l'allemagne nouvelle et la paix du monde

23
L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE ii (i) LA POLITIQUE INTÉRIEURE ET LES PARTIS EN ALLEMAGNE OCCIDENTALE La République allemande de l'Ouest est née au début de sep- tembre 1949, au moment même où les occidentaux se décidaient à prendre conscience du péril russe. Sa naissance a été non seule- ment encouragée, mais préparée par les états-majors américain et britannique. Les avis de l'occupant français n'ont commencé à se faire entendre que plus tard, le jour où les hauts commissaires civils ont fait leur apparition. On a déjà indiqué que les vues des Anglais, des Américains, des Français sur les problèmes allemands étaient différentes. Les différences peuvent être résumées sché- matiquement : la France, trois fois envahie en soixante-dix ans, est avide de « sécurité ». Elle imagine volontiers une Allemagne désarmée, divisée, incapable de l'attaquer une fois de plus. Dévas- tée, pillée pendant quatre ans, elle a grand besoin des « répara- tions ». Elle a cruellement souffert des brutalités de la police natio- nale-socialiste, laissé dans les geôles et les camps nazis des milliers de ses enfants. Elle demande à grands cris la punition des « cou- pables ». Désarmement, réparations, sanctions, tel est son pro- gramme et longtemps elle sera représentée par des légistes exaltés. Les Anglais craignent la concurrence du Reich, plus que ses ambitions militaires, ce qui ne les empêche pas de vouloir rétablir au plus vite le circuit normal des échanges. Ils s'intéressent au (1) Voir La Reçue du 1" mai.

Upload: others

Post on 20-Jun-2022

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

L'ALLEMAGNE NOUVELLE

ET LA PAIX DU MONDE

i i (i)

LA POLITIQUE INTÉRIEURE ET LES PARTIS EN ALLEMAGNE OCCIDENTALE

La République allemande de l'Ouest est née au début de sep­tembre 1949, au moment même où les occidentaux se décidaient à prendre conscience du péril russe. Sa naissance a été non seule­ment encouragée, mais préparée par les états-majors américain et britannique. Les avis de l'occupant français n'ont commencé à se faire entendre que plus tard, le jour où les hauts commissaires civils ont fait leur apparition. On a déjà indiqué que les vues des Anglais, des Américains, des Français sur les problèmes allemands étaient différentes. Les différences peuvent être résumées sché-matiquement : la France, trois fois envahie en soixante-dix ans, est avide de « sécurité ». Elle imagine volontiers une Allemagne désarmée, divisée, incapable de l'attaquer une fois de plus. Dévas­tée, pillée pendant quatre ans, elle a grand besoin des « répara­tions ». Elle a cruellement souffert des brutalités de la police natio­nale-socialiste, laissé dans les geôles et les camps nazis des milliers de ses enfants. Elle demande à grands cris la punition des « cou­pables ». Désarmement, réparations, sanctions, tel est son pro­gramme et longtemps elle sera représentée par des légistes exaltés.

Les Anglais craignent la concurrence du Reich, plus que ses ambitions militaires, ce qui ne les empêche pas de vouloir rétablir au plus vite le circuit normal des échanges. Ils s'intéressent au

(1) Voir La Reçue du 1" mai.

Page 2: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

234 L A R E V U E

désarmement aérien et naval de l'ennemi vaincu. Enfin ils ont horreur des nazis, dont ils parlent encore en 1945 comme d'une espèce animale particulièrement répugnante. La « dénazification » paraît essentielle aux politiciens britanniques. Moins peut-être aux militaires, qui ont jugé en connaisseurs le courage et la techni­que des Allemands.

Quant aux Américains, i l leur semble vraiment absurde de détruire ou de rationner des industries allemandes en plein ren­dement, et de priver une Europe en partie « démantelée » de quel­ques-uns de ses plus puissants instruments de production. Ils se' flattent de paralyser les intentions agressives de l'Allemagne, d'ailleurs improbables dans un avenir prochain, en s'assurant, par l'apport de leurs capitaux, la majorité dans les conseils d'adminis­tration allemands. N'ont-ils pas d'ailleurs, en cas de crise grave, l'argument suprême de la bombe atomique ?

Enfin, les techniciens militaires anglo-saxons sont souvent d'accord sur un point — parfois contre les autorités civiles amé­ricaines, — l'Allemagne occidentale peut servir de base de départ, en cas de conflit avec l'Orient. Mais ne pourrait-elle pas aussi fournir une avant-garde ou une couverture ? Les troupes alle­mandes ont montré leurs qualités au cours de deux grandes guerres. Tôt ou tard, contre les vues mesquines d'une France pusillanime et mal gouvernée, il faudra rendre des armes aux Allemands de l'Ouest et sans doute les autoriser à fabriquer eux-mêmes du maté­riel d'armement. Une opposition latente, inexprimée, sépare sur ce point Anglo-Saxons et Français. D'autant plus qu'une violente propagande russe, tolérée par des gouvernements faibles et divisés, a trouvé en France nombre de concours qui ne sont pas tous inté­ressés. Cette propagande donne aux militants communistes fran­çais, « collaborateurs » zélés des Allemands jusqu'à l'hiver 1941, la figure de « patriotes » inquiets.

Si ces problèmes obsèdent les occupants, les Allemands sont bien forcés d'abord de les ajourner, pour considérer l'immé­diat. Réduit le I e r août 1949, supprimé le I e r octobre, le « pont aérien » a remporté un succès complet. Depuis ce jour, la guerre a cessé d'être « pour demain ». Des soucis plus immédiats passent au premier plan. L'occupation alliée, par les frais qu'elle repré­sente, par les contraintes qui en résultent, pèse lourdement sur les populations. Il s'agit, non de la supprimer, mais d'en atténuer le poids, de desserrer patiemment l'étreinte. Il faut aussi mettre fin

Page 3: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

L ' A L L E M A G N E N O U V E L L E E T L A P A I X D U M O N D E 235

à la « dénazification » dont beaucoup d'Allemands s'irritent, peut-être à l'exception des socialistes et des communistes ou de quelques libéraux qui ont personnellement souffert. Les alliés ont laissé se constituer des tribunaux spéciaux et ils y ont admis, faute d'infor­mations, nombre de personnages dont l'affaire récente de Stuttgart en zone américaine vient de nous montrer la parfaite improbité : 1035 Allemands accusés d'avoir été nazis militants ont été libérés et blanchis, moyennant versement de sommes fort élevées. Le Dr Schacht est parmi ces privilégiés. Le 16 février 1950, le tribunal de Kiel acquittera le nazi Hedler, qui a qualifié de traîtres les social-démocrates. (Entre parenthèses, M . Schacht, dont la technique financière a permis au troisième Reich d'échapper à la faillite, ne cachait pas son mépris pour les nazis). Enfin, i l faut mettre fin à tout prix aux démantèlements et démontages. Sans doute, la capa­cité productive de l'Allemagne occidentale n'en paraît pas dange­reusement diminuée. Mais nombre d'ateliers sont détruits ou inu­tilisables, et les sans-travail se multiplient...

