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REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 357 Cour de cassation, 1re chambre, 31 mai 1996. Président : M. SACE, président de section. Rapporteur : Mme CHARLIER, conseiller. Conclusions : M. LECLERCQ. avocat général. Plaidant : M. BùTZLER. PRESSE.- LIBERTÉ DE LA PRESSE.- RESPONSABILITÉ HORS CONTRAT. - RESPONSABILITÉ EN CASCADE EN MATIÈRE CIVILE. -ARTICLE 25, ALINÉA 2, DE LA CONSTITUTION. PoRTÉE. - CHAMP D'APPLICATION. L'article 25, alinéa 2, de la Constitution confère aux éditeurs, imprimeurs et distributeurs le privilège de pouvoir se soustraire à toute responsabilité, tant pénale que civile, lorsque l'auteur est connu et domicilié en Belgique ; il apporte, dans cette mesure, une restriction à l'applicabilité de l'article 1382 du Code civil. (CRIEL C. LOUSBERG, GUISSARD ET KLEIN) LA COUR, Ouï Madame le conseiller Charlier en son rapport et sur les conclusions de Monsieur Leclercq, avocat général; Vu les arrêts attaqués, rendus les 27 février et 27 juin 1995 par la cour d'appel de Liège ; Sur le moyen pris de la violation de l'article 25, alinéa 2, de la Constitution coordonnée du 17 février 1994, et, pour autant R.C.J.B. - 3e trim. 1998

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REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 357

Cour de cassation, 1re chambre, 31 mai 1996.

Président : M. SACE, président de section.

Rapporteur : Mme CHARLIER, conseiller.

Conclusions : M. LECLERCQ. avocat général.

Plaidant : M. BùTZLER.

PRESSE.- LIBERTÉ DE LA PRESSE.- RESPONSABILITÉ HORS CONTRAT. - RESPONSABILITÉ EN CASCADE EN MATIÈRE CIVILE. -ARTICLE 25, ALINÉA 2, DE LA CONSTITUTION. PoRTÉE. - CHAMP D'APPLICATION.

L'article 25, alinéa 2, de la Constitution confère aux éditeurs, imprimeurs et distributeurs le privilège de pouvoir se soustraire à toute responsabilité, tant pénale que civile, lorsque l'auteur est connu et domicilié en Belgique ; il apporte, dans cette mesure, une restriction à l'applicabilité de l'article 1382 du Code civil.

(CRIEL C. LOUSBERG, GUISSARD ET KLEIN)

ARR~T.

LA COUR,

Ouï Madame le conseiller Charlier en son rapport et sur les conclusions de Monsieur Leclercq, avocat général;

Vu les arrêts attaqués, rendus les 27 février et 27 juin 1995 par la cour d'appel de Liège ;

Sur le moyen pris de la violation de l'article 25, alinéa 2, de la Constitution coordonnée du 17 février 1994, et, pour autant

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que de besoin, par voie de conséquence, de l'article 1382 du Code civil,

en ce que, par le premier arrêt attaqué du 27 février 1995, la cour d'appel de Liège, pour des motifs propres au juge d'appel, a confirmé le jugement a quo, lequel avait condamné in soli­dum le demandeur et les appelés en déclaration d'arrêt corn­mun à payer au défendeur la somme de un franc, et déclaré non fondée l'action en garantie introduite par le demandeur contre les appelés en déclaration d'arrêt commun, et en ce que le deuxième arrêt attaqué rendu le 27 juin 1995 condamne in solidum le demandeur et les appelés en déclaration d'arrêt commun aux dépens des deux instances, et ce au motif que<< si la 'responsabilité par cascade' a été consacrée en matière pénale en application de l'article 25, alinéa 2 (hier article 18, alinéa 2) de la Constitution, il n'en reste pas moins que cette règle dérogatoire au droit commun ne s'applique pas en matière civile >>,

alors qu'il résulte des décisions attaquées que l'auteur de l'écrit est connu, domicilié en Belgique et présent à la cause ; qu'il n'est ni allégué ni constaté par les décisions attaquées que le demandeur serait coauteur de cet écrit, ayant participé directement et principalement à son élaboration ; que l'ar­ticle 25, alinéa 2, de la Constitution coordonnée le 17 février 1994 apporte une restriction à la règle générale déposée dans l'article 1382 du Code civil; qu'en effet, l'imprimeur, l'éditeur ou le distributeur ne peut être poursuivi lorsque l'auteur est connu et domicilié en Belgique ; qu'il en résulte que la cour d'appel n'a pu, sans violer cette disposition constitutionnelle, décider qu'elle ne s'applique pas en matière civile :

Attendu que l'article 25 de la Constitution dispose en son second alinéa que lorsque l'auteur est connu et domicilié en Belgique, l'éditeur, l'imprimeur ou le distributeur ne peut être poursuivi;

Attendu que cet article confère aux éditeurs, imprimeurs et distributeurs, le privilège de pouvoir se soustraire à toute res­ponsabilité, tant pénale que civile, lorsque l'auteur est connu et domicilié en Belgique ; qu'il apporte, dans cette mesure, une restriction à l'applicabilité de l'article 1382 du Code civil ;

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Attendu qu'il résulte des arrêts attaqués que l'auteur de l'article litigieux est connu et domicilié en Belgique ;

Qu'en condamnant le demandeur en sa qualité d'éditeur res­ponsable, la cour d'appel a violé la disposition constitution­nelle précitée ;

Que le moyen est fondé ;

Par ces motifs, casse l'arrêt attaqué du 27 février 1995 et celui du 27 juin 1995 qui en est la suite, en tant qu'ils pronon­cent la condamnation du demandeur ; ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge des arrêts partiellement cassés; réserve les dépens pour qu'il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond; déclare l'arrêt commun à Philippe Guissard et à Dorothée Klein ; renvoie la cause, ainsi limitée, devant la cour d'appel de Bruxelles.

NOTE

La responsabilité en cascade en matière civile

Les imprimeurs doivent lire ; quand ils n'ont pas lu ou fait lire, c'est à leurs risques et périls qu'ils impriment. Les imprimeurs ne sont pas des machines ; (. .. ) ils sont responsables ; (. .. ) ils sont, si vous me permettez l'expression, comme des sentinelles avancées ; s'ils laissent passer le délit, c'est comme s'ils laissaient passer l'ennemi.

Avocat impérial Ernest PINARD (1)

Voulez-vous donner faveur à une opinion fausse, mauvaise, dangereuse ? Mettez-la en prison. La prison est la fontaine de Jouvence des opinions; il n'en est point de si vieille, de si usée qui ne s'y retrempe et n'en sorte avec un vernis de persécution qui lui redonne un air de jeunesse. Liberté donc, messieurs, liberté complète pour la publication de toutes les opinions (. .. ).

Vicomte Charles VILAIN Xliii (2)

(1) Réquisitoire prononcé devant le tribunal correctionnel de Paris, dans le procès fait aux sieurs Flaubert, Pichat et Pillet, en janvier-février 1857, pour offenses à la morale publique et à la religion, par le fait de la publication de Madame Bovary dans la Revue de Paris. Le jugement, qui acquitte les prévenus, fut rendu le 7 février, et publié le 9 février dans la Gazette des tribunaux.

(2) Cité par HUYTTENS, Discussions du Congrès national de Belgique, Bruxelles, 1844, t. I, p. 643.

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360 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

L'arrêt rendu par la Cour de cassation, le 31 mai 19.96 (3), est, dans sa brièveté, d'une clarté parfaite. A une question simple est donnée une réponse dépourvue de toute équivoque. Cette réponse n'est d'ailleurs pas neuve. Avant d'en examiner les fondements, il n'est peut-être pas inutile de faire d'abord quelques rappels d'ordre général.

* * *

1. - En élaborant le texte de la Constitution, le Congrès national ne s'est pas contenté de baser le régime juridique de la presse sur les notions liées de liberté et de responsabilité (4). Il a instauré des garanties précises quant aux limites de la responsabilité, et aux conditions de sa mise en œuvre.

On sait qu'en vertu de l'article 98 (aujourd'hui 150) de la Constitution, les délits de presse sont de la compétence de la Cour d'assises. A cette pre­mière règle s'en sont ajoutées d'autres, qui la complètent : place distincte réservée dans ce cas à l'accusé (5); unanimité requise pour le huis clos (6); interdiction - sauf en cas de crime - de la mise en détention préven­tive (7); prescription très courte -le délai étant généralement fixé à trois mois (8).

Ce qui, toutefois, mérite ici une attention particulière, c'est la volonté du Constituant de rompre avec la doctrine de la responsabilité collective, ou cumulative, qui avait été consacrée par l'article 227 de la loi fondamentale des Pays-Bas : << La presse étant le moyen le plus propre à répandre les lumières, chacun peut s'en servir pour communiquer ses pensées, sans avoir besoin d'une permission préalable. Néanmoins tout auteur, imprimeur, édi-

{3) L'arrêt a déjà été publié dans plusieurs revues; voir notamment J.T., 1996, p. 597, avec les conclusions de l'avocat général LECLERCQ; R. W., 1996-1997, p. 565; A. et M., 1996, p. 362, avec obs. Fr. JoNGEN; IDj, 1996-08, p. 21, avec obs. Fr. TuL­KENS, p. 5.

{4) Article 14 (aujourd'hui 19) de la Constitution : <<La liberté des cultes, celle de leur exercice public, ainsi que la liberté de manifester .ses opinions en toute matière, sont garanties, sauf la répression des délits commis à l'occasion de l'usage de ces libertés. ,>

Article 18 (aujourd'hui 25), alinéa premier, de la Constitution : «La presse est libre; la censure ne pourra jamais être établie ; il ne peut être exigé de cautionnement des écri­vains, éditeurs ou imprimeurs. ,>

{5) Article 8 du décret du 19 juillet 1831, qui rétablit le jury. {6) Article 96 (aujourd'hui 148) de la Constitution. {7) Article 8 du décret du 19 juillet 1831, et article 9 du décret du 20 juillet 1831, sur

la presse. (8) Article 12 du décret du 20 juillet 1831; article 8 de la loi du 6 avril 1847, qui

apporte des modifications au décret du 20 juillet 1831 et au Code d'instruction crimi­nelle ; article 5 de la loi du 20 décembre 1852, relative à la répression des offenses envers les chefs des gouvernements étrangers ; article 11 de la loi du 12 mars 1858, portant révi­sion du second livre du Code pénal en ce qui concerne les crimes et délits qui portent atteinte aux relations internationales ; article 4 de la loi du 25 mars 1891 portant répres­sion de la provocation à commettre des crimes ou des délits ... ; - voir aussi, encore qu'il ne s'agisse en aucune façon de délits de presse, l'article 17 de la loi du 23 juin 1961, rela­tive au droit de réponse, telle qu'elle a été modifiée par la loi du 4 mars 1977.

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teur ou distributeur, est responsable des écrits qui blesseraient les droits soit de la société, soit d'un individu. >>

La commission nommée par le gouvernement proposa le texte suivant : <<Lorsque l'auteur est connu et domicilié en Belgique, l'éditeur, l'imprimeur ou le distributeur ne peut être poursuivi >>. La section centrale y ajouta les mots << sauf la preuve de la complicité >>. Mais, sur amendement de Devaux, le Congrès national revint au texte initial. <<N'a-t-on pas assez d'une vic­time?>>, s'exclama Devaux. Nothomb fit observer que c'est<< pour affran­chir les écrivains de la censure des industriels auxquels ils doivent recourir >> que toute référence à la notion de complicité avait été écartée par la com­mission ; puisque la liberté est proclamée et que la censure est interdite, il faut, dit-il, << rejeter la censure de l'imprimeur comme celle du gouverne­ment>>. Charles de Brouckère déclara de même << qu'admettre la complicité, c'est en d'autres termes établir la censure des imprimeurs, censure cent fois plus nuisible à la liberté que celle du pouvoir>> (9).

C'est donc le principe de la responsabilité « en cascade » qui fut consacré par le Constituant. Ce principe établit entre les auteurs et les coauteurs d'un délit de presse une responsabilité- ou plus exactement une imputabi­lité ( 10) - successive et isolée (Il).

Des quatre personnages qu'énumère l'article 18 de la Constitution, celui qui est le premier exposé aux poursuites est le distributeur ; ensuite vien­nent l'imprimeur, l'éditeur et l'auteur.

Or, si ces diverses personnes risquent d'être poursuivies simultanément à raison de la publication d'un écrit, il est clair que l'auteur devra tenir compte, non seulement de l'autocensure qu'il peut s'imposer par crainte des poursuites, mais en outre des pressions qu'exerceront sur lui l'éditeur, l'im­primeur et le distributeur.

C'est pourquoi la Constitution a prévu que chacun d'eux échappe aux poursuites si l'un de ceux qui se trouvent derrière lui dans la chaîne est connu ; le distributeur peut se décharger du fardeau sur l'un des trois autres, l'imprimeur sur l'éditeur ou l'auteur, et l'éditeur sur l'auteur -d'où l'image de la cascade (12).

(9) Sur l'ensemble de la discussion, voir HUYTTENS, op. cit., t. I, p. 643, et p. 651 à 654, et t. IV, p. 63.

(10) TULKENS, Fr., et VERDUSSEN, M.,<< La radio et la télévision, le délit de presse et le droit de réponse >>, Ann. dr. Lou v., 1987, p. 59.

(11) THONISSEN, La Constitution belge annotée, 3" éd., 1879, p. 83. (12) A vrai dire, en amendant le texte qui lui était proposé par la section centrale,

le Congrès national n'a pas supprimé seulement les mots <<sauf la preuve de la compli­cité >>, mais aussi la phrase qui leur faisait suite, et qui disposait que << l'imprimeur ne peut être poursuivi qu'à défaut de l'éditeur, le distributeur qu'à défaut de l'imprimeur>>. Il a ainsi suivi l'opinion de Charles de Brouckère, selon qui «cette dernière partie de l'article, qui établit une responsabilité par cascades, doit être abandonnée à la loi, qui peut entrer dans plus de détails>>. Or, la loi est restée muette sur ce point. Mais il est manifeste que le Congrès national n'a pas voulu condamner pour autant le système de la << responsabilité par cascades >>. L'esprit de la règle inscrite au second alinéa de l'article 18 est clair : on doit se contenter <<d'une seule victime>>; Devaux a d'ailleurs dit expressément que la

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L'auteur, pour autant qu'il soit connu (et domicilié en Belgique) - et ceux qui sont inquiétés avant lui peuvent, le cas échéant, révéler son iden­tité- supporte seul, en fin de compte, l'entière responsabilité de ce qu'il a écrit.

C'est une garantie essentielle de la liberté de la presse : ceux qui n'ont pas participé à la rédaction du texte peuvent échapper totalement aux poursuites. Ils n'encourent de responsabilité que dans les cas où ils estiment devoir << couvrir >> un auteur anonyme - ce qui peut être l'attitude, notam­ment, de l'éditeur d'un journal. Le système a donc, au surplus, le mérite d'offrir une très grande souplesse; on ne le souligne pas assez (13).

Mais, en toute hypothèse, il est fait échec à l'application des articles 66 à 69 du Code pénal sur la participation à un même crime ou délit. Il n'y a pas de complicité punissable en matière de presse (14)- ou, plus exacte" ment, en matière de délits de presse.

L'article 11 du décret sur la presse, du 20 juillet 1831, faisant application du principe énoncé au second alinéa de l'article 18 de la Constitution, porte: <<Dans tous les procès pour délits de la presse, le jury, avant de s'oc­cuper de la question de savoir si l'écrit incriminé renferme un délit, déci­dera si la personne présentée comme auteur de l'écrit l'est réellement. L'im­primeur poursuivi sera toujours maintenu en cause, jusqu'à ce que l'auteur ait été judiciairement reconnu tel>>.

C'est en exécution de cet article du décret que les procès de presse com­menceront obligatoirement par un débat sur <<la question d'auteur>> (15).

2. - Les procès de presse en assises ne se font plus. Les lourdeurs et les complications de la procédure criminelle sont telles que, compte tenu des règles spéciales relatives à la prescription, il est possible, sous l'empire du

poursuite de l'imprimeur ne serait jamais permise que dans les cas où il serait impossible de découvrir l'éditeur. Le courant de la responsabilité va donc bien du distributeur à l'imprimeur, de celui-ci à l'éditeur, et enfin de l'éditeur à l'auteur (voir HUYTTENS, op. cit., t. 1, p. 654 et 657, et t. IV, p. 63; THONISSEN, op. cit., p. 83).

(13) Voir cependant ScHUERMANS, Code de la presse, 2" éd., t. II, 1882, p. 25; DUPLAT, Le journal, 2" éd., 1929, p. 364; concl. précitées de l'avocat général LECLERCQ, J.T., 1996, p. 597; Civ. Mons, 3 mars 1939, Rev. prat. soc., 1939, p. 164.

(14) ÜRBAN, Le d1'0it constitutionnel de la Belgique, 1911, t. III, p. 453 et 455; DUPLAT, op. cit., p. 363.

(15) Voir, à titre d'exemples, les importants procès qui se sont déroulés devant la Cour d'assises du Brabant, dans les affaires Société d' Agneessens (attaques contre la force obligatoire des lois) en novembre 1846 (B.J., 1846, col. 1568 et suiv.), Argus et Méphisto­phélès (injures envers la personne du Roi) en février 1847 (B.J., 1847, col. 184 et suiv.), et Bulletin français (offenses et outrages envers le prince Louis-Napoléon Bonaparte) en mars 1852 (B. J., 1852, col. 1041 et sui v.) - ces deux dernières affaires étant respective­ment à l'origine de la promulgation des lois du 6 avril1847 et du 20 décembre 1852. Voir aussi l'arrêt de la Cour de cassation, du 4 janvier 1995 (J.L.M.B., 1995, p. 205, avec obs. O.K.), rendu sur pourvoi formé contre un arrêt de la Cour d'assises du Hainaut, du 23 juin 1994 (seul procès de presse en assises depuis près d'un siècle, sauf exceptions raris­simes- et invérifiables - citées par l'un ou l'autre auteur; voir notamment STRYCK­l\:lANS, J.L., J.T., 1958, p. 543, note 24).

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décret de 1831, <<d'éterniser en quelque sorte la procédure et de rendre la poursuite pour ainsi dire illusoire>> (16).

Les verdicts d'acquittement- grâce au jury( ... ou à cause de lui)- ont été nombreux (17). Enfin, il est à peine besoin de souligner qu'un procès en assises assure à l'auteur de l'écrit incriminé (ou à celui qui est jugé à sa place) une publicité considérable, l'ensemble de la presse ne pouvant man­quer de se passionner pour un tel procès; or, la nature des infractions fai­sant l'objet des poursuites rend généralement une telle publicité tout à fait inopportune. Les journalistes et les auteurs jouissent ainsi d'une totale impunité de fait.

Aussi a-t-on envisagé, à divers moments, soit de simplifier la procédure pour les délits de presse (18), soit de les soustraire purement et simplement à la compétence de la Cour d'assises (19). Mais l'article 98 (aujourd'hui 150) de la Constitution a tenu bon jusqu'à présent (20).

Que peut faire alors celui qui est attaqué par un article de journal, un livre, ou un imprimé quelconque? Ne dispose-t-il d'aucun moyen d'obtenir réparation ?

Nos cours et tribunaux ont admis, dès les premières années de l'indépen­dance de la Belgique - à une époque où, au reste, les procès de presse en assises avaient lieu -, que la victime des allégations peut fort bien se contenter d'un procès civil.

En 1862, alors que cette jurisprudence était déjà solidement établie, la question fut examinée avec une attention toute particulière lorsque la cour d'appel de Bruxelles fut saisie de l'appel interjeté contre le jugement, rendu par le tribunal civil de Louvain, par lequel un sieur Coppin, rédacteur du journal Le Moniteur de Louvain, avait été condamné à payer cinq mille francs de dommages-intérêts à des membres du Conseil communal de Lou­vain.

Dans ses conclusions devant la cour, l'avocat général HYNDERICK se livra à une réfutation extrêmement fouillée des divers arguments par lesquels Coppin s'était efforcé de démontrer l'incompétence des tribunaux civils en matière de presse. Citant les nombreuses décisions qui avaient, formelle­ment ou implicitement, reconnu la compétence des tribunaux civils, il déclara notamment : << ... le Congrès n'a pas dérogé ni voulu déroger, en matière de presse, au principe de l'article 1382 (du Code civil);( ... ) tout fait

(16) Rapport à la Chambre sur une proposition de loi relative à la presse, Doc. parl., 1878-1879, no 162; voir aussi VAN DE VLIEDT, E., «Considérations sur la liberté de presse et d'information >>, J. T., 1970, p. 641.

( 17) Ce fut le cas dans les affaires de février 184 7 et de mars 1852, citées à la note 15 (et c'est d'ailleurs pour ce motif que de nouvelles lois furent adoptées par le Parlement). Ce fut encore le cas- du moins pour ce qui concerne les faits qui avaient justifié la com­pétence de la Cour d'assises - dans l'affaire jugée à Mons en juin 1994.

(18) Voir l'exposé des motifs d'un projet de loi relatif aux délits de la presse et aux délits politiques, déposé à la Chambre le 7 décembre 1937, Doc. parl., 1937-1938, no 34; voir aussi PERIN, Ann. parl., Ch., 1967-1968, séance du 28 février 1968.

(19) Voir le rapport au Sénat sur le projet de révision de la Constitution, en 1965, Doc. parl., 1964-1965, no 278.

(20) Je reviendrai plus loin sur la question.

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364 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

dommageable commis par la voie de la presse engage la responsabilité de celui à la faute de qui il doit être imputé. Le droit à la réparation de ce dommage est un droit civil qui engendre une action civile, laquelle est de la compétence des tribunaux civils, d'après les principes généraux du droit>>.

Se trouvait ainsi condamnée la thèse, soutenue par Coppin, selon laquelle, depuis l'entrée en vigueur de la Constitution, tout est licite en matière de presse, jusqu'au délit exclusivement. En effet, disait-il, la presse est libre (article 18), et la liberté de manifester ses opinions en toute matière est garantie, sauf la répression des délits (article 14), les délits de presse étant de la compétence de la Cour d'assises (article 98). Selon lui, il ne saurait dès lors, en cette matière, être question de quasi-délits, ni d'ap­plication de l'article 1382 du Code civil ; il ne saurait y être question que de délits, et le jury étant seul compétent pour en connaître, la compétence des tribunaux civils aurait disparu.

La cour d'appel se rallia à l'avis de l'avocat général. Elle observa <<que l'article 1382 du Code civil demeure ( ... ) applicable aux faits de la presse comme à toute autre espèce de faits nuisibles aux droits d'autrui ; que, d'autre part, il est de principe que toute obligation relative à des intérêts privés donne au créancier le droit d'en poursuivre les effets par une action civile, et que cette poursuite ne peut être subordonnée à une autre volonté que la sienne >> ; et encore : << que de tout ce qui précède il résulte que, depuis la Constitution de 1831 comme auparavant, toute personne lésée par un fait de la presse est en droit de poursuivre devant les tribunaux civils la réparation du dommage qu'elle a souffert, sans distinction si le fait constitue un délit ou un quasi-délit>>. La cour ramena toutefois le montant des dom­mages-intérêts à deux mille cinq cents francs - ce qui était d'ailleurs considérable pour l'époque -, et elle autorisa en outre la publication du jugement et de l'arrêt dans trois journaux, aux frais du sieur Coppin (21).

Entre-temps avait éclaté une autre affaire, qui eut un retentissement considérable.

Un citoyen belge, de Trazegnies, avait succombé en Italie, dans les luttes qui devaient aboutir quelques années plus tard à la réunification italienne ; il y servait le roi de Naples. Interpellé à la Chambre, le 28 novembre 1861, Charles Rogier, qui était alors ministre des affaires étrangères, après avoir rappelé que, dans une autre circonstance, il avait<< défendu les hommes de cœur qui, dans tous les partis, ne craignent pas de sacrifier leur propre vie à leurs convictions>>, et avoir souligné qu'il ne venait pas <<blâmer le jeune Belge qui est allé servir en Italie contre la cause italienne>>, avait ajouté : << Mais si l'on vient demander au gouvernement quelles mesures il a prises ou prendra pour protéger en Italie les Belges qui, de part ou d'autre, vou­dront aller prendre les armes, je dois déclarer que le gouvernement ne s'en est pas occupé et ne s'en occupera pas. >>

(21) Bruxelles, 10 avril 1862, avec les conclusions du ministère public, B.J., 1862, col. 561 et suiv.

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REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 365

Relatant ces événements, le Journal de Bruxelles écrivit dans son numéro du 2 décembre 1861 : <<Un étranger, fils du bourreau d'Arras, a pu seul par­ler avec une froide indifférence de l'assassinat d'un Belge. )) Il se faisait ainsi l'écho de rumeurs confuses, contradictoires, et manifestement fausses, qui circulaient depuis quelque temps sur le père de Rogier.

Celui-ci choisit d'assigner l'imprimeur du journal, Delièvre, devant le tri­bunal civil de Bruxelles, en paiement d'une forte indemnité (dix mille francs), avec publication du jugement dans dix journaux.

Un jugement rendu par défaut- faute de conclure- le 26 décembre 1861, fit droit à la demande. Sur opposition de Delièvre, le tribunal, par jugement du 23 janvier 1862, écarta l'exception d'incompétence opposée par l'imprimeur, puis, par jugement du 15 février 1862, rejeta l'opposition, et confirma donc le jugement rendu par défaut (22).

Sur appel de Delièvre, la cour d'appel de Bruxelles, par arrêt du 2 juin 1862 (23), confirma à son tour le jugement; l'arrêt contient, sur la question de la compétence des tribunaux civils, des considérations analogues à celles qui figurent dans l'arrêt susdit du 10 avril 1862.

Delièvre se pourvut en cassation. La Cour de cassation rejeta le pourvoi, par arrêt du 24 janvier 1863 (24).

La Cour observe que «le Congrès, qui faisait une loi politique, ne s'est pas occupé, dans la Constitution, des intérêts privés des citoyens; que ces intérêts sont restés sous la protection du droit commun ; que les mots : sauf la répression des délits, etc., qui terminent l'article 14 (de la Constitution), n'ont pas pour objet, comme le prétend le demandeur (en cassation), de res­treindre au seul cas de délit la responsabilité civile qui pourrait résulter d'un fait dommageable ; que cette réserve a été faite pour constater que, dans la pensée du Congrès, les libertés qu'il décrétait( ... ) ne pouvaient être entravées par des lois préventives( ... ); que l'article 18, qui concerne spécia­lement la liberté de la presse, a été conçu dans le même esprit que l'ar­ticle 14, dont il n'est que le corollaire; que la seule restriction apportée par l'article 18 au principe général déposé dans l'article 1382 du Code civil consiste en ce que l'imprimeur, l'éditeur ou le distributeur ne peuvent être poursuivis lorsque l'auteur est connu et domicilié en Belgique)).

Elle ajoute : <<Attendu, quant à l'article 98 de la Constitution, qu'en déférant au jury la connaissance des délits de presse, il a laissé intactes les règles de compétence établies pour l'action civile ( ... ) )) ; et <<qu'ainsi, soit que le fait doive être réputé délit, soit que, comme l'a décidé dans l'espèce l'arrêt attaqué, il ne constitue qu'un quasi-délit, l'action en réparation du dommage causé est ouverte devant les tribunaux civils)).

(22) B.J., 1862, col. 209 et suiv., où on trouve un compte rendu extrêmement détaillé des audiences.

(23) B.J., 1862, col. 868 ; Pas., 1864, I, 110. (24) Pas., 1864, I, 110, avec le texte de l'arrêt attaqué, et les conclusions du premier

avocat général F AIDER.

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La Cour confirma entièrement cette manière de voir dans un arrêt du 14 juin 1883 (25).

On peut y lire << qu'il résulte des discussions sur la rédaction de l'ar­ticle 14 que ces mots : sauf la répression des délits, n'ont pas ~u pour objet de restreindre au seul cas de délit la responsabilité civile naissant d'un fait dommageable, mais uniquement d'empêcher que, par des lois préventives, des entraves soient apportées aux libertés que l'article décrète( ... ); que les articles 17 et 18, conçus dans le même esprit, ne sont que le corollaire de l'article 14; que la seule exception faite à l'article 1382 du Code civil consiste en ce que l'imprimeur, l'éditeur et le distributeur ne peuvent être poursuivis lorsque l'auteur est connu et domicilié en Belgique ; que l'ar­ticle 1382 énonce un principe de droit naturel et qu'il doit, comme règle de justice et de raison, s'appliquer toutes les fois que le fait dommageable n'est pas soustrait à toute imputabilité, en vertu d'une dérogation ou d'une immunité spéciale ; ( ... ) que le droit et l'équité exigent la réparation de tout préjudice injustement souffert, que ce préjudice ait sa source dans un délit ou dans un quasi-délit, qu'il lèse une personne individuelle ou un être juridi­que)>.

Depuis lors, la cause est entendue {26). La compétence des tribunaux civils n'a pour ainsi dire plus jamais été contestée {27) ; et les procès civils de presse sont nombreux.

3. - Mais la Cour de cassation ne s'est. pas contentée de se prononcer sur la compétence des tribunaux civils. Comme on a pu le constater par la lecture de l'un des attendus figurant dans chacun des deux arrêts cités, elle a affirmé en même temps, sans aucun doute possible, que le principe de la responsabilité en cascade s'applique aussi bien en matière civile qu'en matière pénale; c'est <<la seule restriction)), dit-elle, apportée par l'article 18 de la Constitution à l'article 1382 du Code civil.

Dans ses conclusions précitées, l'avocat général HYNDERICK avait déjà noté que les tribunaux belges avaient <<admis au civil ( ... ) la mise hors cause de l'imprimeur, lorsque l'auteur était connu ( ... ) )), tout en ajoutant, il est vrai, que ce point - comme d'autres - pouvait paraître dou­teux {28).

