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LA THÉORIE OPÉRATOIRE DE LA CONNAISSANCE DE J PIAGET PLATE-FORME DE BASE POUR LA RECHERCHE FONDAMENTALE ET APPLIQUÉE EN PSYCHOLOGIE DU DEVELOPPEMENT par Nicole GALIFRET-GRANJON D ANS le domaine qui est au point de départ le nôtre, la psychopathologie infantile, comme dans le domaine de la psychopédagogie, l'œuvre de Piaget nous paraît apporter une ouverture possible qui n'est pas encore perçue à sa juste valeur, et c'est pourquoi il nous semble nécessaire de contribuer à la faire toujours mieux connaître. Même si l'on est bien d'accord pour considérer qu'il est impossible de séparer le développement cognitif du développement psychomoteur et affectif, il est incontestable que l'éclairage qu'ap- porte Piaget dans le domaine cognitif, en analysant certains processus du déve- loppement dans leurs détails, dans leurs finesses, permet d'appréhender de façon tout à fait neuve certains aspects franchement pathologiques du développement de l'enfant comme certaines difficultés d'apprentissage scolaire. Historiquement, il est curieux de noter que la théorie opératoire de l'intelli- gence est la première théorie génétique qui ait été entièrement élaborée à partir du développement normal. On peut même souligner que Piaget ignore délibé- rément toute déviation pathologique comme d'ailleurs toute analyse « différen- tielle » au profit d'une psychologie de la connaissance sous son aspect le plus général possible. « La méthode génétique » a donc été utilisée ici sans aucun appui préalable, sans aucune hypothèse initiale issue des faits pathologiques à l'inverse on le voit, de ce qu'elle a été chez Freud, comme d'ailleurs chez Janet et chez Wallon. C'est certainement parce que Piaget n'était pas un « clinicien » (au sens habituel de ce terme, en médecine comme en psychologie 1) que non 1. Le terme de méthode clinique utilisé par Piaget lui-même en 1923 et en 1926 (dans la célèbre introduction à « la représentation du Monde chez l'enfant », PUF) pour carac-

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LA THÉORIE OPÉRATOIRE

DE LA

CONNAISSANCE

DE J PIAGET

PLATE-FORME DE BASE POUR LA RECHERCHE

FONDAMENTALE ET APPLIQUÉE

EN PSYCHOLOGIE DU DEVELOPPEMENT

par Nicole GALIFRET-GRANJON

D

ANS le domaine qui est au point de départ le nôtre, la psychopathologieinfantile, comme dans le domaine de la psychopédagogie, l'œuvre dePiaget nous paraît apporter une ouverture possible qui n'est pas encoreperçue à sa juste valeur, et c'est pourquoi il nous semble nécessaire de

contribuer à la faire toujours mieux connaître. Même si l'on est bien d'accordpour considérer qu'il est impossible de séparer le développement cognitif dudéveloppement psychomoteur et affectif, il est incontestable que l'éclairage qu'ap-porte Piaget dans le domaine cognitif, en analysant certains processus du déve-loppement dans leurs détails, dans leurs finesses, permet d'appréhender de façontout à fait neuve certains aspects franchement pathologiques du développementde l'enfant comme certaines difficultés d'apprentissage scolaire.

Historiquement, il est curieux de noter que la théorie opératoire de l'intelli-gence est la première théorie génétique qui ait été entièrement élaborée à partirdu développement normal. On peut même souligner que Piaget ignore délibé-rément toute déviation pathologique comme d'ailleurs toute analyse « différen-tielle » au profit d'une psychologie de la connaissance sous son aspect le plusgénéral possible. « La méthode génétique » a donc été utilisée ici sans aucunappui préalable, sans aucune hypothèse initiale issue des faits pathologiques àl'inverse on le voit, de ce qu'elle a été chez Freud, comme d'ailleurs chez Janetet chez Wallon. C'est certainement parce que Piaget n'était pas un « clinicien »(au sens habituel de ce terme, en médecine comme en psychologie 1) que non

1. Le terme de méthode clinique utilisé par Piaget lui-même en 1923 et en 1926 (dansla célèbre introduction à « la représentation du Monde chez l'enfant », PUF) pour carac-

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seulement il est parti du développement normal, mais encore qu'il a osé envi-

sager à part le développement cognitif, au moins de façon provisoire. Il fallaitprobablement cette audace pour que le cheminement de la recherche soit d'un

apport aussi fécond, aboutisse à une théorie aussi originale du point de vue

psychologique de l'intelligence. Ce qui ne veut pas dire que le « clinicien » nedoive pas envisager l'apport de Piaget en le réintégrant dans une perspectiveplus large, en lui accordant sa juste place dans un ensemble en fait extrêmementcomplexe et indissociable, qu'est la personnalité de l'enfant. Mais, maintenantque s'est ainsi construit cette recherche fondamentale qui ne leur doit rien, lesfaits psychopathologiques eux-mêmes seront mieux cernés grâce à ce nouveléclairage, qui permet des recherches différentes des habituelles « comparaisonsde groupes », dans la mesure où une théorie générale de l'évolution de la connais-sance est là pour permettre bien plus que des constats quantitatifs : l'élaborationd'hypothèses préalables, donnant la possibilité de dégager des différences quali-tatives, et de se diriger vers des interprétations théoriques 2.

On sait que la théorie de Piaget peut être appelée le structuralisme géné-tique, puisqu'il montre qu'à chaque étape l'intelligence est caractérisée par unecertaine structure d'ensemble, dont les particularités sont connues par ses pro-priétés du point de vue adaptatif c'est-à-dire par un certain nombre de conduitestypiques, qualitativement définies, qu'on peut attendre des enfants en réponse àcertaines situations expérimentales. Ainsi, la genèse de la connaissance ne se faitpas sans structures, mais il ne saurait y avoir pour Piaget de structures sans ge-nèse, ce qui le distingue à la fois de tout associationnisme (genèse sans structures)et de tout structuralisme (structures sans genèse).

On se doute que pour faire rendre à la théorie opératoire de l'intelligencele rôle d'étayer des hypothèses de recherche en psychopathologie comme enpsychopédagogie, il est nécessaire de ne pas en prendre seulement une vue super-ficielle. Nous allons tenter de faire pénétrer le lecteur un peu plus avant dansla théorie, tout en sachant qu'il y faudrait en fait une fréquentation quotidiennebeaucoup plus approfondie de cette œuvre que nous ne l'avons. Nous espéronsdéclencher au moins chez un certain nombre de lecteurs l'envie de se référer auxouvrages originaux.

tériser sa façon de procéder en l'opposant en fait essentiellement à la méthode des testsn'est pas sans revêtir une certaine ambiguïté. C'est en réalité un certain type de méthodeexpérimentale. Vinh Bang l'a bien souligné (La méthode clinique et la recherche en psy-chologie de l'enfant, in « Psychologie et Epistémologie génétique », volume jubilaire enhommage à Piaget (Dunod, éd., 1966), et rappelle qu'il faudrait peut-être mieux lui substi-tuer le terme de « méthode critique », ou « observation critique ».