Vers le mois de juin 1948, des négociations ont été entamées par les Américains et par les Anglais en vue de donner une cons­titution au Reich occidental et de lui assurer un gouvernement capable de diriger les services publics avec une certaine indépen­dance, sous le contrôle de l'occupant. L'opération s'est faite en une série d'étapes, dont voici les principales :

Le 28 juillet, les ministres-présidents des onze Länder réunis à Ritterstütz, près de Coblence, ont défini les formalités du recru­tement de la diète fédérale (Bundesrat) et des élections à l'Assem­blée nationale fédérale (Bundestag), dont la réunion devait choisir le Président du Reich occidental. La « loi fondamentale » de la République de l'Ouest a donné lieu à de vives discussions entre chrétiens et sociaux démocrates, et aussi à de longues et difficiles négociations avec les alliés. Ces derniers voulaient une Allemagne fédérale, un gouvernement parlementaire responsable, des garan­ties pour la liberté individuelle, le tout à l'imitation du régime américain, ou plus encore du régime britannique. Les négociations ont duré environ neuf mois. Le 8 mai 1949, la loi a été acceptée de tous les Länder, à l'exception de la Bavière. Les commandants en chef l'ont entérinée le 12 mai. Le 14 août, ont eu lieu, dans le plus grand calme, les élections au Bundestag, pendant que se pour­suivaient à Bonn, entre notables et représentants des alliés, de délicates consultations sur les candidats possibles aux différents

Page 4: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

236 LA R E V U E

postes : Président du Reich, Chancelier fédéral, ministres. L'on savait d'avance que M . Théodore Heuss serait président du Reich et M . Konrad Adenauer, chancelier fédéral. Les deux désignations ont eu lieu le 12 (M. Heuss) et le 15 septembre 1949 (M. Adenauer), en même temps qu'étaient choisis les 400 députés des Lânder au Bundesrat.

Les élections au Bundestag, surveillées par les forces alliées d'occupation, ont eu lieu dans le plus grand calme ; les électeurs des deux sexes ont voté en masse, avec un nombre infime d'abs­tentions (92 % des électeurs ont voté). Les alliés ont observé une correction et une neutralité absolues, se bornant, par leur seule présence, à empêcher les extrémistes de droite ou de gauche de troubler ou de fausser le scrutin. En fait, les élections constituaient surtout une démonstration à l'usage des alliés. L'Allemagne occi­dentale voulait montrer sa maturité politique, sa bonne volonté à l'égard des occupants, dont elle attend, non seulement une aide substantielle, mais encore la sécurité devant la menace soviétique. Une entente tacite a fait du plus grand nombre des électeurs des agents volontaires de la République en gestation à Bonn.

Les électeurs d'août 1949 ont voté surtout pour trois grands partis, chrétiens allemands et chrétiens sociaux, libéraux et social-démocrates. Le parti « chrétien démocrate allemand » a obtenu 7.357.579 voix et 139 sièges. Il comporte deux groupes entre les­quels l'union se fait difficilement. L'union chrétienne allemande (Christlich Deutsche Union, C. D. U.) présidée par M . Adenauer, et dont le quartier général est à Cologne, et l'union chrétienne sociale (Christlich Soziale Union, C. S. U.) présidée par M . Karl Arnold et qui est essentiellement bavaroise. Les deux groupes affichent leurs convictions religieuses. Mais le premier, dominé par les représentants des grands intérêts économiques, est hostile aux tendances révolutionnaires et aux abbés socialisants. Le second groupe est chrétien progressiste, à sympathies plus avancées et ses adversaires le disent même tout prêt à pactiser avec le commu­nisme. Des tendances déjà bien visibles avant 1940, dans l'ancien parti du Centre catholique, se prolongent ainsi dans deux groupes, dont chacun a pareillement une droite et une gauche. De toute manière, chrétiens démocrates et chrétiens sociaux se déclarent favorables à plus de justice sociale et refusent, même ceux de l'union allemande, de paraître « bourgeois >• ou « philistins ».

Le libre parti allemand (ou des démocrates libres) a obtenu

Page 5: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

L ' A L L E M A G N E N O U V E L L E E T L A P A I X D U M O N D E 237

2.788.653 voix et 52 sièges. Son leader actuel est M . Théodore Heuss. Les libéraux sont hostiles, en principe, au socialisme natio­nal, et au socialisme en général. Ils défendent la liberté de pensée, combattent le cléricalisme. Ils sont favorables au libre échange, ne veulent pas de tarifs protecteurs prohibitifs. Ils ne veulent pas de mesures raciales, recommandent une entente avec l'Occident mais sur le pied de l'égalité. Une coalition chrétienne démocrate et libérale pourrait théoriquement réunir 191 voix. Elle n'aurait la majorité qu'avec l'appoint de quelques-uns des petits partis.

La Sozialdemokratie a réuni 6.932.272 voix et dispose de 131 sièges. Son chef, M . Schumacher, est un grand mutilé de guerre, venu de la zone orientale, violent et impulsif, mais capable, à l'occasion, de se modérer. La Sozialdemokratie souffre du même mal que tous les partis socialistes de l'univers. Elle est partagée entre le désir de s'adapter à la société actuelle et d'y jouer un rôle, et l'idéal révolutionnaire que les socialistes allemands ont oublié assez vite en pratique, depuis 1871, mais auquel ils demeurent fidèles en théorie. L'évolution du Centre, la formation des partis chrétiens démocrates, met la Sozialdemokratie en position difficile, surtout dans les régions catholiques. Les programmes des chrétiens sociaux et même des chrétiens allemands sont presque aussi avan­cés que celui des socialdémocrates. Les socialistes ont perdu, dans les régions catholiques, une grande partie de leur clientèle popu­laire. Mais ils sont aussi menacés, sur leur gauche, par les commu­nistes, auxquels se sont ralliés beaucoup des anciens socialistes indépendants. Bref, la Sozialdemokratie a dû, par la force des choses,, abandonner une partie du programme d'Erfurt et elle n'est plus marxiste que de nom. Les sociaux démocrates sont devenus, dans l'ensemble, adversaires du communisme, peut-être même avec plus de vigueur que beaucoup de chrétiens sociaux. Aussi, pour garder une originalité, s'attachent-ils actuellement (comme leurs amis politiques français) à la doctrine matérialiste et à l'anti­cléricalisme. Cette disposition leur rend difficile une collaboration avec les chrétiens démocrates ou sociaux, et elle les rejette dans l'opposition. On commence d'ailleurs à percevoir, dans la zone occidentale, une pression, probablement d'origine russe, en vue de former, aux dépens de la Sozialdemokratie, un parti socialiste-communiste unifié, sur le modèle de celui que les Russes ont sus­cité dans l'Allemagne de l'Est.

Dès le 18 août 1949, M . Adenauer répondait aux membres de

Page 6: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

238 LA R E V U E

l'union démocratique chrétienne, pour rejeter le projet d'une en­tente avec la Sozialdemokratie : « Le capitalisme est mort, disait-il, et le socialisme est, par conséquent, superflu. » Le bruit court à ce moment qu'il va désigner, comme ministre de l'économie, M . Er-hart, un libéral déterminé. Le 24 août, la Sozialdemokratie affirme sa volonté de ne pas accepter Adenauer comme Chancelier, Erhart comme ministre de l'économie. Toutes les centrales socialdémo-crates rédigent des ordres du jour menaçants. Le 29, Mme Schrö­der, maire-adjoint de Berlin-Ouest, affirme que la Sozialdemo­kratie refuse d'être dupe et cherchera de nouvelles alliances. Dans la C. D. U . bavaroise, un fort mouvement dirigé par M . Karl Arnold, chrétien social, ministre président de Bavière et chef syn­dicaliste, veut imposer l'alliance avec les socialistes.

Nulle part l'opposition n'est plus ardente que dans les syndi­cats. Dès le 8 septembre 1949, une réunion des catholiques, tenue à Bochum, se prononce en faveur des nationalisations et contre le libéralisme que M . Adenauer défend. Le mois suivant, le congrès des syndicats, réuni à Munich, institue un syndicat unique où se­ront groupés, pour toute l'Allemagne occidentale, environ cinq millions d'ouvriers, en majorité catholiques. Le président de la fédération des syndicats de la Ruhr, M . Hans Boeder, est désigné comme président du syndicat unique et i l en inspire le programme : socialisation des industries essentielles ; politique de plein-em­ploi ; planification de l'économie et des finances ; comités pari­taires. Boeder exprime sa méfiance à l'égard du Chancelier. M . Ade­nauer a dit : tout pour le peuple. C'est tout par le peuple qu'il fallait dire. Et les syndicats de demander le droit d'intervenir dans la distribution des crédits Marshall. C'est la thèse de M . Karl Arnold. Mais, dans l'ensemble, les syndicats occidentaux demeurent anti­communistes, et la menace soviétique les rassemblera sans doute souvent autour de M . Adenauer.

