la souffrance Éthique dans le travail des mÉdecins · la thèse repère trois situations-types...
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CHRISTIAN GENEST
LA SOUFFRANCE ÉTHIQUE DANS LE TRAVAIL DES MÉDECINS
Thèse présentée à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval
dans le cadre du programme de doctorat en sciences de l’orientation pour l’obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph. D.)
DÉPARTEMENT DES FONDEMENTS ET PRATIQUES EN ÉDUCATION FACULTÉ DES SCIENCES DE L’ÉDUCATION
UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC
2012 © Christian Genest, 2012
Résumé Les études qui seront présentées dans le cadre de cette thèse permettent de relever à quel
point les atteintes à la santé mentale, en lien avec le travail, sont présentes dans la
profession médicale. Qui plus est, cette situation apparaît généralisée, autant en Europe, aux
États-Unis, qu’au Canada et au Québec. À cet égard, le rapport du Programme d’aide aux
médecins du Québec confirme des difficultés de cet ordre rencontrées chez les médecins
québécois, en précisant que le nombre de demandes d’aide ne cesse d’augmenter.
Au-delà des aspects individuels, et pour comprendre la souffrance au travail, des recherches
récentes révèlent l’importance de prendre en compte le contexte de travail dans lequel
s’exerce la médecine de nos jours : des éléments institutionnels et organisationnels, et des
éléments liés à la pratique et la culture médicale. Il semble en effet que certains aspects
propres au travail médical méritent d’être investigués différemment. Selon nous, les
dilemmes éthiques que vivent les médecins au quotidien les placent souvent dans une
position délicate et difficile, venant en contradiction avec ce qu’ils sont comme « sujets »;
en contradiction également avec leur formation médicale et finalement en contradiction
avec le serment auquel ils se sont engagés. Selon notre postulat, ces dilemmes seraient trop
souvent présents dans un type de souffrance qualifiée d’éthique.
Par le recours à des récits de pratiques de médecins désireux de révéler les sources de cette
souffrance, et par l’analyse conceptuelle de la psychodynamique du travail (Dejours,
2008b), il apparaît qu’une compréhension différente puisse mettre en lumière cette réalité
douloureuse. La thèse repère trois situations-types qui permettent de visualiser la nature de
la souffrance éthique : nous les avons nommées « l’étau qui se resserre », une « bataille
perpétuelle » et une « collaboration imposée ». Globalement, les écarts qui se créent
entre les exigences provenant des diverses instances qui encadrent la profession médicale,
les besoins des patients ainsi que les valeurs (professionnelles et personnelles) des
médecins conduisent souvent ces derniers à opter pour des décisions éprouvantes où
différentes logiques deviennent difficilement conciliables. La souffrance éthique qui en
découle aura alors une incidence significative sur ce qu’ils sont somme sujets et comme
professionnels de la santé, bref sur leur identité.
ii
Abstract The studies to be presented in this thesis can raise awareness on possible mental health
problems, in regard to work, that are related to the medical profession. Moreover, this
situation appears to be widespread, as in Europe, the United States, in Canada as in Quebec.
In this regard, the report of The Quebec Physician’s Health Program (QPHP) confirmed
difficulties of this order encountered in Quebec physicians, stating that the number of
requests for assistance is constantly increasing.
Beyond the individual aspects, and to understand the suffering at work, recent researches
indicate the importance of taking into account the context of work in which medicine is
practiced today: institutional and organizational elements, and elements related to medical
practice and medical culture. It does seem that certain aspects proper to the medical work
deserve to be investigated differently. In our view, the ethical dilemmas faced by
physicians every day often place them in a difficult and delicate position, coming in
conflict with what they are like in "subject", "self"; also in contradiction with their medical
training and ultimately in contradiction with the oath to which they have committed.
According to our assumption, these dilemmas would be too often involved in a type of
suffering qualified as ethical.
By the use of doctors “narratives of practice” willing to reveal the sources of that suffering,
and by the conceptual analysis of the psychodynamics of work (Dejours & Deranty, 2010),
it appears that a different understanding could shed light on this painful reality. The thesis
identifies three typical-situations, which enable to visualize the nature of ethical suffering:
we have named "the noose is tightening", a "constant battle" and an "imposed
collaboration". Overall, the gaps that develop between the demands from the various
organisms that govern the medical profession, the patient needs and the values
(professional and personal) of physicians often lead them to opt for challenging decisions
where different logics become hardly reconcilable. Ethic suffering arising from such
decisions will have a significant incidence on how they are as “subject” and as health
professionals, in brief about their identity.
iii
Remerciements Je tiens à remercier tout particulièrement Madame Marie-France Maranda, directrice de
thèse, d’avoir accepté de m’accompagner dans ce travail de recherche. Sa générosité, sa
patience, sa connaissance de la psychodynamique du travail et son expérience en recherche
ont permis de guider la réalisation de cette thèse. Ainsi, je tiens à lui témoigner ma
reconnaissance pour le soutien et les nombreux encouragements qui ont indéfectiblement
accompagné ce travail.
Je désire souligner la qualité du travail de prélecture effectué par Madame Lyse Langlois.
Ses commentaires et ses suggestions ont grandement contribué à préciser et à clarifier
certains aspects de la thèse. Je la remercie très sincèrement pour le soin, la précision et la
grande pertinence de son évaluation, ce qui a suscité de nombreux éclairages.
Mes remerciements sont également adressés aux membres du jury qui ont accepté de
participer à l’évaluation de cette thèse : Madame Marie-France Maranda (directrice),
Madame Lyse Langlois, Monsieur Michel Vézina, Madame Clantal Leclerc ainsi que
Monsieur Emmanuel Poirel. De la même façon, je remercie les professeures et professeurs
qui ont participé à l’évaluation des différentes étapes de cheminement de la recherche
doctorale (examens et séminaires) : Madame Chantal Leclerc, Monsieur Michel Vézina,
Monsieur Bruno Bourassa et Monsieur Lucien Morin.
Ma reconnaissance s’adresse tout spécialement aux médecins qui ont contribué à la
réalisation de cette thèse, sans quoi il n’aurait pas été possible d’avoir accès aux
particularités qui caractérisent la profession médicale. Dans un premier temps, je remercie
les médecins ayant participé à cette recherche et qui ont pris la parole afin de rendre compte
de certaines réalités de leur travail au quotidien. Ainsi, c’est avec ouverture et enthousiasme
qu’ils ont témoigné de ce qui leur tenait à cœur dans leur pratique. Mais cette recherche a
été grandement facilitée par l’appui soutenu du Programme d’aide aux médecins du Québec
(PAMQ). En ce sens, je remercie spécifiquement la Docteure Anne Magnan, directrice du
PAMQ, qui a cru, appuyé et participé activement à la diffusion de cette recherche auprès de
iv
la communauté médicale. Je témoigne également ma reconnaissance au Docteur William J.
Barakett, président du PAMQ, qui a souligné la pertinence du thème compris dans l’objet
de cette recherche, soit la souffrance éthique chez les médecins. Finalement, je remercie
vivement les médecins-conseils qui ont participé à la présentation des résultats
préliminaires de la recherche. La confidentialité impose de ne pas les nommer, mais je leur
suis grandement reconnaissant pour leur écoute, leurs commentaires ainsi que pour les
nuances qu’ils ont apportées.
Au cours de la réalisation de cette thèse, plusieurs personnes ont également eu une
influence significative. Je souligne spécialement les judicieux conseils de Madame Louise
Saint-Arnaud, professeure de la faculté. Je remercie également les professeures et
professeurs, membres de l’Institut de psychodynamique du travail du Québec (IPDTQ),
avec lesquels j’ai eu le privilège de participer à certaines recherches et de mettre en
discussion divers résultats de recherches : Monsieur Michel Vézina, Monsieur Jacques
Rhéaume, Monsieur Louis Trudel et Madame Louise St-Arnaud. Finalement, je ne pourrais
passer sous silence le soutien, l’écoute, les conseils et l’agréable présence des doctorants
qui ont été présents tout au cours de la réalisation de ma thèse : Simon Viviers, Anne
Danièle Cécile Marché Paillé, Jean-Simon Deslauriers, Jacinthe Douesnard ainsi qu’Annie
Bilodeau. Merci d’avoir été là.
Sur le plan académique, je désire témoigner de ma reconnaissance pour les sages conseils
reçus de la part de Monsieur Jimmy Ratté, directeur des programmes d’études supérieures.
Je remercie également Madame Diane Dussault et Madame Guylaine Gaumond pour leur
travail exceptionnel, professionnel, empreint d’une gentillesse et d’une diligence rarement
rencontrées.
Je remercie immensément les membres de ma famille, tout particulièrement mes parents,
Aline et Richard, qui ont constamment encouragé et motivé mes projets d’études. Leur
appui a toujours été inconditionnel, dans le respect de mes intérêts personnels.
Je termine ces remerciements en mettant en évidence l’appui financier notable octroyé par
les organismes subventionnaires que sont le Conseil de recherche en sciences humaines du
Canada (CRSH) ainsi que le Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture
v
(FQRSC). Qui plus est, les bourses du Syndicat de professionnelles et professionnels du
gouvernement du Québec (SPGQ), de la faculté des sciences de l’éducation de l’Université
Laval, de la Fondation de l’Université Laval, du Centre de recherche et d’intervention sur
l’éducation et la vie au travail (CRIEVAT) ainsi que celles du Fonds Desjardins ont été une
aide précieuse et significative dans la réalisation de mon projet doctoral.
À mon père, que le cancer a emporté durant la réalisation de cette thèse, qui a toujours soutenu et encouragé ce projet doctoral et
qui m’a permis d’être en contact avec divers aspects du « réel » de la pratique médicale.
Table des matières
Résumé ..................................................................................................................................... i
Abstract .................................................................................................................................. ii
Remerciements ...................................................................................................................... iii
Table des matières ............................................................................................................... vii
Introduction ............................................................................................................................. 1
Chapitre 1 : État de la situation à l’égard du travail médical et santé mentale au travail ..... 13
1.1 Prévalence des problèmes ........................................................................................... 13 1.1.1 Au Canada et au Québec ...................................................................................... 14 1.1.2 Ailleurs dans le monde ........................................................................................ 17
1.2 Éléments de pénibilité liés à la pratique médicale ...................................................... 20 1.2.1 Éléments organisationnels ................................................................................... 21
1.2.1.1 Contraintes institutionnelles - gouvernements et établissements ................. 21 1.2.1.2 Contraintes administratives et bureaucratie .................................................. 22 1.2.1.3 Contraintes professionnelles ......................................................................... 22 1.2.1.4 Charge de travail ........................................................................................... 23
1.2.2 Éléments humains ................................................................................................ 24 1.2.2.1 Caractéristiques personnelles ........................................................................ 25 1.2.2.2 Les relations avec les patients et leur famille ............................................... 26 1.2.2.3 La relation avec les collègues ....................................................................... 27
Médecins ............................................................................................................... 27 Personnel soignant ................................................................................................ 28
1.2.3 Éléments culturels ................................................................................................ 29 1.2.4 Conséquences ou manifestations de la souffrance ............................................... 30
1.2.4.1 Stress, fatigue, problèmes de sommeil, épuisement ..................................... 30 1.2.4.2 La conciliation du travail et de la vie familiale ............................................ 31 1.2.4.3 Crainte de l’erreur ......................................................................................... 32 1.2.4.4 Automédication – éthylisme ......................................................................... 33 1.2.4.5 Désir de quitter .............................................................................................. 34 1.2.4.6 Pensées suicidaires et passage à l’acte .......................................................... 35
1.3 Synthèse ...................................................................................................................... 38
Chapitre 2 : Cadre théorique et concepts .............................................................................. 40
2.1 La souffrance .............................................................................................................. 41 2.1.1 Origines étymologiques du mot ........................................................................... 41 2.1.2 Conceptualisations disciplinaires ......................................................................... 42
2.1.2.1 Position médicale .......................................................................................... 43
viii
2.1.2.2 Position psychologique ................................................................................. 44 2.1.2.3 Position sociologique .................................................................................... 45 2.1.2.4 Position psychosociologique ......................................................................... 47 2.1.2.5 Position de la psychodynamique du travail .................................................. 48 2.1.2.6 Position philosophique de Paul Ricoeur ....................................................... 51
2.1.3 La souffrance en lien avec la profession médicale .............................................. 54 2.1.4 Synthèse ............................................................................................................... 59
2.2 Les concepts de morale et d’éthique ........................................................................... 62 2.2.1 La morale et l’éthique : différenciation et conceptualisation .............................. 62
2.2.1.1 La morale ...................................................................................................... 62 2.2.1.2 L’éthique ....................................................................................................... 64 2.2.1.3 Position de Paul Ricoeur ............................................................................... 66
2.2.2 Les domaines d’application de l’éthique ............................................................. 67 2.2.2.1 La bioéthique et l’éthique médicale .............................................................. 68 2.2.2.2 L’éthique clinique ......................................................................................... 69 2.2.2.3 L’éthique de la science et de la technologie ................................................. 69 2.2.2.4 L’éthique des affaires .................................................................................... 71 2.2.2.5 L’éthique sociale ........................................................................................... 72 2.2.2.6 Éthique appliquée : implication pour les médecins ...................................... 72
2.2.3 Trois modes régulatoires ...................................................................................... 73 2.2.3.1 L’hétérorégulation ........................................................................................ 74 2.2.3.2 L’autorégulation ............................................................................................ 74 2.2.3.3 La corégulation ............................................................................................. 75
2.2.4 L’éthique de la justice, de la sollicitude et de la critique ..................................... 76 2.2.4.1 L’éthique de la justice ................................................................................... 76 2.2.4.2 L’éthique de la sollicitude ............................................................................. 77 2.2.4.3 L’éthique de la critique ................................................................................. 79
2.2.5 Synthèse ............................................................................................................... 80
2.3 La psychodynamique du travail .................................................................................. 82 2.3.1 Ancrage épistémologique .................................................................................... 82
2.3.1.1 Première prémisse : le sujet est en quête d’accomplissement ...................... 84 2.3.1.2 Deuxième prémisse : le travail dépasse la prescription ................................ 85 2.3.1.3 Troisième prémisse : la reconnaissance et le nécessaire regard de l’autre ... 87 2.3.1.4 Les rationalités en présence .......................................................................... 88 2.3.1.5 La mise en place de stratégies défensives ..................................................... 91
2.3.2 Apports de la psychodynamique du travail en lien avec la profession médicale 92
2.4 Le dilemme éthique .................................................................................................... 96 2.4.1 Dilemmes « ordinaires » et dilemmes « éthiques » : distinction ......................... 96 2.4.2 Les dilemmes éthiques dans la profession médicale ........................................... 98 2.4.3 Synthèse ............................................................................................................. 103
2.5 La souffrance éthique ................................................................................................ 105 2.5.1 La souffrance éthique en général ....................................................................... 105 2.5.2 La souffrance éthique dans la profession médicale ........................................... 109
ix
2.5.3 Synthèse ............................................................................................................. 112
2.6 Synthèse du cadre théorique ..................................................................................... 113
2.7 Question et objectifs de la recherche ........................................................................ 114
Chapitre 3 : Méthodologie .................................................................................................. 115
3.1 Ancrages épistémologiques de la méthode ............................................................... 115 3.1.1 La recherche qualitative ..................................................................................... 115 3.1.2 La démarche inductive ....................................................................................... 116 3.1.3 L’approche narrative .......................................................................................... 117
3.1.3.1 La méthode du « récit » .............................................................................. 118 1- Récits de vie ................................................................................................... 118 2- Récits de pratiques .......................................................................................... 120
3.1.3.2 La validité du « récit » ................................................................................ 122
3.2 Taille de l’échantillon ............................................................................................... 124
3.3 Constitution de l’échantillon ..................................................................................... 125 3.3.1 Modalités de recrutement ................................................................................... 125 3.3.2 Critères de sélection des participants à l’étude .................................................. 128
3.4 Rencontres avec les participants ............................................................................... 129 3.4.1 Déroulement des entretiens ................................................................................ 129 3.4.2 Considérations d’ordre éthique .......................................................................... 130
3.5 Analyse des données ................................................................................................. 130
3.6 Présentation des résultats .......................................................................................... 136 3.6.1 Catégorisation idéale-typique ............................................................................ 136 3.6.2 Utilisation de la métaphore ................................................................................ 137
3.7 Rencontre de restitution / validation ......................................................................... 138
3.8 Limites de la présente recherche ............................................................................... 138
Chapitre 4 : Résultats : Situations-types de dilemmes et de souffrances éthiques ............. 140
4.1 Situation-type 1 : L’étau qui se resserre ................................................................... 141 4.1.1 Éléments organisationnels ................................................................................. 141 4.1.2 Éléments humains .............................................................................................. 146 4.1.3 Discussion sur cette situation-type au regard de la souffrance .......................... 153 4.1.4 Le dilemme éthique en lien avec cette situation-type ........................................ 159 4.1.5 La souffrance éthique découlant de cette situation-type .................................... 160
4.2 Situation-type 2 : Une bataille perpétuelle ............................................................... 162 4.2.1 Éléments organisationnels ................................................................................. 162
x
4.2.2 Éléments humains .............................................................................................. 167 4.2.3 Discussion sur cette situation-type au regard de la souffrance .......................... 172 4.2.4 Le dilemme éthique en lien avec cette situation-type ........................................ 173 4.2.5 La souffrance éthique découlant de cette situation-type .................................... 174
4.3 Situation-type 3 : Une collaboration imposée ........................................................... 176 4.3.1 Éléments organisationnels ................................................................................. 176 4.3.2 Éléments culturels .............................................................................................. 185 4.3.3 Discussion sur cette situation-type au regard de la souffrance .......................... 187 4.3.4 Le dilemme éthique en lien avec cette situation-type ........................................ 187 4.3.5 La souffrance éthique découlant de cette situation-type .................................... 188
4.4 Synthèse des résultats et déductions ......................................................................... 189
Chapitre 5 : Analyse interprétative de la souffrance éthique .............................................. 191
5.1 Éléments de souffrance liés à la pratique médicale .................................................. 191
5.2 Les dilemmes éthiques .............................................................................................. 196
5.3 Les « agirs » mis en place face aux dilemmes éthiques ............................................ 199
5.4 La souffrance éthique ................................................................................................ 199
5.5 Le recours au concept d’aliénation ........................................................................... 202 5.5.1 L’aliénation selon Melvin Seeman et certains autres auteurs ............................ 203 5.5.2 L’aliénation selon le triangle de Sigaut ............................................................. 207
5.6 L’éthique de la critique ............................................................................................. 213
Conclusion .......................................................................................................................... 215
Index des abréviations ........................................................................................................ 227
Bibliographie ...................................................................................................................... 228
ANNEXE 1 : Données statistiques : le suicide au Québec ........................................... 251
ANNEXE 2 : Mécanismes de défense utilisés par les médecins (Estryn-Béhar,1997) 253
ANNEXE 3 : Définitions de notions (Fédération nationale des pédiatres) ................... 255
ANNEXE 4 : Thèmes abordés au cours des entretiens ................................................. 257
ANNEXE 5 : Approbation de la recherche par le comité d’éthique (CÉRUL) ............ 259
ANNEXE 6 : Annonce destinée aux revues médicales ................................................. 261
ANNEXE 7 : Formulaire de consentement ................................................................... 264
xi
ANNEXE 8 : Liste des codifications des entretiens ...................................................... 270
ANNEXE 9 : Tableau synoptique des situations-types ................................................. 275
ANNEXE 10 : L’aliénation selon Melvin Seeman ......................................................... 277
1
Introduction Bien que la position sociale et économique des médecins fasse l’envie de plusieurs, les
récentes statistiques présentent un taux de détresse psychologique inquiétant, avoisinant les
46 % (Association médicale canadienne, 2004, p. 2). Une des raisons fréquemment relevée
pour expliquer un tel constat se rapporte à une charge de travail très lourde qui rendrait la
pratique médicale pénible. Il apparaît que divers aspects organisationnels et culturels soient
également en cause. Le contexte économique entourant la pratique médicale place souvent
les médecins dans une position où ils sont confrontés à des dilemmes lourds de
conséquences qu’il est nécessaire de relever dans une compréhension de la dynamique de
construction des problèmes de santé mentale au travail.
L’état actuel de santé mentale des médecins est préoccupant à plusieurs égards. En effet, il
est devenu rarissime que ce thème ne fasse les premières pages de l’actualité, et cela de
façon hebdomadaire. Fatigue, essoufflement, détresse, épuisement, burnout1 et même
suicide sont maintenant abordés lorsqu’il est question de la pratique médicale. Les autres
professions de « soignants », entourant la pratique médicale, se trouvent également dans la
même situation, notamment celle des infirmières et des infirmiers. Que se passe-t-il donc
dans ces secteurs de services de santé pour que de telles problématiques de santé soient
vécues de façon aussi importante ? Face à cette question, certaines hypothèses sont émises :
charge de travail trop lourde, poids des responsabilités difficilement gérable, horaires et
temps de travail excessifs, manque de ressources financières, matérielles et humaines, etc.
Si ces explications apparaissent réelles et pertinentes quant à la situation de travail de ces
professionnels de la santé, elles n’amènent pas de changements pour autant. En effet,
certaines formes de négation ou d’invalidation du vécu difficile et douloureux du travail des
médecins semblent prendre racine à travers une logique économique et salariale : compte
tenu d’une rémunération généralement enviable, les médecins devraient, en contrepartie,
« endurer », ou « tolérer l’intolérable ». Considérés comme grassement rémunérés,
comment oseraient-ils se plaindre, sans risquer d’avoir l’air odieux ou même ingrats? Or, si
l’on se fie à certaines recherches qualitatives réalisées auprès de médecins, cette propension
1 Les mots « burnout » et « épuisement professionnel » sont utilisés sans distinction dans le cadre de cette thèse.
2
à l’endurance et au silence, de la part de ces professionnels de la santé, prend fin et laisse
place à la parole, à la dénonciation de situations pénibles, voire aberrantes auxquelles ils
sont quotidiennement confrontés.
Comme facteurs explicatifs de la souffrance au travail des médecins, certaines recherches
qualitatives avancent la quantité et la lourdeur des tâches à accomplir, la complexité du
travail qui ne cesse d’augmenter, les risques d’erreurs et de poursuites qui deviennent
difficilement gérables et supportables, pour ne nommer que ces sources de pénibilité. Cette
thèse soutient cette vision et postule que la prescription de travail (nombre de patients à
voir, activités médicales obligatoires, etc.), les normes de bonnes pratiques, le respect du
code de déontologie, le contexte économique de travail qui leur impose des restrictions à
l’égard des actes médicaux et la volonté de soigner adéquatement leurs patients placent les
médecins dans une position où ils ont constamment à concilier leur devoir et leurs valeurs,
à la fois professionnelles et personnelles. Il arrive alors qu’ils adoptent une conduite qui est
contraire à ce qu’ils jugent moralement requis afin de se conformer aux demandes
institutionnelles et organisationnelles. Ces situations sont vécues difficilement et
contribuent au développement d’une souffrance éthique qu’il convient d’examiner.
La réflexion suivante fait suite à une enquête de psychodynamique du travail qui a révélé
une détresse reliée au contexte de travail chez des médecins désireux de rompre le silence à
ce sujet :
Quand j’ai commencé (la médecine), on voyait des petites tumeurs. Sauf que maintenant on voit beaucoup de métastases qui nous arrivent, et quand on questionne les patients, ça fait dix mois qu’ils ont des symptômes et qu’ils attendent le rendez-vous, et quand ils arrivent chez les spécialistes, ce sont d’énormes choses. Et après ça, on n’a pas de machines pour les traiter. Alors c’est l’attente qui est là… Le sentiment que l’on ressent, c’est un peu le désespoir de voir qu’en fin de compte ce sont toutes des choses guérissables, et c’est le manque de moyens... (Maranda, Gilbert, Saint-Arnaud, & Vézina, 2006, p. 8).
L’objectif de la thèse vise l’étude de situations actuelles présentes dans le travail médical
où se posent des dilemmes éthiques pouvant mener à une souffrance éthique. Trois
objectifs spécifiques sont visés : 1) décrire des situations-types où les médecins se
3
retrouvent confrontés à des dilemmes d’ordre éthique, 2) montrer en quoi la confrontation à
ces dilemmes peut être à l’origine d’une souffrance qualifiée d’éthique chez les médecins et
illustrer les façons dont cette souffrance s’exprime, et 3) identifier certains agirs2 mis en
place par les médecins lorsqu’ils sont confrontés à ces dilemmes (compte tenu des écarts
constatés entre ce que la profession médicale leur demande d’effectuer, ce qu’ils
considèrent approprié pour les patients et ce que la réalité du contexte de travail permet).
Pertinence sociale et scientifique
À la suite de données révélées par l’étude du Medical Post concernant l’état de santé des
médecins canadiens, dans les années quatre-vingt-dix (Rich, 1993; The Medical Post,
1993), l’Université d’Ottawa a mis en place un programme d’aide aux médecins. Implanté
en 1996, le nombre de demandes d’aide entre la création de ce programme et l’an 2000 a
oscillé entre 60 et 80 par année (MacDonald & Davidson, 2000). Ainsi, il est apparu que la
mise en place de ce programme répondait bel et bien à un besoin.
Depuis, un programme québécois a vu le jour. Le Programme d’aide aux médecins du
Québec (PAMQ)3 a révélé que de l’année 1990 à mai 2011, 5022 demandes d’aide ont été
faites auprès de cet organisme. Entre le 1er juin 2010 et le 31 mai 2011 (dernière année
rapportée), il y a eu 502 demandes, en comparaison avec 464 demandes pour l’année
précédente et 451 demandes pour l’année 2008-2009 (Programme d'aide aux médecins du
Québec, 2007, 2009, 2010, 2012). Comme le précise la Dre Anne Magnan, directrice du
PAMQ, pour 2005-2006, neuf demandes sur dix concernaient des problèmes de santé
mentale (épuisement professionnel, trouble d’adaptation, dépression, anxiété, troubles
obsessionnels compulsifs (TOC), maladie affective bipolaire, trouble du déficit de
l’attention, etc.) (Santé Inc., 2009, p. 21). À ce titre, les problèmes de santé mentale sont
toujours au premier rang des demandes pour les dernières années compilées. Plus
précisément, on retrouve 89,2 % des demandes pour des problèmes de santé mentale, 3,3 %
pour des problèmes de toxicomanie et 1,4 % pour une double pathologie. L’âge moyen de
2 Par « agir », nous comprenons ici : conduites, gestes, actions et comportements. 3 http://www.pamq.org/
4
la clientèle du PAMQ est de 41,8 ans pour les omnipraticiens, 43,4 ans pour les spécialistes
et 29,5 ans pour les résidents. La demande d’aide est volontaire dans 94 % des cas et
provient de la pression du milieu dans 6 % des cas.
Dans une récente entrevue accordée à la revue l’Actualité Médicale, la Dre Magnan précise
qu’aujourd’hui, en plus des consultations que reçoit le Programme pour des causes de
maladies spécifiques (problèmes de santé physiques, problèmes de toxicomanie), les
consultations pour des raisons d’épuisement en lien avec les aspects du travail et les
conditions de travail se sont ajoutés (L'Actualité médicale, 2010). Ainsi, les principaux
enjeux pour les années à venir seront la prévention et le financement du programme afin
d’accentuer la recherche en ce sens. Parmi les raisons qui font que les médecins ont
toujours du mal à se faire soigner lorsque cela est nécessaire, la Dre Magnan mentionne que
les médecins ont toujours de la difficulté à reconnaitre qu’eux-mêmes ou un collègue a
besoin d’aide. Qui plus est, « ils ont aussi peur d’être stigmatisés, la crainte que ça se sache
et que la confidentialité de leur cas ne soit pas respectée. Enfin, les médecins redoutent que
le Collège des médecins leur retire leur permis d’exercice » (p. 29).
Longtemps, ce sont les facteurs individuels qui ont été considérés comme la cause de ces
problèmes. Il apparaît essentiel, à ce stade-ci, de rappeler les liens de compréhension ou
d’attribution de causalité qui ont été établis entre le travail en général et la santé mentale. À
cet égard, le ministère de la Santé et des Services sociaux du gouvernement du Québec,
dans son site Web4 visant à donner une information claire et pertinente sur ce qu’est la
santé mentale et les maladies qui peuvent l’affecter, décrit de façon très spécifique à quel
point le travail peut contribuer à la fois au bien-être des individus et à la souffrance de
ceux-ci. La souffrance au travail est définie ici comme un état en deçà de la maladie. Des
symptômes comme la détresse psychologique, le stress chronique, l’épuisement
professionnel en sont des indices. Ainsi, une reconnaissance des problèmes de santé
mentale directement liés au travail figure parmi les préoccupations actuelles du
gouvernement du Québec :
4 http://www.msss.gouv.qc.ca/sujets/prob_sante/sante_mentale/index.php?sante_mentale_au_travail
5
Non seulement le milieu de travail est-il un endroit de socialisation par excellence, mais le travail lui-même constitue un moyen crucial de réalisation de soi, d’engagement et de valorisation sociale. Malheureusement, le milieu de travail peut également s’avérer une source importante de stress et susciter souffrance et déception : on parle alors de problèmes de santé mentale ou psychologique liés au travail. (Gouvernement du Québec - Ministère de la Santé et des Services sociaux, 2011)
En recherche, parmi les modèles conceptuels et opérationnels qui établissent des liens de
causalité précis entre la santé mentale et le travail, il faut souligner celui de Robert Karasek
et de Johannes Siegrist. Dans le modèle « demande-autonomie au travail » de Karasek, les
demandes psychologiques réfèrent à la quantité de travail à accomplir, aux exigences
mentales et aux contraintes de temps liées au travail, alors que l’autonomie décisionnelle
est attribuée à la capacité de prendre des décisions et à la possibilité d’être créatif (Vézina,
1999). Ainsi, une autonomie décisionnelle faible accompagnée d’une forte demande
psychologique comporte un risque accru de tension psychologique et de maladies physique.
L’autonomie décisionnelle élevée, accompagnée d’une demande psychologique élevée,
favorisera un apprentissage actif et une motivation à développer de nouveaux types de
conduites. Dans le modèle élaboré par Siegrist, nommé « déséquilibre :
efforts/récompenses », l’effort élevé réfère soit à des éléments extrinsèques (charge de
travail, responsabilités, etc.) ou intrinsèques (un surinvestissement lié à des motivations
personnelles et qui se traduit par un engagement excessif dans le travail) (Vézina, 1999).
Face à cet effort élevé, le travailleur peut recevoir une faible reconnaissance : monétaire,
salariale, estime qui lui est témoignée ou statut qui est associé à son emploi. La
combinaison de ces deux facteurs aura alors une incidence néfaste sur les plans
physiologique et émotionnel.
Ces modèles sont très largement reconnus par la communauté scientifique – notamment par
les épidémiologistes - et ont donné lieu à un « modèle succinct pour soutenir l’action »,
élaboré par le Groupe interdisciplinaire de recherche sur l’organisation et la santé du travail
(GIROST) de l’Université Laval. Ainsi, est reprise une série de quatre facteurs qui, lorsque
combinés, sont particulièrement nocifs pour la santé du travailleur : une demande
6
psychologique élevée, accompagnée d’une faible latitude décisionnelle, d’un faible soutien
social et d’une faible reconnaissance auront une incidence sur l’atteinte à la santé (Vinet,
2004). Dans le cadre de cette recherche, ces modèles épidémiologiques de la santé mentale
au travail ne sont pas retenus car, bien qu’ils soient pertinents dans l’étude et la
démonstration des problématiques de santé, il apparaît qu’ils laissent moins place à certains
aspects subjectifs vécus par les sujets en contexte de travail. De plus, la compréhension de
l’autonomie proposée par ces modèles apparaît moins compatible avec les réalités de travail
actuelles de la population cible de la présente recherche. En fait, bien que les médecins
possèdent généralement autonomie certaine dans le cadre de la réalisation de leurs actes
professionnels, il semble que cette autonomie ne contribue pas toujours positivement à leur
bien-être et au développement de leur santé mentale. Ainsi, le modèle conceptuel retenu
dans notre thèse est plutôt celui de la psychodynamique du travail, dont il sera
spécifiquement question dans le chapitre présentant le cadre théorique. Pour l’instant,
précisons que parmi les principaux concepts qui constituent la psychodynamique du travail,
celui de l’écart entre le travail prescrit et le travail effectif occupe une place centrale. En
effet, la question des écarts qui se créent constamment entre ces deux types de travail y est
spécifiquement étudiée, ce qui rejoint l’intérêt de cette recherche concernant les dilemmes
que vivent les médecins dans le cadre de leur pratique professionnelle.
Contribution de la thèse par rapport à la psychodynamique du travail
Dans le cadre de cette thèse, les résultats permettent de documenter des situations-types où
se présentent des dilemmes d’ordre éthique dans la pratique professionnelle des médecins.
Selon notre postulat, ces dilemmes auront une incidence sur la genèse d’une souffrance
particulière : une souffrance qualifiée d’éthique. En effet, la souffrance au travail est un
objet d’étude de premier ordre, se situant dans une position intermédiaire entre les états de
santé et ceux de la maladie, ce qui sera décrit plus spécifiquement dans le chapitre traitant
du cadre théorique. Comme cette souffrance fait toujours partie du travail, ou plutôt du
rapport qu’entretient le sujet avec les divers éléments qui constituent le contexte de travail,
le destin de celle-ci aura des implications directes sur la santé mentale des sujets : créatrice,
elle contribuera au développement de l’identité et de la santé mentale, pathogène, elle
7
mènera à l’élaboration de stratégies défensives et pourra se traduire par diverses atteintes à
la santé mentale.
Ainsi, la « souffrance éthique » étudiée dans le cadre de cette recherche s’inscrit
directement dans les préoccupations de la psychodynamique du travail. Considérée sous un
angle spécifique, soit celui de l’éthique, il sera intéressant de mieux comprendre comment
cette particularité de la souffrance peut être vécue par le corps professionnel des médecins,
tout particulièrement lorsque cette souffrance est en partie tributaire de diverses situations
d’aliénation. Finalement, comme le mentionne la psychodynamique du travail, la place
laissée à la parole est un lieu privilégié d’intelligibilité et de possibles transformations de
situations de travail pénibles. Il est alors possible de croire que la prise actuelle de parole
des médecins, tant lors de ses débuts timides à travers l’espace public que par la
participation à la présente recherche, puisse éventuellement contribuer à ce que cette
souffrance devienne « créatrice ».
Aux fins de cette recherche, le premier thème abordé lors de l’entretien avec les
participants portera spécifiquement sur les dilemmes éthiques rencontrés dans le cadre de
leur pratique professionnelle. Pour cette raison, la très grande majorité des dilemmes
rapportés concernera ceux d’ordre éthique. Cette précision s’impose afin de bien distinguer
les dilemmes que l’on pourrait qualifier d’« ordinaires ». Ces derniers impliquent
également des choix ou des décisions, mais cette fois entre des ordres de possibilités qui ne
sont pas en lien direct avec un conflit de valeurs. Alors que les dilemmes « ordinaires »
imposent de devoir trancher entre un élément « A » et un élément « B », les dilemmes
éthiques s’inscrivent dans un « Agir moral » où le sujet doit apprécier les diverses valeurs
en confrontation.
Ainsi, dans le cadre de cette thèse et dans le cas qui nous intéresse, soit celui des dilemmes
éthiques que vivent souvent les médecins, les conflits de valeurs en présence vont rendre
difficile, voire impossible, l’établissement d’une décision qui soit irréprochable en tout
point. Rappelons que la particularité d’un dilemme est justement de présenter certains
désavantages pour les deux parties, indépendamment de la décision qui sera prise. Comme
le précisent L. Langlois, Blouin, Montreuil & Sexton (2005) :
8
Un dilemme éthique est une problématique qui crée des tensions et des contradictions lors du processus réflexif de l'individu. Ce dernier ne sait pas comment agir ni quelle voie adopter. Il ne se sent pas en mesure de prendre une décision et d'opter pour un acte dont il sera pleinement responsable. Ceci est différent d'un simple dilemme qui est un choix à faire entre deux ou plusieurs solutions possibles sans causer un problème éthique particulier. (p. 15)
L'éthique mise sur l'autodiscipline des personnes, de leur conduite. C'est ce qu'on appelle un processus d'autorégulation. Elle se distingue du droit qui est plutôt un mécanisme externe de contrôle de la conduite (hétérorégulation). (p. 15)
Aux fins de cette thèse, la définition de « dilemme éthique » retenue est la suivante : un
conflit de valeurs (professionnelles, sociales ou personnelles) où le sujet est contraint à
porter une évaluation et à prendre une décision en fonction de la valeur qui lui semble la
plus fondamentale.
De façon à illustrer certains de ces conflits, le matériel sera croisé avec trois perspectives
éthiques qui ont cours en théorie morale et en psychologie, soit celles de la justice, de la
sollicitude et de la critique. De plus, trois modes régulatoires qui guident les conduites en
milieu de travail seront présentés et mis en relation avec les situations professionnelles
décrites par les médecins, soit : 1) l’hétérorégulation, en tant que discipline externe
(contraintes), 2) l’autorégulation, en tant que discipline interne et 3) la corégulation, en tant
que discipline basée sur la collaboration et l’engagement.