L'interprétation du second alinéa de l'article 18, telle qu'elle a été fixée par les deux arrêts susdits de la Cour de cassation, a été approuvée par de

(25) Pas., 1883, I, 267, avec les conclusions du procureur général FAIDER.

(26) Voir, au reste, les articles 92, §1er, 2°, et 764, 4o du Code judiciaire, qui font réfé­rence, respectivement, aux << actions civiles mues en raison d'un délit de presse )) et aux <<demandes en matière civile, mues en raison d'un délit de presse)) (attribution à une chambre à trois juges, et communication au ministère public).

(27) Voir cependant Civ. Verviers, 22 oct. 1935, Ju1·. Liège, 1936, p. 27; Bruxelles, 5 fév. 1990, avec les conclusions de l'avocat général GEYSKENS, R. W, 1989-1990, 1464; J.p. Nivelles, 16 mai 1984, conf. par Civ. Nivelles, 28 juin 1988, Le Soi1', 22 sept. 1988, <<Avis judiCiaires)); Ci v. Liège, 21 mai 1997, J.L.M.B., 1998, p. 814.

(28) B.J., 1862, col. 575, en haut. On observera que, dans l'affaire Rogier, l'action a été intentée contre l'imprimeur, seul.

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nombreux auteurs {29); et on peut citer de nombreuses décisions de juges du fond qui s'y sont ralliés {30).

L'emploi du mot <<poursuivi l>, dans le texte, ne saurait faire obstacle à cette solution de bon sens. Il s'agit manifestement d'un terme générique, qui trouve à s'appliquer aussi bien en matière civile qu'en matière pénale (31). Un Code, une loi, voire une Constitution, ne sont pas des

(29) THONISSEN, op. cit., p. 81; SCHUERMANS, op. cit. p. 11 à 18; ÜRBAN, op. cit., p. 455; ERRERA, P., Traité de d?"oit public belge, Paris, 1918, p. 77; DUPLAT, op. cit., p. 363 et suiv. ; WIGNY, P., D1'oit constitutionnel, Bruxelles, 1952, t. I, p. 358; MAsT, A., et DuJARDIN, J., Ove1'zicht van het Belgisch Grondwetteli}k Recht, 1985, no 506; VELAERS, J., De bepe1'kingen van de V1'i}heid van meningsuiting, 1991, vol. I, p. 216-217; VAN HECKE, G., observations critiques sous Comm. Bruxelles, prés., 26 fév. 1948, J.T., 1948, p. 409; V AN BoL, R., <<Presse et liberté d'expression >l, Ann. d1'. Louv., 1980, p. 231; VooRHOOF, D., <<De burgerlijke aansprakelijkheid voor drukpersartikelen en de regel van de getrapte verantwoordelijkheid >l, R. W., 1983-1984, 1907; VAN DER STICHE­LE, M., note sous Bruxelles, 24 mai 1974, J.T., 1975, p. 63; VooRHOOF, D., <<Observa­tionS>), T.G.B., 1989, p. 115; VAN DE VLIEDT, op. cit.; HANOTIAU, M., et KADANER, M., «Le référé dans la presse écrite et dans l'audiovisuel >l, Rev. d1'. ULB, 1993, p. 163-164; HANOTIAU, M.,<< La censure ne pourra jamais être établie >l, J. p1'0C., 1994, no 272, p. 31; «La censure de la presse écrite par le juge des référés >l, A. et M., 1997, p. 209, note 41 ; voir aussi, approuvant l'arrêt annoté, MoNTERO, E., <<La responsabilité civile des médias >l, in P1'évention et 1'éparation des p1'é}udices causés pa1' les médias (sous la direction de A. STROWEL et Fr. TULKENS), Larcier, 1998, p. 97.

(30) Civ. Audenarde, 19 juin 1863, B.J., 1863, 1506; Bruxelles, 13 fév. 1867, B.J., 1867, 1015; Civ. Audenarde, 29 nov. 1895, Pas., 1901, III, 65; Civ. Bruxelles, 13 juill. 1898, Pas., 1898, III, 307; Civ. Anvers, 12 janv. 1901, Pas., 1901, III, 162; 12 fév. 1902, Pas., 1902, III, 329; Civ. Verviers, 27 juill. 1908, P.P., 1909, no 246; J.p. Molenbeek-St­Jean, 28 fév. 1913, J.T., 1913, p. 357; Civ. Nivelles, 29 oct. 1917 (2 jugements), Pas., 1918, III, 327 et 329; Liège, 23 mai 1930, Ju1'. Liège, 1931, p. 148; Civ. Huy, 22 déc. 1932, B.J., 1933, 214; Liège, 9 juill. 1936, B.J., 1937,246; Civ. Mons, 3 mars 1939, Rev. prat. soc., 1939, p. 164; Civ. Marche, 7 juill. 1939, Ju1'. Liège, 1940, p. 5; Civ. Bruxelles, 10 juill. 1939, B.J., 1939, 576; Civ. Verviers, 16 juin 1952, J.T., 1952, p. 642; Civ. Bruxelles, 24 fév. 1960, J.T., 1960, p. 507; Civ. Anvers, 5 janv. 1962, R. W., 1961-62, 1208 ; Bruxelles, 14 mai 1968, Pas., 1968, II, 221 ; Ci v. Bruxelles, 14 juin 1979, Pas., 1979, III, 38 ; Ci v. Anvers, 10 nov. 1983, R. W., 1983-84, 1907, avec note D. VooRHOOF ; 28 oct. 1987, R. W., 1987-88, p. 820; Civ. Liège, 28 juin 1989, J.L.M.B., 1990, p. 264; Anvers, 6 mars 1991, R.G.A.R., 1994, no 12.304; Bruxelles, 15 sept. 1993, R. W., 1994-95, p. 850; Civ. Liège, réf., 19 oct. 1994, J. pme., 1994, n° 272, p. 25, avec note M. HANO­TIAU; J. T., 1995, p. 30 ; J.L.M.B., 1995, p. 98, avec note Fr. JoNGEN ; Bruxelles, 30 mai 1996, A. et M., 1997, p. 79; R. W., 1996-97, p. 919; Pas., 1995, II, 85. Depuis qu'a été rendu l'arrêt annoté, on peut encore citer Civ. Liège, 21 mai 1997, J.L.M.B., 1998, p. 814; 24 juin 1997, A. et M., 1997, p. 319; et Liège, 30 juin 1997, J.L.M.B., 1998, p. 9, où on lit avec étonnement<< que si l'on entend respecter non seulement la ratio }u1'is mais encore la ratio legis, il convient à juste titre d'appliquer à la responsabilité civile du délit de presse la règle de la responsabilité en cascade que jusqu'il y a peu, semble-t-il, on réservait à la matière pénale >l ...

(31) THONISSEN, op. cit., p. 82; ScHUERllfANS, op. cit., p. 13; ORBAN, op. cit., p. 453; DuPLAT, op. cit., p. 363; VELAERS, op. cit., p. 216. Comp. Bruxelles, 30 mai 1996, précité, qui se fonde sur l'argument - contestable - qu'en l'absence de responsabilité pénale de la presse (entendons : en cas de délit de presse), refuser l'application du principe de la responsabilité en cascade en matière civile risquerait de priver de toute signification la large protection, voulue par le Constituant, de la liberté de la presse; après quoi l'arrêt fait application du principe à une demande de condamnation à la publication d'un droit de réponse - introduite en référé (ce qui est un problème en soi) -, sans paraître se sou­cier du fait qu'un refus d'insertion d'une réponse ne saurait évidemment être considéré comme un abus de la liberté d'expression commis par la voie de la presse ...

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œuvres scientifiques, et il n'est pas raisonnable, en règle, d'y rechercher une précision terminologique parfaite.

Aussi, de même que la cour d'appel de Bruxelles utilisait déjà, dans l'ar­rêt précité du 10 avril 1862, l'expression<< poursuivre devant les tribunaux civils)), on peut lire, dans l'arrêt qu'elle a rendu peu après dans l'affaire Rogier (32), <<que la Constitution n'a considéré les faits de la presse qu'au point de vue de l'action publique; qu'en effet l'article 14 parle de la répres­sion des délits commis à l'occasion de l'usage de la presse, et l'article 98 sta­tue sur le mode de jugement de ces délits, sans s'occuper des réparations civiles dont la poursuite reste soumise aux règles de compétence en vigueur )). Il est significatif que lorsque M. DALCQ a invoqué cet attendu à l'encontre de l'enseignement de la Cour de cassation (33), il n'a adressé à la cour d'appel aucune critique pour avoir envisagé la<< poursuite)) de répa­rations devant les tribunaux civils.

Au reste, on a fort justement observé (34) que si une interprétation stricte du texte devait l'emporter, il en résulterait inévitablement un contrôle accru de l'éditeur (voire de l'imprimeur) sur le contenu des publi­cations - ce que précisément le Congrès national a, très consciemment, voulu éviter (on l'a vu plus haut).

A cela s'ajoute la circonstance qu'on ne comprendrait pas pourquoi, une fois admis que le procès peut se faire devant un tribunal civil, le demandeur pourrait y échapper aux effets de la responsabilité en cascade, alors qu'il ne le peut évidemment pas, en tant que partie civile, dans un procès en assises (35)- où la règle s'impose tout naturellement comme conséquence de l'issue du débat sur la question d'auteur.

Cela dit, il va de soi que la désignation - ou l'auto-dénonciation - d'un auteur prétendu ne saurait suffire, par elle-même, pour mettre le distribu­teur, l'imprimeur ou l'éditeur à l'abri ; il serait trop facile de se décharger de sa responsabilité sur un homme de paille, insolvable par fonction... Il faut donc que la personne désignée comme auteur le soit réellement, dans le sens légal du mot. Il faut que sa qualité soit judiciairement reconnue (36) ; l'imprimeur ou l'éditeur doit donc mettre l'auteur prétendu à la cause, de manière que la reconnaissance puisse être faite contradictoirement (37). Le défaut de solvabilité de celui qui s'est présenté comme auteur, ou du moins l'absence de preuve de sa solvabilité, sont des éléments de fait qui retien-

(32) Bruxelles, 2 juin 1862, précité. (33) DALCQ, R.-0., Traité de la responsabilité civile, 2• éd., 1967, vol. I, n° 1246. L'ar­

gumentation de cet auteur sera examinée, au texte, sous le no 4. (34) VooRHOOF, D., note précitée sous Oiv. Anvers, lO nov. 1983, R. W., 1983-84,

col. 1912, en haut. (35) Ci v. Anvers, 28 oct. 1987, précité ; voir aussi VELAERS, op. cit., p. 216. (36) Voir l'article ll du décret du 20 juillet 1831, sur la presse, précité. (37) ScHUERMANS, op. cit., p. 18-19; ÜRBAN, op. cit., p. 456; DUPLAT, op. cit., p. 364;

ERRERA, op. cit., p. 76 ; V AN HECKE, note précitée, J. T., 1948, p. 411 ; Gand, 23 juill. 1890, Pas., 1891, II, 19; Bruxelles, 2 janv. 1895, Pas., 1895, II, 161; Civ. Verviers, 31 janv. 1910, Jur. Liège, 1910, p. 181 ; Civ. Huy, 19 nov. 1913, Pas., 1914, III, 296; Civ. Nivelles, 29 oct. 1917, précité; Liège, 9 juill. 1936, précité; Oiv. Anvers, 13 juill. 1939, avec les concl. du min. public, R. W., 1939-40, 97 ; Civ. Bruxelles, 24 fév. 1960, précité.

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nent l'attention des juges (38). Tout cela n'est rien d'autre que la transposi­tion, à la matière civile, du débat sur la question d'auteur.

Il se peut toutefois que l'éditeur - voire l'imprimeur - ait participé à l'élaboration du texte en le récrivant ou en le modifiant ; il acquiert alors la qualité de coauteur, et il ne peut évidemment plus se décharger de sa res­ponsabilité sur l'auteur originaire (39). Encore faut-il qu'il coopère à la rédaction même de l'écrit (40).

Cette manière de voir est rejetée par les auteurs qui contestent la juris­prudence de la Cour de cassation (et des juridictions de fond qui se sont rangées à son appréciation). Ainsi peut-on lire sous la plume de M. DALCQ :

<<La jurisprudence a tendance à ne condamner (l'éditeur) sur le plan civil que s'il a apporté des retouches à l'article en telle sorte qu'il peut en être considéré comme le coauteur ( ... ), alors qu'à notre avis, le fait de la simple publication de l'article peut suffire à engager sa responsabilité en même temps que celle de l'auteur.>> (41) Mme Ml:LQUET renchérit en ces termes : << Le seul fait de la publication d'un article doit pouvoir engager la respon­sabilité de l'éditeur, de l'imprimeur ou du distributeur, même si l'auteur est connu et indépendamment de toute coopération à la rédaction de l'écrit, lorsqu'il est établi qu'un manque de contrôle ou de surveillance sur la publica­tion a entraîné un préjudice pour autrui.>> (42).

Ces formules ont connu un gros succès auprès de certains juges du fond; elles ont été reproduites, le plus souvent de manière textuelle, plus rare­ment en substance, à de nombreuses reprises (43).

Il se trouve que les décisions dont il s'agit se prononcent aussi contre l'application du principe de la responsabilité en cascade en matière civile. Mais la multiplication des appréciations selon lesquelles l'éditeur ou l'impri­meur engage sa responsabilité par le seul fait qu'il a pris connaissance de

(38) Voir Liège, 23 mai 1930, précité; Civ. Turnhout, 28 nov. 1935, R. W., 1935-36, 517 ; voir aussi DUPLAT, op. cit., p. 369.

(39) Liège, 9 juill. 1936, précité ; 14 mars 1995, J.L.M.B., 1995, p. 954 ; J. proc., 1995, n° 283, p. 24, avec note Fr. JoNGEN; 30 juin 1997, précité; comp. Bruxelles, 15 sept. 1993, précité, à propos d'un rédacteur en chef, qui, n'étant ni éditeur, ni impri­meur, ni distributeur, ne saurait de toute façon se prévaloir du principe de la responsabi­lité en cascade.

(40) THONISSEN, op. cit., p. 82; ÛRBAN, op. cit., p. 455; DUPLAT, op. cit., p. 363-364 et 368-369; concl. précitées de l'avocat général LECLERCQ avant l'arrêt annoté, J.T., 1996, p. 597.

(41) DALCQ, R.-0., op. cit., no 1247. (42) MILQUET, J., <<La responsabilité aquilienne de la presse>>, Ann. dr. Louvain, 1989,

p. 38; voir aussi VANDENBERGHE, H., << Gemeenrechtelijke aansprakelijkheid voor geschreven persbijdragen >>, Mediarecht, 1983, p. 6.

(43) Civ. Bruxelles, 28 déc. 1990, J.L.M.B., 1991, p. 672; 23 mars 1993, J.T., 1993, p. 579; 13 sept. 1994, R. W., 1994-95, p. 955; J.T., 1995, p. 9; Gand, 3 mars 1995, R. W., 1996-97, p. 540 (le même arrêt, publié dans A. et M., 1996, p. 159, y porte la date du 14 mars 1995); Liège, 14 mars 1995, précité; 12 fév. 1997, J.T., 1997, p. 298. Voir aussi Civ. Bruxelles, 2 juill. 1993, A. et M., 1993, p. 161 (qui se borne toutefois à exposer les thèses en présence, sans trancher); 2 avril 1996, A. et M., 1997, p. 314, sommaire (que le jugement lui-même ne confirme pas, du moins de manière expresse).

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l'article, et qu'il l'a<< laissé passer à l'impression)) (44)- ou parce qu'il s'est abstenu d'en prendre connaissance, et s'est donc abstenu de tout << contrôle )) et de toute << surveillance )) - donne le sentiment qu'elles ont été investies d'une valeur propre, et qu'elles sont utilisées, en fin de compte, comme arguments contre la thèse classique.

Or, on ne voit pas pourquoi, en théorie, l'éditeur ou l'imprimeur qui serait, par hypothèse, responsable au civil pour avoir commis une faute personnelle par le seul fait de la publication, n'aurait pas à en répondre aussi, le cas échéant, au pénal. En d'autres termes, affirmer que l'aide ainsi fournie à l'auteur justifie la mise à l'écart, devant les tribunaux civils, du principe de la responsabilité en cascade, revient à remettre celui-ci en cause dans sa totalité.

A l'inverse, tant que le principe existe, on doit se souvenir que, selon la volonté expresse du Constituant, il doit s'appliquer même quand une << aide avec connaissance)) a été apportée à l'auteur par l'imprimeur ou par l'édi­teur (45) (sans oublier le distributeur), 'et même quand ceux-ci <<ont eu connaissance du caractère criminel de la publication)) (46). Sauf à verser dans la contradiction, on ne saurait dès lors admettre que leur responsabi­lité se trouve engagée, sur le plan civil, par le fait qu'ils ne se sont pas opposés à la publication de la pensée d'un autre (47).

4. - Pourtant, on a vu se développer, depuis une trentaine d'années, un courant doctrinal qui va à l'encontre de la· sohition classique. Selon M. DALCQ, <<il est certain que (les textes qui régissent la matière) ne visent que l'action publique et ne dérogent nullement au principe inscrit dans l'ar­ticle 1382 du Code civil)). <<En l'absence de textes spéciaux)), dit-il,<< il faut considérer qu'en principe les quasi-délits en matière de presse doivent être jugés selon le droit commun de la responsabilité aquilienne. )) Il estime donc <<qu'en l'absence de toute infraction, l'auteur, l'éditeur, l'imprimeur ou le distributeur pourront être condamnés à des dommages et intérêts dès que l'on prouve à leur charge une faute aquilienne (C. civ., art. 1382) ou une faute présumée (C. civ., art. 1384) mais sans que la présomption édictée en matière pénale par la Constitution et le décret sur la presse puisse être invoquée contre eux)) (48). Mme M:rLQUET écrit à son tour, une vingtaine d'années plus tard : <<Nous ne pouvons que partager cette conception. Jamais l'article 18 alinéa 2 n'a eu, selon nous, la prétention de s'appliquer à l'action civile selon laquelle toute personne doit pouvoir être condamnée à des dommages et intérêts dès que l'on prouve à son égard une faute aqui-

(44) Civ. Marche, 7 juill. 1939, précité; voir aussi Civ. Bruxelles, 18 mars 1937, P.P., 1938, no 175; Comm. Bruxelles, 26 fév. 1948, précité; Civ. Charleroi, 1er avril1982, Rev. rég. dr., 1982, p. 214.

(45) Voir l'exposé, fait par NoTHOMB, des conséquences auxquelles aboutissait l'appli­cation des règles en vigueur sous le régime hollandais, in HuYTTENS, op. cit., p. 652.

(46) THONISSEN, op. cit., p. 81; ÜRBAN, op. cit., p. 453-454. (47) Voir DuPLAT, op. cit., p. 365 et 369; VAN DER STICHELE, note précitée;

Bruxelles, 5 nov. 1891, Pas., 1892, II, 108 ; Civ. Verviers, 27 juill. 1908, précité. (48) Op. cit., no• 1245 à 1247. La thèse avait déjà été soutenue- de manière fort

confuse - par POIRIER, P., Code de la presse et de l'imprimerie, 1945, p. 198 et suiv.

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lienne basée sur l'article 1382 ou une faute présumée sur base de l'ar­ticle 1384 du Code civil.>> (49)

Il y a, sans doute, dans l'une ou l'autre des formules utilisées dans les décisions plus que centenaires que j'ai évoquées plus haut, des éléments qui semblent justifier- du moins à première vue- les appréciations qu'on vient de lire.

Ainsi M. DALCQ, après avoir clairement indiqué la portée- sur le champ d'application du principe de la responsabilité en cascade - de l'arrêt rendu par la Cour de cassation dans l'affaire Rogier (50), tire-t-il argument d'un passage, déjà cité plus haut, de l'arrêt rendu, dans la même affaire, par la cour d'appel de Bruxelles : <<attendu que la Constitution n'a considéré les faits de la presse qu'au point de vue de l'action publique ; qu'en effet l'ar­ticle 14 parle de la répression des délits commis à l'occasion de l'usage de la presse, et l'article 98 statue sur le mode de jugement de ces délits, sans s'occuper des réparations civiles dont la poursuite reste soumise aux règles de compétence en vigueur>> (51).

Mais que faut-il entendre par là 1 Attachons-nous d'abord aux derniers mots : la poursuite des réparations civiles est restée soumise aux règles de compétence en vigueur.

Il y avait en l'espèce- comme dans l'affaire du Moniteur de Louvain et de son rédacteur Coppin (52)- une contestation de la compétence des tri­bunaux civils, au motif que, depuis l'entrée en vigueur de la Constitution, les procès de presse ne pourraient plus se faire que devant la Cour d'assises. Eh bien non, dit la cour d'appel, rien n'est changé à la compétence des tri­bunaux civils pour ce qui concerne les procès civils.

De cela on ne saurait induire une prise de position sur la question de l' ap­plication, dans ces procès, du principe de la responsabilité en cascade. Il est d'ailleurs significatif à cet égard que la Cour de cassation, dans l'arrêt par lequel elle rejette le pourvoi, dit elle-même<< que le Congrès, qui faisait une loi politique, ne s'est pas occupé, dans la Constitution, des intérêts privés des citoyens >> - ce qui ne l'a pas empêchée de se prononcer ensuite, sur la question qui nous occupe ici, dans le sens que nous savons.

Mais, dira-t-on, l'affirmation que le second alinéa de l'article 18 de la Constitution fait (néanmoins) exception (<<la seule restriction>>) au principe général déposé dans l'article 1382 du Code civil n'est-elle pas en contradic­tion, justement, avec l'observation que<< le Congrès ne s'est pas occupé( ... ) des intérêts privés des citoyens>> (faisant écho à celle de l'arrêt attaqué selon laquelle << la Constitution n'a considéré les faits de la presse qu'au point de vue de l'action publique>>) 1 Nullement.

(49) Etude citée, p. 38; voir aussi VANDENBERGHE, étude citée. (50) Cass., 24 janv. 1863, précité, avec les conclusions du premier avocat général FAI­

DER.

(51) Bruxelles, 2 juin 1862, précité. (52) Bruxelles, 10 avrill862, précité, avec les conclusions de l'avocat général HYNDE­

RICK.

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372 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

La thèse que soutenait Delièvre - et que Coppin soutenait de son côté à la même époque (53)- ne se bornait pas à une contestation de la compé­tence des tribunaux civils.

Dans son premier moyen de cassation, il soutenait qu'en vertu des articles 14, 18 et 98 de la Constitution, <<un fait de presse ne peut donner lieu à une action civile en dommages et intérêts que pour autant qu'il constitue un délit et ait été reconnu comme tel par le jury>> (54). Selon lui, les libertés que proclame l'article 14 ne peuvent être restreintes par rien, tant qu'il n'est pas établi qu'un délit existe dans un fait quelconque d'usage de ces libertés. Les quasi-délits n'existent donc plus en cette matière. De même la liberté de la presse, une des manières de manifester ses opinions, n'est sujette qu'à la répression du chef de délit et aux consé­quences de cette répression (55).

C'est à ce moyen que la Cour a répondu << que les mots : sauf la répression des délits, etc., qui terminent l'article 14 ( ... ),n'ont pas pour objet, comme le prétend le demandeur, de restreindre au seul cas de délit la responsabilité civile qui pourrait résulter d'un fait dommageable ; que cette réserve a été faite pour constater que, dans la pensée du Congrès, les libertés qu'il décré­tait ( ... ) ne pouvaient être entravées par des lois préventives ( ... ) ; que l'ar­ticle 18, qui concerne spécialement la liberté de la presse, a été conçu dans le même esprit que l'article 14, dont il n'est que le corollaire>>. C'est dans ce contexte qu'il convient de replacer l'attendu dans lequel la Cour dit <<que le Congrès, qui faisait une loi politique, ne s'est pas occupé, dans la Constitution, des intérêts privés des citoyens ; que ces intérêts sont restés sous la protection du droit commun >> - ainsi du reste que celui dans lequel, tirant les conséquences de ce qui précède, et condamnant ainsi de manière catégorique la thèse du pourvoi, elle ajoute <<qu'ainsi, soit que le fait doive être réputé délit, soit que, comme l'a décidé dans l'espèce l'arrêt attaqué, il ne constitue qu'un quasi-délit, l'action en réparation du dommage causé est ouverte devant les tribunaux civils>>. Mais rien de tout cela ne s'oppose à ce qu'il soit décidé simultanément - précisément par respect des intentions clairement exprimées au cours des discussions du Congrès national (56) -que le<< droit commun>> doit subir une restriction, à savoir l'application de la règle selon laquelle il ne peut y avoir qu'<< une seule vic­time>>.

Il est à noter que, dans l'arrêt attaqué, la cour d'appel notait déjà<< que l'article 14 de la Constitution( ... ) n'a pas entendu exclure la responsabilité civile imposée par le droit commun à tous ceux qui, par un fait quelconque, portent préjudice à autrui ; que cet article, entendu dans un sens différent, aurait, dans tous les cas où il n'existerait pas de délit, mais seulement pré­judice, quelque grave qu'il fût, assuré, non à la liberté, mais à la licence, l'impunité la plus scandaleuse, en abrogeant implicitement la disposition

(53) Voir plus haut le n° 2. Il est à noter que M" Jottrand, qui était l'avocat de Delièvre, était aussi l'un des avocats de Coppin.

(54) Pas., 1864, I, p. 116, 2" col., en haut. (55) Voir l'exposé du premier moyen à la page 113 de la Pasicrisie. (56) Voir plus haut le no 1.

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tutélaire de l'article 1382 >>. Ce contexte du passage cité (plus haut) de l'ar­rêt ne saurait davantage être ignoré, si on veut percevoir ce qui était l'ob­jet véritable du débat.

Comme on le sait, la Cour de cassation fut amenée à se prononcer à nou­veau sur l'ensemble de la question. Les passages significatifs de son arrêt du 14 juin 1883 ont déjà été reproduits plus haut (57). Je me bornerai à évoquer ici les conclusions du procureur général F AIDER - publiées dans la Pasicrisie, avant l'arrêt -, qui me paraissent particulièrement éclai­rantes.

<< L'article 1382 >>, dit-il, << érige en loi un principe de droit naturel : la répa­ration de la faute et du préjudice qui en résulte ( ... ); l'action qui se fonde sur cet article est essentiellement civile, et les tribunaux civils sont compé­tents pour statuer ( ... ).>>(58) <<Les articles 14, 17, 18 de la Constitution n'ont donné aucune atteinte au principe fondamental de l'article 1382 du Code civil. >> On doit tenir << pour constant que le Congrès n'a pas dérogé ni voulu déroger, en matière de presse, au principe de l'article 1382, et que tout fait dommageable, commis par la voie de la presse, engage la responsa­bilité de celui à la faute de qui il doit être imputé. >> (59)

Et pourtant, il écrit immédiatement après : << Sans doute, en matière de presse, la responsabilité s'arrête en principe à l'auteur ; sans doute le droit de preuve contre le fonctionnaire appartient à l'écrivain ; mais ces procédés spéciaux de la loi ne violent point l'article 1382 du Code civil. Je le répète, son principe fondamental et naturel, la réparation du préjudice, subsiste tant pour la réparation civile du quasi-délit constaté par le juge civil, que pour la réparation pénale du délit reconnu par le jury. >> ( 60)

C'est très exactement de la même manière que la Cour s'est prononcée, comme on a pu le constater à la lecture des passages précédemment cités de l'arrêt (61).

On voit qu'il s'agissait à nouveau d'affirmer que l'article 1382 n'avait pas été écarté, en matière de presse, par les règles inscrites dans la Constitution pour la poursuite (au pénal) des délits de presse - et que la réparation du dommage causé par un quasi-délit de presse restait donc possible-, mais non de dire que la règle d'imputabilité successive, considérée par le Congrès national comme une garantie essentielle de la liberté de la presse, devrait être regardée comme étrangère aux demandes (civiles) de réparation de pré­judices subis, que ces demandes soient introduites en assises, ou devant un tribunal civil (et que, dans ce dernier cas, les faits invoqués soient constitu­tifs de délits ou seulement de quasi-délits).

(57) Voir le n° 2. (58) Pas., 1883, 1, p. 273, l'" col. ; voir déjà les conclusions du même magistrat, alors

premier avocat général, avant l'arrêt du 24 janv. 1863, PM., 1864, 1, p. 115, 1re col.; voir aussi l'arrêt rendu par la cour d'appel de Bruxelles, le 10 avril 1862, dans l'affaire du Moniteur de Louvain, B.J., 1862, col. 578.

(59) Mêmes conclusions, p. 272, 2" col., et p. 273, l'" col. (60) Eod. loc., p. 273, 2" col. (61) Voir le n° 2.

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5. - Certaines juridictions de fond se sont néanmoins prononcées en sens contraire.

Ainsi, on peut lire ceci dans un jugement du tribunal civil de Bruxelles, du 18 mars 1937 (62) : <<Attendu que la présente action ne puise (pas) sa source dans des faits susceptibles de constituer un délit de presse (tels que calomnie, injures, diffamation), mais bien dans un quasi-délit commis à l'aide d'un organe de la presse et régi par l'article 1382 du Code civil; que, comme telle, les dispositions de l'article 18 de la Constitution belge ne lui sont pas applicables. >>

Dans des décisions postérieures, il est dit, de manière plus radicale -mais non motivée -, que le principe de la responsabilité en cascade ne s'applique qu'en matière pénale, et qu'il est donc étranger à l'action civile (63). L'une d'elles contient l'observation que, <<même en matière de délit de presse, la responsabilité en cascade n'est plus appliquée par la juris­prudence récente>> (64).