L'avenir de l'Allemagne occidentale est donc, en fait, aux mains de M . Théodore Heuss et de M . Konrad Ade­nauer.

M . Adenauer est une figure bien connue, depuis trente-cinq ans, dans l'Allemagne occidentale. Il est né à Cologne en 1874. Avocat d'affaires éminent, i l est devenu en 1917, comme membre du parti du centre, premier bourgmestre de Cologne. Il s'est mon­tré un administrateur intègre, d'une capacité reconnue par tous. Mais il a été aussi, lors de la première occupation rhénane par les

Page 7: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

L ' A L L E M A G N E N O U V E L L E E T L A P A I X D U M O N D E 239

alliés, le manœuvrier astucieux dont les atermoiements et les feintes ont mis à rude épreuve la patience du maréchal Fayolle, du général Mangin, de M . Tirard. Il a utilisé avec adresse les divergences entre Français et Britanniques. En 1932, lors de la montée du socia­lisme national, M . Adenauer s'est retiré, confiné dans son activité professionnelle. Les nazis n'ont pas osé l'inquiéter, sans doute à cause de ses relations avec leurs bailleurs de fonds. Il était adminis­trateur de la Deutsche Bank et d'une dizaine de sociétés impor­tantes. Il passe pour un habile homme, pour un négociateur adroit et redoutable. Il affecte un flegme britannique et n'est pas dépourvu d'humour. C'est sur ses épaules que repose à peu près entièrement, à l'heure actuelle, le fardeau du pouvoir. Les alliés auront devant eux un partenaire capable de découvrir à l'instant le point faible de leur position et d'en profiter sans délai. Mais la violence latente qu'il y a chez lui, comme chez tout Allemand, est capable de lui faire dépasser la mesure.

Le président Heuss, né en 1884, dans le Wurtemberg, a été, de 1905 à 1912, le directeur de la célèbre revue Hilfe. Il a été l'ami de Fr. Naumann, un des plus ingénieux parmi les pangermanistes. Professeur à l'école des Sciences politiques de Berlin, au temps du libéral Iackh, membre du Reichstag en 1926, il devait, en 1933, voter la confiance pour le Fiïhrer. Mais il ne s'est jamais inscrit au parti national-socialiste.

L'observateur étranger qui dépouille les résultats électoraux est disposé à négliger les petits partis, dont huit ont obtenu des sièges au Bundesrat. C'est cependant de ce côté que réside la plus grande inconnue et peut-être la plus grande menace pour l'ave­nir.

Voici d'abord le parti allemand (940.688 voix) le seul qui soit représenté par deux ministres dans le cabinet Adenauer. Il compte 17 députés. Son président, M . Ffellwege (chargé des rapports avec le Bundesrat, dans le ministère Adenauer) est membre du Landtag de Basse-Saxe. Il n'a que quarante-et-un ans. Il a été nazi, mais rendu prudent par l'événement, i l se borne à dire que la guerre de 1939 a été une erreur ; si on l'avait évitée, Allemagne et Europe seraient organisées aujourd'hui. Même thèse chez M . Miessner. M . Hans Richter déclare que les accords signés à Munich en 1938 n'ont jamais été abrogés et qu'aucun Allemand ne saurait vivre dans une région soumise aux Russes, aux Tchèques ou aux Polo­nais. Un autre membre du parti, M . Evers, présente M . Schacht

Page 8: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

240 L A R E V U E

comme le type du « résistant » à Hitler (i). Plusieurs membres du parti demandent l'union de l'Allemagne avec l'Autriche et refusent, en principe, toute coopération avec l'occident. M . Alfred Hugen-berg, avec ses quatre-vingt-cinq ans, serait dit-on l'animateur muet du parti allemand, où survit le pangermanisme traditionnel, avec une certaine modération apparente.

Le parti de droite (Rechtspartei, 428.949 voix) a été fondé en zone britannique par un prêtre catholique, l'abbé Goebel, pour encadrer les réfugiés, évangéliser ces malheureux, préparer, en pensant à eux, un ordre social nouveau. Goebel est anti-marxiste, affecte de mépriser les politiciens et développe un programme social assez voisin de celui des nazis. Le parti a cinq élus.

C'est encore un nationalisme larvé qui s'exprime par la bouche de Joachim von Ostau, voyageur de commerce, devenu fabricant de chaussures de sport. Ce chef de parti ne se contente pas de dis­courir, parfois devant d'assez vastes auditoires. Il aurait tenté de préparer un putsch, après avoir cherché à gagner d'anciens chefs nationalistes, M . Schacht, le général Dittmar, et même le général Remer, celui qui a si brutalement réprimé l'attentat manqué contre Hitler (20 juillet-1944) ; mais le général s'est lui-même transformé en chef de parti, il y a peu de jours. Toutes ces notabilités auraient d'ailleurs refusé de s'engager. Plusieurs fois chassé des zones fran­çaises et américaines, von Ostau a cherché refuge dans la zone bri­tannique, plus accueillante. Mais les Anglais eux-mêmes ont fini par l'expulser à deux reprises. Voici encore la Ligue de la Renais­sance allemande qui se dit héritière du Front noir antinazi d'Otto Strasser. Elle a pour Fuhrer Waldemar Waldsack. On y annonce le retour prochain de Strasser actuellement fixé au Canada. Strasser reprendra la tête d'un puissant mouvement national, formera une armée nouvelle, « délivrera » l'Autriche et les Sudètes.

Pour finir, le plus original de tous ces partis est celui de la Recons­truction dirigé par M . Loritz, un orateur incisif qui se fait entendre surtout. dans la zone britannique, entouré d'un petit cercle de jeunes gens sérieux et pleins d'ardeur. Il fait le procès des diri­geants actuels de l'Allemagne de l'Ouest. Ces bourgeois avides ont sacrifié les logements aux usines, satisfait les capitalistes aux dépens des pauvres gens. Loritz se fait en même temps l'accusa-

(1) M . Schacht vient de se présenter lui-même sous cet aspect, dans un petit livre plein d'enseignements.

Page 9: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

L ' A L L E M A G N E N O U V E L L E E T L A P A I X D U M O N D E 241

teur des alliés qui ont toléré et même encouragé cette politique. Le parti a douze sièges au Bundesrat et i l semble répondre aux sen­timents profonds d'une partie du peuple allemand... Il y a encore au Bundesrat 17 nationalistes bavarois, 15 communistes (1 mil­lion 360.443 voix), 12 membres d'un parti du centre bavarois (727.343 voix), 3 indépendants.

L'avant-dernier né des partis — il apparut après les élections — est d'inspiration nettement soviétique. C'est celui qu'a formé, le 20 décembre 1949, à la Stereckerbrau de Munich (célèbre par les débuts de Hitler), un ancien fonctionnaire subalterne de Thuringe, Peter Abel, sous le nom de Front populaire (Volksfront). Il demande le retour aux frontières de 1937, l'unité du Reich, l'ad­mission immédiate de l'Allemagne à l'O. N . U . , la prompte rédac­tion du traité de paix, la fin des démontages et de la dénazification. Mais il tempête contre la création d'une armée allemande en zone occidentale. C'est exactement le programme politique du Parti socialiste-communiste unifié en zone soviétique.

