29- etudes sur la franc-maçonnerie et le compagnonnage - tome ii

Upload: endoftimez

Post on 18-Jul-2015

399 views

Category:

Documents


2 download

TRANSCRIPT

REN GUNON

tudessur la

Franc-Maonnerieet le

CompagnonnageTome II

MAONS ET CHARPENTIERS *

Il y a toujours eu, parmi les initiations de mtier, une sorte de querelle de prsance entre les maons et tailleurs de pierre et les charpentiers ; et, si lon envisage les choses, non pas sous le rapport de limportance actuelle de ces deux professions dans la construction des difices, mais sous celui de leur anciennet respective, il est bien certain que les charpentiers peuvent effectivement revendiquer le premier rang. En effet, comme nous lavons dj fait remarquer en dautres occasions, les constructions, dune faon trs gnrale, furent en bois avant dtre en pierre, et cest ce qui explique que, dans lInde notamment, on ne retrouve aucune trace de celles qui remontent au-del dune certaine poque. De tels difices taient videmment moins durables que ceux qui sont construits en pierre ; aussi lemploi du bois correspond-il, chez les peuples sdentaires, un tat de moindre fixit que celui de la pierre, ou, si lon veut, un moindre degr de solidification , ce qui est bien en accord avec le fait quil se rapporte une tape antrieure dans le cours du processus cyclique 1. Cette remarque, si simple quelle puisse paratre en elle-mme, est fort loin dtre sans importance pour la comprhension de certaines particularits du symbolisme traditionnel : cest ainsi que, dans les plus anciens textes de lInde, toutes les comparaisons se rfrant au symbolisme constructif sont toujours empruntes au charpentier, ses outils et son travail ; et Vishwakarma, le Grand Architecte lui-mme, est dsign aussi par le nom de Twashtri, qui est littralement le Charpentier . Il va de soi que le rle de larchitecte (Sthapati, qui dailleurs est primitivement le matre charpentier) nest en rien modifi par l, puisque, sauf ladaptation exige par la nature des matriaux employs, cest toujours du mme archtype ou du mme modle cosmique quil doit sinspirer, et cela quil sagisse de la construction dun temple ou dune* 1

Publi dans tudes Traditionnelles , dcembre 1946. Voir les considrations que nous avons exposes ce sujet dans Le Rgne de la Quantit et les Signes des Temps, notamment ch. XXI et XXII. Naturellement, le changement dont il sagit ne peut pas tre regard comme stant produit simultanment chez tous les peuples, mais il y a toujours l des tapes correspondantes dans le cours de lexistence de ceux-ci.

maison, de celle dun char ou dun navire (et, dans ces derniers cas, le mtier de charpentier na jamais rien perdu de son importance premire, du moins jusqu lemploi tout moderne des mtaux qui reprsentent le dernier degr de la solidification ) 1. videmment aussi, que certaines parties de ldifice soient ralises en bois ou en pierre, cela ne change rien, sinon leur forme extrieure, du moins leur signification symbolique ; peu importe cet gard, par exemple, que l il du dme, cest--dire son ouverture centrale, soit recouvert par une pice de bois ou par une pierre travaille dune certaine faon, lune et lautre constituant galement et dans un sens identique le couronnement de ldifice, suivant ce que nous avons expos dans de prcdentes tudes ; et plus forte raison en est-il de mme pour les pices de la charpente qui sont demeures telles aprs que la pierre a t substitue au bois pour la plus grande partie de la construction, comme les poutres qui, partant de cet il du dme, reprsentent les rayons solaires avec toutes leurs correspondances symboliques 2. On peut donc dire que le mtier du charpentier et celui du maon, parce quil procde en dfinitive dun mme principe, fournissent deux langages pareillement appropris lexpression des mmes vrits dordre suprieur ; la diffrence nest quune simple question dadaptation secondaire, comme lest toujours la traduction dune langue dans une autre ; mais, bien entendu, quand on a affaire un certain symbolisme dtermin, comme dans le cas des textes traditionnels de lInde auxquels nous faisions allusion plus haut, il faut, pour en comprendre entirement le sens et la valeur, savoir dune faon prcise quel est, de ces deux langages, celui auquel il se rapporte proprement. ce propos, nous signalerons un point qui nous parat avoir une importance toute particulire ; on sait que, en grec, le mot hulIl est bien entendu que des mtiers tels que ceux du charron et du menuisier doivent tre regards comme ntant que des particularisations ou des spcialisations ultrieures de celui du charpentier, qui, dans son acception la plus gnrale, qui est en mme temps la plus ancienne, comprend tout ce qui concerne le travail du bois. 2 Si mme, plus tard encore, ces poutres sont remplaces dans certains cas par des nervures en pierre (et nous pensons surtout ici aux votes gothiques), cela encore ne change rien au symbolisme. En anglais, le mot beam signifie la fois rayon et poutre , et, comme M. Coomaraswamy la fait remarquer en diverses occasions, ce double sens na assurment rien de fortuit ; il est malheureusement intraduisible en franais, o cependant, par contre, on parle couramment des rais ou des rayons dune roue, qui jouent par rapport au moyeu de celle-ci le mme rle que les poutres en question par rapport l il du dme.1

signifie primitivement bois , et quil est en mme temps celui qui sert dsigner le principe substantiel ou la materia prima du Cosmos, et aussi par une application drive de celle-l, toute materia secunda, cest--dire tout ce qui joue en un sens relatif, dans tel ou tel cas, un rle analogue celui du principe substantiel de toute manifestation 1. Ce symbolisme, suivant lequel ce dont le monde est fait est assimil au bois, est dailleurs trs gnral dans les plus anciennes traditions, et, par ce que nous venons de dire, il est facile den comprendre la raison par rapport au symbolisme constructif : en effet, ds lors que cest du bois que sont tirs les lments de la construction cosmique, le Grand Architecte doit tre regard avant tout comme un matre charpentier , comme il lest effectivement en pareil cas, et comme il est naturel quil le soit l o les constructeurs humains, dont lart, au point de vue traditionnel, est essentiellement une imitation de celui du Grand Architecte , sont eux-mmes des charpentiers 2. Il nest pas sans importance non plus, en ce qui concerne plus spcialement la tradition chrtienne, de remarquer, comme la fait dj M. Coomaraswamy, quon peut facilement comprendre par l que le Christ devait apparatre comme le fils du charpentier ; les faits historiques, comme nous lavons dit bien souvent, ne sont en somme quun reflet de ralits dun autre ordre, et cest cela seul qui leur donne toute la valeur dont ils sont susceptibles ; aussi y a-t-il l unIl est assez curieux que, en espagnol, le mot madera, driv directement de materia, soit encore employ pour designer le bois, et mme plus spcialement le bois de charpente. 2 Il nest peut-tre pas sans intrt de noter que, au 22e degr de la Maonnerie cossaise, qui reprsente, suivant linterprtation hermtique, la prparation des matriaux ncessaires au Grand uvre , ces matriaux sont figurs, non par les pierres comme dans les grades qui constituent linitiation proprement maonnique, mais par le bois de construction ; on pourrait donc voir dans ce grade, quelle que puisse tre en fait son origine historique, comme une sorte de vestige de linitiation des charpentiers, dautant plus que la hache, qui en est le symbole ou lattribut principal, est essentiellement un outil de charpentier. Il faut dailleurs remarquer que le symbolisme de la hache est ici tout diffrent de celui, beaucoup plus nigmatique, suivant lequel, dans la Craft Masonry, elle est associe la pierre cubique pointe , et dont nous avons donn lexplication dans un prcdent article (Un hiroglyphe du Ple, dans le n de mai 1937). Il convient de rappeler aussi, dautre part, la relation symbolique que la hache a, dune faon gnrale, avec le vajra (cf. nos articles sur Les pierres de foudre, dans le n de mai 1929, et sur Les armes symboliques, dans le n doctobre 1936). (Note de lditeur : les articles de renvois ci-dessus sont maintenant, dans lordre, les chapitres XV, XXV et XXVI de Symbole fondamentaux de la Science sacre.)1

symbolisme beaucoup plus profond quon ne le pense dordinaire (si tant est que limmense majorit des Chrtiens aient mme encore, si vaguement que ce soit, lide quil puisse y avoir l un symbolisme quelconque). Que dailleurs ce ne soit l quune filiation apparente, cela mme est encore exig par la cohrence du symbolisme, puisquil sagit en cela de quelque chose qui nest en rapport quavec lordre extrieur de la manifestation, et non point avec lordre principiel ; cest de la mme faon exactement que, dans la tradition hindoue, Agni, en tant quil est lAvatra par excellence, a aussi Twashtri pour pre adoptif lorsquil prend naissance dans le Cosmos ; et comment pourrait-il en tre autrement quand ce Cosmos lui-mme nest pas autre chose, symboliquement, que luvre mme du matre charpentier ?

HEREDOM *

Ayant vu rcemment des notes sur le mot Heredom 1 qui, tout en indiquant quelques-unes des explications qui en ont t proposes, napportent aucune conclusion quant son origine relle, il nous a paru quil pouvait ntre pas sans intrt de runir ici quelques remarques sur ce sujet. On sait que ce mot nigmatique (qui est parfois crit aussi Herodom, et dont on trouve mme diverses autres variantes qui, vrai dire, semblent plus ou moins incorrectes) est employ comme dsignation dun haut grade maonnique, et aussi, par extension, de lensemble du Rite dont ce grade constitue llment le plus caractristique. premire vue, il peut sembler que Heredom ne soit pas autre chose quune forme lgrement altre de heirdom, cest--dire hritage ; dans l Ordre Royal dcosse , lhritage dont il sagit serait celui des Templiers qui, suivant la lgende , stant rfugis en cosse aprs la destruction de leur Ordre, y auraient t accueillis par le roi Robert Bruce et auraient fond la Mre-Loge de Kilwinning 2. Cependant, cette tymologie est fort loin de tout expliquer, et il est trs possible que ce sens soit seulement venu sadjoindre secondairement, par suite dune similitude phontique, un mot dont la vritable origine tait toute diffrente. Nous en dirons autant de lhypothse suivant laquelle Heredom serait driv du grec hieros domos, demeure sacre ; assurment, cela non plus nest pas dpourvu de signification, et peut mme se prter des considrations moins extrieures quune allusion dordre simplement historique. Cependant, une telle tymologie nen est pas moins fort douteuse ; elle nous fait dailleurs penser celle par laquelle on a parfois prtendu faire du nom de Jrusalem, cause de sa forme grecque Hierosolyma, un compos hybride dans lequel entrerait aussi le mot hieros, alors quil sagit en ralit dun nomPubli dans tudes Traditionnelles , octobre 1947. The Speculative Mason, n doctobre 1947. 2 Il nous parat tout fait inutile de faire intervenir ici lhritage des Stuarts comme le voulait Ragon ; mme sil est vrai que certains aient fait cette application, celle-ci ne pourrait tre en tout cas que tardive et occasionnelle, et elle serait presque aussi dtourne que celle par laquelle Hiram aurait t, dit-on aussi, considr comme figurant Charles Ier dAngleterre.1 *