Méthodologie
Il ne s’agissait pas ici de vérifier une hypothèse (comme dans le cas d’une recherche
hypothético-déductive), mais plutôt de mieux comprendre la réalité quotidienne de travail
en vue d’illustrer de quelle façon la confrontation à certains types de dilemmes (éthiques)
peut amener des médecins à vivre une souffrance telle que leur santé mentale s’en trouve
affectée. C’est pour cette raison que l’approche narrative fut retenue, cette dernière
permettant, par l’entremise des récits de pratiques, d’avoir accès à l’expérience subjective
9
et concrète des participants. En conséquence, l’objet de ce type de recherche n’est pas la
vérification, mais bien la compréhension d’un phénomène. Ainsi, un appel à la parole des
médecins s’est réalisé, principalement à travers une publicité faite dans une revue médicale
reconnue, afin de mieux comprendre la réalité propre de leur pratique. Une fois le contact
établi entre les médecins et le chercheur, chacune des entrevues individuelles (une seule par
participant) fut réalisée. L’enregistrement de ces entrevues a donné lieu à leur
retranscription en vue d’une analyse. Cette dernière s’est faite de deux façons :
manuellement (par catégorisation et codifications) et à l’aide du logiciel d’analyse
qualitative QDA Miner. Au total, 20 entretiens furent réalisés auprès de médecins qui
travaillent dans huit régions du Québec : Montréal : 8 ; banlieues de Montréal : 4 ;
Montérégie : 4 ; Québec : 3 ; Gaspésie : 2 ; Cantons de l'Est : 1 ; Lévis : 1 et Côte-Nord : 1.
Ce nombre totalise 24 répondants, et non 20, en raison du fait que certains médecins
pratiquent dans plus d’une région. Ainsi, 9 hommes et 11 femmes furent rencontrés, 15
généralistes et 5 spécialistes. La durée moyenne de chacune des entrevues fut de 1 heure 33
minutes.
Afin de rendre compte des résultats, l’utilisation de situations-types et de métaphores a été
retenue pour proposer une image évocatrice des situations-types dégagées. Comme le
précise Morgan (1999), « l’emploi de la métaphore suppose une façon de penser et une
façon de voir qui agisse sur notre façon de comprendre le monde en général » (p. 4). Il
s’agit donc d’illustrer les résultats de l’analyse à l’aide de situations-types, présentées sous
forme de métaphores, permettant de rendre intelligible cette réalité vécue par les médecins.
Cette façon de procéder n’a pas la prétention d’affirmer que tous les membres de cette
catégorie de professionnels de la santé vivent ces réalités de la même façon, mais plutôt que
ces dernières apparaissent partagées par un certain nombre. D’ailleurs, les résultats
préliminaires d’analyse ont été proposés à un groupe de médecins-conseils familiers avec
les principaux thèmes abordés dans cette recherche : dilemmes éthiques, difficultés diverses
rencontrées par les médecins et problèmes de santé mentale. Ainsi, ce groupe de médecins a
pu confirmer que la compréhension du chercheur s’inscrivait dans une réalité qu’ils
connaissaient. Aux termes de cette recherche, trois situations-types ont été retenues, soit :
1) l’étau qui se resserre, 2) une bataille perpétuelle et 3) une collaboration imposée.
10
Analyse théorique
Globalement, l’analyse qui a succédé à la présentation des situations-types avait pour
objectif de rendre intelligibles ces résultats par le recours au modèle théorique retenu, soit
celui de la psychodynamique du travail. Cette dernière s’est développée au cours des trente
dernières années à travers un double dialogue : les sciences de la santé via la psychanalyse,
les sciences du travail via l’ergonomie. Elle a été développée par Christophe Dejours,
professeur et titulaire de la chaire de Psychanalyse-Santé-Travail au Conservatoire National
des Arts et Métiers (CNAM). Il a réalisé ses recherches au Laboratoire de psychopathologie
et de psychodynamique du travail. Son ouvrage principal est le livre Travail, usure mentale
(Dejours, 2008b, 4e éd.) dans lequel se trouvent les principaux concepts de l’approche et la
méthodologie de l’enquête de psychodynamique du travail.
De plus, l’articulation entre ces résultats et les principaux concepts figurant dans cette thèse
(souffrance, éthique, morale, dilemme, aliénation) a permis de saisir un aspect particulier de
la réalité vécue par les médecins, soit celui de la souffrance éthique. Au final, il apparaît
qu’un triple sentiment de trahison vient, pour plusieurs médecins, teinter leur pratique
professionnelle. Ces « trahisons » atteignent alors l’identité même des sujets (médecins), ce
qui leur pose un « problème de conscience » notable.
Plan
Le premier chapitre traitera des données actuelles relatives à la santé des médecins. Il ne
s’agit pas ici de faire un état des lieux complet de la santé générale et de la santé mentale au
travail des médecins, car ce n’est pas l’objet et l’objectif de la présente recherche. Il s’agit
plutôt d’illustrer, à l’aide de données d’études réalisées dans le cadre de ce type de pratique
professionnelle, les éléments de pénibilité en présence dans ce type de travail. Pour ce faire,
les études relevées se rapportent à des pays dont le système de santé est similaire ou
différent du nôtre : Europe, États-Unis, Canada anglais. Ainsi, la revue de littérature sera
présenté en deux volets. Premièrement, il s’agira de faire état d’études de prévalence qui
11
confirment l’existence de ces problèmes de santé mentale chez les médecins.
Deuxièmement, les données d’études concernant les éléments de pénibilité liés à la pratique
médicale seront présentées.
Le deuxième chapitre élabore le cadre théorique retenu et il se compose de cinq parties. La
première abordera le concept de la souffrance. Il sera alors question de l’origine
étymologique du mot, des différentes façons de concevoir cette souffrance selon divers
champs disciplinaires. La deuxième partie traitera des concepts d’éthique et de morale,
principalement de ce qui les distingue ainsi que de leurs particularités d’application. La
troisième partie décrira le modèle théorique de la psychodynamique du travail. Nous
verrons les ancrages épistémologiques sur lesquels elle repose ainsi qu’une description de
ses principaux concepts. La quatrième partie traitera des dilemmes éthiques, et tout
particulièrement de ceux qui se rencontrent dans la profession médicale. Finalement, dans
la cinquième partie, le concept de souffrance éthique sera plus spécifiquement abordé, de
même que la question de la souffrance en lien avec la profession médicale. Ces principaux
éléments théoriques étant exposés, les objectifs de la recherche ainsi que la question de
recherche seront exposés.
Le troisième chapitre décrira la méthodologie utilisée pour cette recherche. Dans un
premier temps, nous verrons quels sont ses ancrages épistémologiques cette dernière
repose. Globalement, il s’agit d’une recherche qualitative qui s’inscrit dans une démarche
inductive. L’approche narrative fut retenue et, par l’utilisation des récits de pratiques,
l’accent a été accordé à la façon dont les personnes se racontent elles-mêmes ou racontent
leurs expériences. Ainsi, à partir de cas singuliers, nous proposerons une compréhension
générale du phénomène à l’étude, sans pour autant prétendre à la généralisation. Le
dispositif de recherche sera ensuite détaillé : la constitution de l’échantillon, les critères de
sélection des participants à l’étude, les modalités de recrutement, le nombre de participants
rencontrés et le déroulement des rencontres. Nous traiterons ensuite du type d’analyse de
données retenu, soit l’analyse de contenu par catégories. Finalement, nous exposerons la
façon privilégiée de présenter les résultats de cette recherche, soit l’utilisation de catégories
idéales-typiques illustrées à l’aide de métaphores. Cette façon de précéder permet la mise
en lumière d’une réalité de façon imagée.
12
Les résultats de cette recherche apparaissent au quatrième chapitre. Ainsi, trois situations-
types illustrant les problèmes d’ordre éthique qui se posent quotidiennement dans le travail
des médecins seront décrites, soit celle où : 1) « l’étau qui se resserre », 2) celle où se joue
« une bataille perpétuelle » et celle où s’installe 3) « une collaboration imposée ». Par la
suite, une synthèse des résultats et une déduction seront faites.
Le dernier chapitre traitera spécifiquement de l’analyse des résultats. Pour ce faire, une
compréhension au regard des concepts de la psychodynamique du travail sera présentée,
principalement en ce qui concerne les dilemmes qui se situent dans un écart entre le travail
prescrit et le travail effectif. Par la suite, nous traiterons de la souffrance éthique dans la
profession médicale. Nous aurons alors recours au concept de l’aliénation afin de
comprendre les éléments de pénibilité qui se retrouvent dans la pratique médicale, tandis
que l’éthique de la justice, l’éthique de la sollicitude et l’éthique de la critique permettront
de prendre acte de la position d’inconfort dans laquelle les médecins se situent.
13
Chapitre 1 : État de la situation à l’égard du travail médical et santé mentale au travail
Ce chapitre a pour objectif de donner un portrait de la situation de travail actuelle des
médecins et des difficultés qui accompagnent leur pratique professionnelle. Plus
spécifiquement, il s’agit de faire état d’études qui permettent de décrire la souffrance vécue
par les médecins et les implications qui en découlent à l’égard de leur santé mentale.
Afin de présenter ces études, un ordre spécifique s’est révélé porteur quant à la façon de
rendre compte des données relevées. Ainsi, la première partie se rapporte à la prévalence
des problèmes de santé mentale liés au travail, illustrée par des études épidémiologiques où
figurent un grand nombre de répondants. Par la suite, les données rapportées sont illustrées
à travers une série d’éléments de pénibilité liés à la pratique médicale : éléments
organisationnels, éléments humains et éléments culturels. Finalement, il est ensuite
question des conséquences possibles de ces éléments sur la santé des médecins : stress,
fatigue, problème de sommeil, épuisement; la difficile interface vie familiale; la crainte de
l’erreur; l’automédication, éthylisme; le désir de quitter leur emploi; les pensées suicidaires
et le passage à l’acte.
1.1 Prévalence des problèmes Dans cette section, il sera présenté un relevé d’études effectuées à l’égard de la pratique
actuelle médicale, tout particulièrement en ce qui concerne la prévalence des problèmes de
santé rencontrés par les médecins. La prévalence désigne la mesure de l’état de santé d’une
population à un moment particulier ou, comme le définit Grawitz (1994) : « un indice de
morbidité, c'est-à-dire le nombre total de cas de maladie recensées dans une population
donnée à un moment précis ; Indicateur de santé » (p. 311). C’est sur ce dernier élément
que la partie suivante insistera. Il s’agit de faire état d’études qui, par les données qu’elles
14
présentent, permettent d’illustrer une réalité particulière, c'est-à-dire les problèmes de santé
mentale que vivent les médecins dans le cadre de leur pratique professionnelle.
Plusieurs des études présentées font référence au processus du syndrome d’épuisement
professionnel conceptualisé dans le modèle tridimensionnel de Christina Maslach. Il s’agit
du « Maslach Bornout Inventory » (MBI)5, illustré par les trois éléments suivants : 1)
l’épuisement émotionnel, 2) la dépersonnalisation et 3) l’accomplissement personnel
(VandenBos & American Psychological Association, 2007).
1.1.1 Au Canada et au Québec Selon l’Association médicale canadienne (AMC), l’épuisement a atteint un niveau record
chez les médecins canadiens (2004). En effet, un sondage de l’AMC, réalisé en 2003, avait
révélé que : parmi les répondants (n = 2251), 45,7 % des médecins étaient à un stade
avancé d’épuisement professionnel ; que les femmes étaient légèrement plus touchées que
les hommes (47,6 % contre 44,6 %). Chez les médecins âgés de 35 à 44 ans, la moitié se
disaient fatigués, alors que dans la population en général ce taux se situait aux environs de
35 %. Dans ce même groupe d’âge, les médecins étaient également plus nombreux à
connaître un épuisement professionnel avancé.
Déjà en 1992, une étude fut réalisée auprès de médecins canadiens (The Medical Post,
1993). Elle comprenait 105 items investigués à travers un questionnaire acheminé à 13800
médecins, dont 1800 médecins francophones du Québec. Au total, 2660 réponses ont été
obtenues. Les résultats (Rich, 1993) indiquaient que 15 % des médecins canadiens étaient
fortement en accord avec le fait qu’il leur était quelquefois arrivé d’être cliniquement
dépressifs, alors que 31 % étaient modérément en accord avec cette affirmation. Les
femmes étaient plus enclines à admettre qu’elles avaient déjà souffert de dépression
clinique (20 % contre 13 %). Également, 25 % des médecins avaient considéré le fait de
5 Épuisement émotionnel : caractérisé par le manque d’énergie, le sentiment que les ressources émotionnelles
sont épuisées. Dépersonnalisation : correspond à l’assèchement des ressources, au développement d’attitudes
impersonnelles, le fait d’être détaché et négatif envers les autres. Réduction de l’accomplissement personnel : se réfère à la dévalorisation de son travail et de ses compétences,
la diminution de l’estime de soi et de son impression d’efficacité.
15
faire une psychothérapie, bien que ce taux représentait plus du tiers des femmes ayant
répondu à l’étude et seulement un médecin masculin sur cinq.
Deux autres études ont révélé par la suite un état avancé de burnout chez les médecins
canadiens (Boudreau, Grieco, Cahoon, Robertson, & Wedel, 2006) : la première, réalisée
auprès de médecins albertains (n = 1161), et la deuxième, auprès de médecins de
l’ensemble du Canada (n = 2251). Les résultats indiquent que 45,7 % des médecins
canadiens, et de 48,6 % à 55,5 % des médecins albertains se situaient dans des phases
avancées de burnout. Qui plus est, 31,1 % se retrouvent dans un état très avancé de burnout.
En 2003, la recherche de Cahoon avait été réalisée afin de déterminer la prévalence du
burnout chez les médecins canadiens (Cahoon, 2003). La chercheure a utilisé le Boudreau
Burnout Questionnaire (BBQ) et a envoyé, le 6 février 2003, 7762 questionnaires (par
courriel et par la poste) aux médecins canadiens. Les questionnaires complétés et retournés
furent de 2251. Parmi les médecins répondants, 74 % étaient membres de l’Association
médicale canadienne (n = 1666), alors que 26 % étaient des non-membres (n = 585). Parmi
le nombre de questionnaires reçus, 1870 ont été jugés valides et utilisés aux fins de la
recherche. Les résultats ont démontré que 45,7 % des médecins canadiens étaient à un
niveau élevé de burnout (Phases VI, VII et VIII). Un pourcentage plus élevé de femmes
médecins (47,6 %) que d’hommes médecins (44,6 %) ont déclaré un niveau élevé de
burnout. L’âge a été négativement corrélé avec les mesures du burnout (groupe 34-44 ans et
groupe 45-54 ans démontrant un état de plus de 50 % de burnout élevé). Quant aux états de
burnout avancés, ils étaient pratiquement identiques à travers les différentes spécialités. Un
pourcentage légèrement plus élevé de médecins travaillant en région (46,9 %) ont rapporté
un niveau plus avancé de burnout comparativement aux médecins se situant dans les
centres urbains (45,5 %).
Une autre recherche réalisée au début des années 2000 auprès des médecins exerçant en
banlieue de la Colombie-Britannique (n = 131) avait révélé que 31 % des répondants
souffraient de dépression légère à grave et que 13 % avouaient avoir pris des
antidépresseurs au cours des cinq dernières années. Le taux d’épuisement professionnel
déclaré par les médecins était de 55 %. Les résultats au questionnaire de Maslach
indiquaient que 80 % des médecins souffraient d’épuisement émotionnel de modéré à
16
grave; 61 % souffraient de dépersonnalisation de modérée à sérieuse et 44 % éprouvaient
des sentiments d’accomplissement personnel de modérés à faibles (Thommasen, Lavanchy,
Connelly, Berkowitz, & Grzybowski, 2001).
L’étude effectuée par Lloyd, Streiner, & Shannon (1994) avait pour but de déterminer le
niveau de burnout, de dépression, de satisfaction face à la vie et au travail chez les
médecins d’urgence du Canada. Au total, 395 questionnaires leur furent envoyés par la
poste. Six outils d’évaluation ont été utilisés, soit : les trois sous-catégories du Maslach
Burnout Inventory (MBI) : 1) l’épuisement émotionnel, 2) la dépersonnalisation et 3) le
niveau d’accomplissement personnel, ensuite 4) l’échelle de dépression auto-administrée du
Centre for Epidemiologic Research (Centre for Epidemiologic Research Self-Report
Depression Scale (CES-D)), 5) l’échelle de satisfaction face à la vie (Satisfaction with Life
Scales (SWLS)) et 6) l’outil de mesure de la satisfaction professionnelle du médecin
d’urgence (Emergency Physicians Job Satisfaction Measurement Instrument (EPJS)). Le
taux de réponse a été de 68 %, soit 268 questionnaires retournés. Parmi ces résultats, 46 %
se situaient dans des niveaux moyens à élevés pour l’épuisement émotionnel, 93 % dans
des niveaux moyens à élevés pour la dépersonnalisation et 79 % dans des niveaux moyens à
faibles pour la réussite professionnelle.
Une recherche sur la santé psychologique des ophtalmologistes québécois, réalisée par
Viviers, Lachance, Maranda et Ménard (2007), confirme également des taux importants
d’épuisement professionnel chez cette catégorie de professionnels. Parmi les répondants au
questionnaire (n = 133), les résultats indiquent que 45 % des répondants ont un niveau
d’épuisement émotionnel élevé, 40,3 % présentent un niveau de dépersonnalisation élevé et
25,4 % montrent un faible accomplissement personnel. Le taux de détresse psychologique
se situe à 35,1 %.
Une recherche, réalisée auprès du Cancer Care Ontario’s Systemic Therapy Task Force
(Grunfeld et al., 2000), a tenté de vérifier certaines préoccupations à l’égard de divers états
de burnout, de hauts niveaux de stress et de membres du personnel qui rapportaient
envisager quitter leur emploi ou du moins réduire leur nombre d’heures travaillées. Ainsi,
un questionnaire fut envoyé par courriel aux 1016 membres du personnel qui compose la
majeure partie des services médicaux oncologiques de l’Ontario. Ce questionnaire
17
comprenait le Maslach Burnout Inventory, avec 12 items se rapportant à la santé en général.
Le taux de réponse fut de 70,9 % (médecins : 63,3 %, professionnels alliés du système de
santé : 80,9 %, personnel de support : 64,5 %). Les résultats indiquaient que la prévalence
d’épuisement émotionnel était significativement plus élevée chez les médecins (médecins :
53,3 %, professionnels alliés du système de santé : 37,1 %, personnel de support : 30,5 %).
Les résultats furent semblables en ce qui concerne la dépersonnalisation (médecins: 22,1 %,
professionnels alliés du système de santé : 4,3 %, personnel de support : 5,5 %). Également,
le sentiment de faible accomplissement personnel était significativement plus élevé pour les
médecins (48,4 %) ainsi que pour les professionnels alliés du système de santé (54,0 %) par
rapport à celui du personnel de soutien (31,4 %).
1.1.2 Ailleurs dans le monde Une enquête réalisée par l’Union Régionale des Médecins Libéraux (UMRL) de l’Île-de-
France a été réalisée dans le but de décrire l’épuisement professionnel des médecins
franciliens (Union Régionale des Médecins Libéraux (URML) - Île de France, 2007a,
2007b). Un questionnaire autoadministré fut envoyé à un échantillon de 10 000 médecins
libéraux. De ce nombre, 2243 réponses furent obtenues. Les résultats ont indiqué que 53 %
des médecins libéraux de cette région se sentaient menacés par le burnout, principalement
des généralistes qui réalisent plus de 6000 actes par année.
Pour sa part, l’enquête de psychologie sociale (Davezies & Daniellou, 2004, p. 1200),
réalisée par l’Union Régionale des Médecins Libéraux (URML) de Poitou-Charente en
2002, s’est intéressée à l’épuisement professionnel des médecins (n = 393). Pour ce faire, la
mesure du burnout a été faite par le Maslach Burnout Inventory (MBI). Ce test a révélé que
47 % des médecins ont un score d’épuisement émotionnel élevé, 33 % un niveau élevé de
dépersonnalisation et 41 %, un niveau élevé d’accomplissement professionnel.
Toujours en France, l’étude menée par le Conseil départemental de l’Ordre des médecins
(CDOM) auprès de 44 000 médecins actifs de 26 départements (Léopold, 2006), a
démontrée qu’à l’intérieur d’une période de cinq ans, 492 décès sont survenus, dont 69 par
suicide déclaré certain. Il s’agit donc d’une incidence de 14 % en comparaison d’avec le
18
nombre de suicides survenant dans la population en général (comprise entre les âges de 30
à 65 ans) qui est de 5,4 %.
Dans une étude longitudinale réalisée à l’échelle nationale en Norvège, Tyssen, Rovik,
Vaglum, Gronvold, & Ekeberg (2004) ont évalué la prévalence de problèmes de santé
mentale autorapportés par les jeunes médecins (n = 631) ainsi que la recherche d’aide qu’ils
effectuent. Au départ, la prévalence de problèmes de santé mentale a d’abord été mesurée à
la fin de leur dernière année d’étude. Par la suite, d’autres mesures ont permis de constater
que cette prévalence a augmenté de 11% au temps 2 (après leur première année de pratique)
et de 17% au temps 3 (après leur quatrième année de pratique), alors que la recherche
d’aide n’a pas augmenté. Sur 3,6 ans, 34 % ont rapporté avoir besoin de traitement à une ou
plusieurs occasions. Ainsi, environ un tiers de la cohorte des étudiants en médecine et des
jeunes médecins ont rapporté avoir des problèmes de santé mentale qui nécessitaient des
traitements. Les deux tiers de ces personnes ont alors demandé de l’aide. Ces demandes
augmentent de la première année d’internat jusqu’à la quatrième année d’étude. Selon les
auteurs, il est possible qu’une meilleure connaissance de la psychiatrie et des traitements
possibles expliquent cette plus grande demande d’aide dans les dernières années d’étude.
Finalement, les données révèlent que plus les symptômes et les problèmes rencontrés sont
importants aux dires des sujets, moins ces derniers ont tendance à demander de l’aide.
Une étude menée en Suisse par Goehring, Bouvier Gallacchi, Künzi et Bovier (2005)
auprès de médecins généralistes (n = 1755), a révélé que 19 % des répondants présentent un
taux élevé d’épuisement émotionnel, 22 % un taux élevé de dépersonnalisation/cynisme et
16 % un taux faible d’accomplissement professionnel. Dans l’ensemble, 4 % présentaient
un taux élevé de burnout.
La recherche de Soler et al. (2008) a tenté d’illustrer la situation du burnout chez les
médecins de famille européens. 3416 questionnaires furent distribués dans 12 pays
européens. 1393 réponses ont été obtenues, ce qui représente un taux de 41 %. Les résultats
au test du Maslach Burnout Inventory Human Services Survey (MBI-HSS) ont indiqué que
43 % des répondants étaient à un niveau élevé d’épuisement émotionnel; 35 % à un niveau
élevé de dépersonnalisation et 32 % présentaient un faible sentiment d’accomplissement
personnel. 12 % présentaient un haut niveau de burnout dans ces trois dimensions alors
19
qu’un peu plus du tiers ne présentaient pas de niveaux significatifs à chacune de ces trois
dimensions.
Une autre étude (Frank & Dingle, 1999) s’est intéressée à la dépression et au suicide chez
les femmes médecins américaines. Les auteures ont utilisé les résultats du Women
Physicians’Health Study (n = 4501) où un questionnaire avait été distribué dans tout le
pays. Les résultats ont indiqué que 19,5 % (n = 808) des répondantes présentaient un
historique de dépression.
Toujours aux États-Unis, une étude de Bertges Yost & al. (2005), réalisée auprès de
chirurgiens, a indiqué que 38 % d’entre eux montraient un taux élevé d’épuisement
émotionnel; 27 % affichaient un taux élevé de dépersonnalisation et 16 % montraient un
faible taux d’accomplissement personnel.
En se rapportant aux données de 143 885 personnes décédées dans 21 états américains, par
l’intermédiaire des dossiers du « National Mortality Detail » du « U.S. Public Health
Service » pour les années 1990, et en réalisant une analyse de régression, Stack (2004) a
estimé que les médecins américains étaient 2,45 fois plus à risque de mourir par suicide que
le reste de la population active au travail.
L’étude de Shanafelt et al. (2010a) a examiné les incidences du burnout parmi 7905
chirurgiens américains répondants en lien avec l’évaluation des caractéristiques
personnelles et professionnelles de ces médecins. L’objectif général était de déterminer le
lien entre le burnout et la satisfaction professionnelle chez ces chirurgiens américains. Les
répondants avaient en moyenne 18 années de pratique médicale, travaillaient environ 60
heures par semaine et étaient sur appel deux nuits par semaine. Dans l’ensemble, les
résultats ont indiqué que 40 % des chirurgiens étaient en burnout; 30 % présentaient des
symptômes de dépression et 28 % indiquaient un indice de qualité de vie deux fois moins
élevé que celui de la population en général.
En résumé, les données qui viennent d’être présentées illustrent à quel point les médecins
sont actuellement confrontés à divers problèmes de santé mentale liés à leur travail. Afin de
mieux comprendre comment ces difficultés peuvent s’incarner dans la vie des médecins, la
20
partie suivante traitera plus spécifiquement des éléments de pénibilité compris dans leur
travail.
1.2 Éléments de pénibilité liés à la pratique médicale De façon générale, la pénibilité exprime à quel point certaines caractéristiques liées au
travail deviennent astreignantes pour le sujet (Barnier & Bensoussan, 2010). Elle peut alors
être définie comme « la difficulté à supporter une situation, elle englobe donc la relation au
travail (p. 127). Plus précisément, pour Linhart & Hélardot (2010), la pénibilité au travail
peut se comprendre comme « l’opérateur intermédiaire entre l’expérience du travail et la
santé (p. 6). Ces auteurs décrivent ainsi quatre dimensions de la pénibilité au travail qui,
bien que différents, demeurent complémentaires. La première dimension définit la
pénibilité comme « l’exposition à des nuisances physico-chimiques », ce qui rejoint la
conception classique des risques d’accidents physiques liés au travail. La deuxième
dimension se rapporte à la « nature des activités elles-mêmes et à leurs modes
d’accomplissement », et aux diverses pathologies physiques sont examinées sous l’angle
des gestes, postures et mouvements présents dans l’exécution du travail. La troisième
dimension correspond aux approches centrées sur le stress au travail ainsi qu’à son
implication sur la santé physique et mentale des travailleurs. Ces modèles, dont les plus
connus sont ceux de Karasek et Siegrist (précédemment évoqués), ont également démontré
les liens étroits entre le stress et les risques de maladies cardiovasculaires. Finalement, la
quatrième dimension présente la pénibilité au travail comme « une caractéristique des
expériences du travail marquées par l’insatisfaction, la souffrance, le sentiment de
dévalorisation et les atteintes à l’estime de soi ». C’est ce dernier niveau qui sera tout
particulièrement observé dans le cadre de la présente recherche, rejoignant ainsi les
éléments conceptuels de la psychodynamique du travail (Dejours, 2008b, 2009a) et tout
particulièrement le concept de souffrance éthique.
Dans cette section, les éléments de pénibilité rencontrés par les médecins dans le cadre de
leur pratique seront rapportés succinctement; ils ont été regroupés en trois grandes parties,
soit : 1) les éléments organisationnels, 2) les éléments humains et 3) les éléments culturels.
21
À la suite de la description de ces trois éléments, une partie est consacrée aux conséquences
qui découlent de ces éléments de pénibilité vécus par les médecins.
1.2.1 Éléments organisationnels Dans cette section, les données relevées renvoient à des éléments de pénibilité qui peuvent
être associés aux risques psychosociaux provenant de l’organisation du travail. Cette
dernière peut être définie selon deux composantes distinctes, soit la division technique et la
division humaine du travail. « La première réfère davantage au contenu significatif de la
tâche, alors que la seconde concerne plutôt les possibilités d'interaction avec son milieu »
(St-Arnaud & Vézina, 1993, p. 1). Ainsi, le relevé des études sera présenté selon une
typologie de contraintes rencontrées dans le travail des médecins : les contraintes
institutionnelles, les contraintes administratives, les contraintes professionnelles ainsi que la
charge de travail.
1.2.1.1 Contraintes institutionnelles - gouvernements et établissements Selon de Bonnières, Estryn-Béhar & Laussaunière (2010), la pénibilité du travail des
médecins provient principalement du manque de moyens mis à leur disposition afin
d’exercer leur pratique. Que ce soit par le manque de temps ou par le manque d’espace, ils
arrivent difficilement à pouvoir faire leur travail d’une façon qu’ils considèrent adéquate.
Les restrictions budgétaires et les contraintes économiques feraient tendre le système vers
la quantité plutôt que vers la qualité.
Pour Goehring, Bouvier Gallacchi, Künzi et Bovier (2005), les changements apportés au
système de santé et au soin médical en général contribuent également aux difficultés que
rencontrent les médecins. De plus, un mauvais système de travail, un manque d’attention de
la direction d’établissement et un manque d’encadrement ou de formation apparaissent
comme les causes principales de stress (Bertrand et al., 2000).
Le nombre de nuits sur appel par semaine, le nombre d’heures de travail par semaine et le
fait d’être rémunéré entièrement sur la base de la facturation représentent des facteurs liés
au burnout (Shanafelt et al., 2010a).
22
1.2.1.2 Contraintes administratives et bureaucratie Dans l’enquête réalisée par l’Union Régionale des Médecins Libéraux (UMRL) de l’Île-de-
France (Union Régionale des Médecins Libéraux (URML) - Île de France, 2007a, 2007b),
les principales causes de burnout évoquées par les médecins (n = 2243) sont : l’excès de
paperasserie (62,6 %) et l’augmentation des contraintes collectives (47,3 %). La charge
administrative contribuerait grandement à la pénibilité du travail (de Bonnières et al., 2010;
Leopold, 2009) et se révélerait une source de stress constante (Association d'Aide
Professionnelle aux Médecins Libéraux, 2010; Conseils Départementaux 76 & 27 de
l'Ordre des Médecins, 2008). Également, les contentieux administratifs, judiciaires ou
ordinaux (subis ou provoqués) sont des marqueurs significatifs du risque de suicide chez les
médecins (Leopold, 2009; Léopold, 2006). Goehring, Bouvier Gallacchi, Künzi et Bovier
(2005) ont également fait ressortir à quel point les contraintes liées à l’assurance santé et au
travail qui l’accompagne sont vécues de façon pénible pour les médecins, principalement
en raison de la consommation de temps que cela exige.
1.2.1.3 Contraintes professionnelles Pour Bertges Yost et al. (2005), les principaux éléments reconnus comme prédicteurs de
l’épuisement émotionnel sont : les questions ou les doutes des médecins quant à leur choix
de carrière, un délaissement de leurs activités et la perception d’avoir un contrôle limité sur
les services médicaux offerts aux patients; ces éléments se traduisent par le sentiment qu’ils
ont peu de choses à offrir aux patients en termes de soin.
À la suite de l’enquête de Davezies & Daniellou (2004), les auteurs ont réalisé une autre
recherche, qualitative, qui a permis de faire ressortir plusieurs éléments de compréhension à
l’égard du développement de l’épuisement professionnel de 21 médecins généralistes
interviewés. Les résultats démontrent que ce n’est pas tant la charge de travail quantitative
qui explique les difficultés des médecins (bien qu’elle soit à l’origine de plusieurs plaintes),
mais bien le contenu et la qualité du travail. Ces résultats montrent que les difficultés
relatives aux exigences des patients sont présentes, mais ne sont pas de première
importance. Il apparaît que les problèmes des médecins découlent davantage des difficultés
à effectuer ce qui leur semble un travail de qualité. Ainsi, la complexité psycho-socio-
familiale des patients ne leur permet pas de rejoindre leur idéal médical, soit une réalisation
23
correcte des actes techniques du diagnostic et de la prescription, ce qui soulève l’idée de la
lourdeur des cas. Certains choisissent d’orienter leur pratique en visant une quantité de
consultations effectuées alors que d’autres optent pour l’écoute du patient (ce qui a une
incidence sur le nombre de consultations et donc forcément sur la rémunération). Entre ces
deux positions se retrouve tout un éventail de compromis. La bataille constante
d’ajustements qui en découle (entre objectifs et ressources) peut alors les mener à un
sentiment d’échec.
1.2.1.4 Charge de travail Selon l’étude réalisée par l’Université d’Ottawa en 1999, les médecins rattachés à cet
établissement travaillaient en moyenne 59 heures par semaine. Selon l’enquête sur la santé
des médecins libéraux de la Haute-Normandie, la moyenne du temps de travail des
médecins était de 50 heures hebdomadaire, en dehors des gardes et de la formation
(Conseils Départementaux 76 & 27 de l'Ordre des Médecins, 2008).
Ainsi, plusieurs répondants aux enquêtes ont spécifié se sentir en surcharge de travail
(Conseils Départementaux 76 & 27 de l'Ordre des Médecins, 2008; Goehring et al., 2005;
Viviers et al., 2007). Cette perception de surcharge contribuerait négativement à la
satisfaction au travail (Lloyd et al., 1994), et cela de façon plus marquée que la quantité
réelle de travail à effectuer (Thommasen et al., 2001).
Cette situation ne date pas d’hier. Une étude réalisée au Minnesota par Losek (1994) auprès
de 37 unités de médecine d’urgence pédiatrique avait pour but de vérifier les
caractéristiques du travail, la charge de travail et la satisfaction au travail des médecins qui
œuvrent dans ces unités. La méthode utilisée fut l’envoi d’un test auto-administré de sept
pages. Les résultats ont démontré que, dans presque la moitié des unités d’urgence
pédiatriques (46 %), la charge de travail clinique était considérée comme excessive.
Seulement 22 % des médecins consultés croyaient pouvoir encore travailler dans ces unités
après l’âge de 50 ans, principalement en raison des horaires de travail, dont l’obligation du
travail de nuit.
24
Selon l’Association d’Aide Professionnelle aux Médecins Libéraux (2010), qui représente
25 000 médecins libéraux de l’Île-de-France, ce constat de dégradation de la qualité des
soins apportés par certains médecins est tributaire du mal-être psychologique et physique
vécu par ces derniers. Arrêt de travail, épuisement, surcharge découlant de la récupération
des patients qui ont vu leur médecin s’absenter pour maladie sont chose commune. À titre
indicatif, « 8 médecins sur 10 ont le sentiment de devoir souvent ou toujours se dépêcher et
moins d’un médecin sur 2 considère qu’il dispose d’un temps suffisant pour effectuer
correctement son travail » (2010, p. 6).
L’analyse des données d’enquêtes de la Caisse Autonome de Retraite des Médecins de
France (CARMF) et de l’Union Régionale des médecins Libéraux (URML) a permis de
repérer certaines causes présentes dans le burnout des médecins. Au premier plan se trouve
la surcharge de travail (Leopold, 2009).
L’appel des internes et des résidents, de même que les interruptions par les appels
téléphoniques extérieurs (familles de patients, personnels soignants du service, etc.),
figurent parmi les plus perturbateurs et consommateurs de temps car ils impliquent des
moments d’arrêts de travail importants (Bertrand et al., 2000). De la même façon, l’étude
de Lloyd et al. (1994), parmi les médecins d’urgence, la participation à l’enseignement
médical était un facteur important des syndromes de dépression.
Finalement, l’étude de (Bertrand et al., 2000) a permis d’identifier la surcharge quantitative
et qualitative de travail de même que l’ambigüité des rôles comme éléments significatifs de
pénibilité liés au travail.
1.2.2 Éléments humains Aux éléments organisationnels s’ajoutent les éléments humains, individuels, sociaux et
culturels. Cette section permettra d’illustrer certaines données d’études qui font état de ces
caractéristiques.
25
1.2.2.1 Caractéristiques personnelles L’étude menée en Suisse par Goehring, Bouvier Gallacchi, Künzi et Bovier (2005) auprès
de médecins généralistes (n = 1755) a fait ressortir certaines variables dites personnelles
associées au burnout : être de sexe masculin, être âgé de 45 à 55 ans ainsi que travailler
dans une région rurale. Pour Soler et al. (2008), le fait de demeurer dans certaines régions
rurales, d’être un jeune médecin et d’être de sexe masculin est corrélé à une incidence
élevée de burnout.
Selon Desjardins (1997), l’âge du médecin, les situations où surviennent un divorce, de
même que les difficultés personnelles et professionnelles augmenteraient le risque de
suicide.
Comme l’énonce Léopold (2009; 2006), le divorce, les difficultés financières et la maladie
(physique ou mentale) sont des marqueurs de risques significatifs dans les situations de
suicide.
À titre d’exemple, au Canada, l’étude de Lloyd et al. (1994) a démontré que le fait de
demeurer au Québec contribuait négativement à la satisfaction au travail. Parmi les facteurs
explicatifs, les auteurs mentionnent la possibilité que le Québec offre de plus bas salaires
ainsi que la plus faible proportion d’unités d’urgence hospitalières qui ont un statut de
département, ce qui démontre le glissement de sens qui se fait entre les éléments
« personnels » et « structurels ».
Dans un autre registre, l’analyse de Leopold (2009) a fait ressortir deux facteurs individuels
déterminants impliqués dans le burnout et qui se rapportent aux limites que rencontrent les
médecins dans le cadre de leur pratique. Il s’agit 1) des blessures narcissiques et 2) de
l’alternance douloureuse entre toute-puissance et impuissance.
Dans l’étude des Conseils Départementaux 76 & 27 de l'Ordre des Médecins (2008), 68 %
des femmes avaient une dette de sommeil chronique contre 53 % chez les hommes. Les
principaux facteurs associés au burnout étaient : le jeune âge, l’exercice de la médecine
générale, l’insatisfaction au travail et la qualité du sommeil.