Enfin le général Remer — un nazi furieux, dont on s'explique mal qu'il ait échappé aux justiciers de Nuremberg — a fondé, au début de février dernier, le Parti socialiste du Reich (S. R. P.). Le parti se déclare pacifiste et foncièrement hostile à tout réarme­ment. // veut être l'instrument politique de la résistance européenne

contre toute tentative des puissances occidentales ou orientales, en

vue de transformer les territoires occupés en base de départ pour une

nouvelle guerre. Dans cet esprit, les socialistes du Reich refusent

toute militarisation suggérée ou proposée par l'Ouest ou par l'Est.

On sait que, lors de la fondation du parti national-socialiste, i l avait été question de formules analogues, qui ont été écartées. Le refus d'armer peut servir d'occasion à des demandes pressantes de départ de troupes alliées. Et une Allemagne vidée d'occupants offrirait un beau champ d'activité à un néo-nazisme.

Un des observateurs britanniques les plus clairvoyants signalait i l y a trois mois qu'il existe en Allemagne plus de quatre cents Fiihrer en herbe. Un homme s'installe dans une salle de brasserie ; i l commence à parler ; un petit cercle d'auditeurs se forme autour de lui ; des disciples lui viennent. Son parti fait tache d'huile et s'élargit peu à peu. L'étranger qui passe sourit volontiers de ces manifestations impuissantes. Il pense aux orateurs improvisés qui, juchés sur une chaise dans un parc de Lonjdres, groupent parfois une foule de badauds... Peut-être. Mais une expérience répétée en

Page 10: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

242 L A R E V U E

vingt ans, nous enseigne que des mouvements politiques et sociaux qui ont bouleversé le monde ont eu d'humbles débuts. Hitler a commencé avec sept adhérents. Dix ans plus tard il traînait der­rière lui des millions de fanatiques.

Tous ces petits partis sont en état d'évolution constante, chan­gent à l'occasion de Fiihrer et même de programme. L'étranger se demande ce que sont devenus les millions de nationaux-socia­listes, membres du seul parti toléré en 1945 ? Dans quelle trappe ont-ils disparu ? Une première réponse est facile. Il y a, parmi les nazis de 1940 et de 1945, u n e foule de pauvres gens qui ont instinctivement rallié la plus grande force apparente. Aujourd'hui, ils ont tout oublié et sont inscrits dans quelqu'un des partis actuels. Il y a encore une foule d'ambitieux qui ont regardé dans la direc­tion du soleil levant, une foule de violents, qui cherchent aujour­d'hui la violence où elle se trouve, chez les communistes. Quand on pose à un Allemand officiel la question : Que sont devenus les nazis ? i l répond gravement, comme M . Adenauer : « Le national-socialisme est mort en Allemagne ; dire qu'il survit est une contre-vérité ». Beaucoup de Français encore vivants ont entendu des déclarations identiques du même M . Adenauer et de Mgr Kaas, vers 1930 ou 1931.

L'existence d'une activité nationaliste anti-occidentale, de plus en plus manifeste, est un fait certain. Mais la propagande pansla-viste y insiste avec indiscrétion, pour masquer une autre activité aussi redoutable qui lui est souvent associée. Il a longtemps fallu aux journaux allemands une « licence », une « autorisation » des commandants alliés, pour obtenir la facilité de paraître. Mais, depuis le début de l'été 1949, on parle, surtout en zone américaine, d'une prochaine suppression des licences. On dit aussi que divers journaux provinciaux de Brème, Hambourg, Dusseldorff, Bochum, Essen, Gelsenkirchen, Hanovre, ont été discrètement achetés par des groupes financiers favorables aux nazis. De fait les Américains suppriment les premiers les « licences » de presse le 28 août 1949. Le I e r septembre, trois journaux franchement nazis (Braunsch-

weiger Zeitung, Bayerische Ostmark, Neues Kurier) font leur appa­rition. Les éditeurs nazis les plus connus, Ottmar Best (Allgmeine

Zeitung) Max Willing (Stiirmer, le journal antisémite de Julius Streicher) reprennent ouvertement leur activité.

Partout se multiplient les réunions à demi-clandestines d'an­ciens nazis. Par exemple, on signale à Munich les assemblées de

Page 11: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

L ' A L L E M A G N E N O U V E L L E E T L A PAIX D U MONDE 243

l'Union pour la Patrie. Au cours de l'une d'elles, dans une brasserie, devant soixante-dix anciens gradés des S.S. et de la Gestapo, un des orateurs aurait dit : « A bas les traîtres qui nous ont vendus aux alliés !... les Allemands n'ont rien à regretter ! » Plusieurs des assistants se seraient vantés d'avoir abattu quelques soldats alliés.

Il existe aussi, en Allemagne occidentale, quantité de petits cercles confidentiels, où des personnes de distinction échangent leurs vues sur le sort de la patrie. Quelques-uns de ces groupes ont été décrits dans les journaux allemands ou britanniques. Tel celui qui s'est formé, dit-on, autour de M . ' Rudolf Nadolny, ancien ambassadeur du Reich en U.R.S.S., jadis favorable à une alliance avec la Russie, mais qui se dit aujourd'hui affranchi de tout rap­port avec les Russes. L'organisation serait assez bien outillée, com­porterait un conseil, un secrétariat permanent, des observateurs à Paris et à Londres. Elle réunirait entre autres plusieurs diplo­mates retraités et un ou deux membres du parti chrétien, sourds aux avertissements discrets du Chancelier. Le mouvement de l'Europe Unie du professeur L . Noack a été plusieurs fois désa­voué en Allemagne occidentale. M . Noack, philosophe à l'esprit fumeux, oscille entre un nationalisme et un internationa­lisme également obscurs . il travaillerait à une réconciliation entre l'Allemagne de l'Ouest et la Russie. On cite d'autres « cercles » à Mannheim, à Carlsruhe, à Godesberg et dans diverses localités. Tous ne sont pas nationalistes, semble-t-il ; mais tous rassemblent des mécontents, des aigris, des ambitieux.

Les groupes nationaux en voie de reconstitution disposent de grosses sommes qui leur viennent, surtout, semble-t-il, des nazis réfugiés à l'étranger. Le centre de propagande le plus actif se trouve, sans doute, en Argentine, avec une filiale aux Etats-Unis. On cite, parmi les organisateurs à Buenos-Ayres, le Dr Kolin Ross, le Dr W. Pade, le professeur Ferdinand Fried. Le centre publie une revue, Der Weg (la Route) et il développe des idées inspirées de Karl Haushôfer, le théoricien de la Geopolitik. La revue circule dans la zone britannique depuis l'été 1947. Les An­glais l'ont interdite, mais il est facile de se la procurer.

Quelle est l'attitude du gouvernement fédéral à l'égard de ces poussées nationalistes ? Elle s'exprime sous ses deux aspects con­tradictoires dans deux textes législatifs publiés à quelques jours d'intervalle : la loi du 9 décembre 1949 et la loi du 16 décembre

Page 12: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

244 L A R E V U E

« Sur l'élimination du nazisme et du militarisme ». Le premier texte amnistie les nazis qui se cachent depuis 1945 e t dissimulent leur appartenance au parti. Elle leur assure une impunité com­plète, à condition de s'inscrire sous leur nom avant le 31 mars 1950. Une entière discrétion leur est garantie. Par contre, la loi fédérale sur l'élimination du nazisme, contresignée par les Hauts commis­saires le 16 décembre, condense en un texte unique les disposi­tions déjà édictées dans plusieurs Lânder et les étend à tout le Reich occidental. La loi interdit l'enseignement des techniques militaires, condamne toute organisation militaire ou paramilitaire, tout groupement d'anciens combattants et d'anciens membres du parti nazi. Les peines pourront aller jusqu'à l'emprisonnement à vie et jusqu'à une amende de 100.000 marks. Le Chancelier s'est déclaré en plein accord avec les alliés. Un tribunal allemand se réunit de temps à autre dans tel ou tel Land, et parfois i l frappe de peines très sévères d'anciens nazis. Mais les sentences dépendent du parti politique dominant, et plus encore des dispositions per­sonnelles des juges à l'égard des nazis. Beaucoup des sentences ont été âprement discutées par le public.