2. Cette idée est soutenue par B. Inhelder dans tous ses travaux touchant à la psycho-pathologie, voir notamment son introduction à la 2" édition de Le diagnostic du raison-nement chez les débiles mentaux (Delachaux, 1963). La même idée est également défenduede longue date par le psychiatre américain James Anthony : cf. son article « Piaget etle clinicien », in Psychologie et Epistémologie Génétique (Dunod, 1966), et son intéressantcommentaire critique joint à l'article de Godfrey Cobliner : « Psychoanalysis and the Ge-neva School of Genetic Psychology : parallels and counterparts », publié par L'Intern.J. of Psychiatry, 1967,vol. 3, n° 2. (L'article de Cobliner, légèrement adapté, a été publiéen français comme appendice à la nouvelle édition du livre de R. Spitz sur la lre annéede la vie : De la naissance à la parole. P.U.F., 1968).

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L'essentiel de la théorie de Piaget s'est construit à partir de 1936. Les hypo-thèses fondamentales étaient d'ailleurs élaborées avant 1936, mais Piaget n'avaitpas encore reconnu que la perspective génétique devait vraiment remonter à lanaissance, et non pas seulement à la période où l'on peut échanger des proposavec l'enfant. 1936 marque bien une date cruciale, avec la publication de « LaNaissance de l'Intelligence » (après quatre ans de silence). Et aucun psycho-pathologiste ne peut se passer de lire les ouvrages fondamentaux de Piaget écritsà partir de 1936. On ne doit peut-être pas s'égarer, en suivant l'ordre chronolo-gique de sa production, sur quelques ouvrages de moindre importance écritsauparavant. Bien que certains aient été étroitement réintégrés à l'ensemble del'œuvre, ils restent cependant de moindre importance. Il faut au contraire souli-gner que la lecture des « Etudes d'Epistémologie Génétique », publiées à partirde 1957, ne peut être considérée comme superflue. Cette œuvre collective éclairede façon notoire de nombreux points de psychologie proprement dits. Il existed'ailleurs dans plusieurs volumes, de remarquables synthèses de la pensée dePiaget, par lui-même, de remarquables raccourcis sur son œuvre, et un remar-quable approfondissement de points théoriques fondamentaux (cf. en particulierles vol. I, V, VII, X, XII, XIV.) 2bis.

Ce que nous voudrions faire ici, ce n'est pas nous contenter de redire quelssont les principaux stades du développement cognitif, car on les trouvera aisémentdans les ouvrages que nous venons d'indiquer Nous voudrions plutôt mettrel'accent sur l'aspect le plus fondamental de la théorie non seulement parce quecela a été moins souvent tenté, mais encore parce qu'il nous semble que c'est biencela qui doit permettre de stimuler efficacement les recherches à venir, de susci-ter des hypothèses vraiment neuves*. Il nous semble que rien ne doit être plusfructueux que de plonger véritablement à l'intérieur de la théorie, de prendreclairement conscience de ses aspects les plus généraux, et qui peuvent mêmepasser pour excessivement abstraits. Mais ce n'est que si on a bien saisi, et le

2 bis. Pour qui voudrait se familiariser d'abord avec l'ensemble de la théorie, on peutrecommander le chapitre que J. Piaget et B. Inhelder ont écrit pour le « Traité de Psy-chologie Expérimentale », Fraisse et Piaget (vol. VII, 1963), sur « Les opérations intel-lectuelles et leur développement », ainsi que leur petit livre sur La Psychologie de rEn-fant (Que sais-je ? 1966), et l'article de Piaget sur « Les praxies chez l'Enfant » (Revueneurologique, 1960). A signaler aussi, pour servir d'introduction à une lecture plus appro-fondie, le résumé succinct, mais remarquable, fait par Y. Hatwell : Privation sensorielleet intelligence (P.U.F., 1966), en quelques pages, dans un ouvrage d'ailleurs centré surl'apport de la théorie opératoire à la construction d'hypothèses qui portent ici sur le déve-loppement d'enfants vivant dans des conditions pathologiques de privation sensorielle(cécité). On trouvera enfin dans Psychologie et Epistémologie Génétique. Thèmes piagé-tiens (1966) (volume jubilaire offert en hommage à Piaget), des analyses de son œuvre,faites par les auteurs de différents pays, et de spécialisations différentes.

3. Nous l'avons fait aussi dans un article : The contribution of Piaget's cognitivetheory » à paraître in Manual of Child Psychopathology, B. Wolman (Me. Graw Hill, N. Y.).Le reste de l'article passe en revue un certain nombre d'applications de la théorie dePiaget à la recherche en psychopathologie, dont l'apport de l'école genevoise, avec prin-cipalement B. Inhelder et J. de Ajuriaguerra et ses élèves.

4. C'est bien là le type de démarche utilisée par Y. Hatwell dans « Privation Senso-rielle et Intelligence », et l'on peut justement en constater l'immense intérêt : nouveléclai-rage des problèmes, et nouvelles questions théoriques posées à Piaget lui-même.

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point de départ de toute la théorie, et le cadre très général d'interprétationqu'elle propose, qu'on utilisera le modèle piagétien en toute connaissance decause, c'est-à-dire en ayant bien compris ses différences avec tous les autresmodèles, en ayant à la fois l'envie et la possibilité de lui faire rendre jusqu'aubout les services heuristiques qu'on peut en attendre. Nous allons donc tenter derésumer aussi brièvement que possible la construction théorique de Piaget.

LA THEORIE OPERATOIRE

Que la connaissance soit considérée comme ayant une valeur hautementadaptative et non pas comme un luxe gratuit, est un point de vue de Piagetpartagé par de nombreux auteurs. Qu'il n'y ait pas de solution de continuitévéritable du plus humble au plus haut niveau de l'intelligence, est encore partagépar beaucoup. Mais pour Piaget il n'y a pas de rupture totale entre ce qui serala connaissance la plus différenciée et l'adaptation biologique elle-même, celle detout organisme vivant, si primitif soit-il, qui est déjà une réalisation remarquablepar rapport au non-vivant. C'est sur la biologie que Piaget appuie étroitement,au point de départ, sa réflexion théorique, une biologie d'ailleurs repensée parPiaget lui-même, qui a commencé par là son œuvre scientifique. Et dans unevaste synthèse intégrant les connaissances les plus récentes de la biologie contem-poraine, il montrera dans un ouvrage récent (Biologie et Connaissance, Gallimard,1967) qu'il y a toujours toutes les raisons de s'appuyer sur ce que cette sciencenous apporte. Piaget prend donc pour modèle au départ, l'adaptation biologiquetelle qu'il la conçoit, c'est-à-dire comme une équilibration entre deux processusqu'il appelle l'assimilation et l'accommodation. Nous reviendrons ultérieurementsur l'intérêt de distinguer ces deux processus fondamentaux. Pour l'instant con-tentons-nous de souligner que l'intelligence sera vue par Piaget comme l'épanouis-sement, d'ailleurs jamais achevé, des possibilités qui existent déjà dès le niveaubiologique, c'est-à-dire dès qu'il y a un organisme vivant, doué d'activité propre.Bien entendu, l'adaptation intelligente sera qualitativement tout à fait différentede l'adaptation biologique, mais il n'empêche que Piaget considère qu'il y a pas-sage graduel de l'une à l'autre et que ce passage du niveau biologique le plusgénéral au niveau spécifiquement humain et même spécifiquement intellectualisé,se fait en obéissant aux mêmes grandes lois fonctionnelles, et en particulier àl'autorégulation et à l'équilibration. Il ne suffisait pas d'affirmer ce passage gra-duel, il fallait encore le suivre pas à pas au cours du développement : et c'esttoute l'œuvre expérimentale de la psychologie génétique, appuyée sur ce « modèlebiologique », avant de l'être sur des modèles logistiques. (Ce qui n'est d'ailleursnullement contradictoire, et on le comprend mieux à une époque où l'on voit labiologie théorique elle-même, et la neuro-physiologie, utiliser justement des mo-dèles formels).