purement hbraque, signifiant demeure de la paix ou, si lon prend pour sa premire partie une racine un peu diffrente (yara au lieu de yarah), vision de la paix . Cela nous rappelle aussi linterprtation du symbole du grade de Royal Arch, qui est un triple tau, comme form par la superposition des deux lettres T et H, qui seraient alors les initiales des mots Templum Hierosolymae ; et, prcisment, le hieros domos dont il sagit serait galement, pour ceux qui ont envisag cette hypothse, le Temple de Jrusalem. Nous ne voulons certes pas dire que des rapprochements de ce genre, quils soient bass sur la consonance des mots ou sur la forme des lettres et des symboles, soient forcment privs de tout sens et de toute raison dtre, et il en est mme qui sont loin dtre sans intrt et dont la valeur traditionnelle nest pas contestable ; mais il est vident quil faudrait avoir bien soin de ne jamais confondre ces sens secondaires, qui peuvent dailleurs tre plus ou moins nombreux, avec le sens originel qui, lorsquil sagit dun mot, est le seul auquel peut sappliquer proprement le nom dtymologie. Ce qui est peut-tre le plus singulier, cest quon a prtendu assez souvent faire de Heredom le nom dune montagne dcosse ; or il est peine besoin de dire que, en fait, il na jamais exist aucune montagne portant ce nom, ni en cosse ni en aucun autre pays ; mais lide de la montagne doit tre ici associe celle dun lieu saint , ce qui nous ramne dune certaine faon au hieros domos. Cette montagne suppose na dailleurs pas d tre constamment situe en cosse, car une telle localisation ne serait gure conciliable, par exemple, avec laffirmation qui se trouve dans les rituels de la Maonnerie adonhiramite, et suivant laquelle la premire Loge fut tenue dans la valle profonde o rgnent la paix, les vertus (ou la vrit) et lunion, valle qui tait comprise entre les trois montagnes Moriah, Sina et Heredon (sic) . Maintenant, si lon se reporte aux anciens rituels de la Maonnerie oprative, qui constituent assurment une source plus sre et traditionnellement plus authentique 1, on y constate ceci, qui rend cette dernire assertion encore plus trange : les trois montagnes sacres y taient le Sina, le Moriah et le Thabor ; ces hauts lieux taient reprsents dansCest dans les rituels adonhiramites quon rencontre, entre autres bizarreries, la Shekinah transforme en le Stekenna , videmment par une erreur due lignorance de quelque copiste ou arrangeur de rituels manuscrits plus anciens ; cela montre suffisamment que de tels documents ne peuvent tre utiliss sans quelques prcautions.1

certains cas par les places occupes par les trois principaux officiers de la Loge, de sorte que lemplacement mme de celle-ci pouvait alors tre assimil en effet une valle situe entre ces trois montagnes. Celles-ci correspondent assez manifestement trois rvlations successives : celle de Mose, celle de David et de Salomon (on sait que le Moriah est la colline de Jrusalem sur laquelle fut difi le Temple), et celle du Christ ; il y a donc dans leur association quelque chose qui est assez facilement comprhensible ; mais o, quand et comment a bien pu soprer la curieuse substitution de Heredom au Thabor (incompatible du reste avec lidentification de ce hieros domos au Temple de Jrusalem, puisquil est ici distingu expressment du mont Moriah) ? Nous ne nous chargeons pas de rsoudre cette nigme, nayant dailleurs pas notre disposition les lments ncessaires, mais nous tenons du moins la signaler lattention. Pour en revenir maintenant la question de lorigine du mot Heredom, il importe de remarquer que, dans l Ordre Royal dcosse , il est dusage dcrire certains mots par leurs seules consonnes, la faon de lhbreu et de larabe, de sorte que Heredom, ou ce quon a pris lhabitude de prononcer ainsi, est toujours crit en ralit H. R. D. M. ; il va de soi que les voyelles peuvent alors tre variables, ce qui rend dailleurs compte des diffrences orthographiques qui ne sont pas dues de simples erreurs. Or H. R. D. M. peut parfaitement se lire Harodim, nom dun des grades suprieurs de la Maonnerie oprative ; ces grades de Harodim et de Menatzchim, qui taient naturellement inconnus des fondateurs de la Maonnerie spculative 1, rendaient apte exercer les fonctions de surintendant des travaux 2. Le nom de Harodim convenait donc fort bien la dsignation dun haut grade, et ce qui nous parat de beaucoup le plus vraisemblable, cest que, pour cette raison, il aura t appliqu aprs coup une des formes les plus anciennement connues, mais cependant videmment rcente par rapport la Maonnerie oprative, du grade maonnique de Rose-Croix.1

Ceux-ci possdaient seulement le grade de compagnon en qualit de Maons accepts ; quant Anderson, il avait d, selon toute vraisemblance, recevoir linitiation spciale des Chapelains dans une Lodge of Jakin (cf. Aperus sur lInitiation, ch. XXIX). 2 On pourrait peut-tre en trouver comme un vestige, cet gard, dans la dsignation du grade d intendant des Btiments , 8e degr du Rite cossais Ancien et Accept.

INITIATION FMININE ET INITIATIONS DE MTIER *

On nous fait souvent remarquer quil semble ny avoir pour les femmes, dans les formes traditionnelles occidentales qui subsistent actuellement, aucune possibilit dordre initiatique, et beaucoup se demandent quelles peuvent tre les raisons de cet tat de choses, qui est assurment fort regrettable, mais auquel il serait sans doute bien difficile de remdier. Cela devrait dailleurs donner rflchir ceux qui simaginent que lOccident a accord la femme une place privilgie quelle na jamais eue dans aucune autre civilisation ; cest peut-tre vrai certains gards, mais surtout en ce sens que, dans les temps modernes, il la fait sortir de son rle normal en lui permettant daccder des fonctions qui devraient appartenir exclusivement lhomme, de sorte que ce nest l encore quun cas particulier du dsordre de notre poque. dautres points de vue plus lgitimes, au contraire, la femme y est en ralit beaucoup plus dsavantage que dans les civilisations orientales, o il lui a toujours t possible, notamment, de trouver une initiation qui lui convienne ds lors quelle possde les qualifications requises ; cest ainsi, par exemple, que linitiation islamique a toujours t accessible aux femmes, ce qui, notons-le en passant, suffit pour rduire nant quelques-unes des absurdits quon a lhabitude de dbiter en Europe au sujet de lIslam. Pour en revenir au monde occidental, il va de soi que nous nentendons pas parler ici de lantiquit, o il y eut trs certainement des initiations fminines, et o certaines ltaient mme exclusivement, tout aussi bien que dautres taient exclusivement masculines ; mais quen fut-il au moyen ge ? Il nest assurment pas impossible que les femmes aient t admises alors dans quelques organisations possdant une initiation qui relevait de lsotrisme chrtien, et cela est mme trs vraisemblable 1 ; mais, comme ces organisations sont de celles dont, depuis longtemps, il ne reste plus aucune trace, il est bien difficile den parler avec certitude et dune* 1

Publi dans tudes Traditionnelles , juillet-aot 1948. Un cas comme celui de Jeanne dArc parat trs significatif cet gard, en dpit des multiples nigmes dont il est entour.

faon prcise, et, en tout cas, il est probable quil ny eut jamais l que des possibilits fort restreintes. Quant linitiation chevaleresque, il est trop vident que, par sa nature mme, elle ne saurait aucunement convenir aux femmes ; et il en est de mme des initiations de mtier, ou tout au moins des plus importantes dentre elles et de celles qui, dune faon ou dune autre, se sont continues jusqu nos jours. L est prcisment la vritable raison de labsence de toute initiation fminine dans lOccident actuel : cest que toutes les initiations qui y subsistent sont essentiellement bases sur des mtiers dont lexercice appartient exclusivement aux hommes ; et cest pourquoi, comme nous le disions plus haut, on ne voit pas trop comment cette fcheuse lacune pourrait tre comble, moins quon ne trouve quelque jour le moyen de raliser une hypothse que nous envisagerons tout lheure. Nous savons bien que certains de nos contemporains ont pens que, dans le cas o lexercice effectif du mtier avait disparu, lexclusion des femmes de linitiation correspondante avait par la mme perdu sa raison dtre ; mais cest l un vritable non-sens, car la base dune telle initiation nest aucunement change pour cela, et, ainsi que nous lavons dj expliqu ailleurs 1, cette erreur implique une complte mconnaissance de la signification et de la porte relles des qualifications initiatiques. Comme nous le disions alors, la connexion avec le mtier, tout fait indpendamment de son exercice extrieur, demeure ncessairement inscrite dans la forme mme de cette initiation et dans ce qui la caractrise et la constitue essentiellement comme telle, de sorte quelle ne saurait en aucun cas tre valable pour quiconque est inapte exercer le mtier dont il sagit. Naturellement, cest la Maonnerie que nous avons particulirement en vue ici, puisque, pour ce qui est du Compagnonnage, lexercice du mtier na pas cess dy tre considr comme une condition indispensable ; du reste, en fait, nous ne connaissons aucun autre exemple dune telle dviation que la Maonnerie mixte , qui, pour cette raison, ne pourra jamais tre admise comme rgulire par personne de ceux qui comprennent tant soit peu les principes mmes de la Maonnerie. Au fond, lexistence de cette Maonnerie mixte (ou Co-Masonry, comme elle est appele dans les pays de langue anglaise) reprsente tout simplement une tentative de transporter, dans le domaine initiatique1

Aperus sur lInitiation, ch. XIV.

lui-mme qui devrait encore plus que tout autre en tre exempt, la conception galitaire qui, se refusant voir les diffrences de nature qui existent entre les tres, en arrive attribuer aux femmes un rle proprement masculin, et qui est dailleurs manifestement la racine de tout le fminisme contemporain 1. Maintenant, la question qui se pose est celle-ci : pourquoi tous les mtiers qui sont inclus dans le Compagnonnage sont-ils exclusivement masculins, et pourquoi aucun mtier fminin ne parat-il avoir donn lieu une semblable initiation ? Cette question, vrai dire, est assez complexe, et nous ne prtendons pas la rsoudre ici entirement ; en laissant de ct la recherche des contingences historiques qui ont pu intervenir cet gard, nous dirons seulement quil peut y avoir certaines difficults particulires, dont une des principales est peut-tre due au fait que, au point de vue traditionnel, les mtiers fminins doivent normalement sexercer lintrieur de la maison, et non pas au dehors comme les mtiers masculins. Cependant, une telle difficult nest pas insurmontable et pourrait seulement requrir quelques modalits spciales dans la constitution dune organisation initiatique ; et, dautre part, il nest pas douteux quil y a des mtiers fminins qui sont parfaitement susceptibles de servir de support une initiation. Nous pouvons citer, titre dexemple trs net sous ce rapport, le tissage, dont nous avons expos dans un de nos ouvrages le symbolisme particulirement important 2 ; ce mtier est dailleurs de ceux qui peuvent tre exercs la fois par des hommes et par des femmes ; comme exemple dun mtier plus exclusivement fminin, nous citerons la broderie, laquelle se rattachent directement les considrations sur le symbolisme de laiguille dont nous avons parl en diverses occasions, ainsi que quelques-unes de celles qui concernent le strtm 3. Il est facile de comprendre quil pourrait y avoir de ce1

