdanslaBible.[3]L’OrganisationcorporativedelaFranced’AncienRégime,Sirey,1938,p.85[4]LeCompagnonnage,sonhistoire,sescoutumesetsesrites,LibrairieduCompagnonnage,1977,p.56-57[5]Gensdemétieretrévolutions,Aubier-Montaigne,1983,p.55-56[6]Archivesnationales,Livregris,Y,63,fo61vo.[7]Isambert,t.XII,p.638,art.185.[8]Tousabondammentcitésdansl’ouvragedeMartinSaint-Léon,cf.p.19.[9]Sewell,Gensdemétieretrévolutions,p.87[10]LeCompagnonnage,sonhistoire…,p.68.[11]Articleanonymedonnéàl’Encyclopédiesurlesfondations.[12]Turgot,Œuvres,IV,Éd.Schelle,p.637[13]MartinSaint-Léon,LeCompagnonnage,sonhistoire…,p.112[14]C’estcequerévèleunrituelinédit,ArchivesnationalesF7,4236.[15]MartinSaint-Léon,op.cit.,p.327-330.[16]ÉmileCoornaert,LesCompagnonnagesenFrance,Paris,Éd.Ouvrières,1966,p.126

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ChapitreII

Lemétier

Lemétiermarquel’hommeetinspiresavie.

Bordelaisl’AmiduTrait,CompagnonCouvreurdelacayennedeLyon.

ans la pratique d’unmétier, « sur le tas », le jeune apprenti expérimente que la culture del’ouvriern’estpasseulementcellequ’ilpeutassimilerlesamediouledimanchepardeslecturesoudesvisitesdemusées.Laculturespécifiquedel’ouvrier,c’estlavaleurdesontravail.Celle-ciestunique,irremplaçable.Unecultureest«ouvrière»danslamesureoùelleestliéeàuneœuvre.C’estdansletravaildel’œuvrequ’elles’apprend,c’estl’œuvreréaliséequilaprouve.Etlefruitenestl’homme,façonnéparsontravail.

L’apprentissaged’unmétier,lapratiquedecelui-cietsatransmissionsontl’assisefondamentaleduCompagnonnage. Ici,noussommes très loindupetit stage touristiquequeRousseau,dansson rêve de poète, proposait à son Émile. Il faut tout ignorer des réalités du métier pours’imaginerqu’onpuissel’apprendreensepromenant.LeCompagnonnage,c’estlafidélitéauxexigencesconcrètesd’unmétier,pousséejusqu’àsesdernièresconséquencesprofessionnelles,humaines,spirituelles.

On ne peut pas comprendre cette dimension tant qu’on réduit le métier à une quelconquehabiletémanuelle.N’ya-t-ilpasdiversessortesdetravauxmanuels?Onpeutdistinguerceuxqui concernent l’entretiend’unemaison, d’unevoiture, et tout ce qui peut être assimilé au«bricolage»,danslemeilleursensduterme.ClaudeLévi-Straussaparfaitementdéfinil’activitédubricoleur:ilestapteàexécuterungrandnombredetâches,maisl’ensemblehétéroclitedeses moyens n’est pas définissable par un projet [1]. Le bricoleur n’a pas d’instrumentproprementdit,toutpeutluiservir.C’estledomainemerveilleuxoùl’imaginationestreineetoù l’on peut tout se permettre, « pourvu que ça tienne et que çamarche encore ». Bref, lebricolagenes’apprendpas,ils’inventetouslesjours.

Le terme de métier, qu’il s’agisse d’un métier manuel ou non, désigne toujours un typed’activité exigeant une certaine spécialisation : on ne peut généralement pas être expert enplusieursmétiers.Laprincipaleconséquenceestquel’onchoisitunmétierpourtoutesavie.Onluidonnesavie.

I.Pratiquerunmétier

D

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On ne peut pratiquer de manière satisfaisante qu’un seul métier. Mais la qualité du métiersupposequel’ouvrierenmaîtrisetousleséléments,toutelachaînequivadelamatièrebruteàl’objetfini.Danscesconditions,unevieentièredetravailnesuffitpaspourveniràboutd’unmétier.Larecherchepersonnelle,solitaire,devientinséparabledecelleaccumuléeettransmiseparlesgénérations.Avancerdanslaconnaissanced’unmétier,c’ests’inscriredansunechaînedesolidarité.

Sil’ouvriernedominepaslachaînedetravaildanslaquelleils’inscrit,ilestréduitàuneformed’esclavage.Cen’est pas auniveaude ladirectionpolitiquede lanation, par l’intermédiaired’unparti,quelesouvrierspeuventchangerlanaturemêmedeleurtravail.Habilementdirigéparuneminoritéastucieuse, lepartine faitquedonner l’illusiond’unpouvoirpolitiquealorsque,danslaréalitélaplusconcrèteet1aplusquotidiennedugesteouvrier,l’intelligenceetlaliberté n’ont pas droit à l’existence. Si l’ouvrier peut acquérir une culture ouvrière dans sonactivitéouvrièreelle-mêmeetnonpasàcôtédecelle-ci,c’estuniquementparuneformationquiluidonnel’intelligencedesonmétier.

QuefaitleCompagnonpouracquérircetteintelligence?Ils’efforced’avoiruneconnaissancepersonnelledumatériau,desoutils,delapratiquedesonmétierendifférentesvillesdeFranceet d’étranger. Et le but de ces investigations est de parvenir à l’intelligence du geste concretqu’onvadevoir exécuter à telleou tellephaseduprocessusde transformationde lamatière.L’homme émerge alors de son métier car il en constate la logique. Il s’explique mêmel’évolutionhistoriquequ’ilasubie.

Unmétier,c’estununivers.Celuiqu’onappelletraditionnellement«serrurerie»recouvretoutelaforge.L’éventaildesproduitsfabriquéstelquelepublicl’imagine(serrures,grilles,balcons,rampes,clôtures,etc.)nereprésentequ’unepetitepartiedesréalisationspossiblesetréellesdece métier. Jac-ques L’Agenais, Compagnon serrurier du Devoir, vous présente d’autresperspectives:«L’aluminium,l’Inox,lelaiton,lecuivreoul’acierlaquésontutili-séspourdesrevêtementsmuraux,deshottesdeche-minées,desjardinières,desmeubles,deshabillagesdepiles, des faux plafonds, etc., aussi bien que pour la conception d’escaliers comme élémentsprincipaux d’architecture dans des halls d’accueil de sociétés ou d’appartements de grandstanding. Tous ces travaux sont classés dans l’agencement, l’architecture intérieure, ladécoration.Ilsdemandentbeaucoupdesoinetdeprécision,carnousmettonsenœuvreetnousinstallons des ouvrages finis avec tous les risques de détérioration possibles en cours dechantier.Vous devinez aisément le contraste entre un travail posé avec la couche deminiumtraditionnel et ceux-ci – mais il n’est pas évident d’imaginer que les mêmes hommes sontappelésàlesaccomplir.»[2].

À cela, il faut ajouter les ossaturesmétalliques des grands immeubles, lesmurs-rideaux, lesponts,lespasserelles,lesconstructionsindustriellesdegrandedimension,etc.Cequiimpliqueuneétonnantevariétédematériauxàconnaître:outreceuxquenousavonsdéjàsignalés,ilyal’aluminium, l’acier inoxydable, l’aciercorten, lecuivre, le laiton, l’alucobon.Chacundecesmétaux est appelé à subir des traitements différents en fait de peinture, laquage, traitementantirouille.

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Aveccesmultiplesconnaissances, ilfautenplusavoirdesnotionsprécisesd’histoiredesartsafinderespecterlesstyles.

Maiscettevariétédeconnaissancesn’estriensansl’habiletémanuelle.Cettedernièrequalitéestbienlaplusfondamentaleetc’estenellequelesautrestrouventleurfinalitéetleurexpressionobligée.Lesconnaissancesd’unCompagnon,pouréruditesqu’ellespuissentêtredanscertainscas,nesontpascellesd’unencyclopédistelivresque.Ellessontéprouvées,senties,intimementliéesàl’expérienceconcrèted’unmatériauetd’unepratique.LeCompagnonsentcequ’ilsait.

L’habileté est aussi l’expression de qualités humaines :maturité, patience, audace, amour dutravail.Car lemétierfait l’homme.Il fait tout l’homme.Nonpointquel’hommeseréduiseàsonmétier;maisladisciplinedelamainetdelapenséeengendréeparlapratiqueapprofondied’unmétierforgelapersonnalitéhumaine,etnonpointdansl’unoul’autredesesaspects,maisdanssonensemble:«Unmétiern’estpasseulementl’exécutiond’unouvrage,c’estunespace-temps,ununiversqui lie l’hommeà lamatière,à l’espace.Chaquemétierasagestuelle, sonlangage,sonodeur,sesbruits,salumière,seslieuxdeprédilectionetsescoutumes.C’estainsiqueleCompagnonn’exercepasunmétier,maisilestlemétier.»[3].

II.LescorpsdemétiersOnnepeutpastapersurl’enclumeousoignerunedélicatemarqueterietoutel’annéesansquelecaractère s’en trouve marqué. Or, il n’y a rien de commun entre la forge bruyante, celled’aujourd’huicommecelled’autrefois,et l’atelierdel’ébénisteoùl’onnevoit jamaisunseulgraindepoussière.Silemétierestuneécoleducaractère,chaquemétierformelecaractèrequilui est propre. Les métiers du fer et du feu, du maréchal-ferrant au serrurier d’art, ont laréputation de « forger » des caractères « bien trempés » ; on dit que chez les charpentiersdominelegoûtducommandement,unpeurude,tandisquel’amabilitédumenuisierenfaitunhommedecontactquisait«arrondirlesangles».

Au-delàdestraitsdecaractère–gaietéducordonnierougravitédutailleurdepierre–,lemétierfavorise le développement de certaines facultés d’analyse, exactement comme il éveille desfacultés psychomotrices. La musculature et l’agilité de certaines parties du corps en sont lesigne extérieur. À partir de la constatation que chaque métier a sa psychologie, leCompagnonnage a développé dans chaque corps de métier le goût des vertus qui lui sontpropres.Cesvertusmorales s’exprimentdemanière symbolique à travers les rites de chaquemétier.C’estpourcetteraisonquelestentativesd’unificationdesritesonttoujourséchoué:lemétiern’estpasuneentitéabstraite,maisl’héritaged’unensembledegestes,d’uncertaintypedecomportementetdelangage;etàtraverstoutcela,c’estl’héritagedequalitésmoralesquiestlevraisecretdelacultureouvrière.

Le Livre des Métiers d’Étienne Boileau, au xiiie siècle, rapporte que l’apprenti qui arégulièrementaccomplison tempsdoit jurersur lesSaintesÉcrituresqu’ilnerévélerapas lessecretsdumétier.Onneséparaitpasalorslesconnaissancestechniquesetlesvertusmorales:

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certainestechniquesnesont-ellespasvainessanslapatienceousansmodestie?Dansletravaild’undébutant,ilestfacile,mêmeauprofane,delirelaprécipitation,lemanquedeprécision,larechercheexcessivedel’effet,ouaucontraireunequalitéinattenduechezquelqu’unquifaitsespremièresarmes.LevéritablesecretduCompagnonnageestdecetordre(àquois’estajoutée,biensûr,lanécessitéd’uneorganisationsecrèteautempsdescondamnations).L’initiation,c’estl’apprentissagedesvertusdumétier.Or,cen’estpasenapprenantlenomdecelles-ciqu’onlesconnaît,c’estenlespratiquantchaquejoursousleconseilfraterneld’unancien.C’estpourquoilessecretsnesonttransmissiblesqu’àl’intérieurduCompagnonnage.

Chaquecorpsdemétierasonemblème,lequelcomporteunsymbole,variableselonlesépoquesetreprésentantgénéralementlesoutilscaractéristiquesdumétier.Yfigurentaussiquatreàsixlettres,quisontlesinitialesdesvertusdumétier.Généralement,le«T»signifietravail,le«G»,génie,le«V»,vertu,le«U»,union,etainsidesuite.

Il n’y a, dans cette recherche de qualité morale, aucune spéculation philosophique, aucunesystématisation. Ici, lemot importemoins que le geste. La vertu s’exprime par la qualité del’œuvre.

Etdemêmequ’aucuneanalysesociologiquen’estàl’originedecestraditionscorporatives,demême,aucuneplanificationgouvernementalenefutàl’originedelaconstitutiondescorpsdemétier.Laplanificationaétéinventéepardestechnocrates, lesmétiersontétéinventésparlavieelle-même. Ilsnesesontpasdéveloppésdemanièrecartésienne,maisau furetàmesurequel’onsutrépondreauxbesoinsetselonlesaléasdel’histoire.

Ilyacependantuneprééminencetraditionnelledesmétiersdubois,delapierreetdumétal,enraisondel’anciennetédeleurstraditions.Lanoblessedumatériauimporteaussibeaucoup;etde ce point de vue, la pierre est lematériau qui nous permet de communiquer avec les plusanciennescivilisations.Parelle,lemétierpeutjouerunrôledemédiaàtrèslongueportéedansletemps.

Cependant, c’est des métiers du bois que nous vient le terme grec TECNE, qui a donné «technique»enfrançais,etaserviengrecàdésignertouslesarts,mêmelesplusintellectuels.Cequisuggèrequelesmétiersduboissontcommeuneexpériencefondamentale,originelle.Cen’estpaspourrienqueleChristexerçaitcemétier.