Lors des jugements et des exécutions de Nuremberg, le peuple allemand n'a pas réagi, et les journaux n'ont pas osé protester. Mais un cas plus récent a donné l'occasion de mesurer la tempé­rature moyenne de l'opinion allemande.

Le 23 août 1949, s'ouvrait à Hambourg, devant un tribunal anglais, le procès du maréchal Fritz von Manstein, ancien chef d'état-major des armées allemandes en Pologne, alors commandées par le maréchal von Rundstedt. On l'accusait entre autres d'avoir ordonné ou toléré 75.881 exécutions (surtout de juifs), dont 10.000

auraient eu lieu à proximité du P.C. de Manstein. Ce dernier a décliné toute responsabilité, même quand on lui a présenté des ordres signés de sa main, et Rundstedt s'est déclaré seul respon­sable. Cependant le tribunal a condamné Manstein à dix-huit ans de détention, réduits à douze le 24 février 1950 par le commandant en chef britannique. Or seul, un journal d'inspiration israélite, la Frankfurter Zeitung, a. approuvé la condamnation. D'ailleurs, une partie notable de l'opinion conservatrice anglaise s'est émue en faveur du maréchal von Manstein que M . W. Churchill a défendu avec ardeur. Des souscriptions britanniques ont payé l'avocat anglais chargé de la défense du maréchal.

Deux faits s'imposent à la réflexion. En premier lieu, l'élément

Page 13: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

L ' A L L E M A G N E N O U V E L L E ET LA PAIX DU MONDE 245

de violence, que l'éducation nazie et les spectacles de la guerre ont libéré, n'a pas disparu en Allemagne plus que chez nous. Il s'accumule en maintes régions allemandes, comme des poches de gaz explosif se forment dans une mine grisouteuse. Que l'Alle­magne nouvelle connaisse cinq ans d'essor, elle peut se trouver prête à tenter de nouveaux assauts. Le secret des Conventionnels français de 1793 traîne aujourd'hui dans le domaine public : trans­former l'esprit de revendication sociale en nationalisme conqué­rant ; Marx, Lénine, Staline, Hitler ont mis la recette à profit.

En second lieu, l'Europe assiste à une osmose des partis, plus visible en Allemagne que partout ailleurs, parce qu'elle est con­forme aux habitudes mentales des Allemands. Une partie des communistes allemands s'était transformée en nazis. La mutation inverse est en cours actuellement. Partout les « collaborateurs » se font résistants, tandis que l'on donne aux résistants figure de collaborateurs.

LE PERSONNEL DIRIGEANT DE L'ALLEMAGNE OCCIDENTALE

L'Etat de l'Allemagne occidentale a quatorze ministères, en comptant la Chancellerie. L'Etat oriental choisira le même nombre fatidique. Sept ministres appartiennent à l'Union chrétienne allemande ; deux à l'Union chrétienne sociale, trois-au parti alle­mand libre, deux aux petits partis allemands.

Voici d'abord à l'Union chrétienne allemande, le ministre de l'Intérieur : M . Gustav Heinemann (cinquante-cinq ans), membre du consistoire évangélique, conseiller juridique des Aciéries rhé­nanes (1933) puis administrateur de cette firme, liée à YI.G. Farben

(1942). Bourgmestre d'Essen depuis 1946, M . Heinemann est l'ami et l'émule de M . Adenauer, mais i l est aussi lié avec le pas­teur Niemoeller qui eut le courage de résister aux nazis. Son con­temporain, M . Ludwig Erhart, ministre bavarois de l'Economie, puis ministre du gouvernement de Bonn est devenu, en mai 1948, président du conseil économique de la « bizone » anglo-américaine. C'est un libéral déterminé, très hostile à l'étatisme, et par là même assez isolé dans son propre parti. M . Anton Storch, ministre du Travail, a présidé, depuis 1948, l'Office du travail de la « bizone ». C'est aussi le grand animateur des syndicats chrétiens. M . Hans

Page 14: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

246 LA R E V U E

Schubert, ministre des Postes, ancien directeur général des Postes bavaroises, puis de celles de la « bizone », est, dit-on, un pur tech­nicien. M . Hans Lukascheck, ministre des Réfugiés (soixante-quatre ans), membre du centre catholique avant 1914, est hostile aux nazis qui l'ont mis en prison après l'attentat du 20 juillet 1944. Vice-président en Thuringe, il a été expulsé par les Russes en 1945. Le dernier chrétien allemand du ministère, M . Jacob Kayser, a soixante-deux ans. Fils d'un ouvrier mineur, membre du parti du centre dès 1912, i l a fait brillamment la guerre en 1914. Il a été, dès 1921, secrétaire général des syndicats catholiques. Elu au Reichstag en 1933, il a voté la confiance à Hitler. Mais, ayant refusé d'intégrer les syndicats chrétiens dans l'organisation du Dr Ley, il a passé huit mois en prison, gagné l'étranger, comploté avec Goerdeler, puis a dû vivre caché jusqu'à la fin du III e Reich. Il est ministre de l'Union, et chargé des relations avec l'Est, où i l a joué, comme on le verra, un rôle très important, avant d'être expulsé par les Russes.

L'Union chrétienne sociale est représentée par M M . Fritz Schaeffer et Wilhelm Niklas. Le premier, ministre des Finances, ancien président du parti populaire bavarois, ministre des Finances de Bavière (1931) a. été premier ministre bavarois en 1945. H a

suivi le socialisme national. Mais le gouvernement militaire amé­ricain l'a réhabilité, parce que les nazis l'avaient destitué en 1943. Il a soixante-et-un ans. M . Wilhelm Niklas, ministre du Ravi­taillement, a soixante-deux ans. Il a été fonctionnaire au ministère de l'Agriculture du Reich, puis en Bavière. En 1945, l e s Améri­cains l'ont choisi comme ministre du Ravitaillement en Bavière. M . Niklas, qui fut expert allemand au traité de Versailles, a beau­coup de relations dans les milieux internationaux.

Le parti libéral est représenté par M M . Bliicher, Dehler et Wildermuth. Le premier, vice-président du parti libéral et vice-chancelier, est banquier à Essen ; i l est catholique et a été ministre des Finances en Rhénanie-Westphalie. M . Dehler, juriste de métier, ancien juge au tribunal de Bamberg, a été ministère public dans divers procès de dénazification. Il avait été emprisonné, pen­dant le III e Reich comme hostile aux nazis. Mais il reste, comme on le verra plus loin, un nationaliste fervent.

Les deux représentants du parti allemand sont M M . Hellwege et Seebohm. Le premier est président de son parti et membre du Landtag de Basse-Saxe. Il est chargé des rapports avec.le Bundes-

Page 15: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

L ' A L L E M A G N E N O U V E L L E E T L A P A I X D U M O N D E 247

rat. C'est le plus jeune des ministres (quarante-et-un ans). M . Hans Seebohm (quarante-six ans) est né dans le pays des Sudètes et i l a été président de la Chambre de commerce de Brunswick. Ministre du Travail de Basse-Saxe en 1947, il est ministre des Transports. C'est l'un des intermédiaires chargés des rapports entre les deux zones occidentale et orientale.