Il est bien entendu que nous parlons ici dune Maonnerie o les femmes sont admises au mme titre que les hommes, et non de lancienne Maonnerie dadoption , qui avait seulement pour but de donner satisfaction aux femmes qui se plaignaient dtre exclues de la Maonnerie, en leur confrant un simulacre dinitiation qui, sil tait tout illusoire et navait aucune valeur relle, navait du moins ni les prtentions ni les inconvnients de la Maonnerie mixte . 2 Le Symbolisme de la Croix, ch. XIV. 3 Voir notamment Encadrements et labyrinthes, dans le numro doctobre-novembre 1947 : les dessins de Drer et de Vinci dont il est question pourraient tre considrs, et lont dailleurs t par quelques-uns, comme reprsentant des modles de broderies.

ct, en principe tout au moins, des possibilits dinitiation fminine qui ne seraient nullement ngligeables ; mais nous disons en principe parce que malheureusement, dans les conditions actuelles, il nexiste en fait aucune transmission authentique permettant de raliser ces possibilits ; et nous ne redirons jamais trop, puisque cest l une chose que beaucoup semblent toujours perdre de vue, que, en dehors dune telle transmission, il ne saurait y avoir aucune initiation valable, celle-ci ne pouvant nullement tre constitue par des initiatives individuelles, qui, quelles quelles soient, ne peuvent par elles-mmes aboutir qu une pseudo-initiation, llment suprahumain, cest--dire linfluence spirituelle, faisant forcment dfaut en pareil cas. Pourtant, on pourrait peut-tre entrevoir une solution si lon songe ceci : les mtiers appartenant au Compagnonnage ont toujours eu la facult, en tenant compte de leurs affinits plus spciales, daffilier tels ou tels autres mtiers et de confrer ceux-ci une initiation quils ne possdaient pas antrieurement, et qui est rgulire par l mme quelle nest quune adaptation dune initiation prexistante ; ne pourrait-il se trouver quelque mtier qui soit susceptible deffectuer une telle transmission lgard de certains mtiers fminins ? La chose ne semble pas absolument impossible et peuttre mme nest-elle pas entirement sans exemple dans le pass 1 ; mais il ne faut dailleurs pas se dissimuler quil y aurait alors de grandes difficults en ce qui concerne ladaptation ncessaire, celleci tant videmment beaucoup plus dlicate quentre deux mtiers masculins : o trouverait-on aujourdhui des hommes qui soient suffisamment comptents pour raliser cette adaptation dans un esprit rigoureusement traditionnel, et en se gardant dy introduire la moindre fantaisie qui risquerait de compromettre la validit de linitiation transmise 2 ? Quoi quil en soit, nous ne pouvons(Note de lditeur : dans Symboles fondamentaux de la Science sacre, cet article forme le chapitre LXVI.) 1 Nous avons vu autrefois mentionner quelque part le fait que, au XVIIIe sicle, une corporation fminine au moins, celle des pinglires, aurait t affilie ainsi au Compagnonnage ; malheureusement, nos souvenirs ne nous permettent pas dapporter plus de prcision ce sujet. 2 Le danger serait en somme de faire dans le Compagnonnage, ou a ct de lui, quelque chose qui naurait pas plus de valeur relle que la Maonnerie dadoption dont nous parlions plus haut ; encore ceux qui institurent celle-ci savaient-ils au moins quoi sen tenir l-dessus, tandis que, dans notre hypothse, ceux qui voudraient instituer une initiation compagnonnique fminine sans tenir compte de

naturellement formuler rien de plus quune simple suggestion, et ce nest pas nous quil appartient daller plus loin en ce sens ; mais nous entendons si souvent dplorer linexistence dune initiation fminine occidentale quil nous a sembl quil valait la peine dindiquer tout au moins ce qui, dans cet ordre, nous parat bien constituer lunique possibilit actuellement subsistante.

certaines conditions ncessaires seraient, par suite de leur incomptence, les premiers se faire illusion.

PAROLE PERDUE ET MOTS SUBSTITUS *

On sait que, dans presque toutes les traditions, il est fait allusion une chose perdue ou disparue, qui, quelles que soient les faons diverses dont elle est symbolise, a toujours la mme signification au fond ; nous pourrions dire les mmes significations, car, comme dans tout symbolisme, il en est plusieurs, mais qui sont dailleurs troitement lies entre elles. Ce dont il sagit en tout cela, cest toujours, en ralit, lobscuration spirituelle survenue, en vertu des lois cycliques, au cours de lhistoire de lhumanit ; cest donc avant tout la perte de ltat primordial, et cest aussi, par une consquence directe, celle de la tradition correspondante, car cette tradition ne fait quun avec la connaissance mme qui est essentiellement implique dans la possession de cet tat. Nous avons dj indiqu ces considrations dans un de nos ouvrages 1, en nous rfrant plus spcialement au symbolisme du Graal, dans lequel se trouvent dailleurs trs nettement les deux aspects que nous venons de rappeler, se rapportant respectivement ltat primordial et la tradition primordiale. ces deux aspects, on pourrait encore en ajouter un troisime, concernant le sjour primordial ; mais il va de soi que la rsidence dans le Paradis terrestre , cest--dire proprement au Centre du Monde , ne diffre en rien de la possession mme de ltat primordial. Dautre part, il faut remarquer que lobscuration ne sest pas produite subitement et une fois pour toutes, mais que, aprs la perte de ltat primordial, elle a eu plusieurs autres tapes successives, correspondant autant de phases ou dpoques dans le droulement du cycle humain ; et la perte dont nous parlons peut aussi reprsenter chacune de ces tapes, un symbolisme similaire tant toujours applicable ces diffrents degrs. Ceci peut sexprimer ainsi : ce qui avait t perdu tout dabord, il a t substitu quelque chose qui devait en tenir lieu dans la mesure du possible, mais qui, par la suite, fut aussi perdu son tour, ce qui ncessita encore dautres substitutions. On peut lentendre notamment de la constitution de centres spirituels secondaires lorsque le centre suprme fut cach aux regards de lhumanit, tout au moins dans son* 1

Publi dans tudes Traditionnelles , juillet dcembre 1948. Le Roi du monde, chap. V.

ensemble et en tant quil sagit des hommes ordinaires ou moyens , car il y a ncessairement toujours des cas dexception sans lesquels, toute communication avec le centre tant rompue, la spiritualit elle-mme tous ses degrs aurait entirement disparu. On peut dire aussi que les formes traditionnelles particulires, qui correspondent prcisment aux centres secondaires dont nous venons de parler, sont des substituts plus ou moins voils de la tradition primordiale perdue ou plutt cache, substituts adapts aux conditions des diffrents ges successifs ; et, quil sagisse des centres ou des traditions, la chose substitue est comme un reflet, direct ou indirect, proche ou loign suivant les cas, de celle qui a t perdue. En raison de la filiation continue par laquelle toutes les traditions rgulires se rattachent en dfinitive la tradition primordiale, on pourrait encore dire quelles sont, par rapport celle-ci, comme autant de rejetons issus dun arbre unique, celui-l mme qui symbolise l Axe du Monde et slve au centre du Paradis terrestre , comme dans les lgendes du moyen ge o il est question de divers rejetons de l Arbre de Vie 1. Un exemple de substitution suivie dune seconde perte se trouve notamment dans la tradition mazdenne ; et, ce sujet, nous devons dire que ce qui a t perdu nest pas reprsent seulement par la coupe sacre, cest--dire par le Graal ou quelquun de ses quivalents, mais aussi par son contenu, ce qui se comprend dailleurs sans peine, car ce contenu, par quelque nom quil soit dsign, nest en dfinitive pas autre chose que le breuvage dimmortalit , dont la possession constitue essentiellement un des privilges de ltat primordial. Cest ainsi quil est dit que le soma vdique devint inconnu partir dune certaine poque, de sorte quil fallut alors lui substituer un autre breuvage qui nen tait quune figure ; il semble mme bien, quoique ce ne soit pas formellement indiqu, que ce substitut dut ultrieurement se perdre son tour 2. Chez les Perses, o le haoma est la mme chose que le soma hindou, cette seconde perte, par contre, est expressment mentionne : le haoma blanc ne pouvait tre recueilli que sur lAlborj, cest--direIl est assez significatif cet gard que, daprs certaines de ces lgendes, ce soit dun de ces rejetons quaurait t tir le bois de la croix. 2 Il est donc parfaitement vain de chercher quelle pouvait tre la plante qui produisait le soma ; aussi sommes-nous toujours tent, indpendamment de toute autre considration, de savoir quelque gr un orientaliste qui, en parlant du soma, nous fait grce du clich conventionnel de lasclepias acida ?1

sur la montagne polaire qui reprsente le sjour primordial ; il fut ensuite remplac par le haoma jaune, de mme que, dans la rgion o stablirent les anctres des Iraniens, il y eut un autre Alborj qui ntait plus quune image du premier ; mais, plus tard, ce haoma jaune fut perdu son tour et il nen resta plus que le souvenir. Pendant que nous en sommes ce sujet, nous rappellerons que le vin est aussi, dans dautres traditions, un substitut du breuvage dimmortalit ; cest dailleurs pourquoi il est pris gnralement, ainsi que nous lavons expliqu ailleurs 1, comme un symbole de la doctrine cache ou rserve, cest--dire de la connaissance sotrique et initiatique. Nous en viendrons maintenant une autre forme du mme symbolisme, qui dailleurs peut correspondre des faits stant produits trs rellement au cours de lhistoire ; mais il est bien entendu que, comme pour tous les faits historiques, cest leur valeur symbolique qui en fait pour nous tout lintrt. Dune faon gnrale, toute tradition a normalement pour moyen dexpression une certaine langue, qui revt par l mme le caractre de langue sacre ; si cette tradition vient disparatre, il est naturel que la langue sacre correspondante soit perdue en mme temps ; mme sil en subsiste quelque chose extrieurement, ce nest plus quune sorte de corps mort , son sens profond ntant plus connu dsormais et ne pouvant plus ltre vritablement. Il dut en tre ainsi tout dabord de la langue primitive par laquelle sexprimait la tradition primordiale, et cest pourquoi on trouve en effet, dans les rcits traditionnels, de nombreuses allusions cette langue primitive et sa perte ; ajoutons que, quand telle ou telle langue sacre particulire et actuellement connue parat cependant, comme il arrive parfois, tre identifie la langue primitive elle-mme, il faut seulement entendre par l quelle en est effectivement un substitut, et quelle en tient par consquent la place pour les adhrents de la forme traditionnelle correspondante. Daprs certains des rcits qui sy rapportent, il semblerait pourtant que la langue primitive ait subsist jusqu une poque qui, si loigne quelle puisse paratre relativement nous, nen est pas moins fort loigne des temps primordiaux : cest le cas de lhistoire biblique de la confusion des langues , qui, autant quil est possible de la rapporter une priode historique dtermine, ne peut gure correspondre quau dbut du1

Le Roi du Monde, ch. VI.