Quant au mot français de « métier », il a une histoire différente. On le donne comme undéveloppement particulier du latinministerium (service, offre), dérivé deminister (serviteur),d’où«métier»engallo-romain.La formefrançaise«mestier»serait issue,quantàelle,dulatinpopulairemisterium, soit résultantd’une fortecontraction, soit résultantd’uncroisementavecmysteriumquandils’agissaitduservicedeDieu.Jusqu’auxviesiècle,l’ancienfrançais«mistere » apparaît d’ailleurs souvent au sens de cérémonie, office,ministère. Les deuxmotsministerium et mysterium continuent à être rapprochés. Et si ces deux mots ont pu êtrerapprochésjusqu’àêtreconfondus,cen’estpasseulementenraisondeleurparentéphonique,maisc’estaussiparcequedanslacivilisationlargementchrétiennequivoitsefairel’évolutiondumot,leprofaneestassumédanslesacré.L’initiationauxsecretsdumétieravaitplusqu’une

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parentéaveclacroissancedanslemystèredelafoi.

Cequesuggère l’étymologie, lesCompagnons l’expérimentent tous les jours : l’enracinementdans un métier, quand il va jusqu’au bout des exigences qui lui sont propres, rejoint uneexpérience fondamentale de l’humanité et forge une conscience universelle. Jean-JacquesRousseau plaidait la cause d’un « homme abstrait » [4] qui ne soit d’aucun pays ni d’aucunmétier, tant il s’était persuadé que le sentiment de ses racines pouvait étouffer celui d’unefraternitéuniverselle.Aujourd’hui,nousdécouvronstoutlecontraireetl’hommeestenquêtedesesracinescommedesonidentité.LatraditiondesmétiersdansleCompagnonnagen’est-ellepas une ouverture sur l’identité de l’homme-au-travail ? Proudhon eût été loin d’épouser lacultureouvrièreduCompagnonnages’ill’avaitconnue;ilécrivaitpourtant:«L’homme,delaspécialité qui lui est dévolue, peut toujours s’étendre à d’autres, et de là, s’élever aux loisgénéralesdelanatureetdel’esprit.Lemoindredesmétiers,pourvuqu’ilaitenluispécialitéetsérie,renfermeensubstancetoutelamétaphysique.»[5].

III.LeCollègedesMétiersCette culture ouvrière que représentent le savoir et le savoir-faire propres à chaque métierconstitue le véritable bien communduCompagnonnage.Cette expérience doit se transmettreaux futuresgénérations, commeelle s’est transmisedepuisdes siècles.Or, il y aunobstaclemajeur à cette transmission, c’est le bouleversement apporté par les nouvelles technologies.Celles-ciontd’abordprofondémentchangélemodedevie,quiestpassédutravailartisanalautravailindustriel–lavieartisanalefacilitaitdavantagelatransmissiondemaîtreàdisciple.Etd’autre part, ce qui est plus grave, les techniques nouvelles semblent ne plus faire appel aumêmesavoir-faire.

Faceaudéfitechnologique,ilfallaitdansunpremiertempsfairelepointdelasituationparuninventairelepluscompletpossibledesconnaissanceshéritéesdupassé.Dansunsecondtemps,ils’agitd’assimilertoutl’apportdestechniquesmodernesetdelesintégreràlacultureouvrièretraditionnelle.L’AssociationouvrièredesCompagnonsduDevoirduTourdeFranceamisenplace une structure, le Collège desMétiers, dont le rôle est d’élaborer ce dialogue entre lestechniques traditionnelles et les techniques nouvelles. Fondé en 1943 au moment où JeanBernardarestructuréleCompagnonnage,établistatutairementen1947,leCollègedesMétierspoursuitcetravailderechercheetorganiselaformationdanslesdifférentscorpsdemétier.

DepuistoujoursdansleCompagnonnage,leprincipedel’enseignementestd’apprendred’abord«surletas»,parl’expérienceenvraiegrandeur,lesréalitésdumétier.Maisdanssespremièresarmes, l’apprentiest«accompagné» techniquementetmoralement.Le jeuneapprenti faisantsonTourdeFrancepassed’unatelieràl’autre,cherchantàtirerdechaquesituationlemeilleurprofitpossible.Lesoir,illogedanscettemaisonqu’onappellela«Mère».C’estlelieuoùtousseretrouventetpeuventéchangersurleurtravail.DescourssontdonnéslàpardesCompagnonsquiviennentbénévolementtransmettreleurexpérience.

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L’enseignementdonnén’estpas théoriqueet abstrait.C’estunaccompagnementpermettant àchacundeprogresseràpartirdesonexpérience.Émile-le-Normand,CompagnonSerrurierduDevoir, décrit ainsi cet enseignement : « Le contact s’établit, l’amitié même. Ce n’est pasl’obscurintellectuelquinousabreuvedeformulesabstraitespouressayerdenousdominer.Sonéruditionn’écrasejamaisnotreignorance,maisellestimuleennouscequ’ilyademeilleur.Àce contact, on se sent tiré vers le haut. Ce sage penseur, ce philosophe ouvrier aux mainscalleusesnoustransmetsonhéritagecommeunpère.»[6].

Lesmatières enseignées varient selon chaquemétier. Il suffit de dire ici que l’enseignementdispenséparlesCompagnonsestunanimementreconnucommel’undesmeilleurs,pournepasdirelemeilleuractuellementenFrance,ausimplepointdevuetechnique.

Le travail de recherche accompli par le Collège desMétiers se concrétise par la réalisationd’uneœuvre immense,L’Encyclopédiedesmétiers.Actuellement,quatre tomesensontparussurlacarrosserie.Ilsserontsuivisd’untravaildesynthèsesurlacharpente,puissurlesautresmétiers[7].Lesensdecetravailestdepermettreàchaquecorpsdemieuxdéfinirsavocationdans lemondeactuel.AucontrairedecelledeDiderotentièrementcentréesur les techniquesenvisagéespourelles-mêmes,cettenouvelleencyclopédiesitue les techniquesdans la finalitéde l’œuvre à accomplir au service de l’homme et tente de réconcilier l’efficacité avec lepatrimoinecultureldontlesCompagnonssontleshéritiers.

Notes

[1]LaPenséesauvage,Plon,1969,chap.I,p.26-27[2]Compagnonnage,juin1983,N°475,p.4[3]J.-P.Hamon,Compagnonnage,N°477,p.9[4]L’Émile,livreI,gf,1966,p.42[5]L’avertissement aux prolétaires, (cité par Arvon, ), dans La Philosophie du travail, puf,1979,p.43[6]CompagnonduDevoir,Flammarion,1983,p.73[7]Dix tomespour la charpenterie, quatrepour la couverture.La serrurerie et lesmétiersdugrosœuvrecommencentleurstravaux.

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ChapitreIII

LeTourdeFrance

LevoyageduCompagnon,démarchematérielleetspirituelle,correspondàunerecherchepermanente,tantsurleplandumétieretdelatradition,quedansledomaineculturel.

LaSagesse-de-Toulouse,CompagnonPassantMaçonduDevoir.

HeureuxquicommeUlysseafaitunbeauvoyage…»ditlepoète,etilajoute:«Etpuisestretournépleind’usageet raison,vivreentresesparents, le restedesonâge.»Sansdoute lesdeuxplusgrandesaspirationsducœurhumainsontl’enracinementetl’aventure.Pourlaplupartdeshommes,ellessontcontradictoires.LegénieduCompagnonnageestd’avoirsulesconcilierd’unemanièreparfaitementnaturelle,commesicelaallaitdesoi.Etceciexpliquesapuissancede séduction sur les esprits.L’enracinement, c’est la discipline dumétier, l’aventure, c’est leTourdeFrance!

Pour avoir droit à partir sur le Tour de France, il faut d’abord avoir été adopté par lesCompagnonscommeaspirant.Le jeuneapprentidoitd’abord fairesespreuves.Autrefois, lesapprentispouvaientavoirentre10et14ans;c’étaittroptôtpourpartir…onavaitseulementledroit de rêver. L’adoption comme aspirant signifie que l’apprenti est maintenant devenu unouvrier capable. Les premiers pas sur les routes du Tour de France sont alors comme lespremierspasdansl’âgeadulte.Lejeunequittelefoyerfamilialetprendl’entièreresponsabilitéde lui-même.Le départ a un goût de liberté un peu grisant, la saveur du risque, auxquels sejoignent la joie de l’amitié des autres aspirants et la fierté d’appartenir au Compagnonnage.Aucune pédagogie, aucun système scolaire n’a sans doute jamais donné aux jeunes une tellejoied’entrerdanslavieprofessionnelleet,enmêmetemps,decommencerl’undesplusdursapprentissagesquisoient.CarlaviesurleTourestexaltante,maisrude.

Le voyage a pour but l’approfondissement du métier par l’apprentissage des différentestechniques professionnelles. Mais un métier, c’est beaucoup plus qu’une simple technique ;c’estuncertaintypederelationsauxhommes,deprésenceàlasociété.C’estunevocationauseindelacité.Unmenuisier,parcequ’ilaménagel’intérieurdesmaisons,estsensibleauxgoûtset aux désirs de ses clients. Le voyage affine sa connaissance des hommes. C’est alorsqu’apparaîtuneautredimensionduvoyage: ledépassementdumétierparuneouvertureà lacité. Ilne s’agitpas icide tourisme,maisdebeaucoupplusquecela.Làoùd’autres fontdutourisme simplement pour se distraire, le Compagnon cherche à s’instruire et éveiller saconscience.

«

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Allantd’unevilleàl’autre,leCompagnonobserved’abordleschosesquisontenrapportavecsespréoccupationsprofessionnelles : le forgeronn’acertainementpas lesmêmesyeuxque lemaçon. Ils passent peut-être auxmêmes endroits,mais ne remarquent pas lesmêmes choses.Pourtant, à partir de ce « regard professionnel », ils devinent l’âmed’une cité.Quandonvajusqu’auboutdelaqualitéprofessionnelle,ontoucheàdesqualitéshumainesessentielles.Etlà,des hommes ayant des expériences professionnelles très différentes peuvent se retrouver ets’apercevoirqu’ilssontcapablesdecommunierdansunmêmelangage.Levoyageapourbutcepassageduprofessionnelàl’humain.Etc’estenquoiilestprofondément«initiatique».Ceciexpliquetouslesritesdontilestentouré.

I.LesritesduTourdeFranceAvantdepartir, l’aspirant a reçuune canne.Cebâtondepèlerin était autrefois indispensablepourseprotégeraumoinsdeschienserrants,sinondesmalfaiteurs.Maisc’estaussietsurtoutun emblème, le signe extérieur de l’appartenance au Compagnonnage. Certains y voient lesouvenir du jonc qui sauva un jour la vie de Maître Jacques : jeté dans un marais par lesdisciplesdeSoubise,c’estens’accrochantàunetouffedejoncsqu’ilévitadesenoyer.

Selonlalégende,ilyavait13manièresdeporterlacanne:tantqu’ilfaitnuit,porterl’emboutenavantn’estqueprévoyance,maisdèslorsqu’ilfaitjour,c’estprovocation.SileCompagnonveut demander la paix, ilmet la pomme en avant, s’il veut exprimer la confiance, il tient sacanneenarrière;maiss’illalaissetraîner,c’estunsignedemépris.

Armédesacanne,oùleCompagnonva-t-ilserendre?Dequelqueendroitqu’ilparte,ilferaordinairement son Tour de France dans le sens des aiguilles d’une montre. D’après MartinSaint-Léon[1],«unCompagnonparisienserendaitd’abordàMelun,puisàSens,àJoigny,àAuxerre, à Autun, à Dijon, à Chalon-sur-Saône et à Mâcon. De Lyon, il gagnait Vienne,Valence,Montélimar,Orange,Avignon,AixetMarseille.IlallaitgénéralementenpèlerinageàlaSainte-Baumeetquelquefoisne s’arrêtait danscettedirectionqu’àToulon.Sesprincipalesétapes étaient ensuite Arles, Aix, Nîmes, Alais, Uzès, Montpellier, Béziers, Narbonne,Mautauban,Toulouse,Bordeaux.Decetteville, il avait lechoix,pouratteindreNantes,entredeuxroutes:oulesCharentesparRochefortetLaRochelle,ouleLimousinet laVendéeparLimogesetNiort.Enfin,aprèsunséjouràNantes,ilachevaitsonTourdeFranceparAncenis,Angers, Saumur, Tours, Blois, Orléans – ou par Angers, Laval et Chartres. Quelques villesétaientsouventvisitéesendehorsdecetracé,commeSaint-Étienne,LePuy,Bourges,Moulins,Nevers.»

Àchaqueétape,notrevoyageurtrouveungîte,etplusquecelaencore,unfoyerdanslamaisondes Compagnons que l’on a coutume d’appeler « la Mère ». Là, il doit d’abord se fairereconnaître.Onrapportequ’ausiècledernier,ilyaeujusqu’à200000Compagnonsensemblesur leTour deFrance.N’importe qui aurait pu se faire passer pour tel.ToutCompagnon estdoncmunid’unpasseportqu’ilappelleson«affaire».Celle-ciestmunieducachetdechacunedesvillesdanslesquellesilestpassé.L’affaireestécriteenunlangagecodéquiseprésentesous

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formed’initiales.

Lamanièredontl’arrivanttenaitsonchapeau,samanièredesaluer,deprésenterlamain,touscesgestescorrespondaientaussiàunritedereconnaissance.Làencore,touslescorpsdemétiern’ontpaslemêmerite.CeluidesvitriersduDevoircomportaitenoutreledialoguesuivant:«Monancien,j’arrive,ditlenouveauvenu.

–Parquellevoievenez-vous?

–DeJérusalem.

–Quenousapportez-vous?

–Lemotmystérieuxdel’Antiquité.

–Commentseprononce-t-il?

–Ilneseprononcepas,ils’épelle.»