A la lumière de ce premier modèle biologique, alors tout simple, Piaget vapouvoir observer les premières conduites de l'enfant qui s'éveille pour arriverensuite jusqu'aux démarches logiques de l'adolescent, tel qu'il se développenormalement dans notre type de culture. Ce modèle biologique, Piaget le rappelle,

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et il faut y insister, n'est pas seulement pour lui un modèle heuristique, mais unmodèle interprétatif, et il est donc tout à fait fondamental. C'est lui qui imprimedès le départ une orientation originale aux recherches de Piaget, orientation toutà fait différente justement des recherches classiques sur l'enfant, comme desrecherches classiques sur l'apprentissage. Il faut donc bien le saisir, car c'est enmême temps saisir d'où naît le fossé entre Piaget et les écoles de l'apprentissageet du conditionnement. Il est un fait que d'emblée, ce qui va devenir le « struc-turalisme génétique » s'affirme différent, et recueille des faits différents de ceuxqui seront recueillis dans les autres cadres théoriques (que Piaget appelle néo-behaviourisme, néo-associationisme ou empirisme) : pour cette seule raison qu'aupoint de départ Piaget a un certain modèle théorique que les autres auteursn'ont pas, une hypothèse génétique que les autres auteurs n'ont pas. On sait, dureste, l'utilité d'une hypothèse bien construite : étudions de plus près celle dePiaget, explicitée dès 1936, remarquablement étoffée par de nombreuses recher-ches, y compris nous l'avons dit, par celles conduites dans le cadre du Centred'Epistémologie Génétique (Genève) depuis plus de quinze ans.

Un organisme vivant présente toujours une structure organisée, si primitivesoit-elle, qu'il travaille à conserver, et à développer, et il ne réagit aux actionsdu milieu qu'en fonction de cette structure. De la même manière, le psychismenaissant, la connaissance initiale qui ne prend d'ailleurs forme que dans lecontexte préalable d'organisation de cet organisme, présente lui aussi dès ledépart un minimum de structure, qui va mettre nécessairement sa marque surses premiers échanges avec le milieu. « Le développement de l'intelligence pro-longe un tel mécanisme au lieu d'y contredire », dit Piaget dès 1936, « c'est làtoute notre hypothèse ». Et c'est en effet la pierre de touche de la théorie opé-ratoire. Le principe fondamental est bien celui de l'activité propre au sujet,biologique ou psychologique, qui organise dès le départ les rencontres avec lemonde extérieur, en fonction de ses besoins qui ne peuvent que dépendre de sastructure.

Il faut faire une incursion rapide chez le nouveau-né, pour étudier cetteapplication du modèle biologique au niveau humain initial, car un des chaînonsessentiel est bien là. Les premières activités du nouveau-né ont une structure,c'est-à-dire qu'on y découvre déjà une organisation. Ces premières activités sont,bien entendu, seulement celles qui sont héréditairement programmées : les acti-vités réflexes, qui sont fondamentales à l'équilibre du sujet (par exemple, lasuccion). L'échange avec le milieu extérieur, le maintien de l'équilibre vital, estassuré tout d'abord, par des schèmes réflexes (le schème est, selon Piaget, l'aspectgénéralisable d'un type d'activité). La structure de l'activité réflexe, c'est-à-direson organisation, est déterminée de façon plus ou moins rigide, et, on le saitpour le réflexe comme pour l'instinct, de façon beaucoup moins rigide qu'on nele croyait initialement : ce qui est extrêmement important pour ce dont nousnous occupons ici, c'est-à-dire ce montage héréditaire qu'est le réflexe, car il va

justement pouvoir évoluer, il a justement très tôt une histoire, comme le ditPiaget, ce qui n'existerait pas s'il n'y avait pas cette souplesse adaptative dansl'exercice fonctionnel de l'activité.

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Il y a en effet, au fur et à mesure du fonctionnement des schèmes réflexes,une amélioration de l'activité, et grâce à cela, un assouplissement du réflexe quiva jusqu'à un éclatement véritable de ces premières structures d'action, parl'incorporation de nouveaux objets : ceci déclenche tout le processus d'équilibra-tion, processus qui a donc une valeur adaptative et évolutive essentielle. En effet,il y a soit assimilation des objets nouveaux à ces schèmes, soit, si ceux-ci ne selaissent pas assimiler, c'est-à-dire s'ils ne répondent pas à l'attente impliquée parl'action exercée sur eux (il y a donc dès le départ un minimum « d'inférence » :l'action suppose que l'objet auquel elle s'applique va entrer dans son cadre),accommodation des schèmes aux objets qui résistent, c'est-à-dire transformationdes schèmes, et donc ouverture sur le monde extérieur ou plutôt brèche élargiesur le monde extérieur, dans sa diversité. Il y a ainsi début d'un processus dedifférenciation, c'est-à-dire début d'un processus de connaissance. La rencontreavec de nouveaux objets que ceux prévus par le montage héréditaire devient pos-sible grâce à ce nouveau pouvoir de ne pas rejeter purement et simplement cequi n'entre pas dans le cadre antérieur de l'activité réflexe. Il y a donc cettepossibilité de transformation des premiers schèmes en fonction des rencontres nou-velles, pour leur permettre justement de répondre à la nouveauté rencontrée. Onvoit que l'accommodation a un rôle fort important dans les processus d'équili-bration, un rôle étroitement complémentaire de l'assimilation.

Mais les notions les plus importantes à ce point-ci sont les notions d'activitéet de structure, d'ailleurs intimement liées, on l'a vu. L'importance de cetteactivité du sujet, qui peut et doit être rattachée à l'activité de l'organisme quilui sert de substrat, et qui ne fait que répondre aux besoins impérieux de cetorganisme, a amené Piaget à insister sur l'importance du sujet, à valoriser lesujet, à juste titre croyons-nous, en tant qu'élément actif dans la connaissance,face aux événements du monde extérieur qu'il va devoir connaître, face à l'objet,la connaissance, mais une activité, on l'a vu, étroitement dépendante des pre-

- qui deviendra objet de la connaissance. C'est bien l'activité du sujet qui fondemières structures, de la première organisation spécifique du sujet, qui va devenirsujet connaissant.

La notion théorique la plus fondamentale à ce point-ci, est probablementla notion d'organisation organisante. Car, au fond, l'aspect essentiel d'une orga-nisation, c'est d'être organisante plutôt qu'organisée. Cette organisation à traverslaquelle s'exerce l'activité a ainsi, dès le départ, une valeur constructive. Elleapporte sa marque spécifique à l'univers qu'elle va connaître, aux objets qu'elleva connaître. Simplement en exerçant son action, elle imprime sa marque propre.Toute autre vision des choses paraît impensable à Piaget, ne lui paraît pas cor-respondre à la réalité des faits qu'il a observés. Ainsi des éléments d'organisationsont fournis par le sujet, et non pas seulement par les événements ou les objetsdu monde extérieur, bien que ceux-ci aient aussi leurs structures propres, leursrelations, leurs propres lois, qui ne resteront pas ignorées du sujet. Mais face àl'empirisme qui affirme que la connaissance est seulement une copie de l'objet,un reflet passif des relations qui existent dans le monde extérieur, Piaget consi-dère que s'impose d'emblée la notion d'une activité originale du sujet, qui créelui-même de nouvelles relations par son action, celle-ci étant déterminée par sa

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structure ; de telle sorte que la connaissance est bien dès le départ, une construc-tion originale, une construction nouvelle de relations, et en ce sens, une création.