Kali-Yuga ; or il est certain que, bien antrieurement, il y eut dj des formes traditionnelles particulires, dont chacune dut avoir sa propre langue sacre ; cette persistance de la langue unique des origines ne doit donc pas tre entendue littralement, mais plutt en ce sens que, jusque-l, la conscience de lunit essentielle de toutes les traditions navait pas encore disparu 1. Dans certains cas, au lieu de la perte dune langue, il est parl seulement de celle dun mot, tel quun nom divin par exemple, caractrisant une certaine tradition et la reprsentant en quelque sorte synthtiquement ; et la substitution dun nouveau nom remplaant celui-l marquera alors le passage de cette tradition une autre. Quelquefois aussi, il est fait mention de pertes partielles stant produites, certaines poques critiques, dans le cours de lexistence dune mme forme traditionnelle : lorsquelles furent rpares par la substitution de quelque quivalent, elles signifient quune radaptation de la tradition considre fut alors ncessite par les circonstances ; dans le cas contraire, elles indiquent un amoindrissement plus ou moins grave de cette tradition auquel il ne peut tre remdi ultrieurement. Pour nous en tenir lexemple le plus connu, nous citerons seulement la tradition hbraque, o lon trouve prcisment lun et lautre de ces deux cas : aprs la captivit de Babylone, une nouvelle criture dut tre substitue lancienne qui stait perdue 2, et, tant donne la valeur hiroglyphique inhrente aux caractres dune langue sacre, ce changement dut forcment impliquer quelque modification dans la forme traditionnelle elle-mme, cest--dire une radaptation 3. Dautre part, lors de la destruction du Temple de Jrusalem et de la dispersion du peuple juif, la vritable prononciation du Nom ttragrammatique fut perdue ; il y eut bien un nom substitu, celui dAdona, mais il ne fut jamais regard comme lquivalent rel de celui quon ne savait plus prononcer. En effet, la transmissionOn pourrait remarquer ce propos que ce qui est dsign comme le don des langues (voir Aperus sur lInitiation, ch. XXXVII) sidentifie la connaissance de la langue primitive entendue symboliquement. 2 Il est peine besoin de faire remarquer combien la chose serait invraisemblable si lon voulait la prendre la lettre : comment une courte priode de 70 ans aurait-elle pu suffire pour que personne nait plus gard le souvenir des anciens caractres ? Mais ce nest certes pas sans raison que cela se passait cette poque de radaptations traditionnelles que fut le VIe sicle avant lre chrtienne. 3 Il est trs probable que les changements survenus plusieurs reprises dans la forme des caractres chinois doivent aussi sinterprter de la mme faon.1

rgulire de la prononciation exacte du principal nom divin 1, dsign comme ha-Shem ou le Nom par excellence, tait essentiellement lie la continuation du sacerdoce dont les fonctions ne pouvaient sexercer que dans le seul Temple de Jrusalem ; ds lors que celuici nexistait plus, la tradition hbraque devenait irrmdiablement incomplte, comme le prouve dailleurs suffisamment la cessation des sacrifices, cest--dire de ce qui constituait la partie la plus centrale des rites de cette tradition, de mme que le Ttragramme, lui aussi, y occupait une position vritablement centrale par rapport aux autres noms divins ; et, effectivement, cest bien le centre spirituel de la tradition qui tait perdu 2. Il est dailleurs particulirement manifeste, dans un exemple comme celuil, que le fait historique lui-mme, qui nest aucunement contestable comme tel, ne saurait tre spar de sa signification symbolique, en laquelle rside au fond toute sa raison dtre, et sans laquelle il deviendrait compltement inintelligible. La notion de la chose perdue, sous lun ou lautre de ses diffrents symboles, existe, comme on a pu le voir par ce qui prcde, dans lexotrisme mme des diverses formes traditionnelles ; et lon pourrait mme dire que cest ce ct exotrique quelle se rfre, plus prcisment et avant tout, car il est vident que cest l que la perte sest produite et est vritablement effective, et quelle peut tre considre en quelque sorte comme dfinitive et irrmdiable, puisquelle lest en effet pour la gnralit de lhumanit terrestre tant que durera le cycle actuel. Il est quelque chose qui, par contre, appartient en propre lordre sotrique et initiatique : cest la recherche de cette chose perdue, ou, comme on disait au moyen ge, sa queste ; et cela se comprend sans peine, puisque linitiation, dans sa premire partie, celle qui correspond aux petits mystres , a en effet pour but essentiel la restauration de ltat primordial. Il faut dailleurs remarquer que, de mme que la perte na eu lieu en ralit que graduellement et en plusieurs tapes, ainsi que nous lavons expliqu, avant den arriver finalement ltat actuel, la recherche devra aussi se faire graduellement, en repassant en sensCette transmission est exactement comparable celle dun mantra dans la tradition hindoue. 2 Le terme de diaspora ou dispersion (en hbreu galth) dfinit trs bien ltat dun peuple dont la tradition est prive de son centre normal.1

inverse par les mmes tapes, cest--dire en remontant en quelque sorte le cours du cycle historique de lhumanit, dun tat un autre tat antrieur, et ainsi, de proche en proche, jusqu ltat primordial lui-mme ; et ces diffrentes tapes pourront naturellement correspondre autant de degrs dans linitiation aux petits mystres 1. Nous ajouterons tout de suite que, par l mme, les substitutions successives dont nous avons parl peuvent galement tre reprises alors dans un ordre inverse ; cest ce qui explique que, dans certains cas, ce qui est donn comme la parole retrouve ne soit pourtant encore en ralit quun mot substitu , reprsentant lune ou lautre des tapes intermdiaires. Il est dailleurs bien vident que tout ce qui peut tre communiqu extrieurement ne saurait tre vritablement la parole perdue , et que ce nen est quun symbole, toujours plus ou moins inadquat comme toute expression des vrits transcendantes ; et ce symbolisme est souvent trs complexe, en raison mme de la multiplicit des sens qui y sont attachs, ainsi que des degrs quil comporte dans son application. Il y a, dans les initiations occidentales, au moins deux exemples bien connus (ce qui ne veut certes pas dire quils soient toujours bien compris de ceux qui en parlent) de la recherche dont il sagit : la queste du Graal dans les initiations chevaleresques du moyen ge, et la recherche de la parole perdue dans linitiation maonnique, quon pourrait prendre respectivement comme types des deux principales formes de symbolisme que nous avons indiques. En ce qui concerne la premire, A. E. Waite a fait remarquer avec raison quil sy trouve beaucoup dallusions plus ou moins explicites des formules et des objets substitus ; du reste, ne pourrait-on pas dire que la Table Ronde elle-mme nest en dfinitive quun substitut , puisque, bien quelle soit destine recevoir le Graal, celui-ci ny prend pourtant jamais place effectivement ? Cela ne signifie dailleurs pas, comme certains pourraient tre tents de le croire trop facilement, que la queste ne peut jamais tre termine, mais seulement que, mme alors quelle lest pour quelques-uns en particulier, elle ne peut pas ltre pour lensemble dune collectivit, quand bien mme celle-ci possde le caractre initiatique le plus incontestable. La Table Ronde et sa chevalerie, comme nous lavons vu ailleurs 2,1 2

Sur ce point, voir Aperus sur lInitiation, ch. XXXIX. Le Roi du Monde, ch. IV et V.

prsentent toutes les marques qui indiquent quil sagit bien de la constitution dun centre spirituel authentique ; mais, redisons-le encore, tout centre spirituel secondaire, ntant quune image ou un reflet du centre suprme, ne peut jouer rellement quun rle de substitut par rapport celui-ci, de mme que toute forme traditionnelle particulire nest proprement quun substitut de la tradition primordiale. Si nous en venons la parole perdue et sa recherche dans la Maonnerie, nous devons constater que, tout au moins dans ltat actuel des choses, ce sujet est entour de bien des obscurits ; nous ne prtendons assurment pas les dissiper entirement, mais les quelques remarques que nous formulerons seront peut-tre suffisantes pour faire disparatre ce qui risquerait dtre pris au premier abord pour des contradictions. La premire chose quil y a lieu de remarquer cet gard, cest que le grade de Matre, tel quil est pratiqu dans la Craft Masonry, insiste sur la perte de la parole , qui y est prsente comme une consquence de la mort dHiram, mais parat ne contenir aucune indication expresse quant sa recherche, et quil y est encore moins question de la parole retrouve . Cela peut sembler vraiment trange, puisque la Matrise, tant le dernier des grades qui constituent la Maonnerie proprement dite, doit ncessairement correspondre, tout au moins virtuellement, la perfection des petits mystres , sans quoi sa dsignation mme serait dailleurs injustifie. On peut, il est vrai, rpondre que linitiation ce grade, en elle-mme, nest proprement quun point de dpart, ce qui est en somme tout fait normal ; mais encore faudrait-il quil y ait dans cette initiation mme quelque chose qui permette d amorcer , si lon peut sexprimer ainsi, la recherche constituant le travail ultrieur qui devra conduire la ralisation effective de la Matrise ; or nous pensons que, malgr les apparences, il en est bien rellement ainsi. En effet, le mot sacr du grade est manifestement un mot substitu , et il nest dailleurs donn que comme tel ; mais, en outre, ce mot substitu est dune sorte trs particulire : il a t dform de plusieurs faons diffrentes, au point den tre devenu mconnaissable 1, et on en donne des interprtations diverses, qui peuvent prsenter1

Ces dformations ont mme fourni deux mots soi-disant distincts, un mot sacr et un mot de passe interchangeables suivant les diffrents rites, et qui en ralit ne sont quun.