Etl’entretiensetermineainsi:

–«QuelssontlesnomsmémorablesdesCompagnonsvitriersfinis[2]?demandel’ancien.

–Hiram.

–Salomon.

–Jakhin.

–Hommageàleurmémoire,àl’honneuretàlagloire.

–DetouslesjolisCompagnonsvitriersduDevoirdeMaîtreJacques.»[3]

Dans certains corps de métier, il y a un Compagnon responsable des autres pour la ville.L’arrivantluiremetsonpasseportetl’onprocèdealorsàunedeuxièmecérémoniequisepassedans le plus grand secret et dont les gestes et les mots, comme pour la cérémonie dereconnaissance,sontconnusd’avanceetcorrespondentauritueldumétier:c’estl’«entréeenchambre».

Lebutdecesritesencorepieusementconservésdenosjoursdépassedebeaucouplanécessitéde reconnaître le nouveau venu. Il s’agit plutôt de rappeler quels liens sacrés unissent lesCompagnons.LaMèren’estpasunhôtel,c’estunlieuderessourcement.

Pourledépartd’uneville,leCompagnonsesoumetencoreàd’autresrites.Celuidu«levaged’acquit» s’estperdu.MaisPerdiguiera racontécomment il aquitté lepatronchez lequel iltravaillait à Béziers : « Le rouleur [5] me ramène devant le patron. Nous nous plaçons

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triangulairementchapeaubas,commepourl’embauchage.Illuidemandesij’aifaitmondevoir,si mes comptes sont réglés, si je suis libre à son égard. Le patron répond affirmativement.Mêmesquestionsmesontadressées.Jefaismêmesréponses.L’acquitestlevé.»[6].

Lelevaged’acquitenverslaMèrecomportelaremisedel’«affaire»,silepartantestenrèglepour ses comptes. Il comporte alors le cachet de la ville, ce qui est indispensable pour seprésenteràlavillesuivante.

Enfin, il ne reste plus au Compagnon qu’à partir, ce qui donnait lieu autrefois à cérémonieparticulièrementsolennelle:la«conduite».Touslesmembresdelasociétéaccompagnentlepartantàtraverslaville,encortège,armésdecannes,parésdecouleurs,chargésdeverresetdebouteillesdevin.Ilsdéfilentainsisurdeuxcolonnes,derrièrelepartantetlerouleurquiportesursonépaulelacanneetlepaquetdeceluiquis’enva.Toutenchantant,ons’éloignequelquepeude laville.Ons’arrêtealorspourunecérémoniedifférenteselonchaquecorpsdemétier.Quoi qu’il en soit, c’est ici que les verres et les bouteilles révèlent leur utilité ! Enfin, c’estl’accoladerituelleetl’onsequitte.Toutn’estpourtantpasfini.Tandisquelepartants’éloigne,chacunl’appelle,cherchantàleretenirpardespromessesdetoutessortes.Lepartantdoitresterinsensibleet,pourmontrersadétermination,jetersonchapeauets’enfuir.UnCompagnoncourtaprèsluietluiremetsonchapeau.Cettefois-ci,cesontlesvraisadieux.

OnhonorecertainsCompagnonsremplissantdesconditionstoutàfaitprécisesd’anciennetéparunecérémonieencoreplussolennelle,la«conduiteenrègle»ou«battantauxchamps».Enrevanche, un Compagnon chassé de la ville pour son comportement subit la « conduite deGrenoble ». « Quand on a vu faire cette conduite, écrit Perdiguier, on n’est pas tenté de lamériter.Ellen’attaquepaslephysiquebrutalement,maisrienn’estsihumiliant.Ilyadequoimourirdehonte!J’aivu,aumilieud’unegrandesallepeupléedeCompagnons,undesleursàgenoux.TouslesautresCompagnonsbuvaientduvinàl’exécrationdesvoleursetdesscélérats;celui-làbuvaitdel’eau,etquandsonestomacn’enpouvaitplusrecevoironlaluijetaitsurlevisage.Puisonbrisalevasedanslequelilavaitbu.Onbrûlasescouleursàsesyeux.Lerouleurlefitrelever,lepritparlamainetlepromenaautourdelasalle.Chaquemembredelasociétéluidonnaunlégersoufflet.Enfin,laportefutouverte;ilfutrenvoyé,etquandilsortit,ilyeutunpiedquiletouchaauderrière.Cethommeavaitvolé.»[7].

Autrefois, quand unCompagnon en rencontrait un autre sur la route, il y avait entre eux unéchange rituel, le traditionnel « topage ». Se reconnaissant de loin à leur canne et à leurscouleurs,ilss’apostrophentàquelquespasl’undel’autre:«Tope!»lancel’und’entreeux,àquoil’autrerépondparlemêmemot.

–Quellevocation?

–Menuisier(ildésignesonmétier).

–Compagnon?

–Compagnon.Etvous,lepays?

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–Charpentier(ildésignesonmétier).

–Compagnon?

–Ons’enfaithonneur.

Lesdeuxhommess’interrogentalorssurleritequiestleleur.S’ilssontmembresdesociétésamies,ilsfraternisentenbuvantàlamêmegourdeetseserrentlamain.Sinon,ilspassentleurchemin;àmoinsqu’ilsenviennentauxmainsaprèss’êtrecopieusementinjuriés!

II.LaMèreÀl’origine,lesCompagnonsenvoyageavaientcoutumedeseretrouverauxmêmeshôtelleries,làoùilsétaientbienaccueillis.IlsyavaientsouventdeslocauxpourleursréunionsetcelaleurpermettaitdemieuxorganiserleurTourdeFrance.

Qu’onsereprésentecequec’étaitqued’arriverdansunevillequel’onneconnaîtpaspourychercherdutravail,loindesesparents,etl’oncomprendravitel’importancedelaprévenancematernelle des hôtelières pour la vie du jeune Compagnon. Ces femmes sont à l’origine del’institutiondelaMère.Parleurprésenceetleursconseils;ellesdonnentuneâmeàlamaisonets’identifienttellementàlaviedelacommunautéquelemotde«Mère»désigneàlafoislamaisonetlamaîtressedemaison.

Cependant,touteslesfemmesquitiennentunsiègedeCompagnonsnesontpasMères.Encorefaut-ilquelesCompagnons,leurayantreconnudesqualitésexceptionnelles,les«reçoivent».Tantqu’ellesnesontpasMères,onlesappelle«DamesHôtesses».Lacérémoniederéceptionde laMère comporte la remise d’un bracelet rituel qui lui est rivé au poignet le jour de saréception.

MèreouDameHôtesse,ces femmessontde toute façonentouréesdebeaucoupd’égards.LaMèreacertainsdevoirs,commedeprésideràcertainescérémonies.L’épouxdelaMèren’apasde rôle particulier,mais il était appelé « père », et leurs enfants, « sœurs » et « frères ».CelangageestévidemmenttrèssignificatifduclimatfamilialquirègnesurleTourdeFrance.

L’ancienneté de cette institution de laMère nous est certifiée par un document datant du 17décembre1540(ArchivesjudiciairescommunalesdeDijon)dontvoiciledéchiffrement:

«etallarentensemblechefzrobertdepontoyseouqueldemandaledictrobertsoncompaignonsilluyvoulloitdonnerdelabesoingne…lequelfitreponsequeouymaisquesonmaistren’enfustmarrietallarentdesjeuné ledictdepontoyse ledict robertet luyen lamaisonde thibaultloison et après desjeuné s’en allarent mectre en besoingne jusques au goutté qu’ils allarentgoutter cjefz une femmenommée lamère demeurant près lamaisondudict de pontoyse. “Etaprès legoutté s’enalla ledict répondit avec robert sondit compaignonchefz sonmaistre luidemandercinqsolzemprunter…”»

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Tous les corps de métier n’avaient pas la même attitude à l’égard de la Mère. Certainspratiquèrentmêmeunesorted’ostracisme,telslesMaréchaux-Ferrantsqui,enpagedegardedeleurlivredeFondationavaientécrit:«Recevoirauquunefemmepourmerredansquellevillequesasoisparcequ’ilyaplusieurssujetsàcetégardcarnullefemmen’estcapablenimêmedignedepénétreretd’avoiraucunereconnaissancedansnotredevoirsirenommé.»

Des corps, comme celui desTailleurs de Pierre, ne voyaient dans laMère qu’une aubergistedévouéeetcorrecte.Ilspassaientdescontratsaprèsuneenquêteenbonneetdueforme,etcen’estqu’ensuitequ’ilsélisaientdomiciledanslefoyerquileurdonnaitabri.

Aujourd’hui,lesmaisonsduCompagnonnageduDevoiraccueillenttouslesmétiersreprésentésdansunevilleparlesCompagnons.Ellessontorganiséestoujoursselonlemêmeprincipe,celuid’être à la fois un lieu d’hébergement, un centre technique d’enseignement ou deperfectionnementetuncentreculturel.

Lecadredeviequeconstituelesiègeestsoignédanslemoindredétail,afind’exprimerl’espritqui y préside. La construction du siège (ou samise en place après rénovation des bâtimentsanciens)estl’occasionpourtouslesmétiersdubâtimentd’exprimerleursavoir-faire.Lasalledesrepasestparticulièrementsoignée.Onn’yentrepasdansunetenuevestimentairenégligée;la tenue à table est régie par quelques règles de politesse et de bon sens propres auCompagnonnage. Personne n’a de place qui lui soit réservée, car tous sont égaux, quels quesoientleurâgeouleurprofession.

LaMère n’est pas la seule présence éducative au siège des Compagnons. Un « prévôt » enassure la directiongénérale, tandis que le « rôleur » ou « rouleur » veille à la répartition dutravailàl’extérieur.Chaquemétierreprésentéasonresponsabledansle«maîtredecayenne»,lacayenneétantlelieuderéuniond’uncorpsdemétier.

Le jourmêmeoùarrive l’aspirant, le rouleursemetencampagnepour lui trouverdu travail.S’iln’entrouvepasimmédiatement,l’aspirantenprofiterapourchômer:c’estl’occasionpourluidevisiterlavilleoud’étudiersurplace.Enattendant,ilestlogéetnourrisansquerienluisoitdemandé.ChezlescharpentiersduDevoir,lenouvelarrivantatoujoursdroitàtroisrepasgratuits.

Jusqu’àunecertainesomme,laMèrepeutd’ailleursfaireuncréditauCompagnon.Lemontantducréditpossibleestnaturellementfixéd’avanceetvarieselonlescorpsdemétier.Dèsqu’ilatrouvé un emploi, le débiteur doit rembourser laMère à échéance fixe. En cas de difficultésmajeures,laMèrepatientera,maistoutdevraêtrerégléavantdequitterlaville.Ilpeutarriverquel’unoul’autreabusedelabontédelaMèreetquittelavillesansavoirremboursésesdettesniprévuaucunarrangement:celas’appelle«brûler».Lecoupableestalorsvitesignalé,carlescayennesentretiennentuneactivecorrespondance.Sonsignalementestdonné,ilnetrouverapasde travail chez lesCompagnons sans avoir remis les choses en ordre.On peut lire dans unelettresaisieen1811chezlesCompagnonsdeToulouse[8]:«NousvousécrivonsausujetdeCouve-le-Bourguignonquenousavonsécritenrenégatpourneplusrentrerd’aprèsladécisionduTour de France.C’est un renégat de la taille de cinq pieds six pouces, portant une barbe

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brune,culottecourte,chapeaurondàpoil…,enjôleurdanssesparoles,etc.»EtPerdiguier,danslesMémoiresd’unCompagnon[9],précise:«Ilfautaussipayerleboulanger,l’aubergiste,lecordonnier,letailleur,tousceuxquinousontfaitlagrâcedecomptersurnotreloyautéoutoutaumoinsdeprendreaveceuxdesarrangementsconvenables.ToutCompagnonouapprentiquisemontreraitingrat,iniqueenverssescréanciers,quimanqueraitdecœur,d’honneur,deprobitéaupréjudicedequiquecefût,nousdevonslefrapperderéprobation,l’écrirecommebrûleur,l’éloignerdenotresociété.»LeCompagnonnagen’admetensonseinquedeshonnêtesgens.

Il peut arriver encore qu’un jeune sur le Tour de France se voie inquiéter par la police, etquelquefois même, traduit en justice. S’il s’agit d’un délit qui n’entache pas l’honneur, lesCompagnonsne l’abandonnentpas,mais semontrent indulgents.S’il s’agitaucontraired’unacteinfamant,lecoupableestipsofactoexcluduCompagnonnage.Àmoinsqu’ilnes’agissed’unactecommisaupréjudicedelaMèreoud’unautreCompagnon,auquelcasilestprocédédifféremment.LesCompagnons se chargent eux-mêmesde la punition et peuvent procéder àl’exclusionduCompagnonnage,conduitedeGrenobleàl’appui.

De tout temps, lesCompagnonsont secouru leurs frèresmalades.Le règlementdesaspirantsmenuisiersduDevoiradoptéen1858renfermeàcesujetdesindicationstrèsprécises:«Siunaspirantestmaladeàlachambreouàl’hôpital,lespremiersaspirantsseronttenusd’allerlevoirdeuxfoisparsemaineetplus,silecasl’exige.Lasociétéluifera75centimesparjourpendantunmoiset50centimeslesdeuxmoissuivants,etc.Silamaladieseprolongeait,ilseferaitunesouscriptionvolontaireauprofitdumalade.»[10].