De même que la vie, au cours de l'évolution, ajoute à l'univers des formesoriginales d'organisation qui n'existaient pas avant elle, de même fait la connais-sance, dont il ne saurait être question de nier, bien entendu la possibilité decréer du nouveau. Dans « Biologie et Connaissance » (Gallimard, 1966) Piagetcite cette phrase remarquable du biologiste américain, Dobzhansky : « L'évolu-tion est une réponse créatrice de la matière vivante aux occasions offertes par lemilieu ». Le terme ae création étant explicitement défini, dit Piaget, par l'appa-rition de nouveautés. La connaissance, prolongement adaptatif de la vie, est elleaussi créatrice de nouveautés, en ce même sens, et dès le départ.

S'il n'est donc pas question pour Piaget de dire que l'homme crée le mondeextérieur par sa pensée comme le dit l'idéalisme, il dit en tout cas explicitementque l'homme se crée lui-même progressivement par son action sur le mondeextérieur ; il se crée en tant qu'être pensant en construisant ce que Piaget appelledes « schèmes » (nous les avons déjà définis : aspects généralisables d'un typed'action) à travers lesquels il appréhende le monde extérieur. Le sujet pensantse transforme lui-même au cours de son développement, qui a par ailleurs unaspect biologique : mais celui-ci n'entraîne pas de soi le développement propre-ment psychologique. On peut du même coup signaler que le sujet humain faitaussi partie intégrante du monde dans lequel il vit : il n'y a aucun spiritualismechez Piaget (Biologie et connaissance est là pour en témoigner s'il le fallait en-core). Mais il est évident qu'en raison de l'aspect fondamental sur lequel Piagetmet l'accent, à savoir comme nous l'avons dit, qu'il y a dès le départ de l'activitécognitive des éléments d'organisation du monde extérieur qui sont fournis parle sujet, la connaissance ne peut pas être pour lui ce qu'elle est pour les auteursde la psychologie expérimentale au sens le plus classique, c'est-à-dire comme ledit Le Ny (Apprentissage et activité psychologiques, P.U.F., 1967) dans uneexcellente synthèse d'ailleurs : « une inscription de la texture de l'environnementdans la structure de l'activité psychologique » (p. 435). L'activité psychologiquene consiste pas, pour Piaget, à a s'emparer d'une relation de caractère universelexistant entre les phénomènes » et « à se créer des structures qui lui corres-pondent » (ibid).

On saisit ici exactement le point de divergence entre la théorie de Piagetet les théories de l'apprentissage, même repensées par un auteur à la fois rigou-reux et subtil comme Le Ny. Et cette « intériorisation » dont il parle en proposantde lui substituer (comme A. N. Léontiev le fait de son côté) le terme « d'assimi-lation » du réel extérieur par l'individu n'est justement pas ce que Piaget appellepour sa part l'assimilation, mais plutôt l'accommodation du réel (l'intériorisationétant encore un autre phénomène, qui n'a pas sa place ici). Car pour Piagetl'assimilation reste à l'image de l'assimilation substantielle en biologie (quand unlapin mange des choux, dit Piaget, les choux se transforment en lapin et nonl'inverse) une assimilation fonctionnelle de l'objet extérieur à la structure d'actionpropre au sujet, donc une transformation de l'objet par le processus assimilateur.C'est bien là que se situe le point crucial de toutes les divergences. Car, pourtoutes les écoles que Piaget range sous la bannière de l'associationisme, la trans-

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formation de la réalité par l'homme ne surviendrait qu'après une phase deconnaissance par copie de la réalité. Au contraire, Piaget fait intervenir, nousl'avons vu, une activité originale dès le départ, une activité radicalement distincted'une copie, une activité dans laquelle doit intervenir une certaine soumission àla réalité, mais il s'agit bien d'une activité de construction radicalement nouvelleet qui ne fera que s'enrichir au fur et à mesure que l'on franchit les étapes dudéveloppement. Que cette construction se fasse bien entendu à propos de la réaliténe lui enlève rien de son originalité par rapport à cette réalité. Dans le processusde la genèse tel que le voit Piaget, la connaissance n'est pas considérée commereflet du monde extérieur, bien qu'elle n'en soit cependant pas coupée : il y a àla fois correspondance avec la réalité et enrichissement du monde extérieur parla connaissance. C'est pourquoi elle garde une valeur adaptative remarquabled'autant plus remarquable qu'on monte dans l'échelle des constructions originalesde la pensée humaine.

En quel sens y a-t-il enrichissement ? En ce sens que l'activité cognitivedébordera de toute part le monde réel en l'insérant dans un monde de virtualités.Ce monde du possible peut parfois devenir un monde réel puisque l'homme parson action sur le monde extérieur, par son travail, peut créer de nouvelles formesd'existence du monde. Pour transformer ainsi la réalité, pour créer du nouveau.Il est clair qu'il est nécessaire de penser le monde, comme seul l'homme sait lefaire. Mais même s'il ne peut rendre réel tous les possibles, ces possibles enri-chissent le monde humain.

Les différents aspects de la réalité s'inscrivent dans le « logiquement » pos-sible

Il faut examiner maintenant de plus près les notions d'assimilation et d'ac-commodation, les deux aspects complémentaires du processus d'équilibration, quipermet à l'adaptation cognitive d'être ce processus particulièrement équilibré (ouà l'équilibre supérieur d'être particulièrement adapté, ce qui revient au même).Piaget dit à plusieurs reprises que ce modèle de départ qu'il s'est donné, est desplus banals et il s'en excuse presque : quoi de plus banal, en effet, apparammentque de dire que l'adaptation est un équilibre entre un processus d'assimilationdu milieu et un processus d'accommodation au milieu. (L'assimilation, au niveaupsychologique étant, nous l'avons dit, fonctionnelle et non pas substantielle,comme dans le cas de l'assimilation alimentaire par exemple. De toute façon pourla psychologie scientifique contemporaine, la pensée n'est pas considérée commeune substance, mais comme une relation).

Il y a tout de même ici, sous l'apparente simplicité du modèle d'adaptationbiologique, une difficulté qu'il faut éclaircir pour la bonne compréhension desfaits ultérieurs. Ce modèle apparamment simple de l'équilibre, ne doit pas en

5. Si l'on se place du strict point de vue rationnel et orienté vers la démarche scien-tifique, penser le « possible » est seul créer du nouveau. Si l'on accepte de se placer d'unpoint de vue humain plus large, où la démarche esthétique a aussi sa place, on peut bienentendu donner également une valeur à penser « l'impossible » qui est une autre façonpour l'homme de créer du nouveau. Ceci ne fait nullement partie des préoccupations dePiaget, pas plus que des autres psychologues de l'intelligence. On reconnaîtra peut-être iciune certaine influence de Bachelard dans notre souci personnel de ne pas toujours pri-vilégier le monde de la pensée strictement rationnelle. Nous aurons l'occasion d'y revenir.