26
Une étude menée en Belgique, par Van Daele (2000), a démontré des profils particuliers de
médecins selon le niveau de stress qui les caractérisent. Le modèle conceptuel retenu fut
celui proposé par Lazarus et Folkman, où le stress ne réside ni dans la situation, ni dans
l’individu, mais dans une transaction entre l’individu et la situation. Ainsi, « deux
médiateurs interviennent dans cette relation et modulent la réaction de stress : le processus
d’évaluation cognitive et les stratégies d’ajustement » (p. 60). L’auteure a également mis en
évidence certaines variables individuelles pouvant prédire les niveaux de stress. Ainsi,
parmi les hauts niveaux de stress, on retrouve en ordre d’importance : 1) le sexe (les
femmes étant généralement plus stressées), 2) l’âge (les médecins plus âgés étant souvent
moins stressés), 3) la situation familiale (le fait de vivre seul(e), les enfants en bas âge et la
charge de travail qui en découle pouvant augmenter le stress), 4) le nombre élevé de
consultations et 5) l’obligation d’assumer fréquemment des gardes. Ainsi, ces résultats ont
permis de mettre en lumière certains profils particuliers de médecins ainsi que leur type de
pratique selon le niveau de stress qui les caractérise.
Les facteurs indépendamment associés au burnout de ces médecins comprenaient le jeune
âge, le fait d’avoir des enfants, la zone de spécialisation (Shanafelt et al., 2010a).
1.2.2.2 Les relations avec les patients et leur famille L’étude de Bertrand et al. (2000) se rapportait à la charge de travail des médecins des
urgences, mais en se demandant si ce sont les aspects quantitatifs ou qualitatifs (ou les
deux) de l’aspect du travail de ces médecins qui apparaissent comme problématiques. Huit
médecins ont répondu à un questionnaire d’autoévaluation portant sur sept journées
d’activité, pratiquées dans cinq services d’urgence de la région de Provence-Alpes-Côte
d'Azur. L’hypothèse de départ était que « la multiplication des sollicitations pouvait être un
facteur de stress, en détournant le praticien d’une tâche, lourde par elle-même bien que
programmée, et donc consentie » (p. 496). Les résultats ont indiqué que les malades
peuvent être un élément perturbateur dans la sérénité de l’exercice, en requérant parfois
plusieurs interventions. Ainsi, l’appel des malades représente 13 % du temps d’interruption
de ces médecins.
27
Les exigences et le manque de considération des patients à l’égard des soignants
contribuent également aux difficultés de la pratique médicale (Conseils Départementaux 76
& 27 de l'Ordre des Médecins, 2008). De plus, le harcèlement de certains malades est
souvent vécu de façon très pénible (Leopold, 2009).
Une source de stress importance se situe dans la relation avec les patients et leurs
familles (Bertrand et al., 2000). Sur ce point, les demandes de l’entourage des patients, de
même que l’insécurité découlant de possibles agressions de la part de patients, demeurent
significatives quant à la pénibilité que vivent les médecins dans le cadre de leur pratique
professionnelle au quotidien (Association d’Aide Professionnelle aux Médecins Libéraux
(2010).
Une recherche effectuée auprès de 270 médecins généralistes a tenté d’identifier les liens
possibles entre le burnout du médecin, le retrait psychologique et la « compliance » du
patient (Truchot, Roncari, & Bantégnie, 2011). La compliance peut être décrite comme une
attitude docile chez l’individu, obéissante, conforme ou accommodante. Dans cette étude,
les médecins devaient alors réagir à un cas de patiente devenue invalide, et cela selon deux
modalités : compliante et non-compliante. Les médecins consultés avaient à choisir entre
cinq attitudes qui leur étaient proposées. Les chercheurs ont également évalué le degré de
burnout chez chacun de ces médecins. Les résultats ont indiqué que lorsque les médecins
présentent un degré élevé de burnout, ils adhèrent davantage aux solutions de retrait
psychologique et moins aux solutions engageantes, tout particulièrement lorsque la patiente
est non-compliante. Ainsi, les patients considérés « plus difficiles » par les médecins
peuvent devenir une source de pénibilité et de complexité qui ajoute à la lourdeur des
tâches qu’ils ont à accomplir.
1.2.2.3 La relation avec les collègues
Médecins L’étude de de Bonnières (2010) souligne les relations difficiles et tendues avec les
collègues de travail. Ces difficultés relationnelles avec les confrères apparaissent
significatives quant au stress ressenti par les médecins (Bertrand et al., 2000). Cette
situation est vécue de façon particulièrement pénible lorsque certains médecins décrivent le
28
manque de solidarité et de loyauté qui prévaut parfois entre collègues médecins (Maranda
et al., 2006). Certains vont même jusqu’à critiquer devant les patients les décisions de
traitement et les diagnostics qui ont été faits par leurs collègues. Cette enquête clinique a
également fait ressortir à quel point les consœurs et confrères médecins sont souvent les
moins réceptifs face à un collègue en difficulté. Ainsi, le message est qu’« il faut tenir »,
même en état d’extrême fatigue. « C’est l’augmentation de leur charge de travail qu’ils
voient parfois en premier, la perte de revenus pour la clinique , etc. ». (p. 74). Se mettent
alors en place des valeurs d’autonomie et d’individualisme où la reconnaissance est bien
souvent difficile à obtenir et où la plainte d’un collègue peut venir menacer le système
défensif mis en place, soit celui de l’endurance.
D’autres données d’enquêtes ont également illustré que les médecins généralistes étaient
moins satisfaits que les médecins spécialistes de leurs conditions de travail (58% contre
75%) et souffraient davantage d’un manque de reconnaissance de leurs pairs (49% contre
30%) (Conseils Départementaux 76 & 27 de l'Ordre des Médecins, 2008).
Personnel soignant Bien que la thèse porte spécifiquement sur le travail des médecins, le travail du personnel
soignant a une influence directe sur l’organisation du travail de ces médecins. Il ne s’agit
pas ici de dresser un portrait de ce que vivent les infirmières et infirmiers, les mêmes
constats ayant été observés en ce qui se rapporte à la collaboration difficile avec les
médecins. Il s’agit plutôt d’illustrer à quel point le travail de ce personnel soignant, soumis
à des situations de travail similaires, ajoute de façon significative aux difficultés que
rencontrent les médecins au quotidien. Ainsi, un des éléments vécus de façon pénible pour
les médecins se rapporte à la disponibilité du personnel (Le Collège des médecins de
famille du Canada - l’Association médicale canadienne et le Collège royal des médecins et
chirurgiens du Canada, 2007). Selon cette étude, cette difficulté à obtenir une assistance de
la part d’autres membres de l’équipe soignante se classe au deuxième rang (43 %) des
obstacles qui empêchent les médecins de faire adéquatement leurs interventions.
Longneaux (2004) décrit également cette situation où le manque de personnels contribue
souvent à une incapacité d’agir qui s’inscrit directement dans le mal-être que vivent les
médecins. Roucayrol (2001) constate que les réductions de personnels, tout
29
particulièrement en ce qui concerne les infirmiers et infirmières, sont au deuxième rang des
limitations vécues en contexte hospitalier, ce qu’elle décrit comme une source récurrente de
tensions.
L’étude de L. Langlois, Dupuis, Truchon, Marcoux, & Fillion (2009) était consacrée aux
dilemmes éthiques que vivent les infirmières aux soins intensifs. Deux situations
particulières se sont dégagées : l’acharnement thérapeutique et la cessation de traitement
(euthanasie). Les auteurs décrivent comment les dilemmes rencontrés font ressortir trois
valeurs : 1) le respect des ordonnances, 2) la responsabilité morale et 3) le respect de la vie.
Devoir « agir » sans avoir participé aux délibérations et aux décisions est vécu de façon très
pénible.
1.2.3 Éléments culturels Comme le précise Javeau (1997), la signification de la « culture », au sens anthropologique,
désigne une « manière de sentir, de parler, d’agir, de penser d’un groupe d’êtres humains
donné. […] Ces traits, que l’on pourrait aussi appeler « sociétaux », résultent des
interactions durables dans le temps et extensibles dans l’espace que nouent entre eux les
membres du groupe » (p. 47).
Déjà en 1998, l’Association médicale canadienne soulignait la réticence marquée des
médecins à consulter et à se faire soigner lorsque cela s’avérait nécessaire. « Les médecins
ont toutefois tendance à attendre plus longtemps que leurs patients pour se faire traiter
lorsqu’ils ont des problèmes de santé et ils peuvent hésiter particulièrement à demander de
l’aide lorsqu’ils ont des problèmes psychosociaux ou psychiatriques » (Association
médicale canadienne, 1998, p. 1200).
Chocard & Juan (2007) soulignent la difficulté de prendre en charge le médecin malade,
principalement en raison de son appartenance au corps médical. Les médecins souffrants
ont davantage tendance à banaliser ou à nier les problèmes rencontrés, tout comme les
médecins soignants qui présentent la même attitude face à un collègue malade. En situation
de difficulté, le médecin souffrant opte bien souvent pour la tentative de gérer seul ses
30
difficultés, ce qui donne alors lieu à l’isolement et à l’auto-prescription de médicaments.
Bien souvent, c’est la famille du médecin qui, la première, s’apercevra de la détresse vécue
par celui-ci.
Une autre caractéristique importante du travail des médecins se rapporte à l’écart
grandissant entre deux ordres d’attentes à l’égard de l’agir professionnel : « un premier
élément issu du concept de relation professionnelle traditionnellement privée et un
deuxième élément, plus contemporain, où le bien collectif entre en jeu » (Patenaude &
Xhignesse, 2003, p. 69). Dans un contexte de limitation des ressources, la population
s’attend à ce que le médecin tienne compte de l’impact de chacun des actes posés. Il s’agit
en fait d’une demande d’efficience, d’évaluation de coûts-bénéfices, de priorisation des
demandes en fonction de l’urgence, etc. Cela place le médecin dans une position de conflits
de rôles professionnels, c’est-à-dire entre les besoins de son patient et les attentes de la
société. Il en découle une déchirure entre « les exigences déontologiques et les exigences
éthiques qui traversent les institutions » (p. 70).
1.2.4 Conséquences ou manifestations de la souffrance Les éléments de pénibilité qui viennent d’être décrits ont sans doute des incidences directes
et indirectes sur divers aspects de la vie des médecins : aspects physiques, familiaux,
psychologiques ou atteintes possibles à la santé mentale. Cette section s’attachera à dégager
certaines de ces conséquences possibles.
1.2.4.1 Stress, fatigue, problèmes de sommeil, épuisement Parmi les incidences souvent rencontrées chez les médecins, certains problèmes physiques
et psychologiques peuvent se manifester. Les prochaines données d’études présenteront
certaines de ces conséquences.
La recherche de Richardsen & Burke (1991) avait pour objectif d’identifier quelles étaient
les principales sources de stress occupationnel, de satisfaction au travail ainsi que les
différences vécues par les hommes et les femmes dans l’exercice du travail médical. Les
chercheurs ont distribué 2584 questionnaires à des médecins et à travers le Canada. Les
femmes ont répondu dans une proportion de 10 % seulement. Les résultats ont démontré
31
que, chez les hommes et les femmes médecins, la pression du temps était la principale
source de stress alors que les relations avec les patients et les collègues étaient les éléments
qui leur apportaient le plus de satisfaction. Le temps sur appel, le total des heures
travaillées ainsi que la paperasserie médicale représentaient les sources de stress les plus
importantes. Qui plus est, les horaires et aménagements de travail variés étaient des
prédicteurs « positifs » de stress alors qu’ils étaient des prédicteurs « négatifs » de
satisfaction au travail. Ainsi, le stress occupationnel était associé à une moins grande
satisfaction de la pratique médicale ainsi qu’à une attitude plus négative par rapport au
système de santé. Les principales différences quant au genre furent que les femmes
éprouvaient un stress général plus important que les hommes, mais seulement de façon
légèrement significative. Alors que les femmes ont décrit le besoin de maintenir leur propre
niveau de connaissances comme étant un facteur plus stressant que chez les hommes, ces
derniers ont déclaré ressentir plus de stress quant au maintien d’un revenu adéquat.
Il apparaît que les pressions du temps contribuent à accroitre le stress vécu par les
médecins, que ce soit en raison du nombre d’heures de travail, du nombre de consultations,
des gardes, de la paperasserie à effectuer. De plus, certaines relations interpersonnelles
difficiles et le fait d’être confronté à la maladie et à la mort peuvent également devenir des
facteurs de stress important. Finalement, il apparaît que certains autres éléments, comme le
fait d’être une femme ou d’être d’un âge moindre peuvent également devenir un élément
contribuant au vécu de stress dans la profession médicale. Mais certains éléments de
contingences extérieures peuvent également intervenir sur le stress ressenti. La section
suivante, qui est consacrée à la pression du travail sur la famille, constitue une de ces
contingences importantes.
1.2.4.2 La conciliation du travail et de la vie familiale Viviers et al. (2007), dans l’étude réalisée auprès des ophtalmologistes québécois, ont
démontré que les conflits travail-famille sont une variable centrale à considérer pour
comprendre la souffrance vécue par les membres de cette catégorie professionnelle. Deux
groupes sont apparus davantage vulnérables dans ce contexte : les femmes et les
ophtalmologistes de moins de 45 ans.
32
D’autres études ont également démontré la difficile gestion de l’interface travail-famille
(Association d'Aide Professionnelle aux Médecins Libéraux, 2010; Leopold, 2009), ce qui
implique souvent un stress important. Près de 50 % des répondants à l’étude du Conseils
Départementaux 76 & 27 de l'Ordre des Médecins (2008) croyaient que les exigences
professionnelles pouvaient mettre en péril leur vie familiale.
Finalement, dans l’étude de Shanafelt et al. (2010a), seulement 36 % des chirurgiens
avaient l’impression que leur horaire de travail leur laissait suffisamment de temps
personnel et familial, et la moitié seulement (51 %) recommanderait à leur enfant
d’entreprendre une carrière comme médecin ou chirurgien.
Comme le démontrent également ces dernières études, le fait d’être une femme ou d’être en
bas âge contribue à accroitre la souffrance chez ces médecins. De plus, il ressort que ces
médecins considèrent que leur pratique médicale influence négativement la qualité du
temps qu’ils peuvent consacrer à leur famille ou à leurs activités personnelles, à tel point
qu’un médecin sur deux ne recommanderait pas à ses enfants d’entreprendre ce type de
profession. En plus des incidences de profession sur les autres temps de vie des médecins, il
apparaît également que certaines appréhensions quant aux fautes possibles qui peuvent
survenir dans le cadre de leur pratique deviennent des éléments de pénibilité du travail.
1.2.4.3 Crainte de l’erreur La crainte de l’erreur médicale apparaît importante quant à la pénibilité de la pratique
médicale (Maranda et al., 2006). Cette crainte serait ressentie comme une cause principale
de stress (Bertrand et al., 2000).
Dans l’analyse des données d’enquêtes de la Caisse Autonome de Retraite des Médecins de
France (CARMF) et de l’Union Régionale des médecins Libéraux (URML), la crainte de
l’erreur médicale est apparue fortement liée au burnout des médecins (Leopold, 2009).
L’étude de Shanafelt (2010b) a démontré que 8,9 % de ces médecins avaient commis une
erreur médicale majeure au cours des trois derniers mois et que plus de 70 % de ces
chirurgiens attribuaient ces erreurs à des causes individuelles plutôt qu’à des facteurs
systémiques. Le fait de rapporter une erreur durant les trois derniers mois indiquait une très
33
grande relation statistique avec une diminution de la qualité de vie au travail, avec une
incidence de burnout (épuisement émotionnel, dépersonnalisation et sentiment
d’accomplissement personnel) et la présence de symptômes dépressifs.
1.2.4.4 Automédication – éthylisme L’abus potentiel de substances peut également devenir un indice de souffrance. Les
prochaines données d’études permettront de documenter ce risque.
Parmi les hypothèses soulevées afin d’expliquer un taux élevé de suicide chez les médecins
canadiens, la consommation abusive d’alcool et de drogues précéderait longtemps cet acte
suicidaire (Orton, cité dans Desjardins, 1997, p. 1908).
Pour Soler et al. (2008), l’abus de tabac, d’alcool et de médicaments psychotropes est
fortement en lien avec un risque de burnout élevé. Léopold (2009; 2006) va dans le même
sens et précise que les conduites addictives (alcool et médicaments essentiellement)
figurent parmi les principaux marqueurs de risque de suicide chez les médecins.
L’étude des Conseils Départementaux 76 & 27 de l'Ordre des Médecins (2008) a démontré
que les médecins généralistes ont plus fréquemment des périodes d’épuisement (55 %), des
pathologies d’ordre psychique (32 %) et prenaient plus d’antidépresseurs (11 %). La
consommation de psychotropes est également l’un des facteurs associés au burnout. « Seuls
20 % des médecins ont désigné un médecins traitant et près de 60 % ont fréquemment
recours à l’automédication au travail alors que 87 % déclarent être concernés par au moins
une pathologie » (p. 13).
Hampton (2005) indique que les risques de mourir par suicide sont substantiellement plus
élevés pour les médecins que pour les non-médecins, soit d’environ 70 % de plus pour les
hommes médecins que pour les hommes de la population en général. Quant aux femmes
médecins, elles ont de 250 à 400 % plus de risques de mourir par suicide que pour les
femmes en général. L’auteure fait remarquer que les hommes et les femmes médecins ont
un taux de suicide environ égal, alors que le taux de suicide est plus élevé chez les hommes
que chez les femmes dans la population en général. Les deux principaux facteurs de risque
sont les désordres mentaux et les abus de substances. De plus, les médecins qui font une
34
tentative de suicide, généralement par l’absorption de drogue, sont plus enclins que les non-
médecins à réussir leur suicide, ce qui peut également contribuer à augmenter le taux de
mortalité par suicide chez les médecins. D’autres études ont démontré l’implication
significative de l’éthylisme, de la toxicomanie et la dépression comme facteurs importants à
l’égard du suicide (Chocard et al., 2007; Chocard et al., 2003; Chocard & Juan, 2007;
Hampton, 2005). « Si les médecins font moins de tentatives de suicide que la population en
général, ils présentent plus d’idéations suicidaires et font plus de suicides « réussis » »
(Chocard et al., 2003).
Il apparaît donc, selon ces recherches, que l’abus de substances (alcool, drogues,
médicaments) soit significativement corrélé non seulement avec diverses atteintes à la santé
mentale, dont la dépression, mais également avec un risque élevé de suicide chez les
médecins.
1.2.4.5 Désir de quitter L’étude réalisée par l’Université l’Ottawa en 1999, auprès de cinq services médicaux liés à
cet établissement, a révélé que 50 % des répondants songeaient toutes les semaines à quitter
la médecine universitaire et que 30 % songeaient à quitter complètement la profession
(Association médicale canadienne, 2003).
La recherche réalisée auprès du Cancer Care Ontario’s Systemic Therapy Task Force
(Grunfeld et al., 2000) réalisée auprès de médecins, professionnels alliés du système de
santé et personnels de support, a démontré qu’environ un tiers des répondants de chaque
groupe a rapporté avoir considéré quitter pour un emploi à l’extérieur du système de soins
en cancérologie. De plus, un taux significativement plus important de médecins (42,6 %)
ont affirmé avoir considéré quitter pour un travail à l’extérieur de la province de l’Ontario.
L’enquête réalisée par l’Union Régionale des Médecins Libéraux (UMRL) de l’Île-de-
France (Union Régionale des Médecins Libéraux (URML) - Île de France, 2007a, 2007b) a
également démontré que parmi les répondants (n = 2243) 12,3 % envisageaient de changer
de métier.
35
1.2.4.6 Pensées suicidaires et passage à l’acte Selon Desjardins (1997), plusieurs études réalisées à travers le monde, de même qu’au
Canada anglais, démontrent un taux de suicide de deux à trois fois plus élevé chez les
médecins que dans la population. L’auteur précise que plusieurs difficultés accompagnent
l’analyse des données recueillies, car de nombreux suicides sont camouflés en mort
naturelle ou accidentelle. Quoi qu’il en soit, « malgré que les données publiées varient
beaucoup selon l’époque, le pays, la culture et les multiples problèmes méthodologiques, le
taux de suicide chez les médecins demeure plus élevé que dans la population en général »
(p. 1908).
L’étude de l’Université d’Ottawa réalisée en 1999 auprès des médecins de la région
montrait que le taux de suicide était deux fois plus élevé chez ces derniers que dans la
population en général. « Les résultats révèlent que 12 % des médecins ont déjà eu des
pensées suicidaires et que 7 % ont déjà planifié une tentative de suicide » (Association
médicale canadienne, 2003; Crépeau, 2006).
Une étude pancanadienne réalisée auprès de médecins (n = 2660), indique que 2,5 % des
médecins admettaient fortement avoir eu des pensées suicidaires (femmes = 3 % ; hommes
= 2 %), alors que 7 % admettaient avoir eu « modérément » des pensées occasionnelles
d’auto-destruction (The Medical Post, 1993).
Déjà en 1986, une étude britannique sur le suicide chez les jeunes médecins (< 40 ans)
démontrait que la mortalité par suicide chez les hommes et les femmes, était plus élevée
que dans la population en général (Richings, Khara, & McDowell, 1986). En 1993, une
autre étude avait démontré que les médecins britanniques de tous les niveaux étaient de
deux à trois fois plus à risque que quiconque de mettre fin à leurs jours par suicide. De ce
nombre, les femmes médecins étaient significativement plus à risque que leurs collègues
masculins (Tonks, 1993).
Dans le rapport présenté par l’Aide Professionnelle aux Médecins Libéraux (2010), on
rapporte que le taux de suicide chez les médecins libéraux est de 14 % (69 suicides sur un
total de 492 décès en cinq ans pour une population de 42 137 médecins). Dans la
population en général, ce taux est plutôt de 5,6 %. Pis encore, dans le département de
36
Vaucluse, le taux de suicide des médecins atteindrait même 60 % (11 suicides sur 22 décès
de médecins actifs de moins de 65 ans, et cela pour une période de 5 années). « Au point où
le Conseil de l’Ordre de ce département a dû mettre en place immédiatement une cellule
d’intervention spécifique » (Association d'Aide Professionnelle aux Médecins Libéraux,
2010, p. 2; Galam, 2007b, p. 477).
Au Québec, selon une étude basée sur des données du Collège des médecins et sur les
dossiers du bureau du coroner, pour la période de 1992 à 2000, 154 médecins sont décédés
au cours de ces années, dont 22 par suicide, ce qui représente un pourcentage de 14,3 %
(Gouvernement du Québec - Ministère de la Sécurité publique du Québec - Bureau du
coroner, 2001). Parmi ces 22 suicides, 16 ont été commis par des hommes et 6 par des
femmes. Le nombre de suicides chez les médecins généralistes était de 14 alors qu’il était
de 8 pour les médecins spécialistes. L’âge moyen est de 47,5 ans. Les conclusions de
l’étude précisent que le suicide est une cause importante de décès chez les médecins et que
la dépression est une cause majeure du décès par suicide. Une des limites indiquées par
l’étude est qu’il y a des décès par suicide qui ne sont pas diagnostiqués. Pour plus
d’informations sur le suicide au Québec, voir l’annexe 1.
Le suicide et le risque de suicide ont également été étudiés selon diverses professions. De
plus, certaines de ces recherches ont tenté de voir si certaines spécialités propres à la
pratique médicale présentaient davantage de facteurs de risques.
Ainsi, l’étude de Stack (2001) s’est intéressée au risque de suicide présent dans diverses
professions. Aux fins de cette recherche, l’auteur a utilisé les données du National
Mortality Files. Ces données rapportaient 9499 suicides survenus à travers 21 états des
États-Unis pour l’année 1990. Les résultats ont permis de constater que, chez les
professionnels, les médecins figuraient au deuxième rang (derrière les dentistes) quant au
risque de suicide.
Selon le Département de Santé Mentale et toxicomanie de l’Organisation mondiale de la
santé (2002), les médecins, vétérinaires, pharmaciens, chimistes ainsi que les agriculteurs
ont un taux de suicide plus élevé que la moyenne (p. 13).
37
Certains résultats d’études indiquent que le risque de suicide était respectivement plus élevé
chez les anesthésistes, les médecins de santé communautaire, les médecins généralistes de
même que chez les psychiatres (Hawton, Clements, Sakarovitch, Simkin, & Deeks, 2001).
En Angleterre et au Pays de Galles, Hawton, Clements, Sakarovitch, Simkin, & Deeks
(2001) ont étudié les risques de suicide chez les médecins en s’intéressant tout
particulièrement au genre, à la séniorité et au type de pratique médicale. Aux fins de leur
recherche, les auteurs ont examiné les dossiers de 223 médecins qui sont décédés par
suicide pour la période de 1979 à 1995. Les résultats de leurs analyses ont démontré que le
taux de suicide était significativement plus bas chez les médecins masculins (14,28) que
dans la population masculine en général (21,0). Par contre, le taux de suicide des femmes
médecins était significativement plus élevé (12,62) que dans la population féminine en
général (6,3). Cela représente donc un contraste marqué avec la population en général où
les taux de suicide sont généralement plus élevés chez les hommes que chez les femmes
(Hawton et al., 2001). Les auteurs soulignent qu’il sera important de surveiller l’évolution
des taux de suicide chez les médecins, particulièrement dans le contexte où les plus
récentes données indiquent une augmentation du stress dans la profession de même qu’un
nombre de plus en plus élevé de femmes qui sont admises en médecine.
À la lumière de ces données, il apparaît que les éléments de pénibilité liés à la pratique
médicale soient lourds de conséquences pour les médecins. L’ensemble des difficultés
qu’ils rencontrent, tant sur le plan organisationnel, humain que culturel, les place dans une
position à risque sur le plan de la santé mentale. Les conséquences pouvant en découler
peuvent alors se situer à divers niveaux, allant du stress jusqu’au suicide. Le témoignage
qui suit permet d’illustrer, à titre d’exemple, de quelle façon cette souffrance peut être
ressentie et vécue par un médecin.
Le témoignage de la Dre Dominique Caron, fait dans la Revue L’Actualité médicale, illustre bien à quel point le fait de recevoir une poursuite peut être dévastateur (Dongois, 2010). Le 15 juin 2005, la médecin reçoit par huissier un subpoena. Des parents ont décidé de la poursuivre, elle et l’hôpital. Anticipant le procès et le regard d’autrui, elle décide de prendre la fuite. Pour elle, c’est terminé ! Elle prend alors tous les comprimés qu’elle peut ramasser, dose qui aurait dû lui être fatale. C’est seulement
38
après cinq jours dans le coma qu’elle a pu reprendre conscience. « Je connais des médecins qui se sont suicidés à la suite d'une poursuite. Et moi qui étais fragile au départ, moi qui ai pourtant mis au monde près de 2000 enfants et en ai suivi des centaines, je me suis sentie nulle. Et j'ai perdu toute estime de moi » (p. 4). Aujourd’hui, elle a appris à dire non et a réduit la quantité de patients qu’elle voit. Mais il demeure qu’elle subit régulièrement des demandes pour suivre davantage de patients. Il s’agit donc d’un effort constant pour résister à la pression et d’imposer ses limites.
1.3 Synthèse Cette recension d’écrits sur la pratique médicale et les difficultés qui l’accompagnent a
permis de constater que plusieurs médecins se trouvent confrontés à des situations de
pénibilité qui ont des incidences sur la pratique médicale et sur leur santé mentale. Bien que
ces professionnels ressentent certains éléments de satisfaction dans leur travail, il apparaît
que leur activité professionnelle se révèle bien souvent coûteuse sur le plan de la santé. Les
contraintes rencontrées au quotidien placent les médecins dans des situations où ils doivent
composer avec des demandes et des besoins, sans pour autant posséder toutes les ressources
nécessaires afin d’y faire face. Il s’agit alors d’un écart important entre ce qu’ils désirent
faire, ce que la profession leur demande et ce que la réalité leur permet concrètement de
réaliser. Ils doivent faire des choix, privilégier certains traitements et agir au mieux, le tout
sous la pression constante du temps et de la charge de travail. Les conséquences qui en
découlent s’avèrent lourdes, tant sur le plan personnel que professionnel, si bien qu’un
certain nombre songent même à quitter ce travail ou, pis encore, à s’enlever la vie. Cela
illustre alors à quel point une souffrance est ressentie dans cette pratique professionnelle
lorsque l’agir professionnel est en quelque sorte « empêché ».
Cette souffrance que vivent les médecins est justement ce qui motive la présente recherche.
Il s’agit ici de tenter de comprendre de quelle façon cette souffrance prend forme, dans
quelles situations elle se développe et de quelle façon elle est vécue par les médecins.
Comme l’a démontré l’enquête de psychodynamique du travail réalisée par Maranda,
Gilbert, Saint-Arnaud & Vézina (2006), le travail des médecins s’est à la fois intensifié,
39
alourdi et complexifié, ce qui contribue à la pénibilité de cette pratique professionnelle. De
plus, à la lumière des diverses données d’études, il semble que la difficulté ou l’incapacité à
exécuter le travail soit centrale.
L’intuition de départ de cette thèse est que les situations de travail des médecins les placent
constamment dans des positions de dilemmes, qualifiés d’éthiques, ces dernières pouvant
éventuellement les amener à ressentir une souffrance éthique. Si ces dilemmes et cette
souffrance sont qualifiés d’éthiques, c’est parce qu’ils s’enracinent dans des valeurs à la
fois personnelles et professionnelles. Ces conflits de valeurs, accompagnés d’une incapacité
d’agir, deviendraient alors une source majeure de détresse pour les médecins.
La section suivante aura pour objectif de présenter le cadre théorique qui soutient cette
recherche. Ainsi, seront présentés : 1) le concept de la souffrance, 2) les concepts de
morales et d’éthique, 3) le modèle théorique et conceptuel de la psychodynamique du
travail, 4) le concept de dilemme éthique ainsi que 4) celui de la souffrance éthique.
40
Chapitre 2 : Cadre théorique et concepts L’objectif de ce chapitre est de présenter le cadre théorique retenu pour la réalisation de
cette thèse. Pour ce faire, la première partie discutera du concept de la souffrance, de ses
origines étymologiques, de même que certaines façons de la concevoir selon divers champs
disciplinaires. La deuxième partie abordera les concepts de la morale et de l’éthique, tout
particulièrement en ce qui les distingue. Par la suite, divers domaines d’application de
l’éthique seront présentés et nous verrons quelles peuvent être les implications de ces
domaines d’applications de l’éthique pour les médecins. Trois modes de régulation,
présents dans les contextes de travail, seront présentés : l’autorégulation, l’hétérorégulation
et la corégulation. Nous terminerons cette partie en décrivant trois perspectives éthiques qui
ont cours en théorie morale et en psychologie, soit celles de la justice, de la sollicitude et de
la critique. La troisième partie présentera le modèle théorique et conceptuel de la
psychodynamique du travail. Seront alors décrits les ancrages épistémologiques qui la
caractérisent et qui ont orienté le regard de cette thèse. Plus particulièrement, nous verrons
en quoi une précédente enquête de psychodynamique du travail a permis de comprendre la
détresse que vivent certains médecins au quotidien. La quatrième partie abordera le concept
de dilemme éthique, celui-ci figurant comme élément d’analyse central de cette thèse, tout
particulièrement dans le contexte de la pratique médicale. Finalement, la cinquième partie
sera consacrée au concept de souffrance éthique. La principale raison pour laquelle ce
concept est traité en tout dernier lieu peut être comprise par le fait que, pour la
psychodynamique du travail, la souffrance figure comme une résultante de divers éléments
de pénibilité présents dans les situations de travail. Ainsi, nous croyons que les dilemmes
éthiques vécus par les médecins peuvent contribuer au développement d’une souffrance que
nous qualifions d’éthique. Cette souffrance aura potentiellement une incidence sur la santé
mentale de ces médecins.
41
2.1 La souffrance La notion de souffrance a été et est encore aujourd’hui beaucoup abordée, discutée, et cela
de façon très variée. Dans sa première conceptualisation, elle se rapportait davantage au
corps, à l’élément physique de l’homme. Ce n’est que plus tard qu’on lui a attribué un lien
avec l’affect, ce qui a conduit au concept de souffrance psychologique. Aujourd’hui, son
lien est largement établi en ce qui a trait aux éléments de pénibilité liés au travail, étant
considérés par plusieurs auteurs comme facteurs psychosociaux de risque. Parmi les
éléments qui peuvent être compris dans cette catégorie de risques psychosociaux (RPS)6,
nous retrouvons, entre autres : « stress, harcèlement moral, souffrance, suicides,
dépressions, TMS, addictions, violence… » (Lhuilier et al., 2010, p. 18). Dans le cadre de
cette thèse, nous utiliserons le concept de souffrance de façon distincte de ce qui est
entendu et compris par les RPS. Nous expliciterons notre position dans la section traitant de
la souffrance selon la psychodynamique du travail.
Dans cette première partie, nous présenterons tout d’abord l’étymologie du mot souffrance.
Par la suite, nous ferons état de certaines conceptualisations s’y rapportant, et cela au regard
de divers champs disciplinaires, soit : de la médecine, de la psychologie, de la sociologie,
de la psychodynamique du travail ainsi que de la philosophie de Paul Ricœur. Nous
terminerons cette section en traitant plus spécifiquement de la souffrance en lien avec la
profession médicale.
2.1.1 Origines étymologiques du mot Le terme souffrance tire son origine étymologique du mot grec pherein et du mot latin ferre
(porter) et sufferre (porter sous, offrir, supporter, permettre, tolérer). Au XVe siècle, le mot
français « souffrance » équivaut à douleur (idée de résignation et de tolérance) et c’est à
6 Définition proposée par le ministère du Travail Français : « Les risques psychosociaux recouvrent des risques professionnels d'origine et de nature variées, qui mettent en jeu l'intégrité physique et la santé mentale des salariés et ont, par conséquent, un impact sur le bon fonctionnement des entreprises. On les appelle « psychosociaux » car ils sont à l'interface de l'individu : le « psycho », et de sa situation de travail: le contact avec les autres (encadrement, collègues, clients... ), c'est-à-dire le « social ». » (Manzano, cité dans Lhuilier, Giust-Desprairies, & Litim, 2010, p. 183).
42
partir du XVIe siècle que souffrir signifie « éprouver une douleur » (Barus-Michel, 2004, p.
26). Encore aujourd’hui, la souffrance est généralement utilisée comme l’équivalent du mot
douleur (Musi, 2005). La douleur correspond à une sensation pénible, désagréable,
ressentie dans une partie du corps, ou réfère à un sentiment pénible (Larousse, 1994). Par
cette définition, la douleur renvoie à ce qui est négativement « senti » d’une façon physique
ou psychologique. Toutefois, il est possible d’éprouver de la douleur physique sans pour
autant en souffrir, tout comme il est possible de ressentir de la souffrance sans éprouver de
la douleur physique. Le lien entre la douleur psychologique et la souffrance psychique
serait plus important.
Pour Freud (1995; 2010), la souffrance peut venir de trois sources distinctes, soit : du corps,
du monde extérieur et d’autrui.
La souffrance menace de trois côtés : de notre propre corps, destiné à la déchéance et à la décomposition, et qui même ne saurait se passer de la douleur et de l’angoisse comme signaux d’alarme; du monde extérieur, capable de se déchainer contre nous avec des forces énormes, implacables et destructrices; et enfin des relations avec d’autres êtres humains. La souffrance provenant de cette dernière source, nous l’éprouvons peut-être plus douloureusement que tout autre; nous avons tendance à y voir une sorte de surcroit sans nécessité, bien qu’elle ne soit sans doute pas moins fatalement inévitable que les souffrances d’autres origines. (Freud, 1995, p. 19; Freud et al., 2010, p. 64)
Ainsi, pour Freud, l’une des causes des plus significatives dans l’apparition d’une
souffrance se retrouve précisément dans l’interaction entre le sujet et les autres membres de
la société avec qui il entretient des rapports sociaux.
2.1.2 Conceptualisations disciplinaires À l’intérieur même d’un champ disciplinaire spécifique, les théoriciens proposent des
conceptions et des définitions qui diffèrent grandement. Ainsi, cette section vise à définir la
43
souffrance telle qu’elle peut être comprise à la lumière de diverses postures disciplinaires,
en retenant l’apport d’auteurs qui ont contribué à préciser leur conception.
2.1.2.1 Position médicale L’importance de la souffrance dans le domaine médical est non négligeable. Elle fait partie
intégrante de l’expérience de la maladie. En fait, « le soulagement de la souffrance est
aujourd’hui considéré comme un des principaux objectifs de la médecine » (Cassel, 1982 ;
Edwards, 2003; Loeser, 2000, cité dans Musi 2005), particulièrement dans le cas de
maladies terminales. Face au malade qui présente une plainte de souffrance, le
professionnel de la santé va tenter de traiter le symptôme (Barus-Michel, 2004, p. 31), ou
bien la cause. Dans ce dernier cas, des interventions de diverses natures peuvent être
réalisées : opération chirurgicale, intervention ou référence psychologique, etc.