En cas de décès, les Compagnons faisaient au mort un dernier adieu, la « reconnaissanced’enterrement»,quicomporteunriteparticulieràchaquemétier.Lacoutumedes«hurlements» était pratiquée par la plupart des métiers. La bière étant déposée dans la fosse, un desCompagnonsydescendaitàsontour.Aprèsqu’undrapnoireutétéjetésurl’ouverture,ilfaisaitentendre des lamentations auxquelles répondaient ceux qui entouraient la fosse à l’extérieur.Ceshurlementssontdescristrèsparticuliers:lesCompagnonsarticulentdesmotsdifficilesàcomprendrepourlesnon-initiésetencoreplusdifficilesàimiterenraisondutonsurlequelilssontdits.Perdiguierenparlecommed’une«languemystique»connuedesseulsCompagnons.Sonorigineestinconnue.

III.L’écoledel’expérienceetdutraitL’unedesprincipalescausesdesuccèsetdepérennitéduCompagnonnageestàchercherdanslaqualitédesonenseignementtechnique.Or,ilestintéressantd’observerquelesdeuxcolonnessur lesquelles il reposesontauxantipodesduprincipemêmedescolarisation :cesont,d’unepart,l’acquisitionsurletas,d’uneexpérienceimmédiatementprofessionnelle,etd’autrepart,cequ’ilestdecoutumed’appeler«letrait».

Lescharpentiers, lescarrossiers, lesmécaniciens, lescordonniers,bref,unnombredeplusenplusgrandd’ouvriersutiliselesressourcesoffertesparlaconceptionassistéeparordinateur.Il

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vadesoiquelesCompagnonssaventenfaireunusageprofessionnelaverti.Cependant,àcestechniques, ilss’efforcentd’ajouteruneapprocheparticulière,cellequi leurest fourniepar latraditiondutrait,cetracédeconstructiontoutàfaitoriginalquiapourparticularitéd’êtreàlafoisunegéométriedescriptiveetlarecherched’uneharmonieadaptéeàlamesuredel’homme.Cette double exigence permet d’obtenir les deux qualités qu’on remarque souvent dans lesœuvres des Compagnons : la qualité de l’objet en lui-même et l’humanité de son esthétiquegrâceàlaquellel’hommesesentenaccordimmédiat.C’estcequifaitlavaleuruniverselledescathédralesetleurexemplarité.

L’artdutraitcommegéométriedescriptivetrouvesapremièreexpressionconnuechezVitruve,ingénieur militaire et architecte romain du ier siècle avant Jésus-Christ, auteur du traitéDeArchitectura.LechapitreidulivreIIItraitedelasymétrieetdel’artdesproportionsàl’époqueclassique. Ce traité était connu au Moyen Âge, puisqu’il a été copié au viiie siècle enAngleterre,auxiesiècleàl’abbayeSaint-PierredeGand,et12foisausièclesuivant.Ontrouvedestracesprécisesdesoninfluencedansunrecueilderéflexionsarchitecturalesetdecroquistypiquesdel’artdutraitauxiiiesiècle,lecarnetdeVillarddeHonnecourt:parexemple,unetêtedessinéesur laplanche36 (numérotationd’Omont)estdiviséeen troispartieségalesquicorrespondentexactementauxindicationsdeVitruve.

Àpartir de trois formesgéométriques élémentaires, le carré, le cercle et le triangle, que l’oncombinait, reliait,opposaitdemillemanières, ilétaitpossiblederéaliserdenouvellesfigurespour le tracé de rosaces, de façades, de tympans, et pour la conception d’ensemble d’unbâtiment.Lamesuredetouteslesproportions,l’étalondebase,c’étaitl’homme,lui-mêmesanscessesoumisàdenouvellesmesuresafind’enmieuxapprécierl’admirableharmonie,sourcedetouteslesautres.

L’artdutraitétaitdemandédanslesmétiersdubâtiment,maisaussidelachaudronnerieetdelaserrurerie.Viollet-le-Ducenadonnéunedéfinitionintéressante:«Letraitestl’opérationquiconsiste à dessiner, en grandeur d’exécution sur une aire, les projections horizontales etverticales, les sections, les rabattements des diverses parties d’une construction de telle sortequelegâcheurpuissefairetaillerlespiècesdeboisquiconstituentuneœuvredecharpente.»

L’art du trait est tout simplement l’art de dessiner tout ce que l’ouvrier a besoin de sereprésentergraphiquementpourmeneràbiensontravail.Cequ’ilabesoindesereprésenter:etnonpasledessinidéalquiauraitenlui-mêmesavaleurpropreetseraitdéjà,parlui-même,uneréussite. Il n’est pas nécessairement besoin d’être bon dessinateur pour être un bon ouvrier.Certainsouvrierspeuventexécuteràlaperfectionunouvrage,mêmedifficile,sanslamoindreépure. Cependant, depuis les temps les plus reculés, l’art du trait a fait la supériorité desCompagnons.Etpourcommenceràs’enpasser,ilfaut,commeondit,«avoirlecompasdansl’œil».Cettetechniqueestl’apanagedesouvriersdubâtimentet,plusquetouslesautres,celuidescharpentiers.

Lesvéritablesplansd’architecturen’apparaissentqueverslesxive-xvesiècles.Auparavant,onse contente d’ébauches, qui sont d’une certainemanière le langagemêmede l’ouvrier sur le

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chantier. Elles sont dessinées sur le sable au moment où l’on en a besoin et disparaissentensuite. Elles sont, en somme, l’expressionmomentanée de connaissances pragmatiques. Cen’estpasl’œuvrequidoitdevenirconformeaudessin,maisledessinquidoitpermettredesereprésenterl’œuvre.Denosjours,lafaisabilitéd’uneœuvreesttropsouventjugéeàpartirduseuldossier,lequeldevientalorslamesuredutravailàeffectuer,alorsquediversinattendusquise produisent en cours de réalisation devraient conduire à modifier le projet. « Une vanitéenfantine,néeauxixesiècle,nousditPierreduColombier,nousfaitcroirequepouréleverdegrandsmonuments,ilfautconnaîtrelesloisdelarésistancedesmatériauxetlarépartitiondesefforts.GrâceàDieu,iln’enestrienetpendantdessiècles,ons’estfortbienpassédetoutcela.Ons’enpasseraitencoreaubesoin:Peachcitelecasd’unetrèsgrandeégliseàcoupoledel’îledeMaltequifutconçueetconstruiteparunmaçondevillagequinesavaitnilireniécrire.»[11].SurlesdallesdecertainescathédralescommecellesdeLimoges,ClermontouNarbonne,onpeutretrouvercertainesdecesépuresdedétailquiétaientdessinéessurletasàmesuredesbesoins.LesCompagnonsdevaientsavoirlesexécuter.

À l’origine, l’art du trait a peu de rapports avec la science géométrique. Cependant, lesconnaissances ont évolué et les Compagnons charpentiers d’aujourd’hui savent étudier larésistance desmatériaux. En Anjou, dans l’entreprise « AuxMétiers du Bâtiment », c’est àl’aided’unordinateurdegraphismequ’onétudielaconstitutiondescharpentesenlamellé-collé.Cependant,l’histoiresuivantemontrequelaconnaissancedel’artdutraitgardeencoretoutesavaleur.Commelepatrond’unresponsabled’atelierdéploraitl’absencedepréparationpousséedu travail au bureau d’études, celui-ci lui fit cette réponse : « Pour faire face au travailpréparatoire proposé, il faut embaucher deux dessinateurs supplémentaires, dessinateurs quidevrontrecevoirenpermanencelesindicationsducharpentierchargédescalculs,cequiluiferaperdrebeaucoupde temps.Ce travaildevraêtrevérifié.Enrevanche, je fais faceseulàcettepréparation qui reste sommaire, mais qui me suffit. Je fais ce travail tout en surveillant leséquipes.Je travaillesuruncontreplaquéposésurdeuxtréteauxquej’installedansuncoindel’atelier,oùmaprésenceestlaplusnécessaire.Sij’aibesoind’unaide,jeprendsunhommedel’équipequisetrouvelà.Commec’estmoiquiaiàexécutercetravail,cettepréparationestplusoumoinssimplifiée,suivantlacomplexitédel’ouvrageetjesaisenpermanenceoùj’ensuis.»[12].

Au-delàdecetartdutrait,ilyauneexpérience,uneapprochetrèspragmatiquedutravail,quiatoujours été la première qualité des bons ouvriers. Et ceci ne s’apprend pas à l’école, maisseulement dans l’atelier professionnel. Pour comprendre la valeur de la formation d’unCompagnon,ilnefautpasséparerletraitetl’apprentissagesurleterrain.L’aspirantsurleTourde France en arrive à appréhender les choses quasi instinctivement, avant de s’en faire unereprésentationabstraite.Ayantdonccesensde«cequiestàfaire»,iln’apascraintedepasseràl’actionetn’apasbesoind’analyserindéfinimentlestenantsetlesaboutissantsdecequ’ilvafaire.Ilestopérationnel.

LephilosopheAlainatrèsbienvulapertinencequepeutavoirunraisonnementpragmatique:«LesbarquespontéessurlesquelleslesBretonsdel’îledeGroixvontàlagrandepêchesontdesmécaniquesmerveilleuses.J’aientenduuningénieurquidisaitquelecuirassélemieuxdessiné

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estunmonstre,comparéàcesgracieusesetsolidescoques,oùlacourbure,lapente,l’épaisseursontpartoutcequ’ellesdoiventêtre.Onadmire les travauxdesabeilles,mais les travauxdeshumains de ce genre ressemblent beaucoup aux cellules hexagonales de la ruche. Observezl’abeilleou lepêcheur,vousne trouverezpas tracederaisonnementnidegéométrie ;vousytrouverez seulement un attachement stupide à la coutume, qui suffit pourtant à expliquer ceprogrèsetcetteperfectiondanslesœuvres.Etvoicicomment.Toutbateauestcopiésurunautrebateau.Touteleursciences’arrêtelà:copiercequiestfait,fairecequel’onatoujoursfait…Méthode tâtonnante, méthode aveugle, qui conduira pourtant à une perfection toujours plusgrande…Sur100000bateauxdetoutefaçonjetésauxvagues,lesvaguesramènerontàpeinequelquesbarquesmanquéesetpresquetouteslesbonnes.Onpeutdoncdire,entouterigueur,quec’estlamerelle-mêmequifaçonnelesbateaux,choisitceuxquiconviennentetdétruitlesautres.Lesbateauxneufs étant copiés sur ceuxqui reviennent, denouveau l’océan choisit sil’onpeutdire,danscetteélite,encoreuneélite,etainsidesmilliersdefois.Chaqueprogrèsestimperceptible;l’artisanenesttoujoursàcopier,etàdirequ’ilnefautrienchangeràlaformedes bateaux ; le progrès résulte justement de cet attachement à la routine. C’est ainsi quel’instincttortuedépasselasciencelièvre.»[13].

Le savoir-faire d’un ouvrier ne peut pas être réduit à la géométrie même la plus poussée.Beaucoupd’autresélémentsinterviennentdanssonart,parmilesquelsilfautcompterl’habiletédu geste lui-même, mais aussi le sens du terrain, qui exige l’imagination et le réalismepermettant de s’adapter à des situations concrètes particulières. Une logique exclusivementmathématiquesupposeraitunmépris,sinonunemépriseàl’égardaussidelamatièresingulièretout à fait déterminée qui est l’objet concret du travail réel. Et c’est encore une qualité dusavoir-fairedel’ouvrierquecesensdumatériau,desaconsistance,sacouleur,songrain,quiluidonneuneaversionpourcertainesformesetunedispositionpourd’autres.

Lesavoir-fairedetouslesmétiersfaitappelàdesconnaissancesvariéesetnombreuses,àdestechnologieséprouvéesquiimpliquentunerechercheconstante.LesCompagnonsnerésolventpas tout dans le trait comme autrefois. Aujourd’hui, ils assimilent les techniques les plusmodernes.

Et puis il y a aussi une certaine aptitude de l’imagination à se représenter des ouvragesextrêmement complexes, à raisonner à leur propos dans l’espace et dans le temps pourconcevoirl’ordredanslequelonprocéderapourlesmettreenplace:«Unédificeestrarementune masse unique. Il est le plus souvent combinaison de masses secondaires et de massesprincipales, et ce traitement de l’espace atteint dans l’art du Moyen Âge à un degré depuissance, de variété et même de virtuosité extraordinaire. L’Auvergne romane en offre desexemples remarquables et bien connus dans la composition de ses chevets où s’étagentprogressivementlesvolumes,depuisleschapellesabsidialesjusqu’àlaflèchedelalanterne,enpassant par la toiture des chapelles, celle du déambulatoire, celle du chœur et le massifrectangulairesurlequelreposeleclocher.Demêmelacompositiondesfaçades;depuisl’absideoccidentale des grandes abbatiales carolingiennes jusqu’au type harmonique des églisesnormandes, avec le stade intermédiairedesnarthex trèsdéveloppés, conçuscommedevasteséglises.Ilapparaîtquelafaçaden’estpasmur,simpleélévation,maiscombinaisondemasses

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volumineuses, profondes, – agencées avec complexité. Enfin, le rapport des nefs et des bas-côtés,simplesoudoubles,desnefsetdutransept,plusoumoinsensaillie,dansl’architecturegothiquedelasecondemoitiéduxiiesiècle,lapyramideplusoumoinsaiguëdanslaquellecesmasses s’inscrivent, la continuité ou la discontinuité des profils, posent des problèmes quiexcèdentlagéométrieplaneetquinesontpeut-êtrepasfondésnonplusuniquementsurlejeudesproportions.»[14].