C'est peut-être aller un peu loin. Un jugement rendu le 20 mars 1980 par le tribunal civil de Liège (65) reproduit textuellement l'attendu, cité plus haut, du jugement du 18 mars 1937, ainsi que la phrase suivante, emprun­tée à l'ouvrage de M. DALCQ (et déjà citée, elle aussi) : <<En l'absence de textes spéciaux, il faut considérer qu'en principe les quasi-délits en matière de presse doivent être jugés selon le droit commun de la responsabilité aquilienne. >> D'autres décisions se prononcent de manière analogue, voire identique (66). Cela signifie-t-il qu'aux yeux des magistrats qui les ont ren­dues, la solution pourrait être différente dans les cas où les faits, quoique soumis aux seuls juges civils, seraient constitutifs d'une infraction ~

A vrai dire, l'hypothèse qui est ainsi faite ne paraît pas plus plausible qu'une interprétation tranchée de la formule, en sens contraire, qui avait été indiquée quelques lignes plus haut. Il se peut que l'apparente mise en évidence des litiges qui ne porteraient que sur des quasi-délits ne soit qu'un procédé de motivation, n'autorisant pas les conclusions a contrario. Or, la tonalité générale semble aller plutôt dans le sens d'un rejet total du second alinéa de l'article 18 (aujourd'hui 25) de la Constitution en matière civile. C'est certainement le cas du jugement précité du 20 mars 1980, qui, repro­duisant un autre passage de l'ouvrage de M. DALCQ, affirme<< qu'il est cer-

(62) P. P., 1938, no 175. Le passage reproduit au texte est invoqué au n° 1246 de l'ou­vrage cité de M. DALCQ, qui cependant attribue erronément la décision à la cour d'appel de Bruxelles; l'erreur est reproduite par Mme MILQUET dans son étude précitée.

(63) Comm. Bruxelles, 14 sept. 1978, J. T., 1978, p. 667; Gand, 3 (ou 14) mars 1995, R. W., 1996-1997, p. 540; A. et M., 1996, p. 159; Liège, 14 mars 1995, J.L.M.B., 1995, p. 954; J. p1·oc., 1995, no 283, p. 24, avec note Fr. JoNGEN.

(64) Civ. Bruxelles, 8 oct. 1996, A. et M., 1997, p. 71; il faut apparemment entendre: en matière civile, même quand le fait invoqué peut être qualifié de délit de presse.

(65) J.T., 1980, p. 437. (66) Ci v. Charleroi, 1er avril 1982, Rev. 1'ég. d1'., 1982, p. 214; Ci v. Bruxelles, 29 juin

1987, J.T., 1987, p. 685, avec observations Fr. RIGAUX; 16 déc. 1987, J.T., 1988, p. 500; 28 déc. 1990, J.L.M.B., 1991, p. 672; Liège, 12 fév. 1997, J.T., 1997, p. 298; voir aussi les conclusions de l'avocat général SPREUTELS avant Bruxelles, 26 oct. 1988, J. p1'0c., 1989, n° 142, p. 28.

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tain que le texte constitutionnel ne vise que l'action publique, et ne déroge nullement au principe inscrit dans l'article 1382 du Code civil>> {67).

Mais cela ne vaut guère mieux, du moins sur le plan des principes. Car on ne saurait nier que le débat sur la question d'auteur, devant la Cour d'assises, produit ses effets aussi bien au civil qu'au pénal. A supposer donc qu'on soumette à nouveau les délits de presse au jury, on se trouverait devant une distorsion d'une autre nature, qui a déjà été signalée plus haut {68).

6. - D'autres formules ont été utilisées. Ainsi, le jugement précité du tribunal civil de Liège, du 20 mars 1980, note encore<< qu'aucune loi parti­culière ne régit la responsabilité civile en matière de presse >> ; et, comme l'avait fait M. DALCQ (69), il reproduit l'attendu suivant d'un arrêt rendu par la Cour de cassation, le 4 décembre 1952 (70) : <<que la Constitution, en consacrant la liberté de la presse, et partant la liberté de critique par la presse, n'apporte aucune restriction au principe fondamental inscrit dans l'article 1382 du Code civil>> (71).

Mais il ne paraît pas possible d'admettre que la Cour ait ainsi voulu don­ner, au problème qui nous occupe, une solution nouvelle. En l'espèce, la société anonyme << La presse démocrate socialiste de Charleroi >> s'était vu réclamer des dommages-intérêts pour avoir reproduit, dans le numéro du 17 mai 1946 du Journal de Charleroi, une œuvre du peintre Strebelle, inti­tulée<< L'enfant malade>>. Le tribunal de Charleroi, statuant en degré d'ap-

(67) Voir aussi, dans une forme légèrement différente, Civ. Bruxelles, 28 déc. 1990, et Liège, 12 fév. 1997, précités.

(68) Voir le no 3. (69) Op. cit., no 1245. (70) Pas., 1953, I, 215, avec les conclusions de l'avocat général GANSHOF VAN DER

MEERSCH.

(71) On trouve la même citation dans Civ. Bruxelles, 29 juin et 16 déc. 1987 (pré­cités); 23 mars 1993, J.T., 1993, p. 579; et 13 sept. 1994, R. W., 1994-1995, p. 955; J.T., 1995, p. 9*. Voir aussi LIEVENS, J., note sous Anvers, 28 mars 1977, R. W., 1977-1978, col. 1451 ; SPREUTELS, concl. précitées; VANDENBERGHE, H., <c Over persaansprakelijk­heid•>, T.P.R., 1993, p. 847. Un autre jugement du tribunal civil de Bruxelles, du 2 avril 1996 (A. et M., 1997, p. 314), et un arrêt de la cour d'appel de Bruxelles, du 14 janvier 1997 (A. et M., 1997, p. 310), contiennent le même passage, mais sans la référence. Enfin, le passage et la référence figurent encore dans des décisions qui ne se prononcent pas sur la question de la responsabilité en cascade en matière civile : Civ. Dinant, 14 déc. 1988, J.L.M.B., 1996, p. 156; Bruxelles, 5 fév. 1990, R. W., 1989-1990, p. 1464, avec les concl. de l'avocat général GEYSKENS ; Pas., 1990, II, 154; Civ. Louvain, 15 janv. 1996, A. et M., 1996, p. 460; Bruxelles, 25 sept. 1996, A. et M., 1997, p. 76, Liège, 13 sept. 1996, J.L.M.B., 1998, p. 806.

* Il est à noter que ce jugement du 13 septembre 1994, qui contient d'assez nom­breuses références, cite, vers la fin, l'arrêt de la Cour de cassation du 14 juin 1883, Pas., 1883, I, 267 (voir, dans la version originale, en néerlandais, R. W., 1994-1995, p. 958, et dans la traduction française, J.T., 1995, p. 11, note 23), alors qu'on découvre, beaucoup plus haut, une erreur de date qui pourrait faire croire à l'existence d'un arrêt du 14 juin 1983, Pas., 1983, I, 267 (R. W., p. 956, 2" col., en haut; J.T., p. 10, note 3). L'erreur a réapparu depuis lors: voir Liège, 12 fév. 1997, J.T., 1997, p. 298; voir aussi DouTRELEPONT, C., et FESLER, D., <c La presse et le droit •>, in <c La presse, pouvoir en devenir •>, Revue de l'Université de Bruxelles, 1996/3-4, p. 212, note 21.

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pel, avait constaté que l'autorisation du peintre n'avait pas été demandée, et lui avait accordé une indemnité (d'ailleurs symbolique), pour atteinte à son droit de <<propriété >>. Le pourvoi formé contre ce jugement soutenait -notamment - que << la liberté de la presse, garantie par l'article 18 de la Constitution, implique pour les journalistes le droit de critique, dont la reproduction d'une œuvre artistique critiquée n'est qu'une modalité ou un complément normal>>. C'est dans la réponse à cette branche de l'un des moyens de cassation que figure l'attendu cité, auquel est évidemment lié l'attendu suivant : << que, dès lors, ni la liberté de la presse ni le droit de critique ne peuvent justifier la reproduction de l'œuvre artistique d'autrui, lorsque cette reproduction porte atteinte au droit intellectuel de son auteur tel qu'il est reconnu et organisé par la loi du 22 mars 1886 >>.

On le voit, il n'est nullement question, dans ce litige, de décider s'il y a ou non responsabilité en cascade ( 72), mais seulement de dire - ce qui paraît d'ailleurs aller de soi - que la liberté de la presse ne saurait être invoquée pour prétendre reproduire une œuvre (bénéficiant encore de la protection légale) sans l'autorisation de son auteur (73).

Il faut au reste se souvenir que l'observation selon laquelle la Constitu­tion n'a pas dérogé au principe fondamental de l'article 1382 a déjà été faite, en substance, dans les arrêts du 24 janvier 1863 et du 14 juin 1883 (74) - ce qui n'a pas empêché la Cour d'ajouter aussitôt qu'une exception (la seule) a cependant été faite à l'article 1382 sur le terrain de l'imputabilité.

Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines. Il existe en effet des décisions (75) qui croient pouvoir invoquer un autre arrêt de la Cour de cas­sation, du 29 octobre 1973 (76) - auquel elles attribuent, erronément, le passage cité de l'arrêt du 4 décembre 1952 ...

Lisons l'arrêt. Un sieur Harcq avait été poursuivi pour avoir, à Namur, distribué des tracts sur la voie publique sans autorisation du Collège des bourgmestre et échevins, en violation de l'article 22 du règlement général de police de la ville de Namur. En degré d'appel, il avait été acquitté par le tribunal correctionnel de Namur, au motif que ledit article 22 serait contraire aux articles 14 et 18 de la Constitution. La Cour cassa le juge­ment. Elle observe <<que, si l'article 14 de la Constitution garantit aux Belges la libre manifestation de leurs opinions en toutes matières, et neper­met, partant, point à l'autorité de subordonner l'exercice de cette liberté

(72) A cela il y a, de toute manière, une raison déterminante, sur laquelle je revien­drai sous le n° 7.

(73) C'est la loi du 11 mars 1958 qui a introduit, dans la loi du 22 mars 1886, un arti­cle 21bis, qui, par un élargissement du droit de citation, a autorisé la reproduction d'œuvres entières, mais seulement à l'occasion de comptes rendus d'événements d'actua­lité. Comp., dans la loi du 30 juin 1994, les articles 22 et 46.

(74) L'ensemble de la question- replacée dans son contexte- a été examinée sous le no 4. Voir, en particulier, les conclusions précitées du procureur général FAIDER avant l'arrêt du 14 juin 1883, Pas., 1883, I, p. 272-273.

(75) Civ. Bruxelles, 28 déc. 1990, précité; Liège, 13 sept. 1996 et 12 fév. 1997, pré­cités.

(76) Pas., 1974, I, 232.

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à un contrôle préalable des opinions qui seront manifestées, il ne reconnaît pas aux Belges la liberté illimitée d'user de la voie publique, même aux fins de pareille manifestation, et que, si l'article 18 garantit la liberté de la presse, la liberté illimitée de vendre ou de distribuer des écrits imprimés sur la voie publique n'est nullement un corollaire de cette liberté>>. Elle note ensuite qu'en vertu de textes datant de la période révolutionnaire, << l'auto­rité communale est chargée ( ... ) de prescrire les mesures nécessaires pour faire jouir les habitants d'une bonne police, notamment de la propreté, de la salubrité, de la sûreté, de la tranquillité et de la commodité du passage dans les rues, quais, places et voies publics>>. Elle conclut qu'en soumettant à une autorisation préalable la distribution ou la mise en vente d'imprimés sur la voie publique, l'autorité communale ne viole pas les articles 14 et 18 de la Constitution.

Dans ce procès- au pénal-, on ne trouve strictement rien sur la res­ponsabilité en cascade. Evidemment, puisqu'il ne s'agissait pas d'un délit de presse!

A fortiori, la référence à un troisième arrêt de la Cour de cassation- du 2 mars 1964 (77) -, qu'on trouve dans le jugement précité du tribunal civil de Charleroi, du 1er avril 1982 (78), à l'appui de l'observation que l'ar­ticle 18, alinéa 2 de la Constitution <<ne concerne que les délits de presse proprement dits >>, apparaît, dans sa banalité première, singulièrement équi­voque dans un procès civil.

Car l'arrêt du 2 mars 1964 est l'un de ceux par lesquels la Cour n'a cessé de dire <<qu'un délit de presse requiert, comme élément nécessaire, qu'une opinion ait été exprimée dans un écrit imprimé>>. En l'espèce, le peintre­écrivain Mariën avait été condamné par la cour d'appel de Bruxelles, par application des dispositions de la loi du 11 juin 1889, pour avoir fabriqué des clichés ayant servi à produire des imprimés ressemblant aux billets de vingt francs ayant cours. Dans son pourvoi, il soutenait notamment qu'à supposer qu'il ait commis une infraction, celle-ci devrait être considérée comme un délit de presse, qui aurait dû être déféré à la Cour d'assises. Le pourvoi fut rejeté. <<Une image>>, dit la Cour de cassation,<< bien qu'elle soit produite par la presse dans l'acception la plus large, n'est que la représenta­tion d'un objet matériel et n'est pas directement l'expression d'une pensée ou la manifestation d'une opinion, au sens que la Constitution attache à cette expression, de sorte que les infractions commises par la publication d'images ne peuvent être considérées, en soi, comme des délits de presse. >>

C'est dans ce contexte que la Cour note ensuite <<que l'article 18 de la Constitution ne concerne que les délits de presse>>. On ne saurait évidem­ment rien tirer de cela, pour ou contre l'application du principe de la res­ponsabilité en cascade en matière civile, lorsqu'on se trouve en présence d'un abus de la liberté d'expression dans un texte imprimé.

(77) Pas., 1964, I, 697. (78) Rev. rég. dr., 1982, p. 214.

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7. - Il y a pourtant, dans les développements qui précèdent, une ques­tion sous-jacente d'une importance réelle : quand on passe du pénal au civil, comment convient-il d'effectuer la transposition de la règle inscrite au second alinéa de l'article 18 (aujourd'hui 25) de la Constitution 1 Ou, pour le dire autrement, que faut-il entendre, pour l'application de ladite règle, par la notion de quasi-délit de presse 1

Je ne puis songer à exposer ici, de manière détaillée, ce qu'est un délit de presse; du moins convient-il qu'avant d'aller plus loin, je rappelle quel­ques éléments essentiels de sa définition (79).

Le premier point à souligner - et c'est un paradoxe, du moins appa­rent - est qu'on ne trouve pas le délit de presse là où on s'attendrait à le trouver, c'est-à-dire dans les normes spécifiques aux moyens de communi­cation (règles relatives au droit de réponse, à l'affichage, à la distribution de tracts, au dépôt légal, à la protection de l'identité des mineurs, à l'im­portation de publications étrangères obscènes, etc.) : c'est là le domaine de la police de la presse, ensemble d'obligations et d'interdictions dont la viola­tion peut entraîner des sanctions, selon les règles normales de compétence et de procédure.

Tout au contraire, les délits de presse sont des infractions ordinaires, non spécifiques. Il peut s'agir, par exemple, de calomnie, de diffamation, d'in­jure (ce sont les cas les plus fréquents). On peut calomnier, diffamer ou injurier sans avoir recours à la presse. Mais l'infraction, sans cesser d'être ce qu'elle est, acquiert une qualité supplémentaire lorsque se trouvent réu­nis les éléments qui caractérisent le délit de presse. C'est comme si on la revêtait d'un manteau, ou d'une robe.

Cela étant, il faut tout d'abord que l'infraction comporte, par elle-même, la manifestation d'une opinion (80). Cela se comprend aisément, puisque les garanties qui s'attachent à la qualification visent à protéger la liberté d'ex­pression dans la presse. C'est donc le contenu de la communication qu'il convient d'examiner (c'est tout le contraire dans les infractions qui relèvent de la police de la presse). Mais il est à noter qu'il suffit d'une pensée tout à fait rudimentaire, voire implicite (81) : on ne saurait se montrer parcimo­nieux dans la protection de la liberté d'expression.

Il faut ensuite que l'opinion, ainsi définie, ait reçu une diffusion suffi­sante, qu'elle ait été publique. Il s'agit bien entendu d'une question de fait; le contrôle qu'exerce la Cour de cassation sur les appréciations des juges du fond- souveraines en fait- ne peut donc être qu'indirect (82).

(79) Voir mon étude <<Le délit de presse : insolite, arbitraire et fragile 1>, J. proc., 1990, n° 169, p. 35; voir aussi mon cours de Droit de l'information et de la communication, Presses universitaires de Bruxelles, 6" édit., 1991, p. 60 à 78 (il n'y a pas eu d'édition pos­térieure à 1991, mais seulement de nouveaux tirages, présentés par l'éditeur de manière ambiguë).

(80) Cass., 11 déc. 1979, Pas., 1980, I, 452 ; 21 oct. 1981, Pas., 1982, I, 259 ; 9 oct. 1985, Pas., 1986, I, 131; 17 janv. 1990, Pas., 1990, I, 582.

(81) Cass., 22 oct. 1941, Pas., 1941, I, 388. (82) Cass., 25 sept. 1950, Pas., 1951, I, 12; 11 janv. 1960, Pas., 1960, I, 520; 22 fév.

1965, Pas., 1965, I, 636 ; 13 avril 1988, Pas., 1988, I, 942.

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La Constitution n'ayant pas indiqué ce qu'il fallait entendre par << délit de presse)), c'est à nos cours et tribunaux qu'est échue la tâche d'en fixer les contours, en droit positif. Or, ce travail a été entrepris à une époque où il n'existait pas d'autre presse que la presse écrite. Une nouvelle précision s'explique ainsi fort bien : c'est tout naturellement que le mot << presse )) a reçu la signification d'écrits imprimés. On admirera d'ailleurs le souci de nos magistrats de ne pas s'enfermer dans des formules trop étroites, qui auraient abouti à exclure, du champ de la protection constitutionnelle, des procédés techniques nouveaux. Dans l'affaire qui a donné lieu à un arrêt de la Cour de cassation du 20 juillet 1966 (83), les juges d'appel avaient précisé qu'il y a délit de presse<< lorsque le fait incriminé a été commis au moyen de la presse, c'est-à-dire par le recours à un procédé permettant la reproduction mécanique, au départ d'un seul et même moule ou d'une seule et même empreinte, de plusieurs exemplaires d'un même corps d'écriture )) (et le pourvoi fut rejeté). La formule synthétise bien la jurisprudence sur la question. Ont donc été englobés dans la notion de presse des circulaires reproduites à l'aide d'un procédé ronéographique (84), des tracts, prospec­tus ou billets, pour autant qu'un procédé mécanique de reproduction ait été utilisé (85), <<un écrit composé à l'aide d'empreinte sur des feuilles de papier ( ... ) et comportant la confection de multiples copies à l'aide d'une même forme de disposition de caractère graphique)) (sic) (86), des textes polygra­phiés (87), des photocopies (88), etc.

Encore faut-il toutefois, comme nous le savons - et pour des raisons analogues- qu'il y ait un corps d'écriture; une image ne suffit pas (89).

Du même coup, les nouveaux moyens de communication (cinéma, radio, télévision) se situent en dehors du système de protection des délits de presse. La Cour de cassation s'est prononcée très fermement en ce sens : << Attendu que ni la radiodiffusion ni les émissions de télévision ou de télé­distribution ne sont des modes d'expression par des écrits imprimés ; que l'article 18 de la Constitution leur est donc étranger. )) (90) Il faut à vrai dire se souvenir que ces nouveaux moyens ont été soumis, dès leur apparition, à des règles dont les principes de base (notamment l'autorisation préa-

(83) Pas., 1966, I, 1406. Voir aussi Cass., 24 juin 1912, Pas., 1912, I, 365; 25 sept. 1950, précité.

(84) Cass., 4 avril 1955, Pas., 1955, I, 868. (85) Cass., 22 oct. 1941 et 25 sept. 1950, précités. (86) Cass., 17 janv. 1990, précité. (87) Corr. Huy, 30 janv. 1981, J. T., 1981, p. 290. (88) Bruxelles, 1 •r avril 1982, J. T., 1982, p. 636. (89) Cass., 2 mars 1964, précité; 9 janv. 1973, Pas., 1973, I, 455; 18 sept. 1973, Pas.,

1974, I, 46. (90) Cass., 9 déc. 1981, Pas., 1982, I, 482. Voir toutefois, en sens contraire, Bruxelles,

19 fév. 1985, R. W., 1985-1986, col. 806, avec note CEULEERS (mais la Cour de cassation, statuant en règlement de juges, dans cette affaire, par arrêt du 28 mai 1985, Pas., 1985, I, 1219, ne se prononça pas sur la question); 25 mai 1993, J.T., 1994, p. 104, avec note Fr. JoNGEN; Corr. Bruxelles, 24 mars 1992, J.L.M.B., 1992, p. 1242.

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labie (91)) sont en opposition complète avec ceux qui ont été adoptés, pour la presse écrite, dans la Constitution.

Les choses étant ainsi précisées dans leurs grandes lignes, on voit, mieux encore, pourquoi les références aux arrêts du 29 octobre 1973 et du 2 mars 1964- déjà commentées sous le no 6 -, manquent totalement de perti­nence dans le présent débat. Distribuer des tracts sans autorisation préa­lable, ou fabriquer des images ressemblant à des billets de banque, cela n'a rien à voir avec la notion de délit de presse. Prétendre utiliser des passages de ces arrêts pour contredire l'enseignement de la Cour de cassation sur la question de la responsabilité en cascade en matière civile est donc une entreprise vaine.

Dans le cas de l'arrêt du 4 décembre 1952, il s'agissait également d'un acte (la reproduction d'un tableau sans l'autorisation de l'auteur) qui, à supposer qu'on puisse le situer sur le plan pénal, n'aurait pas pu entrer dans la notion de délit de presse.

Mais le litige était, cette fois, de nature civile. Nous en revenons ainsi à la question annoncée au début de la présente section : pourrait-on accepter une définition du quasi-délit de presse - en vue de l'application du principe inscrit au second alinéa de l'article 18 de la Constitution - qui s'écarterait, sur l'essentiel, de la définition du délit de presse ?

La Cour de cassation, opérant la synthèse des divers éléments qui ont été rappelés ci-dessus, enseigne habituellement que <<les délits de presse sont des délits qui portent atteinte aux droits de la société ou des citoyens, com­mis en exprimant abusivement des opinions dans des écrits imprimés et publiés>> (92). Ne faut-il pas considérer, dès lors, que, pour le problème qui nous occupe, le quasi-délit de presse doit se définir, mutatis mutandis, de la même façon? Une réponse affirmative me paraît s'imposer.

La question n'a guère retenu l'attention de la doctrine et de la jurispru­dence. Elle est pourtant essentielle. Car décider que toute faute civile quel­conque commise par la presse donne lieu à une imputabilité successive et isolée serait élargir de manière inacceptable le champ d'application d'une règle qui, au pénal en tout cas, est strictement limitée par les nécessités de la protection de la liberté d'expression. Il doit donc en être de même au civil.

Cela n'a pas échappé à ScHUERMANS : << S'il n'y a pas abus de la pensée avec impression et publication>>, écrit-il, <<il ne peut pas s'agir de faire préva­loir les principes constitutionnels, applicables seulement aux délits et quasi­délits de la presse. On verra plus loin que si la presse commet un fait dom­mageable, sans faire usage de la liberté des opinions, par exemple un acte

(91) Voir la loi sur les radiocommunications, du 30 juillet 1979, remplaçant la loi du 14 mai 1930.

(92) Cass., 11 déc. 1979, précité; voir aussi les arrêts du 21 oct. 1981 et du 9 oct. 1985, également précités.

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de concurrence déloyale, une contrefaçon littéraire, l'article 18 (de la Constitution) est sans application>> (93).

De même, la cour d'appel de Bruxelles observe, dans un arrêt du 14 mai 1968, rendu dans un litige civil, << que les photographies ne constituent point des écrits, et que la règle de l'article 18 de la Constitution ne peut, dès lors, justifier que la responsabilité soit rejetée sur l'auteur des clichés. >> (94)

Il faut donc, au civil comme au pénal, un abus de la liberté d' expres­sion - et aussi, cela va de soi, des écrits imprimés, rendus publics, et obte­nus par un procédé de reproduction mécanique d'un même corps d'écriture.

En disant cela, on ne fait que se conformer à la volonté du Congrès natio­nal, pour qui il était essentiel d'affranchir l'écrivain, dans l'expression de ses opinions par la voie de la presse, de toute censure, qu'elle vienne du <<gouvernement>>, ou des éditeurs, imprimeurs ou distributeurs (95). Si donc la responsabilité civile de la presse doit être soumise aux mêmes règles que sa responsabilité pénale, c'est tout simplement par identité de motifs. Le ris­que de pressions existe dans les deux cas ; la règle ne peut être que la même.

Ainsi que l'écrivait déjà ScHUERMANS : <<La Constitution( ... ) a entendu empêcher les imprimeurs, éditeurs et distributeurs, d'avoir un prétexte de refuser leur concours à quiconque voudrait faire une publication sous sa responsabilité. La crainte de dommages-intérêts élevés pouvant ruiner son industrie serait même parfois, pour un éditeur, un épouvantail plus grand que la peine. ( ... ) dès qu'il a été décidé qu'il n'y aurait pas de censure, il fallait rejeter la censure de l'imprimeur comme celle du gouvernement, non

(93) Op. cit., p. 17. Cette manière de voir semble partagée par DUPLAT, op. cit., p. 366-367, encore qu'un doute puisse subsister sur la portée exacte de ses observations. Voir aussi les avis du ministère public avant Bruxelles, 9 janv. 1974 et 24 mai 1974, J. T., 1975, p. 65 et 63.

(94) J.T., 1968, p. 454. Ce passage de l'arrêt (ou plutôt de la partie du sommaire qui le reproduit en le modifiant quelque peu) est cité dans un jugement du tribunal civil de Bruxelles, du 27 nov. 1992 (J.L.M.B., 1994, p. 1001), rendu dans une affaire où il était question, à nouveau, d'une photographie. Il faut donc tenir compte de cette citation pour apprécier la portée de la phrase qui la précède, dans laquelle il est dit << que la demande­resse soutient à juste titre que l'article 18 de la Constitution ne s'applique qu'aux délits de presse, ceux-ci exigeant la manifestation d'une opinion)); selon toutes apparences, il ne s'agissait pas ici d'opposer le pénal au civil, mais de souligner que la responsabilité en cascade exige la manifestation d'une opinion (dans un corps d'écriture imprimée) -ce qui, comme l'indique l'arrêt du 14 mai 1968, vaut aussi bien au civil qu'au pénal. C'est sans doute de la même manière qu'il convient d'interpréter l'attendu d'une ordonnance du président du tribunal de commerce de Bruxelles, du 26 fév. 1948 (J.T., 1948, p. 409), dans lequel on peut lire que l'article 19, alinéa 2 de la Constitution (il s'agit manifeste­ment de l'article 18) est une «disposition applicable, non à tous les actes illicites commis par la voie de la presse, mais seulement aux délits de presse proprement dits se caractéri­sant par l'abus de la manifestation des opinions>>.

(95) Voir les citations des discussions au Congrès national, au no 1 de la présente étude.

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seulement en ce qui concerne l'action publique, mais aussi quand il ne s'agit que d'intérêts privés.>> (96)

Plus récemment, le tribunal civil de Liège s'est exprimé sur la question de manière excellente : ((Attendu>>, dit-il, ((que l'irresponsabilité tant pénale que civile d'un éditeur est un principe absolu et essentiel à la liberté de pensée, d'expression et de création intellectuelle ; que reconnaître à l' édi­teur d'un auteur dont le nom est connu, une responsabilité du chef du contenu de la création, de l'œuvre ou de l'article de l'auteur aurait pour conséquence immédiate d'établir une censure économique de la création litté­raire et de l'expression écrite de la pensée ; qu'en effet, la responsabilité potentielle de l'éditeur lui commanderait de ne publier que des articles ou des ouvrages qui ne l'exposeraient pas à des actions civiles éventuellement coûteuses, c'est-à-dire lui donnerait à la fois le droit et l'incitant économi­que de censurer les œuvres qu'il accepte de publier. >> (97)

8. - Mais alors que la question semble ainsi avoir été éclaircie dans son ensemble, voilà que surgissent des difficultés nouvelles.

La première vient de l'interférence possible, avec le principe de la respon­sabilité en cascade, des règles qui régissent les rapports du journaliste avec l'entreprise de presse pour laquelle il travaille.

Peut-on admettre tout d'abord - c'est la première partie de la ques­tion - que lorsqu'un journaliste a la qualité de préposé, au sens de l'ar­ticle 1384, troisième alinéa, du Code civil, sa faute engage, non seulement sa responsabilité personnelle, mais aussi celle de l'éditeur (ou du proprié­taire), en sa qualité de maître ou de commettant ~

Cette thèse a été soutenue, récemment (98). Mais elle me paraît en contradiction flagrante avec le second alinéa de l'article 18 (aujourd'hui 25) de la Constitution. Elle a d'ailleurs été condamnée depuis longtemps : ((l'éditeur ou propriétaire d'un journal>>, écrit DUPLAT (99), ((n'est pas civi­lement responsable du. dommage causé par les articles dont l'auteur est le rédacteur habituel et salarié du journal>>.

Si la Constitution a apporté une restriction à l'article 1382 du Code civil, en faisant de l'auteur (connu et domicilié en Belgique) le seul responsable de l'écrit qui contient l'expression de sa pensée - afin d'éviter la censure économique qui pourrait s'exercer sur lui, et parce qu'il suffit d'une <( vic-

(96) Op. cit., p. 15. Voir aussi THONISSEN, op. cit., p. 81; ÛRBAN, op. cit., p. 454; ERRERA, op. cit., p. 75 ; DUPLAT, op. cit., p. 363 ; V AN BoL, étude précitée, Ann. dr. Louv., 1980, p. 231; VooRHOOF, étude précitée, R. W., 1983-1984, 1907; VELAERS, op. cit., p. 216; DouTRELEPONT et FESLER, étude citée, p. 199; MoNTERO, E., étude citée, p. 99.

(97) Civ. Liège, 28 juin 1989, J.L.M.B., 1990, p. 264. Voir aussi Civ. Bruxelles, 2 juil­let 1993, A. et M., 1996, p. 161 (qui cependant ne tranche pas entre les deux thèses oppo­sées); Liège, 30 juin 1997, J.L.M.B., 1998, p. 9. Voir aussi les conclusions précitées de l'avocat général LECLERCQ, J.T., 1996, p. 597.