Dans l'ensemble, le personnel des administrations ne paraît pas avoir été beaucoup renouvelé. Parmi les présidents de pro­vinces, les directeurs de cercle, les alliés n'ont exclu qu'un petit nombre de personnages trop compromis. Surtout un grand nombre de « conseillers » du ministère de Bonn, ont été désignés par les journaux sous contrôle soviétique, comme des complices des nazis et, i l y a, hélas ! dans ces accusations une part de vérité. Par exemple M . Hermann Abs, président de la Banque allemande pour la recons­

truction, membre de plus de quarante conseils d'administration, (Deutsche Bank (1942), I.G Farben) a été un des dirigeants de l'économie nazie. M . W. Vocke, président de la Banque d'émis­sion, membre du conseil de la Reichsbank a été le collaborateur et l'ami du Dr Funck. Le Dr W. Petersen, président de la Chambre de commerce du Reich occidental, administrateur de l 'A.E.G. et de diverses autres sociétés, a été un des animateurs de l'économie, de guerre. De même M . M . Wits, membre du Conseil de la Ruhr, président du conseil d'administration du consortium des rayonnes (Glanzstoff). M . Robert Pferdemenges, ami et conseiller du Chan­celier, membre de nombreux conseils d'administration, a été un personnage important du Reich hitlérien. On peut encore citer M M . W. Albert, Keusch, Dinkelbach, Gunther Henle, tous mem­bres importants et influents des partis régnants.

Bref, le ministère Adenauer et son entourage nous apparaissent, suivant le mot d'un journal de la zone orientale : comme un armo­

riai de la haute industrie et de la haute finance. Mais, seuls, ces hommes d'une capacité et d'une force de travail reconnues étaient peut-être capables de remettre sur pied une économie ruinée par la défaite.

Ne nous étonnons donc pas que l'Allemagne de l'Ouest ait travaillé, travaille encore de toutes ses forces à rendre inopérantes toutes les mesures de contrôle imaginées par les occupants. L'Alle­magne veut bien accepter l'aide des vainqueurs ; elle la sollicite et même l'exige au besoin. Mais, peut-être comme en 1924, à condi­tion d'en tirer parti contre ses bienfaiteurs.

Page 16: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

248 LA R E V U E

LA RÉSISTANCE EN ALLEMAGNE OCCIDENTALE

L'Allemagne occidentale « résiste » aux alliés sur tous les terrains avec une patience et une énergie sans défaut et, assez souvent, i l faut l'avouer, avec une certaine adresse, mais aussi avec des accès de violence qui viennent parfois tout compromettre. Sur ce cha­pitre, les Allemands sont unanimes, sans distinction de partis. Dans un dessein manifeste de surenchère, le gouvernement de la zone orientale, sous inspiration russe, reprend et amplifie les de­mandes plus modérées de l'Allemagne de l'Ouest. Et, avec une insolence amusante, il entend ne parler que des maux des Alle­mands de l'Ouest, auxquels les discours et les tracts des gouver­nants orientaux s'adressent bien plus qu'aux Allemands de l'Est.

Fin rapide de l'occupation et des réquisitions, égalité des droits, ce sont les vœux de style qu'aucun Allemand ne peut omettre, même quand il n'est pas réellement pressé de voir finir une occu­pation, en somme rassurante. Fin de la dénazification, fin des dé­mantèlements et des démontages, facilités données à l'exportation allemande, notamment par le choix d'une parité favorable du mark, renoncement des vainqueurs à de menues rectifications de la frontière occidentale, enfin conclusion prochaine d'un traité de paix, ces articles se trouvent dans les programmes de tous les partis, et, même, après quelques flottements, chez les communistes. I l n'y a qu'un seul programme allemand, en face de plusieurs pro­grammes alliés.

Tous les Allemands sont « résistants ». Avec cette réserve que violence matérielle et sabotages sont interdits pour le moment, même parmi les héritiers des nazis. Mais tout ce qui tient une plume, tout ce qui parle en Allemagne — et Dieu sait si l'on parle et si l'on écrit ! — revient, sans jamais se lasser, sur les thèmes essentiels. Par exemple, le problème de la Sarre a été mis au pre­mier plan. La Sarre, dit-on, fait partie intégrante du Reich, exac­tement comme les territoires situés à l'Est de la ligne Oder-Neisse. Si l'on ampute le Reich à l'Ouest, quelle autorité aura-t-on pour le défendre à l'Est ? Qu'il suffise d'examiner quelques exemples.

Les alliés ont voulu, dès l'origine, empêcher la production de certains matériels utilisables pour la guerre et ils ont prescrit la destruction de plusieurs usines spécialisées. Ils ont fixé un maxi­mum à certaines productions utilisables à la fois pour les œuvres de paix et pour le combat. La question des « plafonds » et celle des « démantèlements » sont parmi les plus irritantes avec celle des

Page 17: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

L ' A L L E M A G N E N O U V E L L E E T L A P A I X D U M O N D E 249

« démontages ». Il s'agit, dans le dernier cas, de machines en place dans des usines allemandes et qui devraient théoriquement rem­placer, dans les usines des pays vainqueurs, des machines de même nature, détruites, détériorées ou enlevées par les Allemands. Par exemple, on a « démantelé », c'est-à-dire supprimé les usines chimiques de l'I.G. Farben à Leuna en Westphalie, grand centre de fabrication d'explosifs et de gaz toxiques.

Les alliés, considérant l'acier comme une matière première de beaucoup d'engins de guerre, ont d'abord fixé un « plafond » de production suffisant à leurs yeux pour satisfaire aux besoins du Reich et même à certaines exportations : 9 millions de tonnes annuelles. Quantité très faible si l'on se souvient que le Reich produisait 19 millions de tonnes en 1913 et dépassait encore, dès 1925, après une chute verticale en 1923, 10 millions de tonnes. La production a excédé 30 millions en 1936. Une seule usine de la zone américaine, celle d'August Thyssen à Hamborn-Duisburg, pourrait produire, dans des conditions très favorables, en raison de la proximité immédiate du charbon et de l'agencement rationnel des ateliers, 2.500 tonnes annuelles. Aussi les Américains, fidèles à regret au plan établi, ont-ils ordonné le « démantèlement ». Besogne difficile qui eût exigé le concours d'ouvriers qualifiés. Mais pour laquelle on n'a trouvé qu'une main-d'œuvre de rebut, recrutée parmi les réfugiés, les bons travailleurs se refusant à une tâche déshonorante qui doit réduire au chômage dix mille de leurs camarades. Besogne absurde, dit-on, qui diminue la production européenne, au moment où la reconstruction exige partout des quantités croissantes d'acier. Le gouvernement Adenauer a multi­plié les protestations et les offres d'arrangement. Il proposait, entre autres, le transfert de la propriété des usines à des actionnaires alliés, le contrôle de la vente par des experts américains, d'autres artifices, propres à éviter un sacrifice « déraisonnable et humiliant ». Mêmes protestations plus récemment à propos des Aciéries Her-mann Goering à Watenstedt-Salzgitter, où les accords de Petersberg laissent démolir un des hauts fourneaux, ce qui réduirait au chô­mage — selon le mémorandum allemand — près de dix mille ouvriers. Hier, les alliés ont dû user de la force pour écarter les ouvriers de l'usine, et employer au démontage des ouvriers polonais émigrés. On saisit sur le vif la méthode allemande : l'accord signé, conclu, est tenu pour inopérant, dès qu'il semble possible de le contester avec quelque chance de succès.

Page 18: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

250 L A R E V U E

Quant aux démontages, ils n'auraient pas d'autre objet, suivant les experts allemands, que de faire profiter les alliés, toujours négligents, de perfectionnements techniques réalisés en Allemagne et que les vainqueurs, par routine ou paresse, ont été incapables d'introduire dans leurs ateliers ; démontages délicats pour lesquels il faut le concours de bons spécialistes, — surtout démontages inutiles, parce que le plus souvent, les machines démontées à grands frais sont remisées pendant des mois, quelquefois pendant des années, dans des dépôts mal surveillés, où elles se détériorent, ou parce que les prétendus bénéficiaires de l'opération oublient de les utiliser. Démonter c'est presque démanteler. Une fois encore, les protestations allemandes ont peu à peu fatigué les alliés, et une longue liste d'usines épargnées est annexée aux accords de Petersberg. Naturellement, les Allemands sous contrôle sovié­tique, chez lesquels destructions et démontages ont été un moment poussés jusqu'à l'absurde, ont protesté à grands cris pour libérer leurs frères de l'Ouest.