Les modèles théoriques les plus simples qui ont été proposés considéraient la souffrance
comme liée à la douleur physique, ou à la douleur mentale, ou aux deux à la fois (Davis
dans Musi 2005). Le modèle de Chapman et Gauvin (1993) décrit trois ordres de causes
possibles : 1) biologiques (douleur, symptômes, effets secondaires des traitements, fatigues,
etc., 2) psychologiques (perte, culpabilité, désespoir, atteinte à l’image de soi, etc.) et
finalement 3) sociales (perte de rôle, perte de travail, isolement, etc.). Un quatrième ordre
de cause possible de souffrance a été ajouté par Cheney et al. et O’Brien; il s’agit des
facteurs existentiels/spirituels « qui concernent aussi bien le passé (désillusion, culpabilité)
que le présent et le futur (futilité, non-sens) » (Musi, 2005, p. 13). Ceci nous amène à la
notion de temps qui aurait une influence non négligeable sur la perception de la souffrance.
Comme le précise Hervé (1998), « Souffrir, c’est endurer, éprouver, supporter quelque
chose de désagréable » (p. 12). De plus, la perception de la souffrance serait toujours en
lien étroit avec la personne qui la vit. Chaque individu aurait un certain degré de tolérance
et de vulnérabilité à la souffrance, et cela en fonction de sa condition physique,
psychologique, de ses occupations personnelles et professionnelles et de ses attentes dans la
vie. « La souffrance serait donc déclenchée par la différence entre ce que chacun attend de
soi et ce que dans la réalité il est ou il fait » (Chapman et Gauvin, cités dans Musi, 2005).
44
Pour Daneault et al. (2006), accéder à la souffrance éprouvée par les malades n’est pas
chose facile. « Ces gens, en quelque sorte, ont honte d’être souffrants. Ils ont peur aussi de
laisser s’exprimer leur souffrance, car, à ce moment-là, ils savent qu’ils ne correspondent
plus à cette image qu’on aime à se faire d’eux, cette image d’hommes et de femmes remplis
de courage luttant de toutes leurs forces contre la maladie » (p. 43). Afin de répondre à la
question : « qu’est-ce que souffrir ? », les auteurs en sont arrivés à la conclusion qu’il existe
trois dimensions irréductibles et communes à la souffrance de toutes les personnes
interrogées. Ces dimensions s’exposent comme suit : 1) souffrir, c’est être violenté (par
l’annonce du diagnostic, par l’impossibilité de guérir la maladie); 2) souffrir, c’est être
privé en même temps que submergé (un manque (pertes diverses, comme l’intégrité) et
débordé par tout ce qui arrive) et 3) souffrir, c’est appréhender (la peur, la vulnérabilité,
l’avenir, la mort). Ainsi, en ce qui concerne les malades et tout particulièrement les malades
incurables, il semble que la souffrance ait une dimension temporelle qui consiste à subir et
à craindre.
2.1.2.2 Position psychologique D’un point de vue psychologique, la souffrance serait davantage reliée à la perception
subjective et au sens que la personne donne à ce qu’elle vit. Ainsi, un même événement
peut amener à ressentir une vive souffrance chez l’un et non chez l’autre. La perception de
la souffrance serait reliée à la mémoire que l’individu a de certains traumatismes ou
malheurs vécus dans l’enfance. Plagnol (2005) insiste sur l’importance des représentations
sur la fonction de la mémoire subjective. Chaque individu serait constitué d’une multitude
de représentations qui lui sont propres et qui proviennent de son histoire singulière. La
souffrance serait alors déclenchée par une réactivation de certains malheurs, conflits ou
certaines peines enfouies dans la psyché. Plagnol fait référence au concept de résonance
symbolique afin d’expliquer comment certaines situations difficiles peuvent faire écho aux
situations conflictuelles ou douloureuses vécues dans l’enfance : « L’énigme du malheur
est liée à sa résonance symbolique avec des malheurs plus anciens, dont le noyau remonte
généralement à l’enfance, et que j’appellerais la peine en référence à Kierkegaard » (p. 29).
Enfin, face à certains conflits, l’utilisation de mécanismes de défense serait utilisée par la
personne afin de limiter la souffrance et conserver son équilibre psychique. Toutefois, bien
45
que l’utilisation de ces mécanismes défensifs permettrait de limiter le mal ressenti, la
souffrance ne serait qu’engourdie ou plutôt dissimulée. Pis encore, « les défenses limitent la
douleur, mais augmentent la souffrance, d’où le danger d’une douleur pire à venir »
(Plagnol, 2005, p. 28).
Toujours selon la perception d’un vécu subjectif, Barus-Michel (2004) insiste sur une
conception de la souffrance désignée comme une perte de sens. Ainsi, le sujet ne peut plus
s’expliquer, se représenter et symboliser cette souffrance, de telle façon que la « douleur
ressentie » ne peut plus se partager. « La plus grande souffrance vient de cette absence de
compréhension, de cette récusation éprouvée comme biffure de l’être. Le sujet est renvoyé
au non-sens, il perd identité, cohérence et cohésion : son espace-temps, unité et continuité,
se défait » (p. 31). L’auteure insiste sur le fait que cette perte de sens induit une souffrance
qui exclut le sujet du monde signifiant dans lequel il se doit d’être intégré (p. 177). Ainsi, le
bien-être est limité par la difficulté à mettre des mots sur son vécu ainsi que par le peu
d’espace disponible pour échanger des paroles avec les autres, c'est-à-dire de pouvoir se
donner du sens.
2.1.2.3 Position sociologique D’un point de vue sociologique, la souffrance pourrait être comprise comme une rupture du
lien transactionnel. Selon Foucart (2003), il s’agirait d’une rupture du sentiment de
confiance envers soi, les autres et le monde. L’auteur fait l’hypothèse que « la souffrance
est le produit d’une brisure de la confiance, source d’angoisse » (p. 65). L’angoisse fait
qu’il devient difficile, voire impossible pour le sujet de se construire dans une relation
réciproque avec l’autre. « Nous définirons la souffrance à partir d’une rupture entre une
virtualité ayant une valeur existentielle pour le sujet et un évènement qui, de par ce fait, est
intolérable ... elle est avant tout une crise des fondements, une perte du sens, une terreur
existentielle » (p. 13). Afin d’illustrer cette relation réciproque qui unit les individus dans
un vécu collectif, Foucart fait référence au concept de transaction qu’il définit comme une
manière de coopérer. Cette coopération impliquerait pour chaque partie impliquée un
certain nombre de compromis afin d’en arriver à une solution commune. « Raisonner dans
le cadre du paradigme de la transaction suppose de considérer les interactions comme une
dynamique où les acteurs s’ajustent de façon largement implicite en fonction de leurs
46
ressources, des règles du jeu, des priorités collectives » (p. 58). Ainsi, c’est lorsque le
compromis devient impossible que la souffrance survient, la confiance en l’autre étant
rompue. Il en résulte un éclatement identitaire et une fermeture sur soi.
Patrick Pharo (1989) accorde quant à lui une place centrale à l’injustice dans le vécu de la
souffrance du sujet. Il qualifie cette souffrance de morale. Celle-ci est alors tributaire d’une
injustice subie ou agie. « Dans le premier cas, c'est-à-dire l’injustice subie, la souffrance
provient de ce qu’on appelle quelquefois le ressentiment, lequel correspond plus
généralement au regret d’être mal traité par autrui ou par soi-même. Dans le second cas,
c'est-à-dire l’injustice agie, la souffrance provient de ce qu’on appelle quelquefois le
sentiment de culpabilité, lequel correspond plus généralement au regret de mal traiter autrui
ou soi-même » (p. 41). Ainsi, le sujet va souffrir d’être la victime de l’injustice ou bien
plutôt d’avoir fait subir une injustice à l’autre ou à soi-même. Afin de préciser sa pensée,
Pharo (1996) propose un modèle de compréhension qui illustre trois types d’injustice :
l’injustice à la première personne, l’injustice à la deuxième personne et l’injustice à la
troisième personne.
1ère personne : l’injustice subie, celle dont je suis la victime
2e personne : l’injustice agie, celle dont tu es la victime et dont je suis l’agent
3e personne : l’injustice [constatée], celle dont je ne suis ni la victime, ni l’agent, mais dont il ou elle est la victime et dont je ne suis par conséquent que le témoin.
Pour Pharo (1996), le constat de l’injustice se fonde sur un jugement porté par le sujet qui
constate un écart entre deux états distincts. « La structure formelle de base du jugement
d’injustice à la première personne, à la deuxième personne et à la troisième personne
consiste à comparer un état réel et un état virtuel jugé bon (c'est-à-dire précisément une
virtualité morale), et à voir dans l’action d’un être humain, un autre ou soi-même, la cause
de cet écart (p. 26). Pour préciser de quelle façon ce jugement d’injustice se caractérise,
l’auteur présente les moments ainsi que les façons où il prend forme :
47
1ère personne : lorsque quelqu’un :
- constate un écart entre ce à quoi il prétend et ce qu’il reçoit;
- pense que cet écart devrait être nul;
- suppose que c’est l’action contraire d’un autre homme ou de lui-même qui empêche cet écart d’être nul.
2e personne : lorsque quelqu’un :
- constate un écart entre ce à quoi une personne prétend et ce qu’elle reçoit;
- pense que cet écart devrait être nul;
- suppose que c’est sa propre action qui empêche cet écart d’être nul.
3e personne : lorsque quelqu’un :
- constate un écart entre ce à quoi une troisième personne prétend et ce qu’elle reçoit;
- pense que cet écart devrait être nul;
- suppose que c’est l’action d’un autre tiers qui empêche cet écart d’être nul.
2.1.2.4 Position psychosociologique
D’un point de vue psychosociologique, la souffrance pourrait être comprise comme un
écart ou une contradiction entre les attentes ou les idéaux d’un individu et ce que le monde,
dans lequel il vit, lui impose. Biron rapporte que « les souffrances, les ruptures, les conflits
vécus sont l’expression individualisée de contradictions sociales et de processus collectifs »
(de Gaulejac, cité dans Biron, 2005, p. 164). Selon Biron (2005), la modernité prescrit la
liberté, l’idéologie du bonheur, la réalisation de soi, etc. À l’opposé, la société actuelle
prône un productivisme où la qualité, le surinvestissement et l’excellence sont la norme.
Cet aspect s’applique tout particulièrement dans le monde du travail où de nombreuses
48
personnes s’inscrivent actuellement dans une logique du surtravail (Rhéaume, 2001). On se
retrouve alors dans une incompatibilité entre les valeurs individuelles et les exigences
sociales qui ne cessent de grandir.
2.1.2.5 Position de la psychodynamique du travail Travailler, c’est faire connaissance avec le réel, et le réel résiste souvent à l’expertise, à la
maîtrise de l’activité, ce qui provoque la souffrance. Cette dernière « fait naître toute une
gamme de sentiments : surprise, étonnement, déception, irritation, contrariété, exaspération,
colère, découragement, etc. (Dejours, 2007a, p. 96). C’est alors que cette souffrance
demande à être transformée, à être soulagée, ce qui transforme le sujet lui-même qui a
surmonté les difficultés rencontrées dans le travail, si la situation a rendu possible une
résolution de problèmes. Ce processus est généralement difficile pour le sujet qui ne perçoit
pas la solution immédiatement. Mais lorsqu’il trouve une façon de surpasser la difficulté,
c’est alors que peut survenir le plaisir. Bref, travailler « suppose d’abord de pouvoir
endurer cette souffrance jusqu’à ce que la voie pour surmonter l’obstacle ait été trouvée. Il
faut essayer, tenter, échouer à nouveau, s’engager dans des voies sans issue. Et en fin de
compte, c’est de la capacité à endurer la souffrance et de l’obstination que vient la
solution » (Dejours, 2007a, p. 97). Dans le cas contraire, c'est-à-dire lorsque le sujet est
empêché de travailler, une souffrance pathogène peut en résulter, ce qui aura des incidences
néfastes sur le plan de la santé mentale.
Joseph Torrente (1999), dans sa thèse de doctorat qui s’intitule La souffrance au travail –
entre servitude et soumission , s’est intéressé aux processus psychologiques en jeu chez les
sujets qui ont à agir à l’encontre de leurs valeurs morales, et cela en contexte de travail
hiérarchisé. Plus précisément, les processus de l’action immorale, de la soumission et de la
banalisation du mal y sont présentés. Dans des situations d’insertion en emploi, l’auteur a
décrit un type de souffrance qu’il nomme souffrance morale-pratique : « Il s'agit de souffrir
de par l'humiliation que subissent les personnes à insérer [sic], laquelle humiliation semble
aviver le sentiment d'impuissance ressenti face au projet d'insertion en raison du travail que
l'on ne peut pas accomplir en sa faveur. C'est aussi le sujet moral en action qui souffre.
Souffrance pratique donc, qui se double d'une souffrance morale à voir autrui ainsi traité »
(Torrente, 1999, p. 30).
49
Pour la psychodynamique du travail, la souffrance est définie comme un espace de lutte
entre le bien-être et la maladie (Dejours, 2000). Elle peut provenir d’un écart entre le travail
prescrit (ce qui est expressément commandé aux travailleurs et travailleuses de faire dans
leur travail) et le travail effectif (le travail tel qu’il se présente, avec ses imprévus).
Toutefois, cet écart peut être source de plaisir si une place est laissée aux travailleurs et
travailleuses pour y faire face, et cela en utilisant leur créativité, leur intelligence et leur
savoir-faire. Dans le cas contraire, où aucune place n’est laissée, ou encore lorsque
l’énergie déployée pour faire face à cet écart n’est pas reconnue par les pairs, les dirigeants
ou la clientèle, une souffrance peut en résulter. Cette souffrance conduira alors les salariés à
mettre en place de stratégies défensives. Ces stratégies défensives ont pour but de protéger,
temporairement, l’équilibre des salariés et de leur permettre de rester normaux. Toutefois,
elles ont également pour particularité de se retourner contre eux et d’atteindre leur identité,
principale armature de la santé mentale.
Le concept de souffrance s’est transformé au cours des dernières années. Au départ, pour la
psychodynamique du travail, la souffrance débutait au moment où la partie créative du
travail s’arrêtait. Par la suite, deux destins possibles de la souffrance se sont définis, c'est-à-
dire la souffrance créatrice et la souffrance pathogène. Mais cette souffrance s’enracine
dans la vie vécue par le sujet, dans sa subjectivité et dans son corps. « La souffrance, en
tant qu'elle est affectivité absolue, est l'origine de cette intelligence qui part à la recherche
du monde pour s'éprouver soi-même, pour se transformer, pour s'accroître elle-même »
(Molinier, 2008, p. 63).
La souffrance fait alors partie de la « normalité ». Molinier (2008) affirme qu’il est possible
de parler de « normalité souffrante ». Mais cette souffrance est considérée comme
« normale » seulement si elle est supportée par le sujet qui s’en défend. « Souffrance et
défense forment donc un couple de concepts qui ne peuvent être dissociés. Sur le plan
clinique, la souffrance est médiatisée par les défenses individuelles ou, ce qui est plus
étonnant, par des défenses collectives qui en modifient profondément l’expression » (p. 58).
Et c’est précisément à partir du moment où ces défenses ne suffisent plus à contenir cette
souffrance, lorsque l’espoir d’une amélioration de la situation ne semble plus possible que
50
le sujet entre dans une souffrance pathogène. Comme le mentionne Dejours (2008b) : « Ce
n’est pas tant l’importance des contraintes mentales ou psychiques de travail qui fait
apparaître la souffrance (bien que ce facteur soit à l’évidence important) que l’impossibilité
de toute évolution vers son allègement » (p. 80). De cette façon, la « souffrance créatrice »
devient « souffrance pathogène ». Comme ces défenses ne remplissent plus leur fonction
protectrice, la maladie peut alors prendre la place (Molinier, 2008). Mais cette souffrance
peut également se transformer en plaisir (souffrance créatrice) si le sujet a la possibilité de
mobiliser son intelligence et sa personnalité grâce au travail qu’il accomplit ou s’il peut
sublimer son travail. Ainsi, comme le soutient Dejours (2009b), « la souffrance devient un
point d’origine dans la mesure même où cette condensation de la subjectivité sur elle-même
annonce un temps de dilatation, de redéploiement, de réexpansion qui lui succède (p. 22).
Cette fonction de la souffrance présente ainsi un double avenu : créatrice ou pathogène.
Cette approche a donc l’intérêt de montrer une facette non seulement moins pessimiste de
la souffrance, mais bien d’en faire une condition souvent nécessaire au plaisir au travail, au
développement de l’identité du sujet agissant dans le travail de même que contribuant à la
santé mentale des travailleurs et travailleuses.
Il apparait important de souligner que la psychodynamique du travail maintient
l’importance de parler de souffrance plutôt que de l’assimiler à la notion de facteurs de
risques psychosociaux (RPS). En effet, la psychodynamique du travail s’intéresse plutôt à
la subjectivité et à l’intersubjectivité du sujet dans son rapport dynamique avec la situation
de travail, tout en accordant une place centrale au collectif. En ce qui concerne les RPS,
selon les chercheurs qui remettent en question cette approche, la notion de « risque » est
plutôt portée : « sur « le ‘social’ comme risque et le ‘psychologique’ (versus santé mentale)
comme trouble » (Lhuilier et al., 2010, p. 18). Dans cette conception, on tente d’identifier
et de mesurer quelle peut être « l’exposition au risque » ainsi que les « individus à risque »,
suivant la tradition de la prédisposition. Ainsi, comme le souligne Raybois (2010), en
« privilégiant par sa problématique et ses méthodes le rapport santé-environnement, les
RPS n'excluent-ils pas de leur questionnement 1'« activité de travail », ne dénient-ils pas le
statut de « sujet » aux travailleurs, et n'occultent-ils pas le « collectif de travail » comme
agent de transformation de l'organisation de travail ? » (p. 73). Molinier (2010) va dans le
même sens en questionnant le fait que la notion de souffrance, qui est de plus en plus
51
discutée à l’égard des sujets au travail, est peut-être victime de son succès. L’auteure
déplore que celle-ci soit bien souvent détachée de l’activité de travail.
2.1.2.6 Position philosophique de Paul Ricoeur Paul Ricoeur, philosophe français, a apporté une contribution significative à la
conceptualisation de la souffrance. À travers les définitions qu’il apporte et la proposition
d’un modèle qui permet d’illustrer la souffrance, il rejoint et rassemble, d’une certaine
façon, les diverses conceptions qui ont été précédemment présentées. C’est précisément
pour cette raison que sa conception de la souffrance est exposée à la toute fin de cette
section.
Dans un premier temps, Ricœur s’efforce de nuancer deux notions qui sont encore souvent
confondues et même régulièrement utilisées comme synonymes, c’est-à-dire la douleur et la
souffrance. « On s’accordera donc pour réserver le terme douleur à des affects ressentis
comme localisés dans des organes particuliers du corps ou dans le corps tout entier, et le
terme souffrance à des affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le
rapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement » (Ricoeur, 1994, p. 59). Pour
Ricœur, c’est l’identité même du sujet qui est atteinte à travers l’impuissance ressentie dans
ses interactions avec l’autre. « La souffrance n’est pas uniquement définie par la douleur
physique, ni même par la douleur mentale, mais par la diminution, voire la destruction de la
capacité d’agir, du pouvoir-faire, ressentis comme une atteinte à l’intégrité de soi »
(Ricoeur, 1990b, p. 223).
Comme le fait remarquer Pharo (1989, 1996), dans sa description de l’injustice subie ou
agie, il décrit la souffrance comme étant généralement tributaire du lien et de l’interaction
entre soi et l’autre. Ainsi, « dans la diminution du pouvoir d’agir, ressentie comme une
diminution de l’effort pour exister, commence le règne proprement dit de la souffrance. La
plupart de ces souffrances sont infligées à l’homme par l’homme. Elles font que la part la
plus importante du mal dans le monde résulte de la violence exercée entre les hommes »
(Ricoeur, 1990b, p. 370).
52
Ricoeur distingue donc les phénomènes du souffrir selon deux axes : celui de rapport soi-
autrui et celui de l’agir-pâtir.
Axe « soi-autrui » :
1) Le soi paraît intensifié dans le sentiment vif d’exister « je souffre - je suis ».
2) Sous un mode négatif, à la façon d’une crise de l’altérité qu’il est possible de résumer par le terme de séparation. Ricoeur (1994) illustre certaines figures possibles de cette séparation, du degré le plus bas au degré le plus intense :
a. Le souffrant est unique.
b. L’expérience de l’incommunicable : l’autre ne peut ni me comprendre, ni m’aider.
c. L’autre s’annonce comme mon ennemi, celui qui me fait souffrir.
d. Un sentiment fantasmé d’être élu pour la souffrance (une malédiction).
Axe « agir-pâtir » :
Afin d’illustrer de quelle façon le « souffrir » peut être compris comme la
diminution de la puissance d’agir, Ricoeur (1990b, 1994) propose une typologie du souffrir
qui se règlerait, en quelque sorte, sur celle de l’agir. Ainsi, quatre niveaux d’efficacité sont
présentés : celui de la parole, celui du faire, celui de la narration et celui de l’imputation
morale.
Le premier niveau se rapporte à l’impuissance à dire. Le sujet se trouve dans une situation
où il voudrait dire quelque chose, par exemple dénoncer une situation, affirmer son
désaccord, etc., mais le contexte fait qu’il n’y a pas de place à la parole. Le deuxième
niveau concerne l’impuissance à faire, où un écart est présent entre vouloir faire et pouvoir
faire. Cette incapacité place le sujet dans une position passive caractérisée par un sentiment
de perte de pouvoir, tout particulièrement dans un contexte où des personnes, des patients
pour donner cet exemple, sont tributaires des actions posées. Le troisième niveau se
présente dans les atteintes portées à la fonction du récit, décrit comme une impuissance à
raconter, dans la constitution de l’identité personnelle. Comme le dit Ricoeur : « Une vie,
53
c’est l’histoire de cette vie, en quête de narration. Se comprendre soi-même, c’est être
capable de raconter sur soi-même des histoires à la fois intelligibles et acceptables » (1994,
p. 63). Ainsi, cette impuissance à raconter et à se raconter vient altérer le rapport à autrui;
l’histoire de chacun devenant un segment de l’histoire des autres. Le quatrième niveau
concerne l’impuissance à s’estimer soi-même, ou l’imputation morale. Ricoeur parle alors
d’un mouvement de réflexion allant de l’estime de quelque chose à l’estime de soi. Ainsi,
les raisons qui poussent le sujet à agir, de même que le jugement qu’il porte sur ce qui est
bon ou mauvais, deviennent tributaires de l’estime qu’il porte aux choses et ainsi de
l’estime qu’il se porte à lui-même. De cette façon, un agir, ou un non-agir, peut contribuer à
la mésestime, voire à la culpabilisation du sujet. Cette perte de l’estime de soi peut
également prendre sa source dans l’agissement de l’autre, ou des autres. Elle est alors
ressentie comme un vol ou comme un viol, tout particulièrement où, « dans la réalité d’un
monde violent, chacun peut être amené à souffrir du faire-souffrir, réel ou fantasmé,
manigancé par les ‘méchants’ » (Ricoeur, 1994, p. 65). Entre le rapport à soi et le rapport à
autrui, Ricoeur apporte une autre dimension de la souffrance, cette fois infligée par soi-
même. Afin d’illustrer cette dynamique, il réfère aux « passions » qui consistent en des
investissements du désir dans des objets érigés en absolu.
En mettant son tout dans un objet, le passionné se place dans la situation où la perte de l’objet devient perte totale. Le passionné souffre deux fois : une première fois, de viser ce qui est hors de son atteinte et dont le prix à payer en jouissances sacrifiées, au bénéfice d’une seule chose désirée, peut être incalculable; une deuxième fois, de manquer inéluctablement son but : à cet égard, on ne souffre pas moins de désillusion que de l’illusion. (Ricoeur, 1994, p. 66)
Cette souffrance décrite par Ricoeur peut toutefois donner lieu à un mouvement vers la
parole, qu’il décrit comme « la plainte ». Dans l’impuissance à dire, le vouloir-dire met en
place une volonté de décrier, de nommer cette souffrance, comprise comme une demande
adressée à l’autre, comme un appel à l’aide, comme un reproche exprimé contre l’ennemi,
le méchant. Plus précisément, la souffrance donne à penser, elle interroge, elle appelle. De
cette façon, et plus particulièrement lorsqu’elle est vécue par plusieurs sujets, il est possible
54
qu’elle contribue à dénoncer ce qui fait mal. C’est ce que Ricoeur appelle, en référant aux
derniers écrits de Jan Patocka, la « solidarité des ébranlés ».
2.1.3 La souffrance en lien avec la profession médicale Certaines études se sont tout particulièrement intéressées à la souffrance que vivent les
médecins dans le cadre de leur pratique professionnelle, de même que les diverses formes
que peuvent prendre ces souffrances. La partie suivante fera état des études suivantes :
Canouï : stress et burnout; Estryn-Béhar : facteurs de risque dépressifs; Ruszniewski :
mécanismes de défense; Miller & McGowen : zones de vulnérabilité; Vannotti : la
souffrance dans le cadre de la pratique médicale; Daneault : souffrance et médecine.
Pierre Canouï (1996), dans sa thèse intitulée Approche de la souffrance des soignants par
l'analyse du concept de l'épuisement professionnel, le burn out - Considérations
psychologiques et éthiques en réanimation pédiatrique, s’est intéressé à la souffrance des
soignants qui œuvrent à l’intérieur de services de réanimation pédiatriques. L’auteur décrit
le lien entre le syndrome d’épuisement professionnel et le stress. Pour lui, le modèle du
stress, classiquement décrit comme une réaction normale d’adaptation ou une réaction de
survie de l’individu pouvant mener à certains troubles psychopathologiques et somatiques,
a laissé place à un modèle transactionnel entre l’individu et son environnement. Il s’agit
alors d’un stress perçu ou vécu. « Dans le cadre du syndrome d’épuisement professionnel,
il ne s’agit pas d’un stress aigu, mais de la répétition d’un stress chronique dans un cadre
professionnel. Il est une forme de « stress spécialisé » » (p. 7). En complément de
l’approche de Maslach et Jackson, qui décrivent le syndrome d’épuisement professionnel
selon trois critères (épuisement émotionnel, déshumanisation de la relation à l’autre et perte
du sens de l’accomplissement de soi au travail), Canouï apporte un second critère qui
apparaît fondamental dans le syndrome d’épuisement professionnel des soignants, qu’il
identifie comme la pathologie de la relation d’aide. « Quand la relation d’aide (ou
thérapeutique) « tombe malade », la symptomatologie est celle d’un burn out » (p. 7). Cette
définition de l’épuisement professionnel a d’ailleurs été reprise dans plusieurs recherches et
écrits (Canouï, 2003; Canouï, Mauranges, & Florentin, 1998, 2004, 2008; Galam, 2007a,
2008; Gauthier, 2003; Goehring & Bovier, 2004; Knol, 2010; Lamarche, 2009). L’enquête
55
de Canouï (1996) a révélé que 41,3 % de la population pédiatrique soignante consultée était
atteinte d’épuisement professionnel. Les analyses qualitatives réalisées par cet auteur ont
été faites selon trois directions : la relation d’aide, l’organisation du travail et l’étiologie
multifactorielle et pluridimensionnelle de l’épuisement professionnel (à l’interface de
nombreux champs de réflexion médicaux, psychologiques, éthiques, sociaux,
ergonomiques).
En ce qui concerne la question éthique, l’étude du burnout a alors permis de dégager
certains soucis éthiques partagés par plusieurs personnes. Premièrement, au niveau
individuel, l’éthique de la relation d’aide est apparue significative : la façon d’être vis-à-vis
autrui, la distance nécessaire entre l’intervenant et le patient pour ne pas se « consumer soi-
même » tout en étant respectueux dans la relation d’aide, ce qui apparaît comme étant le
plus équitable, etc. Le fait de mettre en évidence le burnout est venu soulever des questions
d’éthiques fondamentales : la communication avec les familles et les enfants,
l’accompagnement, etc. En conclusion, Canouï précise que les signes de l’épuisement
professionnel sont psychologiques, mais ses raisons d’être ne sont pas dues à des causes
psychologiques. Comme l’auteur l’indique, le burnout préserve en fait la « normalité » de
la personne, ce qui rejoint la posture de la psychodynamique du travail sur laquelle s’appuie
cette thèse.
Il [burnout] est respectueux de l’être. Il est déontologiquement correct. Il est une manière discrète, élégante et éthique de parler de soi … [Il] permet de reconnaître que le monde médical devient un monde d’exception. Assumer plusieurs décès par semaine, poser des décisions d’arrêts thérapeutiques, être tout simplement confronté à des accidents de vie, participer aux progrès de la médecine et en vivre les échecs est lourd de conséquences. Le burn out révèle un malaise existentiel singulier et social. (Canouï, 1996, p. 14)
Finalement, Canouï met en évidence un paradoxe entre la médecine et l’économie actuelle.
Alors que l’équilibre et les contraintes budgétaires, par une approche comptable, imposent
diverses pressions sur la pratique médicale, l’état d’épuisement professionnel de ses
soignants coûte très cher, de toute évidence.
56
L’ouvrage d’Estryn-Béhar (1997) illustre des risques dépressifs chez les médecins. Selon la
chercheure, ce sont les qualités du médecin (sacrifice personnel, persévérance,
compétitivité, déni des sentiments) qui lui permettent souvent d’obtenir le diplôme de
médecine. Toutefois, ces mêmes qualités peuvent également devenir des facteurs de risque
de dépression. « Ce n’est qu’à reculons que quelques médecins expriment des attentes
personnelles et recherchent un soutien des autres. Le désir prioritaire de satisfaire la
demande des patients et des collègues peut modifier la vigilance vis-à-vis de soi-même et la
nécessaire auto-indulgence » (p. 21). Alors, le médecin peut se retrouver dans un état
dépressif non reconnu et non traité, ce qui viendra compromettre ses possibilités d’apporter
des soins au patient.
À partir des quinze années d’expérience de travail de Ruszniewski, psychologue clinicienne
dans deux hôpitaux de Paris, l’auteure rapporte neuf mécanismes de défense utilisés par les
médecins de façon à faire face à leurs propres blessures. « Ces mécanismes de défense,
fréquents, automatiques et inconscients, ont pour but de réduire les tensions et l’angoisse, et
s’exacerbent dans des situations de crise et d’appréhensions extrêmes » (p. 22). Ainsi, ces
principaux mécanismes sont : 1) le mensonge, 2) la banalisation, 3) l’esquive, 4) la fausse
réassurance, 5) la rationalisation, 6) l’évitement, 7) la dérision, 8) la fuite en avant et 9)
l’identification projective. (Voir annexe 2).
Lorsque les stratégies d’adaptation se fragilisent et deviennent moins efficaces, divers
sentiments d’angoisse et de frustration peuvent survenir. « Finalement le médecin peut
franchir la ligne vers une détérioration évidente de sa santé mentale. Ceci inclut la
toxicomanie, la maladie mentale, le suicide, et une détérioration des soins donnés aux
patients » (Estryn-Béhar, 1997, p. 51). Mais ce qui peut également ajouter à cette
souffrance, c’est le rejet éventuel qui peut provenir des collègues face à la détérioration de
sa santé mentale. Il pourrait alors s’agir d’une façon de dénier ces mêmes tendances chez
ses collègues médecins.
L'aura qui entoure le médecin reste grande, surtout lorsqu’il s'agit d'un spécialiste. Le médecin détient des savoirs qui fascinent et inclinent au respect, car ils lui permettent d'agir sur les corps, de modifier le cours des maladies, de reculer la mort. C'est également le médecin qui est dépositaire
57
de certains pouvoirs légaux tels que ceux liés à la reconnaissance de la vie et de la mort, ceux relevant des prescriptions médicamenteuses ou de la détermination des taux d'invalidité ouvrant le droit à des indemnités. Cette image a néanmoins tendance à se ternir ces dernières années, suite à différentes « affaires » qui ont fait réagir la population. (Hesbeen, 1997)
Le relevé de littérature du premier chapitre, de même que l’article écrit par Miller &
McGowen (2000), présentent certaines zones de vulnérabilité chez les médecins. Sur le
plan des caractéristiques psychologiques, les auteurs indiquent : le perfectionnisme, la
crainte marquée de l’erreur et la compétitivité. Sur le plan culturel, les médecins seraient
portés à la fois par certains « standards workaholics », de même que par une forme de
mentalité « macho » qui se traduirait par la démonstration de l’endurance au quotidien. De
plus, certaines sources de risques typiques aux femmes entrent en jeu, dont le rôle familial
supplémentaire qu’elles tiennent auprès de leurs enfants et du soin qu’elles leur apportent.
Face à ce constat, les auteurs insistent sur l’importance, dans un futur proche, que les
programmes de formation ainsi que chaque médecin soient au fait et à l’écoute de cette
réalité particulière. Les médecins eux-mêmes devront mettre en pratique ce qu’ils prêchent
aux patients. Qui plus est, la profession médicale devra surpasser le déni et le machisme qui
caractérisent actuellement la profession. Finalement, pour que ces changements soient
possibles, il faudra que les comités et les instances qui chapeautent la profession médicale
reconnaissent les problématiques vécues par leurs membres et s’impliquent afin d’opérer un
changement d’attitudes face aux attentes qui pèsent sur les médecins. Toutefois, il apparaît
qu’endosser un modèle de professionnalisme qui ne sera pas basé sur le workaholisme
s’avèrera une opération difficile, mais combien nécessaire.
Marco Vannotti (2006) s’est aussi intéressé à différentes formes de souffrance qui se
rencontrent dans le cadre de la pratique médicale : celle des personnes touchées par une
maladie, celle qui est perçue par les soignants et enfin la souffrance des soignants eux-
mêmes. En ce qui concerne plus particulièrement cette souffrance vécue par les médecins,
l’auteur mentionne la charge de travail comme une cause importante des difficultés
rencontrées. Que ce soit en raison des heures travaillées, du rythme à tenir ou des
formations obligatoires, les pressions et les exigences sont lourdes. « On pourrait
considérer comme injuste le fait que les soignants souffrent exagérément pour alléger la
58
souffrance des autres. Mangeuse de temps, exigeante, leur profession les pousse à
« l’isolement social » et à l’abandon d’autres responsabilités que la vie leur assigne » (p.
68). La crainte de l’erreur est également une source de souffrance importante. Confronté au
risque de l’échec, au risque de passer à côté d’un diagnostic, l’angoisse et le stress qui en
découlent prennent une place considérable. Mais il est impensable de penser que le
médecin, dans sa condition humaine, ne puisse faire d’erreurs. Une autre source de
souffrance se rapporte à l’impact traumatique de la mort. Cette fatalité de la fin de vie est
souvent vécue comme un échec du traitement. « Pourtant, approcher la mort, accompagner
les mourants, consoler les survivants fait partie des tâches cliniques, participe à
l’accompagnement à la vie et contribue à lui donner un sens » (p. 71). Dans le contexte où
tout se déroule à grande vitesse, au moment où le médecin aurait parfois besoin de ventiler
ce qu’il vit dans ce type de situation, le temps manque et c'est bien souvent seul qu’il a à
composer avec cette souffrance. Ce que Vannotti nomme le désespoir des médecins,
comme autre source de souffrance, est en lien avec la discordance se situant entre les
attentes et l’impossibilité d’y répondre. Ce désespoir peut se caractériser par une tristesse,
une déception. Ensuite, un autre type de souffrance se rapporte plus particulièrement aux
femmes médecins. Ces dernières ont davantage de choix à faire à l’égard de leur futur :
carrière ou famille, profession ou maternité en sont des exemples. Finalement, le souci de
soi apparaît également comme un élément significatif quant au vécu de la souffrance du
médecin. Ce souci de soi, de par une tendance à méconnaître certaines difficultés du métier,
peut mener le médecin à négliger ses propres besoins. « Les médecins, étant programmés »
à s’occuper prioritairement des autres, ignorent si souvent l’art de s’occuper de soi » (p.
77). Pourtant, comme le mentionne Vannotti, ce souci de soi devrait être cultivé, car il
constitue, en quelque sorte, une disposition fondamentale qui permet ensuite d’être attentif
à l’autre.
Pour Daneault et al. (2006), la souffrance que vivent les médecins est éloquente. En
premier lieu, les auteurs soulignent à quel point ces professionnels se sentent constamment
surchargés et essoufflés. Le temps nécessaire afin de bien faire le travail devient de plus en
plus rarissime. « Ainsi, les soignants ne peuvent répondre à la demande de manière
acceptable, non seulement sur le plan quantitatif (nombre de patients), mais aussi sur le
plan qualitatif » (p. 111). Un sentiment de culpabilité et d’impuissance face au fait de ne
59
pas pouvoir s’occuper adéquatement de tous les malades est alors ressenti par les médecins.
De plus, les demandes présentées par les patients, parfois élevées, parfois confuses, et la
complexité des besoins formulés par ces derniers placent les médecins dans une position où
ils se sentent écartelés et piégés. Ces éléments de pénibilité contribuent au fait que les
médecins ont le sentiment d’être en contradiction avec leur projet médical initial, celui de
« sujet-soignant ». Ils se sentent chargés d’une « mission impossible », devant laquelle ils
ont souvent l’impression d’être placés devant une impasse. Face à ces éléments de
souffrance, plusieurs médecins adoptent alors diverses stratégies afin de tenter d’éviter ces
sentiments pénibles : se blinder, s’isoler, rationaliser, etc. Au final, certains décident
littéralement de quitter leur emploi, car cette souffrance devient difficilement
supportable : « Ce sont justement les soignants les plus aptes à soulager la souffrance, parce
qu’ils y sont plus sensibles, qui partent » (p. 119).