(98) DouTRELEPONT, C., et FESLER, D., étude citée, p. 200-201 ; Liège, 30 juin 1997, précité (qui se réfère, par une erreur manifeste, à l'article 1384, alinéa 2).

(99) Op. cit., p. 369. Voir déjà ScHUERMANS, op. cit., p. 16-17; Bruxelles, 13 fév. 1867, Pas., 1867, II, 163.

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time >> -, elle l'a du même coup, et nécessairement, apportée à l'ar­ticle 1384, alinéa 3, du même Code (100).

Mais vient ensuite la seconde partie de la question. L'article 18 de la loi du 3 juillet 1978, relative aux contrats de travail, contient, en ses deux pre­miers alinéas, les dispositions suivantes : <<En cas de dommages causés par le travailleur à l'employeur ou à des tiers dans l'exécution de son contrat, le travailleur ne répond que de son dol et de sa faute lourde. Il ne répond de sa faute légère que si celle-ci présente dans son chef un caractère habi­tuel plutôt qu'accidentel. >>

Certains en ont conclu que lorsque le journaliste est engagé dans les liens d'un contrat de travail, il échappe désormais, comme tout travailleur, aux conséquences de sa faute légère occasionnelle (101); la cour d'appel de Liège va jusqu'à dire que,<< dans ce cas, la qualité de préposé l'emporte sur celle de journaliste par l'effet de la subordination dans laquelle se trouve le préposé par rapport à l'éditeur>> (102). En sorte que, s'il fallait en même temps faire bénéficier l'éditeur, l'imprimeur et le distributeur des effets de la responsabilité en cascade, on aboutirait à une situation dans laquelle il n'existerait plus de responsabilité (civile) pour personne (103). Et il y aurait là un argument, soit pour admettre le recours à l'article 1384, alinéa 3 du Code civil (104), soit, de façon plus radicale, pour en finir une bonne fois avec la responsabilité en cascade (105).

J'avoue ne pas comprendre. Sauf exceptions, les journalistes attachés à une entreprise de presse sont des employés, certes; j'ai eu quelque peine­et il a fallu de nombreuses années- pour faire accepter cette réalité juridi­que fondamentale dans les milieux professionnels de la presse (106). Mais il ne s'en déduit nullement qu'ils pourraient, en tant qu'employés, bénéficier de dispositions légales qui seraient en contradiction avec un principe consti­tutionnel qui leur est, par hypothèse, applicable.

Le législateur ordinaire est au reste censé donner aux textes qu'il adopte une portée conforme à la Constitution. On ne saurait dès lors admettre qu'un journaliste, seul responsable de son œuvre intellectuelle, puisse béné­ficier d'une immunité, sous prétexte qu'il est, aussi, un employé. A l'inverse de ce qu'on peut lire dans l'arrêt précité de la cour d'appel de Liège, c'est la qualité d'auteur (avec les conséquences qu'y attache la Constitution) qui <<l'emporte>> sur celle d'employé (avec la faveur qui en découle selon la loi).

(lOO) JONGEN, Fr., ((Droit des médias>>, J. proc., 1997, n° 324, p. 16. (lOI) Voir notamment Civ. Bruxelles, 13 sept. 1994, R. W., 1994-1995, p. 955; J.T.,

1995, p. 9. (102) Liège, 30 juin 1997, précité. (103) VANDENBERGHE, H., étude citée, T.P.R., 1993, p. 850; JoNGEN, Fr., étude

citée, p. 16-17; Gand, 3 (ou 14) mars 1995, R. W., 1996-1997, p. 540; A. et M., 1996, p. 159.

(104) Voir les références citées à la note 98. (105) JoNGEN, Fr., étude citée, p. 17; voir aussi VANDENBERGHE, H., étude citée,

p. 850-851. (106) Voir mes études sur la question : <<Le statut juridique du journaliste belge •>,

Techniques de diffusion collective, no 16, 1969, p. 5 et suiv. ; <<Les journalistes sont-ils des employés? •>, J.T.T., 1972, p. 17 et suiv., et p. 33 et suiv.

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9. - D'autre part un arrêt, rendu le 21 juin 1996 par la cour d'appel de Bruxelles - laquelle, selon toutes apparences, n'avait pas connaissance à ce moment de l'arrêt annoté-, a suscité une certaine émotion, non seule­ment parce qu'il déclare<< que lorsque l'action est, comme en l'espèce, fon­dée sur une infraction à l'article 93 de la loi (sur les pratiques du commerce et sur l'information et la protection du consommateur) du 14 juillet 1991, elle est dirigée contre les vendeurs et sort du champ d'application de l'ar­ticle 25, alinéa 2, de la Constitution (coordonnée)>>, mais aussi parce qu'il se fonde sur ce que la société éditrice de la revue Test-Achats doit être trai­tée comme un << vendeur >> d'informations (produits offerts par elle à ses membres), et a donc une responsabilité propre en cette qualité (107).

A vrai dire, on trouve depuis longtemps des décisions selon lesquelles l'article 18 (aujourd'hui 25) de la Constitution ne s'applique pas aux actes de concurrence déloyale commis par la voie de la presse (108).

Je ne saurais envisager de me livrer ici à un examen détaillé de la loi du 14 juillet 1991; je me bornerai à deux observations.

La première est que - sauf rarissimes exceptions - tout éditeur a pour ambition (d'ailleurs légitime en soi) de diffuser de l'information (dans l'ac­ception la plus large du mot), et d'en tirer un avantage, direct ou indi~ reet - en d'autres termes de << vendre >> cette information. Soutenir que la qualité de << vendeur >> de tel éditeur le prive de l'immunité, à laquelle il peut prétendre en vertu du principe de la responsabilité en cascade, revient donc à supprimer ce principe de notre droit (109).

Par contre- et c'est le second point-, il faut se souvenir qu'en matière d'<< infractions >> commises par la voie de la presse, tout ne se réduit pas aux délits (et quasi-délits) de presse.

De nombreuses règles qui relèvent de la police de la presse érigent en infraction le fait d'accomplir un acte matériel qui constitue, par lui-même, la violation d'une interdiction déterminée. En voici quelques exemples :l'in­troduction en Belgique, en vue du commerce ou de la distribution, de publications étrangères (préalablement déclarées obscènes par arrêtés royaux délibérés en conseil des ministres) (llO); la diffusion d'avis faisant connaître des loteries non autorisées (111); la référence au sexe du travail-

(107) Bruxelles, 21 juin 1996, Rev. dr. comm. b., 1997, p. 579, avec note A. PuTTE­MANS; A. et M., 1997, p. 75 (extraits), avec note Fr. JoNGEN. Voir aussi, sur cet arrêt, ScHAUS, A., <<Inédits de droit de la presse)), J.L.M.B., 1996, p. 1174-1175 ; JoNGEN, Fr., <<Droit des médias)), J. pme., 1997, no 324, p. 17.

(108) Gand, 9 déc. 1988, R. W., 1989-90, p. 91 ; Liège, 14 mars 1995, J.L.M.B., 1995, p. 954; J. proc., 1995, n° 283, p. 24, avec obs. Fr. JoNGEN; Comm. Bruxelles, 26 fév. 1948, J. T., 1948, p. 409, avec note critique de G. V AN HECKE. Comp. cependant, dans un sens tout différent, DUPLAT, op. cit., p. 366-367, critiquant un jugement du tribunal de commerce de Bruxelles, du 26 nov. 1912; Corr. Liège, 27 mars 1963, J.T., 1963, p. 492.

(109) On se rappellera les conséquences qui découlent du prétendu devoir de surveil­lance et de contrôle qui, selon certains, incomberait à l'éditeur, à l'imprimeur, et même au distributeur; voir plus haut, sous le n° 3.

(110) Loi du 11 avril 1936, aujourd'hui tombée en désuétude. (111) Articles 303 et 304 du Code pénal.

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leur dans les offres d'emplois ou les annonces relatives à l'emploi et à la promotion professionnelle {112}; entre 1985 et 1991, la publication de son­dages relatifs aux élections, au cours des trente jours qui en précèdent la date (113) ; l'affichage et la distribution de tracts dans des endroits non autorisés (114).

L'interdiction qui, en vertu de l'article 123sexies, 6° du Code pénal, frappe les individus condamnés pour crime contre la sûreté extérieure de l'Etat, commis en temps de guerre, est particulièrement intéressante sur le plan des principes. Il s'agit de la déchéance, à perpétuité, du droit de parti­ciper, à quelque titre que ce soit, à toute publication quelconque - mais seulement, depuis la modification législative du 30 juin 1961, dans le cas où cette participation a un caractère politique. Il en résulte que, malgré le fait que l'infraction consiste dans le fait matériel de la publication, en violation de la déchéance (et qu'elle ne saurait donc être qualifiée de délit de presse), une condamnation implique une vérification préalable du contenu, afin de déterminer s'il a ou non un caractère politique (115).

Force est de constater que de nombreuses interdictions ont été édictées dans le domaine de la publicité : prohibitions qui visaient autrefois l'audio­visuel {116) ; interdictions se rapportant aux soins dentaires {117) ; régle­mentations particulières multiples.

La loi du 14 juillet 1991 énumère, en son article 23, diverses formes de publicité interdite. En son article 93, elle interdit d'autre part <<tout acte contraire aux usages honnêtes en matière commerciale par lequel un ven­deur porte atteinte ou peut porter atteinte aux intérêts professionnels d'un ou de plusieurs autres vendeurs)).

Ces diverses interdictions ont manifestement été conçues dans le même esprit que celles qui ont été évoquées plus haut. L'interférence avec la question qui nous occupe ici ne pourrait donc se produire que dans les cas ou l'<< infraction)), en tant que telle, consisterait dans un abus de la liberté d'expression. Il resterait alors à se rappeler que le législateur ordinaire est censé respecter la Constitution ...

10. - Enfin, l'opinion s'est répandue que, pour assurer une meilleure réparation aux victimes, il faut abolir purement et simplement le système

(112) Article 121 de la loi de réorientation économique (dite<< anti-crise >) ••• ), du 4 août 1978.

(113) Article 5 de la loi du 18 juillet 1985, relative à la publication des sondages d'opi­nion; ledit article 5 fut abrogé par la loi du 21 juin 1991.

(114) Pour l'affichage et la distribution de tracts : les dispositions de nombreux règle­ments communaux. Pour l'affichage seulement : l'arrêté-loi du 29 décembre 1945; ou l'arrêté royal du 14 décembre 1959, pris en exécution de l'article 200 du Code des taxes assimilées au timbre.

(115) Cass., 21 oct. 1981, Pas., 1982, I, 259, avec les conclusions de l'avocat général JANSSENS DE BISTHOVEN. L'arrêt a été rendu dans l'affaire de la<< Lettre au Pape à pro­pos d'Auschwitz >), de Léon Degrelle.

(116) Article 28, § 3, de la loi du 18 mai 1960, créant la R.T.B. et la B.R.T. ; article 21 de l'arrêté royal du 24 décembre 1966, pris en exécution de la loi du 26 janvier 1960, sur les redevances.

( 117) Loi du 15 avril 1958.

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de la responsabilité en cascade ; on a pu voir que certaines des propositions qui ont été avancées pour refuser l'application de la règle en matière civile conduisent directement à cette abrogation.

Mais pourquoi s'arrêter en chemin 1 La compétence de la Cour d'assises en matière de délits de presse, vestige d'une époque révolue, devrait, a-t-on dit, disparaître également. Les auteurs, éditeurs, imprimeurs et distribu­teurs, dépouillés de privilèges incompréhensibles, auraient à comparaître en correctionnelle, comme n'importe quel délinquant ordinaire.

Cette proposition radicale a du moins le mérite de la cohérence : suppri­mer la responsabilité en cascade, tout en laissant subsister la notion de délit de presse - avec les autres garanties qui s'y attachent - n'aurait guère de sens ; et correctionnaliser le délit de presse, en conservant la res­ponsabilité en cascade, encore moins.

Quant à<< élargir les garanties de la presse aux autres moyens d'informa­tion>>, comme on l'envisage depuis quelque temps (118), cela m'a toujours paru une idée étrange, puisque les procès de presse en assises ne se font plus. L'audiovisuel ne doit d'ailleurs pas forcément être soumis, à tous égards, aux mêmes règles que l'écrit.

En toute hypothèse, est-on sûr qu'il faille, même à propos d'infractions particulièrement odieuses (119), renoncer définitivement à saisir la Cour d'assises 1 Serait-il impossible de simplifier la procédure 1 Ne pourrait-on pas allonger quelque peu les délais de prescription les plus courts 1 Croit-on que les jurés d'aujourd'hui réagiraient de la même façon que leurs lointains prédécesseurs 1

Mais, me dira-t-on, il y a, dans d'autres pays, des poursuites pénales contre la presse devant les juridictions ordinaires, et ces pays ne sont pas moins attachés aux libertés fondamentales que le nôtre. Sans doute. Mais quels sont les effets de ces poursuites, et des condamnations qui s'ensui­vent 1 La presse de ces pays pourrait-elle nous être donnée en exemple 1

Quelle est, au demeurant, l'utilité sociale d'une condamnation pénale 1 L'honneur des personnes en est-il mieux réparé 1 Ne faut-il pas craindre que la menace de la sanction n'effraie que les journalistes consciencieux, et qu'elle exerce plutôt une sorte de fascination sur les autres (ou soit pour eux une occasion de publicité) 1 Est-on sûr enfin qu'elle réponde aux exi­gences que formule la Cour européenne des droits de l'homme 1 Une sanc­tion pénale ne risque-t-elle pas de lui apparaître, souvent, hors de propor­tion avec le but légitime poursuivi par la loi (120} 1

Nous avons, pour l'heure, des procès civils de presse; et nos cours et tri­bunaux, à tort ou à raison, n'hésitent plus à accorder aux demandeurs des

(ll8) Voir les déclarations de révision de la Constitution, depuis 1987. (ll9) Je pense spécialement aux écrits inspirés par le racisme ou la xénophobie (loi

du 30 juillet 1981), ou comportant la négation ou la minimisation grossière du génocide commis pendant la seconde guerre mondiale (loi du 23 mars 1995).

(120) Les exemples abondent dans la jurisprudence de la Cour; ils ont été cités sou­vent.

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indemnités substantielles (121). Peut-on dire, pour autant, que le système actuel aboutit <<à faire du journaliste l'unique lampiste d'excès souvent imputables aux journaux eux-mêmes>> (122) 1

Il m'est arrivé de le penser. Mais on ne saurait nier qu'il existe aujour­d'hui, à côté de professionnels honnêtes- heureusement nombreux-, des vedettes moins scrupuleuses du journalisme dit d'investigation, qui ne don­nent guère l'impression d'avoir besoin qu'on les pousse dans le dos. A l'évi­dence, la question - si elle existe vraiment - doit être traitée au sein de la profession, à l'intervention des organisations représentatives des journa­listes, qui négocient d'ailleurs en permanence avec les éditeurs. A cet égard, j'ai relevé avec intérêt que, dans un communiqué récent, l'Association belge des éditeurs de journaux a fait savoir que lesdits éditeurs<< entendent mar­quer leur entière solidarité avec les journalistes qui couvrent les enquêtes judiciaires en cours, dans le respect du code de déontologie de la profes­sion>> (123).

Avant de tout bousculer, prenons le temps de réfléchir - cela aussi paraît désuet, il est vrai - aux conséquences des règles nouvelles qui seraient substituées à celles que nous connaissons. Ira-t-on jusqu'à dire que, dans l'intérêt des victimes(!), mieux vaut une condamnation pénale (qu'on espère peut-être modérée ... ) que des dommages-intérêts (parfois élevés) 1

En vertu de notre Constitution, << la presse est libre >>. La liberté ne va pas sans risques d'abus; on sait cela depuis toujours.

MICHEL HANOTIAU,

PROFESSEUR ORDINAIRE À

L'UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES.

(121) Voir, tout récemment, Civ. Bruxelles, 16 déc. 1997, J.L.M.B., 1998, p. 204; J. p1·oc., 1998, n° 341, p. 24. Il convient toutefois de noter que, par un arrêt du 24 février 1997 (J.T. dr. europ., 1997, p. 93), la Cour européenne a condamné la Belgique, dans une affaire concernant deux journalistes de la revue Huma, parce qu'elle a considéré que la nécessité de l'ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression n'avait pas été démon­trée; en l'espèce, la cour d'appel de Bruxelles, par arrêt du 5 février 1990 (Pas., 1990, II, 154 ; le pourvoi formé contre cet arrêt a été rejeté par la Cour de cassation, le 13 sept. 1991, Pas., 1992, I, 41), n'avait pourtant condamné les journalistes susdits qu'à un franc de dommages-intérêts, et à la publication de l'arrêt, pour avoir critiqué, d'une manière jugée gravement offensante, une décision par laquelle des magistrats anversois avaient confié la garde de deux jeunes enfants à leur père, notaire, soupçonné d'avoir abusé d'eux.

(122) JoNGEN, Fr., «Droit des médias>>, J. proc., 1997, n° 324, p. 16 ; voir aussi DEJE­~IEPPE, B., <<La responsabilité pénale>>, in Prévention et réparation des préjudices causés par les médias (précité), p. 141.

(123) Le Soir, 9 déc. 1997.

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Cour de cassation, 1re chambre, 10 octobre 1996.

Président : M. RAPPE, conseiller f.f. de président.

Rapporteur : Mme CHARLIER.

Conclusions : M. PIRET.

Plaidants : MM. GÉRARD et SIM ONT.

I. ARBITRAGE.- CoNVENTION D'ARBITRAGE.- PERSONNE MORALE DE DROIT PUBLIC, AYANT CAUSE D'UNE PERSONNE DE DROIT PRIVÉ.

II. COMPÉTENCE ET RESSORT. - MATIÈRE CIVILE. -COMPÉTENCE. -COMPÉTENCE D'ATTRIBUTION. - CONVEN­TION D'ARBITRAGE. - PERSONNE MORALE DE DROIT PUBLIC, AYANT CAUSE D'UNE PERSONNE DE DROIT PRIVÉ.

I. et II. Les cours et tribunaux sont seuls compétents pour connaître des litiges intéressant une personne de droit public, même si cette personne est l'ayant cause à titre particulier d'une personne de droit privé qui a conclu une convention d'ar­bitrage concernant la chose transmise.

(LIBOIS ET DANHEUX C. COMMUNAUTÉ FRANÇAISE.)

ARR~T (extrait).

LA COUR; - Ouï Madame le conseiller Charlier en son rapport et sur les conclusions de Monsieur Piret, avocat géné­ral;

Vu l'arrêt attaqué, rendu le 29 juin 1995 par la Cour d'appel de Liège;

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Sur le premier moyen, pris de la violation des articles 1676, spécialement 1676, 2. du Code judiciaire, 1119, 1122 et 1165 du Code civil,

en ce que, après avoir relevé partiellement par référence aux motifs qu'il s'approprie du jugement dont appel, que le contrat qui, en 1964, à l'origine de la construction des bâti­ments litigieux, liait l' asbl << Les Sœurs de la Miséricorde >), maître de l'ouvrage, les architectes et l'entrepreneur général, contenait une clause d'arbitrage et << que l'Etat belge et la Communauté française, qui lui succède, sont devenus successi­vement propriétaires des terrains et des bâtiments que l' asbl 'Les Sœurs de la Miséricorde' a fait ériger ... >), pour les avoir acquis de cette asbl en 1974, l'arrêt rejette le déclinatoire de juridiction opposé par les demandeurs qui avaient fait valoir que l'Etat belge (et, par conséquent, la Communauté fran­çaise) était, en sa qualité d'ayant cause à titre particulier de l'asbl <<Les Sœurs de la Miséricorde>), tenu par la clause arbi­trale stipulée dans la convention conclue en 1964, et justifie cette décision par la considération que <<l'Etat belge et la Communauté française qui lui succède sont des pouvoirs publics ayant la forme de personnes morales de droit public ; qu'ils sont soumis, pour le présent litige, à l'interdiction de recourir à l'arbitrage édictée par l'article 1676, 2. du Code judiciaire ; que cette interdiction d'arbitrage est d'ordre public ; que les personnes morales de droit public ne peuvent y déroger ni par un contrat qu'elles concluent ni par les dispo­sitions contractuelles valablement consenties par un contrac­tant aux droits duquel elles succèdent ; que le caractère d'ordre public de l'interdiction de l'article 1676, 2. du Code judiciaire s'oppose à ce qu'une personne morale de droit public, devenue l'ayant cause d'un contractant privé qui pou­vait consentir à l'arbitrage, demeure tenue d'exécuter cette clause contractuelle d'arbitrage ; que l'exécution du pacte compromissoire valablement contracté à l'origine, est devenue impossible en droit >) et << que les cours et tribunaux sont seuls compétents pour connaître des litiges intéressant une personne morale de droit public >),

alors que l'article 1676, alinéa 1er, du Code judiciaire énonce le principe que tout différend, né ou à naître d'un rapport de

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droit déterminé et sur lequel il est permis de transiger, peut faire l'objet d'une convention d'arbitrage; que l'article 1676, alinéa 2, pose en règle que<< quiconque a la capacité ou le pou­voir de transiger peut conclure une convention d'arbitrage >> mais excepte de cette règle << les personnes morales de droit public>>, tout en précisant que <<l'Etat peut conclure pareille convention lorsqu'un traité l'autorise à recourir à l'arbi­trage>>; que l'article 1676, alinéa 3, indique que les disposi­tions des alinéas 1er et 2 sont applicables sous réserve des exceptions prévues par la loi et qu'en application de cette dis­position, diverses lois particulières autorisent des personnes morales de droit public à conclure des conventions d'arbi­trage ; que, comme toute exception au principe, l'interdiction de compromettre qui, aux termes de l'article 1676, alinéa 2, atteint les personnes morales de droit public, doit être enten­due strictement ; qu'une chose est de compromettre, c'est-à­dire de conclure soi-même une convention d'arbitrage; qu'une autre chose est, comme ayant cause à titre particulier d'une personne qui avait la capacité de compromettre et qui avait, relativement à la chose transmise, conclu une convention d'ar­bitrage, de subir l'existence de cette convention ; qu'ainsi, fût­elle même d'ordre public, l'interdiction faite aux personnes morales de droit public de compromettre n'a pas pour corol­laire que ces personnes ne devraient pas subir une convention d'arbitrage passée par leur auteur relativement à la chose transmise ; d'où il suit que, sur le fondement des constatations qu'il comporte, l'arrêt ne décide pas légalement que << le carac­tère d'ordre public de l'interdiction de l'article 1676, 2. du Code judiciaire, s'oppose à ce qu'une personne morale de droit public, devenue l'ayant cause d'un contractant privé qui pou­vait consentir à l'arbitrage demeure tenue d'exécuter cette clause contractuelle d'arbitrage >> ni, partant, que le déclina­toire de juridiction opposé par les demandeurs à l'action mue initialement par l'Etat belge et poursuivie par la défenderesse, doit être rejeté :

Attendu que les demandeurs ne précisent pas en quoi les articles 1119, 1122 et 1165 du Code civil auraient été violés;

Qu'en tant qu'il se fonde sur ces dispositions légales, le moyen est irrecevable ;

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Attendu que, pour le surplus, il ressort des travaux prépara­toires que le but du législateur a été << de soumettre les actes de la puissance publique au contrôle de l'opinion par la publi­cité des audiences des cours et tribunaux >> ;

Qu'en considérant que << les cours et tribunaux sont seuls compétents pour connaître des litiges intéressant une personne de droit public >>, l'arrêt fait une exacte application de l'ar­ticle 1676, 2. du Code judiciaire;

Qu'à cet égard, le moyen manque en droit ;

Par ces motifs, rejette le pourvoi ( ... )

NOTE

L'arbitrage des personnes morales de droit public -Une interprétation extensive de l'article 1676

du Code judiciaire

1.- LES FAITS DE LA CAUSE

1. - En 1964, l' ASBL << Les Sœurs de la Miséricorde >> décide la construction de bâtiments destinés notamment à abriter un complexe sco­laire et une piscine. Un contrat est conclu à cet effet entre le maître de l'ou­vrage, les architectes et l'entrepreneur général. Il contient une clause d'ar­bitrage.

En 1974, l'Etat belge acquiert de l' ASBL les bâtiments formant le com­plexe scolaire et la piscine. Ils sont ultérieurement cédés à la Communauté française.

Par la suite, un litige survient et la question de la mise en œuvre de la clause arbitrale est posée.

2. - Dans un arrêt du 29 juin 1995, la Cour d'appel de Liège estime qu'il y a lieu d'appliquer l'article 1676 du Code judiciaire qui interdit aux personnes morales de droit public de recourir à l'arbitrage et que s'agissant d'une interdiction d'ordre public, elles ne peuvent y déroger << ni par un contrat qu'elles concluent ni par les dispositions valablement consenties par un contractant aux droits duquel elles succèdent >>. La Cour considère que <<le caractère d'ordre public de l'interdiction de l'article 1676.2 du Code judiciaire s'oppose à ce qu'une personne morale de droit public, devenue l'ayant cause d'un contractant privé qui pouvait consentir à l'arbitrage, demeure tenue d'exécuter cette clause contractuelle d'arbitrage>>. Elle en conclut que << l'exécution du pacte compromissoire valablement contracté à l'origine, est devenue impossible en droit >> et dès lors, que les tribunaux de l'ordre judiciaire sont seuls compétents pour connaître du litige.

3. - Un pourvoi en cassation est formé contre cet arrêt.

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Le demandeur considère que l'Etat belge et, par conséquent la Commu­nauté française est, en sa qualité d'ayant cause à titre particulier de l' ASBL, tenu par la clause arbitrale stipulée dans la convention de 1964. Certes, si une personne morale de droit public ne peut conclure une conven­tion d'arbitrage, elle doit néanmoins << subir >> une convention d'arbitrage valablement conclue relativement à la chose transmise.

La Cour de Cassation fait bref procès et estime dans un arrêt du 10 octobre 1996 (1) qu'<< il ressort des travaux préparatoires que le but du législateur a été 'de soumettre les actes de la puissance publique au contrôle de l'opinion par la publicité des audiences des cours et tribu­naux'>>. Aussi, <<en considérant que 'les cours et tribunaux sont seuls com­pétents pour connaître des litiges intéressant une personne de droit public', l'arrêt (de la Cour d'appel de Liège) fait une exacte application de l'ar­ticle 1676.2 du Code judiciaire>>.

Il. - L'ARTICLE 1676 PARAGRAPHE 2 DU CoDE JUDICIAIRE

4. - La sixième partie du Code judiciaire relative à l'arbitrage reprend les dispositions de la loi uniforme annexée à la Convention européenne en matière d'arbitrage faite à Strasbourg, le 20 janvier 1966 et approuvée par la loi belge du 4 juillet 1972 (2).

L'interdiction pour les personnes morales de droit public de conclure une convention d'arbitrage ne figurait pas dans le projet de loi introduit par le gouvernement à la Chambre des représentants (3).

En effet, l'article 1676 était libellé comme suit :

<< 1. Tout différend déjà né ou qui pourrait naître d'un rapport de droit déterminé et sur lequel il est permis de transiger, peut faire l'objet d'une convention d'arbitrage.

2. Quiconque a la capacité ou le pouvoir de transiger, peut conclure une convention d'arbitrage.

3. Les dispositions qui précèdent sont applicables sous réserve des excep­tions prévues par la loi >>.

5. - Sous l'empire du Code de procédure civile, les personnes morales de droit public ne pouvaient pas recourir à l'arbitrage. Ceci résultait de la

(1) Des extraits de cet arrêt sont publiés au R. W., 1996-1997, p. 996. (2) Le texte de la Convention de Strasbourg est reproduit dans la collection Sb·ie des

Traités et Conventions européens, no 56 de mai 1967. Voy. aussi, Doc. Ch., 988 (1970-1971), n° 1 du 19 mai 1971, p. 66 et suiv. qui reproduit à la suite du projet de loi, le texte de la Convention européenne de Strasbourg. Sur le projet de Convention de Strasbourg, on consultera en particulier P. JENARD, <<Projet de convention européenne portant Loi uni­forme en matière d'arbitrage>>, dans A1·bitrage commercial international, UIA, T. III, 1965, p. 370 et suiv. M. Jenard fut le chef de la délégation belge au Comité d'experts sur l'arbitrage du Conseil de l'Europe et a donc participé très directement à l'élaboration de la Convention de Strasbourg.

(3) Voy. doc. 988 (1970-1971) n° 1, op. cit.

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combinaison des articles 1004 et 83, 1 o du Code de procédure civile. L'ar­ticle 1004 interdisait de compromettre sur les contestations sujettes à com­munication au Ministère public et l'article 83 visait expressément celles qui concernent l'Etat, les provinces, les communes et les établissements publics. Cette interdiction avait été nettement consacrée par la jurispru­dence (4).

Dans son avis sur le projet de loi visant à reprendre dans notre droit les dispositions de la Convention de Strasbourg, le Conseil d'Etat avait observé que<< le remplacement de l'article 83 par l'article 764 du Code judiciaire et l'abrogation de l'article 1004 par l'article 3 du projet auront pour effet de supprimer le principe de cette interdiction)) (5).

6. - C'est un amendement du député A. Baudson qui est à l'origine de la réintroduction de l'interdiction pour les personnes morales de droit public de recourir à l'arbitrage (6).

Cet amendement était libellé comme suit :

<<A l'article 1676 remplacer le no 2 par ce qui suit :

)) 2. Hormis les pouvoirs publics et les établissements publics, quiconque a la capacité ou le pouvoir de transiger, peut conclure une convention d'ar­bitrage. L'Etat peut conclure pareille convention lorsqu'en vertu d'un traité, la Belgique a accepté de se soumettre à une juridiction arbitrale l>.