accessoirement quelque intrt par leurs allusions certains lments symboliques du grade, mais dont aucune ne peut se justifier par une tymologie hbraque quelconque. Maintenant, si lon restitue la forme correcte de ce mot, on saperoit que son sens est tout autre que ceux qui lui sont ainsi attribus : ce mot, en ralit, nest pas autre chose quune question, et la rponse cette question serait le vrai mot sacr ou la parole perdue elle-mme, cest-dire le vritable nom du Grand Architecte de lUnivers 1. Ainsi, la question tant pose, la recherche est bien amorce par l mme comme nous le disions tout lheure ; il appartiendra ds lors chacun, sil en est capable, de trouver la rponse et de parvenir la Matrise effective par son propre travail intrieur. Un autre point considrer est celui-ci : la parole perdue est, le plus gnralement, en conformit avec le symbolisme hbraque, assimile au Nom ttragrammatique ; il y a l, si lon voulait prendre les choses la lettre, un anachronisme vident, car il est bien entendu que la prononciation du Nom ne fut pas perdue lpoque de Salomon et de la construction du Temple. Cependant, on aurait tort de regarder cet anachronisme comme constituant une difficult relle, car il ne sagit nullement ici de l historicit des faits comme tels, qui, ce point de vue, importe peu en elle-mme, et le Ttragramme ny est pris que pour la valeur de ce quil reprsente traditionnellement ; il peut dailleurs fort bien navoir t lui-mme, en un certain sens, quun mot substitu , puisquil appartient en propre la rvlation mosaque et que, ce titre, il ne saurait, non plus que la langue hbraque elle-mme, remonter rellement jusqu la tradition primordiale 2. Si nous avons signal cette question, cest surtout pour attirer lattention sur ceci, qui est beaucoup plus important au fond : dans lexotrisme judaque, le mot qui est substitu au Ttragramme quon ne sait plus prononcer est, comme nous lavons dj dit prcdemment, un autre nom divin, Adona, qui est form galement de quatre lettres, mais qui est considr commeNous navons pas chercher si les dformations multiples, tant en ce qui concerne le mot lui-mme que sa signification, ont t voulues ou non, ce qui serait sans doute difficile, faute de prcisions sur les circonstances o elles se sont produites en fait ; mais ce qui est certain en tous cas, cest quelles ont pour effet de dissimuler entirement ce quon peut regarder comme le point le plus essentiel du grade de Matre, dont elles ont fait ainsi une sorte dnigme sans aucune solution apparemment possible. 2 Sur le premier nom de Dieu suivant certaines traditions initiatiques, voir La Grande Triade, ch. XXV.1

moins essentiel ; il y a l quelque chose qui implique quon se rsigne une perte juge irrparable, et quon cherche seulement y remdier dans la mesure o les conditions prsentes le permettent encore. Dans linitiation maonnique, au contraire, le mot substitu est une question qui ouvre la possibilit de retrouver la parole perdue , donc de restaurer ltat antrieur cette perte ; l est en somme, exprime symboliquement dune faon assez frappante, une des diffrences fondamentales qui existent entre le point de vue exotrique et le point de vue initiatique 1. Avant daller plus loin, une digression est ncessaire pour que la suite puisse tre bien comprise : linitiation maonnique, se rapportant essentiellement aux petits mystres comme toutes les initiations de mtier, sachve par l mme avec le grade de Matre, puisque la ralisation complte de celui-ci implique la restauration de ltat primordial ; mais on est alors amen se demander quels peuvent tre, dans la Maonnerie, le sens et le rle de ce quon appelle les hauts grades, dans lesquels certains, pour cette raison prcisment, nont voulu voir que des superftations plus ou moins vaines et inutiles. En ralit, il faut ici faire avant tout une distinction entre deux cas 2 : dune part, celui des grades qui ont un lien direct avec la Maonnerie 3, et, dautre part, celui des grades qui peuvent tre considrs comme reprsentant des vestiges ou des souvenirs 4, venus se greffer sur la Maonnerie ou se cristalliser en quelque sorte autour delle, danciennes organisations initiatiques occidentales autres que celle-ci. La raison dtre de ces derniersNous signalerons incidemment que, dans le grade de Matre, il ny a pas seulement un mot substitu , mais aussi un signe substitu ; si la parole perdue est identifie symboliquement au Ttragramme, certains indices donnent lieu de supposer que, corrlativement, le signe perdu devrait ltre celui de la bndiction des Kohanim. L encore, il ne faudrait pas voir lexpression littrale dun fait historique, car, en ralit, ce signe na jamais t perdu ; mais on pourrait du moins se demander lgitimement si, lorsque le Ttragramme ne fut plus prononc, il a pu conserver encore effectivement toute sa valeur rituelle. 2 Nous laissons naturellement de ct les grades, trop nombreux dans certains systmes , qui nont quun caractre plutt fantaisiste et ne refltent manifestement que les conceptions particulires de leurs auteurs. 3 On ne peut cependant pas dire strictement quils en fassent partie intgrante, la seule exception du Royal Arch. 4 Nous ajoutons ici le mot souvenirs pour navoir entrer dans aucune discussion sur la filiation plus ou moins directe de ces grades, ce qui risquerait de nous entraner bien loin, surtout en ce qui concerne les organisations se rattachant diverses forme de linitiation chevaleresque.1

grades, si on ne les considre pas comme nayant quun intrt simplement archologique (ce qui serait videmment une justification tout fait insuffisante au point de vue initiatique), est en somme la conservation de ce qui peut encore tre maintenu des initiations dont il sagit, de la seule faon qui soit reste possible aprs leur disparition en tant que formes indpendantes ; il y aurait certainement beaucoup dire sur ce rle conservateur de la Maonnerie et sur la possibilit quil lui donne de suppler dans une certaine mesure labsence dinitiations dun autre ordre dans le monde occidental actuel ; mais ceci est entirement en dehors du sujet que nous tudions prsentement, et cest seulement lautre cas, celui des grades dont le symbolisme se rattache plus ou moins troitement celui de la Maonnerie proprement dite, qui nous concerne ici directement. Dune faon gnrale, ces grades peuvent tre considrs comme constituant proprement des extensions ou des dveloppements du grade de Matre ; il nest pas contestable que, en principe, celui-ci se suffit lui-mme, mais, en fait, la trop grande difficult quil y a dgager tout ce qui sy trouve contenu implicitement justifie lexistence de ces dveloppements ultrieurs 1. Il sagit donc dune aide apporte ceux qui veulent raliser ce quils ne possdent encore que dune faon virtuelle ; du moins est-ce l lintention fondamentale de ces grades, quelles que soient les rserves quil pourrait y avoir lieu de faire sur la plus ou moins grande efficacit pratique de cette aide, dont le moins quon puisse dire est que, dans la plupart des cas, elle est fcheusement diminue par laspect fragmentaire et trop souvent altr sous lequel se prsentent actuellement les rituels correspondants ; nous navons envisager que le principe, qui est indpendant de ces considrations contingentes. vrai dire, dailleurs, si le grade de Matre tait plus explicite, et aussi si tous ceux qui y sont admis taient plus vritablement qualifis, cest son intrieur mme que cesIl faut ajouter aussi, tout au moins comme raison subsidiaire, la rduction trois des sept grades de lancienne Maonnerie oprative : ceux-ci ntant pas tous connus des fondateurs de la Maonnerie spculative, il en est rsult de graves lacunes qui, malgr certaines reprises postrieures, nont pas pu tre combles entirement dans le cadre des trois grades symboliques actuels ; et il est quelques hauts grades qui paraissent avoir t surtout des tentatives pour remdier ce dfaut, bien quon ne puisse dailleurs pas dire quils y aient pleinement russi, faute de possder la vritable transmission oprative qui aurait t indispensable cet effet.1

dveloppements devraient trouver place, sans quil soit besoin den faire lobjet dautres grades nominalement distincts de celui-l 1. Maintenant, et cest l que nous voulions en venir, parmi les hauts grades en question, il en est un certain nombre qui insistent plus particulirement sur la recherche de la parole perdue , cest--dire sur ce qui, suivant ce que nous avons expliqu, constitue le travail essentiel de la Matrise ; et il en est mme quelques-uns qui donnent une parole retrouve , ce qui semble impliquer lachvement de cette recherche ; mais, en ralit, cette parole retrouve nest jamais quun nouveau mot substitu , et, par les considrations que nous avons exposes prcdemment, il est facile de comprendre quil ne puisse en tre autrement, puisque la vritable parole est rigoureusement incommunicable. Il en est notamment ainsi du grade de Royal Arch, le seul qui doive tre regard comme strictement maonnique proprement parler, et dont lorigine oprative directe ne puisse soulever aucun doute : cest en quelque sorte le complment normal du grade de Matre, avec une perspective ouverte sur les grands mystres 2. Le mot qui reprsente dans ce grade la parole retrouve apparat, comme tant dautres, sous une forme assez altre, ce qui a donn naissance des suppositions diverses quant sa signification ; mais, suivant linterprtation la plus autorise et la plus plausible, il sagit en ralit dun mot composite, form par la runion de trois noms divins appartenant autant de traditions diffrentes. Il y a l tout au moins une indication intressante deux points de vue : dabord, cela implique videmment que la parole perdue est bien considre comme tant un nom divin ; ensuite, lassociation de ces diffrents noms ne peut sexpliquer que comme une affirmation implicite de lunit fondamentale de toutes les formes traditionnelles ; mais il va de soi quun tel rapprochement opr entre des noms provenant de plusieurs langues sacres nest encore que tout extrieur et ne saurait en aucune faon symboliser adquatement une restitution de laLe Matre, par l mme quil possde la plnitude des droits maonniques , a notamment celui daccder toutes les connaissances incluses dans la forme initiatique laquelle il appartient ; cest ce quexprimait dailleurs assez nettement lancienne conception du Matre tous grades , qui semble compltement oublie aujourdhui. 2 Nous renverrons ce que nous avons dj dit sur ce sujet en diverses occasions, et surtout dans notre tude sur La pierre angulaire (nos davril et mai 1940). (Note de lditeur : voir aussi chapitre XLIII de Symboles fondamentaux de la Science sacre.)1

tradition primordiale elle-mme, et que, par consquent, ce nest bien rellement quun mot substitu 1. Un autre exemple, qui est dailleurs dun genre trs diffrent, est celui du grade cossais de Rose-Croix, dans lequel la parole retrouve se prsente comme un nouveau Ttragramme devant remplacer lancien qui a t perdu ; en fait, ces quatre lettres, qui ne sont du reste que des initiales ne formant pas un mot proprement parler, ne peuvent exprimer ici autre chose que la situation de la tradition chrtienne vis--vis de la tradition hbraque, ou le remplacement de l Ancienne Loi par la Nouvelle Loi , et il serait difficile de dire quelles reprsentent un tat plus proche de ltat primordial, moins quon ne veuille lentendre en ce sens que le Christianisme a accompli une rintgration ouvrant certaines possibilits nouvelles pour le retour celui-ci, ce qui est dailleurs vrai en quelque faon pour toute forme traditionnelle constitue une certaine poque et en conformit plus particulire avec les conditions de cette poque mme. Il convient dajouter que, la signification simplement religieuse et exotrique, il se superpose naturellement ici dautres interprtations, dordre principalement hermtique, qui sont loin dtre sans intrt en elles-mmes ; mais, outre quelles sloignent de la considration des noms divins qui est essentiellement inhrente la parole perdue , cest l quelque chose qui relve de lhermtisme chrtien beaucoup plus que de la Maonnerie proprement dite, et, quelles que soient les affinits qui existent entre lun et lautre, il nest cependant pas possible de les considrer comme identiques, car, mme lorsquils font jusqu un certain point usage des mmes symboles, ils nen procdent pas moins de techniques initiatiques notablement diffrentes bien des gards. Dautre part, la parole du grade de Rose-Croix se rfre manifestement au seul point de vue dune forme traditionnelle dtermine, ce qui nous laisse en tout cas bien loin du retour la tradition primordiale, qui est au-del de toutes les formes1