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effet être comparé à l'équilibre statique de la balance, comme le rappelle Piaget,et comme le souligne si bien Y. Hatwell6. Il n'y a pas d'un côté assimilation, etde l'autre accommodation, et qui seraient de poids égal. Au contraire, dans lemodèle essentiellement dynamique de Piaget, l'assimilation est le processus privi-légié, original, relevant de cette activité particulière du sujet, et dirigeant tout,y compris l'accommodation. Celle-ci permet, bien sûr à l'assimilation de ne pasfonctionner à vide (encore qu'elle puisse très bien le faire sans dommage à condi-tion de savoir qu'elle rêve, qu'elle poétise, qu'elle invente), mais de fonctionnerà propos du monde extérieur que son activité rencontre, nous l'avons dit. Maisc'est bien l'assimilation qui a un rôle fondamental, qui prime, qui caractériseessentiellement l'activité vivante, organique comme cognitive. Cette activité réa-lise évidemment une interaction entre le sujet et l'objet : car il n'y aurait pasde connaissance sans objet à connaître. Mais de toute évidence l'activité essen-tielle est bien du côté du sujet connaissant, parce que rien ne peut s'opérer sansl'activité du sujet, et cette activité a ses propres lois.

Les notions d'assimilation et d'accommodation, pour anciennes qu'ellessoient dans l'œuvre de Piaget, n'en restent pas moins fondamentales, puisqu'ellesferment la double base de la notion centrale d'équilibration, qui caractérise peut-être le mieux l'apport décisif de la théorie opératoire de la connaissance, notionà laquelle Piaget tient beaucoup.

Mais depuis une dizaine d'années déjà, une autre distinction a fait sonapparition dans l'œuvre de Piaget, celle des fonctions a opératives », et des fonc-tions « figuratives ». On se doute que pour la théorie opératoire, les fonctionsopératives ont bien un rôle prépondérant. Une opération, au sens strict, c'est, onle sait, une mobilisation ou une transformation de l'objet, intériorisée et réver-sible, c'est-à-dire que c'est une action effectuée en pensée, et non pas réellement.Il y a déjà une « opérativité » au niveau sensori-moteur (jusqu'à 18 mois - 2 ans)et ultérieurement, mais l'a: opération » véritable ne débute que vers 6-7 ans,quand la connaissance s'est forgée des matériaux qui vont justement lui permettrel'intériorisation et la réversibilité. Si l'opération reste essentiellement une action,qui n'est pas une action réelle, mais seulement en pensée, elle doit en effet sedonner des matériaux pour agir de cette nouvelle manière, pour penser le réel,au lieu d'agir immédiatement sur lui.

Et c'est dès le début de l'intériorisation de l'action (et avant la réversibilité)qu'intervient, à côté de la perception, un des aspects figuratifs de la connaissanceétudié par Piaget ces dernières années ; l'image mentale, activité proprement« symbolique », donnant naissance à des schèmes représentatifs. Si l'activité« sémiotique » d'une façon générale consiste bien à distinguer le signifiant dusignifié, la première forme d'activité sémiotique est bien l'activité symbolique,et Piaget insiste sur la distinction et l'emboîtement de l'activité symbolique plusgénérale : les premiers matériaux signifiants sont non pas encore conventionnelset abstraits, (ce qu'ils deviendront avec le langage, d'abord courant, puis scienti-fique) mais seulement figuratifs : ils ont une valeur de représentation figurativedu réel. Bien entendu ces matériaux n'ont en même temps de valeur que par ce

6. « A propos des notions d'assimiliation et d'accommodation dans les processus cogni-tifs », in Psychologie et Epistémologie génétique (Dunod, 1966), pp. 127-136.

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à quoi ils servent, et ils servent les buts déjà relativement abstraits on l'a vu, del'opérativité, qui construit des schèmes. Mais il faut aussi étudier en eux-mêmesces matériaux figuratifs et les activités figuratives sur lesquelles s'appuie laconnaissance.

Après avoir consacré un ouvrage à « La Formation du Symbole chez l'en-fant » (1945), et avoir déjà étudié expérimentalement le problème de l'image,avec B. Inhelder dans les premières pages de « La Représentation de l'Espacechez VEnfant » (1948), Piaget a consacré ces dernières années coup sur couptrois volumes importants à ce qu'il appelle donc maintenant l'aspect figuratif :

1) Les Mécanismes perceptifs en 1961. La perception, par son aspect ré-ceptif, est bien le point d'appui fondamental sur le monde extérieur, (« l'an-crage » comme le dit Le Ny par ailleur) ; elle représente bien ce côté cccopie »de certains auteurs, que Piaget appelle plus volontiers « imitation » du réel, etelle est bien « figurative », en ce sens. Mais bien entendu, l'activité perceptiven'est pas que cela, elle est loin de se borner à cette imitation, puisqu'elle a, aucontraire, partie liée avec l'activité cognitive dans sa totalité, c'est-à-dire à la foisassimilatrice et accommodatrice.

2) L'image mentale chez VEnfant (1966) où l'image est définie commeimitation intériorisée. Mais là encore on s'aperçoit que si l'image elle-même pro-gresse, c'est grâce à l'opérativité qui seule peut entraîner la mobilisation du ma-- tériau figuratif imagé initialement statique, et l'anticipation imagée du mouve-ment ou de la transformation de l'objet. Cet ouvrage, redonne en fait au figuratifimagé, c'est-à-dire à un certain type « d'imitation » du réel, sinon un rôle « épis-témique », du moins un rôle positif de soutien et même à la limite un rôle vrai-ment heuristique dans la progression opératoire. L'image apparaît maintenantdans la démarche la plus rationnelle, comme une sorte de « bivouac » possibleet parfois même nécessaire à l'aventure opératoire la plus abstraite, peut-êtremême à celle du chercheur physicien 1. L'image n'est plus seulement un piègeoù la raison s'a englue », ceci justement grâce au fait qu'elle peut aboutir nonpas seulement à une « contemplation » statique, mais aussi à une mobilisationanticipatrice, et en ce sens, être créatrice d'un « possible » qui n'est pas donnéd'avance 8.

7. C'est ce que semblent confirmer les collaborateurs scientifiques du volume de l'En-cyclopédie de la Pléiade (Gallimard), consacrée à Logique et Connaissance Scientifique,édité avec la dir. de J. Piaget (1967).

8. On trouve, par exemple, chez Suzanne Bachelard : Consciencede Rationalité (P.U.F.,1958), l'expression classique de l'épistémologie minimisant la valeur de l'image ou de l'in-tuition : « Sollicité par une intuition, l'esprit reste « sur place ». En un mot les intuitionsne sont pas source de développement» (p. 180). Et par opposition, elle indique (pp. 185-186) que « la multiplication des points de vue. assure (à la pensée abstraite) une valeurexplicative indéniable ». On constate le progrès apporté par l'épistémologie génétique deJ. Piaget, qui a su montrer justement que l'image aussi peut être, sous l'influence de l'opé-ration, mobilisée, et donner du réel différents « points de vue », et ceci de façon anticipée.Il nous semble qu'il y a sur ce point une certaine évolution de la pensée de Piaget, sesoumettant aux faits expérimentaux recueillis dans l'Image Mentale chez l'Enfant (1966),parrapport à ce qu'il a écrit dans Epistémologie mathématique et psychologie (XIVeEtuded'Epistémologie Génétique. P.U.F., 1961), pp. 228-241,sur « les Intuitions spatiales », oùson accord sur ce point avec la position de S. Bachelard pouvait paraître total.

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3) La Mémoire chez l'Enfant (1969) où Piaget et Inhelder montrent quela mémoire au sens strict (et restreint) est figurative dans la mesure où elles'appuie sur des images, où elle porte sur le « particulier », voire sur le « con-tingent » de l'expérience antérieure, et non pas sur le « général », comme lesschèmes : mais justement ceux-ci font aussi partie intégrante de ce qu'on appellecouramment la mémoire, qui déborde donc elle aussi de toute part le seul figu-ratif imagé, qui n'en est qu'une étape ou qu'un aspect.