La justification avancée à l'appui de cet amendement était formulée dans les termes suivants :

<< L'arbitrage est une juridiction que la volonté des parties confère à de simples particuliers. Il ne nous paraît pas souhaitable que des pouvoirs publics ou établissements publics préfèrent une juridiction privée à une juridiction établie par la loi.

La juridiction arbitrale entraîne souvent à des dépens beaucoup plus élevés que les dépens judiciaires. C'est une raison de plus pour décider que les personnes de droit public demeurent exclusivement justiciables des cours et tribunaux)) (7).

Au cours de la discussion de cet amendement, d'aucuns ajoutèrent que <<la puissance publique doit être 'une maison de verre' soumise au contrôle de l'opinion publique)) (8).

L'amendement du député A. Baudson a finalement été adopté à l'unani­mité sous réserve d'une modification de forme, les mots << pouvoirs publics et établissements publics)) étant remplacés par les termes de <<personnes morales de droit public l>, ce concept devant être pris<< dans son sens géné-

(4) Voy. notamment A. FETTWEIS et J. ARETS, <1 L'arbitrage entre gouvernements ou personnes de droit public et personnes de droit privé >l, Ann. Fac. Dr. Liège, 1961, p. 339 et suiv. ; G. KEUTGEN et M. HuYs, 11 L'arbitrage (1950 à 1975), Chronique de jurispru­dence >l, J.T., 1976, p. 55, no 12.

(5) Doc. Ch. 988 (1970-1971) n° 1, p. 49. (6) Doc. Ch. 195 (1971-1972) n° 2. (7) Doc. Ch. 195 (1971-1972) n° 2. (8) Doc. Ch. 195 (1971-1972) n° 3, p. 6.

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rai>> (9). En droit administratif, on entend traditionnellement par personne morale de droit public, <<la personne morale ( ... ) créée ou contrôlée par les pouvoirs publics et jouissant de pouvoirs propres en vue de la satisfaction d'un intérêt public ou d'intérêts publics spécifiques>> (10). Le contrôle requis dans le chef des pouvoirs publics n'implique pas nécessairement qu'il s'agisse d'un contrôle exclusif (11).

7. - L'article 1676 paragraphe 2 du Code judiciaire interdit aux << per­sonnes morales de droit public >> de conclure une convention d'arbitrage.

Cette règle comporte cependant une double exception.

La première concerne l'Etat qui peut conclure une convention d' arbi­trage s'il y est autorisé par un Traité (12). Ainsi, en vertu de la Convention européenne sur l'arbitrage commercial international signée à Genève le 21 avril 1961 (13), l'Etat belge peut conclure valablement une convention d'arbitrage pour le règlement de litiges << nés ou à naître d'opérations de commerce international>> (14).

De même, la Convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre Etats et ressortissants d'autres Etats, faite à Was­hington le 18 mars 1965 et ratifiée par la loi du 17 juillet 1970 permet à l'Etat belge de soumettre à l'arbitrage les différends d'ordre juridique qui l'opposent à un ressortissant d'un autre Etat contractant << en relation directe avec un investissement>> (15).

La seconde dérogation peut être établie par la loi. Ainsi, la loi du 31 août 1939 sur l'Office National du Ducroire modifiée à plusieurs reprises par la suite et en dernier lieu par une loi du 17 juin 1991, qui le définit comme étant <<un établissement public>>, l'autorise à <<transiger et compro­mettre>> (16).

(9) Doc. Ch. 195 (1971-1972) n° 3, p. 7. (10) J. DEMBOUR, Droit administratif, 3" éd., p. 75, n° 33. Comp. notamment avec

A. BUTTGENBACH, Manuel de droit administratif, Principes généraux. Organisation et moyens d'action des administmtions publiques, p. 31, no 34.

(11) Voy. l'application qui est faite du concept de personne morale de droit public à propos des directives du Conseil des Ministres des Communautés européennes des 26 juil­let 1971 dans D. DEoM, Le statut juridique des entreprises publiques, p. 376 et suiv., no• 847 et suiv.

( 12) Pour une classification complète des conventions internationales, voy. M. RuYs et G. KEUTGEN, L'a1·bitmge en d1·oit belge et international, éd. Bruylant, 1981, p. 473 à 481.

(13) Approuvée par la loi du 19 juillet 1975, M.B. 17 février 1976. (14) Combinaison des articles I, 1 a) et II. Pour une application de cette règle, voy.

la sentence arbitrale rendue à Lausanne le 18 novembre 1983, Rev. Arb., 1989, p. 339 et suiv., note D. HASCHER : l'Etat belge est lié en vertu de la Convention de Genève par la convention d'arbitrage qu'il a signée alors qu'il soutenait, à tout le moins dans un pre­mier temps, ne pas en avoir la capacité en vertu de l'article 1676, par. 2 du Code judi­ciaire. Voy. aussi infra, n° 17.

(15) Art. 25, par. 1. La loi du 17 juillet 1970 a été publiée au Moniteur belge du 24 sep­tembre 1970.

(16) Art. 9, al. 3. Pour un aperçu de dérogations apportées par des lois particulières, voy. M. RuYs et G. KEuTGEN, L'arbitmge en droit belge et international, p. 66 et suiv., n°" 67 et suiv. et J. LINSMEAU, L'arbitmge volontaire en droit privé belge, 1991, p. 43 et suiv., no• 4 et suiv.

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Plus récemment, la loi du 21 mars 1991 <<portant réforme de certaines entreprises publiques économiques >> dispose qu'<< une entreprise publique autonome peut transiger et compromettre>> (17). Une restriction est cepen­dant apportée à ce principe dans la mesure où une convention d'arbitrage conclue avec des personnes physiques avant la naissance du différend est nulle (ibidem). Les entreprises publiques ainsi visées sont Belgacom, la Société nationale des chemins de fer belges et la Poste (18).

8. - L'article 1676 du Code judiciaire n'est pas contraire à la Conven­tion européenne portant loi uniforme en matière d'arbitrage. En effet, la capacité requise pour compromettre n'est pas réglée dans la loi uniforme dans la mesure où elle est liée aux règles générales en vigueur dans chacun des Etats sur la capacité de conclure des contrats. Or la Convention de Strasbourg laisse à tout Etat contractant la liberté de régler dans sa légis­lation, les questions pour lesquelles la loi uniforme ne prévoit pas de solu­tion (19).

III. - LA DOCTRINE

9. - L'interdiction pour les personnes morales de droit public de conclure une convention d'arbitrage a été critiquée par la doctrine una­nime (20).

En effet, les motifs économiques et techniques qui justifient le recours à l'arbitrage pour les entreprises privées valent également pour les personnes morales de droit public et singulièrement pour les entreprises publiques auxquelles le législateur entend assurer une gestion conforme aux exigences du commerce et de l'industrie dans un environnement de plus en plus concurrentiel.

(17) Art. 14. (18) Art. l"r, § 4. Pour une appréciation de cette loi voy. Ph. QUERTAINMONT, <<Les

entreprises publiques autonomes- Un bilan de l'application de la loi du 21 mars 1991 >>, R.D.C., 1996, p. 501 et suiv.

(19) Art. 1 •r, par. 2, de la Convention. (20) Voy. e.a. Ph. MATHÉï, <<La loi du 4 juillet 1972 et l'arbitrage dans le secteur de

la construction», L'entreprise et le droit, 1973, p. 200 et suiv. ; L. DERMINE, L'arbitrage commercial en Belgique, 1975, p. 17, n° 34; H. VAN HouTTE, <<L'arbitrage : son territoire et ses frontières>>, Rev. dr. intern. dr. camp., 1975, p. 148 ; M. STORliŒ, <<L'arbitrage entre personnes morales de droit public et personnes de droit privé>>, Rev. Arb., 1978, p. 113 et T.P.R., 1979, p. 197 et suiv. pour ce qui concerne la version néerlandaise du texte de M. STORME; M. HuYs et G. KEUTGEN, L'arbitrage en droit belge et international, op. cit., p. 66 et suiv.; P. LAMBERT, L'arbitrage et les pouvoirs publics dans L'arbitrage, Ed. Jeune Barreau de Bruxelles, 1983, p. 23 et suiv. ; D. DÉOM, Le statut juridique des entreprises publiques, 1990, p. 155 et 156, no 104; J. LINSMEAU, L'arbitrage volontaire en droit privé, op. cit.' p. 45, nos 50 et 51 ; D. LAGASSE, ((L'arbitrage en droit administratif, Faut-il ouvrir plus largement l'accès des personnes publiques à la procédure arbitrale ? >>, Admi­nistration Publique, 1993, p. 149 et suiv. ; Voy. aussi ad. gen. M.-A. FLAMME, « L'arbi­trage dans les rapports entre personnes de droit public et personnes de droit privé >>, Rev. Arb., 1966, p. 85 et suiv. et R.J.D.A., 1965, p. 247 et suiv. et J. RIVERO, <<Personnes morales de droit public et arbitrage >>, Rev. A rb., 1973, p. 263 et sui v.

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Tel est le cas, dans des litiges spécifiques, de la possibilité de désigner comme arbitres des personnes dont la spécialisation professionnelle garantit la qualification.

Comme le relève le professeur Jean Rivero <<Le législateur, lorsqu'il crée une entreprise publique choisit librement son statut et l'étiquette qui va le résumer. Vous connaissez la diversité de ces étiquettes et leur peu de signi­fication juridique ( ... ). Toutes ces entreprises sont vouées à une activité économique, toutes agissent pour l'essentiel, dans le cadre et les conditions du droit privé. Or la faculté de compromettre leur appartient à ~outes, hor­mis celles pour lesquelles le hasard législatif a retenu l'étiquette d'établisse­ment public. La solution relève du nominalisme pur. Elle n'est pas défen­dable en raison>> (21).

Par ailleurs, la justice arbitrale ne peut être considérée comme une jus­tice de seconde zone. Comme le relève le même auteur : << pourquoi autoriser les particuliers à recourir à l'arbitrage s'il n'était qu'une justice au rabais~ Pourquoi, surtout, utiliseraient-ils aussi largement, s'il en était ainsi, la possibilité qui leur est offerte>> (22). On ajoutera que l'arbitre doit offrir les mêmes garanties d'indépendance et d'impartialité que le juge ordinaire, sous peine de pouvoir être récusé (23). Mais même le juge étatique ne pré­sente pas ces garanties dans tous les systèmes juridiques de sorte qu'en se privant, sauf exception, de la possibilité de recourir à l'arbitrage, les per­sonnes morales de droit public belges ne sont pas à l'abri de décisions juri­dictionnelles arbitraires.

Il est vrai, comme le relèvent les travaux préparatoires, que l'arbitrage est confidentiel et n'offre pas la publicité des jugements et arrêts des juri­dictions ordinaires. Même si l'avantage de la discrétion n'est pas détermi­nant pour les personnes morales de droit public, il n'en demeure pas moins, comme le relève Pierre Lambert, que<< ces dernières peuvent indirectement profiter de ce que, par la voie de l'arbitrage, il est permis de sauvegarder l'avenir des relations entre les parties ; la souplesse de l'institution permet, en effet, d'animer un esprit de conciliation plus poussé. Il n'est pas indiffé­rent pour une personne de droit public que subsistent, malgré un litige, des relations de confiance avec un partenaire privé>> (24).

En outre, l'arbitrage étant d'origine conventionnelle, rien n'interdit aux parties de convenir que l'arbitrage sera public, la confidentialité n'étant pas de l'essence de ce mode de résolution des litiges (25).

10. - Sans vouloir épuiser tous les arguments qui sont avancés en faveur de la possibilité pour les personnes morales de droit public de recou­rir à l'arbitrage, on constate que ceux-ci gagnent du terrain. On n'en veut pour preuve que l'avancée - timide certes - consacrée dans la loi du 19 mai 1998 << modifiant les dispositions du Code judiciaire relatives à l'ar-

(21) J. RIVERO, op. cit., p. 271. (22) J. RIVERO, op. cit., p. 268. (23) Art. 1690, par. 1 C. Jud. (24) P. LAMBERT, op. cit., p. 36. (25) Voy. aussi infra, ll

0 25.

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bitrage >> et qui assouplit quelque peu l'interdiction de l'article 1676 para­graphe 2 du Code judiciaire (26).

A l'étranger, cette approche favorable à l'arbitrage des personnes morales de droit public est plus marquée et ce, parfois depuis plusieurs dizaines d'années.

IV. - LE DROIT COMPARÉ :

LA FRANCE, LES PAYS-BAS ET LA SUISSE (27)

11. - En France, <<on ne peut compromettre ( ... ) sur les contestations intéressant les collectivités publiques et les établissements publics ( ... ) )) (28).

Cette règle connaît toutefois des exceptions.

L'article 69 de la loi de 1906 autorise en effet l'Etat, les départements et les communes à recourir à l'arbitrage pour la liquidation de leurs dépenses de travaux publics et de fournitures. Ce texte trouve son origine dans les difficultés auxquelles se heurtait le règlement financier de certains marchés conclus par l'Exposition Universelle de 1900. Toutefois, il a survécu à cette circonstance particulière et figure aujourd'hui dans le Code des Marchés.

De plus, des catégories d'établissements publics à caractère industriel et commercial peuvent être autorisés par décret à compromettre (29). Mais, ce texte n'a donné lieu jusqu'ici à aucune application.

Par ailleurs, à l'occasion de l'installation d'un Eurodisneyland à Marne­La-Vallée, le législateur a adopté le 19 août 1986 une loi dont le texte res­trictif dispose que<< l'Etat, les collectivités territoriales et les établissements publics sont autorisés, dans les contrats qu'ils concluent conjointement avec des sociétés étrangères pour la réalisation d'opérations d'intérêt natio­nal, à souscrire des clauses compromissoires>> (30).

Enfin, il y a des lois spéciales qui autorisent certains établissements publics de recourir à l'arbitrage. Ainsi, en vertu de la loi du 2 juillet 1990 La Poste et France Télécom, << disposent de la faculté de transiger et de conclure des conventions d'arbitrage>> (31).

12. - La jurisprudence a considéré que le principe de l'interdiction de recourir à l'arbitrage ne pouvait pas valoir au plan international.

(26) Voy. infra, no• 18 et suiv. (M.B. du 7 août 1998, p. 25353). (27) Pour d'autres pays, voy. notamment K.H. BôcKSTIEGEL, Arbitration and State

Enterprises, Survey on the National and International State of Law and Pratice, IOO et Kluwer, 1984.

(28) Art. 2060 O. Civ. introduit par la loi du 5 juillet 1972. (29) Art. 2060, al. 2 O. Oiv. introduit par la loi du 9 juillet 1975. Voy. J. RuBELLIN­

DEVICHI, J. Cl. Proc. Ci v., fasc. 1020, 1022 et 1024. (30) Art. 9. Voy. à ce propos en particulier Y. GAUDEMET, <c L'arbitrage : aspects de

droit public - état de la question - •>, Rev. A rb., 1992, p. 241 et sui v. (31) Art. 28. Voy. Ph. FoucHARD, <c Une nouvelle extension de l'arbitrage en droit

public : la faculté de compromettre de La Poste et France Télécom >>, Rev. Arb., 1990, p. 945.

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Ainsi, dans un arrêt du 14 avril 1964, la Cour de cassation affirma nette­ment qu'un établissement public français avait la capacité de compro­mettre dans l'ordre juridique international : << attendu que si la prohibition résultant des articles 83 et 1004 du Code de procédure civile est d'ordre public interne, elle n'est pas d'ordre public international et ne met pas d'obstacle à ce qu'un établissement public soumette, comme pourrait le faire tout autre contractant, la convention de droit privé qu'il passe à une loi étrangère admettant la validité de la clause compromissoire, lorsque ce contrat revêt le caractère d'un contrat international>> (32).

Dans un arrêt ultérieur, la Cour de Cassation supprime la référence à la loi applicable et décide que la prohibition de recourir à l'arbitrage n'est pas applicable à un contrat international passé par la personne morale de droit public dans des conditions conformes aux usages du commerce mari­time (33).

13. - La jurisprudence ultérieure s'inscrit dans la perspective ouverte par la Cour de Cassation. Ainsi, dans un litige opposant la société d'Etat iranienne NIOC à la société panaméenne GATOIL, la première avait plaidé la nullité de la clause compromissoire faute d'avoir obtenu les autorisations parlementaires exigées par l'article 139 de la Constitution de la République islamique d'Iran. La Cour d'appel de Paris a estimé qu'en l'espèce ( ... ) << s'agissant de contrats internationaux passés pour les besoins et dans des conditions conformes aux usages du commerce international, la convention est conforme à l'ordre public international - qui, au contraire interdirait à NIOC de se prévaloir des dispositions restrictives de son droit national pour se soustraire a posteriori à l'arbitrage convenu entre les parties ; que de même, GATOIL ne peut pas davantage fonder sa contestation de la capacité et des pouvoirs de NIOC sur les dispositions de droit iranien alors que l'ordre public international n'est pas intéressé par les conditions fixées en ce domaine dans l'ordre interne>> (34).

14. - Les Pays-Bas adoptent une attitude très libérale en matière d'ar­bitrage des personnes morales de droit public (35).

Les personnes morales de droit public peuvent recourir à l'arbitrage pour autant que certaines conditions soient remplies.

Ainsi, l'article 2 du << Besluit Privaatrechterlijke Rechtshandelingen >> du 12 juillet 1977 dispose que les conventions visant à mettre fin à des diffé­rends et auxquelles l'Etat est partie sont conclues par ou soumises à l'auto-

(32) Arrêt Office National Interprofessionnel des Céréales, cass. 14 avril 1964, Rev. Arb., 1964, p. 83; J.O.P., 1965 II. 14406, note PL; D., 1964, p. 637, note J. RoBERT;

S., 1964, p. 93, note PLANCQUEEL; Olunet, 1965, p. 646, noteR. GoLDMAN.

{33) Arrêt Galakis, cass. 2 mai 1966, Rev. Arb., 1966, p. 99. Voy à ce propos Ch. GARA­

BIBER, <<Chronique sur un arrêt>>, Rev. A1·b., 1966, p. 93; J.T., 1966, p. 651; J.O.P., 1966, II, 14798, note LIGNEAU; D., 1966, p. 375, note J. RoBERT.

(34) Paris, 17 décembre 1991, Rev. Arb., 1993, p. 281, note H. SYNVET. Voy. aussi Paris, 24 février 1994, Rev. Arb., 1995, p. 275, note Y. GAUDEMET.

(35) Voy. P. SANDERS, Het nieuwe arbitmgerecht, Deventer, Kluwer, 1991, commen­taire sous art. 1020, en part. 6.2.

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risation du Ministre des Finances dès lors que l'enjeu pécuniaire dépasse 50.000 Florins et pour autant qu'il ne s'agisse pas de droits immobiliers.

De même, au niveau des communes, aux termes de l'article 171 de la loi communale, c'est le conseil communal qui décide de recourir à l'arbitrage pour un litige déterminé au même titre qu'il est compétent pour décider de porter un litige devant le juge ordinaire. Il est généralement admis que cette disposition n'exclut pas que la commune puisse également souscrire une convention d'arbitrage.

15. - Le droit suisse ne limite pas la capacité de l'Etat et des adminis­trations publiques de recourir à l'arbitrage.

En outre, la loi sur le droit international privé du 18 décembre 1987 {36) ne permet pas à une personne morale de droit public étranger qui a marqué son accord pour recourir à l'arbitrage d'invoquer ultérieurement son inca­pacité à conclure une convention d'arbitrage.

Cette règle qui se situe dans le prolongement de la jurisprudence de la Cour de cassation française dans l'arrêt Galakis est libellée comme suit :

<< Si une partie à la convention d'arbitrage est un Etat, une entreprise dominée ou une organisation contrôlée par lui, cette partie ne peut invo­quer son propre droit pour contester l' arbitrabilité d'un litige ou sa capa­cité d'être partie à un arbitrage,> {37).

Cette disposition qui découle en définitive du principe de bonne foi érigé en principe d'ordre public, vise à éviter qu'une personne morale de droit public ayant accepté de recourir à l'arbitrage puisse par la suite remettre en cause le consentement qu'elle a donné en se prévalant de son incapacité << interne,>, pour paralyser la convention d'arbitrage.

Outre cette considération de nature morale, une telle attitude est de nature à créer une insécurité juridique préjudiciable au fonctionnement normal du commerce international.

Cette disposition permet d'éviter un certain nombre de contestations à l'encontre de sentences arbitrales devant être exécutées en Suisse. En revanche, elle paraît inopérante lorsque la sentence doit être exécutée dans le pays de l'Etat partie dans la mesure où la Convention de New York per­met de refuser la reconnaissance et l'exécution d'une sentence si une partie est<< frappée d'une incapacité,> en vertu de la loi qui lui est applicable {38).

(36) P. JoLIDON, Commentaire du concordat suisse sur l'arbitrage, Berne, éd. Staempfli, 1984, p. 119.

(37) Art. 177, al. 2 de la loi fédérale sur le droit international privé du 18 décembre 1987. Voy. à ce propos notamment R. EUDIN, <~La nouvelle loi suisse sur l'arbitrage international,,, Rev. Arb., 1988, en part. p. 53 et 54; Cl. REYMOND, <~La nouvelle loi suisse et le droit de l'arbitrage international, Réflexions de droit comparé ,,, Rev. A rb., 1989, en part. p. 396 à 398; A. BucHER, Le nouvel arbitrage international en Suisse, éd. Helbing J. Lichtenhahn, 1988, p. 46, no• 112 et 113.

(38) Voy. dans le même sens, A. REDFERN, M. HUNTER, M. SMITH, Droit et pratique de l'arbitrage commercial international, Paris, 1994, p. 61.

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16. - Au lendemain de l'avancée de la jurisprudence française consa­crée dans l'arrêt Galakis, le 2e Congrès international de l'arbitrage réuni à Rotterdam des 6 au 9 juillet 1966 adoptait la résolution suivante :

<<Le Congrès.

Considérant la disparité de l'état du droit positif des six pays du Marché Commun dans le domaine de l'arbitrage entre personnes morales de droit public et personnes de droit privé, l'interdiction de compromettre étant la règle dans certains pays pour les personnes morales de droit public alors que d'autres pays reconnaissent une liberté de compromettre plus ou moins étendue;

Considérant que cette interdiction n'est plus justifiée en présence du développement des activités industrielles et commerciales des personnes morales de droit public ;

Considérant d'ailleurs que la jurisprudence la plus récente de la Cour de cassation de France a levé l'obstacle résultant de cette interdiction en ce qui concerne les litiges internationaux ;

Considérant que le bon fonctionnement du Marché Commun requiert la suppression des obstacles encore existants, pour les personnes morales de droit public, à la liberté de compromettre.

Emet le vœu:

Que les législations nationales soient harmonisées en vue de reconnaître aux personnes morales de droit public le droit de stipuler des clauses com­promissoires et de passer des compromis d'arbitrage pour régler tout diffé­rend déjà né ou qui pourrait naître d'un rapport de droit déterminé et sur lequel il est permis de transiger>>.

A ce jour, ce vœu est malheureusement resté lettre morte.

V.- LA JURISPRUDENCE ARBITRALE

17. - C'est surtout dans la jurisprudence arbitrale que les prohibitions de divers ordres édictées à l'encontre des personnes morales de droit public ont été jugées inefficaces dans l'arbitrage international (39).

Ainsi, une sentence arbitrale rendue en 1986 dans le cadre du règlement de la Chambre de Commerce Internationale (affaire no 4381) et mettant aux prises une société française et une société iranienne, cette dernière déniant la compétence des arbitres pour ne pas avoir été autorisée à conclure une convention d'arbitrage, précise très nettement que << l'ordre public international s'opposerait avec force à ce qu'un organe de l'Etat, traitant avec des personnes étrangères au pays, puisse passer ouvertement, le sachant ou le voulant, une convention d'arbitrage qui met en confiance le cocontractant et puisse ensuite, que ce soit dans la procédure arbitrale ou dans la procédure d'exécution, se prévaloir de la nullité de sa propre

(39) Voy. en particulier Cl. REYMOND,« Souveraineté de l'Etat et participation à l'ar­bitrage >i, Rev. A1·b., 1985, p. 517 et sui v. et partie. p. 530 et sui v.

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parole, et que (le défendeur) dans sa capacité de société d'Etat, a manifes­tement manqué à cette obligation de dévoiler les exigences du droit iranien relatives à la conclusion des contrats par des personnes publiques >>.

Et d'ajouter, que<< c'est donc de bonne foi que (le demandeur) a donné son accord à la clause d'arbitrage, et qu'il faut par conséquent considérer l'inaptitude (du défendeur) à compromettre comme inopérante, en raison de sa non-conformité avec l'ordre public international, dont la mise en œuvre ne pourrait être exclue par l'application du droit iranien>> (40).

Dans le cas d'espèce, l'aptitude de l'entreprise d'Etat iranienne de conclure une convention d'arbitrage n'était pas en cause. En effet, l'ar­ticle 139 de la Constitution iranienne approuvée par référendum du 15 novembre 1979 permet le recours à l'arbitrage mais le soumet à cer­taines formalités, en l'espèce l'approbation par le Conseil des Ministres et par la Chambre. Ce que le tribunal arbitral n'a pas accepté c'est que l'en­treprise d'Etat iranienne se réfugie derrière cette absence d'autorisation pour renier sa parole. Un tel comportement n'est pas compatible avec l'ordre public international. Ce principe du respect de l'engagement souscrit est rattaché selon les cas aux notions de bonne foi, d'abus de droit, de << non concedit venire contra factum proprium >> et au concept de l'<< estop­peh (41).

Une autre sentence intervenue en 1988 dans l'affaire CCI no 5103 a conduit à la réaffirmation du même principe aujourd'hui solidement établi. Il s'agissait d'un litige dans lequel intervenaient quatre sociétés d'Etat tunisiennes. Celles-ci avaient soulevé l'incompétence du tribunal arbitral en invoquant leur qualité d'entreprises publiques de droit tunisien et préten­daient que les clauses d'arbitrage insérées dans les contrats étaient nulles. Elles invoquaient les dispositions conjuguées des articles 251 et 260 du Code de procédure civile tunisien. Le premier de ces textes impose la com­munication au Ministère public des dossiers des affaires <<lorsque l'Etat ou les collectivités publiques sont intéressés >> et la seconde disposition prévoit qu'<< on ne peut compromettre : ..... 5) et dans les contestations qui seraient sujettes à communication au Ministère public, sauf disposition contraire de la loi>>.

Le tribunal arbitral proclame sans ambiguïté qu'<< il serait contraire à la bonne foi qu'une entreprise publique, qui a dissimulé dans un premier temps l'existence de telles règles de droit interne, les invoque ultérieure­ment, si tel est son intérêt dans un litige déterminé, pour dénier la validité d'un engagement qu'elle a souscrit pourtant en parfaite connaissance de cause>>.

(40) S. JARVIN, Y. DERAINS et J.J. ARNALDEZ, Recueil des sentences arbitrales de la CCI (1986-1990), p. 263 et note Y. DERAINS.

(41} E. GAILLARD,<< L'interdiction de se contredire au détriment d'autrui comme prin­cipe général du droit du commerce international (le principe de l'estoppel dans quelques sentences arbitrales récentes)>>, Rev. Arb., 1985, p. 241.

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La jurisprudence arbitrale internationale condamne donc aujourd'hui de manière constante une telle attitude (42). Elle a au demeurant été entérinée par une résolution de l'Institut de droit international adoptée en 1989 et aux termes de laquelle<< un Etat, une entreprise d'Etat ou une entité étati­que ne peut pas invoquer son incapacité de conclure une convention d'arbi­trage pour refuser de participer à l'arbitrage auquel il a consenti)) (43).

VI. - LA LOI DU 19 MAI 1998

18. - Le gouvernement belge a saisi le 10 mars 1997 le Conseil d'Etat d'une demande d'avis sur un avant-projet de loi<< modifiant les dispositions du Code judiciaire relatives à l'arbitrage )).

Il y propose que l'article 1676 par. 2 du Code judiciaire soit remplacé par la disposition suivante :

<< 2. Quiconque a la capacité ou le pouvoir de transiger peut conclure une convention d'arbitrage.

Les personnes morales de droit public peuvent conclure une convention d'arbitrage lorsque le différend est relatif à des activités qui ne relèvent pas de leur mission de service public )).

Ce texte est inspiré d'une proposition formulée par le professeur Domini­que Lagasse ( 44).

Celui-ci considère en effet <<qu'à partir du moment où les pouvoirs publics- à tort ou à raison, c'est un autre débat- estiment conforme à l'intérêt général dont ils ont la charge d'intervenir activement dans le domaine commercial et industriel, il est peu cohérent de ne pas leur recon­naître la même faculté de compromettre qu'à leurs concurrents privés, pour autant bien entendu que soient prises certaines précautions 'qu'appellent la nature particulière des personnes publiques et la finalité de service public de leur action')) (45).

En se référant au concept de service public, le gouvernement entend à l'avenir exclure de l'arbitrage toutes les activités qui ne peuvent pas être exercées par le secteur privé car l'étant dans la perspective de la satisfac­tion d'intérêts collectifs et rejoignant ainsi l'intérêt général ou l'intérêt public. En revanche, les litiges relatifs aux activités qu'il peut exercer en concurrence avec le secteur privé notamment en matière de marchés publics pourraient être soumis à l'arbitrage. De même, les différends décou­lant de contrats conclus avec des personnes privées pourraient être tranchés par voie d'arbitrage.

(42) Voy. aussi les décisions citées par Ph. FoucHARD, E. GAILLARD et B. GoLDMAN, Tmité de l'arbitrage commercial international, p. 341 et suiv., n°" 550 et suiv.