Il doit tre bien entendu que ce que nous disons ici se rapporte au Royal Arch du Rite anglais, qui, malgr la similitude de titre, na quassez peu de rapport avec le grade appel Royal Arch of Henoch, dont une des versions est devenue le 13e degr du Rite cossais Ancien et Accept, et dans lequel la parole retrouve est reprsente par le Ttragramme lui-mme, inscrit sur une plaque dor dpose dans la neuvime vote ; lattribution de ce dpt Hnoch constitue dailleurs, en ce qui concerne le Ttragramme hbraque, un anachronisme vident, mais elle peut tre prise comme lindice dune intention de remonter jusqu la tradition primordiale ou tout au moins antdiluvienne .

particulires ; sous ce rapport comme sous beaucoup dautres, le grade de Royal Arch aurait assurment plus de raisons que celui-l de saffirmer comme le nec plus ultra de linitiation maonnique. Nous pensons en avoir dit assez sur ces substitutions diverses, et, pour terminer cette tude, nous devrons maintenant revenir au grade de Matre, afin de chercher la solution dune autre nigme qui se pose son sujet et qui est celle-ci : comment se fait-il que la perte de la parole y soit prsente comme rsultant de la mort du seul Hiram, alors que, daprs la lgende mme, dautres que lui devaient la possder galement ? Il y a l, en effet, une question qui rend perplexes beaucoup de Maons, parmi ceux qui rflchissent quelque peu sur le symbolisme, et certains vont mme jusqu y voir une invraisemblance quil leur parat tout fait impossible dexpliquer dune faon acceptable, alors que, comme on le verra, il en est tout autrement en ralit. La question que nous posions la fin de la prcdente partie de cette tude peut se formuler plus prcisment ainsi : lors de la construction du Temple, la parole des Matres tait, suivant la lgende mme du grade, en la possession de trois personnages qui avaient le pouvoir de la communiquer : Salomon, Hiram, roi de Tyr, et Hiram-Abi ; ceci tant admit, comment la mort de ce dernier peutelle suffire pour entraner la perte de cette parole ? La rponse est que, pour la communiquer rgulirement et dans la forme rituelle, il fallait le concours des trois premiers Grands-Matres , de sorte que labsence ou la disparition dun seul dentre eux rendait cette communication impossible, et cela aussi ncessairement quil faut trois cts pour former un triangle ; et ce nest pas l, comme pourraient le penser ceux qui nont pas une habitude suffisante de certaines correspondances symboliques, une simple comparaison ou un rapprochement plus ou moins imaginatif et dnu de fondement rel. En effet, une Loge oprative ne peut tre ouverte que par le concours de trois Matres 1, ayant en leur possession trois baguettes dont les longueurs respectives sont dans le rapport des nombres 3, 4 et 5 ; cest seulement quand ces trois baguettes ont t rapproches1

Les Matres sont ici ceux qui possdent le septime et dernier degr opratif, auquel appartenait primitivement la lgende dHiram ; cest dailleurs pourquoi celle-ci tait inconnue des Compagnons accepts qui fondrent de leur propre initiative la Grande Loge dAngleterre en 1717, et qui ne pouvaient naturellement transmettre rien de plus que ce quils avaient eux-mmes reu.

et assembles de faon former le triangle rectangle pythagoricien que louverture des travaux peut avoir lieu. Cela tant, il est facile de comprendre que, dune faon similaire, un mot sacr peut tre form de trois parties, telle que trois syllabes 1, dont chacune ne peut tre communique que par un des trois Matres, de sorte que, en labsence dun de ceux-ci, le mot aussi bien que le triangle resterait incomplet, et que rien de valable ne pourrait plus tre accompli ; nous reviendrons dailleurs tout lheure sur ce point. Nous signalerons incidemment un autre cas o lon retrouve aussi un symbolisme du mme genre, du moins sous le rapport qui nous intresse prsentement : dans certaines corporations du moyen ge, le coffre qui contenait le trsor tait muni de trois serrures, dont les clefs taient confies trois officiers diffrents, si bien quil fallait la prsence simultane de ceux-ci pour que ce coffre put tre ouvert. Naturellement, ceux qui nenvisagent les choses que dune faon superficielle peuvent ne voir l quune mesure de prcaution contre une infidlit possible ; mais, comme il arrive toujours en pareil cas, cette explication tout extrieure et profane est tout fait insuffisante, et, mme en admettant quelle soit lgitime dans son ordre, elle nempche aucunement que le mme fait ait une signification symbolique autrement profonde et qui en fait toute la valeur relle ; penser autrement quivaut mconnatre entirement le point de vue initiatique, et, du reste, la clef a par elle-mme un symbolisme assez important pour justifier ce que nous disons ici 2. Pour revenir au triangle rectangle dont nous parlions plus haut, on peut, daprs ce que nous avons vu, dire que la mort du troisimeLa syllabe est llment rellement indcomposable de la parole prononce ; il est dailleurs remarquer que le mot substitu lui-mme, sous ses diffrentes formes, est toujours compos de trois syllabes qui sont nonces sparment dans sa prononciation rituelle. 2 Nous ne pouvons insister sur les diffrents aspects du symbolisme de la clef, et notamment sur son caractre axial (voir ce que nous en avons dit dans La Grande Triade, ch. VI) ; mais nous devons du moins signaler ici que, dans les anciens catchismes maonniques, la langue est reprsente comme la clef du cur . Le rapport du cur et de la langue symbolise celui de la Pense et de la Parole , cest--dire, suivant la signification kabbalistique de ces termes envisags principiellement, celui des deux aspects intrieur et extrieur du Verbe ; cest de l que rsultait aussi, chez les anciens gyptiens (qui dailleurs faisaient usage de clefs de bois ayant prcisment la forme dune langue), le caractre sacr de larbre persa, dont le fruit a la forme dun cur et la feuille celle dune langue (cf. Plutarque, Isis et Osiris, 68 ; traduction Mario Meunier, p.198).1

Grand-Matre le laisse incomplet ; cest quoi correspond en un certain sens, et indpendamment de ses significations propres en tant ququerre, la forme de lquerre du Vnrable, qui est branches ingales, et normalement dans le rapport de 3 4, de sorte quelles peuvent tre considres comme les deux cts de langle droit de ce triangle, dont lhypotnuse est alors absente ou, si lon veut, sousentendue 1. Il est remarquer que la reconstitution du triangle complet, tel quil figure dans les insignes du Past Master, implique, ou du moins devrait thoriquement impliquer, que celui-ci est parvenu accomplir la restitution de ce qui tait perdu 2. Quant au mot sacr qui ne peut tre communiqu que par le concours de trois personnes, il est assez significatif que ce caractre se rencontre prcisment pour celui qui, au grade de Royal Arch, est considr comme reprsentant la parole retrouve , et dont la communication rgulire nest effectivement possible que de cette faon. Les trois personnes dont il sagit forment elles-mmes un triangle, et les trois parties du mot, qui sont alors les trois syllabes correspondant autant de noms divins dans des traditions diffrentes, ainsi que nous lavons expliqu prcdemment, passent successivement, si lon peut dire, de lun lautre des cts de ce triangle, jusqu ce que la parole soit entirement juste et parfaite . Bien que ce ne soit l encore en ralit quun mot substitu , le fait que le Royal Arch est, sous le rapport de la filiation oprative, le plus authentique de tous les grades suprieurs, nen donne pas moins ce mode de communication une importance incontestable pour confirmer linterprtation de ce qui reste obscur cet gard dans le symbolisme du grade de Matre tel quil est pratiqu actuellement. ce propos, nous ajouterons encore une remarque en ce qui concerne le Ttragramme hbraque : puisque celui-ci est un des noms divins qui sont le plus souvent assimils la parole perdue , il doit sy retrouver aussi quelque chose qui correspond ce que nous venons de dire, car le mme caractre, ds lors quil est vraiment essentiel, doit exister en quelque manire dans tout ce qui1

titre de curiosit, nous signalerons ce propos que, dans la Maonnerie mixte ou Co-Masonry, on a jug bon de faire lquerre du Vnrable branches gales pour reprsenter lgalit de lhomme et de la femme, ce qui na pas le moindre rapport avec sa vritable signification ; cest l un assez bel exemple de lincomprhension du symbolisme et des innovations fantaisistes qui en sont linvitable consquence. 2 Cf. La Grande Triade, pp. 110 et 146.

figure cette parole dune faon plus ou moins adquate. Ce que nous voulons dire par l, cest que, pour que la correspondance symbolique soit exacte, la prononciation du Ttragramme devait tre trisyllabique ; comme dautre part il scrit naturellement en quatre lettres, on pourrait dire que, suivant le symbolisme numrique, 4 se rapporte ici laspect substantiel de la parole (en tant que celleci est crite, ou pele conformment lcriture qui joue le rle dun support corporel), et 3 son aspect essentiel (en tant quelle est prononce intgralement par la voix qui seule lui donne l esprit et la vie ). Il rsulte de l que, tout en ne pouvant aucunement tre regard comme la vraie prononciation du Nom, qui nest plus connue de personne, la forme Jehovah, par l mme quelle est en trois syllabes, la reprsente du moins beaucoup mieux (ce que son anciennet mme, en tant que transcription approximative dans les langues occidentales, pourrait du reste dj donner penser) que la forme purement fantaisiste Yahveh, invente par les exgtes et les critiques modernes, et qui, nayant que deux syllabes, est videmment impropre une transmission rituelle comme celle dont il sagit. Il y aurait assurment beaucoup dire encore sur tout cela, mais nous devons arrter l ces considrations dj trop longues, et qui, redisons-le encore en terminant, nont dautre prtention que dclairer un peu quelques-uns des aspects de cette question si complexe de la parole perdue .