Le Reich occidental discute avec la même ténacité le statut de la Ruhr que les vainqueurs, sur l'insistance de la France et de la Grande-Bretagne, ont consenti à détacher partiellement du Reich. Les alliés ont voulu « internationaliser » la Ruhr, que les Britan­niques ont administrée en fait, depuis le début de l'occupation. Les alliés attribuaient aux « magnats » de la Ruhr, Krupp, Stinnes, Haniel, Thyssen, Klôckner, des intentions belliqueuses ; ils vou­laient arracher le district aux cartels, le « décartelliser », pour le mettre à la disposition d'une Europe unie. Mais, ce qui avait été vrai vers 1914, ou même vers 1935, avait cessé de l'être depuis la disparition des créateurs primitifs de l'industrie rhénane. Presque partout, les héritiers des grands « capitaines d'industrie », avaient laissé diviser le bien familial. Une poussière de petits porteurs avait remplacé le dictateur du début,. et la famille du « tyran domestique » ne gardait plus qu'un petit nombre de parts (18 ou 19 % à la Gute Hqffnungshuae de Klôckner). Pour assurer le fonc­tionnement des aciéries, i l avait fallu, après la dévaluation de juin 1948, recourir à des emprunts étrangers (225 millions de marks, aux Vereinigte Stahlwerke d'August Thyssen) ou a des augmenta­tions de capital (210 millions de marks aux mêmes aciéries). Les crédits libérés par l'aide Marshall (environ 1 milliard de marks) ont été*à l'industrie rhénane jusqu'à plus de 300 minions. Mais i l y a dissémination des parts entre une foule de petits porteurs (140

Page 19: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

L ' A L L E M A G N E N O U V E L L E E T L A P A I X D U M O N D E 251

ou 150.000 environ pour les dix grands trusts de la métallurgie rhéno-wetsphalienne). Cette évolution a déplu aux social-démocrates et aux chrétiens sociaux qui, en septembre 1947, s'étaient prononcés pour la nationalisation ; et une violente campagne a été menée par socialistes et communistes contre les « ploutocrates » et les « trusts »

Un peu plus tard, le statut du district de la Ruhr a donné aux Allemands une excellente occasion pour essayer de séparer les Anglais et les Français. Le 10 novembre 1948, une loi du Reich, la loi 75, a proclamé la nécessité de rompre les cartels industriels. En même temps, les Allemands, en accord avec les autorités bri­tanniques d'occupation, ont supprimé le séquestre anglais de la Ruhr et confié la direction à des fideicommissaires allemands. Mais la loi 75 ne prononce pas la nationalisation demandée par les social-démocrates. Or, en France, le gouvernement, sous l'influence des socialistes et du M.R.P., était, semble-t-il, favorable à la natio­nalisation. La France s'est plainte de n'avoir pas été consultée et s'est séparée des alliés, en ajournant sa décision. En somme, les techniciens allemands reprennent la haute main, les Britanniques contrôlent de haut leur gestion. On voit déjà renaître, sous une forme plus souple, les anciennes organisations rhéno-westpha-liennes et i l est assuré que le contrôle britannique deviendra de moins en moins efficace. L'Allemagne a maintenant au conseil de la Ruhr, non plus un simple observateur, mais un membre du conseil, avec voix délibérative. L'influence de ce personnage de­viendra vite dominante.

Le débat sur la Sarre oppose directement la France à l'Alle­magne et en même temps aux Anglais. Il est ancien. En partie incorporée à là France sous Louis XIV, la Sarre a été, pendant un siècle et quart, partie intégrante de notre pays. La Prusse s'y est installée en 1815 et y a poursuivi jusqu'en 1914 une politique d'im­migration destinée à submerger la population ancienne. Lors du plébiscite de 1935, la Sarre, soigneusement travaillée par les pan-germanistes, a voté pour Hitler, après une propagande furieuse dont les débuts remontent à 1921. En 1945, un accord franco-anglo-américain a décidé que la Sarre ne serait pas annexée à la France, mais lui serait rattachée au point de vue économique et monétaire. D'autre part, la Sarre étant politiquement détachée du Reich, la France se chargeait de sa défense et de la surveillance de sa poli­tique intérieure. A deux reprises, en 1946, les ministres anglais et américains ont reconnu la position privilégiée de la France dans

Page 20: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

252 L A R E V U E

la Sarre. Les 2.500 kilomètres carrés de la Sarre, avec leur quelque 890.000 habitants, ont été terriblement touchés pendant la guerre. La France a, dans une large mesure, procédé au déblaiement et à la restauration. La richesse minière et métallurgique du district est grande : 14 millions de tonnes annuelles de charbon, 1.600.000

tonnes de fer brut, 1.700.000 tonnes d'acier, un cinquième de la production métallurgique du Reich, entre 1925 et 1940. Toute l'Allemagne réclame le retour de la Sarre au Reich, dans le délai le plus bref et,, dès le 6 août 1949, le social-démocrate Schumacher a demandé un nouveau plébiscite, sous contrôle américain. La France répond en demandant un siège pour la Sarre au Conseil de l'Europe. A quoi les Allemands répliquent : Si la Sarre figure au Conseil de l'Europe comme Etat indépendant, l'Allemagne n'y paraîtra jamais.

Le Chancelier, aux affûts de l'opinion anglo-américaine, change de batteries presque chaque jour, cherchant la ligne de moindre résistance. Mais il n'est pas libre : il a, pour le pousser, pour l'ani­mer, tous ses collègues, tous ses amis de la finance et de l'industrie. L'on attend de lui des manifestations tapageuses que l'on regrette parfois dès qu'il s'y est laissé entraîner. La période des élections anglaises lui a fourni une excellente occasion de pratiquer la sur­enchère avec l'Allemagne de l'Est.

Or la fin de février 1950 a vu la signature d'accords provisoires entre la France et le gouvernement sarrois de M . Hoffmann. Les chemins de fer sarrois sont rattachés à la S.N.C.F. Les formalités pour le passage des Français en Sarre et des Sarrois en France sont supprimées. Des conventions économiques sont signées. La France prend à bail les mines de charbon de la Sarre et en continue l'ex­ploitation. De ce jour, une campagne méthodique, à laquelle s'asso­cient tous les partis allemands, va commencer. Elle vise à la fois le gouvernement Hoffmann, sur lequel on tente de faire pression, et la France. Dès le 16 mars 1949, M . Schumacher, président du parti social-démocrate avait réclamé un plébiscite en Sarre. Le 3 mars 1950, il reprend le même thème, à propos de l'accord franco-sarrois. Si les Français veulent mettre en cause l'avenir de tout rap­

prochement franco-allemand, ainsi que toute la coopération euro­

péenne, ils doivent savoir ce qu'ils font. Un memorandum social-démocrate du 6 mars renouvellera cette déclaration... Le 3 mars, le parti chrétien social a proclamé dans un manifeste : Nous avons

de bonnes raisons de douter que le Parlement fédéral approuve l'entrée

de l'Allemagne au Conseil de UEurope, après la signature des conven-

Page 21: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

L ' A L L E M A G N E N O U V E L L E ET L A PAIX DU MONDE 253

lions franco-sarroises. En vain, le ministre français des Affaires étrangères a-t-il souligné, le 5, que l'accord ne crée pas un ordre nouveau, qu'il prolonge seulement le régime consacré par les ac­cords alliés de 1947, accepté par la constitution de Bonn, régime provisoire et qui ne préjuge rien touchant la paix. Les syndicats ouvriers ont joint leurs protestations à celles du gouvernement et des industriels. Ils demandent un plébiscite ; ils condamnent la location des mines. Le Livre blanc officiel, publié par le gouver­nement de Bonn le 10 mars, reproche aux Français d'engager l'avenir et de préparer le traité de paix en vue de détacher la Sarre du Reich, en rendant définitif un état que la France qualifie de