(43) Art. 5. Rev. Arb., 1990, p. 931 et suiv. avec note de Ph. FoucHARD. (44) D. LAGASSE, L'arbitrage en droit administmtij, op. cit., p. 149 et suiv. et en part.

p. 158. (45) D. LAGASSE, op. cit., p. 156. Le dernier membre de phrase est emprunté à M.-

A. FLAMME, op. cit., R.J.D.A., 1965, p. 249.

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Le texte gouvernemental ne reprend pas toutes les modalités ou précau­tions spéciales dont M. Lagasse souhaitait entourer ce recours à l'arbitrage. Il avait retenu trois conditions particulières :

- l'interdiction pour le tribunal arbitral de statuer en amiable composi­teur(46);

- l'obligation pour le tribunal arbitral de comprendre au moins trois arbitres dont un au moins désigné par la personne morale de droit public ;

- l'ouverture aux parties, devant le président du Tribunal de première instance, d'un droit de récusation contre l'arbitre choisi par leur partenaire.

La première restriction procède de la crainte parfaitement exprimée par le commissaire royal honoraire à la réforme judiciaire, M. E. Krings : la possibilité de statuer en amiable composition << . . . . a pour but principal de ( .... ) permettre de statuer 'en équité' ( ... ). La prétendue équité repose exclusivement sur l'opinion subjective de celui qui juge. Elle exclut toute possibilité de contrôler et empêche toute prévisibilité au sujet de la solution à donner au litige. Elle est la négation même du droit, dont le but essentiel, ne l'oublions pas, est de réaliser dans toute la mesure du possible la sécurité juridique,> (47).

On peut se demander si cette crainte est bien justifiée. En effet, l'arbitre amiable compositeur ne statue pas, comme on semble souvent le considérer, <<contre l> le droit qu'il faut toujours essayer d'appliquer, mais <<au besoin, sans le concours du droit lorsque son application conduirait à des consé­quences trop rigoureuses l> ( 48).

L'amiable composition est donc avant tout un correctif et un complé­ment de la règle de droit. On ajoutera d'une part, que l'arbitre amiable compositeur ne peut pas déroger aux règles d'ordre public et, d'autre part, qu'il est toujours tenu de motiver sa sentence (49).

Il n'en demeure pas que l'avant-projet de loi reprend la restriction for­mulée en la matière par le professeur Lagasse. En effet, il dispose en son article 9 que<< lorsqu'une personne morale de droit public ou l'Etat est par­tie à la convention d'arbitrage, les arbitres statuent toujours selon les règles de droit l> (50).

Le seconde restriction préconisée par le professeur D. Lagasse apparaît superfétatoire dans la mesure où la constitution du tribunal arbitral relève de l'autonomie contractuelle. Les personnes morales de droit public peu­vent donc subordonner leur accord à la signature d'une convention d'arbi­trage à la stipulation que le tribunal arbitral doit être constitué de trois personnes au moins dont chaque partie désigne un arbitre.

( 46) Cette restriction rej oint pour partie celle préconisée par M. STORME, op. cit., p. 209, n° 18 dans la mesure où il estime qu'il faut interdire à l'arbitre de s'écarter des règles ordinaires de procédure.

(47) E. KRINGS, préface à l'ouvrage de M. RuYs et G. KEUTGEN, op. cit., p. x. (48) G. DE LEVAL, <<La désignation et la mission des arbitres. Notes succinctes sur le

droit positif applicable ,,, Rev. dr. intern. dr. comp., 1976, p. 180. (49) M. RUYS et G. KEUTGEN, op. cit., p. 221, n° 321 et p. 222, n° 322. (50) Art. 9 modifiant l'art. 1700 du Code judiciaire.

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Il ne faut au demeurant pas exclure que selon les procédures classiques en droit administratif, des instructions soient données aux personnes morales de droit public les obligeant à formuler vis-à-vis de leur cocontrac­tant, une exigence quant à la composition du tribunal arbitral. Ces mêmes personnes morales de droit public pourraient être de la sorte tenues de sou­mettre le projet de convention d'arbitrage à un contrôle administratif înterne préalable.

Il en est de même de la troisième restriction quant au droit de récusa­tion. En effet, ce droit existe d'ores et déjà pour les mêmes causes que celles qui permettent de récuser un juge (51). Ouvrir la possibilité de récu­ser un arbitre au-delà de ces causes comporte le risque d'empêcher la constitution du tribunal arbitral.

19. - Dans son avis (52), le Conseil d'Etat relève que le texte proposé par le gouvernement ne concorde pas avec l'article 14 de la loi du 21 mars 1991 <<portant réforme de certaines entreprises publiques économiques>> qui dispose qu'<< une entreprise publique autonome peut transiger et compro­mettre. Toutefois, toute convention d'arbitrage conclue avec des personnes physiques avant la naissance du différend est nulle>>.

En effet, cette disposition ne contient aucune réserve sur le caractère des activités menées par ces entreprises.

Par ailleurs, le Conseil d'Etat estime que le critère <<des activités ne rele­vant pas des missions de service public>> est<< flou et engendrera des diver­gences d'interprétation>>. Il demande que cette ambiguïté soit levée, soit par l'omission du texte, soit par l'identification claire des missions dans les­quelles l'arbitrage peut intervenir.

20. - L'avis du Conseil d'Etat a été suivi puisque le texte du projet de loi présenté à la Chambre ne mentionne plus le critère des << activités ne relevant pas des missions de service public>>.

Le projet de loi retient le libellé suivant pour l'article 1676, paragraphe 2 du Code judiciaire :

<< 2. Quiconque a la capacité ou le pouvoir de transiger peut conclure une convention d'arbitrage.

Sans préjudice des lois particulières, les personnes morales de droit public ne peuvent toutefois conclure une convention d'arbitrage que lorsque celle­ci a pour objet le règlement de différends relatif à l'exécution d'un contrat. Une telle convention d'arbitrage est soumise aux mêmes conditions quant à sa conclusion que la convention dont l'exécution est l'objet de l'arbitrage. En outre, les personnes morales de droit public peuvent conclure une convention d'arbitrage en toutes matières, où elles ont le pouvoir ou la capacité de transiger, déterminées par la loi ou par arrêté royal délibéré en Conseil des Ministres. Cet arrêté peut également fixer les conditions et les

(51) Art. 1690, par. 1 C. Jud. (52) Avis du 29 septembre 1997 reproduit dans le projet de loi<< modifiant les disposi­

tions du Code judiciaire relatives à l'arbitrage •>, Doc. Oh. 1374 (1997-1998) no 1 du 19 jan­vier 1998.

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règles à respecter relatives à la conclusion de la convention.)), Ce texte a été adopté, moyennant quelques adaptations de forme, le 2 avril 1998 par la Chambre des représentants. Il fait l'objet de la loi du 19 mai 1998.

En vertu de ce texte, les personnes morales de droit public pourront à l'avenir recourir à l'arbitrage dans deux situations : d'une part, lorsque l'arbitrage porte sur un différend relatif à l'exécution d'un contrat, et d'autre part, dans toutes les matières où elles ont le pouvoir ou la capacité de transiger déterminées par la loi ou par un arrêté royal délibéré en Conseil des Ministres.

21. - Lorsque le différend porte sur l'exécution du contrat, le recours à l'arbitrage ne sera possible que si la convention d'arbitrage a été conclue dans les mêmes conditions que la convention dont l'exécution est l'objet de l'arbitrage. Ainsi, selon l'exposé des motifs, un marché public soumis à approbation en Conseil des Ministres pourra faire l'objet d'une convention arbitrale si cette convention est comprise dans le marché ou est ultérieure­ment approuvée par le Conseil des Ministres.

Le texte du projet de loi suscite des interrogations qui ne sont pas de nature à favoriser la sécurité juridique des opérateurs économiques appelés à contracter avec des personnes morales de droit public.

Ainsi, admettre l'arbitrage au point de vue de la seule exécution du contrat est de nature à engendrer des difficultés si le litige porte sur la vali­dité de la convention, son interprétation et son annulation. La pratique enseigne en effet qu'il est souhaitable qu'un litige soit appréhendé dans son entièreté par le tribunal arbitral. A défaut, on s'expose à la naissance d'un procès à l'intérieur du procès, afin de déterminer les contours exacts de la mission des arbitres.

La sentence à intervenir perd du reste de son efficacité puisque seul un des aspects litigieux peut recevoir une solution.

Le texte de la loi améliore cependant quelque peu la rédaction initiale dans la mesure où il permet la conclusion d'une convention d'arbitrage «lorsque celle-ci a pour objet le règlement de différends relatif à l'élabora­tion ou l'exécution d'une convention)).

22. - La seconde situation envisagée par le législateur est celle d'une convention d'arbitrage en toute matière autre que l'exécution d'un contrat.

Ces matières doivent être déterminées par la loi ou par arrêté royal déli­béré en Conseil des ministres.

La dissociation qui est ainsi opérée entre l'élaboration et l'exécution d'un contrat et les autres matières est également un facteur d'insécurité juridi­que.

En effet, dans les litiges en matière économique, la pratique montre que les<< causes)) délictuelles et autres de conflits se mêlent souvent étroitement aux violations contractuelles des accords intervenus. Il faudrait dans ce cas que les arbitres tranchent l'aspect contractuel tandis que les autres aspects le seraient par une juridiction de droit commun.

Le risque de contrariété de décisions est dès lors évident.

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23. - En définitive, la loi est décevante car si elle contient une certaine avancée en faveur de la possibilité pour les pouvoirs publics de recourir à l'arbitrage, elle demeure en retrait par rapport à la doctrine et aux exi­gences de la pratique. La longueur de la formulation du paragraphe 2 de l'article 1676 nouveau cache mal la méfiance que l'arbitrage continue à sus­citer. L'approche négative du texte (<<les personnes morales de droit public ne peuvent toutefois conclure une convention d'arbitrage que ... >>) en est d'ailleurs l'expression visible (53).

VI. - L' ARR.i!:T DE LA COUR DE CASSATION

24. - La Cour de cassation dit pour droit que << les cours et tribunaux sont seuls compétents pour connaître des litiges intéressant une personne de droit public >>. En effet, elle considère qu'<< il ressort des travaux prépara­toires que le but du législateur a été de 'soumettre les actes de la puissance publique au contrôle de l'opinion par la publicité des audiences des cours et tribunaux'>>.

25. - La motivation de la Cour de cassation laisse perplexe.

S'il est vrai qu'un des avantages du recours à l'arbitrage est l'exclusion de principe de la publicité, celle-ci n'est pas de l'essence de l'arbitrage. A la base de toute procédure d'arbitrage, il y a toujours un accord des par­ties (54). Cet accord peut modaliser le déroulement de l'arbitrage et pour­rait disposer que la procédure sera publique. Il peut également prévoir que seule la sentence sera publique, la publicité étant assurée par exemple par la publication de la sentence dans une revue juridique ou dans la presse. Les parties disposent de toute latitude pour organiser comme elles l'enten­dent la publicité de tout ou partie de la procédure arbitrale et par là même, de veiller à ce que le <<contrôle de l'opinion>> puisse s'exercer.

Si la publicité des débats n'est pas toujours aisée à organiser dans la mesure où l'arbitrage se déroule le plus souvent dans un lieu privé, les per­sonnes morales de droit public pourraient parfaitement disposer dans la convention d'arbitrage que la procédure se déroulera dans un lieu public.

Même si la publicité de tout ou de partie de la procédure arbitrale peut être ainsi prévue, il n'en demeure pas moins qu'il ne faut pas perdre de vue les avantages de la non-publicité même pour les pouvoirs publics. Car comme le relève très justement le professeur David si la publicité de la jus­tice est un principe excellent, il peut être fâcheux dans les circonstances d'un litige donné singulièrement lorsqu'il y a le risque de faire connaître à des concurrents, à des clients éventuels, au public des données ou circons­tances confidentielles comme des secrets de fabrication ou des difficultés

(53) Les réticences des parlementaires à l'égard d'une extension trop importante des possibilités pour les personnes morales de droit public de recourir à l'arbitrage se sont exprimées lors des travaux préparatoires. Voy. en particulier le rapport de D. Vanden­bossche du 27 mars 1998, Doc. Oh., 97/98-1374/3.

(54) Art. 1677 C. Jud.

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financières éprouvées par un partenaire (55). S'y ajoute que la confidentia­lité permet souvent de sauvegarder l'avenir de relations commerciales ou d'une coopération de long terme alors qu'en mettant sur la place publique les griefs que les cocontractants ont à formuler les uns à l'égard des autres, on risque de les compromettre irrémédiablement.

26. - Selon la Cour de cassation, tout litige << intéressant >> une personne de droit public ne peut être tranché que par les cours et tribunaux.

La Cour suprême s'écarte ainsi d'une lecture textuelle de la loi. En effet, l'article 1676 paragraphes 2 et 3 du Code judiciaire, interdit aux personnes morales de droit public ou les autorise sous certaines conditions de << conclure >> une convention d'arbitrage.

Le texte de la loi ne prête pas à équivoque.

Dès lors décider que tout litige << intéressant >> une personne morale de droit public est soustrait à l'arbitrage revient à amplifier la portée de l'in­terdiction légale. Car <<intéresser>> signifie selon le Robert <<concerner, regarder, toucher>>. Est-ce donc à dire que si un litige survient à propos d'un bâtiment appartenant à des pouvoirs publics entre deux sous-traitants liés par une convention d'arbitrage, celle-ci ne peut être mise en œuvre quand bien même la personne morale de droit public n'est pas partie au litige et ce, au seul motif qu'elle est << intéressée >> par la solution qui sera donnée au différend ?

De même, faut-il conclure qu'un litige survenant entre une entreprise et un de ses fournisseurs ne peut être soumis à arbitrage dès lors que les pou­voirs publics sont également créanciers de cette entreprise et qu'une solu­tion favorable au fournisseur peut entrainer la faillite de l'entreprise? Les pouvoirs publics sont en l'occurrence directement <<intéressés >> à la décision qui va intervenir car elle peut compromettre la récupération de leur créance sur l'entreprise.

On conçoit aisément qu'une telle interprétation ne peut être conforme au texte de la loi car elle conduirait à exclure du recours à l'arbitrage des conflits entre personnes physiques ou morales privées au seul motif qu'une personne morale de droit public aurait un << intérêt >> à leur solution. De plus, elle serait source d'insécurité juridique dans la mesure où elle fragilise­rait de nombreuses conventions d'arbitrage même non conclues par des per­sonnes morales de droit public en fonction du seul intérêt de celles-ci.

27. - L'article 1676 énonce en son paragraphe 1er que <<tout différend déjà né ou qui pourrait naître d'un rapport de droit déterminé et sur lequel il est permis de transiger, peut faire l'objet d'une convention d'arbitrage>>.

(55) R. DAVID,<~ L'arbitrage dans le commerce international>>, Economica, 1982, p. 18, no 11.

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408 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

Le Code judiciaire lie la possibilité de recourir à l'arbitrage à la capacité de transiger (56).

Suit la double exception énoncée aux paragraphes 2 et 3 de ce même article 1676.

Or s'agissant d'exceptions au principe proclamé au paragraphe 2, elles doivent être interprétées restrictivement. Elles doivent l'être d'autant qu'en l'espèce le texte de la loi est clair et ne prête pas à interprétation.

On ne peut donc pas suivre la Cour de cassation dans son raisonnement.

28. - L'arrêt de la Cour d'appel de Liège qui était soumis à la censure de la Cour de cassation disposait également que << le caractère d'ordre public de l'interdiction de l'article 1676,2 du Code judiciaire s'oppose à ce qu'une personne morale de droit public devenue l'ayant cause d'un contractant privé qui pouvait consentir à l'arbitrage, demeure tenue d'exécuter cette clause contractuelle d'arbitrage ; que l'exécution du pacte compromissoire valablement contracté à l'origine, est devenue impossible en droit >>.

Le demandeur en cassation soutenait que << fût-elle même d'ordre public, l'interdiction faite aux personnes morales de droit public de compromettre n'a pas pour corollaire que ces personnes ne devraient pas subir une convention d'arbitrage passée par leur auteur relativement à la chose trans­mise>>.

La Cour de cassation a déclaré le moyen irrecevable à défaut de préciser en quoi les dispositions du Code civil invoquées par le demandeur avaient été violées.

29. - Le raisonnement de la Cour d'appel de Liège mérite qu'on s'y attarde.

La convention d'arbitrage avait été valablement conclue par l'asbl <<Les Sœurs de la Miséricorde >> et nul n'a d'ailleurs jamais soutenu qu'elle ne le fût pas. Toutefois, selon la Cour, le seul fait que l'ouvrage à propos duquel la convention d'arbitrage avait été conclue, ait été repris par l'Etat, rend cette convention inexécutable.

L'Etat est en l'espèce un ayant cause à titre particulier de l'asbl susmen­tionnée. En cette qualité, l'existence du contrat lui est opposable. Il doit donc<< subir l'existence de tous les contrats antérieurement passés, relative­ment au bien transmis, par leur auteur, et en supporter les effets>> (57).

L'ayant cause à titre particulier recueille en effet le bien dans l'état où il se trouve et il doit s'incliner devant les actes juridiques antérieurs y rela­tifs.

{56) Cette capacité n'est pas contestée dans le chef des personnes morales de droit public. Elle fût d'ailleurs rappelée par le rapporteur lors de l'examen de l'actuelle loi:« si la capacité de l'Etat de conclure une transaction impliquant des concessions mutuelles n'est pas contestée, celle de conclure une convention d'arbitrage pourrait peut être égale­ment lui être accordée, la portée de cette dernière capacité étant moins étendue puisque l'arbitrage n'implique pas de concessions>> (Doc. Sénat, 195 (1971-1972) n° 3, p. 7).

{57) H. DE PAGE, Traité élémentaire de d1·oit civil belge, Compl. Vol. I, no 122.

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La question doit toutefois être posée de savoir si les effets internes de l'acte juridique, en l'espèce de la convention d'arbitrage, sont également opposables à l'ayant cause à titre particulier. Si l'on enseigne traditionnel­lement qu'il ne succède pas à la personne et donc aux obligations de leur auteur, il n'en demeure pas moins qu'une doctrine plus récente admet que << l'acquéreur d'un bien particulier peut se prévaloir des contrats faisant naître des droits dont l'exercice ne peut être conçu ou ne présente d'intérêt que de la part de celui qui jouit du bien transmis>> (58). A ce titre, l'ayant cause à titre particulier est tenu de subir les effets internes de la convention valablement conclue par son auteur et la partie cocontractante peut donc demander sa mise en œuvre. Sous l'influence de la doctrine néerlandaise, certains auteurs qualifient ce droit de << qualitatif>> lequel trouve son fonde­ment dans le lien existant entre le droit et le bien transféré (59).

Par ailleurs, dans la mesure où la clause d'arbitrage est liée à l'action en garantie décennale qui elle est transmise automatiquement avec l'immeuble cédé, elle en constitue en quelque sorte l'accessoire. Dans cette mesure, elle tombe dans l'arsenal des droits et obligations transmis à l'acquéreur à rai­son du transfert de propriété qui englobe non seulement le bien mais égale­ment ses accessoires au rang desquels figurent les droits et actions afférents à la chose vendue (60).

La Communauté française, actuel propriétaire des biens litigieux, a donc acquis accessoirement aux immeubles les droits et actions dont disposait l' ASBL << Les Sœurs de la miséricorde >> à l'encontre de l'entrepreneur et de l'architecte.

Tant la Communauté française que l'entrepreneur et l'architecte sont dès lors en droit d'exiger l'application de la clause d'arbitrage en cas de litige découlant de la convention de construction de 1964.

Il n'y aurait d'exception à cette règle que si le législateur y avait expres­sément dérogé en disposant que l'Etat ou toute autre personne morale de droit public ne peut être liée par une convention d'arbitrage qu'elle n'a pas conclue. Or, en l'espèce, il n'en est rien et la seule limitation apportée par le législateur concerne le pouvoir de l'Etat de << conclure >> une convention d'arbitrage.

Toute autre solution conduirait en effet à obliger un des contractants ini­tiaux de la convention d'arbitrage à devoir y renoncer du seul fait que l'autre partie a été remplacée par une personne morale de droit public ce qui constitue une rupture de l'égalité des parties face à un contrat qu'elles ont valablement conclu. De plus, un tel dénouement imprévisible au moment de la conclusion de la convention bouleverse l'attente légitime des parties ou tout au moins de l'une d'entre elles.

(58) Voy. sur cette controverse H. DE PAGE, op. cit., no 12lbis. (59) Voy. notamment J. HERBOTS, <<Quelques considérations à propos des droits dits

'qualitatifs' lors de la vente d'un immeuble )>, dans L'achat et la vente d'un immeuble, Le droit et la pratique, 1993, p. 399 et suiv.

{60) H. DE PAGE, T. IV, no 99.

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30. - Enfin, on rappellera que notre droit ne connaît pas le principe de la transmission automatique des dettes propter rem. L'acquéreur d'un bien ne peut être tenu de supporter, sans son accord, des obligations résultant d'une convention à laquelle il est un tiers.

Peut-on considérer la convention d'arbitrage comme une dette mise à charge de l'acquéreur ?

La réponse est négative dans la mesure où l'objet d'une telle convention n'est que de retenir un mode particulier de règlement des conflits entre par­ties, dérogatoire à la procédure judiciaire ordinaire. Elle organise différem­ment la procédure qui conduit à la décision du juge, arbitral en l'espèce, sans néanmoins imposer en soi des charges particulières à l'acquéreur de l'immeuble.

Il n'est donc pas fondé comme le fait la Cour d'appel de Liège de dire que <<l'exécution du pacte compromissoire valablement contracté à l'ori­gine, est devenue impossible en droit>>.

31. - L'arrêt de la Cour de cassation du 4 octobre 1996 privilégie en définitive la question de l'admissibilité de la convention d'arbitrage eu égard à la qualité de la personne appelée à l'appliquer par rapport à celle de la validité de la formation de cette convention. Ce faisant, il donne une interprétation extensive de l'article 1676 paragraphe 2 du Code judiciaire. Elle n'est pas à l'abri de la critique dans la mesure où elle est de nature à engendrer l'insécurité juridique et à bouleverser l'attente légitime des parties qui ont valablement conclu une convention d'arbitrage. Cette inter­prétation est en retrait par rapport à la situation qui prévaut dans d'autres pays et en particulier en France où la jurisprudence des cours et tribunaux a permis des avancées substantielles dans la libéralisation du recours à l'ar­bitrage par les personnes morales de droit public. L'arrêt de la Cour de cas­sation constitue à cet égard une occasion manquée ...

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GuY KEuTGEN,

PROFESSEUR À L'UNIVERSITÉ CATHOLIQUE

DE LOUVAIN.

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Cour de cassation, 1re chambre, 17 octobre 1997.

Président : MME CHARLIER, conseiller faisant fonction de président.

Rapporteur : M. PARMENTIER

Conclusions : Ml\m LIEKENDAEL, procureur général.

Plaidants : M. DE GRYSE ET MME DRAPS

PRATIQUES DU COMMERCE. - Loi DU 14 JUILLET 1991, ART. 94. - PROTECTION DU CONSOMMATEUR. - PRATIQUES CONTRAIRES AUX USAGES HONN~TES.- PUBLICITÉ MANIPU­LATRICE.

Justifie légalement sa décision qu'un vendeur a porté atteinte ou pu porter atteinte aux intérêts d'un ou plusieurs consomma­teurs et a, dès lors, accompli un acte contraire aux usages hon­nêtes en matière commerciale, le juge qui, sur la base de consi­dérations qu'il énonce, relève que la publicité de ce vendeur, était manipulatrice et contraire à la loyauté qu'un profession­nel doit avoir à l'égard des consommateurs.

LA COUR,

(sociÉTÉ ANONYME<< MoviTEX >>,

C. ETAT BELGE.)

ARR~T.

Ouï Monsieur le conseiller Parmentier en son rapport et sur les conclusions de Madame Liekendael, procureur général;

Vu l'arrêt attaqué, rendu le 6 février 1996 par la cour d'ap­pel de Mons;

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412 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

Sur le moyen pris de la violation des articles 149 de la Constitution (coordonnée), 22, 23-1, 23-10, 94 de la loi du 14 juillet 1991 sur les pratiques du commerce et l'information et la protection du consommateur (LPC) et 189, alinéa 3, du Traité du 25 mars 1957 instituant la Communauté européenne, approuvé par la loi du 2 décembre 1957, remplacé par l'arti­cle G, E 60° du Traité du 7 février 1992 sur l'Union euro­péenne, signé à Maastricht, approuvé par la loi du 26 novembre 1992,

en ce que l'arrêt, statuant sur l'appel du défendeur, le << reçoit >>, met à néant le jugement entrepris sauf en tant qu'il a reçu la demande et réformant pour le surplus : dit pour droit que l'opération << Les ensembles Art de vivre >> organisée en début 1993 par (la demanderesse) est contraire e.a. aux articles 23-10, 23-1 et 94 de la loi du 14 juillet 1991 (LPC), ordonne en conséquence, sous peine d'une astreinte, la cessa­tion de telles pratiques à savoir plus précisément : - << toute publicité aux termes de laquelle les critères de sélection des destinataires de numéros susceptibles de donner droit, gratui­tement ou non, à un produit, à un service ou à un avantage quelconque, ne sont pas, de manière complète et détaillée, facilement compréhensible, repris dans la lettre attribuant ledit numéro >> ; << toute publicité qui, compte tenu de sa pré­sentation graphique ou photographique et des précisions qui l'accompagnent, est susceptible de tromper le consommateur sur la réalité, la valeur, et les caractéristiques du produit, du service, ou de l'avantage attribué - que ce soit par l'effet du hasard ou autrement- notamment en ne mentionnant pas le produit, le service ou l'avantage quelconque attribué réelle­ment en fonction du numéro de sélection du consommateur, et qui fait croire à tort au consommateur qu'il vient de gagner ou de se voir attribuer un cadeau de valeur importante>>, auto­rise le défendeur à faire publier un résumé de l'arrêt dont le texte est imposé dans l'arrêt même et condamne la demande­resse aux dépens,

première branche, l'arrêt fonde l'application à charge de la demanderesse de l'article 23-10° de la LPC, sur les motifs que l'opération << Les ensembles Art de vivre >> est << particulière­ment insidieuse et trompeuse>>; que <<dans les limites où elle

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a pu être perçue par un consommateur normalement avisé, elle a éveillé chez celui-ci l'espoir ou la certitude d'avoir gagné ou de pouvoir gagner un produit par l'effet à tout le moins pré­pondérant du hasard>>; ( ... ) <<que pour les destinataires, selon leur degré de sagacité, ils 'avaient' soit nécessairement gagné un somptueux cadeau sur la base de critères restés herméti­ques, soit conçu le vif espoir de gagner un tel cadeau sur la base de critères tout aussi hermétiques ; qu'une telle situation est équivalente au hasard au sens où l'a entendu le législateur en élaborant l'article 23-10 >>; <<qu'en définitive, quelles que soient les techniques plus ou moins sophistiquées d'attribution des cadeaux par l'organisateur de la promotion et l'incidence plus ou moins marginale de la part du hasard dans cette attri­bution, il importe essentiellement de se placer du point de vue de la perception du message publicitaire par le public, et que si le public ignore les détails de l'organisation de la promotion, il croit avoir gagné un cadeau plus ou moins important par le fait du hasard, de sorte que l'article 23-10 trouve à s'appliquer ( ... ) >>,

alors qu'aux termes de l'article 23-10° LPC, est interdite toute publicité qui, hormis les cas prévus à l'article 56, 6, éveille chez le consommateur l'espoir ou la certitude d'avoir gagné ou de pouvoir gagner un produit, un service ou un avantage quelconque par l'effet du hasard; que l'application de cette disposition requiert, aux yeux du consommateur, que l'attribution d'un produit, service ou avantage quelconque soit exclusivement l'effet du hasard ; que c'est en effet contre l'at­trait du hasard et l'influence jugée néfaste de ce mobile que le législateur a voulu réagir en édictant cette disposition précise dans la loi du 14 juillet 1991 ; que dans ses premières conclu­sions d'appel, la demanderesse contestait d'une façon motivée l'effet du hasard, à tout le moins l'effet << exclusif>> du hasard et avait fait valoir que l'article 23-10° <<vise en réalité l'inter­diction des sweepstakes>>; ( ... ) <<qu'il (y) va( ... ), dans une opé­ration de ce type, d'un pur tirage au sort dans lequel seul le hasard est appelé à jouer, aucun autre critère objectif n'étant utilisé pour opérer une quelconque sélection >> ; << que c'est dans cet esprit que la loi vise exclusivement les opérations se dérou­lant par l'effet du hasard ; qu'ainsi, seules les opérations qui

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font appel exclusivement au hasard sont visées sous peine de déformer les termes clairs de la loi ; que s'il en était autre­ment, le législateur se serait exprimé par une formule telle que par l'effet déterminant du hasard ou encore par l'effet même accessoire du hasard >) ; << qu'en l'absence d'une telle formula­tion et en présence d'un texte clair, aucune interprétation n'est possible>); que l'arrêt qui juge l'article 23-10° LPC appli­cable en raison d'un rôle non exclusif mais << prépondérant >) du hasard et même dans le cas où l'incidence du hasard serait << plus ou moins marginale >) voire non existante (voy. le dispo­sitif de l'arrêt : << que ce soit par l'effet du hasard ou autre­ment >)) ne répond pas aux moyens susdits p~r lesquels la demanderesse faisait valoir pourquoi ladite disposition légale ne pouvait, en l'absence d'un effet exclusif du hasard, s'appli­quer en l'occurrence, qu'à défaut de réponse aux dits moyens des conclusions de la demanderesse, l'arrêt n'est pas régulière­ment motivé (violation de l'article 149 de la Constitution coor­donnée); que dans la mesure où l'arrêt se fonde, d'une part, sur un effet <<prépondérant>) du hasard, tout en admettant, d'autre part, que l'incidence du hasard était << plus ou moins marginale >) ou même non existante ( << que ce soit par l'effet du hasard ou autrement>)), l'arrêt est entaché d'une contradiction dans ses motifs et entre ses motifs et son dispositif, et n'est dès lors pas régulièrement motivé (violation de l'article 149 de la Constitution coordonnée) ; que dans la mesure où l'arrêt juge l'article 23-10° L.P.C. applicable sans constater que la publi­cité en question éveillait chez le consommateur l'espoir ou la certitude d'avoir gagné ou de pouvoir gagner un produit ( ... ) par l'effet exclusif du hasard - ce qui était contesté par la demanderesse- mais se contente d'un<< effet à tout le moins prépondérant du hasard>), voire d'une <<incidence plus ou moins marginale de la part du hasard>), et condamne même la demanderesse en l'absence d'effet du hasard, viole ladite dis­position dont l'application exige un effet exclusif du hasard ;

deuxième branche, l'arrêt retient à charge de la demanderesse une infraction à l'article 23-1 o LPC aux motifs que la publicité litigieuse << est incontestablement trompeuse >), que la << trompe­rie >) relevée par la cour d'appel dans l'arrêt a toutefois trait non pas aux produits dont la publicité litigieuse viserait à pro-