LE CHRISME ET LE CUR DANS LES ANCIENNES MARQUES CORPORATIVES *

Dans un article, dun caractre dailleurs purement documentaire, consacr ltude dArmes avec motifs astrologiques et talismaniques, et paru dans la Revue de lHistoire des Religions (juillet-octobre 1924), M. W. Deonna, de Genve, comparant les signes qui figurent sur ces armes avec dautres symboles plus ou moins similaires, est amen parler notamment du quatre de chiffre qui fut usuel aux XVIe et XVIIe sicles 1, comme marque de famille et de maison pour les particuliers, qui le mettent sur leurs dalles tombales, sur leurs armoiries . Il note que ce signe se prte toutes sortes de combinaisons, avec la croix, le globe, le cur, sassocie aux monogrammes des propritaires, se complique de barres adventices , et il en reproduit un certain nombre dexemples. Nous pensons que ce fut essentiellement une marque de matrise , commune beaucoup de corporations diverses, auxquelles les particuliers et les familles qui se servirent de ce signe taient sans doute unis par quelques liens, souvent hrditaires. M. Deonna parle ensuite, assez sommairement, de lorigine et de la signification de cette marque : M. Jusselin, dit-il, la drive du monogramme constantinien, dj librement interprt et dfigur sur les documents mrovingiens et carolingiens 2, mais cette hypothse apparat tout fait arbitraire, et aucune analogie ne limpose . Tel nest point notre avis, et cette assimilation doit tre au contraire fort naturelle, car, pour notre part, nous lavions toujours faite de nousmme, sans rien connatre des travaux spciaux qui pouvaient exister sur la question, et nous naurions mme pas cru quelle pouvait tre conteste, tant elle nous semblait vidente. Mais continuons, etPubli dans tudes Traditionnelles , janvier-fvrier 1951. (Note de lditeur : Avait t primitivement publi dans Regnabit , novembre 1925.) 1 Le mme signe fut dj fort employ au XVe sicle, tout au moins en France, et notamment dans les marques dimprimeurs. Nous en avons relev les exemples suivants : Wolf (Georges), imprimeur-libraire Paris, 1489 ; Syber (Jehan), imprimeur Lyon, 1478 ; Rembolt (Bertholde), imprimeur Paris, 1489. 2 Origine du monogramme des tapissiers, dans le Bulletin monumental , 1922, pp. 433-435.*

voyons quelles sont les autres explications proposes : Serait-ce le 4 des chiffres arabes, substitus aux chiffres romains dans les manuscrits europens avant le XIe sicle ?... Faut-il supposer quil reprsente la valeur mystique du chiffre 4, qui remonte lantiquit, et que les modernes ont conserve ? M. Deonna ne rejette pas cette interprtation, mais il en prfre une autre : il suppose quil sagit dun signe astrologique , celui de Jupiter. vrai dire, ces diverses hypothses ne sexcluent pas forcment : il peut fort bien y avoir eu, dans ce cas comme dans beaucoup dautres, superposition et mme fusion de plusieurs symboles en un seul, auquel se trouvent par l mme attaches des significations multiples ; il ny a l rien dont on doive stonner, puisque, comme nous lavons dit prcdemment, cette multiplicit de sens est comme inhrente au symbolisme, dont elle constitue mme un des plus grands avantages comme mode dexpression. Seulement, il faut naturellement pouvoir reconnatre quel est le sens premier et principal du symbole ; et, ici, nous persistons penser que ce sens est donn par lidentification avec le Chrisme, tandis que les autres ny sont associs qu titre secondaire. Il est certain que le signe astrologique de Jupiter, dont nous donnons ici les deux formes principales (fig. 1), prsente, dans son aspect gnral, une ressemblance avec le chiffre 4 ; il est certain aussi que lusage de ce signe peut avoir un rapport avec lide de matrise , et nous y reviendrons plus loin ; mais, pour nous, cet lment, dans le symbolisme de la marque dont il sagit, ne saurait venir quen troisime lieu. Notons, du reste, que lorigine mme de ce signe de Jupiter est fort incertaine, puisque quelques-uns veulent y voir une reprsentation de lclair, tandis que pour dautres, il est simplement linitiale du nom de Zeus. Dautre part, il ne nous parat pas niable que ce que M. Deonna appelle la valeur mystique du nombre 4 a galement jou ici un rle, et mme un rle plus important, car nous lui donnerions la seconde place dans ce symbolisme complexe. On peut remarquer, cet gard, que le chiffre 4, dans toutes les marques o il figure, a une forme qui est exactement celle dune croix dont deux extrmits sont jointes par une ligne oblique (fig. 2) ; or la croix tait dans lantiquit, et notamment chez les pythagoriciens, le symbole du quaternaire (ou plus exactement un de ses symboles, car il y en avait un autre qui tait le carr) ; et, dautre part, lassociation de la croix

avec le monogramme du Christ a d stablir de la faon la plus naturelle.

Cette remarque nous ramne au Chrisme ; et, tout dabord, nous devons dire quil convient de faire une distinction entre le Chrisme constantinien proprement dit, le signe du Labarum, et ce quon appelle le Chrisme simple. Celui-ci (fig. 3) nous apparat comme le symbole fondamental do beaucoup dautres sont drivs plus ou moins directement ; on le regarde comme form par lunion des lettres I et X, cest--dire des initiales grecques des deux mots Isous Christos, et cest l, en effet, un sens quil a reu ds les premiers temps du Christianisme ; mais ce symbole, en lui-mme, est fort antrieur, et il est un de ceux que lon trouve rpandus un peu partout et toutes les poques. Il y a donc l un exemple de cette adaptation chrtienne de signes et de rcits symboliques prchrtiens, que nous avons dj signale propos de la lgende du Saint Graal ; et cette adaptation doit apparatre, non seulement comme lgitime, mais en quelque sorte comme ncessaire, ceux qui, comme nous, voient dans ces symboles des vestiges de la tradition primordiale. La lgende du Graal est dorigine celtique ; par une concidence assez remarquable, le symbole dont nous parlons maintenant se retrouve aussi en particulier chez les Celtes, o il est un lment essentiel de la rouelle (fig. 4) ; celle-ci, dailleurs,

sest perptue travers le moyen ge, et il nest pas invraisemblable dadmettre quon peut y rattacher mme la rosace des cathdrales 1. IlDans un article antrieur, M. Deonna a reconnu lui-mme une relation entre la rouelle et le Chrisme (Quelques rflexions sur le symbolisme en particulier dans lart prhistorique, dans la Revue de lHistoire des Religions , janvier-avril 1924) ;1

existe, en effet, une connexion certaine entre la figure de la roue et les symboles floraux significations multiples, tels que la rose et le lotus, auxquels nous avons fait allusion dans de prcdents articles ; mais ceci nous entranerait trop loin de notre sujet. Quant la signification gnrale de la roue, o les modernes veulent dordinaire voir un symbole exclusivement solaire , suivant un genre dexplication dont ils usent et abusent en toutes circonstances, nous dirons seulement, sans pouvoir y insister autant quil le faudrait, quelle est tout autre chose en ralit, et quelle est avant tout un symbole du Monde, comme on peut sen convaincre notamment par ltude de liconographie hindoue. Pour nous en tenir la rouelle celtique 1, nous signalerons encore, dautre part, que la mme origine et la mme signification doivent trs probablement tre attribues lemblme qui figure dans langle suprieur du pavillon britannique (fig. 6), emblme qui nen diffre en

somme quen ce quil est inscrit dans un rectangle au lieu de ltre dans une circonfrence, et dans lequel certains Anglais veulent voir le signe de la suprmatie maritime de leur patrie 2. Nous ferons cette occasion une remarque extrmement importante en ce qui concerne le symbolisme hraldique : cest que la forme du Chrisme simple est comme une sorte de schma gnral suivant lequel ont t disposes, dans le blason, les figures les plus diverses. Que lon regarde, par exemple, un aigle ou tout autre oiseau hraldique, et il ne sera pas difficile de se rendre compte quon ynous sommes dautant plus surpris de le voir nier ensuite la relation, pourtant plus visible, qui existe entre le Chrisme et le quatre de chiffre . 1 Il existe deux types principaux de cette rouelle , lun six rayons (fig. 4) et lautre huit (fig. 5), chacun de ces nombres ayant naturellement sa raison dtre et sa signification. Cest au premier quest apparent le Chrisme ; quant au second il est intressant de noter quil prsente une similitude trs nette avec le lotus hindou huit ptales. 2 La forme mme de la rouelle se retrouve dune faon frappante lorsque le mme emblme est trac sur le bouclier que porte la figure allgorique dAlbion.

trouve effectivement cette disposition (la tte, la queue, les extrmits des ailes et des pattes correspondant aux six pointes de la figure 3) ; que lon regarde ensuite un emblme tel que la fleur de lys, et lon fera encore la mme constatation. Peu importe dailleurs, dans ce dernier cas, lorigine relle de lemblme en question, qui a donn lieu tant dhypothses : que la fleur de lys soit vraiment une fleur, ce qui nous ramnerait aux symboles floraux que nous rappelions tout lheure (le lis naturel a dailleurs six ptales), ou quelle ait t primitivement un fer de lance, ou un oiseau, ou une abeille, lantique symbole chalden de la royaut (hiroglyphe sr), ou mme un crapaud 1, ou encore, comme cest plus probable, quelle rsulte de la synthse de plusieurs de ces figures, toujours est-il quelle est strictement conforme au schma dont nous parlons. Une des raisons de cette particularit doit se trouver dans limportance des significations attaches au nombre 6, car la figure que nous envisageons nest pas autre chose, au fond, quun des symboles gomtriques qui correspondent ce nombre. Si lon joint ses extrmits de deux en deux (fig. 7), on obtient un autre symbole snaire bien connu, le double triangle (fig. 8), auquel on donne le plus souvent le nom de sceau de Salomon 2. Cette figure est trs frquemment usite chez les Juifs et chez les Arabes, mais elle est

aussi un emblme chrtien ; elle fut mme, ainsi que M, Charbonneau-Lassay nous la signal, un des anciens symboles du Christ, comme le fut aussi une autre figure quivalente, ltoile six branches (fig. 9), qui nen est en somme quune simple variante, et1

Cette opinion, si bizarre quelle puisse paratre, a d tre admise assez anciennement, car, dans les tapisseries du XVe sicle de la cathdrale de Reims, ltendard de Clovis porte trois crapauds. Il est dailleurs fort possible que, primitivement, ce crapaud ait t en ralit une grenouille, antique symbole de rsurrection. 2 Cette figure est appele aussi quelquefois bouclier de David , et encore bouclier de Michal ; cette dernire dsignation pourrait donner lieu des considrations trs intressantes.