* provisoire. Le Livre blanc demande un statut international de la Sarre analogue à celui qui a été adopté pour la Ruhr. Il propose insidieusement une union économique Sarre, Lorraine, Europe méridionale, qui détacherait la Lorraine de la France, comme la Sarre est menacée d'être détachée du Reich. Le 13 mars, le gou­vernement de l'Allemagne orientale proteste à son tour, accusant les « réactionnaires français », soutenus par les « impérialistes » américains, d'abuser de la violence contre un peuple désarmé. Mais les Allemands ne semblent pas avoir remarqué le fait essen­tiel. La France a été privée de charbon pendant quatre ans et ses propres mines ont été ruinées par l'occupant. Il ne s'agit pas d'an­nexion, mais d'indemnité. Les Allemands le savent fort bien, mais il leur déplait de l'entendre rappeler. L'Allemagne est prise d'am­nésie quand il s'agit de son passé récent. A vrai dire, l'opinion générale allemande semble assez indifférente à ces problèmes, si l'on en juge par les enquêtes Gallup. Les chefs de parti, les mem­bres du gouvernement se passionnent seuls pour les questions natio­nales. La foule des Allemands reste étrangère à ces débats et ne songe qu'à son pain quotidien.

L'action des Allemands pour desserrer leurs entraves est sou­tenue par une propagande intense en dehors, notamment en Angle­terre et aux Etats-Unis. Elle spécule, aux Etats-Unis, sur l'oppo­sition républicaine au gouvernement Truman, sur l'influence des Germano-Américains souvent hostiles au socialisme national, mais liés aux financiers et aux industriels du Reich. Le 7 octobre 1949, 44 membres du Sénat américain déposent une pétition demandant l'arrêt complet des démontage et démantèlements. La pétition déclare ces pratiques incompatibles avec la politique des réparations et Les intentions du plan Marshall. Or, la campagne des sénateurs

Page 22: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

254 L A R E V U E

paraît avoir été inspirée par l'entourage de M . Adenauer. Les signataires, et cela est notable, à un moment ou le Chancelier mul­tipliait les protestations amicales à l'égard de notre pays, mettent l'accent surtout sur les exigences « injustifiées » de la France. Et ils se rencontrent curieusement avec les propagandistes de la zone soviétique d'Allemagne.

Enfin, le problème monétaire a soulevé de longs débats, vite inextricables, surtout dans les dix derniers jours de septembre 1949. L'Allemagne veut se constituer des réserves de devises et il lui faut, à cet effet, exporter surtout dans la zone sterling et plus encore dans la zone dollar. Le taux du change a donc pour elle une impor­tance vitale. Or, les alliés ont d'abord fixé le taux du mark par rap- t port au dollar à 30 cents, soit une dévaluation de 20,6 % infé­rieure à celle du sterling (22,5 %) et à celle du franc (30,5 % ) . Bonn demande aussitôt une dévaluation au moins égale à celle du sterling. Les Américains proposent alors 25 %, le maximum de ce que le Haut-commissaire français pourrait admettre. (La France avait d'abord songé à 15 %). Après une longue discussion, on s'arrêtera à 23,8 cents pour un mark. Beaucoup d'Allemands affirment d'ailleurs que la dévaluation n'a pas l'importance que nous lui accordons.

Cependant les directeurs de charbonnages et de cokeries s'émeuvent aussitôt. En effet, après la dévaluation, le gouverne­ment de Bonn annonce que le prix du charbon exporté sera réduit de 20,6 %, passera de 16 dollars la tonne à 12,8 dollars. Mais, si le prix du charbon a baissé en dollars, il a remonté en francs, par suite de la dévaluation française qui met le dollar à 300 francs. La tonne de charbon qui valait 4.252 francs avant la dévaluation passe en France à 4.480 francs, quand le charbon français vaut 3.750 francs. Bien plus, ces deux prix sont supérieurs au prix intérieur allemand, tel que Bonn l'a fixé ; 32,13 marks la tonne, au carreau de la mine (2.700 francs au lieu de 3.750 en France). De même, dans la zone occupée, le coke métallurgique se vend aux Allemands, sur le carreau, 42 marks (12,6 dollars, 4.410 francs). Mais les importateurs français le payent un peu plus de 15 dollars (50,53 marks) ; si l'on ajoute le transport en France, le prix final sera de 19 dollars (63,3 marks, ou 6.650 francs).

Le 29 septembre 1949, M . Ludwig Erhart, ministre de l'Eco­nomie a pu dire, non sans ironie, que le mark allemand est une des monnaies les plus saines et des plus solides du monde et que

Page 23: L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET LA PAIX DU MONDE

l ' a l l e m a g n e n o u v e l l e e t L A PAIX DU MONDE 255

les étrangers craignent la concurrence allemande plus que les Alle­mands ne redoutent la concurrence étrangère.

L'Allemagne protestera furieusement quand la Hollande an­nexera 25 kilomètres carrés dans la région de Wyler, près de Clèves.

A mesure que la position allemande semble plus solide, le ton des réclamations monte rapidement. Ce n'est pas seulement le social-démocrate Schumacher qui nomme « duperie funeste » la politique de concessions à la France. M . Adenauer, hier tout sucre et tout miel, déclare que la politique sarroise de la France est indé­fendable et contraire au droit. Il demande, et le vice-chancelier Blücher va renchérir, un plébiscite sous contrôle international. Bliicher attaque, en termes menaçants, M . Hoffmann, président du gouvernement sarrois. Un ministre libéral antinazi, second de M . Heuss, M . Dehler, ministre de la justice, affirme à Hambourg que l'Allemagne n'a nullement voulu les guerres de 1870, 1914, 1939 et qu'elle a toujours été pacifique. Les Allemands ont l'épi-derme très sensible dès que l'on met en cause leur politique étrangère. Au fond l'on ne blâme presque jamais Hitler de ses folles entreprises. On lui reproche de les avoir menées sans adresse. C'est le point de vue des Français qui glorifient les conquêtes de la Révolution française. Les plus conciliants, les plus libéraux parmi les Allemands semblent animés de dispositions assez voisines de celles des nazis. Il y a peu de temps, à Gôttingen, le général Remer, tenant une réunion publique, a été interrompu

" et conspué par les étudiants. Mais si le maréchal Manstein avait pu prendre la parole à sa place, il eût été acclamé.

Ne nous étonnons pas de ces manifestations de « résistance ». Beaucoup d'Allemands ne se sentent pas, en toute conscience, solidaires des nazis. Mais comment ne se rappelleraient-ils pas le succès de leurs constantes protestations contre toutes les mesures prises en 1919, pour les empêcher de reconstituer leur force, après la défaite ? Ils ont pu maintes fois constater la faiblesse des vainqueurs, la discontinuité de leur politique...

Aucun de ces faits ne doit entamer notre fermeté sur l'essen­tiel. Il nous faut peser exactement les forces en présence, choisir une voie et nous y tenir. Mais i l faut, d'abord, nous faire une idée aussi nette que possible de la seconde Allemagne, celle de l'Est, dont le destin commande, qu'on le veuille ou non, celui du monde occidental.

(A suivre.) ALBERT RIVAUD.