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mouvoir la vente mais uniquement au système de cadeaux dont l'attribution n'était - ce qui est expressément admis par l'arrêt - pas liée à l'achat desdits produits ; que la demande­resse, dans ses conclusions d'appel et dans ses secondes conclu­sions additionnelles d'appel, avait d'une façon motivée fait valoir que l'article 23-1 o LPC << ne vise manifestement que les produits proposés à l'achat >> ; qu'à l'appui de ce moyen, la demanderesse invoquait les termes mêmes de cette disposition qui, en mentionnant les << caractéristiques >> d'un produit, vise les << conditions auxquelles le produit peut être acheté >> ; que la demanderesse en concluait que ladite disposition ne s'a pp li­quait manifestement pas << aux conditions afférentes à l' acqui­sition d'un cadeau >> ; que l'arrêt, en appliquant l'article 23-1 o LPC sur la base d'une << tromperie >> relevée uniquement par rapport à un système de cadeaux pratiqué par la demande­resse, ne répond pas auxdits moyens invoqués par la demande­resse et n'est dès lors pas régulièrement motivé (violation de l'article 149 de la Constitution coordonnée); que l'article 23-1 o LPC n'interdit que la publicité susceptible d'induire en erreur sur l'identité, la nature, la composition, l'origine, la quantité, la disponibilité, le mode et la date de fabrication ou les carac­téristiques d'un produit; que par caractéristiques, il y a lieu d'entendre les avantages d'un produit, notamment au point de vue de ses propriétés, de ses possibilités d'utilisation, des résul­tats qui peuvent être attendus de son utilisation, des condi­tions auxquelles il peut être acheté ( ... ) ; qu'il résulte ainsi des termes de cette disposition que la tromperie qu'elle vise doit nécessairement porter sur les produits mêmes dont la publicité a précisément, conformément à l'article 22 LPC, pour but de promouvoir la vente ; que, dès lors, l'interdiction énoncée à l'article 23-1 o LPC ne s'étend pas aux modalités d'attribution de cadeaux non liée à l'achat de produits ; que l'arrêt qui applique l'article 23-1 o LPC sur la base d'une tromperie rela­tive non pas aux produits offerts en vente mais uniquement à un système de cadeaux dont l'attribution n'est, ainsi qu'il est expressément relevé par l'arrêt, pas obligatoirement liée à l'achat de produits, viole cette disposition ainsi que l'article 22 LPC; que pour justifier l'application de l'article 23.1 o L.P.C., l'arrêt invoque la directive C.E.E. no 84/450, plus particulière­ment son article 2.2° dont l'arrêt relève le texte <<manifeste-

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ment très large >> ; que l'arrêt considère que << dans son interpré­tation du droit interne (donc de l'article 23.1 o L.P.C.), une juridiction nationale est tenue de remplir sa tâche dans toute la mesure du possible à la lumière du texte et de la finalité de la directive en exécution de laquelle la loi nationale a été pro­mulguée, de manière à atteindre le résultat visé par celle-ci et à se conformer ainsi à l'article ·189, alinéa 3, du traité>>; qu'il ajoute que <<c'est de manière inexacte que (la demanderesse) soutient que l'on rend ainsi une directive directement appli­cable contre un particulier, alors qu'il s'agit simplement d'un mode spécifique d'interprétation du droit interne >> ; qu'en vertu de cette dernière disposition la directive lie tout Etat membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et au moyen ; qu'une directive ne peut pas par elle­même créer des obligations dans le chef d'un particulier et ne peut donc pas être invoquée en tant que telle à son encontre ; que si, en appliquant le droit national, la juridiction nationale appelée à l'interpréter est tenue de le faire à la lumière du texte et de la finalité de la directive pour atteindre le résultat visé par celle-ci et se conformer ainsi à l'article 189, troisième alinéa, du traité, cette obligation d'une interprétation du droit national, conforme à la directive, ne vaut que << dans la mesure du possible>>, ce qui exclut une interprétation <<conforme à la directive>> mais allant <<contra legem >>, c'est-à-dire inconci­liable avec le droit national ; qu'alors que l'article 23-1 o LPC, ainsi que la demanderesse l'avait fait valoir en conclusions, est expressément limité à la publicité trompeuse relative à des produits destinés à la vente, l'arrêt ne pouvait pas, par le biais d'une prétendue << interprétation conforme >> à une directive, étendre le champ d'application de cette disposition du droit national à d'autres formes de << tromperie >> notamment celle concernant la distribution de cadeaux non liée à l'achat de produits ; qu'une telle interprétation << contra legem >> mécon­naît l'effet juridique qui peut être accordé à une directive vis­à-vis d'un particulier; que l'arrêt viole ainsi l'article 189, ali­néa 3, du Traité C.E. ;

troisième branche, l'arrêt justifie l'application à charge de la demanderesse de l'article 94 L.P.C. au motif<< que les destina-

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taires ont été manipulés par la (demanderesse), dans le but évident de modifier leurs comportements d'achat, ce qui constitue l'atteinte aux intérêts du consommateur à laquelle se réfère l'article 94 ; que nul n'a intérêt à être manipulé ; que l'article 94 constitue une norme générale de loyauté incombant aux professionnels à l'égard des consommateurs >> ; que le simple fait qu'une opération commerciale vise à << modifier le comportement des consommateurs >> ne confère pas à une telle opération le caractère d'<< acte contraire aux usages honnêtes en matière commerciale par lequel un vendeur porte atteinte ou peut porter atteinte aux intérêts d'un ou de plusieurs consommateurs >> ; que l'arrêt, en considérant que le simple fait de vouloir modifier le comportement des consommateurs est constitutif de l'acte interdit par l'article 94 L.P.C., viole cette disposition :

Quant à la troisième branche :

Attendu que l'article 94 de la loi du 14 juillet 1991 sur les pratiques du commerce et sur l'information et la protection du consommateur dispose qu'est interdit tout acte contraire aux usages honnêtes en matière commerciale par lequel un vendeur porte atteinte ou peut porter atteinte aux intérêts d'un ou de plusieurs consommateurs ;

Attendu que l'arrêt considère que les consommateurs visés par la publicité lancée par la demanderesse << ont été manipulés par la (demanderesse), dans le but évident de modifier leurs comportements d'achat, ce qui constitue l'atteinte aux inté­rêts du consommateur à laquelle se réfère l'article 94 ; que nul n'a intérêt à être manipulé ; que l'article 94 constitue une norme générale de loyauté incombant aux professionnels à l'égard des consommateurs >> ;

Que l'arrêt, qui relève par ces considérations que la publicité de la demanderesse était manipulatrice et contraire à la loyauté qu'un professionnel doit avoir à l'égard des consom­mateurs, fait une exacte application de l'article 94 précité ;

Que le moyen, en cette branche, ne peut être accueilli ;

Quant aux première et deuxième branches :

Attendu qu'il ressort de la réponse à la troisième branche du moyen que l'arrêt justifie légalement, sur la base de l'article 94

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de la loi du 14 juillet 1991, sa décision de faire cesser la publi­cité pratiquée par la demanderesse ;

Que les considérations critiquées dans les deux premières branches du moyen sont sans incidence sur cette légalité ; que, dès lors, les griefs énoncés en ces branches, fussent-ils fondés, ne sauraient entraîner la cassation ;

Qu'en ces branches, le moyen est irrecevable ;

Par ces motifs, rejette le pourvoi ( ... )

NOTE

La norme générale de loyauté à l'égard des consommateurs et les superfluités législatives

en matière de pratiques du commerce

L'arrêt annoté est le premier arrêt de la Cour de Cassation concernant la nouvelle norme générale de l'article 94 de la loi sur les pratiques du com­merce et l'information et la protection du consommateur (ci-après : LPCC).

L'article 94 interdit tout acte contraire aux usages honnêtes en matière commerciale par lequel un vendeur porte atteinte ou peut porter atteinte aux intérêts d'un ou de plusieurs consommateurs.

L'intérêt de cet arrêt réside surtout dans le fait qu'il démontre la relative inutilité des dispositions spécifiques en matière de publicité de la LPCC visant à protéger les consommateurs.

1.- LES FAITS ET LA PROCÉDURE

1. - En février 1993 la société Movitex, exerçant sur le marché belge des activités de vente par correspondance, organise une opération << Les ensembles Art de vivre)). Une lettre publicitaire est envoyée en 25.686 exemplaires. Cette publicité fait mention d'un numéro consigné à l'intérieur d'un <<avis de résultat personnel)) donnant droit à un superbe cadeau. Les destinataires sont invités à renvoyer dans les 10 jours le volet détachable de l'avis de résultat. À l'exception de 11 personnes, toutes les autres reçoivent le même numéro 202. En se reportant au livret de présen­tation joint à la lettre précitée, le destinataire découvre, sous le numéro 202, la photographie d'un très beau service de 36 pièces en porce­laine de Limoges, d'une ménagère à couverts de 49 pièces en métal argenté et - beaucoup moins en évidence - un aspirateur de table. La photogra­phie est accompagnée en dessous de la précision<< valeur de l'ensemble com­plète réception 106.729 francs)) et au-dessus en très grands caractères de la mention<< si vous avez l'un de ces quatre numéros [dont le 202] l'un de ces cadeaux est à vous)). Or, à l'exception de 11 personnes déjà sélectionnées

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et recevant un cadeau spécifique, la multitude des autres destinataires n'avaient en réalité droit, compte tenu du règlement de l'opération, qu'à l'aspirateur de table qui n'était lui-même qu'un gadget compte tenu de sa petite dimension et de sa faible puissance.

2. - Faisant usage de son droit d'agir en cessation en vertu de l'ar­ticle 98, § 1, 4, de la LPCC, le Ministre des Affaires économiques demande au président du tribunal de commerce de Tournai d'ordonner à Mo vi tex de cesser la pratique litigieuse.

3. - L'action est fondée sur les articles 23, 1°, 23, 10°, 79 et 94 de la LPCC.

L'article 23, 1°, interdit toute publicité qui comporte des affirmations, indications ou représentations susceptibles d'induire en erreur sur l'identité, la nature, la composition, l'origine, la quantité, la disponibilité, le mode et la date de fabrication ou les caractéristiques d'un produit ou les effets sur l'environnement.

L'article 23, 10°, interdit toute publicité qui, hormis le cas prévu par l'ar­ticle 56, 6 (1), éveille chez le consommateur l'espoir ou la certitude d'avoir gagné ou de pouvoir gagner un produit, un service ou un avantage quelcon­que par l'effet du hasard. Cette interdiction ne s'applique pas à la publicité pour les loteries autorisées et à la publicité comportant des offres, gratuites ou non, de titres de participation aux loteries autorisées, à condition que ces offres ne soient pas liées à l'acquisition d'autres produits ou services.

L'article 79 contient des obligations d'information en matière de vente à distance. Cette disposition n'est pas reprise dans le pourvoi en cassation et ne sera dès lors pas examinée dans le présent commentaire.

L'article 94 interdit tout acte contraire aux usages honnêtes en matière commerciale par lequel un vendeur porte atteinte ou peut porter atteinte aux intérêts d'un ou de plusieurs consommateurs.

4. - Le président du tribunal de commerce de Tournai déboute le Ministre. La Cour d'appel de Mons (2), par contre reçoit la demande, dit pour droit que l'opération << les ensembles Art de Vivre )) est contraire aux articles 23, 1°, 23, 10°, 79 et 94 de la LPCC et ordonne la cessation de telles pratiques, à savoir plus précisément :

(1) C'est-à-dire l'offre, à titre gratuit, conjointement à un produit ou à un service principal des titres de participation soit à des tombolas dûment autorisées en application de la loi du 31 décembre 1851 sur les loteries, soit aux formes de loteries organisées en application de la loi du 6 juillet 1964 relative à la Loterie nationale.

(2) V. aussi Mons, même date, Etat belge c. Reade1·s Digest, Annuaire Pratiques du Commerce & Concurrence, 1996, 153, concernant une opération de <• sweepstake>) (loterie commerciale); la Cour décida que l'interdiction de sweepstakes sur base de l'ancienne loi sur les pratiques du commerce du 14 juillet 1971 en combinaison avec l'article 301 du Code pénal n'est pas contraire aux articles 30 et 59 du traité CE (en renvoyant aux arrêts de la Cour de Justice dans les affaires C-267/91 et 268/91, Keck & Mithoua1·d, Rec., 1993, I-6097 et l'affaire C-275/92, Schindler, Rec., 1994, I-1078; v. à ce sujet également ci-après au n° 17).

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- toute publicité aux termes de laquelle les critères de sélection des desti­nataires de numéros susceptibles de donner droit, gratuitement ou non, à un produit, à un service ou à un avantage quelconque, ne sont pas, de manière complète et détaillée, facilement compréhensibles, repris dans la lettre attribuant le numéro ;

- toute publicité qui, compte tenu de sa présentation graphique ou photo­graphique et des précisions qui l'accompagnent, est susceptible de trom­per le consommateur sur la réalité, la valeur et les caractéristiques du produit, du service, ou de l'avantage attribué- que ce soit par l'effet du hasard ou autrement - notamment en ne mentionnant pas le pro­duit, le service ou l'avantage quelconque attribué réellement en fonction du numéro de sélection du consommateur, et qui fait croire à tort au consommateur qu'il vient de gagner ou de se voir attribuer un cadeau de valeur importante.

La Cour autorise enfin l'Etat belge à faire publier un résumé qu'elle éta­blit de l'arrêt.

5. - Le pourvoi contre cet arrêt échoue. Movitex invoque la violation, par la Cour d'appel, des trois dispositions citées. La Cour de cassation se limite à un examen de la troisième branche du moyen, à savoir la violation de l'article 94.

La Cour d'appel avait considéré que les consommateurs visés par la publicité

<< ont été manipulés par M ovitex dans le but évident de modifier leur compor­tement d'achat, ce qui constitue l'atteinte aux intérêts du consommateur à laquelle se réfère l'article 94; que nul n'a intérêt à être manipulé; que l'ar­ticle 94 constitue une norme générale de loyauté incombant aux professionnels à l'égard des consommateurs>>.

Selon la Cour suprême l'arrêt qui relève par ces considérations que la publicité de la demanderesse était manipulatrice et contraire à la loyauté qu'un professionnel doit avoir à l'égard des consommateurs, fait une exacte application de l'article 94 de la LPCC. Puisque l'arrêt de la Cour d'appel a légalement fondé, sur la base de l'article 94 de la LPCC, sa décision de faire cesser la publicité pratiquée par Movitex, les considérations critiquées dans les deux premières branches du moyen relatives à l'article 23, 1 o et 23, 10°, sont sans incidence sur cette légalité.

II.- LES DISPOSITIONS DE LA LPCC CONCERNÉES

6 - La condamnation de la publicité de Mo vi tex par la Cour d'appel était donc fondée sur deux des treize interdictions en matière de publicité que contient l'article 23, ainsi que sur la norme générale de loyauté à l'égard du consommateur dans la loi sur les pratiques du commerce.

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7. - Les interdictions de l'article 23, 1° à 5°, go et 13° ont trait à des formes de publicité mensongère (3). En matière de publicité le législateur de 1gg1 a en quelque sorte décortiqué l'interdiction plus concise de la publicité trompeuse que contenait l'article 20, 1°, de l'ancienne loi sur les pratiques du commerce du 14 juillet 1g71. Le but de la nouvelle approche plus détail­lée était indubitablement de renforcer la protection du consommateur. L'article 23, 1°, cité ci-dessus ne concerne que la publicité trompeuse pour les produits, alors que les 2° et 3° concernent la publicité trompeuse pour les services et la publicité trompeuse relative au vendeur ; le 4 o interdit la tromperie par l'omission d'éléments essentiels; le 5° interdit la publicité dite <<rédactionnelle>>, le go la publicité avec un produit d'appel et le 13° la publicité pour des produits, autres que des médicaments, faisant réfé­rence de manière abusive à l'amélioration de l'état de santé du consomma­teur. Notons cependant que l'article 23, 10°, qui a également été appliqué dans le cas d'espèce, n'interdit pas uniquement la publicité qui trompe le consommateur : il suffit que celui-ci soit induit à croire, à tort ou à raison, qu'il a gagné quelque chose par l'effet du hasard.

8. - L'article g4 quant à lui est un dédoublement de l'interdiction de la concurrence déloyale dont l'articulation actuelle, c'est-à-dire l'interdic­tion des actes contraires aux usages honnêtes en matière commerciale, remonte à l'article !Obis de la Convention de Paris sur la protection de la propriété industrielle (4), inséré en 1goo (Conférence de Bruxelles) (5) et ayant été repris plus tard par l'article 54 de la LPC de 1g71 (6). Cette inter­diction est actuellement inscrite à l'article g3 de la LPCC (interdiction de tout acte par lequel un vendeur (7) porte atteinte ou peut porter atteinte aux intérêts professionnels d'un ou de plusieurs autres vendeurs). Les deux articles, l'article g3 et l'article g4, visent les mêmes actes (toute violation par un vendeur des usages honnêtes en matière commerciale), mais tandis que le premier les interdit lorsqu'ils peuvent porter atteinte aux intérêts professionnels d'un ou de plusieurs autres vendeurs, le second les interdit lorsqu'ils peuvent porter atteinte aux intérêts d'un ou de plusieurs consom-

(3) L'article 23, 6° interdit la publicité dénigrante, l'article 23, 7° la publicité compa­rative, l'article 23, 8° la publicité créant la confusion, l'article 23, ll 0 la publicité favori­sant un acte contraire à la LPCC et l'article 23, 12° la publicité qui se réfère à des tests comparatifs effectués par les organisations de consommateurs.

(4) Au 19" siècle les cours et tribunaux interdirent les actes de concurrence déloyale sur base de l'article 1382 du Code civil, v. A. MoREAU, Traité de la concurrence illicite, Paris, Bruxelles, 1904.

(5) V. à ce sujet : A. MOREAU, op. cit. ; M. GoTZEN, Vrijheid van beroep en bedrijf en onrechtmatige mededinging, Bruxelles, 1963, t. 1, p. 31 et suiv.

(6) V. J. STUYCK, <<L'acte contraire aux usages honnêtes en matière commerciale>>, Les pratiques du commerce et la protection et l'information du consommateur, Editions du Jeune Barreau de Bruxelles, 1991, p. 126 et suiv.

(7) L'interdiction de l'article 54 de la LPC de 1971 ne s'appliquait qu'aux seuls com­merçants au sens du Code de Commerce ; sur la notion de vendeur (notamment par rap­port à la notion moins large de commerçant), v. J. STUYCK, <<'Consommateurs' et 'ven­deurs' dans la loi sur les pratiques du commerce>>, in J. GILLARDIN et D. PUTZEYS (red.), Les pratiques du commerce Autour et alentour, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis Bruxelles, 1997, p. 17 et suiv.

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mateurs. Comme toute disposition de la LPCC la violation d'un de ces deux articles peut donner lieu à une action en cessation. En règle générale l'ac­tion en cessation de la LPCC peut être formée à la demande des intéressés (au sens des articles 17 et 18 du Code judiciaire), du Ministre des Affaires économiques, d'un groupement professionnel ou interprofessionnel ayant la personnalité civile et d'une association de consommateurs jouissant de la personnalité civile et étant représentée au Conseil de la Consommation ou agréée par le Ministre (article 98 § 1). L'action en cessation en cas de viola­tion de l'article 93 ne peut cependant pas être intentée par une organisation de consommateurs ou par le Ministre et l'action visant la cessation d'un acte contraire à l'article 94 ne peut être intentée par un groupement profes­sionnel ou interprofessionnel.

Ill.- LA NORME DE LOYAUTÉ

À L'ÉGARD DU CONSOMMATEUR -

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES

9. - Pour la nouvelle norme de l'article 94le législateur s'est inspiré du modèle suédois. La loi suédoise sur les pratiques du commerce de 1971 (remplacée par une loi de 1975 et plus récemment par celle du 1er janvier 1996, mais dont les dispositions sont restées les mêmes) interdit tout com­portement contraire aux usages honnêtes en matière commerciale dans la commercialisation de biens ou de services ainsi que tout autre procédé non correct à l'égard des consommateurs ou des entreprises (8). Mais, contraire­ment à la loi suédoise, la loi belge définit la pratique déloyale à l'égard du consommateur en se référant à la notion des usages honnêtes en matière commerciale.

1 O. - Ainsi la seule différence textuelle entre l'article 93 et l'article 94 réside dans la définition de l'intérêt devant être (susceptible d'être) lésé. A première vue cette différence coïncide avec la distinction que fait l'ar­ticle 98 quant à l'intérêt à agir (v. ci-dessus n° 8). Les articles 93 et 94 seraient alors l'expression d'une seule interdiction mais divisée en deux par­ties pour des raisons d'ordre purement technique, c'est-à-dire un rattache­ment partiel à l'intérêt en tant que condition de recevabilité de l'action : les organisations professionnelles, les organisations de consommateurs et le Ministre qui, par dérogation aux articles 17 et 18 du Code judiciaire, ne doivent en principe pas démontrer avoir un intérêt à l'action ne peuvent intenter une action si le comportement critiqué ne lèse que certains intérêts auxquels ils ne sont pas censés veiller (l'intérêt des consommateurs lorsque l'action émane d'une organisations professionnelle, les intérêts profession­nels lorsque c'est le Ministre ou une organisation de consommateurs qui agit).

(8) V. J. STUYCK, «Recente ontwikkelingen in het Zweedse consumentenrecht 1>,

T.P.R., 1977, p. 379-432; pour la loi de 1996, v. les conclusions de l'avocat général dans l'affaire De Agostini, citée ci-après au no 17.

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11. - L'arrêt annoté semble cependant indiquer que la référence à l'in­térêt des consommateurs dans l'article 94 colore la notion même des usages honnêtes en matière commerciale (9). La Cour confirme l'exactitude de l'in­terprétation que la Cour d'appel avait donnée de cet article en proférant que la publicité critiquée était manipulatrice et << dès lors contraire à la loyauté qu'un professionnel doit avoir à l'égard des consommateurs>>. Cette formule ne fait aucune référence aux usages honnêtes en matière commer­ciale. Il est vrai que cette référence est sous-entendue, puisque l'arrêt inter­prète une disposition dont une des conditions est la violation des usages honnêtes en matière commerciale, mais cette notion est interprétée par la seule référence à la loyauté qu'un professionnel doit respecter à l'égard des consommateurs. Dans cette formule la notion d'usages honnêtes en matière commerciale ne limite donc pas le champ d'application de la norme géné­rale de l'article 94 aux actes qui sont en même temps déloyaux selon les normes existant dans les milieux professionnels, à moins qu'on considère qu'au stade actuel de son développement la notion d'usages honnêtes en matière commerciale entre professionnels prend également en compte l'inté­rêt général, dont l'intérêt des consommateurs est un aspect. Si tel est le cas- et j'essaierai de le démontrer ci-après (v. IV) -l'arrêt annoté n'est pas réellement innovateur à cet égard, bien qu'on doive reconnaître son mérite d'avoir clairement précisé une interprétation qui restait sujette à contestation.

12. - Mais l'arrêt mérite également l'attention sous un tout autre angle, à savoir en ce qu'il fait apparaître le rapport qu'il y a entre la norme générale de l'article 94 et les autres dispositions de la LPCC relatives à la protection des consommateurs, en particulier celles en matière de publicité. S'il est vrai que c'est pour des motifs qui tiennent à la technique de la cas­sation que la Cour a pu décider qu'elle ne devait pas se prononcer sur les critiques que la demanderesse avait formulées quant à l'interprétation par la Cour d'appel de l'article 23, 1 o et 23, 10°, il n'en reste pas moins que la Cour suprême a constaté que l'article 94 constituait une base suffisante pour un ordre de cessation à l'encontre d'une publicité qui était trompeuse et qui éveillait chez le consommateur l'espoir ou la certitude d'avoir gagné quelque chose par l'effet du hasard. La Cour s'est directement attaquée à la troisième branche du moyen de cassation ayant trait à l'article 94, pour rejeter les deux autres branches comme s'attaquant à des motifs devenus surabondants. Si la Cour avait estimé que l'article 23, 1 o ou l'article 23, 10°, constituait le fondement le plus pertinent pour l'ordre de cessation, elle n'aurait sans doute pas examiné la troisième branche en premier lieu. Dans une dernière section de cette annotation (v. V) j'arguerai que cette consta­tation est révélatrice de l'inutilité de (certaines) dispositions expresses de la loi sur les pratiques du commerce, dispositions par lesquelles le légis-

(9) V. dans le sens d'un effet généralisé de la nouvelle norme de l'article 94 sur les autres dispositions de la loi, en particulier celles en matière de publicité : G. STRAETMANS,

Consument en markt, thèse de doctorat, Leuven, 1997 (sous presse chez Kluwer, Anvers).

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lateur essaie en vain de cerner les pratiques promotionnelles évoluant au gré du jour.

IV. - LA NORME GÉNÉRALE DE LOYAUTÉ

À L'ÉGARD DU CONSOMMATEUR -

PRODUIT DÉRIVÉ DE LA NORME DE LOYAUTÉ

À L'ÉGARD D'AUTRES PROFESSIONNELS

13. - En formulant la nouvelle norme de loyauté de l'article 94le légis­lateur de 1991 a voulu donner au juge un moyen d'intervention en cas de pratiques déloyales à l'égard du consommateur auxquelles lui-même n'au­rait pas pensé ou qu'il ne pouvait pas facilement cerner dans une règle de droit spécifique qui, comme toute règle de droit, doit posséder un certain degré d'abstraction.

14. - La norme que le législateur de 1991 a créé est à l'image d'une norme bien établie dans notre droit, l'interdiction de la concurrence déloyale, qui à l'origine était purement et simplement fondée sur l'ar­ticle 1382 du Code civil (10). Plus tard cette doctrine, sans être codifiée, trouva une base dans l'A.R. n° 55 du 23 décembre 1934 protégeant les pro­ducteurs, commerçants et consommateurs contre certains procédés tendant à fausser les conditions normales de la concurrence (11). L' A.R. n° 55 ne comptait que cinq articles. Les articles 3 à 5 étaient consacrés aux moda­lités de la procédure (l'action en cessation). Selon l'article pr le président du tribunal de commerce ordonnait, à la demande des intéressés ou d'un groupement professionnel, la cessation de tout acte contraire aux usages honnêtes en matière commerciale ou industrielle par lequel un commerçant, industriel ou artisan enlèvait ou tentait d'enlever à ses concurrents une partie de leur clientèle ou portait ou tentait de porter atteinte à leur crédit ou, plus généralement, portait atteinte ou tentait de porter atteinte à leur capacité de concurrence. L'article 2 énumérait un certain nombre d'actes contraires aux usages honnêtes, à titre purement exemplatif: la création de la confusion avec la personne, l'établissement ou les produits d'un concur­rent, la divulgation d'imputations fausses sur la personne, les produits ou l'entreprise d'un concurrent et certaines formes de publicité trompeuse. L'A.R. no 55 fut abrogé par la LPC de 1971, dont le but était de globaliser et de codifier les diverses règles existantes en matière de pratiques commer­ciales : l' A.R. n° 55 ainsi que diverses lois et A.R. spéciaux relatifs à cer­taines méthodes de vente (ventes publiques, ventes en solde et en liquida­tion, ventes avec primes) et à certaines obligations incombant aux commer­çants (indication des prix et des quantités, dénomination des produits .. ). L'action en cessation en matière de concurrence déloyale, connue de l'A.R. n° 55, devint la sanction de droit commun des pratiques du commerce. Son application fut élargie au domaine de la réglementation des méthodes de

{10) V. ci-dessus au point 8 et en particulier la note 4. {11) Au sujet de l'origine et de l'application de cet A.R. v. G. ScHRICKER-B. FRANCQ,

La 1·ép1·ession de la concun·ence déloyale, Belgique, Paris, Dalloz, 1974.

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vente : vente en soldes et en liquidation, ventes publiques, ventes à prix réduit et ventes avec primes (dorénavant appelées offres conjointes) et les nouvelles interdictions des ventes à perte, des achats forcés et des ventes itinérantes. En plus l'article 20 de la LPC de 1971 introduisait une interdic­tion de certaines formes de publicité : publicité trompeuse (article 20, 1 °), publicité comparative (article 20, 2°), publicité susceptible de créer la confusion (article 20, 3°) et publicité favorisant un acte contraire à la LPC (article 20, 4°). Cet article fut également sanctionné par l'action en cessa­tion. Finalement l'article 54 condamna tout acte contraire aux usages hon­nêtes en matière commerciale par lequel un commerçant portait ou pouvait porter atteinte aux intérêts professionnels d'un ou de plusieurs autres com­merçants. Contrairement à l'A.R. no 55, la LPC ne contint pas de liste exemplative d'actes contraires aux usages honnêtes, mais les exemples figu­rant à l'article 2 de l' A.R. no 55 se retrouvèrent pour l'essentiel dans les interdictions de publicité de l'article 20.