Si dans chaque pas en avant, il s'agit bien en fait d'une victoire de l'opératifsur le figuratif qui, par certains côtés, l'entrave, parce que le figuratif n'estjustement pas assez mobilisable et facilement réversible pour les besoins de laconnaissance la plus abstraite, il n'en est pas moins vrai que les informationsvenant du monde extérieur dans son aspect de « données figurales », sont recueil-lis, à certaines étapes et d'ailleurs toujours à certains moments, par une « activitéfigurative » qui reste proche d'une « copie » de l'objet, qui est en tout cas dansle langage piagétien une « accommodation » à l'objet, sur le mode « imitation »(intériorisée). Aux étapes supérieures du développement l'accomodation seraencore bien mieux réalisée que par l'imitation et l'activité figurative ; et l'objec-tivité de la pensée sera d'autant plus sûre et plus poussée que les moyens d'actionseront plus abstraits, la « sémiosis » plus conventionnelle et plus détachée du réelqu'avec l'activité « symbolique » ou « figurative ».

Ceci dit c'est à la recherche des relations entre opératif et figuratif à chaqueétape du développement, dans de multiples démarches, et à travers toutes sortesde problèmes, qu'il faut maintenant s'atteler. Car il nous semble que cette nou-velle formulation, que Piaget présente d'ailleurs encore parfois comme unehypothèse, a le grand intérêt de proposer au chercheur des confrontations expé-rimentales extrêmement variées. Ces confrontations se sont déjà révélées si pré-cieuses 9 qu'on ne peut s'empêcher de constater que les théories de l'apprentissagen'ont pas su nous les proposer.

Si on peut et on doit se demander maintenant, à propos de chaque type deconduites, quel est la part du figuratif et de l'opératif, on peut poser le problèmesous une autre forme, qui est peut-être encore plus fondamentale dans la penséede Piaget : quelle est la part qui revient à l'abstraction à partir de l'objet, et lapart qui revient à l'abstraction à partir de l'action exercée sur l'objet, ou abstrac-tion réfléchissante des coordinations que cette action suppose10. On saisit icipeut-être encore mieux non seulement le rôle essentiel de l'action, dans la théorieopératoire, mais encore son rôle créateur, puisque c'est à partir d'elle que sontabstraits les schèmes assimilateurs, à partir d'elle que se développe l'essentiel dela connaissance : assimilation toujours tempérée ou équilibrée par l'accomoda-tion.

9. On trouvera déjà des applications de la distinction entre opératif et figuratif dansun article de B. Inhelder sur « Les enfants dysphasiques », in Problèmes de psycholin-guistique (P.U.F., 1962) ; et dans un article de M. Stambak, J. de Ajuriaguarra et coll.,sur « Les dyspraxies chez l'enfant », in Psychiatrie de l'Enfant. P.U.F., 1964 (vol. VII),fasc. 2.

10. La thèse de P. Mounoud (I.S.E., Université de Genève) que nous n'avons pasencore pu lire, semble s'appuyer essentiellement sur la double perspective de l'abstractionà partir de l'action, pour renouveler le problème de l' « intelligence pratique ».

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On voit du même coup pourquoi, dans cette théorie, la fréquence des ren-contres avec l'objet lui-même est moins importante que dans d'autres, car, àtravers des objets différents, c'est le même schème général qui joue, et c'est bienla construction du schème qui permet la construction de l'objet et non l'objettout seul. D'où la distinction, d'ailleurs, dès la première étape du développement,entre l'élaboration des différents schèmes d'activité dans leur aspect le plus géné-ral, le plus abstrait (« La Naissance de l'Intelligence », 1936) et ce que permet-tent de construire ces schèmes, c'est-à-dire l'objet, spatialement et temporellementdéfini, dans son aspect encore très général, et non pas singulier, mais cependantconcret (La Construction du réel, 1937). Ultérieurement (à partir de 7-8 ans)Piaget parlera d'une part des opérations logico-mathématiques, et d'autre partdes opérations infra-logiques : celles qui construisent les différents objets. Maislà encore il faut bien comprendre que le « logico-mathématique » est ce qui vapermettre de mieux atteindre l'« objectivité », c'est-à-dire le monde dans sa plusgrande généralité, où l'espace et le temps qui régissent l'existence des objetsconcrets doivent être eux-mêmes appréhendés par les constructions abstraites dela pensée rationnelle la plus avancée.

Pour résumer le processus essentiel qu'est le développement de la connais-sance, on peut dire que :

(1) Les schèmes d'assimilation naissent de l'action exercée sur l'objet, ouà son propos, et des coordinations de l'action.

(2) Seule l'existence de schèmes d'assimilation donne une signification auxobjets rencontrés : seuls ont une signification pour le sujet les objets qui sontassimilés à un schème d'action. Ceux qui restent en dehors de l'action n'existentpas pour le sujet (ils existent dans un monde qui reste extérieur au sujet)

(3) Les schèmes d'assimilation introduisent dès le départ une organisationdans la réalité à connaître, ils « structurent » le monde extérieur, ils y ajoutentleur marque propre. Les classes, l'ordre, etc., n'existent pas dans le monde exté-rieur, ils sont le résultat de l'activité cognitive ; c'est l'apport d'une logique àl'action. Mais bien entendu leurs « correspondants » existent dans le monde exté-rieur, sans quoi l'activité cognitive ne pourrait pas les construire. Par exempleil existe des similitudes entre objets, d'où l'activité cognitive va abstraire desclasses, etc.

(4) Les schèmes d'assimilaiton ne s'apprennent pas au sens strict du terme« apprentissage ». Au sens large ils s'apprennent par l'exercice de l'activité. Maisleur progression est endogène, ils s'engendrent l'un l'autre par un processusd'équilibration progressive allant vers l'élargissement, la mobilité et la coordi-nation des structures. En ce sens le développement ne relève pas de l'apprentissageau sens strict, il obéit à des lois de structuration successive, et on peut dire aucontraire que l'apprentissage dépend du développement ", qu'il dépend des strue-

11. On peut rapprocher ce point de vue de celui de K. Lewin, qui distinguait l'envi-ronnement psychologique (P), et le monde extérieur à cet environnement existant « objec-tivement », mais n'existant pas pour le « sujet » psychologique (non-P).

12. Cf. à ce sujet l'étude de B. INHELDER,H. SINCLAIR,M. BOVET: « Développementet apprentissage », dans la « Revue suisse de psychologie », 1966, 4 (336-342),préludant àun ouvrage d'ailleurs beaucoup plus important sur la question.

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tures d'action prêtes à accueillir les objets ou événements du monde extérieur ;ce qui indique bien que les facteurs exogènes ont aussi leur part.

(5) Les schèmes assimilateurs représentent la réalité même du dévelop-pement cognitif, la structure même de la connaissance à chaque étape. Ils ne luisont pas plus extérieurs qu'ils ne lui viennent de l'extérieur tout faits.

(6) Les schèmes d'assimilation deviennent des schèmes opératoires à partird'une certaine étape. L'opération qui donne son nom à la théorie est définiecomme une action intériorisée et réversible. Avant l'opération au sens strict, ona donc l'opérativité, c'est-à-dire tout ce qui est activité constructive de schèmes.