L’ouvriern’estpasamenétouslesjoursàfairedesœuvresaussiremarquables,maislesqualitésfondamentales dont il doit faire preuve sont bien les mêmes. Quand un tailleur de pierres’apprête à restaurer un bâtiment, il en examine tous les aspects et oriente son travail enconséquence. Avant de procéder à un levage, le charpentier prend son parti entre plusieursmanières de procéder. Et quel menuisier expérimenté ne saura, d’un coup d’œil, retenir telmorceaudeboispour tellepartiede l’ouvragesentantcommentcelui-cisedéformeradans letemps ou comment son veinage seramis en valeur ? « Ce travail d’analyse de l’homme demétier en face de lamatière, de l’ouvrage ou d’une technique donnée, est fait selon un dond’observationqui se développe certes avec l’expérience,mais ne reposepas sur des donnéesscientifiques ou rationnelles qui pourraient faire l’objet d’un enseignement théorique. LeCompagnonadel’orientoun’enapas.»[15].

Louis Cador cite ce témoignage du Compagnon Delibes, qui résume l’apport essentiel del’apprentissagesurleTourdeFrance:«Cequifait ladifférenceentrel’apprentiquiapprendsonmétierchezunpatron,sur le tas,etceluiqui le faità l’école,c’estessentiellementceci :pourlepremier,leseulcritèrevalableestlesavoir-faire.Tantqu’onn’apasprouvésonaptitudeenfaisant leschoses,onn’arienprouvé.Pour lesecond,c’est lacapacitéd’expliquerquiestsanctionnée. » [16]. À l’école, les connaissances théoriques et scientifiques précèdentl’expérienced’uneréalisationenvraiegrandeur:l’élèven’oseplusfairequelquechosesanssel’expliquer auparavant. Tandis que l’apprentissage sur le tas procède en sens inverse : lesacquisitions théoriques découlent des actes accomplis. On peut être capable de décrireparfaitementuntravail,c’estautrechosedel’exécuter.Quandils’agitd’exécuter,ons’aperçoitque les explications, si nombreuses et intelligentes qu’elles aient été, sont insuffisantes : unesituation concrète présente toujours quelque élément nouveau qu’on n’avait pas prévu.D’oùcetteremarqueduCompagnonDelibes:«L’hommeforméparl’expérienceestcapabledefairecequ’iln’apasapprisàfaire.»

C’estenforgeantqu’ondevientforgeron.

Notes

[1]LeCompagnonnage,sonhistoire,sescoutumes…,p.232.[2]Compagnonfini:parvenuàlapleinematuritédumétier.[3]MartinSaint-Léon,op.cit.,p.235.[4]Cedessinreprésenteuntriangleentouréderayonsavecdeslettresenhébreudanslemilieu,

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ChapitreIV

L’initiation

Jebâtispourleshommes,jebâtisavecleshommeset,cequisevoitmoins,enfaisantcela,jebâtisdeshommes.

Émile-le-Normand,CompagnonPassantSerrurierduDevoir.

a pédagogie du Compagnonnage est globale elle prend en compte toute la personnalitéhumaine.Lesétapesparlesquellesl’ouvrierestappeléàseperfectionnernesontpasseulementtechniques.Ce sontdesétapesd’humanité.C’est-à-direqu’elles sanctionnentdes«états»etnonpasunequalificationpurementtechnique.

La technique n’est d’ailleurs pas dévaluée : comment le serait-elle quand elle est mise auservicedel’homme?

LaCharte desCompagnons duDevoir donne pour l’initiation les étapes suivantes : « Par laconscience dumétier, le Compagnonnagemène à celle de l’homme, et par la conscience del’homme,àcelledelaCité.Duchef-d’œuvre,ilatteintàlanotiond’élite,etdelanotiond’élite,celled’ordrecivique.»

«Dumétier, explique JeanBernard, il retient tout ce qui peut, aux différents âges de la vie,concourir à la formation de l’homme, persévérance et goût du perfectionnement (Aspirant),disciplineetpossessiondesoi(Compagnon),plénitudedelaconscienceetsollicitudeenverslesjeunes (Compagnon-fini), souci d’une pérennité des valeurs ouvrières et prise de conscienced’unevocationsociale(maîtred’œuvre).»[1].Lestroisétapesdel’initiationsontl’adoptiondel’apprenti, qui est commune à tous lesmétiers, la réceptionduCompagnonpar son corpsdemétieretlareconnaissanceduCompagnon-fini,encorequecettedernièretendeàdisparaître,unCompagnonn’étantjamaisfini.

I.L’aspirantL’aspirant est déjà quelqu’un qui se perfectionne. Actuellement, il doit être titulaire du cap(mais ces diplômes ne correspondent à aucun état dans le Compagnonnage, où les critèresd’excellence sont très différents), ce qui est un minimum, mais une certaine expérience dutravail, s’il apudéjà l’acquérir, lui serabénéfique.Lesmeilleurs apprentis sont ceuxquiont

L

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déjàrésoludesproblèmespratiquesréels,nonpasceuxquiontlesplusbeauxdiplômes.Unfilsd’agriculteurqui aurait travaillé à la ferme familiale, surtout si l’ona su lui confierquelquesresponsabilités,a touteschancesdeprogresser rapidementdans leCompagnonnageparcequel’agricultureetl’élevageaurontdéveloppésonsenspratiquedansuneexpériencemultiforme.

Avantd’êtrereçuaspirant,lejeunesubitunstagedetroismoisauminimum.Pendantladuréede ce stage, il est placé et suivi dans son travail par les Compagnons, perfectionné le soirtechniquementetmoralementausiègedesCompagnonsquiluioffrentparailleurslevivreetlecouvertàdesprixabordables.LaprésencedelaMèreestpourluilagarantied’uneatmosphèrefamilialequiestleprolongementnatureldesafamille.Maiscen’estplusunenfantetpeuàpeuilestamenéàdécouvrirquelesliensdel’espritsontdorénavantplusfortsqueceuxdelachair.Lacommunautédanslaquelleilvitl’introduitdanscettefraternitéouvrièrequioffreunsensàsavie.

Maisquedoit-ildonnerenéchangedecesavantages?Riendemoinsque lemeilleurde lui-même. Ce que transmet le Compagnonnage demande à être mérité. Seul le mérite autorisel’adoptiond’unaspirant.Ilfautdireque,sanscela,leCompagnonnagenepeutlemenernullepart. Encore une fois, le savoir-faire des Compagnons ne repose pas sur une compétencetechniqueséparéedetoutequalitéhumaineetqu’onpourraitdoncs’assimilersansimplicationmorale.Encoreunefois,lesecretdesCompagnons,levéritablesecretdesmétiers,reposesurceprincipe de l’homme complet, en lequel sont étroitement conjuguées, mariées, soudées, lesqualités techniques et lesqualitéshumaines.Et, dans cedomaine, l’apprenti nepeut recevoirqu’autantqu’ildonne.«LeCompagnonnageestunesprit.Onleporteensoi,etpournousleseulaspirantestceluiquipeutlerecevoir.»[2]

Émile-le-Normand,CompagnonSerrurierduDevoir,expliqueainsilesensdel’adoptiond’unapprenti comme aspirant : «Cela n’a rien d’un examen de passage comme ceux qu’on peutsubirdanslesécoles.D’ailleurs,lesCompagnonsn’ontmisaucunenote.Non,c’estlamesuredel’hommequ’ilsontcherchée.Certes,letravailprésentédoitêtredebonnequalité,conformeauxrèglesdel’art,présentéconvenablement,maisildoitsurtouttémoignerd’unétatd’esprit,d’un goût de l’effort et d’une disponibilité envers les autres. L’aspirant doit penser qu’il nerecherche pas la maîtrise du métier pour lui seul mais pour partager et transmettre sesconnaissancescommelefontsesaînésàsonendroit.Transmettre,c’estdonnerunepartdesoi-même.Ledondesoi, l’espritde fraternitéet l’amourdumétierconstituent les troisélémentsessentielsetindispensablespouraccéderàl’étatd’aspirantet,plustard,àceluideCompagnon.Les proportions de ces trois qualités varient à l’infini selon chacun. Mais sans une part dechacuned’elles,onnepeutêtreadmisdansleCompagnonnage.Pourtoutescesraisons, ilnesuffitpasdeproduireuntravaildonné,fût-ild’unequalitétechniqueirréprochable.Ainsi,undenos camarades, menuisier, n’a pas été admis à poursuivre son chemin avec nous malgré lamagnifique porte d’entrée à l’échelle 3/5 qu’il a présentée aux Compagnons. Sur le planprofessionnel, ila,commeondit,de l’ordans lesmains.Mais ilaprisce travailunpeuà lalégère, comme une simple formalité accomplie sans beaucoup d’efforts. Son comportementpendant la réalisation n’a pas plu auxCompagnons. Il avait tendance à s’enorgueillir de sestalentsplutôtqu’àvenirenaideàsoncamaradeplusfaible.Lamoqueriemesquineremplaçait

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souvent leconseilou l’aide.Parailleurs, son travail servaitparfoisdeprétexteàesquiver lescoups de main toujours utiles dans les menus travaux de la maison. Non pas qu’il soitfoncièrementmauvais,mais ses donsmanuels constituent pour lui une sorte de piédestal quiseraitcensé ledispenserde touteservilitéoucontrainte.Chez lesCompagnons,onconçoit lafraternitéautrement.»[3]

Aucoursde la cérémonied’adoption, l’aspirant reçoit des couleurs frappées auxmarquesdesonmétier.Leblasondesonmétierestlapremièredesfrappesquiysontfaites,àl’aided’unfertrèschaud«imprimé»surleveloursdelacouleurdesonmétier.Ysontreprésentéesdeuxfiguressymboliquesdesadémarchespirituelle:lelabyrintheetlatourdeBabel.

Cessymbolessonttrèsriches.Leuranciennetéestsignedetraditionsspirituellesremontantloindans le temps. Il importe beaucoup que ces symboles soient empruntés à des civilisationsanciennes,carilssuggèrentainsilafidélitéauxvaleursspirituelles,etcedevoirdetransmissionquiestlaraisond’êtrelaplusprofondedumétieret,engénéral,delacivilisation.

Le labyrinthe a une origine crétoise. Selon la légende grecque, il aurait été construit parl’architecte Dédale pour le palais du Minotaure à Cnossos. La civilisation mégalithique nel’ignoraitpasnonplus,puisqu’onentrouveunàDublin.Ilestégalementdessinésurlesoldecertainescathédrales.CeluideChartres,aucentrede lanef,mesure18mdediamètre.Sur ladallecentralefigurelenomdesarchitectesresponsablesdelaconstructiondel’édifice.D’aprèsVirgile[4],letracédulabyrinthecrétoisfiguraitsurlesportesdel’antredelasibylledeCumes.Danslacavernesefaisaitl’initiation.

Le labyrinthe symbolise le lent cheminement intérieur qui, à force de difficultés vaincues, àforce de retours en arrière, de tournants qu’on a su prendre, conduit à cet état de maturitéspirituellenécessairepourêtre initié. Ilsymboliseaussi l’impossibilitéduretourenarrière,etparlà,ilprépareàlamortinitiatique.L’itinérairelabyrinthiqueestaussicaractériséparlefaitque l’itinérant ne sait pas où il va : il le suit comme à tâtons et doit sans cesse changer dedirection. D’une certaine manière, il y perd le sens de l’orientation : mais n’est-ce pasnécessaire pour rejoindre le centre de soi-même ? Ce cheminement intérieur est inséparabled’une recherche concernant le monde extérieur, non pas seulement pour le connaître et lecomprendre,maispourlefaireserviraumeilleurbiendel’homme.Ceuxquiontsuutiliserlesmatériauxetlesloisdelanaturepourédifieruntempleouunecathédraleontrejointlecentredulabyrinthe.

Cependant, le labyrinthen’estque lapremièrefigure initiatiqueet lessecretsde lacathédralesont loind’êtredécouverts.Sesmultiplescontorsionssuggèrent lessouffrancesdesdébutants.Cettefigurehorizontaledessinéesimplementsurlesolqu’onfouleauxpiedsestparexcellencelesymbolede lamodestie.Quelcontrasteavec la tourdeBabel!Onvoitdanscettedernièrel’imagedespremièresréussitesdontonestsifier.C’estaussil’imagedelavanité,caraucuneœuvrehumainen’atteintàlaperfectionet,commeonlesait, la tourdeBabels’écroulaavantd’êtreachevée.Cependant,elle signifie toutdemêmeque l’ouvriera suproduireuneœuvre,c’est-à-direqu’il a découvert un certainordredans les loisde lanature, grâce auquel il apuassemblerlesdiversélémentsquicomposentsonouvrage.Parcetravail,lui-mêmeapus’élever

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enmêmetempsquelatour,etnonpasseul,maisenunitéavecsesCompagnonsdetravail.Ellesignifie aussi quelle humilité doivent garder les ouvriers s’ils ne veulent pas être dispersés,aucuneœuvrehumainenepouvantrivaliseravecl’œuvredivine.

L’origine du symbole est d’ailleurs biblique. Le livre de laGenèse [5] raconte comment lesnationsontvoulurivaliseravecDieuparunetour«dontlesommetpénètrelescieux».L’unitédesnationsesticicondamnéeenraisondesafinperverse,leshommesayantvouluprendrepareux-mêmesl’initiativedepénétrerlesmystèresdescieux,deviolerl’intimitédivine,alorsquecette initiativededévoilementnesauraitvenirquedeDieu[6].LenomdeBabelesteneffetune formeréduitedeBabylone,qui signifie«porteduciel».L’ouvrirdesapropre initiativeserait profaner lesmystères divins.Nous tenons donc là un autre symbole de l’initiation auxréalitéssacrées,avecl’exigencedes’éleverdesréalitésvisiblesjusqu’auxinvisibles.