2.1.4 Synthèse Dans la section qui vient d’être présentée à l’égard de la souffrance, nous avons vu que
cette dernière peut être conceptualisée de différentes façons. Sous un angle biologique, elle
réfère principalement à la douleur physique ressentie par le corps. D’un point de vue
psychologique, elle peut être comprise comme une forme de « résonance symbolique »,
faisant alors écho à une souffrance vécue précédemment et en quelque sorte « enregistrée »
dans le souvenir du sujet. Elle peut se traduire comme une perte de sens, tout
particulièrement lorsque les lieux d’échanges sont absents et ne permettent pas de la mettre
en discussion. Selon un regard sociologique, la souffrance peut être comprise comme une
rupture du lien de confiance, entre Soi, Autrui et le Monde extérieur. Il en ressort qu’elle
peut être ressentie comme une injustice, et cela de trois façons : 1) subie, où elle
s’accompagne du ressentiment, 2) agie, où elle s’accompagne de la culpabilité et 3)
constatée, où le sujet est témoin de cette injustice. Ces dernières conceptions nous amènent
vers un regard plus psychosociologique, où la souffrance est alors décrite comme un écart
entre l’idéal de soi, les attentes du sujet, et la réalité dans laquelle il doit composer. Enfin la
PDT définit la souffrance comme : un espace de lutte entre le bien-être et la maladie. Elle
60
peut alors être tributaire de l’écart entre le travail prescrit et le travail effectif,
particulièrement 1) lorsque le sujet n’a pas la place nécessaire pour utiliser son intelligence
et sa créativité afin de pallier les insuffisances rencontrées dans la réalité du travail, 2)
lorsqu’il dispose d’une autonomie d’action sans les moyens pour y faire face, 3) lorsque ses
initiatives ne sont pas reconnues par autrui. La souffrance peut être créatrice, permettant au
sujet de la transformer en plaisir, ou pathogène lorsqu’il n’y a plus d’espoir d’amélioration
ou d’allégement de cette pénibilité. Au final, il apparaît que c’est cette diminution, ou cette
destruction de la capacité d’agir qui soit la plus douloureuse, tout particulièrement lorsque
le sujet souffre de « faire souffrir », ce qui renvoie alors à l’éthique. Il en ressort un
sentiment d’impuissance à faire, mais bien souvent d’impuissance à dire lorsque les sujets
n’ont pas la possibilité et les lieux pour se raconter et faire part de leur souffrance.
Toutefois, et c’est ce que nous verrons dans la section suivante, cette souffrance peut
également donner lieu à un mouvement de la parole qui peut se traduite par une éthique de
la critique.
Les études traitant spécifiquement de la souffrance dans la profession médicale font
ressortir des éléments individuels, culturels et organisationnels qui peuvent expliquer
certaines formes de pénibilités vécues par les médecins. Sur le plan individuel, divers
facteurs de risques ont été décrits : le sacrifice personnel, le perfectionnisme, la
persévérance, la compétitivité, la crainte de l’erreur, l’impact traumatique de la mort et le
déni des sentiments. Du côté culturel, il est apparu que la pratique médicale est fortement
teintée d’un « standard workhaolic », où il devient en quelque sorte attendu de travailler
dans l’excès et selon une certaine « mentalité macho » qui préconise l’endurance et le rejet
de toute forme de plainte. Finalement, divers éléments organisationnels ont également été
présentés quant à leur incidence sur la souffrance : le nombre d’heures travaillées, les
rythmes à tenir, le manque de temps, les formations obligatoires, la complexité des
demandes, etc. Les principales stratégies ou mécanismes décrits afin de se protéger de la
souffrance sont : la banalisation, la rationalisation, le mensonge, l’esquive, l’isolement et le
retrait. Finalement, il est ressorti de ces recherches que la souffrance des médecins peut être
comprise comme une pathologie de la relation d’aide, tout particulièrement en ce qui a trait
à « la façon d’être vis-à-vis de l’autre ». Ainsi, l’incapacité de répondre adéquatement aux
demandes, tant de façon quantitative que qualitative, pourra mener à des sentiments de
61
culpabilité et d’impuissance. En ce sens, cela vient faire écho à l’incapacité d’agir décrite
précédemment. Cet agir est alors en lien étroit avec divers aspects moraux et éthiques avec
lesquels les médecins ont à composer. La partie suivante s’attardera à présenter ces
concepts que sont « la morale » et « l’éthique », pour ensuite mieux comprendre leurs
implications à l’égard des dilemmes et de la souffrances que vivent ces médecins.
62
2.2 Les concepts de morale et d’éthique Dans cette section du cadre théorique, l’objectif sera de présenter une différenciation et une
conceptualisation de ce qui peut être entendu et compris par les termes de « morale » et
« d’éthique ». Pour ce faire, une présentation des origines épistémologiques de ces deux
notions sera faite. Par la suite, une description de cinq domaines d’application de l’éthique
sera présentée. Le choix de retenir ces cinq domaines s’explique par leur proximité et leur
implication dans la pratique médicale. Nous verrons ensuite en quoi l’éthique et la
déontologie peuvent être explicitées à la lumière de divers modes régulatoires. Finalement,
trois perspectives éthiques seront présentées, en lien avec les valeurs qui les
accompagnent : l’éthique de la justice, l’éthique de la sollicitude et l’éthique de la critique.
2.2.1 La morale et l’éthique : différenciation et conceptualisation La morale et l’éthique ont une proximité sémantique sujette à confusion dans le langage
courant. De façon générale, elles se rapportent au bien, au mal, aux normes de référence et
aux règles de conduite. Arendt (2005) affirme : « Comme il est étrange et inquiétant que les
termes mêmes que nous utilisons pour désigner ces choses – « la morale », aux origines
latines, et l’ « éthique », aux origines grecques – ne doivent désormais signifier rien de plus
que les usages et les habitudes! » (p. 80). Toutefois, il apparaît que « éthique » et
« morale » ont toutes deux un caractère qui leur est propre : "morale" se rapporterait
davantage aux normes héritées, alors que "éthique" concernerait plutôt les normes en
construction. Cette partie s’attachera à définir et différencier la morale de l’éthique, tout en
précisant quelle articulation peut en découler pour cette thèse.
2.2.1.1 La morale Le mot « morale » provient du latin mores qui signifie mœurs. Une connotation formelle et
impérative, en termes de « code du bien et du mal » a été donnée par les Latins (Lenoir,
1991, p. 222). Les mœurs peuvent être définies comme les « habitudes (d'une société, d'un
individu) relatives à la pratique du bien et du mal » (Le Grand Robert, 2005). Ainsi, la
morale se rapporte davantage aux bonnes mœurs ou aux « manières de se comporter dans
63
une société donnée, à une époque donnée » (Droit, 2009, p. 14). Elle peut également se
définir comme « les principes qui informent et guident un individu » (Sperry, 2007, p. 67).
La morale, ou ce qui est bien, mal, juste ou répréhensible, varierait donc d’une société à
l’autre en fonction des normes en présence. Bref, il s’agit d’une référence aux valeurs
véhiculées dans une société donnée, en lien avec les interactions des individus qui la
composent. O’Neill (1998) apporte une précision à l’égard du poids significatif qu’apporte
l’élite ou les dirigeants d’une société en prescrivant les standards à respecter. « Les morales
sont le produit d’une époque, d’une culture, référant le plus souvent à la culture de la classe
dominante » (p. 16). De plus, elles désignent « l’ensemble des prescriptions admises à une
époque et dans une société déterminée, l’effort pour se conformer à ces prescriptions,
l’exhortation à les suivre » (Lalande dans O'Neill, 1998, p. 16). Aujourd’hui, la morale se
rapporterait davantage aux types de normes et aux types de valeurs héritées de la tradition,
du passé, ou encore de la religion (Droit, 2009). Il y aurait une transmission de
comportements et de jugements qui ont pris racine dans l’histoire d’une société donnée.
La morale peut toutefois présenter une connotation qui apparait négative dans la culture
populaire, faisant référence à l’obéissance, aux obligations, aux codes stricts de conduite, à
ceux qui « font la morale » aux membres de leur entourage, etc. (Droit, 2009; Métayer,
2008). Dans ce sens, la morale serait davantage en lien avec certaines exigences
supérieures, comme des normes, des idéaux, où le sujet sent une obligation de respect face
à ce qui est dicté (Métayer, 2008). Lors de transgression de ces obligations, un sentiment de
« faute morale » s’ensuit. « Il ne s’agit plus de frustration ou de déception, mais de
remords, de culpabilité ou de honte » (p. 4). Bien que les obligations et les exigences
morales soient multiples, Métayer (2008) propose de les départager selon deux grands
thèmes : les normes morales et les valeurs morales.
Ainsi, les normes morales se rapportent aux règles, aux commandements, aux interdictions,
aux devoirs, aux obligations. La déontologie, qui vient du grec déonthos (devoir), illustre
bien cet ensemble de normes typiques à une profession. Quant aux valeurs morales, elles se
rapportent plutôt à l’aspect positif de la morale, c'est-à-dire ce à quoi nous avons tendance à
nous identifier. « Les valeurs définissent en partie ce que nous aspirons à devenir, ce que
nous aimerions réaliser et atteindre par-dessus tout dans notre vie. Elles font partie de nous-
64
mêmes, de notre identité » (p. 8). Comte-Sponville (1995), dans son traité de morale,
propose 18 vertus : la politesse, la fidélité, la prudence, la tempérance, le courage, la
justice, la générosité, la compassion, la miséricorde, la gratitude, l’humilité, la simplicité, la
tolérance, la pureté, la douceur, la bonne foi, l’humour et l’amour. Pour l’auteur, une vertu
se définit comme une force qui agit, ou qui peut agir. « La vertu advient ainsi à la croisée
de l’hominisation (comme exigence culturelle) : c’est notre manière d’être et d’agir
humainement, c'est-à-dire (puisque l’humanité, en ce sens, est une valeur) notre capacité à
bien agir » (p. 11). Mais les exigences morales peuvent être interprétées différemment pour
chaque sujet. Ainsi, elles peuvent parfois être perçues comme des normes, des règles, alors
qu’elles peuvent également être rapatriées du côté des valeurs en tant qu’idéal à atteindre.
C’est donc dire que la subjectivité du sujet est considérablement impliquée quant à
l’évaluation qui est faite de ces exigences morales.
2.2.1.2 L’éthique Le mot « éthique » vient du grec èthos et présente plusieurs significations (Droit, 2009;
Malherbe, 2000). Tout d’abord, il se rapporte à « l’habitat », c'est-à-dire une façon
d’habiter le monde. Il peut également se référer au « caractère » d’une personne, « la
manière dont elle « habite » le monde en fonction de ses dispositions naturelles (Droit,
2009, p. 14). Comme pour la morale, l’éthique peut se rapporter aux mœurs en tant que
manière de se comporter dans une société donnée. Le mot èthos concerne davantage le
comportement, l’action, la conduite (Duhamel, Mouelhi, & Charles, 2001).
Les Grecs ont d’ailleurs formé un adjectif afin de qualifier èthos, c'est-à-dire Èthikè, qui
pourrait se traduire par « comportemental », ou, plus précisément, comme un savoir
« relatif à la façon de se comporter » » (p. 15). Selon Voyer (1996) « l’éthique se manifeste
par des gestes et des comportements précis … L’éthique est une manière d’agir » (p. 18).
Nous sommes alors dans ce qui réfère à l’action, au comportement manifesté par la
personne qui a, au préalable, à faire une évaluation de la situation qui pose une incertitude.
Pour Malherbe (2000), « l’éthique est une manière d’assumer positivement l’incertitude
inhérente à notre condition humaine, un art de chercher ‘dans la crainte et le tremblement’,
comme aurait dit Kierkegaard, une position plus juste à l’égard du certain comme de
l’incertain » (p. 105). Pour Aristote et Saint Thomas, l’éthique réfère également aux actions
65
posées par l’homme, en fonction de son évaluation personnelle, et elle doit témoigner de
son savoir et de sa bonté. Les auteurs donnent la définition suivante : « l’éthique est la
science qui considère les actes humains dans leur ordre réciproque et dans leur ordonnance
à leur fin. Elle est aussi le savoir qui instaure un ordre dans les opérations de la volonté,
dans les actes dont l’homme est principe par son intelligence et sa liberté, et qui engagent
l’être humain intégral, sa bonté dite morale » (O'Neill, 1998, p. 15). Cette définition appuie
la conception relative du bien et du mal dans laquelle se situe la personne qui a à poser un
comportement en fonction de « principes éthiques ». Ces derniers peuvent être décrits
comme des « normes élevées ou directives à l’intérieur d’une société, qui sont conformes à
ses principes moraux, et qui constituent de hauts standards de comportements ou d’attitudes
morales » (Sperry, 2007, p. 37). Ces comportements sont conditionnés à la fois par les
valeurs et par la connaissance du milieu où se retrouve le sujet (O'Neill, 1998).
Ainsi, l’acte éthique est « un acte de la personne exerçant sa liberté à travers une décision
de la conscience » (Puel, cité dans O'Neill, 1998, p. 16). Dans le contexte occidental actuel
où l’emprise d’une morale dominante s’essouffle, tout particulièrement à l’égard de la
religion, « l’éthique est devenue le nom de la morale en train de se faire, de se chercher, en
particulier à propos de sujets neufs » (Droit, 2009, p. 22). C’est ainsi qu’on a vu apparaître
le terme d’éthique appliquée, celui-ci se rapportant à certains champs disciplinaires
spécifiques : bioéthique (et éthique de la médecine), éthique des affaires, éthique de
l’environnement, etc. Mais à l’intérieur de chacun de ces domaines d’application de
l’éthique se retrouvent également bon nombre de normes, de règles, de lois
incontournables. On voit donc que les concepts moraux se retrouvent toujours à la base de
ce qui guide l’agir, c'est-à-dire l’action éthique.
Pour Rhéaume (2007), « l’éthique conditionne en grande partie les orientations profondes
du rapport à soi et à l’autre, dans la création du lien social » (p. 68). En référence aux
travaux d’Eugène Enriquez, l’auteur illustre quatre postures éthiques pouvant être
impliqués dans les rapports sociaux : 1) l’éthique de conviction, 2) l’éthique de la
responsabilité, 3) l’éthique du dialogue ou de la discussion et 4) l’éthique de la finitude.
L’éthique de la conviction, qui s’inspire des travaux de Kant, réfère aux règles universelles
que chaque être humain se doit de respecter. L’éthique de la responsabilité, pour sa part,
66
réfère aux travaux de Max Weber et se rapporte également à certaines règles universelles.
Toutefois, elle fait davantage appel à la subjectivité du sujet. « Chacun peut retrouver, en
lui, les règles fondamentales d’une conduite saine, orientée vers la vie bonne, la poursuite
du bonheur et de la justice » (p. 69). Ainsi, c’est la conséquence de ses conduites à l’égard
des autres sujets qui importe. L’éthique de la discussion, développée par Jürgen Habermas,
vise à en en arriver à certains consensus ou compromis à l’égard des règles à suivre. Ces
règles peuvent se développer dans un espace public de communication. Finalement,
l’éthique de la finitude ajoute, en plus de la raison, la dimension du sujet corporel vivant
comme critère d’élaboration des conduites. Dans cette posture, incertitudes et
imprévisibilités gouvernent l’action. « Une éthique du dialogue ou de la discussion donne à
l'autre le statut d'un autrui égalitaire, différent aussi, qui oblige au partage de pouvoir et
d'opinion, sur la base d'une confiance radicale en une entente possible en raison. L'éthique
de la finitude introduit un partage plus incertain, plus ouvert et plus limité à la fois » (p.
71).
2.2.1.3 Position de Paul Ricoeur De la même façon, pour Ricoeur (1990a), rien dans l’étymologie ou dans l’histoire de
l’emploi des termes « morale » et « éthique » n’impose de distinction formelle. Comme il le
précise, la morale vient du latin, alors que l’éthique vient du grec, et les deux renvoient à
l’idée intuitive de mœurs. Toutefois, l’auteur présente une double connotation qu’il
décompose entre ce qui est « estimé bon » et « ce qui s’impose comme obligation ». Ainsi,
« c’est donc par convention que je [Ricœur] réserverai le terme d’éthique pour la visée
d’une vie accomplie et celui de morale pour l’articulation de cette visée dans des normes
caractérisées à la fois par la prétention à l’universalité et par un effet de contrainte »
(Ricoeur, 1990b, p. 200). Selon l’auteur, cette distinction entre visée et norme découle ainsi
de deux héritages qui s’opposent, soit : l’héritage aristotélicien, où l’éthique se caractérise
par une perspective téléologique (concept de finalité), et l’héritage kantien, où la morale se
caractérise en termes de normes et d’obligations, ce qui renvoie alors à la déontologie.
Ricoeur établit alors trois principes : 1) la primauté de l’éthique sur la morale, 2) la
nécessité pour la visée éthique de passer par le crible de la norme et 3) la légitimité d’un
recours de la norme à la visée, lorsque la norme conduit à des impasses pratiques. Il ne
67
s’agit pas de tenter de définir lequel entre « éthique » et « morale » serait supérieur à
l’autre, mais bien d’illustrer la complémentarité qui les unit. Ainsi, « la morale ne
constituerait qu’une affectation limitée, quoique légitime et même indispensable, de la
visée éthique, et l’éthique en ce sens envelopperait la morale » (1990b, p. 201). Dans
l’étude proposée par Ricoeur, le but de la vie s’articule alors autour de trois moments qui
caractérisent la visée éthique, c'est-à-dire 1) viser à la « vie bonne », 2) avec et pour l’autre
et 3) dans des institutions justes (où institution se rapporte à la structure du vivre ensemble
d’une communauté historique).
Ainsi, à la lumière de ce qui vient d’être exposé, il faut rappeler que la question n’est pas de
savoir s’il faut privilégier la morale ou bien l’éthique. Il s’agit plutôt de préciser lequel de
ces deux concepts s’applique afin d’illustrer ce qui est entendu par le sujet de cette thèse,
soit la souffrance « éthique ». En fait, comme le précise Ricoeur, morale et éthique se
complètent, la morale faisant partie de l’éthique. L’éthique implique alors « l’étude
systématique de normes et de valeurs manifestées dans des actions (le bien et le mal), des
conséquences (bonnes et mauvaises) et des caractères (la vertu et le vice) particuliers
(Lacroix & Bégin, 2006, p. 19). Étant donné que la morale est comprise dans l’éthique et
qu’elle en compose une partie charnière, l’éthique constituera le concept retenu au cours de
la suite de cet exposé. Toutefois, dans certaines situations, l’utilisation du terme morale
peut s’imposer. À titre d’exemple, les normes, les règles et les lois comprises dans les
codes de déontologie imposent parfois l’utilisation du terme morale. Outre ces situations,
l’utilisation du terme éthique sera privilégiée.
2.2.2 Les domaines d’application de l’éthique Comme il a été mentionné précédemment, l’éthique sert fréquemment à définir et à préciser
plusieurs domaines d’application. L’éthique appliquée propose « d'aborder la question de
l'action par le biais des valeurs et du choix des valeurs dans la prise de décision » (Lacroix
& Malherbe, 2003, p. 71). Ainsi, l’éthique appliquée s’intéresse aux conduites, ou à l’agir
du sujet en situation particulière, tout en tenant compte des valeurs, des règles et des
normes. La description de l’ensemble des domaines d’application de l’éthique serait ici
fastidieuse, certes incomplète tant les variantes, les particularités et les champs
68
disciplinaires qui la recoupent deviennent variés. Cette partie s’attardera donc à illustrer
certains grands domaines d’application de l’éthique, et plus précisément ceux qui
interpellent la pratique médicale. Ainsi, seront décrits : la bioéthique et l’éthique médicale,
l’éthique clinique, l’éthique de la science et de la technologie, l’éthique des affaires et
l’éthique sociale.
2.2.2.1 La bioéthique et l’éthique médicale La bioéthique insiste sur la responsabilité du praticien envers lui-même et envers autrui, et
cela, pour les situations actuelle et future : « La bioéthique désigne alors l’expression de la
responsabilité vis-à-vis de l’humanité future et lointaine qui est confiée à notre garde, et la
recherche des formes de respect dues à la personne – qu’il s’agisse d’autrui ou de soi-même
–, recherche s’effectuant tout particulièrement en considérant le secteur biomédical et ses
applications » (Russ, 1994, p.99). La bioéthique concerne également, de façon plus
générale, tout le système public de soins de santé dans son ensemble (Duhamel et al., 2001,
p. 243). Ce domaine d’application fut la première éthique sectorielle à apparaître, il y a de
cela une quarantaine d’années. Créée par un spécialiste américain du cancer, Van
Rensselaer Potter, « la bioéthique devait être une nouvelle sagesse, la connaissance
permettant d’utiliser la science pour le bien social, à partir d’une connaissance réaliste de la
nature biologique de l’homme et du monde vivant » (p. 265).
Dans le contexte particulier de la pratique médicale, les principes moraux de bienfaisance
apparaissent comme significatifs du rapport entre le médecin et ses patients, et cela, depuis
ses débuts : prévenir, soigner, guérir, prendre soin, etc., font partie des principaux
engagements des médecins qui prêtent le serment d’Hippocrate (Duhamel et al., 2001;
Métayer, 2008). Dans ce type d’acte professionnel, le médecin a une certaine autonomie
quant aux traitements à prodiguer à son patient, de la même façon qu’il doit respecter
l’autonomie propre du patient qui peut refuser ou privilégier tel traitement plutôt que celui
proposé par le professionnel de la santé.
Ces décisions et ces actes, souvent complexes, sont alors régis par un code de déontologie.
Les termes « éthique » et « déontologie » sont parfois utilisés pour parler d’un même aspect
d’une pratique professionnelle. Toutefois, la déontologie se rapporte davantage aux normes
69
qui régissent les membres d’une même catégorie professionnelle (O’Neill, 1998, p. 27).
« La déontologie professionnelle campe à mi-chemin entre l’éthique générale et l’éthique
sociale. Elle vise à guider le comportement moral de catégories d’individus s’adonnant à
des activités spécifiques qui font appel à des connaissances techniques particulières et qui,
par suite de leurs conditions d’exercice, exigent un niveau élevé de responsabilité morale et
de conscience dite professionnelle » (p. 24). Ces actes sont posés dans le cadre spécifique
qui déborde du cadre d’une action strictement technique. Cette action se déroule
constamment dans une dynamique relationnelle avec un autre être humain, c'est-à-dire en
premier lieu le patient. Cette interaction se voit chapeautée par ce que l’on appelle l’éthique
clinique.
2.2.2.2 L’éthique clinique L’éthique clinique peut se comprendre comme « un effort pratique qui amène une approche
structurée pour l’analyse et la résolution de problèmes éthiques dans la pratique clinique »
(Csikai & Chaitin, 2006, p. 183). L’éthique clinique se rapporte donc à l’intervention
auprès d’un tiers qui nécessite des soins, dans un contexte qui concerne précisément la
résolution de problèmes d’ordre éthique. Pour sa part, Voyer (1996) apporte une définition
de l’action en éthique clinique qui insiste davantage sur le souci de soi et de l’autre, ainsi
que du respect que doit témoigner le clinicien à l’égard du patient : « L’action d’éthique
clinique est une action de soins accomplie dans le souci de soi, le souci d’autrui et le souci
de chacun, dont la double visée ultime trouve sa concrétisation dans une unique visée
propre au cas, qui est déterminé par la règle du cas, elle-même déterminée par le jugement
pratique posé par le praticien, le clinicien qui allie prudence, intuition de ce qui est faisable,
compréhension d’autrui et largeur d’esprit » (p. 136).
2.2.2.3 L’éthique de la science et de la technologie Les progrès technologiques semblent aujourd'hui se multiplier à un rythme exponentiel.
Que ce soit dans le domaine de l’informatique, de la communication ou des avancées dans
les découvertes ainsi que dans les traitements médicaux, il semble impossible d’être
constamment aux faits des plus récentes percées. Mais ces innovations poussent à
s’interroger sur les interactions entre humains et « machine » (Métayer, 2008, p. 194). Les
70
nouveaux pouvoirs rendus possible par la science et la technologie moderne forcent alors à
se questionner sur les responsabilités qui les accompagnent : intelligence artificielle,
nouvelles possibilité de traitement, la façon même d’effectuer les recherches et les
expérimentations, etc. (Duhamel et al., 2001, p. 196). Qui plus est, la compétition féroce
entre chercheurs, les conflits d’intérêts, etc., sont chose commune. Malgré bon nombre de
méthodes de recherche bien établies, un risque de dérapage est toujours possible, par
exemple dans la course à la gloire octroyée par une découverte, ou encore par les profits
découlant de la mise en marché d’une nouvelle molécule dans le traitement médical.
L’histoire des dernières décennies illustre un certain nombre de cas de fraudes ou de
comportements non éthiques dans ce domaine : les recherches nazies, des études publiées
dans le but de prouver un résultat attendu tout en mettant à l’écart d’autres résultats
susceptibles de contredire l’objectif de la recherche (à titre d’exemple, certaines
compagnies pharmaceutiques dans le monde). Faut-il également préciser que la recherche
auprès de sujets humains attire une attention toute particulière ? Dans cet ordre d’idées,
l’expérience de Milgram effectuée de 1960 à 1963, au sens technique et humain, serait
difficilement réalisable aujourd’hui, bien qu’une expérience similaire (L’expérience
extrême) fût réalisée en France en 2009 (Eltchaninoff & Nick, 2010). Lors de cette dernière
étude, un souci constant des incidences possibles sur les sujets participant à l’expérience fut
mis au premier plan. Toutefois, le questionnement éthique de l’APA, se demandant s’il
était souhaitable de reproduire une telle expérience « compte tenu de l’état de tension
qu’elle provoque chez les sujets testés » (p. 50) , a soulevé un débat avec le chercheur
principal de la recherche, le professeur Jean-Léon Beauvois. En dépit du conflit idéologique
en présence, l’expérience se réalisa par l’entremise d’un jeu nommé La Zone Xtrême. Elle
fut par la suite diffusée sur France 2, non pas sans critique et dans un certain « inconfort
éthique » (p. 120). C’est précisément pour ces raisons et dans ce type de contexte que des
comités d’éthique sont mis en place dans plusieurs institutions afin d’assurer certains
standards dans les procédures et d’établir les responsabilités qui doivent être prises par les
praticiens ou les chercheurs. Dans le domaine médical, les comités d’éthique sont définis
comme « un groupe multidisciplinaire de professionnels des soins de santé, à l’intérieur
d’une institution de soins de santé, qui a été spécifiquement établie pour aborder les
dilemmes éthiques qui surviennent à l’intérieur de l’institution » (Granford et Doudera dans
71
Csikai et Chaitin, 2005, p.173). Comme le précise Etchegoyen (1991), « l’éthique a ses
comités, instances officielles qui tentent de dire le bien et le mal, dans des champs
circonscrits. Il s'est donc créé un corps professionnel qui a en charge l'éthique d'une société,
la nôtre » (p. 205). L’objectif est alors simple : éviter tout abus ou risque pour les
personnes, ce qui rejoint ici une dimension importante de l’éthique sociale.
2.2.2.4 L’éthique des affaires Plusieurs personnes se questionnent sur l’existence même du sens possible d’une éthique
des affaires (Duhamel et al., 2001; Métayer, 2008). Le monde des affaires apparaît souvent
comme un univers où il n’y a pas de morale, où il n’y a pas de place pour les sentiments et
où ce sont les profits qui dictent toutes les règles. Pourtant, le monde des affaires comporte
bon nombre de valeurs « morales » auxquelles les agents qui le composent doivent se
soumettre. Ainsi, on s’attend à ce que les employés fassent preuve d’une certaine loyauté
envers l’entreprise qui les embauche (Duhamel et al., 2001, p. 222). On leur demande la
confidentialité envers tout ce qui concerne les données, les clients, les idées et les
innovations. En contrepartie, l’entreprise se doit d’offrir certaines conditions de travail
décentes, de façon à ce que les travailleurs et travailleuses jouissent d’un environnement de
travail sain. De toute évidence, ces conditions varient grandement en fonction des cultures
et des sociétés dans lesquelles se situent les organisations. En ce qui concerne les relations
avec les clients, l’entreprise et son personnel doivent entre autres démontrer certaines
valeurs importantes, comme la qualité du service, la fiabilité, l’honnêteté, etc. Dans le
domaine de l’éthique des affaires, il est souvent mentionné que l’on se retrouve devant ce
qu’on appelle « une éthique minimale, dans laquelle chacun ne vise au fond que son intérêt
personnel dans le respect des droits d’autrui (Métayer, 2008, p. 209). À ce propos,
l’économiste Milton Friedman a affirmé, dans un article du New York Times Magazine, le
13 septembre 1970, que « la seule responsabilité d’une entreprise consiste à utiliser ses
ressources et à s’engager dans des activités destinées à accroitre ses profits, pour autant
qu’elle respecte les règles du jeu, c'est-à-dire celles d’une compétition ouverte et libre sans
duperies ou fraude » (p. 211). Toutefois, la tendance dominante actuelle insiste beaucoup
plus sur la responsabilité sociale de l’entreprise, et cela auprès de toutes les instances
concernées par cette organisation.
72
Bon nombre de médecins pratiquent en bureau privé, où ils ont à accomplir diverses tâches
administratives : embauche et gestion du personnel (secrétaires, infirmières ou infirmiers,
personnel technique, etc.). Ils ont également à administrer le lieu physique, les achats, les
relations d’affaires avec les représentants de produits ou d’appareils médicaux, etc. Ainsi
donc, bon nombre de médecins côtoient quotidiennement cette « éthique des affaires ».
2.2.2.5 L’éthique sociale L’éthique sociale, de son côté, s’intéresse à initier la pensée sociale et à développer la
capacité d’analyse critique et d’évaluation éthique. Elle peut être définie comme « une
partie de la philosophie sociale qui s’applique à dégager les règles et les normes qui doivent
guider la vie sociale à tous les niveaux, et particulièrement les relations et les rapports entre
divers groupes qui composent une société. « C’est une discipline normative qui se base sur
un sens de l’homme en société et sur des buts communs que doit réaliser l’existence
sociale » (Birou, cité dans O'Neill, 1998, p. 27). Ainsi, on retrouve dans l’éthique sociale
tout ce qui se rapporte à la notion de Droit : le droit moral, le droit légal, le droit individuel,
les droits sociaux, les droits humains, etc. (Métayer, 2008). Elle se rapporte également à la
notion de justice : la justice mondiale ou universelle (qui régit les relations entre les
peuples, les nations), la justice distributive (qui régit la façon dont les services, les biens et
les fardeaux doivent être répartis). Comme on le voit, l’éthique sociale est alors une éthique
qui se préoccupe d’une certaine équité entre les membres d’une société donnée ou entre les
habitants de diverses nations. Ce domaine d’application de l’éthique est tout
particulièrement retenu et présenté ici car il fait appel au jugement des sujets en situation,
ce qui interpelle leurs valeurs, leurs principes, et cela en fonction du monde réel dans lequel
il se retrouve.
2.2.2.6 Éthique appliquée : implication pour les médecins La profession médicale se doit de composer avec les cinq domaines d’éthique appliquée qui
viennent d’être présentés. En ce qui concerne la bioéthique et l’éthique de la médecine, les
médecins sont soumis à un code de déontologie et doivent être fidèles au serment
d’Hippocrate qu’ils ont prononcé. Qui plus est, le travail en institution (hôpitaux, CLSC,
etc.) implique de composer avec les règles en place. En ce qui a trait à l’éthique clinique,
73
les médecins ont à adopter un agir qui correspond à un cadre interactionnel bien défini par
les instances qui chapeautent la profession. Pour ce qui est de l’éthique de la science et de
la technologie, les médecins ont à se questionner ponctuellement sur les traitements
effectués, les protocoles de recherches utilisés, les conflits d’intérêts potentiels, etc. Ce qui
peut paraître surprenant à première vue, c’est que l’éthique des affaires touche également le
travail de plusieurs médecins. Comme nous l’avons vu précédemment, pour plusieurs
d’entre eux, le cadre de la pratique professionnelle implique la gestion de cabinet,
l’embauche de personnels de soutien, etc. Ils sont parfois embauchés afin de réaliser des
expertises médicales. Finalement, les médecins se trouvent également directement
concernés par l’éthique sociale, de par le lien privilégié et immédiat qu’ils ont avec leurs
patients et par la responsabilité sociale qui leur incombe. Le sentiment de ne pas arriver à
effectuer adéquatement leur travail peut alors devenir une source de souffrance.
Ainsi, on constate que les médecins sont concernés et encadrés, par plusieurs domaines
d’application de l’éthique. Il est possible de croire que ces multiples encadrements éthiques
peuvent exercer des pressions sur leur travail. On pourrait croire que ces pressions peuvent
avoir une incidence sur les dilemmes qu’ils rencontrent, sur leur état d’esprit ainsi que sur
leur santé mentale ?
2.2.3 Trois modes régulatoires Dans les contextes organisationnels, et tout particulièrement dans le domaine médical,
certaines notions en lien avec l’éthique sont souvent confondues. Ainsi, on y retrouve la
déontologie, le droit, les comités d’éthique, les codes d’éthiques, la morale, l’éthique, etc.
Afin de départager ce qui distingue l’éthique de ces autres notions, L. Langlois (2011)
présente trois modes régulatoires qui guident les conduites en milieu de travail, soit : 1)
l’hétérorégulation, en tant que discipline externe (contraintes), 2) l’autorégulation, en tant
que discipline interne et 3) la corégulation, en tant que discipline basée sur la collaboration
et l’engagement.
74
2.2.3.1 L’hétérorégulation Le premier mode se nomme hétérorégulation. Ce mode est avant tout marqué par les
contraintes provenant d’une discipline externe. Comme le précise L. Langlois (2011),
« l’hétérorégulation découle d’un ensemble de règles imposées par l’extérieur, lesquelles
s’inscrivent dans une vision de contrôle et ont un caractère contraignant » (p. 126).
Ainsi, la déontologie est directement liée au mode de l’hétérorégulation. Elle réfère aux
devoirs et aux responsabilités qui doivent être respectés au cours de l’exercice d’une
profession. Pour la pratique médicale, c’est le Collège des médecins qui surveille son
application et son respect. La déontologie est constituée de normes et de règles qui
gouvernent et encadrent la conduite des professionnels qui la compose. Bien qu’une
certaine autonomie demeure présente à l’égard des conduites qui sont attendues, tout
manquement est susceptible d’être l’objet de sanctions et de réprimandes. De cette façon, la
déontologie est en lien étroit avec le droit, les normes du travail, etc. Les principales valeurs
qui s’y rattachent sont l’obéissance, la conformité et le respect des règles.
2.2.3.2 L’autorégulation Le second mode régulatoire se nomme l’autorégulation et concerne l’exercice du libre
arbitre. Ce mode est basé sur les valeurs et principes à la fois personnels et professionnels.
Ce qui gouverne ce mode réfère principalement à une discipline interne. « Les règles, les
principes et les valeurs que nous décidons d’appliquer de façon autonome et libre
s’inscrivent dans un mode d’autorégulation, laquelle invite l’individu à avoir, sans le poids
de la sanction, une conduite responsable et autonome » (L. Langlois, 2011, p. 129). Ainsi,
l’autorégulation réfère au jugement du sujet en situation qui a la possibilité d’exercer son
libre arbitre. L’auteure, reprenant les termes de Foucault, illustre ce mode par « l’art de se
gouverner soi-même ». Ce mode s’inscrit alors dans la visée de l’éthique où la réflexion et
le discernement doivent s’adapter au contexte particulier dans lequel ils se présentent.
Pour ce qui est des notions d’éthique et de morale, L. Langlois et al. (2011) les considèrent
comme voisines et interdépendantes, pouvant « s’utiliser sans distinction majeure, les deux
faisant référence à la conduite d’un individu » (p. 127). Cette conduite est en alors guidée
par certains éléments : les valeurs (personnelles, professionnelles et organisationnelles), les
75
règles, les normes et les procédures. Ainsi, l’éthique, ou la morale, interpelle la réflexion et
le discernement. Selon cette même vision, L. Langlois et al. (2005) précisent : « L’éthique
est de l’ordre du questionnement. Elle oblige à faire des choix. Ainsi, des professionnels
peuvent avoir une éthique différente face à une problématique particulière rencontrée dans
l’exercice de la profession. À un problème posé, deux ou trois solutions peuvent souvent
être proposées » (p. 32).
Les principales valeurs présentes dans l’autorégulation sont l’autonomie et la
responsabilité. C’est ainsi que l’éthique « doit être vue non pas comme un couteau qui
tranche, mais plutôt comme une aiguille qui patiemment coud son ouvrage avec les auteurs.
C’est en quelque sorte un travail de courtepointe collective » (L. Langlois, 2011, p. 129).
Ce travail possible entre collègues mène alors vers le prochain mode régulatoire : la
corégulation.
2.2.3.3 La corégulation Le troisième mode régulatoire se nomme corégulation et vise l’élaboration de règles et de
normes avec l’aide d’un groupe.
Il s’agit d’un mode qui intègre à la fois l’autorégulation et l’hétérorégulation (car les sujets
doivent tenir compte des règles en place). « La corégulation est un mode d’encadrement qui
vise à élaborer, avec l’aide d’un groupe, notamment, des règles, des normes et des valeurs
qui agiront de manière à mobiliser et à solidariser les individus » (L. Langlois, 2011, p.