On ne peut mieux souligner l'originalité de Piaget par rapport aux écolesde l'apprentissage qu'en rappelant le diagramme suivant, tiré de son ouvrage encollaboration avec B. Inhelder et H. Sinclair sur la Mémoire (1968), (p. 11).Ce que d'autres auteurs ont appelé « Stimulus » et « Réponse » dans le fameuxschéma S R, est remplacé ici par ce que Piaget appelle « Entrée » (E) etla « Sortie » (S) ou encore « input » et « output », selon la terminologie contem-poraine issue de la théorie de l'information.

Entre E et S il y a l'organisation propre au sujet (0) qui opère des trans-formations internes (T I) sur ce qui entre, et donne en S un résultat qui estl'objet transformé, (ou TR., Transformation du Réel) par l'action (A).

L'exercice même de l'activité qui opère en 0 subit une autorégulation dansson action de transformation, et l'on peut voir dans ce processus un « feed-back »à partir de l'action (FA) : c'est ce processus même qui permet l'abstraction àpartir de l'action. F.A. est donc tout ce qui a trait à l'opératif, c'est le retentis-sement de l'action sur l'organisation du sujet lui-même, par auo-régulation. Maisle résultat transformé à la Sortie n'est cependant pas ignoré du sujet : il y aaussi un « feed-back » à partir des résultats de l'action (F.R.) qui renvoie nonà l'organisation transformatrice elle-même, mais à Ventrée du système. Ce qui estrenvoyé en E l'est par l'objet lui-même, mais transformé, qui apporte ainsi denouvelles informations. C'est le processus qui permet l'abstraction à partir del'objet.

Dans ce schéma modernisé il y a bien l'essentiel de la théorie de Piagetdepuis toujours, à savoir le fait que l'important réside dans l'organisation propredu sujet qui transforme la réalité ; et le fait que la connaissance par abstraction

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à partir de l'action est ce qui règle l'action elle-même, cette autorégulation étantle phénomène fondamental, générateur du progrès.

On voit bien aussi comment l'information apportée par l'objet participe àla connaissance (E original, augmenté de ce qui revient de S). Mais le pointessentiel est que la connaissance progresse par autorégulation, et qu'elle est enelle-même, en tant qu'organisation organisante, l'organe de l'autorégulation supé-rieure, pour l'organisme dans lequel elle se différencie, s'épanouit, c'est-à-direpour l'Homme.

Nous voudrions bien insister ici sur le fait que la théorie opératoire del'intelligence qui pose d'ailleurs toute sorte de problèmes dont la solution per-mettra probablement de l'approfondir encore, paraît se rattacher en un sens àl'épistémologie rationaliste, dans la mesure où l'on voit chez Piaget que la raisonhumaine, pour progresser de façon décisive, doit se détacher du « spatio-tempo-rel », de l'objet réel existant, pour le penser, en se donnant pour cela et sespropres matériaux (sémiotiques) et ses propres lois (opératoires) qui sont irré-ductibles : la raison inaugurée avec l'existence humaine et par l'activité humaine,a bien ses propres lois qui ne sont pas réductibles aux lois régissant le reste del'univers (la réalité humaine est emboîtée dans l'univers, elle n'en est qu'unepartie différenciée, simplement).

On ne doit confondre cette position de Piaget, que l'on peut appeler, avecClara Dan ", un « néo-rationalisme » (soulignant bien par là qu'il se rattacheaux auteurs considérant que la connaissance a une façon tout à fait spécifiquede progresser, et que cela seul lui permettra de mieux atteindre l'objectivité), nibien entendu avec l'idéalisme qui dit que la connaissance se crée ses propresobjets, ni non plus avec le rationalisme classique qui dit avec Kant que la raisonse donne ses propres lois a priori. Chez Piaget justement, la théorie de l'équili-bration tient compte non seulement de ce qu'il appelle assimilation, mais ausside l'accommodation à l'objet réel. Et c'est dans un réel « corps à corps » avecl'objet, dans son action sur le monde réel (et Piaget l'étudié dans sa diversité,mais on peut encore en diversifier les domaines d'étude) que le sujet se donneprogressivement ses propres lois. Et c'est en ce sens que la perspective génétiqueparaît bien irremplaçable, cette perspective génétique et expérimentale qui exploreet révèle à chaque étape les principaux processus formateurs, élaborant, non sansdifficultés et défaillances, ce qui devient enfin la raison, toujours susceptible deprogrès, d'ailleurs. Les activités opératives et figuratives, les fonctions assimila-trices et accommodatrices se conjuguent pour donner cette abstraction à partir del'action qui s'ajoute à l'abstraction à partir de l'objet, et la connaissance neprogresse vers l'objectivité scientifique que par cette auto-régulation. La connais-sance est cette autorégulation d'ordre supérieur, qui permet à l'homme uneadaptation toujours plus grande à son milieu, c'est-à-dire à l'univers.

13. Clara Dan a écrit, en roumain, un ouvrage sur le Néo-rationalisme de Bachelardet de Piaget. Un article paraîtra en français dans les Etudes d'Epistémologie Génétique,dir. par Piaget. Nous tenons à remercier ici profondément Mme Clara Dan, non seule-ment pour ses remarques qui nous ont permis d'améliorer la première rédaction de cetarticle, mais pour l'enrichissement que nous avons trouvé à son contact.

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Cette épistémologie « néo-rationaliste » n'est-elle pas d'autant plus attirantequ'avec Piaget elle est justement génétiquement fondée ? A chaque étape dudéveloppement on suit le cheminement progressif des processus essentiels quifondent et qui développent la connaissance. Ce n'est plus un a postulat » philo-sophique, c'est ici une remarquable « hypothèse de recherche », qui n'a pas étéinfirmée par les résultats expérimentaux recueillis.

Pour bien comprendre Piaget, il nous semble qu'il faut ainsi ajouter, à côtédu « modèle biologique » qu'il avoue, ce modèle ou cette hypothèse que nousappellerons volontiers avec Clara Dan néo-rationaliste, (et en tout cas anti-empiriste), dont il a su remarquablement user. Qui pourrait d'ailleurs reprocherà un « rationaliste » de s'être fait savant, et ceci dans la science même de laconnaissance (la psychologie de l'intelligence, ce qui est nouveau) ou à un savantd'être rationaliste, si ce n'est ceux qui considèrent que l'on peut travailler sansqu'aucune hypothèse ne vienne se glisser derrière la constatation et la récolte desmoindres faits ?

Le matérialisme dialectique, s'il se veut être un rationalisme moderne(comme l'affirme d'ailleurs le sous-titre de cette Revue), ne doit-il pas dès àprésent prendre en considération ce type de démarche ? Nous n'aurions pas faitl'effort de résumer la théorie opératoire de l'intelligence, si nous n'en étions paspersuadé.

En raison de la très grande généralité de l'hypothèse et de la très grandeampleur de la démarche qui s'est voulue capable d'étudier scientifiquement larelation sujet - objet, Piaget a d'une part nécessairement insisté sur ce qu'il y ade plus commun entre enfants, et il a d'autre part nécessairement valorisé cetteconquête de la rationalité. Mais, (et c'est là notre apport critique constructifpersonnel), que le développement ne se dirige pas uniquement vers la connais-sance rationnelle, qu'il puisse avoir d'autres buts, plus figuratifs justement, etque la psychologie du développement se doive d'étudier aussi, cela paraît s'im-poser à nous.