Reste que ce symbole apparaît tout demême assez paradoxal, puisqu’ilmontre à la fois uneœuvreexaltanteetlaruinedecelle-ci.Ilnefautpass’enétonner.Lelangagesymboliquelaissesouventlapossibilitéd’unedoubleinterprétation,àlalumièredubienetsousl’aspectdumal.C’estprofondémenthumain : l’hommen’est-il pas capablede l’uncommede l’autre ?C’estaussiunavertissement : lesmeilleureschosespeuventdevenir lespires,et l’amourdumétierpeutdeveniruneidole…LatourdeBabelestdoncl’imagedelaviehumaine,trophumaine,oùsecôtoientlebienetlemal.LaVolonté-de-Vouvray,HonnêteCompagnonPassantTailleurdePierreduDevoir,livrecetteméditation:«Combiendedévouement,demarquesd’abnégationont foisonné dans l’enfer des prisons et des camps de concentration… Comme dans lasymbolique tourdeBabel,cetteconstructionanarchiqueoù l’ondécouvre lesvertus,danscetenferincroyableérigéparl’hommecontrel’homme,ondécouvrel’amourcôtoyantlessévices,les sacrifices au travers de la torture, l’abnégation entre les murs des chambres à gaz, lesentimentleplusnobledanslesflammesdescrématoires.»[7]

L’apprentinepeutêtreadoptéaspirants’iln’aouvertlesyeuxsurlaréalitédumaletcommencédecomprendrequellefraternitédoitunirleshommes:noncelledespursquiaffectentd’ignorerlemal,maiscelledeshommesvraisquiaidentleshommesàsedégagerdesruines.

II.LeCompagnonEntre la réception d’un Compagnon et l’obtention d’un diplôme, il y a cette différenceessentiellequelediplômeestseulementlasanctiond’unsavoiracquis,alorsquelaréceptionduCompagnonest aussi la consécrationd’unevolontédeperfectionnement.Souvent lediplômesignel’arrêtdemortdelacuriositéintellectuelleetdelarecherche:aulieud’êtreperçucommeun encouragement à apprendre, il est reçu comme le couronnement d’un savoir, comme unerécompense,commelafinalitémêmedelarecherche.ÊtrereçuCompagnon,aucontraire,c’ests’engagerdansunnouveauprocessusdeperfectionnement.

CeluiquiestreçuCompagnonestappeléàtransmettre.Carlatradition,outransmission,etleperfectionnement personnel sont une seule et même chose. Ici, enseigner consiste moins à

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apprendreàautruicequ’onsait,qu’àlefaireentrerdanslarecherchequ’onadéjàcommencéd’entreprendre.LeCompagnonn’enseignepasexcathedra, il « accompagne»une formedepédagogie qui exige une intelligence vivante et engendre des intelligences vivantes. Il s’agitd’un partage fraternel qui, dans certains cas, prend la forme d’une transmission demaître àdisciple,sil’unalamaturitédumaître,etl’autrelaréceptivitédudisciple.Etc’estlesecretdel’efficacitéduCompagnonnage.

La réception du Compagnon s’accompagne d’une deuxième frappe des couleurs avec denouveauxsymboles.Ceux-cisontaunombredequatre,dans l’ordresuivant : lapyramide, letemple,letombeau,lacathédrale.

Ces symboles sont à nouveau empruntés à l’architecture religieuse. Celle-ci joue un rôle decauseexemplaire,d’unepartenraisondel’élémentreligieux,plusaptequetoutautreàsignifierlecaractèresacrédel’œuvrehumaineaccomplieparl’hommedemétieret,d’autrepart,parceque les métiers du bâtiment, étant plus anciens, ont un rôle exemplaire auprès des autresmétiers.

Lapyramideestlepremiersymbole:ellereprésentelaperfectiondelacroissancevivantequi,de la base vers le sommet, accomplit une synthèse. La pyramide, par la pureté de sa formegéométrique,metenévidenceaussi l’aspect techniquedel’œuvreréussiequis’élèveenpleindésertetsembleinaltéréeparl’usuredessiècles.Ellereprésenteencorelamontagnesacréeenhaut de laquelle se font les révélations. Enfin, la science qui présida à l’édification despyramides est réputée secrète ; on la donne comme une synthèse des hautes traditionschaldéenne,égyptienneetgrecque.Témoignaged’unehautecivilisationparl’œuvredesmains,celle qui résiste le mieux aux attaques du temps, elle symbolise l’unité de la main et de lapensée. Cependant, elle n’a jamais été construite que pour le tombeau d’un homme. Cetteperfectiontechniquenesertqueladépouilled’unroi.

Avec le deuxième symbole, celui du temple, nous retrouvons le personnage de Salomon. Lacontinuitéaveclepremiersymboleestassuréeparlefaitqu’unepartdelasciencearchitecturaledesHébreuxleurestvenuedeleurséjourenÉgypte.Sansdouten’est-ilpasdansl’intentiondesCompagnonsdedirequelestravailleursmanuelsdupeuplehébreu,d’esclavesqu’ilsétaientenÉgypte,sontdevenuslibressansrenoncerpourautantautravaildeleursmains.Maisonpeutbroderindéfinimentàpartirdecessymbolesquinesontpaslefruitd’unsystèmeidéologiqueetserventàlaméditationdegénérationsd’ouvriers.Quoiqu’ilensoit,ilyabienunedifférenceentrel’esclavedespyramidesetl’ouvrierdutemple,c’estquelepremieragitsouslacontrainte,tandisquelesecondfaitdesontravailunactedeculte,quiaunsenssacré.

Le Temple symbolise aussi la cayenne, lieu de réunion des Compagnons où l’on procédaitgénéralementauxcérémoniesinitiatiques.Lemotde«cayenne»désignaitautrefoislefonddecaled’unbateauoùl’onpouvaitseréunirdiscrètement.

Vientensuiteletombeau,quipeutêtreaussibienceluid’HiramqueceluiduChrist.Ilsignifiequ’il faut savoir mourir à soi-même pour faire une œuvre de qualité. Il représente la mortrituelle,maisrappelleaussilaréalitédelamortduCompagnonlui-même,appeléàtransmettre

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tant qu’il vit. L’homme a cette particularité parmi les êtres de la nature, d’être l’animal quiconstruitsontombeau,etcecirestevraidanslessociétésofficiellementathées.Onnepeutsepasserdusacré.Ladernièreétapedelaviehumaine,celledelamort,estencorehonoréed’uneœuvre manuelle, le tombeau. L’ouvrier accompagne les hommes, pas seulement lesCompagnons, mais tous les hommes, jusqu’à la fin de leur vie, et ce qui protège encorepieusementleursrestes,aprèslamort,estl’ouvragedesesmains.

Notonsquelapyramideestaussiuntombeau,celuidePharaon.LeTemple,lui,nerenfermepasuncadavre,mais l’arched’alliance.Ilest lesymboled’unpeuplequi,denomade,estdevenusédentaire.IlestlademeuredeDieuaumilieudeshommes.Lesdiversesfiguressymboliquesne se contredisent pas, elles se complètent. Dans l’image de la pyramide domine l’idée descience,etdanscelledutombeau,l’idéedesacrifice.Lepremiersuggèredavantagelesqualitésdel’artprofessionnel,lesecondinviteàdépasserlemétierpouraccéderauxqualitéshumainespourlesquellesilfautconsentiraurenoncement.

Aprèsletombeauvientlacathédrale:c’est,dansunecivilisationchrétienne,l’expressiondelaféconditédusacrifice.Sil’oncomptelesdeuxfiguressymboliquesdel’initiationdel’aspirantet les quatre de l’initiation du Compagnon, la cathédrale se trouve être la sixième marcheinitiatique.Danslatraditionbiblique,lechiffresixestsymboledeplénitude,deperfectiondel’œuvre.Ainsi, laGenèse raconte lacréationde l’universen six jours,pour signifiernonpasseulement laperfectionde l’œuvreune foisqu’elleestachevée, le soirdusixième jour,maisaussilaperfectiondelamanièremêmedontlacréations’estfaitependantsixjours.Demême,pouraboutiràlacathédrale,leCompagnondoitexécuterunparcoursimpeccable.C’estaussilesixièmejourquel’hommeestcréé.Lacathédralesymbolisel’homme,commeletemple,maisc’est l’hommerenouveléparlesacrifice.Ceseralaseptièmeétape,celleduCompagnon-fini,qui représentera l’homme lui-même. Pour le moment, il se tient encore caché derrière sesœuvres,carc’estàellesdeleconstruireetdelerévéler.

Cetteinterprétationdessymbolesesttraduitedanschaquemétierselonlanaturedecelui-cietseloncequelesCompagnonssouhaitentprivilégier.

C’estdanslalumièredelatraditionchrétiennequelessymbolesduCompagnonnageserévèlentavec la plus grande clarté et la plus grande profondeur. La culture ouvrière ancestrale del’Occidentestessentiellementchrétienne.LesmotsdesaintPaul:«LetempledeDieuestsacréet, ce temple, c’est vous » [8], correspondent à une intuition qu’on retrouve dans toutes lescivilisations.Iln’yariend’étonnantàcequeleCompagnonnagel’aitreprisàsoncompte.Maislafoichrétiennevaplusloinencore,faisantduTemplel’imageduChrist.Lui-mêmen’a-t-ilpasparlédesoncorpscommeduTemple[9]?

Lacathédralesymbolisel’unitéducieletdelaterre,desréalitésvisiblesetinvisibles,et,dansleChrist,delanaturehumaineetdelanaturedivine.Elleestaussil’expressionréelledel’unitéentrelamainetlapensée.Sastructureetsadécorationsontunesynthèsedusavoirthéologique,dusavoirarchitecturaletdusavoir-fairedesmétiersdubâtimentquiontréussiunchef-d’œuvrecommun,unissant l’intelligencede lapensée spéculativeet l’intelligencede lamain.Elle estsignedel’unitédel’hommeaveclacommunautéetdelacommunautéhumaineavecDieu;elle

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estaussilesymboledel’unitéduCompagnonaveclaCité.

Aveclacathédrale,nousaccédonsàlanotiondechef-d’œuvre.

III.Lechef-d’œuvreParisien-la-Bonne-Volonté,CompagnonCarrossierduDevoir,définitainsilechef-d’œuvre:«Uneœuvreexceptionnellementparfaitedanssaconceptionetsaréalisation,unegrandebeauté,uneharmoniedanslevolume,lesformesetlesdiversescomposantes,etuneparfaiteréalisationtechnique et manuelle. » [10]. Et Langlois : « Le mot “chef-d’œuvre” a un sens précis. Ildésigne l’œuvre capitale, l’œuvre maîtresse qui surclasse toutes les autres, ou qui en est lecouronnement,cequ’ilyademeilleurdansl’œuvred’unhommeoud’unecommunauté.C’estlaquintessencequirésultedelapossessiontotaled’unartoud’unescienceoudesdeuxchosesréuniesdansunmétier.»[11]

Latraditionduchef-d’œuvreremonteassezloindansletempspuisqu’ilsemblequecefutunepratique corporative. C’était en quelque sorte la synthèse de ce qu’un apprenti avait puapprendre et une épreuve lui permettant de devenir maître. Mais du xive au xvie siècle seproduisit un tel enrichissementdes corpsdemétiersque lesdroitspour accéder à lamaîtrisen’enautorisaientl’accèsqu’auxpersonnesdéjàfortunées.Inévitablement,ondevintmaîtredepèreenfils,àtelpointqueleCompagnonnagesefortifiadanslestraditionsd’enseignementquiétaient les siennes et le principe de chefs-d’œuvre propres aux Compagnons apparut.Moinscoûteuxsansdoute,iln’étaitcependantpasmoinsexigeantquantàlaqualitéprofessionnelle.

Lafinduxviiieet lexixe siècleontproduitunequantitédechefs-d’œuvrecompagnonniques.QuelquescorporationsetquelquesmaisonsduTourdeFranceensontactuellementdépositaires,ainsi que le musée de Tours. Au moment où la coexistence dans une même ville de deuxsociétés appartenant à la même profession était une cause fréquente de conflits entreCompagnons,onconvenaitparfoisdetirer lavilleausort,ouencored’ouvrirunconcoursdechefs-d’œuvre dont la ville serait l’enjeu. Chaque société désignait alors un ou plusieurschampions. Les concurrents entraient en loge et exécutaient leur chef-d’œuvre sous lasurveillancedegardiens.Unefoisletravail terminé,unjuryexaminait lestravaux.Lasociétédontlereprésentantavaitemportéleprixgagnaitlaville,c’est-à-direqu’elleseuleavaitledroitd’ytravaillerpendantcentans.Vers1742,lavilledeLyonfutainsigagnéeparlesCompagnonsétrangerstailleursdepierre.Centansplustard,lesCompagnonspassantsprétendirentrentrerànouveau dans la ville,mais une telle bataille s’ensuivit, qu’elle fit desmorts et des blessés,qu’ellefutcausedecondamnationsàlaprisonetmêmeauxgalères.

Ilyeutauxixesiècleuneémulationremarquableentrelesdiversessociétéscompagnonniques.Lespluscélèbreschefs-d’œuvrefigurèrenten1900à l’Expositionuniverselle.Lacoutumeseperditauxxe siècle,mais seperpétuamalgré toutgrâceauconcourspour le titredeMeilleurOuvrierdeFrance.LesCompagnonsduDevoir,quantàeux,ontremisenvaleurcettepratique,nonplusdanslebutd’unconcours,maisdansceluidelaformation.Pourêtreadoptécomme

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aspirantsurleTourdeFrance,lejeuneapprentidoitexécuterunpremiertravailréunissantuncertain nombre de difficultés.Un second travail, expression de lamaturité de l’aspirant, seraréaliséparcelui-cipourêtrereçuCompagnon.C’estuneépreuvedifficiledansl’espritduchef-d’œuvre.