130). Ce mode implique des discussions à l’intérieur d’un collectif où le but à atteindre est
une « adhésion volontaire » à un processus qui pourra permettre un certain mieux-être
collectif. Ainsi, il faut faire appel à la fois au jugement éthique en situation, de même
qu’aux normes en présence afin d’aboutir à certains énoncés de valeurs. Les visées qui
chapeautent ce mode sont alors l’adhésion et la mobilisation.
Les trois modes de régulation qui viennent d’être décrits se superposent et sont
constamment présents dans le travail des médecins. Ainsi, soumis à un code de déontologie
et des normes de bonne pratique qui encadrent leurs actes professionnels, où on leur
demande d’user de leur jugement de façon à décider individuellement de ce qui est le plus
76
approprié dans le traitement de leurs patients, les choix ne sont pas toujours faciles dans ce
contexte où les ressources sont nettement limitées. Il arrive que les médecins ont une place
pour discuter entre eux de situations de travail où se présentent certaines difficultés, mais le
manque de temps, les impératifs à agir dans l’urgence et parfois l’isolement, pour ne
nommer que certaines des caractéristiques de leur travail au quotidien, rendent souvent
difficile cet échange qui pourrait mener à un consensus et à une « adhésion volontaire ».
2.2.4 L’éthique de la justice, de la sollicitude et de la critique En ce qui concerne les théories morales, deux perspectives éthiques apparaissent centrales à
l’égard du jugement des sujets en situation : l’éthique de la justice et l’éthique de la
sollicitude. Dans la partie suivante, nous discuterons de ces deux perspectives et de ce qui
les caractérise. Par la suite, nous verrons qu’une troisième perspective éthique présente un
intérêt fort pertinent quant aux développements de cette thèse, tout particulièrement aux
regards de la psychodynamique du travail, soit l’éthique de la critique.
2.2.4.1 L’éthique de la justice L’intérêt pour l’éthique de la justice découle également des travaux de Kohlberg sur le
développement moral (Kohlberg, 1981). Ce chercheur avait identifié et hiérarchisé six
stades de développement moral où une éthique de la justice (régie en grande partie par les
règles, sauf pour les niveaux 5 et 6 où le niveau de justice est différent de la conformité aux
normes et règles attendues) apparaissait comme le niveau de développement supérieur. A)
Niveau préconventionnel (1- Obéir pour éviter la punition, 2- Faire valoir son intérêt
égocentrique), B) Niveau conventionnel (3- Satisfaire aux attentes du milieu, 4- Répondre
aux règles sociales), et C) Niveau postconventionnel (5- Principes du contrat social, 6-
Principes éthiques universels de justice) (p. 409).
Pour L. Langlois (2008; 2005), l’éthique de la justice provient de deux grandes écoles de
pensée. La première remonte à Hobbes et à Locke et elle « vise à promouvoir l’individu
indépendamment des relations sociales, celles-ci étant basées uniquement sur l’acquisition
de certains avantages » (L. Langlois et al., 2005, p. 20). L’éthique de la justice, selon cette
77
école de pensée, serait alors basée sur des choix individuels, où chacun est considéré
comme distinct de la société. La deuxième école remonte quant à elle à Aristote, Rousseau,
Hegel, Marx et Dewey. « C’est par l’expérience et en vivant en société que chacun apprend
les leçons de moralité. Cette participation à la vie communautaire enseigne aux gens
comment considérer leur propre conduite selon le plus grand bien commun pour la
communauté » (L. Langlois, 2008, p. 76). Selon cette conception de l’éthique, les choix
sociaux effectués ont pour première préoccupation le caractère d’équitabilité pour chacun,
où chaque sujet est considéré comme inséparable de la société. Ainsi, « l’intention de ceux
qui agissent selon l’éthique de la justice est de viser une autonomie responsable selon un
mode de coopération. Cette intention consiste à promouvoir un ordre social, juste au sein de
l’organisation, qui se réalisera grâce à la collaboration de toutes les personnes concernées »
(p. 78).
L’éthique de la justice est donc une moralité basée sur l’équité, l’impartialité et l’autonomie
(Gilligan, 1986, 2008; Molinier, Laugier, & Paperman, 2009; Nurock, 2010) et elle se
rapporte principalement à la mise en œuvre des droits et des règles. Les principales valeurs
qui en ressortent sont alors : le bien commun, le devoir et la responsabilité.
2.2.4.2 L’éthique de la sollicitude Depuis une vingtaine d’années, un intérêt particulier a été apporté à l’éthique de la
sollicitude. Le « care » est le terme anglophone généralement utilisé pour parler de la
sollicitude. Il désigne « le souci de l’autre », « la préoccupation à l’égard d’autrui »,
« l’attention que l’on porte à l’autre », « le souci de l’autre », etc. C’est Carol Gilligan, dans
son ouvrage intitulé Une si grande différence (1986), qui a grandement contribué à
théoriser ce concept. L’auteure avait pour objectif de pallier les insuffisances théoriques
qu’elle attribuait au modèle de Kohlberg. Pour Gilligan, les femmes et les hommes ont
certes des façons différentes de « porter un jugement moral », mais elle trouvait
incomplètes l’évaluation et l’étude réalisée par Kohlberg. Ainsi, à partir de trois enquêtes,
Gilligan illustre une grande différence entre le genre féminin et le genre masculin, bien que
ce constat ne soit pas partagé par l’ensemble de la communauté scientifique. Ainsi, alors
que les hommes seraient davantage dans une position d’éthique de la justice, « les femmes
percevraient le dilemme moral comme un problème de responsabilités et de préoccupation
78
face au bien-être de l’autre, et non comme une question de droits et de règles » (1986, p.
116).
Tronto (2009), a grandement contribué à la théorisation du concept de care. Pour celle-ci, le
care se rapporte aux conduites mises en place par le sujet afin de contribuer à l’amélioration
du « monde » :
Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre «monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie. (p. 143)
Pour ce faire, Tronto propose quatre phases du care :
1) Se soucier de (caring about) : constate l’existence d’un besoin et évaluer la possibilité d’y apporter une réponse
2) Prendre en charge (taking care of) : assume une certaine responsabilité par rapport à un besoin identifié et de déterminer la nature de la réponse à lui apporter
3) Prendre soin (care giving) : exige presque toujours de ceux qui prennent soin qu’ils aient un contact direct avec les objets du care
4) Recevoir le soin (care receiving) : implique la reconnaissance de ce que l’objet de la sollicitude réagit aux soins qu’il reçoit.
C’est à partir de ces éléments relatifs aux phases du care que l’auteure dégage les quatre
éléments éthiques s’y rapportant. Ainsi, ceux-ci se rapportent respectivement à 1)
l’attention, 2) la responsabilité, 3) la compétence et 4) la capacité de réponse. Il apparaît
important de spécifier ce qui caractérise le point un, l’attention, car la définition apportée
par Tronto insiste grandement sur la « disponibilité » mentale nécessaire afin d’être
« éthiquement » présent pour l’autre, ce qui n’est pas sans implication dans un contexte où
tout s’accélère et se bouscule. « L’attention consiste à suspendre la pensée, à la laisser
disponible, vide et prête à être investie par son objet […] la pensée doit être vide, en attente,
79
ne cherchant rien, mais prête à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va la pénétrer » (2009,
p. 174).
Dans le contexte actuel de la pratique médicale, où l’urgence est presque constante et où le
nombre de patients en attente ne cesse d’augmenter, on peut se demander s’il subsiste chez
les médecins une « place disponible », du côté de la pensée, afin d’être présent pour l’autre,
du moins au sens où le décrit Tronto. Encore aujourd’hui, plusieurs fausses croyances se
rapportent au travail et à l’éthique du care : travail strictement féminin, travail de
soumission, etc. « Ces expériences ou ces activités sont celles qui consistent à apporter une
réponse concrète aux besoins des autres – travail domestique, de soin, d’éducation, de
soutien ou d’assistance, entre autres » (Molinier et al., 2009, p. 11). Comme le précisent les
auteures, ce type d’activité est souvent dévalorisé, car il réfère au travail de personnes
subalternes, souvent, mais non-exclusivement réalisé par des femmes, ce qui contribue à
marginaliser et à sous-évaluer l’importance du care.
Comme le rapporte L. Langlois (2008), ce sont le bien-être des personnes et les relations
humaines qui sont de la première importance dans l’éthique de la sollicitude. Les
principales valeurs sont alors : la bienveillance, le service, l’empathie, la compassion.
En résumé, ce qui distingue l'éthique de sollicitude de l'éthique de justice, c’est :
La quantité et la qualité des relations. Les droits individuels, l'égalité devant la loi, le franc jeu (fair play), un ensemble de tous ces buts moraux peuvent être poursuivis sans qu'il n'y ait des liens entre eux. La justice est impersonnelle. Mais la sensibilité aux autres, la loyauté, le sens des responsabilités, le dévouement et la réconciliation requièrent toutes une implication interpersonnelle. La sollicitude relève des relations (Vandenberg, 2002, p. 16).
2.2.4.3 L’éthique de la critique Dans cette perspective éthique, les sujets tentent de découvrir et de mettre en lumière
certaines injustices qui peuvent découler de diverses relations sociales, de certaines lois,
80
etc. Il s’agit alors d’identifier des situations où certaines personnes ou groupes d’individus
dominent et tirent avantage de situations au détriment d’autres personnes (L. Langlois et
al., 2005). Ainsi, l’éthique de la critique se rapporte directement aux droits humains.
« L’éthique de la critique permet à toute personne loyale d’offrir les suggestions, les
recommandations ou les critiques qu’elle considère nécessaires pour améliorer certaines
tendances au sein de l’organisation ou dans la société » (L. Langlois, 2008, p. 74).
Ainsi, les principales valeurs impliquées dans cette perspective éthique sont : le bien
commun, le devoir et la responsabilité. Le modèle de la psychodynamique du travail
s’inscrit dans cette optique de l’éthique de la critique en s’intéressant à l’espace de parole et
aux relations dynamiques entre les sujets compris dans les collectifs de travail.
2.2.5 Synthèse Cette dernière section traitant des concepts d’éthique et de morale a permis de présenter ce
qui les distingue globalement, bien qu’ils soient encore largement confondus ou
interchangés pour plusieurs auteurs. En résumé, retenons que le concept de morale est
généralement compris dans celui de l’éthique, que la morale est davantage propre à une
culture ou à un contexte donné, alors que l’éthique est plutôt en lien avec une manière
d’agir, tenant compte des normes et valeurs en présence, des caractères particuliers ainsi
que des conséquences des actes posés. Nous avons également vu que les médecins doivent
composer avec divers domaines d’application de l’éthique : médicale, clinique, de la
science et de la technologie, des affaires et sociale. Qui plus est, divers modes régulatoires
sont constamment présents dans le cadre de leur pratique professionnelle : la déontologie
médicale qui s’inscrit dans le mode de l’hétérorégulation, et les valeurs présentes dans les
agirs éthiques individuels des sujets qui s’inscrivent dans le mode de l’autorégulation. Le
mode de la corégulation peut également être présent si toutefois les médecins disposent de
lieux et de moments pour discuter de ce qu’ils vivent avec le collectif. Finalement, nous
avons vu que deux principales perspectives éthiques peuvent être retenues, soit l’éthique de
la justice et l’éthique de la sollicitude, avec les valeurs qui les accompagnent. Ce sont
justement ces valeurs en présence qui peuvent parfois s’opposer et contribuer au
81
développement de dilemmes qualifiés alors d’éthiques. De plus, il apparaît que l’éthique de
la critique peut apporter une certaine amélioration de conditions jugées « injustes ». Cette
perspective rejoint certaines préoccupations du modèle de la psychodynamique du travail
que nous verrons dans la section suivante.
82
2.3 La psychodynamique du travail La psychodynamique du travail est un modèle théorique et conceptuel qui s’est d’abord
développé en Europe dans les années 1980. L’intérêt porté pour la psychodynamique du
travail s’est par la suite déplacé au Québec, et les chercheurs qui s’y sont intéressés en tout
premier lieu ont depuis réalisé plusieurs enquêtes (Carpentier-Roy & Vézina, 2000; Institut
de psychodynamique du travail du Québec, 2006).
2.3.1 Ancrage épistémologique La psychodynamique du travail (Dejours, 2008b) s’inspire des sciences herméneutiques et
elle étudie les rapports subjectifs et intersubjectifs des personnes en situation de travail aux
prises avec une organisation du travail pathogène (Dejours, 2000). Son objet est l’étude du
plaisir, de la souffrance, des écarts entre le travail prescrit et le travail effectif, et les
stratégies défensives mises en place pour faire face aux souffrances vécues dans le travail.
Comme le précise Dejours, « La psychodynamique du travail est issue d’une confrontation
entre trois disciplines : la psychanalyse, la psychiatrie et l’ergonomie. Au centre de la
discussion, trois questions essentielles : le sujet, la santé, le travail » (Dejours, cité dans
Clot, 1996, p. 159).
Le « travail » est défini comme « la mobilisation des hommes et des femmes face à ce qui
n’est pas prévu par la prescription » (Davezies, 1993, p. 6). En réalisant leur travail, les
sujets peuvent mettre à contribution leur savoir-faire et leur intelligence afin de pouvoir
réaliser les tâches qui leur incombent. Ainsi, le travail relève d’une dimension
fondamentalement humaine car, comme le dit Dejours (2008b), il pallie les insuffisances
d’ordre technologico-machinal rencontrées dans le cadre du travail. À partir du regard
clinique, Dejours (2001b) apporte une autre définition du travail qui se rapporte au fait de
travailler : « des gestes, des savoir-faire, un engagement du corps, la mobilisation de
l’intelligence, la capacité de réfléchir, d’interpréter et de réagir à des situations, c’est le
pouvoir de sentir, de penser et d’inventer, etc. (p. 7).
Le travail touche directement tous les sujets : ceux qui travaillent, mais également ceux qui
en sont privés. En plus d’être une activité de production, le travail se rapporte également au
83
« vivre ensemble ». Ainsi, par cette activité, chaque sujet transforme le travail, mais est
également transformé par ce même travail. Valette (2003), en s’appuyant sur la théorie et la
pratique de la psychodynamique du travail, décrit trois postures afin de situer la travail par
rapport au sujet : 1) une activité de production qui transforme le monde et peut le rendre
plus habitable, 2) une activité de production où se concrétisent et s’objectivent
l’intelligence et l’ingéniosité humaine et 3) le pouvoir de faire advenir le sujet dans son
individualité, son espace psychique ou encore son « ipséité » (2003, p. 1), en d’autres mots,
son identité. De par cette centralité du travail, ce dernier peut contribuer au développement
de la santé, par la construction identitaire qu’il permet, mais peut également prendre une
tout autre avenue, soit de contribuer à la maladie et à diverses atteintes à la santé mentale.
Pour Dejours (1998), le travail peut « (…) aussi être un puissant moyen mis au service de
l’émancipation ainsi que de l’apprentissage et de l’expérimentation de la solidarité et de la
démocratie » (Dejours, 1998, p. 176). Ce que le sujet « fait » implique qu’il doive mobiliser
à la fois son intelligence (ingéniosité, créativité) ainsi que sa sagesse pratique (savoir-faire)
dans la réalisation de la tâche demandée.
Les prémisses qui suivent permettent d’asseoir des postures théoriques pour examiner la
nature et le rapport au travail des sujets, qui contribuent au développement de l’identité et
de la santé mentale au travail. À l’inverse, lorsque ces dynamiques sont fragilisées ou
« brisées », il peut apparaître certaines souffrances qui contribueront éventuellement au
développement de symptômes reliés aux problématiques de santé mentale. « La santé
mentale au travail est, pour la psychodynamique du travail, le résultat d’un équilibre
dynamique entre le besoin d’accomplissement de l’individu, les normes sociales dont il
dépend et le travail qui impose une productivité dans un cadre donné » (Vézina, 2000, p.
36). La partie qui suit permettra de retenir ce qui peut être compris par ces prémisses.
84
2.3.1.1 Première prémisse : le sujet est en quête d’accomplissement La première prémisse de la PDT fait référence à l’accomplissement identitaire. Les sujets
tentent de se réaliser dans leur travail. C’est en utilisant leur intelligence, leur créativité et
leur savoir-faire qu’ils peuvent relever des défis et s’accomplir dans leur travail.
Lorsque les sujets se trouvent dans un contexte de travail, ils ne sont toutefois pas seuls. Ils
se situent généralement dans ce que l’on appelle un « collectif » de travail. Pour Cru
(1988), il y a collectif « lorsque plusieurs travailleurs concourent à une œuvre commune
dans le respect de règles » (Cru, cité dans Dejours & Association pour l'ouverture du champ
d'investigation psychopathologique, 1988, p. 46). Ainsi, pour qu’il y ait collectif, il faut
trouver simultanément : 1) plusieurs travailleurs, 2) une œuvre commune, 3) une ou
plusieurs règles et 4) le respect durable des règles par chacun. Ces règles, ou règles de
métiers, sont alors implicites et intériorisées par les membres du collectif de travail. C’est
par le langage qu’elles sont transmises et intériorisées. Dejours (2007a) parle du rapport à
autrui, où se trouve une coopération horizontale (avec les collègues, le collectif de travail)
et une coopération verticale (avec les subordonnées, avec les chefs). C’est alors dans ce
rapport à autrui horizontal que se met en place le collectif de travail.
Rhéaume (2007) considère le sujet comme étant, avant tout, un être vivant et charnel, ce qui
lui permet d’éprouver et de prendre conscience du monde qui l’entoure. « En effet, la
notion de corps est déjà du domaine de ‘l'étant’, d'une entité objectivée, observable, visible
dans le monde, objet parmi d'autres objets accessibles au regard de l'autre. Or le sujet
charnel, c'est le sujet qui éprouve le monde, le ressent, en souffre, en jouit, dans la chair qui
est le corps vécu. Plaisir et souffrance sont les indices premiers et le matériau de la
conscience charnelle » (p. 65). Ainsi, le sujet charnel peut être compris selon quatre
éléments de compréhension : 1) un être vivant qui existe dans son rapport actif et intéressé
au monde; 2) un monde matériel, intérieur, habité; 3) une subjectivité radicale toujours en
écart par rapport à toute élaboration de la pensée et, 4) un sujet humain toujours singulier,
mortel et donc fragile.
Carpentier-Roy (2005) distingue l’acteur du sujet. L’acteur, c’est celui qui agit et qui
remplit sa fonction au travail. Le sujet, c’est l’être de désir et de passion qui cohabite
toujours avec l’acteur. Le sujet est le porteur de l’activité créatrice. Ainsi, c’est dans la
85
dialectique acteur-sujet que se joue la subjectivité. « Si la dialectique est opérante, elle
conduit au plaisir, à l’investissement subjectif, satisfaisant, structurant. Si elle est
inopérante, elle mène au travail déstructurant, au clivage acteur-sujet, bref à la dissociation
et à la souffrance » (p. 47). Ainsi, certaines organisations peuvent bloquer les aspirations,
désirs et passion de l’acteur-sujet. « Ne lui survit alors que l'acteur qui subit les contraintes,
qui agit en se défendant comme il le peut et ne voit plus dans le travail que sa nécessité
incontournable » (Carpentier-Roy, 2006, p. 16).
2.3.1.2 Deuxième prémisse : le travail dépasse la prescription La deuxième prémisse fait référence à l’écart toujours présent entre le travail prescrit et le
travail réel. Le travail prescrit se rapporte aux règles établies : l’organisation du travail, la
description de la tâche, les méthodes, les gestes dictés par l’organisateur du travail (le
propriétaire, l’ingénérie, la gestion), etc. Le travail effectif, ou travail réel, se distingue du
travail prescrit par la confrontation avec la réalité qui comporte une grande part
d’incertitude et est ponctuée de plusieurs imprévus : les changements commandés par la
hiérarchie, les conduites inattendues, les demandes de clients, les pannes des instruments
techniques, les obstacles et les contretemps, le manque de ressources humaines ou
matérielles, etc.
Face à ce décalage, les sujets doivent faire preuve d’ingéniosité dans les actions posées afin
de réaliser leur travail. Cela demande une mobilisation constante de leur intelligence, de
leur expérience, de leur savoir-faire. Il leur faut donc se réajuster continuellement. « Mais
l’écart du prescrit au réel n’a pas toujours le même sort : soit il est toléré, et il offre des
marges de liberté créatrice, soit il est traqué, et les salariés redoutent d’être pris en faute »
(Dejours, 1993c, p. 217; 2008b, p. 226). Dans le cas où l’écart entre le travail prescrit et
effectif est traqué par un mode de surveillance intempestive, le sujet se retrouve sur la corde
raide et toute erreur commise dans l’exécution de sa tâche peut lui être reprochée. Cette
forte imputabilité laisse place à la crainte, la peur et la souffrance. Cependant, là où l’écart
offre une marge de liberté créatrice, il s’agit bien souvent du principal lieu permettant la
réalisation de soi et le sentiment d’identité pour le sujet.
86
Selon la psychodynamique du travail (Dejours, 1993c, 1998, 2008a, 2008b), il existe
toujours un écart entre le travail prescrit (la description de tâches, les consignes, les
demandes explicites, etc.) et le travail effectif (la façon dont le travail se présente, avec son
imprévisibilité).
Plus concrètement, dans le quotidien du fonctionnement de l’entreprise, il est facile de montrer que la prescription sous-estime ou néglige la variabilité de la situation. Il est facile de montrer que les directives sont données pour une situation-type qui ne se présente en fait jamais. (Davezies, 1993, p. 5)
Comme l’ensemble du travail ne peut être pensé au préalable, le sujet doit utiliser son
intelligence et sa créativité afin de pallier les imprévus. Le recours à ses ressources
personnelles (créativité, intelligence, etc.), à raison de plus lorsqu’il s’accompagne de
reconnaissance de la part des pairs, des clients ou des supérieurs, peut contribuer au plaisir
au travail et ainsi favoriser la santé mentale. Dans d’autres situations, aucune place n’est
laissée au sujet pour pallier les insuffisances du travail prescrit et ainsi faire face à la
résistance du réel. « C’est le cas notamment des organisations de travail rigides qui
imposent une division poussée des tâches et une standardisation excessive des procédés et
des résultats » (Vézina, 2000). Plus encore, une tentative d’initiative personnelle peut être
perçue comme un acte délinquant où le sujet déroge, en quelque sorte, à ce qu’il doit
« normalement faire ». D’autres contextes de travail laissent en apparence une grande
autonomie au sujet dans la réalisation de son travail. Toutefois, ces contextes ne fournissent
pas les ressources nécessaires (matérielles, financières, humaines, temporelles, etc.) pour
réaliser le travail. On peut alors parler « d’autonomie piégée », car le sujet a une certaine
« liberté » d’action sans toutefois disposer des moyens nécessaires pour réaliser ces actions.
Face à ce type de situation, le sujet se retrouve possiblement dans une position de dilemme
où il aura à privilégier une action au détriment d’une autre. Ainsi, le manque d’espace pour
utiliser son intelligence et sa créativité, accompagné d’un sentiment de non-reconnaissance,
et les situations d’autonomie piégée seront souvent ressentis comme une grande souffrance.
Face à cette souffrance, le sujet ne restera pas passif, mais mettra en place des stratégies
défensives (endurance, hypertravail, consommation d’alcool ou de drogue) afin de pouvoir
continuer à « supporter » ce qui fait mal. Toutefois, bien que ces stratégies défensives
87
permettent de durer ou d’endurer dans un contexte qui fait souffrir, elles ne permettent pas
de régler le problème à la source. Ainsi, elles ont pour particularité de se retourner contre
ceux-là mêmes qui les ont mises en place et, finalement, de porter atteinte à la santé
mentale (détresse, épuisement, dépression, etc.).
L’analyse de la psychodynamique du travail permet ainsi d’avoir accès au réel du travail
par l’intermédiaire de la subjectivité et de l’intersubjectivité (Maranda, Gilbert, St-Arnaud,
& Vézina, 2007; Trudel, 2000). C’est pourquoi les psychodynamiciens vont s’intéresser
davantage aux conduites qu’aux comportements. La conduite, « c’est non seulement la
partie observable ou objectivable d’un acte – le comportement –, mais aussi sa partie non
visible – les motifs, mobiles, et actes de pensée qui accompagnent, précèdent et suivent un
comportement (Dejours, 2008a, p. 21). Et c’est presque uniquement par la parole des
travailleurs, et non par l’observation, qu’il est possible d’avoir accès au vécu subjectif et
intersubjectif du travail (Dejours & Abdoucheli, 1990).
2.3.1.3 Troisième prémisse : la reconnaissance et le nécessaire regard de l’autre Le travail peut être une source importante de plaisir tout comme il peut être à l’origine de
souffrance ayant des incidences graves sur la santé mentale. Le plaisir résulte, en bonne
partie, de la reconnaissance de l’apport du sujet dans l’accomplissement de son travail
(Dejours, 1993c, 1998). Cette dimension a une implication directe dans la construction
identitaire. Elle concerne le regard de l’autre porté sur le travail réalisé. Le jugement dont il
est question ici renvoie à la reconnaissance témoignée, non pas sur ce que le sujet est, mais
bien sur ce qu’il fait. « La reconnaissance au travail constitue un gage de la contribution de
l’individu à la construction d’une œuvre commune et à une création socialement utile. En
ce sens, elle est un élément déterminant de l’accomplissement de soi et de la construction
de l’identité » (Dessors, 1995). Cette reconnaissance est certes importante, voire essentielle
au bien-être des sujets, mais il apparaît important de préciser ce qui la caractérise.
Selon la psychodynamique du travail, la reconnaissance n’est pas la valorisation (au sens
d’une tape dans le dos), mais un jugement porté, non pas sur l’individu, mais sur le travail
accompli, donc sur le faire au lieu de l’être (Dejours, 1993c). Deux types de jugements sont
possibles : le jugement d’utilité et le jugement de beauté. Le jugement d’utilité est donné
88
par autrui de façon verticale : supérieurs hiérarchiques, subordonnés, clients, patients,
bénéficiaires. Ce type de jugement se rapporte à l’utilité sociale du travail accompli, en ce
sens que le travail est reconnu comme étant « bien fait ». Quant au jugement de beauté, il
est prononcé de façon horizontale et est émis essentiellement par les pairs qui sont les
mieux placés pour connaître et « re-connaître » le travail réalisé et les chemins empruntés
pour y arriver. Cette reconnaissance concerne le travail effectué selon les règles de l’art,
c'est-à-dire un travail « bellement fait », qui nécessite une expérience du métier, un tour de
main, bref un ajustement de la « façon de faire » afin de pallier les imprévus qui s’ajoutent
à la tâche prescrite. Ces deux types de reconnaissance viennent donner un sens à l’action
accomplie par le sujet et, de cette façon, contribuent au développement de son identité.
La reconnaissance qui peut alors être témoignée participe à la construction de son identité.
« C’est également par le truchement de cette identité qui se consolide, sanctionnée par le
regard du collectif, que se construit le plaisir au travail et la santé, tout comme l’inverse
peut se produire » (Maranda, cité dans Hivon, 1999, p. 11). L’inverse, c’est lorsque le sujet
est privé de cette reconnaissance à l’égard de son travail. Les blocages communicationnels,
résultats de pratiques et de normes organisationnelles qui empêchent ou inhibent la
discussion et la parole, ont souvent comme conséquence de nier l’apport subjectif et
intersubjectif, et par conséquent empêchent la reconnaissance. La souffrance est alors
considérée comme un espace de lutte entre le bien-être et la maladie, où prennent place
différentes stratégies défensives de protection, individuelles et/ou collectives, afin de
pouvoir « rester normaux » et de poursuivre son travail (Dejours, 1993c). Mais cette
souffrance est toujours présente dans les situations de travail. Il ne faut alors pas la
considérer comme un élément regrettable ou fâcheux. Il faut tenter de comprendre d’où elle
prend sa source, notamment pour corriger et prévenir les problèmes de santé mentale au
travail. Elle peut également être le point de départ de quelque chose d’autre, dont le plaisir
et le développement de l’identité (Dejours, 2007a).
2.3.1.4 Les rationalités en présence De façon générale, la rationalité peut être définie comme le « caractère de ce qui est fondé
sur la raison dans l’ordre de la connaissance (le rationnel) comme dans l’ordre pratique (le
89
raisonnable). Est rationnel ce qui est ou paraît nécessaire, logique, démontrable,
universellement acceptable » (Baraquin, 2005; Godin, 2004, p. 1108).
Les trois principales prémisses théoriques qui ont été décrites précédemment peuvent être
comprises comme trois rationalités en lien avec l’agir des sujets en situation de travail,
soit : 1) la rationalité de production (instrumentale, utilitaire), 2) la rationalité sociale (le
rapport au collectif, l’intersubjectivité) et 3) la rationalité pathique (subjective, liée à
l’accomplissement) (Dejours, 1993a, 1993b, 2004, 2007b). Comme le précise Vézina
(2000) :
En fait, il s'agit des trois dimensions autour desquelles va se construire le sens qu'a le travail pour l'individu, dans un rapport au travail (dimension utilitaire), à un collectif (dimension intersubjective) et à soi-même (dimension intrasubjective). En d'autres mots, le travail est une activité dirigée où s'établit une triple relation: à l'objet de l'action, aux autres personnes concernées par l'objet et à soi-même. (p. 36)
Le sociologue Max Weber distinguait quant à lui « quatre types d’approches qui
représentaient autant de formes de rationalité, c'est-à-dire de « bonnes raisons » qui peuvent
justifier les réactions des individus » (Svandra, 2009, p. 12). Ces rationalités sont les
suivantes : 1) la rationalité selon les fins, 2) la rationalité selon les valeurs, 3) la rationalité
affective qui se fonde sur la passion, l’émotion et 4) la rationalité définie par la tradition.
Parmi ces quatre derniers types de rationalité, en plus des dimensions productives, sociales
et pathiques, il apparaît que Weber insiste tout particulièrement sur un aspect spécifique,
soit celui des valeurs en présence dans la dynamique du sujet en situation. En ce sens, cette
dimension rejoint la rationalité axiologique dont nous avons discuté précédemment.
Molinier (2008) rappelle également les différentes formes de rationalité qui sont
classiquement comprises dans l’analyse des conduites humaines. Ainsi, l’auteure décrit ces
rationalités selon quatre formes d’agir : 1) l’agir instrumental (efficacité dans le monde des
choses), 2) l’agir stratégique (efficacité dans le monde social - en direction du but
recherché), 3) l’agir moral pratique (vise le vivre ensemble - le juste et l’injuste) et 4) l’agir
expressif (vise la représentation de soi, l’authenticité). Ainsi, l’auteure accorde une
90
importance toute particulière aux aspects de valeurs qui sont en présence, en faisant
intervenir les dimensions d’éthique de justice et de sollicitude.
Se référant aux travaux d’Habermas, Dejours (2008a, p. 76) relève, quant à lui, trois types
d’agir, soit : 1) L’agir instrumental ou téléologique (qui comprend ici l’agir stratégique), 2)
l’agir moral-pratique et 3) l’agir expressif. Dans le cadre de cette thèse, nous nous
référerons spécifiquement à trois formes d’agir et de rationalité. Ainsi, l’agir instrumental
ou téléologique s’inscrit dans une rationalité « cognitive-instrumentale », par rapport à une
fin ou un but visé et se déploie dans le monde objectif. L’agir moral-pratique, quant à lui,
se rapporte au vivre ensemble. Il se réfère ainsi à la tradition philosophique d’Aristote, et
vise « la vie bonne ». « La rationalité de l’agir moral pratique est désignée sous le terme de
rationalité par rapport à des normes et des valeurs, ou rationalité axiologique » (p. 78). Ce
type d’agir se déploie dans le monde social. Finalement, l’agir expressif se rapporte à
l’action qui est mise en scène dans les relations avec autrui. Ainsi, il se rapporte à une
rationalité de « présentation de soi » et se déploie dans le monde subjectif. Toutefois, à ce
monde subjectif, Dejours (2009a) propose d’inclure la rationalité psycho-affective, ou
rationalité pathique . « Nous désignons par ‘rationalité pathique’ ce qui, dans une action,
une conduite ou une décision, relève de la rationalité par rapport à la préservation de soi
(santé physique et mentale), ou à l'accomplissement de soi (construction subjective de
l'identité) » (Dejours, 2009a, p. 113). En ce sens, la rationalité pathique rejoint la dimension
affective décrite par Weber.
À la lumière de ce qui a été précédemment décrit à l’égard des différents types de
rationalité, nous retiendrons les trois vocables suivant : 1) la rationalité instrumentale (l’agir
dans un but visé), 2) la rationalité sociale (l’agir moral-pratique (normes, valeurs)), et 3) la
rationalité subjective (l’agir dans la présentation de soi ; l’agir dans la préservation de soi et
l’accomplissement de soi (pathique)).
Il apparait que certains conflits, pouvant survenir entre ces rationalités, posent un problème
particulier, propre à l’agir du sujet en situation : « Le cas de la rationalité dans l’action et
dans les choix pose des problèmes spécifiques, dans la mesure où l’on recherche un
caractère approprié qui tienne à la pratique elle-même, ne relevant pas exclusivement d’une
norme du vrai » (Blay, 2005, p. 897; 2007, p. 694). De plus, « devant de nombreux
91
dilemmes éthiques, nous serons amenés à retrouver ces différentes rationalités à l’œuvre.
Cette pluralité de sensibilités peut constituer une richesse, mais peut aussi être à l’origine
de conflits » (Svandra, 2009, p. 100).
2.3.1.5 La mise en place de stratégies défensives Face aux souffrances vécues dans le travail, les sujets construisent des stratégies défensives
(Dejours, 1980, 1998, 2000; Vézina, 2000) afin de se protéger et continuer à
« fonctionner » dans leur travail :
Les stratégies défensives sont des dispositifs mis en place pour contenir l'angoisse et la souffrance. Individuelles ou collectives, elles s'enracinent dans l'histoire de chacun, son éducation, sa personnalité, son désir et son rapport au travail, mais elles expriment une intentionnalité plus ou moins structurée et organisée qui prend sa source en relation avec l'organisation du travail. (Rhéaume, Maranda, & St-Jean, 2000)
Mais ces stratégies défensives peuvent également contribuer à « bloquer » ce qui est
ressenti comme « injuste » par le sujet, ce qui aura pour conséquence un possible
aveuglement ou une insensibilité à l’égard de ce qui devrait normalement porter à
l’indignation :
Nécessaires à la protection de la santé mentale contre les effets délétères de la souffrance, les stratégies défensives peuvent aussi fonctionner comme un piège qui désensibilise contre ce qui fait souffrir. Et, au-delà, elles permettent parfois de rendre tolérables la souffrance éthique, et non plus seulement psychique, si l’on entend par là la souffrance qui résulte non pas d’un mal subi par le sujet, mais celle qu’il peut éprouver de commettre, du fait de son travail, des actes qu’il réprouve moralement ». (Dejours, 1998, p. 44)
Lorsque ces stratégies défensives collectives s’érigent en termes de conduites qui doivent
être partagées et reproduites par tous les membres du collectif de travail, au risque d’être
exclu du groupe ou marginalisé si elles ne sont pas respectées, on parlera alors d’idéologie
défensive.
92
Ce qui caractérise l’idéologie défensive est qu’elle émerge dans des situations hautement
problématiques; un renoncement à la mobilisation s’opère chez les sujets et la défense
devient un but en soi. Comme le précise Dejours :
L’idéologie défensive est une forme radicalisée de stratégie collective de défense qui émerge dans des situations extrêmes de souffrance où il n’y a plus d’espace de discussion pour réaménager le rapport à l’organisation du travail d’une part, où le renoncement des agents à toute action d’amélioration se traduit par l’apparition d’une pratique dominante de dénonciation et par l’effort désespéré de maintenir la cohésion des agents entre eux par référence à l’ennemi commun d’autre part. (Dejours, 1993, p. 57)
2.3.2 Apports de la psychodynamique du travail en lien avec la profession médicale Une enquête de psychodynamique du travail (Maranda et al., 2006) a été réalisée, au milieu
des années deux mille, auprès de deux groupes de médecins du Québec (n = 13) ayant
accepté de faire un témoignage collectif sur ce qui les avait conduits à l’épuisement
professionnel. Elle a permis de faire ressortir certaines caractéristiques de leur travail et une
compréhension de certains mécanismes défensifs pour y faire face. Parmi les
caractéristiques relatives à l’organisation du travail de la pratique médicale, les médecins
ont décrit un temps pressurisé où ils doivent fonctionner sous le mode d’une urgence
permanente; d’une charge bureaucratique et administrative augmentée considérablement
ces dernières années; et d’une augmentation significative de cas lourds (maladies
chroniques et problèmes psychosociaux graves). De plus, les technologies de l’information,
jouant un rôle important à la fois sur la quantité d’informations qui circulent, et pour
lesquelles il est difficile de demeurer à jour, apportent des éléments de complexité. Aussi,
les demandes et questions des patients, supposément mieux informés, fusent et exigent
davantage de réponses.