15. - La LPCC de 1991 a maintenu l'approche consistant à prévoir une norme générale d'honnêteté entre professionnels (l'article 93), complétée par des dispositions interdisant d'une manière plus spécifique certaines formes de publicité et certaines méthodes de vente et de promotion com­merciale, non à titre d'exemples d'actes de concurrence déloyale, mais d'une manière autonome. Ces interdictions spécifiques sont fondamentale­ment différentes de l'interdiction de concurrence déloyale et ceci sous un double angle. D'une part la déloyauté de l'acte ne doit pas être démontrée : sauf application des exceptions expressément prévues, les ventes à perte, les offres conjointes, les achats forcés, la publicité comparative, les ventes publiques en dehors d'établissements spécifiquement destinés à cet effet, etc ... sont interdits en toutes circonstances ( << per se >>), même si dans le cas d'espèce la méthode de vente ou de publicité visée par la disposition légale serait conforme aux usages honnêtes et à la déontologie professionnelle. L'interdiction légale rend ces méthodes de vente et de publicité bien entendu déloyales ou à tout le moins <<illicites>> (12), mais le juge est dis­pensé de rechercher le caractère déloyal du comportement critiqué. D'autre part lesdites dispositions spécifiques ne requièrent pas, comme les normes générales des articles 93 et 94, l'atteinte (potentielle) aux intérêts profes­sionnels d'autres vendeurs ou aux intérêts des consommateurs.

16. - Dans la LPCC de 1991 les interdictions spécifiques visant la pro­tection des consommateurs etfou la loyauté dans les rapports commerciaux, coexistent avec deux normes générales de loyauté : l'article 93 (interdiction de la concurrence déloyale) et l'article 94 (interdiction des actes déloyaux à l'égard des consommateurs). Dans cet ensemble les articles 93 et 94 ont comme première vocation de servir de filet de sécurité : leur application est subsidiaire à l'application des dispositions spécifiques, dont la violation est

(12) Selon la théorie de la «concurrence illicite>> la violation d'une disposition légale ou réglementaire constitue, ou à tout le moins peut constituer, un acte contraire aux usages honnêtes en matière commerciale: voy. Cass. 2 mai 1985, R.D.C., 1985, 631, note I.V. (v. aussi J. STUYCK, <<L'acte contraire ... >>, op cit., p. 152 et suiv.).

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plus facile à prouver : point besoin de prouver que l'acte est déloyal et qu'il porte atteinte aux intérêts professionnels ou aux intérêts des consomma­teurs s'il est interdit par une des dispositions perse de la loi. En deuxième lieu les articles 93 et 94 servent de charnière entre l'action en cessation de la loi sur les pratiques du commerce et toutes les dispositions légales ou réglementaires qui peuvent avoir une incidence sur les comportements des opérateurs économiques sur le marché et dont la violation peut être quali­fiée d'acte contraire aux usages honnêtes en matière commerciale en vertu de la théorie de la << concurrence illicite )) consacrée par la Cour de Cassa­tion (13). Si un tel acte, commis par un vendeur, porte ou peut porter atteinte aux intérêts d'un ou de plusieurs autres vendeurs ou aux intérêts d'un ou de plusieurs consommateurs, sa cessation pourra être ordonnée par le juge des pratiques du commerce en vertu de la norme générale de l'ar­ticle 93 ou de l'article 94. On peut dire sans exagération que depuis l'entrée en vigueur de la LPCC de 1991 le président du tribunal de commerce sié­geant en matière de pratiques du commerce est devenu le juge de droit commun du droit économique et du droit de la consommation. Tout inté­ressé (y compris le consommateur individuel) au sens des articles 17 et 18 du Code judiciaire, ainsi que le Ministre des Affaires économiques et les organisations de consommateurs reconnues peuvent agir en cessation à l'en­contre des violations des diverses dispositions légales et réglementaires ayant pour but l'information ou la protection des consommateurs : protec­tion de la santé des consommateurs dans le domaine des denrées alimen­taires, des produits cosmétiques et du tabac, protection de la sécurité des consommateurs, réglementation de la publicité pour certains produits ou certains services, réglementation (au niveau des communautés linguisti­ques) de la publicité télévisée, etc ... , sur base de l'article 94 de la LPCC. Précisons que la violation d'une disposition légale ou réglementaire est ou peut être contraire aux usages honnêtes même si la disposition en question ne concerne pas les intérêts visés par la norme générale (article 93 ou 94). Contrairement au droit allemand et au droit néerlandais, notre droit en matière de responsabilité civile, dont les articles 93 et 94 font partie, ne connaît pas de notion de << relativité )) de l'acte illicite. La personne lésée par la violation par autrui d'une disposition légale ne doit pas démontrer que cette disposition vise notamment la protection de ses intérêts.

17. - L'application des articles 93 et 94 en cas de violation d'une norme légale ou réglementaire devra cependant échouer lorsque cette norme légale ou réglementaire ou son application dans le cas d'espèce est contraire à une norme supérieure, tel un droit fondamental reconnu par la Constitution ou par la Convention européenne sur les droits de l'homme, ou encore à une disposition du traité CE en matière de libre circulation. On rappellera à ce propos la jurisprudence DassonvillefOassis de Dijon {14) de

(13) V. note précédente. (14) C.J.C.E., 11 juillet 1974, Dassonville, affaire 8/74, Rec., 1974, p. 837; C.J.C.E.,

20 février 1979, Rewe Zentml c. Bundesmonopolverwaltung jü1· Bmnntwein, affaire 120/78, Rec., 1979, p. 649.

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la Cour de Justice des Communautés européennes, en vertu de laquelle constituent des mesures d'effet équivalent, interdites par l'article 30 du traité, les obstacles à la libre circulation des marchandises résultant, en l'absence d'harmonisation des législations, de l'application à des marchan­dises en provenance d'autres Etats membres, où elles sont légalement fabri­quées et commercialisées, de règles relatives aux conditions auxquelles doi­vent répondre ces marchandises (telles que celles qui concernent leur déno­mination, leur forme, leur dimension, leur poids, leur composition, leur pré­sentation, leur étiquetage, leur conditionnement}, même si ces règles sont indistinctement applicables à tous les produits, dès lors que cette applica­tion ne peut être justifiée par un but d'intérêt général de nature à primer les exigences de la libre circulation des marchandises (15). En revanche la Cour de Justice a décidé dans son arrêt Keck et Mithouard que l'application à des produits en provenance d'autres Etats membres de dispositions natio­nales qui limitent ou interdisent certaines modalités de vente ne tombe pas sous le coup de l'article 30, pourvu qu'elles affectent de la même manière, en droit comme en fait, la commercialisation des produits nationaux et de ceux en provenance d'autres Etats membres (16). Ainsi des interdictions et restrictions en matière de publicité télévisée ont été qualifiées de << moda­lités de vente>>. La Cour a cependant précisé que l'on ne peut exclure qu'une interdiction de publicité, telle l'interdiction totale en droit suédois de la publicité visant les enfants de moins de 12 ans, empêcherait un opéra­teur économique de pénétrer le marché national, auquel cas l'interdiction serait quand même un obstacle à la libre circulation des marchandises (17). Notons également que dans son arrêt Vereinigte Familapress (18) la Cour considéra que l'application d'une interdiction nationale d'une certaine méthode de promotion de vente, en l'occurrence l'organisation de jeux dotés de prix, relève de la jurisprudence Cassis de Dijon et non de la juris­prudence Keck, si cette application vise des périodiques édités dans un autre Etat membre (en d'autres termes si l'interdiction frappe le contenu d'une produit importé) (19). Ajoutons qu'en matière de libre prestation des services la Cour a appliqué la même << règle de raison >> que celle développée dans son arrêt Cassis de Dijon en matière de libre circulation des marchan­dises, mais qu'elle s'est refusée, jusqu'à présent, d'appliquer, dans le domaine de la libre prestation des services, sa jurisprudence Keck, ce qui

(15) V. C.J.C.E., 24 novembre 1993, Keck et Mithouard, affaires jointes C-267 et C-268/91, Rec., 1993, I-6097, point 15 (v. J. STUYCK, ((Observations>>, C.D.E., 1994, 435-458).

(16) Cité à la note précédente, point 16. (17) C.J.C.E., 9 juillet 1997, Konsumentombudsmannen c. De Agostini, affaires jointes,

C-34/95, C-35/95 et C-36/95, Rec., 1997, I-3843 (observations J. STUYCK, Common Market Law Review, 1997, p. 1445, v. en particulier les points 43, 44 et 47.

(18) C.J.C.E., 26 juin 1997, Vereinigte Familapress c. Heinrich Bauer Verlag, affaire C-368/95, Rec., 1997, I-3689.

(19) Dans le cas d'espèce la Cour considéra que l'interdiction était justifiée dans l'inté­rêt général de la protection du pluralisme de la presse (exigence impérative qui est liée au droit fondamental de la liberté d'expression), dès lors que les petits éditeurs de pério­diques ne pourraient faire face à la concurrence d'éditeurs pouvant offrir des prix beau­coup plus importants.

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reviendrait à déclarer l'article 59 non applicable aux dispositions nationales relatives aux modalités de vente si celles-ci affectent de la même manière la prestation des services par des entreprises établies sur le territoire de l'Etat membre et celles établies dans d'autres Etats membres (20). Il résulte de cette jurisprudence que le juge national devra rester vigilant lorsqu'une disposition en matière de publicité ou de promotion de vente de la LPCC est invoquée à l'encontre d'un produit (y compris une publication) importé d'un autre Etat membre ou à un service rendu par une entreprise établie dans un autre Etat membre de la CE.

18. - Les réserves émises, ci-dessus, quant à l'incompatibilité éven­tuelle de l'application d'une disposition de la LPCC à des produits ou ser­vices provenant d'un autre Etat membre de la CE valent également pour les normes générales des articles 93 et 94. Lors d'une telle application le juge devra tenir compte des pratiques loyales et traditionnelles observées dans le pays membre d'origine (principe de la reconnaissance mutuelle des normes), et s'il entend interdire une pratique commerciale, il devra en tout état de cause, tenir compte de l'intérêt du consommateur tel que cet intérêt est défini par la Cour de Justice. Lorsqu'il s'agit de définir l'intérêt écono­mique du consommateur en matière de méthodes publicitaires (grand public) le juge devra notamment tenir compte de ce que la Cour a jugé que le consommateur de référence est le consommateur raisonnablement avisé (21). Précisons qu'en définissant les exigences impératives qui peu­vent justifier des entraves à la libre circulation des marchandises ou des services, la Cour de Justice n'a en effet jamais reconnu d'une manière isolée les exigences de garantir une concurrence loyale dans le seul intérêt des concurrents :un intérêt purement économique ne peut en effet jamais justi­fier une entrave à la libre circulation. La <<loyauté dans les transactions commerciales>> (arrêt Cassis de Dijon) a toujours été mentionnée par la Cour en combinaison avec<< la protection des consommateurs>>. Ce n'est que lorsque l'application d'une des normes générales de la LPCC dans une situation transfrontalière concerne uniquement les modalités de vente de ce produit ou de ce service (l'endroit, le moment ou la méthode selon laquelle le produit ou le service est offert sans que la commercialisation du produit ou ce service en tant que tel en soit affecté) que le contenu de ces normes peut être défini sans tenir compte des usages honnêtes tels qu'ils sont com­pris dans le pays membre d'origine et de l'intérêt des consommateurs tel qu'il est défini par la Cour de Justice (22).

19. - Même si l'on fait abstraction de l'influence du droit communau­taire sur la notion des usages honnêtes en matière commerciale (lors de

(20) Sur l'état de la question, v. arrêt De Agostini, précité, points 48 à 53. (21) C.J.C.E., 6 juillet 1995, Mars, affaire C-470/93, Rec., 1996, I-1923, point 24. (22) Cf. J. STUYCK, <<L'acte contraire aux usages honnêtes en matière commerciale>>,

in Les pmtiques du commerce et la pmtection et l'information du consommateur, éd. Jeune Barreau de Bruxelles, 1991, p. 125; dans le même sens : E. BALATE, <<Loyauté et lou­voyage>>, in Les pmtiques du commene, l'inf01'mation et la protection du consommateur, Bruxelles, Bruylant, 1994, p. 161 et suiv. (p. 174).

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l'application de la LPCC dans une situation purement interne ou lorsqu'il s'agit d'une réglementation non discriminatoire des modalités de vente) on ne peut nier l'évolution que cette notion a subi. Il est actuellement reconnu d'une manière générale qu'<< usages honnêtes en matière commerciale )) et <<déontologie professionnelle)) ne sont pas synonymes. Depuis que la Cour de cassation a admis que la raison d'être d'une règle ne fait pas obstacle à ce que le commerçant qui méconnaît cette règle, porte, en ce faisant, atteinte ou tente de porter atteinte aux intérêts professionnels d'un ou de plusieurs autres commerçants (art. 54 de la LPC 1971) (23), on peut diffici­lement soutenir (24) qu'un acte de concurrence déloyale suppose la viola­tion d'une norme de déontologie professionnelle (25). Comme l'a judicieuse­ment remarqué Roger van den Bergh (26) le juge de la cessation qui est appelé à appliquer une règle déontologique (par exemple un code de conduite en matière de publicité) devra vérifier si celle-ci s'accorde avec l'intérêt général, c'est-à-dire le bon fonctionnement du marché. Il ne pourra conclure à l'existence d'un comportement contraire aux usages honnêtes si la règle déontologique vise ou a pour effet (dans un intérêt purement corpo­ratiste) d'éliminer ou de restreindre la concurrence. Même si pour l'applica­tion de l'article 93 de la LPCC la notion d'usages honnêtes en matière com­merciale ne renvoie pas directement à l'intérêt général et qu'il peut y avoir acte contraire aux usages honnêtes lorsqu'un vendeur manque simplement au respect du fair-play dans le commerce ou viole une obligation légale qui ne vise que la protection de ses concurrents, le juge devra tenir compte d'une manière indirecte de l'intérêt général (le bon fonctionnement du marché notamment dans l'intérêt des consommateurs) (27). L'intérêt géné­ral a dès lors un effet limitatif sur l'application de l'article 93 (28). Si l'ap­plication de l'article 93 dans l'intérêt du concurrent porte atteinte, d'une

(23) Cass., 2 mai 1985, R.D.C., 1985, p. 631, note IV, Pas., 1985, I, p. 1081. (24) Comme l'enseignaient J. VAN RYN-J. HEENEN, Principes de droit commercial,

T. rer, 2" éd., Bruxelles, 1976, p. 200. (25) V. E. BALATE, loc. cit., p. 186. (26) << Beroepsdeontologieën en eerlijke handelsgebruiken : geen synoniemen >), R. W.,

1983-84, col. 546-568. (27) V. par exemple Prés. Trib. Comm. Liège, 18 août 1994, Annuaire Pratiques du

Commerce & Concurrence, 1994, p. 347 :v. aussi A. O. DELCORDE, <<Concurrence Macro vs Concurrence Micro>), in Les Pratiques du Commerce Autour et alentou1·, J. GILLARDIN­D. PuTZEYS (réd.), Publication des Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1997, p. 39 et suiv. (p. 44).

(28) Cet effet limitatif de l'intérêt général, bien que renvoyant également au bon fonc­tionnement du marché, ne se confond pas avec la théorie de l'effet limitatif du droit de la concurrence (loi du 5 août 1991 sur la protection de la concurrence économique) sur l'application de (l'article 93 de) la LPCC (sur cette théorie, à laquelle j'adhère en subs­tance, v. L. GARAZANITI et D. VANDERMEERSCH, «L'effet limitatif du droit de la concur­rence sur le droit de la concurrence déloyale : état de la question>), R.D.C., 1997, p. 4 et suiv.; pour une critique v. A. O. DELCORDE, loc. cit., p. 46 et suiv.) : dans la théorie de l'effet limitatif du droit de la concurrence il s'agit d'éviter qu'un comportement restrictif de la concurrence que le législateur n'a pas visé par la loi spécifique sur la concurrence (voire qu'il a expressément exempté de l'application de cette loi) soit condamné en vertu des usages honnêtes ; ici il s'agit d'éviter que le juge condamne une pratique (restrictive ou non de la concurrence) dans l'intérêt des concurrents alors que cette condamnation porterait atteinte à l'intérêt général (des consommateurs).

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manière disproportionnée (29), à l'intérêt général, le juge ne pourra donner suite à la demande en cessation.

20. - Arrivé à ce point on peut se demander si ce qui vaut pour l'ar­ticle 93 vaut également pour l'application de l'article 94. L'acte contraire aux usages honnêtes ne doit-il pas toujours être défini par rapport aux règles de déontologie professionnelle et à l'intérêt général ? En d'autres termes, en constatant qu'un comportement est contraire aux usages hon­nêtes en matière commerciale de l'article 94, le juge de la cessation ne doit­il pas rechercher si le comportement déloyal à l'égard du consommateur est également contraire à une norme de déontologie professionnelle ? Au moment de l'entrée en vigueur de la nouvelle norme de l'article 94 Ivan Verougstraete (30) écrivit que les notions d'usages honnêtes des articles 93 et 94 sont identiques et qu'elles ont pour but de protéger les intérêts de tous les opérateurs sur le marché, y compris les consommateurs. Les normes générales des articles 93 et 94 de la LPCC sont des applications de l'obligation générale de prudence de l'article 1382 du Code civil. En consé­quence le professionnel prudent (le << anstandiger Kaufmann )) du droit de la concurrence déloyale allemand) devra tenir compte de l'intérêt du consom­mateur. Déontologies professionnelles et usages honnêtes, s'ils ne sont pas synonymes, ne sont pas non plus antinomiques.

21. - L'arrêt annoté s'inscrit dans la logique de l'évolution qu'a subi la notion d'usages honnêtes en matière commerciale. La << manipulation )) des consommateurs visés par une publicité en vue de modifier leur compor­tement d'achat est contraire à la norme générale de loyauté incombant aux professionnels à l'égard des consommateurs et porte atteinte aux intérêts de ces derniers. Nul besoin de rechercher si la publicité est contraire à une règle déontologique précise. La manipulation des consommateurs est déloyale à l'égard des consommateurs et cela suffit. Certaines formes de publicité mensongère étaient d'ailleurs déjà citées en exemple de concur­rence déloyale par l' A.R. n° 55 de 1934. On observera d'ailleurs que dans la formule utilisée par la Cour d'appel, et non critiquée par la Cour de cas­sation, la déloyauté à l'égard des consommateurs et l'atteinte à leurs inté­rêts sont en réalité confondues ( << les consommateurs [. .. ] ont été manipulés [. .. ]dans le but évident de modifier leur comportement d'achat, ce qui constitue l'atteinte aux intérêts du consommateur à laquelle se réfère l'article 94 )>). Ceci

(29) Tout, dans notre droit, est une question de proportionnalité. Si l'atteinte à l'inté­rêt général que l'application d'une norme déontologique peut causer est minime alors que la violation de cette norme porte gravement atteinte aux intérêts d'un ou de plusieurs autres professionnels, le juge pourra faire droit à la demande. Il est également évident que si le législateur a fait un choix exprès pour la protection des intérêts particuliers de certains commerçants (comme c'est le cas par exemple de la réglementation des ventes en solde ou des offres conjointes) il n'appartient pas au juge (sauf en application d'une norme supérieure, tel l'article 30 du traité CE) d'écarter leur application dans l'intérêt général, ne fût-ce d'ailleurs que pour la raison suivante : la sécurité juridique et l'égalité des professionnels devant les obligations légales sont des exigences impératives.

(30) I. VEROUGSTRAETE, << Praktijken strijdig met de eerlijke handelsgebruiken 1), in De nieuwe wet handelspmktijken, J. STUYCK-P. WYTINCK (red.), Kluwer, Anvers, 1992, p. 129 et suiv. (p. 142).

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ne signifie cependant pas que le juge pourra se contenter, pour l'application de l'article 94, de constater que l'intérêt des consommateurs est lésé. Il est nécessaire qu'il recherche si le comportement est contraire à la norme de loyauté qui, dans le contexte de l'article 94, se définit elle-même à partir de l'intérêt des consommateurs : l'intérêt de ne pas être manipulé, de ne pas être induit en erreur, de pas être pris par surprise, de pouvoir décider d'une manière suffisamment informée (31}. Le professionnel qui se com­porte en méconnaissance (suffisamment qualifiée) de ces intérêts viole les usages honnêtes en matière commerciale, précisément parce que ces usages se réfèrent notamment à l'intérêt des consommateurs.

V. - LE RAPPORT ENTRE L'ARTICLE 94 DE LA LPCC

ET LES DISPOSITIONS EXPRESSES DE LA LOI

(EN MATIÈRE DE PUBLICITÉ)

22. - Si l'arrêt annoté confirme une notion d'usages honnêtes contem­poraine et voulue très large par le législateur de 1991, il constitue en même temps une rupture avec l'ordre des normes établi par le législateur. L'ar­ticle 94 avait vocation de suppléer aux dispositions << per se>> nécessaire­ment incomplètes par rapport à l'objectif de garantir la protection des consommateurs contre toutes les << manipulations >> commerciales. Voulant quand même viser dans toute la mesure du possible les pratiques commer­ciales et les formes de publicité préjudiciables aux intérêts des consomma­teurs qui ne pouvaient être considérées à ses yeux comme méthodes de concurrence saine (v. notamment la liste des formes de publicité interdite de l'article 23), le législateur avait réservé à l'article 94 un rôle de norme <<catch all >> subsidiaire, qui ne s'appliquerait que dans les cas, sans doute relativement rares, qui n'auraient pas été prévus par une disposition expresse.

23. - Les cas d'application de l'article 94 sont en effet restés, jusqu'à ce jour, relativement rares. Dans les quelques décisions publiées ordonnant la cessation d'un comportement en vertu (notamment) de la l'article 94, le juge n'était pas appelé à approfondir la portée de la norme de loyauté. Il s'agissait alors d'un comportement pouvant déjà être interdit en vertu d'une disposition expresse de la loi, tantôt d'un acte de concurrence illicite, où la déloyauté résultait directement de la violation d'une disposition légale étrangère à la LPCC. En exemple de la première catégorie on peut citer l'arrêt de la Cour d'appel de Mons qui a été confirmé par l'arrêt annoté de la Cour de cassation (32). Un exemple célèbre de la deuxième catégorie est l'interdiction, par le président du tribunal de commerce de Bruxelles, de l'entente entre compagnies d'assurances sur le niveau de la

(31) V. aussi l'article 30 LPCC : obligation générale d'information. (32) V. aussi Prés. Comm. Bruxelles, 8 mars 1996, D.C.C.R., 1996, n° 33, 342, obser­

vations J. STUYCK, ordre de cessation d'une clause abusive contraire à l'article 32 de la loi.

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franchise et du plafond de la couverture en matière d'assurance hospitalisa­tion (33}. Ce jugement, qui a été confirmé pour l'essentiel par la Cour d'ap­pel de Bruxelles, considéra à juste titre que la violation de l'article 2 de la loi du 5 août 1991 sur la protection de la concurrence économique (interdic­tion des accords restrictifs de la concurrence et des pratiques concertées sur le marché belge) était contraire aux usages honnêtes en matière commer­ciale. L'action en cessation intentée par une organisation de consomma­teurs visait à faire cesser une pratique portant préjudice aux intérêts des consommateurs, preneurs d'assurance (potentiels) auprès des entreprises qui étaient parties à l'accord.

24. - Dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt annoté, le Ministre des affaires économiques avait fondé sa demande en cessation d'une unique pratique promotionnelle sur plusieurs dispositions de la loi, à savoir deux interdictions <<perse>> en matière de publicité (article 23, 1°, interdiction de la publicité trompeuse en matière de produits et article 23, 10°, interdiction de la publicité éveillant chez le consommateur la certitude ou l'espoir d'avoir gagné quelque chose par l'effet du hasard) et sur la norme générale de l'article 94. Si la pratique pouvait être interdite sur la base d'une de ces trois dispositions, les autres bases légales de l'action devenaient surabon­dantes. La Cour d'appel avait considéré que la publicité critiquée de Movi­tex était trompeuse et dès lors contraire à l'article 23, 1°, qu'elle éveillait chez le consommateur l'espoir ou la certitude d'avoir gagné ou de pouvoir gagner un produit par l'effet << à tout le moins prépondérant du hasard >> et dès lors contraire à l'article 23, 10°, et, enfin, que les destinataires de la publicité avaient été manipulés, dans le but évident de modifier leurs com­portements d'achat, ce qui constitue l'atteinte aux intérêts du consomma­teur à laquelle se réfère l'article 94. Comme on l'a vu, la Cour de cassation a rejeté la troisième branche du moyen de cassation relatif à l'article 94 et n'a donc pas eu à se prononcer sur les deux autres branches concernant l'article 23, 1 o et 10° et notamment sur le rôle (exclusif ou non) que doit jouer le hasard pour l'application de l'article 23, 10°. Le résultat auquel aboutit l'arrêt est, en d'autres termes, la constatation du caractère tout à fait superfétatoire de la condamnation pour violation de l'article 23, 1 o et 10°. Aussi détaillées et ambitieuses que soient les dispositions de l'article 23 (visant pour l'essentiel des formes de publicité trompeuse mais allant au­delà en interdisant la publicité, non trompeuse, qui fait appel à l'espoir de gagner par l'effet du hasard), si une méthode de promotion commerciale est trompeuse, une seule norme générale suffit à elle seule pour l'interdire : l'article 94 de la LPCC.

25. - On se gardera bien entendu de généraliser les conséquences d'un arrêt rendu dans un cas d'espèce bien concret, mais il est, selon moi, révéla­teur d'un constat plus général. Les efforts considérables que le législateur a déployés en essayant de réglementer, malgré l'existence d'une norme

(33) Prés. Comm. Bruxelles 1•r septembre 1995, R.D.C., 1996, p. 656; confirmé par Bruxelles, 24 mai 1996, R.D.C., 1996, p. 637.

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générale, dans toute la mesure du possible le discours promotionnel des entreprises à l'égard des consommateurs, sont largement inutiles (bien qu'on doive avouer que le contenu même de la norme générale est proba­blement influencé par l'existence de normes spécifiques) (34), et de surcroît, si ces normes ne sont pas inutiles, elles ne sont pas souhaitables si l'on défi­nit l'intérêt du consommateur par rapport au bon fonctionnement du marché.

26. - L'arrêt annoté apporte une illustration de ce qu'une même dispo­sition peut être à la fois inutile et inopportune à la lumière de l'intérêt du consommateur. Si le consommateur est manipulé, que ce soit parce que l'entreprise éveille chez lui indûment l'espoir de gagner par l'effet du hasard, ou par tout autre artifice, celle-ci agit d'une manière déloyale à son égard. Si en revanche l'application de l'article 23, 10°, devait conduire le juge à interdire une publicité éveillant chez le consommateur l'espoir de gagner par l'effet du hasard sans que celui-ci soit induit en erreur, cette interdiction serait contraire aux principes généraux qui régissent l'ordre économique : une concurrence effective et loyale et le droit du consomma­teur de choisir en pleine connaissance de cause pour un contrat qui répond aux besoins qu'il veut satisfaire (35) (36). A titre d'exemple d'une disposi­tion de la LPCC qui doit être critiquée dans cette optique on mentionnera l'interdiction des offres conjointes (37).

CoNCLUSION

27. - L'arrêt annoté confirme le caractère fondamental de la nouvelle norme générale de l'article 94 de la LPCC, interdisant tout acte contraire aux usages honnêtes en matière commerciale par lequel un vendeur porte ou peut porter atteinte aux intérêts d'un ou de plusieurs consommateurs. A l'instar de l'article 1382 du Code civil la notion d'usages honnêtes en matière commerciale (articles 93 et 94 de la LPCC) comporte une obligation générale de prudence dans le chef des entreprises à l'égard de leurs concur­rents et des consommateurs. La loyauté à l'égard des consommateurs est

(34) V. sur le phénomène inverse (l'influence de la norme générale sur l'application des normes spécifiques, notamment celle de la publicité comparative) : G. STRAETMANS, o.c., passim.

(35) Si une interdiction ou une réglementation très stricte des loteries ou jeux de hasard se laisse sans doute justifier (notamment en vue de préserver l'<< ordre social>>; v. à cet égard l'arrêt Schindler de la Cour de Justice, cité à la note 2, ci-dessus), l'interdic­tion de l'article 23, 10° semble injustifiée en raison de son caractère général (elle semble également viser les concours dans lesquels le hasard joue un rôle prépondérant) et incohé­rente (la référence aux opérations de la Loterie nationale autorisée est sans réserve).

(36) V. aussi pour un choix d'un modèle<< non paternaliste>> du droit de la consomma­tion, G. STRAETMANS, o.c., passim.

(37) V. sur cette question : J. STUYCK, << Contractsvrijheid in de relatie tussen de onderneming en de consument : mythe of realiteit ? >>, in Le droit des affaires en évolution, Association belge des Juristes d'Entreprise, Bruylant-Kluwer, Bruxelles-Anvers, 1997, p. 263 et suiv. (p. 271-273) et du même auteur << Het voorstel voor een algemene wet inzake bescherming van de consument>>, S.E. W., 1997, p. 384 et suiv. (p. 390-391).

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en d'autres termes un aspect des usages honnêtes en matière commerciale. La manipulation des consommateurs, puisqu'elle porte atteinte à leurs inté­rêts, est contraire aux usages honnêtes. La Cour d'appel avait intégré la faute et le dommage mentionné à l'article 94. La Cour de cassation n'a pas rejeté cette approche. En même temps la Cour a déclaré que l'article 94 était une base suffisante pour condamner une publicité qui manipulait le consommateur en éveillant chez lui l'espoir ou la certitude d'avoir gagné ou de pouvoir gagner par l'effet du hasard. L'arrêt est une illustration du caractère superfétatoire de moultes dispositions << per se)) de la LPCC, dis­positions qui sont l'expression d'une attitude par trop dirigiste du légis­lateur belge et dont certaines restent, malgré l'arrêt Keck & Mithouard de la Cour de Justice, vulnérables au plan européen lorsqu'il s'agit de les appliquer à des produits ou à des services provenant d'autres Etats membres.

R.O.J.B. - 3e trim. 1998

J. STUYCK,

PROFESSEUR À LA K.U. LEUVEN

AVOCAT