La prouesse technique fait partie du chef-d’œuvre, elle n’en est pas le tout.On doit pouvoiraussiydécelerdesqualitéshumaines.Etquelqu’ilsoit,lechef-d’œuvrelui-mêmenedonnepasdroitàêtrereçuCompagnon.CarleCompagnonnagen’estpasunclubdetechniciens,maisunecommunauté d’hommes. C’est toute sa tradition. En 1860, Chovin écrivait (mais rien n’achangéàcetégarddepuis):«Lorsdemaréception,nousétionshuitaspirantsmenuisiersparmilesquelsunToulousain,dontletravailétaitparfaitementexécuté,maisquiavaiteulemalheurdefairedesdupesdansunecampagneenvironnante.IlmesembleencorevoirsonémotionetseslarmeslorsquelesCompagnonsluidirent:“PourêtrereçuCompagnon,ilfautqueletalentsoitprécédédel’honneur,etquineleposséderapasnefranchirapaslesportesdutemple.”Ilchercha, mais en vain, à excuser sa conduite : larmes, supplications, promesses, tout futemployé. Mais les Compagnons furent inébranlables. J’avais 21 ans alors et je ne sauraisdépeindrel’effetqueproduisitsurmoicetacte.»[12]

Le chef-d’œuvre est un hommage aumétier et à ceux qui ont su en transmettre la traditiondepuisdesgénérations.Cetémoignageestdésintéressé,sonauteurnereçoitaucunpaiementetilenfaitdonàlacommunauté.Ilestl’occasiondedonnersapleinemesuretechniqueetmoraleau moins une fois dans sa vie. Conception, exécution et finition de l’œuvre doivent êtreentièrementmanuelles.En serrurerie, leCompagnon va jusqu’à façonner lui-même les outilsnécessaires. Les Compagnons ne sont pas systématiquement opposés à l’utilisation d’unoutillageplusélaborédans lavieprofessionnelle,dans lamesureoù l’efficacité l’exige.Maisdans le cas du chef-d’œuvre, il s’agit d’un travail éminemment gratuit, qui ne vise pas àl’efficacité,maisauperfectionnementdel’ouvrier.Lebutduchef-d’œuvre,c’estl’homme;etlechef-d’œuvresecret,c’estl’homme.C’estlacathédraleintérieure.

IV.LeCompagnon-finiLeCompagnon-finin’estpasceluidontiln’yauraitplusrienàattendreparcequ’ilauraittoutdonné.Ilestceluiqui,parvenuàlapleinematuritédumétier,peutdonnertoutesamesure,quiestdeféconditédanslaCité.Ausurplus,cettemesureestcelled’unespritcommunautairedansletravail,cequiouvreàlanotiond’élite.

Lavéritablefinalitédumétier,c’est leservicemoraldel’homme.Àplusieurspointsdevue:l’œuvreestdestinéeàunclient (servirunclientn’estpasmoralementneutre ;c’estservirunhomme,avectouteslesconséquencesquecelaentraîne),latransmissiondusavoirestdestinéeàdesjeunes,etletravaillui-mêmecontribueàéleverl’hommequil’accomplit.Ainsiseconstruit,par le rassemblement des hommes autour de l’œuvre, une civilisation qui s’honore de sesœuvresparcequ’elles’yreconnaît.

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«Apprends, dit laGrande Règle des Compagnons, par le rassemblement de tout et de tousautour de ton œuvre, que jamais tu ne travailles seul, mais que ton travail est une œuvrecommune et que le moindre de tes gestes comme lemoindre des actes de ta vie concourt àl’avènementdelaCitéspirituelleparmileshommesou,aucontraire,s’ilestgâchéoumauvais,qu’ils’opposeaubiencommundetouslesCompagnonsetdetousleshommes,tesfrères.»[13]

LeCompagnon-fini a pleinement conscience que sesœuvres ont valeur pédagogique pour laCité.Parmielles,lesgrandsmonumentssontparexcellencelestémoinsdesgrandsmomentsdela vie d’une cité et sont chargés d’enseigner, d’une certaine manière, les générationspostérieures.

Enfin,letermeultimedelasagessecompagnonniqueestlacontemplationduchef-d’œuvredeschefs-d’œuvre,celuiquin’estpasfaitparl’hommeetquipourtantn’estautrequel’hommelui-même.Carl’hommenes’inventepas,ilsedécouvre;l’hommenesecréepas,ils’accomplit.Toutcequiestdanslanaturedel’hommeneluiest-ilpasentièrementdonné?Ilreçoitsanatureavantdelaconnaîtreetlaconnaîtdanslamesureoùilsaitlarecevoir.

L’homme,microcosmedelacréation,estlui-même,àsamanière,un«créateur»;etparsonactivité ouvrière « créatrice », il agit sur lui-même. Se transformera-t-il en blockhaus ou encathédrale?Sait-il seulementquelchef-d’œuvreestcettenaturequ’ila reçueavec lavie?«Sansdouteest-celàundesaspectslesplusémouvantsdenotrehumanité,quecetteoppositionentre le chef-d’œuvredes chefs-d’œuvre, cette humainenature telle qu’elle est crééepar unedisposition dont nous ne pouvons modifier l’absolu et avec une perfection dont nous avonsperdu le secret, et, d’autre part, l’œuvre des hommes qui, par leur nature incomparablementdouée,règnentsurlanaturetoutentièreendespotes,enpillardsetenfaussaires.»[14]

C’estlaconnaissanceméditéedecechef-d’œuvredivinquidonnelaclefduperfectionnementdel’ouvrier.Carcechef-d’œuvreestunitédelamainetdelapensée,ilreprésentelaperfectionàlaquelledoitatteindrel’œuvre,ilenestlacauseexemplaire.

C’est à la lumière de cette dernière étape que l’on peut reconsidérer maintenant le cheminparcouru en relisant chacune des six figures symboliques de la croissance de la sagesse. Lelabyrinthe, c’est l’homme lui-même, si difficile à connaître. La tour de Babel, c’est encorel’homme, en qui semêlent le bon grain et l’ivraie, la belle audace et la sotte vanité, le purenthousiasme et l’excessif emportement. La pyramide s’élève dans le désert comme unmonumentdevolontésobreetdesavanterigueur.Letempleestl’homme,habitacledusacré.Iln’est pas jusqu’au tombeau qui ne soit encore humain, car l’homme est le seul animal quihabillesamort.Quantàlacathédrale,n’est-cepasl’hommeretrouvé,lacommunautéhumainereconstruitedansl’unité?

Cequidéfinit leCompagnon-fini, c’est l’ouverturede la conscienceà laCité.Demêmequel’amourpersonneldeson travailouvre laconscienceduCompagnonaubiencommundesonmétier,etdemêmequel’amourdesoncorpsdemétierdoitl’éleveraubiencommundetouslesmétiersduCompagnonnage,de lamêmemanière, leCompagnonestappeléàœuvrerpour lebiencommundetoutelaCité.

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Onnepeutaimerd’embléetoute l’humanité. Il faut,selonlaparoled’unphilosophepourtantcosmopolite,sedéfier«decescosmopolitesquivontchercherloindansleurslivreslesdevoirsqu’ilsdédaignentde remplirautourd’eux.Telphilosopheaime lesTartarespoursedispenserd’aimer ses voisins » [15].L’enracinement dans la fraternité demétier est le point de départd’une fraternité appelée à s’élargir toujours.Mais il y a aussi un écueil, c’est de limiter sonhorizonaux intérêtsdeclasse (cequiengendreune stérile luttedesclasses)oudecorps (quiengendre les excès du corporatisme). Pour dépasser les excès de ce particularisme, il estnécessairedeconcevoirlasolidaritéd’ungroupecommeleserviced’unbiencommunsupérieuraugroupedonné.CetteexigencetraversetoutleCompagnonnage,elleenestlamarquepropre.Ce qui ne signifie pas que les Compagnons aient de tout temps répondu sans faille à laperfectiondecet idéal.Maisceprincipeest siprofondément inscritdans lanaturedumétier,qu’àchaquefoisquelesCompagnonssesontpenchéssurleurssourcespourrenouvelerleursforces,ilsontretrouvécetteexigence.

Le Compagnon-fini sait bien que le Compagnonnage ne possède pas à lui seul toutes lesconnaissancesqui fontunecivilisation– laquelleest toujours l’œuvred’unecommunauté.LeCompagnonnage n’a pas son but en lui-même. Il trouve sa finalité ultime dans la réalisationd’une Cité, avec les autres hommes qui ont une formation et des traditions différentes etcomplémentaires.

V.LeDevoirDepuisleurpluslointaineorigine,lesCompagnonssedisent«duDevoir».AvantlaRévolutionde1789,onparlaitdu«SaintDevoirdeDieuetdesCompagnons»etdesainteCatherinepourlesCompagnonsCharrons.Les scissionsont fait apparaître leCompagnonnageduDevoir deLibertéetl’UnioncompagnonniquedesDevoirsunis,àcôtédesCompagnonsduDevoir.

Le terme « Devoir » désigne tout le Compagnonnage, l’ensemble de son idéal et de sespratiques. Ilva jusqu’àsignifieruneexplicite soumissionàDieu,modèlede l’ouvrieren tantquegrandarchitecte,charpentierdel’univers.«Ilapournous,ditJeanBernard,unsensspécial:nousl’amplifionsjusqu’àycomprendrenonseulementtouslesdevoirsdel’honnêtehomme,ceuxdubonouvrier,maisaussiceuxduCompagnonquiestinvestid’unetâcheparticulièredequalité sociale. Nous l’identifions encore à notre règle. Devoir évoque autant pour nousl’ensembledenoscoutumesetdenosrèglementsquenosmaisonsetnotreOrdre.Maîtremotdenotretradition,ilestencorenotresignederalliementetnotrenomdefamille.»[16]

LeDevoir,c’est lapratiqued’unmétierpousséejusqu’auboutdesesexigences techniquesethumaines.LafraternitéfaitpartieduDevoirparcequ’elleestuneexigenceobjectiveduréel:touteœuvreexige,poursaréalisation,leconcoursordonnédeplusieurs.Or,l’œuvren’estpasseulement quelque objet matériel. Nous dirons même qu’elle n’est pas cela d’abord et enpremier lieu. Elle ne l’est que par surabondance. Sa première nature est d’esprit. L’œuvre,d’abordetavanttout,c’estl’homme.Cetteœuvre,plusquetouteautre,exigelafraternité.

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Mais encore ne faut-il pas confondre la fraternité et l’uniformité d’individus abstraitementégaux.LeDevoir,c’estbienplutôt l’appelà formerunecommunautédepersonnesquia sonsensetn’existequedanslamesureoùlapersonnalitéprofondedechacuns’yrévèle.Rienquisoitpluséloignédel’individualismeetducollectivisme.L’espritouvrierquis’endégagen’estpas un esprit de lutte de classes qui se définirait par opposition à la classe dominante. LeCompagnonnagenesedéfinitpasnégativement.Ilsedéfinitparlacultureouvrièrequiluiestpropre, qui l’enracine dans la condition la plus commune de l’humanité, celle qui consiste àtravailler de ses mains, et qui, par la valeur spirituelle de cet enracinement, fait éclore laconscienced’unefraternitéuniverselle.

LeDevoirestunecultureouvrière.Parlà,ilopposeauconceptdemasseceluid’éliteouvrière.Maisilyadeuxsortesd’élites:ilyacellequecaractérisel’égoïsmedeclasse,etquinesauraitrésoudrelesantagonismesdeclasse,puisqu’ellelesattise.EtpuisilyacellequisedéfinitparlarecherchedelaqualitédansletravailauservicedelaCité.Cetteéliten’estpasréservéeàuneclasse, car elle relèved’un esprit qui peut se trouver à tous lesniveauxd’activitédu citoyendanslaCité.

Cette élitenepoursuit pas l’asservissementd’uneclasseparune autre, puisqu’ellen’est faiteque de tension vers la qualité de sagesse des personnes. Elle n’est pas liée à une ambitionpolitiqueni àunepuissance financière,maiselleest au servicede l’hommepar laqualitédel’œuvre:«Nepass’asservir,nepasseservir,maisservir»estunedevisecompagnonnique.

Cen’estpasl’élitepompeusedesréussitesfinancièresetpolitiques,maiscelledelasimplicitéquin’exclutpasuneexceptionnellecompétence:«Onpeutresterunsimpleouvrieretêtreungrandouvrier,écritLaVolonté-de-Vouvray.J’aiconnu,danscedomaine,certainsCompagnons,certainsouvrierssanstitre,quifurentàmesyeuxdesmaîtres,deséducateursdanslemétier,carils aimaient leurmétier, pleinement.C’étaient aussides éducateursde lavie, car ils aimaientleur prochain, sans doute sans le savoir. Voilà pourquoi ils possédaient le don de pouvoirtransmettre…Des hommes, des aspirants, des Compagnons font lamême chose aujourd’huienversdeplusjeunesqu’eux…Ilstransmettentcequ’ilsaimentàdesêtresqu’ilsaiment.C’estundegrédansl’amour.DansleCompagnonnage,nousnommonscedegré-làfraternité.Commel’abeilleenbutinanttransmetinconsciemmentlavieautourd’elle,endéposantdefleurenfleurlepollenquiféconderalaplante,l’hommequiaimedéposesonsavoir,sonexpérience,d’êtreenêtre,etaussiunepartiedesonêtre…Aimer,c’estcréer.C’esttransmettre,donnerlemeilleurdesoi-mêmeetaimercequel’onatransmis.»