Par ailleurs, les résultats de cette recherche font voir à quel point les médecins sont nourris
par le sens du devoir, par les normes et les exigences professionnelles. Ils doivent être
irréprochables, aidants, dévoués, etc. Face à ces exigences (explicites ou implicites), les
93
médecins se retrouvent confrontés à une réalité qui ne leur permet par toujours de répondre,
selon leurs principes et leurs valeurs, à ces demandes et exigences. Il s’agit alors de la
confrontation au réel du temps que comporte le travail. Parmi ces situations, notons une
bureaucratisation qui s’alourdit et qui prend de plus en plus de place (ce qui empiète sur le
temps pouvant être consacré aux patients), une augmentation du temps que prennent les cas
lourds (problématiques de santé physique et mentale diverses et multiples), un manque
criant de ressources (financières, matérielles et humaines) qui leur impose de « faire avec
ce qu’ils ont » ou de prendre sur eux de trouver « les moyens du bord ». En conséquence, la
crainte constante de « l’erreur médicale », de la poursuite et du blâme professionnel est
omniprésente dans un contexte d’accélération constante des cadences de travail. Ces
médecins ont aussi décrit à quel point l’isolement ainsi que l’absence de solidarité dans leur
travail (de la part de leurs collègues, des différentes fédérations et des autorités
gouvernementales) faisaient partie de la réalité quotidienne de leur travail. Ainsi, en
situation de surcharge, la coopération entre collègues s’amenuise et laisse plutôt place au
repli sur soi, stratégie défensive couramment utilisée par les médecins et qui conduit à des
situations d’épuisement. Sur un plan individuel, et face à l’intensification que connaît le
travail médical, la stratégie défensive peut prendre la forme de l’hyperactivité (Maranda,
Gilbert, St-Arnaud, Vézina, 2006). Dejours, pour sa part, parle d’auto-activation où se
pratique une sorte « d’olympisme au quotidien » lorsque l’organisation du travail requiert
de renouveler de tels exploits jour après jour. Cette défense se met en place afin d’affronter
des demandes et des besoins toujours grandissants dans un contexte de ressources
insuffisantes. Ces stratégies de la performance deviennent collectives lorsqu’elles sont
partagées par plusieurs membres d’un groupe de travailleurs, voire de l’ensemble, et cela
face à une souffrance commune. La norme implicite devient alors l’hypertravail et s’inscrit
dans le cadre d’une idéologie défensive s’appuyant sur des valeurs d’endurance pour ce qui
est des médecins. Il s’agit d’une forme de résistance, mais aussi de résignation.
L’hypertravail est une manière d’être, d’agir et de penser qui se traduit en situations
organisationnelles délétères sur le plan de la santé mentale.
En effet, les stratégies défensives ont la particularité de se combiner aux éléments pénibles
de l’organisation du travail, ce qui conduit à plus de souffrance.
94
L’idéologie défensive : l’endurance
Notre thèse n’a pas pour objet l’étude spécifique des stratégies défensives, car cette façon
de faire relèverait d’un travail clinique de plusieurs chercheurs de même qu’un travail
d’intersubjectivité avec les répondants. Il sera par contre possible, dans notre étude, de
relever ce qui semble correspondre à des dilemmes dans lesquels les stratégies défensives
jouent un rôle, sans pour autant les traiter auprès des participants, ce que cette recherche ne
nous permet pas de faire.
À la lumière des propos recueillis auprès de ces médecins (Maranda et al., 2006), et face à
la souffrance vécue dans leur travail, « il semble que la culture de l’endurance apparaisse
comme une idéologie défensive qui a joué à certains moments de la vie des personnes
rencontrées » (p. 46), et notamment au plan de l’identité professionnelle. Cette dernière est
construite autour de trois pôles qui encadrent l’activité professionnelle : 1) les normes ou
exigences professionnelles : le médecin doit être irréprochable; 2) les attentes de la société :
le médecin doit être un « sauveur » en bonne santé et 3) l’idéal vocationnel : le médecin
doit être dévoué. Ces exigences et attentes deviennent parfois lourdes à porter pour ces
médecins qui, dès leur formation, ont dû résister à la fatigue et aux horaires contraignants,
souvent aux dépens de leur vie privée ou familiale.
L’idéologie défensive décelée dans l’enquête de Maranda et al. (2006) comprend des
éléments de dilemme présents dans le travail des médecins rencontrés. En effet, l’endurance
apparaît comme une explication porteuse pour comprendre la résistance collective des
médecins face à une organisation du travail devenue pénible. Elle « se caractérise par une
rigidité institutionnalisée autour de certaines valeurs dominantes de la profession : le sens
des responsabilités, la résistance au stress, la performance, le prestige, etc. » (Maranda,
Gilbert, Viviers, Saint-Arnaud, & Vézina, 2009, p. 56). Ne pas participer à ces valeurs
contribuerait à un rejet de la part des collègues. Finalement, le travail en région les
confronte souvent à des besoins plus criants, et cela, accompagnés de moyens plus limités.
Ce type de travail, où la communauté est plus petite et par conséquent où les gens se
connaissent davantage, réduit également leur espace privé. Étant souvent la source
95
principale de référence de leur communauté, les médecins doivent prendre en charge les
patients face à un système de santé engorgé, et cela, avec toute la responsabilité qui en
découle. Ils ont décrit, lors de cette enquête, à quel point le discours normatif, où la quantité
prédomine sur la qualité, contraste avec les valeurs humanistes transmises par les
universités lors de leur formation, ce qui est pour eux une source importante de souffrance.
Malgré la contribution indéniable de la psychodynamique du travail à l’étude de la
souffrance, elle n’a pas beaucoup décrit la souffrance éthique. En fait, bien que Dejours la
reconnaisse et que certaines recherches l’abordent, il n’y a pas eu d’enquête spécifique qui
l’ait fait en rapport avec le travail médical, et cela en se référant précisément aux concepts
théoriques et au modèle de compréhension de la psychodynamique du travail. Ainsi, l’une
des contributions de cette thèse sera justement d’apporter certains éléments d’intelligibilité
en lien avec cette dimension qui nous semble capitale dans la pratique actuelle de la
médecine.
Voilà pourquoi le cadre théorique de la thèse devait inclure des concepts liés à l’éthique et
aux notions de la morale. Il s’agissait alors de clarifier les distinctions qui devaient être
faites à l’égard de ces deux concepts, d’expliciter le choix effectué de retenir l’un plutôt que
l’autre ainsi que de préciser ses divers domaines d’application. Ces spécifications étant
apportées, il devient alors possible de préciser notre conceptualisation du concept de
dilemme éthique.
96
2.4 Le dilemme éthique Le terme dilemme, dans l’ancien langage grec, « dénote un choix entre deux chemins
opposés ou entre deux situations conflictuelles» (Guttmann, 2006, p. 155). Afin de bien
illustrer ce qui peut être compris par le dilemme d’ordre éthique, il faut tout d’abord cerner
ce qui est actuellement entendu par la notion de dilemme. La particularité du dilemme est
« qu’il comporte un choix entre deux alternatives qui ne peuvent du même coup être
satisfaites » (p. 156). Chacune de ces options comporte des « avantages » et des
« inconvénients ». Par conséquent, chaque possibilité a pour particularité d’être
souhaitable. Le Grand Robert (2005) définit le dilemme de la façon suivante : « Alternative
contenant deux propositions contraires ou contradictoires et entre lesquelles on est mis en
demeure de choisir ». Ce qui peut sembler paradoxal dans le dilemme est que le sujet est
« libre » dans le choix qu’il fait, mais demeure obligé de le faire.
2.4.1 Dilemmes « ordinaires » et dilemmes « éthiques » : distinction Habituellement, lorsque nous parlons de dilemme, nous voyons un problème à résoudre.
Par exemple, « choisir » entre deux traitements ou médicaments. Le dilemme peut
également résulter d’un conflit entre une norme et une valeur (Métayer, 2008). À titre
d’exemple, intervenir davantage (avec le risque d’acharnement qui l’accompagne) ou
laisser le patient mourir « naturellement » en se limitant aux soins de confort. Toutefois, ce
ne sont par tous les problèmes qui ont des répercussions éthiques, de même que tous les
dilemmes ne sont pas éthiques. Par exemple, avoir à choisir entre travailler le jour ou le soir
peut comporter un dilemme pour le sujet, mais ce dilemme n’est pas nécessairement
éthique pour autant. Selon L. Langlois (2008) :
Ce qui distingue un dilemme moral d’une résolution de problème ordinaire réside dans le fait que la personne a de la difficulté à choisir entre deux valeurs auxquelles elle accorde une importance. Le conflit interne entre les valeurs visées et le problème vécu fait ressurgir d’autres valeurs. La conduite à adopter n’est alors pas évidente, car ces valeurs s’opposent. De plus, toute action proposée pourrait causer du tort. (p. 70)
97
Le dilemme éthique, pour sa part, se rapporte « à une situation dans laquelle l’obligation
professionnelle et les fonctions professionnelles, ancrées dans les valeurs de base d’une
profession particulière, sont en conflit, et où on demande au travailleur de décider quelles
valeurs, reliées à ses obligations et ses fonctions professionnelles, sont plus importantes que
les autres » (Guttmann, 2006, p.156). Il s’agit alors d’un conflit de valeurs, en lien avec les
obligations et fonctions professionnelles, où le sujet est contraint à porter une évaluation et
prendre une décision en fonction de la valeur qui lui semble la plus fondamentale. Comme
cette décision, que le sujet doit prendre, est éthique, elle se rapporte à une manière d’agir
conforme à certains principes moraux propres à la culture professionnelle dans laquelle ce
sujet se situe.
En effet, le « questionnement éthique » impose une évaluation des conséquences qui
découleront de la décision qui sera prise. Comme le mentionne L. Langlois (2008), ce
questionnement fait intervenir certains enjeux éthiques. « Le but poursuivi permet de mettre
en évidence ce qui est essentiel par rapport à la valeur retenue » (p. 71). Les choix éthiques
imposent donc une évaluation de tous ces enjeux en présence.
Pour Gilligan (1986), « l’essence d’une décision morale consiste à exercer un choix et à en
accepter la responsabilité » (p. 107), alors que pour Tronto (2009), les dilemmes qu’elle
qualifie de « moraux » se rapportent essentiellement au care. Cette dernière identifie le
risque relatif à l’importante de la place que le sujet soignant peut prendre dans le soin qu’il
apporte à l’autre et à la difficulté éventuelle à prendre un certain recul, c'est-à-dire ne pas
trop s’impliquer. Également, le dilemme peut concerner la responsabilité ressentie face au
soin à apporter, mais l’impossibilité de donner une assistance en accord avec ses croyances
sur la nature, la façon ou les types de soins à apporter.
Ainsi, aux fins de cette thèse, la définition de « dilemme éthique » retenue est la suivante :
un conflit de valeurs (professionnelles, sociales ou personnelles) où le sujet est contraint à
porter une évaluation et à prendre une décision en fonction de la valeur qui lui semble la
plus fondamentale.
98
2.4.2 Les dilemmes éthiques dans la profession médicale La recherche de Rocher, Mulazzi, Brillon, & St·Laurent (1992), portant sur les dilemmes
éthiques touchant la vie et la mort en milieu hospitalier, s’est intéressée à mieux
comprendre quelles étaient les situations où les médecins et les infirmières sont confrontés
à divers éléments éthiques à l’intérieur de leur travail. Ainsi, le but principal de cette
recherche était de « dresser une typologie des éthiques de soins et de repérer les facteurs
principaux qui les discriminent » (p. 4). Cette recherche, qualitative, a utilisé des entretiens
semi-structurés individuels avec les médecins et les infirmières. Au total, 30 personnes
furent interviewées dans chacun des quatre départements hospitaliers suivants :
néonatalogie, soins intensifs, gériatrie et soins palliatifs. Ainsi, 120 entretiens furent
réalisés, dans une proportion environ égale de médecins et d’infirmières ainsi que
d’hommes et de femmes. Les résultats ont été décrits selon une cohérence entre degré
d’interventionnisme et degré de partage d’autorité. Trois types de modèles décisionnels se
sont dégagés de l’analyse des entretiens faits avec les médecins de trois secteurs : soins
intensifs, gériatrie et soins palliatifs. Le premier se nomme « normativité du modèle
décisionnel en soins intensifs : le capitaine du navire ». Dans cette typologie, la décision ne
peut être que médicale, étant prise par le médecin qui fonde son pouvoir à la fois sur la
responsabilité médicale face aux poursuites. Quatre caractéristiques gouvernent : 1) la
décision ne peut être qu’individuelle (elle repose sur le médecin), 2) le respect de la volonté
du patient est conditionnelle (elle ne doit pas aller à l’encontre de ce que pense et souhaite
le médecin), 3) aucun pouvoir n’est accordé aux infirmiers et infirmières, à la famille et au
comité d’éthique, car ils ne possèdent pas la connaissance médicale et 4) le comité
d’éthique est inutile (n’est pas adapté à l’urgence et son temps de réponse est trop long). Le
second type de modèle décisionnel se nomme « normativité du modèle décisionnel en
gériatrie : le chef d’orchestre ». Dans cette typologie, la décision est médicale, mais elle est
également collective. Ainsi, l’équipe a une importance notable, car le médecin ne peut pas
toujours assumer seul toutes les décisions. Cinq caractéristiques gouvernent ce type : 1) la
décision est collective, 2) il y a un respect de la volonté du patient (si ce dernier est capable
de s’exprimer, que ses souhaits ne sont pas inappropriés et que ses demandes sont
raisonnables), 3) l’équipe est étendue (multidisciplinaire : infirmiers et infirmières,
généralistes et spécialistes, travailleurs sociaux, physiothérapeutes, résidents), 4) la famille
99
joue un rôle d’information (lorsque le patient ne peut donner son consentement libre et
éclairé) et 5) le comité d’éthique est occasionnellement consulté afin d’obtenir son point de
vue. Finalement, le troisième type de modèle décisionnel se nomme « normativité du
modèle décisionnel en soins palliatifs : le pasteur. Dans cette typologie, ce n’est pas tant la
décision qui est en jeu, mais plutôt la recherche de moyens pour soulager le patient. Ainsi,
la famille sera intégrée au processus décisionnel et le rôle du personnel soignant a une
importance majeure.
Pourtant, dans toutes les situations qui viennent d’être présentées, certains cas limites
apparaissent toujours où il s’agit de savoir quel type de médecine sera appliqué : soit celle
de l’acharnement ou celle du soulagement. C’est précisément dans ces types de cas limites
que se posent les problèmes éthiques et moraux du personnel soignant. Dans leurs
recherches, les auteurs ont alors rencontré cinq cas limites bien précis : 1) les personnes
âgées en fin de vie, 2) les personnes en absence totale d’autonomie, 3) les personnes qui
vivent une souffrance irréductible, 4) les patients en état de coma irréversible et 5) les
malades qui se sont disqualifiés eux-mêmes (exemple : les fumeurs en phase terminale d’un
cancer du poumon, les alcooliques qui ont le foie détruit, etc.). Mais, à travers toutes ces
situations, demeure une notion centrale qui est toujours présente à l’esprit des médecins,
soit le rapport au Droit. Ainsi, deux éléments vont constamment venir interférer et guider la
prise de décision des médecins, soit : la crainte des poursuites judiciaires et la législation
canadienne en ce qui a trait à l’euthanasie.
Les conflits éthiques au plan clinique se présentent donc souvent sous la forme d'un dilemme « les professionnels sont partagés entre deux tendances opposées et ne savent quelle voie choisir. L'incertitude ÉTHIQUE porte sur ce que commande, autorise, tolère ou interdit la situation en cause ». (Hacpille, 1996, p. 6)
Le médecin dispose de peu de temps pour consulter sa conscience et ce facteur temps est une des conditions d'exercice de l'éthique tout à fait spécifique aux situations des services de réanimation et d'urgences. (Hacpille, 1996, p. 105)
100
Dans un article écrit par Kirei (2000), six types de dilemmes éthiques sont présentés
comme pouvant survenir dans la cadre du travail des médecins. Premièrement, le
consentement. De façon générale, lorsqu’un patient vient volontairement consulter, il est
généralement implicitement convenu que ce dernier donne son consentement afin d’être
examiné. Mais la situation peut être différente lorsqu’une intervention chirurgicale est
nécessaire, d’où l’importance de donner toute l’information au patient afin d’obtenir son
consentement libre et éclairé. Deuxièmement, la confidentialité. Bien que le médecin doive
observer la confidentialité de façon absolue, il se présente toutefois certaines exceptions. À
titre d’exemple, lorsque le patient donne son consentement pour divulguer certains
rensuignements; lorsqu’il en va dans l’intérêt du patient; lorsque la sécurité d’un tiers en en
jeu; lorsque le médecin obtient l’accord du comité d’éthique dans le cadre d’une recherche
ou lorsqu’il y a une procédure légale à observer. Troisièmement, l’avortement. Dans
certains pays, l’avortement est punissable par la loi, alors que d’autres pays stipulent un
nombre de semaines de grossesse indiquant s’il s’agit d’un avortement ou d’une naissance
prématurée. Parfois même, l’avortement peut être une indication médicale. Quatrièmement,
l’examen et le rapport médical. Le médecin doit veiller à l’intérêt du patient, mais parfois il
est payé par certaines autorités afin d’examiner et de fournir le plus de détails possible
quant aux résultats des examens pratiqués chez le patient. Ainsi, le patient doit connaître
toutes les implications et conséquences possibles qui peuvent découler de telles révélations.
De cette façon, le médecin se doit de bien informer le patient. Cinquièmement, les
punitions judiciaires. Dans certains pays, les amputations ou lapidations peuvent être
prescrites par la loi et un médecin doit être présent ou agir médicalement en ce sens ou
donner son avis sur les capacités de la personne à recevoir ces sévices. Quoi faire alors ?
Sixièmement, les maladies terminales et la mort. Dans le contexte où l’euthanasie est légale
dans certains pays et interdite dans d’autres, le médecin peut être confronté à décider quel
traitement s’avère le mieux pour le patient (soulagement de la douleur, soins de confort,
etc.) tout en respectant les lois en vigueur.
Dans l’ensemble de ces situations, l’auteur insiste sur l’importance pour le médecin de
consulter les instances mises à sa disposition lorsque cela est nécessaire. Se référer aux
codes déontologiques ou demander conseil au comité d’éthique peuvent souvent être très
bénéfique pour le médecin.
101
Dans un article qui s’intitule Dilemmes éthiques de la période périnatale :
recommandations pour les décisions de fin de vie (Dehan et al., 2001), les auteurs ont décrit
quelles étaient les lignes générales de conduite publiées par la Fédération nationale des
pédiatres néonatologistes à l’égard des services français de réanimation néonatale dans les
décisions médicales de fin de vie. Comme la moitié environ des décès survenant dans les
services français de réanimation néonatale résultent de ces décisions médicales de fin de
vie, les recommandations ont été formulées dans le but de fournir aux pédiatres certains
« guides » en ce qui a trait à l’abstention, la limitation, l’arrêt des traitements et l’arrêt de
vie en période périnatale. Afin de bien comprendre la spécificité des situations médicales et
les décisions auxquelles les médecins sont confrontés, un certain nombre de définitions
furent décrites afin de ne pas utiliser le mot euthanasie, dont les définitions même sont
multiples et controversées. Ainsi, sept points furent adoptés par la Fédération (p. 409). Pour
la description complète de ces éléments, voir l’annexe 3.
Les principes éthiques généraux qui sous-tendent les recommandations de la Fédération
sont : le fœtus et le nouveau-né doivent être considérés comme un patient, une éthique de la
responsabilité, la qualité de vie, l’intérêt supérieur de l’enfant ainsi que les procédures et
transgressions. Ces dernières permettent aux équipes soignantes de rendre compte du
sérieux avec lequel la décision fut prise, et cela envers l’enfant, la famille et le corps social.
Ainsi, les procédures « permettent de construire une décision médicale et humaine à
l’épreuve de raisons partagées, confrontées et argumentées. La manière dont aura été décidé
et mis en œuvre un arrêt des traitements change profondément la portée éthique et/ou
morale de l’acte » (p. 413). En ce qui concerne les obligations de l’équipe médicale et
soignante, la Fédération nationale des pédiatres néonatologistes a mis en place une
démarche en quatre étapes afin d’assurer une bonne pratique de la résolution des dilemmes
éthiques, soit : 1) la discussion, 2) l’information, 3) la décision et 4) l’accompagnement. La
discussion vise alors trois objectifs : réunir les données médicales les plus objectives,
replacer les données médicales dans le contexte et l’histoire du patient tout en faisant part
de ce que les parents ont exprimé et favoriser la cohésion d’une équipe médicale et
soignante dans la succession des situations à caractère éthique. L’information, quant à elle,
débute dès la première rencontre avec les parents et ses principaux objectifs sont : se
conformer aux obligations légales; situer les parents dans la relation triangulaire soignants-
102
parents-enfants; favoriser l’attachement; mettre les parents à l’abri de deuils anticipés ou
inopportuns et éviter de laisser ces derniers s’enfermer dans un sentiment de culpabilité.
Pour ce qui est de la décision, qu’elle soit d’abstention, de limitation, d’arrêt des
traitements ou d’arrêt de vie, elle doit toujours être prise suite à une discussion collégiale
où l’opinion de chacun des membres présents a été prise en compte. Finalement,
l’accompagnement dans les choix d’abstention ou du renoncement thérapeutique doit être
considéré comme un nouveau projet pour l’enfant. Ce projet de fin de vie implique l’équipe
soignante et, dans la mesure de leurs possibilités, les parents.
Dans un article écrit par Gordon (2006), la question des conflits qui peuvent survenir entre
médecins et patients a été soulevée en soulignant la détresse morale que ces situations
peuvent parfois susciter chez le médecin. En se demandant si le professionnalisme laisse
place à l’objection de conscience chez le médecin, Gordon pose la question de la liberté
d’accepter ou de refuser un traitement à un malade. À titre d’exemple, un médecin devrait-
il pouvoir refuser de traiter un fumeur ? Devrait-il tout de même pratiquer un avortement,
quand la santé de la patiente en est tributaire, dans le cas où cela va à l’encontre de ses
croyances religieuses, à l’encontre des lois d’un pays et au risque de poursuites légales qui
peuvent en découler ? Lors d’une épidémie (exemple : grippe H1N1), le médecin devrait-il
pouvoir refuser de traiter les patients porteurs du virus ? L’auteur conclut que « les
médecins devraient s'efforcer de toujours se rappeler leur professionnalisme et ce qui en
découle comme responsabilités et obligations vis-à-vis des personnes qui ont besoin de
soins » (2006, p. 42).
L’article de Dageville & Grassin (2010) expose une situation médicale particulière, c'est-à-
dire celle de nouveaux-nés ayant subi une asphyxie per partum imposant une réanimation
cardiorespiratoire prolongée à la naissance, suivie d’une prise en charge prolongée en
réanimation et où persiste un état neurologique très inquiétant. Dans ces cas particuliers, le
diagnostic indique avec une quasi-certitude que des séquelles lourdes apparaîtront
progressivement, principalement du côté des capacités motrices, sensorielles et
relationnelles.
Les auteurs précisent que d’autres types de pathologie peuvent également conduire à ces
mêmes difficultés éthiques. Ces situations présentent trois caractéristiques communes : 1)
103
après la réanimation, le nouveau-né est autonome en ce qui concerne toutes ses fonctions
vitales, 2) la qualité de vie future s’annonce très mauvaise et 3) au terme d’une concertation
approfondie en équipe et avec les parents, un consensus est dégagé : la mort serait, pour
l’enfant, une issue préférable à la survie. Mais ceci confronte alors les médecins à l’interdit
de l’euthanasie, où un dilemme majeur se présente et dans lequel ils doivent choisir :
privilégier le respect de la loi aux dépens de l’intérêt de l’enfant, ou bien privilégier le
respect de l’intérêt de l’enfant par une transgression de la loi ? Bien que les auteurs
reconnaissent l’importance fondamentale des règles et des normes en place dans la pratique
médicale, ils rejettent le principe où la loi serait un absolu qui devrait en toute situation
régler leurs conduites.
C’est du fait de notre condition humaine, et de la condition humaine du patient en face de nous, que nous sommes conduits à sans cesse nous inscrire dans les écarts, les ambivalences et parfois les paradoxes que les situations génèrent, afin de décider au moins mal pour l’enfant. Confrontés à des raisons contraires, nous ne pouvons soutenir que la loi doit toujours, en dernier recours, emporter la décision au risque de faire de la réanimation une pratique sociale inhumaine. (p. 999)
Pour Léopold (2009), les dilemmes éthiques rencontrés dans la pratique médicale et
pouvant conduire au burnout se rapportent principalement 1) aux exigences contradictoires
entre les demandes des patients et la réglementation qui prévaut dans le contexte médical et
2) au déchirement constant, pour le médecin, entre l’idéal de sa pratique et les contraintes
qu’il rencontre.
2.4.3 Synthèse Dans cette partie, nous avons vu que le dilemme éthique peut être compris comme un
conflit entre une norme et une valeur, ou entre deux valeurs. Ce type de dilemme implique
alors un questionnement éthique où interviennent des enjeux où un choix s’impose. Dans ce
processus, il faut souligner que le sujet demeure responsable de la décision qui a été prise.
« L’étude des dilemmes éthiques est cette exploration de dimensions axiologiques en
confrontation (conflits de valeurs personnels, professionnels ou organisationnels) qui, dans
104
un processus réflexif de calibrage, viendra légitimer temporairement ou de manière
permanente, la décision du sujet » (L. Langlois, 2008, p. 71).
Ainsi, diverses études ont par la suite été présentées, se rapportant spécifiquement aux
dilemmes éthiques rencontrés dans la profession médicale. Il est d’abord apparu que
différents modèles décisionnels sont présents dans la pratique médicale, tout
particulièrement en ce qui concerne le caractère interventionniste et le degré de partage de
l’autorité. En effet, ces modèles peuvent varier de la décision quasi unilatérale à divers
degrés de partage décisionnel. Certains cas limites impliquent également des dilemmes
éthiques particuliers : les personnes en fin de vie, les situations de perte totale d’autonomie,
les souffrances majeures, les comas et les personnes qui se seraient soi-disant
« disqualifiées » elles-mêmes. De plus, les études ont révélé certains dilemmes éthiques en
lien avec le consentement, la confidentialité, l’avortement, les rapports d’examens
demandés par des instances extérieures, les éventuelles réprimandes judiciaires et les
maladies terminales. Face à ces dilemmes éthiques, certaines procédures ont été élaborées
afin d’aider au processus décisionnel : la discussion, l’information, la décision et
l’accompagnement. Diverses considérations ont été présentées afin de rencontrer ces
dilemmes éthiques, soit : le degré d’autonomie envisagé après une réanimation, la qualité
de vie future, le consensus qui découle de la concertation avec les proches du patient.
Finalement, il est apparu que les dilemmes éthiques que vivent les médecins se
rapporteraient à certaines contradictions entre les demandes et les réglementations, ainsi
qu’à certains écarts entre l’idéal de la pratique et les contraintes rencontrées.
Les dilemmes éthiques qui ressortent des précédentes recherches peuvent placer les
médecins dans une position d’inconfort pouvant mener à la souffrance. Dans ces cas précis,
les valeurs qui se confrontent contribueront à une forme de souffrance spécifique, soit la
souffrance éthique dont il sera question dans la section suivante.
105
2.5 La souffrance éthique Les différentes positions qui ont été exprimées précédemment sont intéressantes et
importantes à l’égard de la compréhension de la notion de souffrance. Toutefois, dans la
présente recherche, il s’agit tout particulièrement d’étudier une sorte de souffrance
spécifique, celle de la souffrance éthique. Certains contextes, à l’heure actuelle, laissent
penser que les médecins sont souvent placés dans des situations où ils se retrouvent coincés
entre le devoir, d’une part, et les possibilités restreintes qui s’offrent à eux, d’autre part. À
titre d’exemple, relevons une situation où l’urgence d’un établissement doit être fermée à
partir d’une heure bien précise et où le devoir du médecin commande d’apporter les soins
appropriés à un malade qui se présente, et cela même après l’heure fixée par les
administrateurs de l’établissement. Ainsi, le dilemme se situe entre apporter l’aide au
malade (ce qui va à l’encontre de la demande de l’établissement et est passible de
sanctions) ou refuser de soigner la personne (ce qui va à l’encontre du code de déontologie
et est également passible de sanctions). C’est ainsi que ce type de dilemme conduit à une
souffrance paradoxale particulière qu’il est possible de nommer souffrance éthique.
2.5.1 La souffrance éthique en général Renault (2008) illustre la souffrance selon deux catégories distinctes : la souffrance
physique (moi corporel) et la souffrance psychologique. Cette dernière est alors décrite
selon deux types de souffrance spécifiques, soit la souffrance psychique (moi psychique) et
la souffrance psychosociale (moi social). C'est précisément à l’intérieur de ce dernier type
de souffrance (souffrance psychosociale) qu’il distingue deux autres types de souffrance
qui la compose, soit la souffrance éthique et la souffrance morale. Plus précisément, il
départage « une souffrance éthique » et une « souffrance morale », en reprenant la
distinction philosophique classique de l’éthique et de la morale qui renvoient
respectivement aux questions de la vie bonne et de la vie juste » (p. 315). Ainsi, la
souffrance morale met en jeu des représentations portant sur des principes auxquels tous les
individus doivent se soumettre dans leurs rapports avec autrui (la vie juste), alors que la
souffrance éthique met en jeu des représentations portant sur ce que les individus
106
reconnaissaient comme les valeurs et les contextes qui font la valeur de l’existence (la vie
bonne). De cette façon, la souffrance éthique découlerait davantage d’une évaluation
ponctuelle et contextuelle faite par le sujet dans une situation bien précise.
Cette situation est également illustrée par Weissman (2010), lorsqu’elle décrit les
changements actuels qui surviennent dans certaines entreprises et organisations
gouvernementales, changements qui conduisent à des souffrances prenant parfois la forme
de l’épuisement professionnel.
En transférant sur le service public à la fois les objectifs d’une entreprise privée – faire des profits – et un mode de fonctionnement soi-disant seul apte à dégager des marges – le management par le stress, le contrôle et l’évaluation –, il [le gouvernement] organise la désorganisation, jette le discrédit sur les fonctionnaires, soi-disant feignants, incompétents, inaptes au changement, il vide le sens du travail, dénature leurs métiers et fait apparaître un nouveau type de souffrance : la souffrance éthique. Les témoignages de tous ces hommes et femmes qui subissent le démantèlement, expriment cette souffrance de ne plus pouvoir exercer leur métier, juste ça, leur métier. (p. 196)
Dans un article écrit par Maslach, Schaufeli, & Leiter (2001) et traitant du burnout au
travail, les auteurs ont fait un rappel historique de ce concept et ont décrit certaines des
évolutions qu’il a subies. Sans détailler tout ce qui le compose, rappelons que le burnout
peut se définir comme « une réponse prolongée à des « stresseurs » émotionnels et
interpersonnels chroniques au travail. Il est plus précisément défini par trois dimensions : le
sentiment d’épuisement professionnel, la dépersonnalisation et la réduction de
l’accomplissement de soi. Au-delà de cette définition, il est intéressant de constater que ce
concept du burnout, tout comme celui de la souffrance, a également évolué à travers les
années. Les auteurs précisent ainsi certains élargissements du cadre théorique, parmi lequel
six « zones » particulières du travail ont été décrites et dans lesquelles il est possible de
rencontrer des inadéquations entre la personne et le cadre de son travail. Parmi ces zones, le
concept de « valeur » y est spécifiquement décrit. Voici donc la traduction de la description
qui en est faite :
107
Lorsqu’il y a un conflit entre certaines valeurs. Dans certains cas, la personne peut se sentir contrainte, par le travail, de faire des choses non éthiques et en désaccord avec ses valeurs personnelles … Dans d’autres situations, il peut y avoir un décalage ou une inadéquation entre ses aspirations personnelles pour sa carrière et les valeurs de l’organisation. La personne peut également être prise entre des valeurs conflictuelles de l’organisation, comme lorsqu’il y a un écart entre certains énoncés nobles de la mission de l’entreprise et sa pratique réelle, ou lorsque les valeurs sont en conflit. (Maslach et al., p. 415)
Cette dernière particularité de la souffrance, qui fait intervenir les conflits de valeurs, prend
alors une dimension particulière, se rapportant à l’éthique. En effet, cette souffrance, qui
découle de ne plus pouvoir agir, peut tout particulièrement s’illustrer dans le contexte où les
membres d’une profession, comme la profession médicale, ne sont plus en mesure
d’effectuer leur travail en raison du manque de ressources adéquates, par contraintes
budgétaires, etc. Cette situation s’aggrave d’autant plus lorsque les besoins de la clientèle
sont criants, et que les sujets individuels sont impuissants à y répondre; cela en dépit du fait
que toute leur formation les a conduits à réaliser ce travail. Ainsi, comme le rapportent
Gaignard et Charon (2005), la souffrance éthique découle, pour le sujet, d’un conflit entre
« ce qu’il sait ne pas devoir accepter et ce qu’il fait quand même » (p. 63). Les sentiments
qui y sont associés sont alors : 1) une honte vis-à-vis de l’idéal de soi et 2) une culpabilité à
l’égard d’autrui dont on ne prend pas la défense ou à qui on inflige l’injustice au nom de la
raison économique.
Ainsi, la souffrance éthique se distingue des formes de souffrance évoquées au début de ce
chapitre. Elle résulterait du fait de se voir contraint d’agir à l’encontre de ses valeurs
professionnelles et personnelles. Comme le définit Dejours (Dejours, 2006), il s’agit de « la
souffrance que fait naître le conflit entre les convictions morales et l’injonction à participer
à des actes qu’on réprouve. Il en résulte un sentiment de trahison de soi-même qui, dans le
contexte de la désolation, peut conduire au pire » (p. 132). Ainsi, malgré une évaluation
personnelle qui dicterait d’agir d’une façon déterminée, l’individu ne peut offrir un
comportement en accord avec cette évaluation du contexte et des limites imposées par le
système.
108
Dans d’autres circonstances, Dejours (2001a) évoque la problématique des « braves gens »
qui, dans un contexte de travail où certaines injustices sont commises, se transforment en
collaborateurs au « sale boulot »7 alors qu’ils désapprouvent les actes que le système
« prescrit ». Il explique la souffrance qui en résulte par le fait que la personne fait
connaissance avec sa propre faiblesse morale, avec sa lâcheté. Il s’agit alors d’un conflit
moral où la personne se trouve prise.
Ce conflit et la souffrance qui en résulte, à laquelle on donne le nom de « souffrance éthique » est particulièrement délétère, car elle concerne le sens moral de chacun et menace dangereusement le sentiment d’identité dans la mesure où il y a discontinuité entre les valeurs auxquelles on est attaché et ce que l’on est amené à faire. C’est faire ainsi l’expérience douloureuse de la lâcheté. (Valette, 2004, p. 5)
De nombreux salariés sont amenés à exécuter des ordres qu’ils réprouvent ce qui génère une souffrance éthique majeure vis-à-vis de l’idéal de soi d’une part et de la culpabilité vis-à-vis d’autrui dont on ne prend pas la défense. Pour conjurer le risque d’effondrement, la plupart des sujets construisent des défenses spécifiques pour engourdir leur conscience morale. (Grenier-Peze, 2000, p. 190)
Dejours (2001a) explique que, dans la souffrance éthique, il y a une « découverte que je ne
suis pas maître de mes actions, que je suis un traître à moi-même et à mes idéaux. » (p. 2).
Cette forme de souffrance vient alors atteindre l’identité du sujet et le risque principal
concerne la perte de l’amour de soi, armature de la santé mentale. « À l’horizon de la
souffrance éthique, il y a le spectre de l’angoisse provoquée par l’irruption d’un doute
radical sur soi-même, sur ses choix, sur ses convictions, et de la perte de l’identité »
(Dejours, 2004).
Récemment, le travail de plusieurs chercheurs internationaux a donné lieu à la création d’un
rapport d’expertise remis au Ministère du travail, de l’emploi et de la santé, en France
(Askenazy et al., 2011). Ce document présente alors une définition de la souffrance éthique
7 « On parle de « sale boulot » quand le sujet parvient à agir contre ou en dépit de son sens moral » (Molinier, Gaignard, & Dujarier, 2010, p. 16).
109
qui fait de plus en plus consensus au sein de la communauté scientifique et qui sera
d’ailleurs retenue dans le cadre de cette thèse :
Une souffrance éthique est ressentie par une personne à qui on demande d’agir en opposition avec ses valeurs professionnelles, sociales ou personnelles. Le conflit de valeurs peut venir de ce que le but du travail ou ses effets secondaires heurtent les convictions du travailleur, ou bien du fait qu’il doit travailler d’une façon non conforme à sa conscience professionnelle. (p. 15)
Se sentir écœuré parce qu’on bâcle le travail ou terrassé par la honte d’avoir accepté de nuire à autrui sont des formes de « souffrance éthique ». (Dejours, cité dans Askenazy et al., 2011, p. 157)
La souffrance éthique ayant été décrite en lien avec le travail de façon plus globale, il
apparaît que certaines études se sont également intéressées à ce type de souffrance plus
spécifiquement en ce qui concerne la profession médicale. La partie suivante abordera la
souffrance éthique à travers certaines de ces données de recherches.
2.5.2 La souffrance éthique dans la profession médicale Comme nous l’avons vu précédemment, la souffrance éthique peut être définie de la façon
suivante : « La souffrance que fait naître le conflit entre les convictions morales et
l’injonction à participer à des actes qu’on réprouve » (Dejours, 2006, p. 132). À la lumière
de cette façon de comprendre la souffrance éthique, un certain nombre d’études qui font
état de ce type de conflits présents chez les professionnels de la santé seront présentés.