comme lest, bien entendu, le Chrisme lui-mme, ce qui est encore une raison dtablir entre ces signes un troit rapprochement. Lhermtisme chrtien du moyen ge voyait, entre autres choses, dans les deux triangles opposs et entrelacs, dont lun est comme le reflet ou limage inverse de lautre, une reprsentation de lunion des deux natures divine et humaine dans la personne du Christ ; et le nombre 6 a parmi ses significations celles dunion et de mdiation, qui conviennent parfaitement au Verbe incarn. Dautre part, ce mme nombre est, suivant la Kabbale hbraque, le nombre de la cration (luvre des six jours), et, sous ce rapport, lattribution de son symbole au Verbe ne se justifie pas moins bien : cest comme une sorte de traduction graphique du per quem omnia facta sunt du Credo 1. Maintenant, ce qui est noter tout spcialement au point de vue o nous nous plaons dans la prsente tude, cest que le double triangle fut choisi, au XVIe sicle ou peut-tre mme antrieurement, comme emblme et comme signe de ralliement par certaines corporations ; il devint mme ce titre, surtout en Allemagne, lenseigne ordinaire des tavernes ou brasseries o lesdites corporations tenaient leurs runions 2. Ctait en quelque sorte une marque gnrale commune tandis que les figures plus ou moins complexes o apparat le quatre de chiffre taient des marques personnelles, particulires chaque matre ; mais nest-il pas logique de supposer que, entre celles-ci et celle-l, il devait y avoir une certaine parent, celle mme dont nous venons de montrer lexistence entre le Chrisme et le double triangle ? Le Chrisme constantinien (fig. 10), qui est form par lunion des deux lettres grecques X et P, les deux premires de Christos, apparat premire vue comme immdiatement driv du Chrisme simple, dont il conserve exactement la disposition fondamentale, et dont il ne se distingue que par ladjonction, sa partie suprieure, dune boucle destine transformer lI en P. Or, si lon considre le quatre de chiffre sous ses formes les plus simples et les plus courantes, sa similitude, nous pourrions mme dire son identit avecEn Chine, six traits autrement disposs constituent pareillement un symbole du Verbe ; ils reprsentent aussi le terme moyen de la Grande Triade, cest--dire le Mdiateur entre le Ciel et la Terre, unissant en lui les deux natures cleste et terrestre. 2 ce propos, signalons en passant un fait curieux et assez peu connu : la lgende de Faust, qui date peu prs de la mme poque, constituait le rituel dinitiation des ouvriers imprimeurs.1

le Chrisme constantinien, est tout fait indniable ; elle est surtout frappante lorsque le chiffre 4, ou le signe qui en affecte la forme et qui peut aussi tre en mme temps une dformation du P, est tourn vers la droite (fig. 11) au lieu de ltre vers la gauche (fig. 12), car

on rencontre indiffremment ces deux orientations 1. En outre, on voit apparatre l un second lment symbolique, qui nexistait pas dans le Chrisme constantinien : nous voulons parler de la prsence dun signe de forme cruciale, qui se trouve introduit tout naturellement par la transformation du P en 4. Souvent, comme on le voit sur les deux figures ci-contre que nous empruntons M. Deonna, ce signe est comme soulign par ladjonction dune ligne supplmentaire, soit horizontale (fig. 13), soit verticale (fig. 14), qui constitue une sorte de redoublement de la croix 2. On remarquera que, dans la seconde de ces figures, toute la partie infrieure du Chrisme a disparu et a t remplace par un monogramme personnel, de mme quelle lest ailleurs par divers symboles ; cest peut-tre ce qui a donn lieu certains doutes sur lidentit du signe qui demeure constamment travers tous ces changements ; mais nous pensons

que les marques qui contiennent le Chrisme complet sont celles qui reprsentent la forme primitive, tandis que les autres sont des modifications ultrieures, o la partie conserve fut prise pour leLa figure 12 est donne par M. Deonna avec cette mention : Marque Zachari Palthenii, imprimeur, Francfort, 1599 . 2 Figure 13 : Marque avec la date 1540, Genve ; sans doute Jacques Bernard, premier pasteur rform de Satigny . Figure 14 : Marque de limprimeur Carolus Morellus, Paris, 1631 .1

tout, probablement sans que le sens en ft jamais entirement perdu de vue. Cependant, il semble que, dans certains cas, llment crucial du symbole soit alors pass au premier plan ; cest du moins ce qui nous parat rsulter de lassociation du quatre de chiffre avec dautres signes, et cest ce point quil nous reste maintenant examiner. Parmi les signes dont il sagit, il en est un qui figure dans la marque dune tapisserie du XVIe sicle conserve au muse de Chartres (fig. 15), et dont la nature ne peut faire aucun doute : cest videmment, sous une forme peine modifie, le globe du Monde (fig. 16), symbole form du signe hermtique du rgne minral surmont dune croix ; ici, le quatre de chiffre a pris purement et simplement la place de la croix 1. Ce globe du Monde est essentiellement un signe de puissance, et il lest la fois du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, car, sil est un des insignes de la dignit impriale, on le trouve aussi chaque instant plac dans la main du Christ, et cela non seulement dans les reprsentations qui

voquent plus particulirement la Majest divine, comme celles du Jugement dernier, mais mme dans les figurations du Christ enfant. Ainsi, quand ce signe remplace le Chrisme (et quon se souvienne ici du lien qui unit originairement ce dernier la rouelle , autre symbole du Monde), on peut dire en somme que cest encore un attribut du Christ qui sest substitu un autre ; en mme temps, ce nouvel attribut est rattach assez directement lide de matrise , comme au signe de Jupiter, auquel la partie suprieure du symbole peut faire penser surtout en de pareils cas, mais sans quelle cesse pour cela de garder sa valeur cruciale, lgard de laquelle la comparaison des deux figures ci-dessus ne permet pas la moindreNous avons vu galement ce signe du globe du Monde dans plusieurs marques dimprimeurs du dbut du XVIe sicle.1

hsitation. Nous arrivons ensuite un groupe de marques qui sont celles qui ont motiv directement cette tude : la diffrence essentielle entre ces marques et celle dont nous venons de parler en dernier lieu, cest que le globe y est remplac par un cur. Chose curieuse, ces deux types apparaissent comme troitement lis lun lautre, car, dans certaines dentre elles (fig. 17 et 18), le cur est divis par des lignes

qui sont exactement disposes comme celles qui caractrisent le globe du Monde 1 ; ny a-t-il pas l lindication dune sorte dquivalence, au moins sous un certain rapport, et ne serait-ce pas dj suffisant pour suggrer quil sagit ici du Cur du Monde ? Dans dautres exemples, les lignes droites traces lintrieur du cur sont remplaces par des lignes courbes qui semblent dessiner les oreillettes, et dans lesquelles sont enfermes les initiales (fig. 19 et 20) ; mais ces marques semblent tre plus rcentes que

les prcdentes 2 de sorte quil sagit vraisemblablement dune1

Figure 17 : Marque de tapisserie du XVIe sicle, muse de Chartres . Figure 18 : Marque de matrise de Samuel de Tournes, sur un pot dtain de Pierre Royaume, Genve, 1609 . 2 Figure 19 : Marque de Jacques Eynard, marchand genevois, sur un vitrail du XVIIe sicle . Figure 20 : Marque de matrise, sur un plat dtain de Jacques Morel, Genve, 1719 .

modification assez tardive, et peut-tre destine simplement donner la figure un aspect moins gomtrique et plus ornemental. Enfin, il existe des variantes plus compliques, o le symbole principal est accompagn de signes secondaires qui, manifestement, nen changent pas la signification ; et mme, dans celle que nous reproduisons (fig. 21), il est permis de penser que les toiles ne font que marquer plus nettement le caractre cleste quil convient de lui reconnatre 1. Nous voulons dire par l quon doit, notre avis, voir dans toutes ces figures le Cur du Christ, et quil nest gure possible dy voir autre chose, puisque ce cur est surmont dune croix, et mme, pour toutes celles que nous avons sous les yeux, dune croix redouble par ladjonction au chiffre 4 dune ligne horizontale. Nous ouvrirons ici une parenthse pour signaler encore un curieux rapprochement : la schmatisation de ces figures donne un symbole hermtique connu (fig. 22), qui nest autre chose que la position

renverse de celui du soufre alchimique (fig. 23). Nous retrouvons ici le triangle invers, dont nous avons dj indiqu lquivalence avec le cur et la coupe ; isol, ce triangle est le signe alchimique de leau, tandis que le triangle droit, la pointe dirige vers le haut, est celui du feu. Or, parmi les diffrentes significations que leau a constamment dans les traditions les plus diverses, il en est une quil est particulirement intressant de retenir ici : elle est le symbole de la Grce et de la rgnration opre par celle-ci dans ltre qui la reoit ; quon se rappelle seulement, cet gard, leau baptismale, les quatre fontaines deau vive du Paradis terrestre, et aussi leau schappant du Cur du Christ, source inpuisable de la Grce. Enfin, et ceci vient encore corroborer cette explication, le renversement du symbole du soufre signifie la descente des influences spirituelles dans le monde den bas , cest--dire dans1

Figure 21 : Marque de maitrise, sur un plat dtain de Pierre Royaume, Genve, 1609 .

le monde terrestre et humain ; cest, en dautres termes, la rose cleste dont nous avons dj parl 1. Ce sont l les emblmes hermtiques auxquels nous avions fait allusion, et lon conviendra que leur vrai sens est fort loign des interprtations falsifies que prtendent en donner certaines sectes contemporaines !

Cela dit, revenons nos marques corporatives, pour formuler en quelques mots les conclusions qui nous paraissent se dgager le plus clairement de tout ce que nous venons dexposer. En premier lieu, nous croyons avoir suffisamment tabli que cest bien le Chrisme qui constitue le type fondamental dont ces marques sont toutes issues, et dont, par consquent, elles tirent leur signification principale. En second lieu, quand on voit, dans certaines de ces marques, le cur prendre la place du Chrisme et dautres symboles qui, dune faon indniable, se rapportent tous directement au Christ, na-t-on pas le droit daffirmer nettement que ce cur est bien le Cur du Christ ? Ensuite, comme nous lavons dj fait remarquer tout lheure, le fait que ce mme cur est surmont de la croix, ou dun signe srement quivalent la croix, ou mme, mieux encore, de lune et de lautre runis, ce fait, disons-nous, appuie cette affirmation aussi solidement que possible, car, en toute autre hypothse, nous ne voyons pas bien comment on pourrait en fournir une explication plausible. Enfin, lide dinscrire son nom, sous forme dinitiales ou de monogramme, dans le Cur mme du Christ, nest-elle pas une ide bien digne de la pit des chrtiens des temps

La figure 24, qui est le mme symbole hermtique accompagn dinitiales, provient dune dalle funraire de Genve (collections lapidaires n 573). La figure 25, qui en est une modification, est mentionne en ces termes par M. Deonna : Clef de vote dune maison au Molard, Genve, dmolie en 1889, marque de Jean de Villard, avec la date 1576 .

1

passs ? 1 Nous arrterons notre tude sur cette dernire rflexion, nous contentant pour cette fois davoir, tout en prcisant quelques points intressants pour le symbolisme religieux en gnral, apport liconographie ancienne du Sacr-Cur une contribution qui nous est venue dune source quelque peu imprvue, et souhaitant seulement que, parmi nos lecteurs, il sen trouve quelques-uns qui puissent la complter par lindication dautres documents du mme genre, car il doit certainement en exister a et l en nombre assez considrable, et il suffirait de les recueillir et de les rassembler pour former un ensemble de tmoignages rellement impressionnant 2.

Il est remarquer que la plupart des marques que nous avons reproduites, tant empruntes la documentation de M. Deonna, sont de provenance genevoise et ont d appartenir des protestants ; mais il ny a peut-tre pas lieu de sen tonner outre mesure, si lon songe dautre part que le chapelain de Cromwell, Thomas Goodwin, consacra un livre la dvotion au Cur de Jsus. Il faut se fliciter, pensons-nous, de voir les protestants eux-mmes apporter ainsi leur tmoignage en faveur du culte du Sacr-Cur. 2 Il serait particulire