Ayant ainsi exprimé cette dimension du Devoir qu’est l’amour dans le métier, il s’élèvenaturellement à une dimension plus large : « Le plus beau des dons, bien sûr, poursuit LaVolonté-de-Vouvray, c’est lavie.Lorsque,pour lapremière fois, vousprenezmaladroitementdansvosbras l’enfantquiest levôtre, le résultatdevotreamour,etquevotre regardse fonddansceluidevotrecompagne,vousaimezintensément.Vousaimezpassionnémentl’autreetlaviequevousaveztouslesdeuxtransmise…Àuneautreéchelle,celledel’humanitéentière,onlit cette superbe histoire de la vie, de la création, dans les portails des cathédrales, dans cessurprenantessculpturesduxiie,duxvesiècle.»[17]

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ÉliteforgéedansceDevoir,leCompagnonnageestunOrdre.Cen’estpasuneadministrationprofane,c’estunecommunautéspirituellequiasesrites,maissurtout,unecauseàdéfendreetpromouvoir :cellede lacultureouvrière,celledu«Devoir».Etsisesmembresfaisaientunvœu,ceseraitceluid’assimileret transmettrefidèlementcethéritagedecivilisationquiest leleur : le travail manuel a un caractère sacré, car en unissant la main et la pensée pourl’accomplir, l’hommefaçonne l’homme.«LeCompagnonnagereposesurunesprit ; ilenestporteur.Ilestlecheminementquiconduitauspirituel.»[18]

DansleCompagnonnage,êtreouvrier,c’estunevocation.

Notes

[1]JeanBernard,LeCompagnonnage,puf,1972,p.438

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[2]JeanBernard,op.cit.,p.379.[3]Langlois,CompagnonduDevoir,p.97-99[4]Énéide,livre6,vers27.[5]Chap.XI,versets1à9.[6]Quandilsacceptentl’initiativedivine,leshommesretrouventcetteunité,d’aprèsl’Évangilede saint Jean (XI, 52 et X, 16) et le récit de la Pentecôte dans les Actes (chap. II) et ladescriptiondel’unitédesnationsauciel,dansl’Apocalypse(VII,9-10).[7]Compagnonnage,no476.[8]ÉpîtreauxCorinthiens,chap.III,verset7.[9]ÉvangileselonsaintJean,chap.II,verset19.[10]Compagnonnage,no472,p.3.[11]CompagnonduDevoir,p.194-195.[12]LeConseillerdesCompagnons,Dutertre,1860,p.47[13]Langlois,op.cit.,p.196.[14]JeanBernard,op.cit.,p.476.[15]Jean-JacquesRousseau,L’Émile,livreI[16]JeanBernard,op.cit.,p.21.[17]Compagnonnage,no472,p.2.[18]Langlois,op.cit.,p.131.

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ChapitreV

L’actualitéetl’avenirduCompagnonnage

acultureouvrièredesCompagnonnagesestenracinéedansunemémoirevivanteetféconde.Ellen’estpasseulementcapabledeconserver les trésorsdupasséendifférentsmusées,maisbeaucoup plus, elle s’efforce de perpétuer les savoir-faire et la recherche d’un savoir-être àtraversdiversessociétéscompagnonniques.

Lexxesiècleprésenteaujourd’huiàl’historienlevisaged’uneépoquequiasupasserdesritesfolkloriques à unemodernisation de la transmission du savoir (par des centres de formationinstitutionnellementreconnus)sansperdrelemeilleurdelatradition:larecherched’unsavoir-être.Àcetégard,lessociétésdeCompagnonnagereprésententquelquechosed’uniquedanslemondedel’enseignementprofessionnel : lamaîtrisedes techniquesyest intimement liéeà laquêtedusensdutravail.Siletravailapporteunsalaire,ilpeutaussiapporterplusquelesalaire.Cettepréoccupation rejointunequêteessentiellede la jeunesseactuelle, avidede sensautantque soucieuse d’efficacité. Et le Compagnonnage fait école : quelques établissementsd’enseignementsupérieurconçoiventaujourd’huileurprojetpédagogiquedanslemêmeesprit.Cependant, il sembleque tropde lieuxde formation souffrentd’uneparalysiedu savoir-être,d’unecraintedeparleràl’âme.N’est-cepaslerefletdecevidemétaphysiquequiestlemalaisesecret de notre civilisation ? En tout état de cause, les Compagnonnages sont le fruit d’uneexpérienceouvrière vécue commeune expériencehumaine complète.C’est un fait qu’ils ontprospéréetsuserénoverloindesidéologiesquiontsecouél’Occident.S’ilssavententretenircesouciessentieldel’unitédelamainetdelapensée,quineséparepaslaqualitétechniquedelaqualitéhumaine,alorsilspeuventremplirauprèsdesjeunesunrôleéducatifirremplaçable.Ilspeuventrépondreàunerecherchederepèressolidesetdurablespourleurvied’hommes.

Unesclave,c’estunhommeauserviced’uneéconomie.Unhommelibre,c’estnécessairementl’inverse:commentréaliserunesociétéd’hommeslibressil’onnemetpasletravailauservicedel’homme?TantquelesCompagnonnagestiendrontcetteligne-là,ilsaurontunavenirdansl’humanisation du travail, quels que soient les défis posés par les bouleversementstechnologiques. LesCompagnons sont les héritiers d’un trésor : une alternative à la crise del’humanismedelasociétémoderne.Cettealternativenepassepaspardelongsraisonnementsintellectuels, mais par la pratique exigeante d’un métier qui demande à l’homme d’allerjusqu’auboutdelui-mêmepourparticiperàlaformationd’unesociétémeilleure.

Maisqu’est-cequ’unmétier?C’estd’abordl’ensembledestechniquesquilecaractérisent.Àces techniquesdoiventcorrespondreune formationde l’intelligenceetunemiseenœuvredusavoir-faire.Decepointdevue,unmétierestunevéritabledisciplineducorpsetdel’esprit:ici,l’habiletéminutieuseducordonnier,etlà,laforceetl’organisationducharpentier.

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Mais d’autre part, un des grands enseignements du Compagnonnage, c’est qu’aucun métiern’estréductibleàunetechnique.Parcequec’estunsavoir-fairedéterminé,unmétierestaussiunementalitéetuneculture.Lemétier,ditunCompagnon,marquel’hommeetinspiresavie.Lemétier, c’est la véritable cultureouvrière.La fidélité aux exigences concrètes d’unmétierfaçonnel’homme,surtoutsicesexigencessontpousséesjusqu’àleursdernièresconséquencesprofessionnelles,humaines,spirituelles.

Carilya,danslapratiquedetoutmétier,desaspectshumainsàcausedesquelsonlecompareàunevocation:telmétierestplutôtsolitaire,telautreestuntravaild’équipe,telmétiersefaitaugrand air, au contact de la nature, et tel autre au fond d’une échoppe, tel métier exige uneapproche très rationnelle, avec calculs et graphiques, tel autre, une approche intuitive ousensorielle.C’estpourquoicequi s’éveilleen l’hommeà lapratiquequotidienned’unmétierfinit,de jouren jour,parmodeleruncaractère,uneapprochede lavieetdesproblèmes.LesCompagnons disent parfois que le menuisier est diplomate, que le tailleur de pierre est unhommedeméditationetquelecharpentierauntempéramentdechef.

Enfin,unmétierestunservicepourl’humanité.Souventhumbleetparfoisglorieux.Maisdanstouslescas,c’estuneparticipationàlaviedelasociété.D’abordparcequecemétierquel’onpratique, on l’a reçu d’un autre qui nous l’a enseigné.Et ce savoir s’est transmis depuis desgénérationsetdesgénérationsdontondoitsesentirtributaire.Ilyadonc,decepointdevue,undevoir d’accomplir au mieux son métier et si possible de l’enrichir de ses découvertespersonnelles.Maisilyaaussiundevoirdeletransmettreàsontour.LaprincipalerichesseduCompagnonnage,c’estl’amourquemettentlesCompagnonsàtransmettreleursmétiersdepuisplusdeseptcentsans.Souventgratuitement.Demaîtreàdiscipleetcommedepèreàfils.Danscet acte de transmission, l’amour dumétier augmente, et souvent c’est aumomentmêmeoùl’ontransmetquel’ondécouvredeschosesnouvelles.

Etdanscettetransmission, ilsecréeunechoseprécieuseentretoutes: lafraternitédemétier.LesCompagnonsneparlentd’ailleurspasseulementdefraternitédemétier,maisdefraternitéhumaine.Car,dansl’initiationd’unautreouvrierauxsecretsdumétier,chacunpeutdonnerlemeilleurde lui-mêmede la façon lameilleure,cequiest ladéfinitionde l’amour.L’exigenced’unmétierpeutouvriràlafraternitéhumaineetdonnersensàlavie.

LesCompagnonsduDevoirontorganisédes«institutsdemétier»pourlarecherche,tantsurl’actualisationdes techniquesquesur la transmissiondessavoirs traditionnels.Cesontautantdes lieux de mémoire que de remise en cause des pratiques. Veillant aux évolutionstechnologiques,leursrépercussionssurl’hommeetlemétier,ilsproposentdesrencontresetdesformations d’une grande variété. Aujourd’hui, les Compagnons s’ouvrent aux défis et auxexigences du monde actuel, notamment par l’intégration des nouvelles technologiesinformatiséesetlaréflexionsursesconséquencesentermesdequalitédutravail.

Un autre aspect de la modernisation est l’accueil des femmes qui souhaitent apprendre unmétier.Leurprésencedanstoustypesdemétieraaussidesconséquenceshumainesetimposeinévitablement une remise en question des représentations traditionnelles. La réflexion ainsiengagéesurlavaleurhumainedumétier,deshommesetdesfemmesquilepratiquent,estun

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enjeuquinelaissepaslesCompagnonsindifférents.

Ilenvademêmedel’ouvertureàl’étranger.Defait,cequ’onappelleencore«TourdeFrance»tendàdeveniruntourdumondeàpartirdelaFrance.Pourdevenirunhommedansl’espritduCompagnonnage, il faut sortir de chez soi, découvrir des horizons nouveaux, des pratiquesdifférenteset,surtout,serisquersoi-mêmeafind’apprendreseslimites.Plusonapprendetplusl’humilitéestnécessaireafindecontinueràapprendre.Lesapprentisitinérantsàl’étranger,dans45paysdifférents,confrontentleurspratiques,leurapprochedumétieretleurconceptiondelavie.N’est-cepascetteouverturequilesrendplusaptesauxinnovationstechnologiquesetauxadaptationshumainesrenduesindispensablesaujourd’hui?

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Conclusion

a culture ouvrière existe. Depuis la plus haute Antiquité, c’est l’unité de la main et de lapensée. Ses œuvres sont innombrables. Depuis les pyramides d’Égypte et les ziggouratssumériennes,lestemplesgrecsetleTempledeJérusalem,depuislesinnombrablestravauxdesRomains,depuislarenaissancemédiévaledonttémoignentlescathédrales,et,nousl’avonsvu,jusqu’aux techniques modernes, des ouvriers s’efforcent de transmettre une sagesse. Unevéritablecultureouvrière.

Non pas une idéologie au service de la lutte des classes.Mais la contribution ouvrière à laculturedel’homme.

Cettecontributionn’estpaslivresque.Elleestgestuelleetsetraduitpardesœuvresconcrètesauservice des hommes. Et leurs gestes façonnent aussi ceux mêmes qui les font. LeCompagnonnageestuneécoled’humanité.

Culturedugesteetdel’œuvre,lasagesseduCompagnonnagenepeutpass’enseignerdansnosuniversités rationalistes. Il faudrait qu’on n’y apprenne pas seulement à lire,mais d’abord àregarder. Et à vivre. Car le seul langage des Compagnons, c’est la qualité de l’œuvre et, àtraverselle,laqualitédel’homme.

Le savoir-faire, c’est l’expression d’un savoir-être. Et la culture d’un peuple, qui commenceavecsonsavoir-faire,s’accomplitdansunsavoir-être.

Ilyaungrandschismedanslacultureoccidentale,c’estledivorceentresonsavoir-faireetsonsavoir-être. Depuis plusieurs siècles, on a identifié savoir-faire etmatérialisme, comme si laconquêtedelamatièredevaits’opérerauxdépensdel’esprit.Mais,aprèslamontéeenforcedumatérialisme né en Europe au début du xixe siècle, voici qu’en cette fin du xxe siècle lesintégrismes musulmans et hindous, ainsi que la prolifération des sectes, nous donnent lespectacle d’une révolte de l’instinct religieux. Chassez de l’homme sa nature profondémentreligieuse,ellerevientaugalopdansledésordreetlaviolence…Quitteàremettreencausenoshabitudesdepensée,n’est-ilpastempsdeseposerquelquesquestions?LevéritableenjeudelaculturepourleIIIemillénaireneserait-ilpasderéconcilierl’Homofaberetl’Homosapiens?

LeCompagnonnagen’arenoncéniàl’unniàl’autre.Aujourd’huiplusquejamais,ilesttémoind’uneunitédifficile,maispossible.

Au reste, l’expériencedu travailmanueln’est-ellepas laplus communeà toute l’humanité ?C’estaussilaplushumble,lamoinsintellectuelle,etc’estpourquoilesscribesdetouslestempsl’ontsigénéralementméprisée.Pourtant,cen’estpasl’activitélamoinsintelligentenilamoinsutileàl’équilibrepsychiquedel’homme.

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Plus encore, à côté de la confusion des intellectualismes délirants dont nous étouffons, onéprouve,à réfléchirauprèsdesCompagnons,comme le sentimentd’une fraîcheur retrouvée :celle de l’expérience la plus familière à tout homme depuis que, simple nourrisson, il adécouvertsesmains…Parelles, leCompagnonnousapprendàdialogueraveclacréation.Etbiensouvent,avecleCréateur.