Ce qu'il y a de remarquable d'ailleurs, c'est que la théorie piagétienne,augmentée de ses derniers développements sur le figuratif, nous permet justementde situer dans sa perspective tout ce qui n'est pas seulement recherche d'une plusgrande rationalité, mais nous donne même les moyens d'aller au-delà. A nous deles diversifier encore pour faire face à de plus nombreuses situations que cellesétudiées, par exemple, dans a L'Image mentale ».

Dans les processus mis en lumière par Piaget, certes toutes les irrationalitésde la conduite ne trouveront pas leur « pourquoi », et il faudra le demander àd'autres spécialistes. Mais il est possible qu'elles y trouvent leur « comment », entout cas ces irrationalités qui bloquent le développement vers un certain typed'épanouissement intellectuel (qui est d'ailleurs proposé par la scolarité, si ce n'estimposé, ainsi que par l'idéal scientifique) comme G. Bachelard « La Formationde l'Esprit Scientifique », (Vrin, 1938) l'a bien autrefois suggéré, ne se doutentpas que la psychologie génétique permettrait peut-être un jour d'approfondir lesmécanismes de ces blocages malheureux.

Mais pourquoi ne pourrions-nous pas atteindre aussi les irrationalités àvaleur tout à fait positive, et non négative, à valeur hautement culturelle repré-

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sentées par des démarches plus figuratives (au sens piagétien) que sont parexemple la poésie, la peinture ou la danse ? La création de nouvelles formes, denouveaux signifiants au versant signifié moins abstrait, plus ancré dans l'expé-rience humaine en général, et non pas seulement axé vers l'expérience scienti-fique, vers la pensée rationnelle, est certainement un des domaines de la psycho-logie génétique sur laquelle doivent aussi maintenant s'ouvrir nos recherches,mieux armées qu'autrefois dans cette tâche par l'existence même de la théorieopératoire de la connaissance, qui a bien dégagé les voies possibles.

A côté de cette psychologie génétique de Piaget qui s'est voulue extrêmementgénérale, il reste encore à fonder une psychologie différentielle étroitementappuyée sur elle. Nous ne voulons pas dire que toute la psychologie différentielledoit pouvoir s'appuyer sur la théorie opératoire, car il reste important de pour-suivre la psychologie différentielle de la motricité et de l'affectivité. Mais cellequi pourrait s'y appuyer avec profit, n'est encore qu'amorcée 14. Elle est d'ailleursamorcée dans l'œuvre même de Piaget, si on veut bien la lire sous ce nouvelangle. Elle est amorcée dans les innombrables entretiens « cliniques » recueillis,dont Piaget ne garde pour sa part que ce qu'il y a de plus général, et qui va luipermettre de caractériser abstraitement chaque stade. Mais dans de nombreuxinterrogatoires transcrits, on voit l'enfant vivre cette sorte de dramatique « corpsà corps » avec l'objet et, au lieu d'abstraire seulement de ces interrogatoires lesobstacles communs ou les victoires communes, ne pourrait-on s'en servir pourétudier aussi les différences individuelles et fonder peut-être une nouvelle sortede « typologie » axée sur le figuratif et l'opératif ? Car s'il est difficile de situerl'âge exact d'apparition des différentes conduites opératoires, des différentes« victoires » de l'opératif (ce qui n'importe pas à Piaget, ne cherchant à dégagerque la trame essentielle du développement, son cadre général) n'est-ce pas enréalité, non seulement parce que les enfants n'ont pas le même rythme dedéveloppement, mais encore parce qu'ils ne vivent pas tous de la même façonles rapports sujet-objet ? Qu'il y ait bien une ligne générale dans la façon de lesvivre au cours du développement, et qu'il n'y ait qu'une façon de les vivre pourdevenir savant, ne doit pas cacher qu'il y a mille et une autre façons de se déve-lopper et de vivre. Et ceci pourrait bien intéresser aussi le psychologue clinicienet le psycho-pathologiste, car certaines façons de vivre les rapports sujet - objetsont peut-être exagérément figuratives, d'autres exagérément opératives, ce quipeut avoir parfois une cause pathologique, ou des effets pathogènes.

Mais il faut encore ajouter au crédit de la théorie opératoire que, pour pareraux insuffisances opératives qui conduisent de nombreux enfants sur une véri-table « voie de garage » du point de vue scolaire, elle propose aussi un entraî-nement tout à fait original par rapport à tout autre. On peut, peut-être, le ratta-cher aux principes de l'« Ecole active », mais il faut encore veiller à bien iden-tifier l'a activité » dont il s'agit. En effet, si la théorie opératoire paraît devoir

14. Un certain nombre d'auteurs ont déjà, par leur effort systématique, permis d'uti-liser les épreuves opératoires à des fins différentielles. Outre les travaux déjà nombreuxde Laurendeau de Pinard au Canada, citons en langue française M. Nasséfat: Etude quan-titative sur l'évolution des opérations intellectuelles. Delachaux, 1963, et F. Longeot : Psy-chologie différentielle et théorie operatoie de l'intelligence. Dunod, 1969.

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faire peu de cas de l'apprentissage au sens strict du terme, non pas pour parvenirà une plus grande accumulation de connaissances (ce qui est bien nécessaire etce qu'elle n'a pas étudié, mais pour jouer sur le dynamisme même du dévelop-pement, cette théorie nous suggère explicitement la possibilité d'un entraînementopératoire, c'est-à-dire d'un exercice actif propre à accélérer la réalisation dupotentiel de l'enfant. Mais il faut pour cela qu'au cours des exercices, on le rendeattentif à l'action elle-même qu'il conduit à propos des objets, c'est-à-dire à lalogique de son action, ou à l'organisation qu'elle apporte, et non pas à la contem-plation des résultats de son action (cf. Piaget, « L'apprentissage des Mathémati-ques », publ. coll. Delacroix, 1955). L'entraînement opératoire doit jouer surF.A. plus que sur F.R. De bien fastidieuses séances de forçage-rabâchage, maisaussi de bien inutiles séances de « pseudo-activité » portant sur du matérielfigurai pourraient être évitées à l'enfant sans dommage. Une véritable rééducationopératoire, entreprise au plus grand bénéfice de l'enfant, doit pouvoir au surplusapporter au psycho-pédagogue le bénéfice d'un approfondissement de la théorie,dont les détails de fonctionnement sont encore largement inconnus. (A noter quel'apprentissage est un des objets d'étude actuels des piagétiens : B. Inhelder, H.Sinclair, M. Bouet).

En rappelant le cadre général de la théorie opératoire, nous avons bienentendu supposé que les hypothèses de Piaget n'avaient pas été infirmées parles observations du comportement de l'enfant, aux différentes étapes de l'évolu-tion cognitive. Il nous faudrait encore suivre le patient travail de Piaget etInhelder au long de toutes les années du développement, pour montrer que ceque l'on observe aux différents paliers, distingués les uns des autres dans deremarquables synthèses abstraites, réalise bien cette conquête progressive prévuepar Piaget, et qu'elle se fait bien de la façon dont il l'a supposée, il y a près de40 ans déjà, avec une géniale intuition. Nous ne pouvons ici rendre compte desdétails de ce développement par paliers. Mais il est bien clair que les recherchescomparatives à venir devront se référer directement aux ouvrages étudiant chaqueétape, et chaque domaine particulier. C'est à chaque chercheur d'approfondird'abord à travers l'oeuvre de Piaget, les points sur lesquels il doit plus spéciale-ment travailler, pour apporter ensuite du nouveau.