Dans sa thèse intitulée Éthique clinique : du discernement à l’action, Hacpille (1996) a
étudié la souffrance éthique auprès des soignants du domaine de la médecine et des soins
infirmiers. Bien que cette étude ait été réalisée auprès de deux groupes d’étudiants de 3e
années d’étude (médecine : 65 étudiants; soins infirmiers : 93 étudiants), dans la région de
la Haute-Normandie, les résultats à l’égard de la souffrance éthique sont ici très pertinents
dans la compréhension du vécu des soignants. En fait, « ces soignants (médecins et non-
médecins) sont fréquemment confrontés à des situations humainement difficiles, auxquelles
rien ne les a préparés. De ce fait, ils se sentent en échec, pas à la hauteur de leurs
110
responsabilités et puisent, pour faire face, dans leurs ressources affectives et
émotionnelles » (p. 1). Ainsi, cette recherche s’est effectuée en présentant dix vignettes
cliniques (situations) à chacun des participants à la recherche. Cette méthode repose sur
l’utilisation de tests (vignettes) qui présentent des « situations expérimentales standardisées
servant de stimulus à un comportement ». Deux grandes formes de souffrance éthique ont
été repérés : une souffrance éthique professionnelle et une souffrance éthique individuelle.
La souffrance professionnelle, que l’auteure définit comme « le vécu douloureux des
conflits de devoirs en situation clinique » (p. 13) se subdivise en deux points : 1) la
complexité des situations qui rendent impossible le respect de toutes les valeurs que l’on
souhaite respecter et 2) les situations d’impasses liées à la dilution des limites où il devient
de plus en plus difficile de se référer à ce qu’est un homme « normal », de situer les limites
de la vie humaine (moments où l’embryon devient homme, moments où l’homme meurt (la
prolongation de la vie). La souffrance individuelle, que l’auteure définit comme attribuable
à certaines situations où, « quoi qu’on fasse pour en sortir, y compris s’abstenir d’agir, il
s’en suivra des conséquences inacceptables du point de vue de l’éthique » (p. 183), fait
référence aux décisions obligatoires que les professionnels de la santé doivent prendre. Afin
de faire face à ces choix, deux types de situations peuvent survenir : 1) le recours à une
hiérarchie de valeurs, où la personne prend la décision qui correspond à la valeur jugée la
plus importante, ou 2) lorsque les valeurs n’ont pas de relation de hiérarchie entre elles
(exemple : la procréation et l’épanouissement mutuel des époux dans le mariage), le
professionnel doit alors s’en remettre à l’autonomie d’autrui, c'est-à-dire des parties en
cause qui devront mesurer le poids relatif des conséquences désirées ou indésirables.
« Aujourd'hui, à tous les niveaux de la pratique médicale, de la naissance d'un enfant à la
dispensation des soins à un octogénaire, le choix et l'évaluation d'un traitement sont
marqués de controverses, de dissensions et de doutes..." provoquant des souffrances
personnelles et professionnelles qu'on désignera ici comme "souffrance éthique" » (p. 8).
En bref, comme Hacpille (1996) conclut, il est possible de « résumer » la souffrance
éthique, tant professionnelle qu’individuelle en ces termes : quand, comment et au nom de
quoi agir? « Le premier dénominateur commun est bien l'impossibilité de respecter toutes
les valeurs que l'on souhaite respecter face à une situation donnée : est alors mise en jeu une
tension des valeurs de chacun pris individuellement et dans sa confrontation à autrui » (p.
111
181). Il en ressort que les situations médicales donnent lieu à un vécu de souffrance
éthique, et cela pour trois grandes raisons (p. 189) : 1) « La dilution des limites »
(exemple : quand débute ou se termine la vie ? Ce qui est techniquement possible est-il ce
qu’il y a de mieux pour l’homme ?), 2) « L’hypertrophie de l’objectivation de l’être
humain », c'est-à-dire utiliser la technique, mais oublier l’être ou, comme le précise
Hacpille « en réduisant la médecine aux moyens de traiter des organismes humains, la
médecine a perdu de vue sa finalité qui est de soigner des personnes » (p. 189) et 3) « le
déni de la parole » , où la médecine scientifique perd de vue le sujet. Deux victimes sont
alors présentes : le malade et le médecin.
Pour sa part, dans un article qui traite des décisions difficiles dans le cadre de la pratique
médicale, Hurst (2001) s’est intéressé à la souffrance des soignants face au dilemme moral
qu’ils rencontrent. Ainsi, dans le contexte où certains choix mènent le médecin à trahir ses
propres valeurs, il devient possible de « mourir à soi-même » en agissant de façon contraire
à ce que l’on est comme sujet. « Ces histoires, dont la difficulté est morale avant d’être
technique, font partie du poids de la pratique clinique et d’une partie des questionnements
auxquels tente de répondre l’éthique médicale. Elles font partie de la souffrance des
soignants. Elle donne une image de ce danger de perdre ou de nier une part de soi-même
dans la pratique hospitalière » (p. 27). Bien que le contexte hospitalier puisse protéger le
médecin contre ce type de situation, tout particulièrement lorsque se forment des équipes
interdisciplinaires permettant la discussion et l’évaluation commune des situations, le
médecin se retrouve souvent seul à devoir trancher. Mais dans un contexte où tout presse, il
est difficile de prendre le temps de peser le pour et le contre de ses valeurs. L’auteure
illustre alors deux types de réponses typiques survenant chez les médecins : la fuite
intuitive, où le médecin agit en suivant son sentiment profond de ce qui apparaît le meilleur
comme solution, ou la négation, où le médecin tente de décider en ayant recours strictement
à la pure raison et où la conviction que garder la tête froide est considéré comme la
meilleure chose à faire, autant pour le patient que pour lui même. Toutefois, le caractère
inéluctable des dilemmes moraux fait en sorte que certains actes peuvent être vécus comme
des erreurs personnelles et ainsi entraîner une culpabilité. « Il existe inévitablement des
situations insolubles dans lesquelles il devient nécessaire de sacrifier l’une ou l’autre des
valeurs qui s’opposent. Autrement dit, le choix est de savoir non pas si, mais dans quelle
112
mesure et de quelle façon l’on va « se salir les mains ». C’est la mort d’une part de
l’identité » (2001, p. 29). C’est précisément dans ce sentiment de trahison de soi-même que
le médecin peut alors faire l’expérience de la souffrance éthique.
Finalement, Roucayrol (2001) décrit certaines raisons qui contribuent à la faible expression
de la souffrance morale vécue par les médecins. Dans un contexte où les budgets sont
restreints et où la concurrence entre les divers services hospitaliers devient la norme, les
médecins se voient dans la nécessité de taire leur problème et de faire preuve d’efficience
afin d’obtenir davantage d’argent. Qui plus est, le déni de la souffrance des médecins
découlerait de la nature même de la profession. Il s’avère en fait difficile de prendre en
compte les souffrances du patient au moment même où le soignant se retrouve en
souffrance. Dans ce contexte, les médecins se voient imposer un certain nombre de
limitations, principalement matérielles et humaines. Ainsi, comme l’auteure conclut :
Pris dans ce jeu d'exigences contradictoires, conscients que leurs immenses possibilités technologiques ne pourront pas résoudre des problèmes humains et sociétaux qui les dépassent, avertis du coût financier énorme de leurs pratiques, mais cramponnés à leur volonté de voir l'hôpital public rester ouvert à tous pour des soins de haut niveau, les praticiens hospitaliers s'épuisent à résister à l'influence mercantile qui s'y fait jour. (p. 62)
2.5.3 Synthèse Cette dernière section sur la souffrance éthique a fait ressortir l’implication des conflits de
valeurs dans ce type de souffrance. Il en ressort que le fait de ne pas parvenir à exercer
adéquatement son travail, ce qui revient à ne pas pouvoir agir, conduit à une culpabilité à
l’égard d’autrui et à une honte à l’égard de l’idéal de soi. Ainsi, être contraint de participer
à des actes que l’on réprouve, bref de devenir des collaborateurs au « sale boulot », pour
reprendre les mots de Christophe Dejours, conduit le sujet à la découverte qu’il n’est pas
maître de ses actions, qu’il est en fait un traître à lui-même.
Cette particularité de la souffrance éthique a par la suite été décrite à la lumière de certaines
études qui se sont spécifiquement intéressées à ce type de souffrance en lien avec la
profession médicale. Ainsi, la recherche d’Hacpille (1996) a permis d’illustrer deux types
113
de souffrance éthique : l’une professionnelle, qui implique les conflits de devoirs, l’autre
individuelle, qui implique des conséquences inacceptables du point de vue de l’éthique, et
cela indépendamment de l’agir mis en place. D’autres études ont également relevé
l’impossibilité de respecter toutes les valeurs, voire de trahir ses propres valeurs. Certaines
conduites ont alors été avancées afin d’illustrer diverses réactions de la part des médecins
qui vivent ces souffrances éthiques, soit la fuite intuitive et la négation. Finalement, il est
apparu que le contexte particulier de la pratique médicale, avec les limitations rencontrées
et les souffrances constatées chez les patients, contribue à la difficulté de rendre compte de
cette souffrance que vivent les médecins eux-mêmes.
2.6 Synthèse du cadre théorique Ce chapitre a permis de présenter le cadre théorique de cette recherche. Ainsi, les trois
principales sections ont décrit : la souffrance, les aspects de morale et d’éthique et le
modèle de la psychodynamique du travail. Cette description a posé les bases de ce qui
constitue les concepts clés de cette recherche, soit le « dilemme éthique » et la « souffrance
éthique ».
Les constats qui découlent de cette présentation permettent d’envisager la souffrance
éthique en lien avec un conflit de valeurs qui place les médecins dans une position où ils
peuvent difficilement agir et ainsi traiter leurs patients d’une façon qu’ils considèrent
convenable. Les conflits peuvent être tributaires de diverses rationalités présentes dans le
cadre de leur pratique professionnelle, et tout particulièrement la rationalité axiologique.
Ainsi, différentes valeurs se rapportant à la déontologie, à l’éthique de la justice, à l’éthique
de la sollicitude et à l’éthique de la critique peuvent s’opposer ou devenir difficilement
compatibles. Il s’agit alors d’un écart important entre l’idéal que ces médecins se font de la
profession et ce que la réalité du contexte médical leur permet concrètement d’effectuer.
Face à cette souffrance, divers « agirs » seront alors mis en place par ces médecins.
114
2.7 Question et objectifs de la recherche La question générale de recherche se présente comme suit :
Comment le travail actuel des médecins les confronte-t-il à certains dilemmes
éthiques qui contribuent au développement d’une souffrance éthique ?
Pour répondre à cette question, cette recherche vise l’étude de situations actuelles présentes
dans le travail médical où se posent des dilemmes pouvant mener à une souffrance éthique.
Ainsi, trois objectifs méthodologiques spécifiques ont été poursuivis.
1) Décrire des situations-types où les médecins se retrouvent confrontés à de tels
dilemmes éthiques.
Exemples : - les décisions qui impliquent la vie ou la mort de patients
- le fait d’être tenu de choisir de traiter un patient plutôt qu’un autre
2) Montrer en quoi la confrontation à ces dilemmes éthiques peut être à l’origine d’une
souffrance (que nous qualifions d’éthique) chez les médecins et examiner les façons
dont cette souffrance s’exprime.
Exemple : - sentiment de honte, de culpabilité
Comprendre certaines formes d’agir mis en place par les médecins, au regard des principes
éthiques impliqués, afin de poursuivre leur travail (compte tenu des écarts constatés entre
ce que la profession médicale leur demande d’effectuer, ce qu’ils considèrent approprié
pour les patients et ce que la réalité du contexte de travail permet).
Chapitre 3 : Méthodologie Dans ce chapitre, nous présenterons les aspects méthodologiques retenus pour réaliser cette
thèse. Globalement, il sera question de la recherche qualitative et de la démarche inductive.
L’approche narrative sera ensuite présentée, tout particulièrement en ce qui concerne les
récits de pratiques. Par la suite, nous traiterons de l’échantillon de participants, et cela en
termes de constitution, de mode de recrutement et de critères de sélection. Nous
indiquerons également de quelles façons les rencontres avec les participants se sont
déroulées, ainsi que les dispositions d’ordre éthique qui ont été prises. Ensuite, nous
décrirons comment l’analyse des données a été effectuée. Nous verrons que l’approche
priviliégiée pour présenter les résultats se fonde sur une catégorisation idéale-typique,
illustrée sous forme de métaphores. Finalement, il sera présenté ce qui a constitué la
rencontre de restitution/validation qui a été réalisée auprès de médecins-conseils.
3.1 Ancrages épistémologiques de la méthode Dans la partie suivante, nous décrirons le type de méthode utilisée, soit la recherche
qualitative. Plus précisément, la démarche inductive sera présentée, de même que
l’approche narrative. Cette dernière, par l’utilisation des récits de pratiques, constitue la
façon dont matériel a été recueilli.
3.1.1 La recherche qualitative Contrairement à la recherche quantitative, la recherche qualitative peut être comprise
comme « tout type de recherche qui amène des résultats produits ni par des procédures
statistiques ni par d’autres moyens de quantification » (Strauss & Corbin, 2004, p. 28).
Ainsi, même si une partie des données provenant de la recherche peut être quantifiable,
l’interprétation compose l’essentiel de l’analyse. Dans la recherche qualitative, la
conscience n’est par vue comme le reflet de la réalité, mais engendre plutôt la réalité.
« Dans ce cas, les « vrais faits » sont les manières par lesquelles les individus définissent
les situations » (Mucchielli, 1996, p. 57). Cette conception prend ses racines dans
116
l’empirisme idéaliste de l’École de Chicago où l’idée centrale est que les êtres humains
construisent leur propre réalité sociale et où la méthode d’investigation tente de capter ces
« vrais faits ». Il est possible de définir la recherche qualitative comme toute recherche
empirique en sciences humaines et sociales qui répond aux cinq caractéristiques suivantes :
1) être conçue en grande partie dans une optique compréhensive, 2) aborder son sujet
d’étude d’une manière ouverte et assez large, 3) inclure une cueillette de données effectuée
au moyen de méthodes qualitatives, 4) donner lieu à une analyse qualitative des données et
5) déboucher sur un récit ou une théorie (et non sur une démonstration) (Mucchielli, 1996,
p. 196).
Dans le cadre habituel d’une recherche qualitative, le type d’entretien retenu correspond à
« l’entrevue d’information ». Par l’entremise de questions semi-dirigées, cette façon de
procéder « vise à cerner la perception, la vision d’une personne ou d’un ensemble de
personnes dans une situation donnée (Lessard-Hébert, Goyette, & Boutin, 1990, p. 157).
Ainsi, le chercheur doit favoriser l’expression libre du sujet par une écoute active.
3.1.2 La démarche inductive Notre thèse s’inscrit dans le cadre d’une démarche inductive. La particularité de la
démarche inductive est de passer du particulier au général, ou de situations singulières vers
certaines règles qui s’en dégagent. « À partir de quelques situations étudiées, on cherche à
dégager des processus récurrents pour graduellement regrouper des données obtenues et
évoluer vers la formulation d’une théorie » (Mucchielli, 1996). Cette théorie peut s’illustrer
par l’élaboration de concepts ou de principes généraux qui permettent de comprendre le
phénomène à l’étude. À titre d'exemple, cette illustration peut être faite par l’utilisation de
trajectoires-types, de certains cas-types, etc. « Le chercheur suppose qu’un ou des cas
intensivement analysés vont représenter fidèlement l’univers d’où ils ont été tirés »
(Poupart & Groupe de recherche interdisciplinaire sur les méthodes qualitatives, 1997, p.
305). À la fin du processus d’analyse, le chercheur devrait être capable d’énoncer des
propositions s’appliquant à tous les cas examinés.
117
Le choix de l’induction traduit aussi une attitude d’ouverture du chercheur à l’endroit d’un ensemble de données qui sont recueillies et analysées, sans nécessairement prendre appui sur des théories, un cadre théorique solidement défini et préexistant. Le défi est alors de se donner une structure pour mener à bien le processus d’induction au regard de la diversité et du foisonnement possible de données. (Villemagne, 2006, p. 134)
Ainsi, on ne peut pas, par cette méthode, prétendre à la généralisation des résultats, mais
plutôt à la transférabilité des résultats auprès d’autres sujets présentant certaines
caractéristiques communes avec les participants de la recherche.
Glaser & Strauss (2010) distinguent l’induction énumérative de l’induction analytique par
le fait que cette dernière ne comporte pas de classes circonscrites à l’avance.
« Contrairement à l’induction énumérative, où les phénomènes et leurs hypothèses
explicatives sont définis a priori, dans l’induction analytique, la généralisation s’effectue à
partir de l’étude approfondie des données vers la théorie » (p. 58). Cette démarche s’inscrit
donc dans le cadre de la théorisation ancrée qui sera décrite dans la section « analyse des
données ».
3.1.3 L’approche narrative L’approche narrative permet de mettre à contribution la subjectivité des individus dans un
processus de recherche. Elle « réfère à n’importe quelle étude qui utilise ou analyse du
matériel narratif » (Lieblich, Tuval-Mashiach, & Zilber, 1998, p. 2). Elle propose un outil
de signification et de compréhension de l’identité personnelle, du style de vie, de la culture
et du monde historique de la personne qui « raconte ». L’histoire qu’elle permet de faire
ressortir interpelle l’expérience; elle rend explicite sa signification (Josselson & Lieblich,
1993). Elle peut être utilisée afin de répondre à une question de recherche ou à un objet de
recherche. Lieblich, Tuval-Mashiach, & Zilber (1998) affirment qu’une des meilleures
façons d’apprendre sur le monde interne des individus est de passer par le récit que les
personnes font de leur vie et de leur expérience de la réalité. Il est ainsi possible d’avoir
accès à des données riches et uniques, qui ne peuvent être obtenues par l’expérimentation,
les questionnaires ou les observations. Pour ce faire, travailler avec un matériel narratif
118
présuppose un dialogue d’écoute entre trois voies : 1) la voie de celui qui raconte, 2) le
cadre théorique de la recherche et 3) l’action de lecture et d’interprétation.
3.1.3.1 La méthode du « récit » Dans cette recherche, nous utilisons les récits de pratiques afin de recueillir les propos des
médecins sur l’exercice de leur travail et les problèmes qui en découlent du côté de leur
santé mentale. Nous allons donc décrire ici ce qui caractérise les récits de pratiques et ce
qui les distingue des récits de vie afin de justifier les raisons pour lesquelles nous allons
nous en tenir aux récits de pratiques. Retenons pour l’instant que :
La méthode biographique ou des récits de vie [récits de pratique] puise ses origines dans deux disciplines principales, l’histoire et la sociologie. Dans le domaine relatif à l’histoire, l’utilisation de la biographie et de l’autobiographie constitue une démarche classique afin de découvrir et d’apporter un sens à des événements particuliers achevés ou vécus par les acteurs. (Sanséau, 2005, p. 35)
Plus précisément, nous nous référerons aux écrits de Daniel Bertaux (1997; 1976), auteur et
chercheur incontournable sur ces types de récits. Dans un premier temps, nous décrirons ce
que sont les récits de vie pour ensuite préciser certaines particularités propres aux récits de
pratiques.
1- Récits de vie Pour Bertaux (1997), « le récit de vie résulte d’une forme particulière d’entretien,
l’entretien narratif, au cours duquel un chercheur demande à une personne ci-après
dénommée « sujet » de lui raconter tout ou une partie de son histoire vécue » (p. 6). Dans
cette définition, on remarque d’emblée que le récit de vie ne correspond pas
obligatoirement à l’histoire complète de la vie de l’individu. Cette conception de l’histoire
« totale » est encore fortement répandue et elle a pris naissance à la suite de la publication
des Confessions de Jean-Jacques Rousseau (1968) traitant d’autobiographies. L’ouvrage de
Rousseau reprend le témoignage de personnes qui font l’exercice de raconter leur vie de
façon complète : en partant de la naissance, de leur contexte interpersonnel et social, de
119
l’ensemble de leurs expériences, etc. Selon Bertaux (1997), contrairement à cette forme
d’autobiographie, « il y a du récit de vie dès lors qu’un sujet raconte à une autre personne,
chercheur ou pas, un épisode quelconque de son expérience vécue » (p. 32). Pour sa part,
Legrand (1993) décrit le récit de vie comme « expression générique où une personne
raconte sa vie ou un fragment de sa vie à un ou plusieurs interlocuteurs » (Le Grand dans
Legrand, 1993, p. 180). Francequin, Deschamps, Ferrand & Cuvillier (2004) insistent sur la
compréhension du vécu de la personne qui raconte, et cela à travers son contexte social bien
précis. « La démarche dénommée « histoire de vie » ou « récit de vie » est une démarche
parmi d’autres pour tenter de découvrir la réalité sociale et comprendre la personne qui
accepte de raconter des tranches de sa vie » (p. 21).
Il faut ici préciser ce qui est entendu par le verbe « raconter » (ou action de « faire le récit
de »). Raconter signifie que la production discursive du sujet a pris la forme narrative.
Lorsque le sujet donne simplement des descriptions, des explications ou des évaluations, il
ne s’agit pas alors d’une forme narrative, mais plutôt d’une forme de chronique. Pour se
situer dans une forme narrative, le discours doit comprendre un certain nombre de rapports
liant ces descriptions, explications ou évaluations. Ainsi, « l’entretien se fait à partir d’une
trame orientant les récits obtenus sur des thèmes : les conflits, les changements survenus,
les relations sociales, les conditions matérielles de vie … » (Mucchielli, 1996, p. 199). Le
récit de vie doit alors permettre la compréhension d’un problème social, et cela par le
recours à des synthèses et à des recoupements. Bien que le chercheur arrive sur un terrain
« inconnu », il possède néanmoins certaines informations qui découlent de ses lectures, de
ce qu’il a entendu ou observé, de documents consultés, etc. L’objectif est alors de creuser
les explications habituellement convenues pour ainsi apporter une contribution à la
connaissance des phénomènes humains (Mucchielli, 1996).
La première étape à réaliser dans la méthode des récits de vie est « l’intégration »
(Mucchielli, 1996). Le chercheur peut se retrouver sur le terrain afin de recueillir le
maximum d’informations sur le sujet d’étude. Il peut également retirer ses informations de
diverses recherches. Par la suite, le « repérage des informateurs » consiste à identifier les
individus susceptibles d’apporter plus de précisions sur les centres d’intérêt définis par le
120
chercheur. En somme, « la démarche dénommée « histoire de vie » ou « récit de vie » est
une démarche parmi d’autres pour tenter de découvrir la réalité sociale et comprendre la
personne qui accepte de raconter des tranches de sa vie » (p. 21). Vient ensuite « la trame
d’entretien » qui peut être vue comme un guide afin d’aborder certains aspects qui
intéressent le chercheur (Mucchielli, 1996). Le « recueil d’informations », où le chercheur
évite d’être trop directif, est le moment où se déroule l’entretien et où les thèmes seront
abordés.
Les récits de vie peuvent s’intéresser à plusieurs domaines de l’existence : les relations
familiales et interpersonnelles, l’expérience de l’école et de la formation des adultes,
l’insertion professionnelle, l’emploi ainsi que tout autre domaine spécifique (exemple :
l’émigration, la délinquance juvénile, l’usage de stupéfiants, l’expérience de mères ou de
pères célibataires, etc. (Bertaux, 1997). De plus, l’articulation que font les personnes entre
les domaines d’existence précédemment mentionnés est généralement riche de sens.
Pour ce qui nous intéresse plus spécifiquement, regardons plus en détail le domaine du
travail. Ce domaine peut concerner les branches d’emploi, les secteurs professionnels, les
métiers, l’activité proprement dite, voire l’acte de travail. Chaque entreprise ou lieu de
travail possède ses propres traditions, ses règles (explicites et implicites), ses risques, etc.
« La sociologie du travail et la sociologie des organisations ont pour objet d’étudier,
d’analyser, de comprendre les rapports sociaux de production et de pouvoir qui structurent
les entreprises » (Bertaux, p. 42).
Cette disposition fut observée dans le cadre de la présente recherche. Les médecins
savaient, dès la première prise de contact, et même à partir de l’annonce publicitaire
destinée aux revues médicales, quels étaient précisément les thèmes qui allaient être
abordés au cours de l’entretien.
2- Récits de pratiques D’emblée, précisons que le récit de pratiques est une forme spécifique du récit de vie. Il
comporte toutefois certaines particularités qui le distinguent et qui prescrivent son
utilisation.
121
Le nom « pratique » tire son origine du latin practica et du grec praktikê, de pratteîn, qui
signifie « agir » (Dubois, Mitterand, Dauzat, & Larousse, 2011, p. 791). En ce sens, il
rejoint le sens du mot grec praxis, qui provient également de pratteîn, et qui concerne
l’action (ou l’activité). Pour Aristote (1990), « tout art et toute investigation, et pareillement
toute action (praxis) et tout choix tendent vers quelque bien, à ce qu’il semble (p. 31).
Ainsi, pour Aristote, la finalité de l’action est donc l’eupraxis, ou « l’action heureuse et
bonne ».
En tout premier lieu, le récit de pratiques concerne les expériences subjectives, tout comme
dans le récit de vie, mais il a la particularité de s’intéresser à des histoires se déroulant dans
certaines situations bien précises. Par exemple : pour mieux comprendre certains aspects
des contextes de travail ou des professions s’y rattachant. « Le récit de vie peut constituer
un instrument remarquable d’extraction des savoirs pratiques, à condition de l’orienter vers
la description d’expériences vécues personnellement et des contextes au sein desquelles
elles se sont inscrites. Cela revient à orienter les récits de vie vers la forme que vous avons
proposé de nommer ‘récits de pratiques’ » (Bertaux, 1997, p. 17). Par le concept de
« pratique », Bertaux (1976) entend toute « action » ou tout « acte » effectué par un sujet, et
cela dans un contexte donné. Les pratiques (actions, actes) découlent des rapports sociaux
(pouvoir, force, loi) et interhumains (amour, passion, haine). Donc, pour cette recherche,
l’intérêt se rapporte tout particulièrement aux actions posées dans le cadre de la pratique
médicale ainsi qu’aux types d’interactions vécues par les personnes qui exercent ce travail.
Une seconde particularité du récit de pratique est qu’il s’intéresse aux mouvements
historiques des rapports sociaux. Les rapports sociaux et interhumains sont « pensés à partir
des attitudes des uns et des autres » (p. 200) et sont influencés par les mouvements
historiques des rapports sociaux dans lesquels chaque personne se trouve. « Ce sont ces
rapports qui sont à l’origine des pratiques : l’avantage des pratiques est qu’elles sont
observables alors que les rapports ne le sont pas. C’est la seule raison – mais elle est de
taille – pour laquelle les pratiques et les récits de pratiques présentent un intérêt
sociologique » (p. 201). Ainsi, lorsque la personne raconte son histoire en lien avec un
contexte déterminé, elle témoigne en quelque sorte des rapports sociaux et interhumains qui
122
ont contribué à ses actions. « À partir des tronçons de biographie, tels qu’ils se révèlent
dans des récits de vie que l’on considère comme des récits de pratiques, on cherche à
reconstruire la logique de production de ces pratiques par les rapports sociaux » (Bertaux et
al., 1976, p. 206).
Lorsque l’on utilise les récits de pratique, il est recommandé de suivre certaines indications
(Bertaux et al., 1976) : 1) il ne faut pas s’en tenir à un seul récit de pratiques, mais plutôt les
multiplier (tout comme pour les récits de vie, de façon à dépasser les singularités), 2)
concentrer l’échantillon, c'est-à-dire « ne pas éparpiller les ‘sujets’ dans tout le corps social,
les prendre au contraire tous dans le même sous-ensemble de rapports sociaux » (p. 221) et
3) mettre en relation ces récits de pratiques et le mouvement historique des rapports sociaux
dans lesquels ils se sont inscrits.
3.1.3.2 La validité du « récit » Une question se pose à l’égard de la validité des récits décrits par la personne. Ces récits
correspondent-ils à la réalité objective vécue par le sujet ou sont-ils plutôt le fruit d’une
reconstruction subjective ? Sur ce point, Bertaux (1997) affirme qu’il y a toujours un
caractère inévitablement subjectif au récit, mais précise que « l’histoire d’une personne …
possède une réalité préalable à la façon dont elle est racontée et indépendante de celle-ci »
(p. 32). Dans le même ordre d’idées, Legrand (1993) insiste sur le caractère indissociable
de la vie de l’individu et de l’histoire qu’il peut en faire : « Vie et récit de vie, histoire et
histoire racontée ne sont point en effet deux entités extrinsèques dont la seconde pourrait
être absolument détachée de la première » (p. 13). Ainsi, lorsque l’on recueille plusieurs
récits de vie chez des personnes provenant de situations sociales similaires, « on cherche à
bénéficier des connaissances qu’elles ont acquises de par leur expérience directe sur ces
mondes ou situations … On pourra dépasser leurs singularités pour atteindre, par
construction progressive, une représentation sociologique des composantes sociales
(collectives) de la situation » (Bertaux, 1997, p. 33). Cette façon de procéder permet de
prendre une distance face aux teintes personnelles apportées par les histoires individuelles
et de faire ressortir ce qui est commun dans les expériences racontées.
123
Les entretiens
La passation de chaque entretien avec les participants comporte des thèmes ou questions
générales qui sont systématiquement abordés. Toutefois, comme le décrit Lieblich, Tuval-
Mashiach, & Zilber (1998), il est possible de formuler certaines sous-questions au cours de
l’entrevue (p. 26). Le but recherché n’est pas d’orienter les réponses, mais bien d’amener,
lorsque nécessaire, le participant à approfondir une dimension abordée et qui demande à
être précisée pour satisfaire l’intérêt du sujet d’étude. Comme ces auteurs l’illustrent en
décrivant une de leurs recherches, il vaut mieux opter pour une attitude d’ouverture et de
flexibilité à l’égard de ce que nous raconte la personne (en permettant un sous-
questionnement) plutôt que de se camper dans une position mécanique et formelle.
Au cours de l’entretien qui fait intervenir les récits de vie, le chercheur peut inviter le sujet
à raconter ses expériences passées à travers ce que Bertaux (1997) appelle un « filtre ».
Dans cette situation, le participant à la recherche est explicitement informé des points
d’intérêts du chercheur, de ce qu’il veut connaître. Cette information peut être donnée lors
de la première prise de contact avec le participant. Il s’agit donc d’une forme de « contrat
d’entretien », qui se transformera en « pacte » entre le chercheur et le sujet, et qui viendra
orienter l’entretien. De cette façon, le sujet sait, dès le départ, ce sur quoi l’entretien
portera.
Guide d’entretien
Chaque entretien aborda quatre thèmes généraux (annexe 4) transmis aux participants dans
le formulaire de consentement, qui amenèrent les participants à s’exprimer sur leur
expérience professionnelle. Ces quatre thèmes sont :
124
1) Les situations-types où les médecins se retrouvent confrontés à des dilemmes éthiques.
2) Les écarts entre ce que la profession médicale demande pour bien exercer son métier, ce
que la réalité du milieu de pratique permet concrètement de réaliser, et ce que les
médecins considèrent souhaitable pour le bien-être de leurs patients.
3) Les « agirs » mis en place par les médecins afin de poursuivre leur travail (compte tenu
des écarts constatés et des dilemmes auxquels ils sont confrontés)
4) Les implications possibles de la souffrance éthique sur la santé mentale des médecins8.
La position de l’interviewer fut alors d’encourager la personne à traiter de la question de la
façon la plus libre possible, avec le moins de sous-questionnements possibles. Toutefois, un
sous-questionnement fut parfois réalisé dans le cas où les réponses données par les
participants nécessitaient des clarifications. Il ne s’agissait pas de déborder du thème, mais
bien de s’assurer de bien comprendre les situations de travail décrites par les médecins.
3.2 Taille de l’échantillon Les rencontres individuelles ont été réalisées auprès de 20 participants. À titre de pré-test,
quatre médecins (deux généralistes (un homme et une femme) et deux spécialistes (un
homme et une femme)) furent rencontrés afin de vérifier la validité et la pertinence des
thèmes abordés. À la suite de ces premiers entretiens, une codification fut réalisée. Le guide
d’entretien s’est avéré adéquat et cette expérience a permis de recueillir des données qui se
sont révélées riches de sens quant à l’objet d’étude. Les entretiens avec d’autres sujets ont
donc été faits. Si tel n’avait pas été le cas, il aurait alors fallu retravailler le cadre de
l’entretien ainsi que les thèmes abordés.
Comme la saturation est apparue aux environs du quinzième entretien, et ce jusqu’au
vingtième, aucun recrutement supplémentaire n’a été réalisé. Dans le cas contraire, des
8 Bien que ce thème fut abordé au cours des entrevues, rien ne permet, au final, de décrire spécifiquement les implications de la souffrance éthique sur la santé mentale des médecins. Ainsi, cet élément devient caduc.
125
entretiens auraient été poursuivis avec de nouveaux participants, par tranche de cinq, et cela
jusqu’à la saturation. Cette dernière concerne « le fait d’atteindre le moment dans la
recherche où la collecte de données supplémentaires semble ne plus rien apporter; à ce
moment-là, le « nouveau » dévoilé n’ajoute rien de plus à l’explication (Strauss & Corbin,
2004, p. 171).
3.3 Constitution de l’échantillon Pour la réalisation concrète de notre projet, un partenariat a été réalisé avec le Programme
d’aide aux médecins du Québec. Nous avons pris contact avec la Dre Anne Magnan,
directrice générale du PAMQ, et cette dernière s'est dite intéressée par notre projet et a
accepté d'agir en tant que personne-ressource afin de procéder au recrutement de médecins
désirant participer à notre recherche (dès le moment où le comité d'éthique de la recherche
de l'Université Laval a donné son approbation) (Annexe 5).
3.3.1 Modalités de recrutement Les participants à cette recherche ont été recrutés de deux façons:
1) Par la diffusion d'une annonce contenue dans certaines revues médicales (ex.:
L'Actualité Médicale, Le Médecin du Québec). Dans cette annonce, les
coordonnées téléphoniques du chercheur ont été clairement identifiées et les
médecins désirant participer à la recherche ont pu le joindre par téléphone
(Annexe 6).
3) Par l'entremise du Programme d’aide aux médecins du Québec (PAMQ) et plus
précisément avec l’aide du Dre Anne Magnan, directrice générale du PAMQ, à
travers son réseau de médecins-conseils.
Une fois les participants informés de la tenue de cette recherche, les médecins ont pris
contact avec le chercheur, soit directement par téléphone, soit par courriel. Dans cette
dernière situation, le chercheur a alors communiqué avec la personne par téléphone, et cela
à partir des informations de communications (numéro de téléphone, moment idéal d’appel,
126
etc.) transmises dans les courriels. Cette façon de faire est significative quant au processus
de la recherche. Grawitz (2001) insiste sur l’importance de la « motivation de l’enquêté »,
où celui qui est à l’origine de la demande d’entrevue témoigne de diverses raisons de faire
partie de la recherche, ce qui est non négligeable quant à l’analyse qui sera faite. « Les
raisons qu’a l’enquêté de répondre ou non, dépendent d’abord du type d’entretien dont il
s’agit et de la façon dont il est proposé. L’enquêté aura spontanément une attitude générale
d’acceptation s’il est demandeur et que l’entretien représente pour lui le moyen d’obtenir
un secours (demande d’assistance à un bureau d’aide sociale, visite médicale, etc.) (p. 658).
Parmi les facteurs positifs pouvant inciter l’enquêté à répondre, on note le désir
d’influencer et le besoin de parler. Ainsi, le désir d’influencer peut se comprendre dans le
sens où l’enquêté pensera « que l’enquête peut, même indirectement, amener un
changement heureux et qu’elle a trait à des problèmes qui l’intéressent. L’enquête et
l’enquêteur sont confusément perçus comme un moyen d’obtenir un changement » (p. 660).
Pour ce qui est du besoin de parler, celui-ci ne doit alors pas être compris dans le sens de
bavardage, mais bien comme « un besoin de communiquer, parfois, plus au moins
consciemment, d’être compris » (p. 660). Ainsi donc, une bonne partie de l’ouverture à la
parole ainsi que de la satisfaction de l’enquêté sera tributaire de l’attitude de l’enquêteur.
La préparation de chacun des entretiens a suivi un déroulement qui peut être illustré en
quatre étapes, soit : 1) la familiarisation ou la formation aux techniques d’entrevue, 2) le
contact préliminaire avec chaque participant, 3) la transmission d’un document explicatif
qui reprend les informations déjà données et 4) la prise et la confirmation du rendez-vous
avec chaque participant à la recherche (Lessard-Hébert et al., 1990, p. 160). En ce qui a
trait à la familiarisation aux techniques d’entrevues, le chercheur avait préalablement été
formé et avait été supervisé à des formations de rencontres individuelles et de groupe lors
de ses études antérieures au baccalauréat et à la maîtrise. Toutefois, le chercheur a pris soin
de mieux connaître le travail médical, de comprendre les réalités actuelles du contexte de
pratique dans lequel évoluent les médecins, ainsi que de relever certaines études faisant état
de certaines problématiques rencontrées dans ce type de profession. L’objectif était alors de
mieux saisir les phénomènes exposés dans les propos des participants. Pour ce qui est du
point deux, soit le contact préliminaire, le chercheur s’est entretenu par téléphone avec
127
chacun des participants. Ces derniers avaient soit entendu parler de la recherche par
personnes interposées, soit lu l’appel fait dans les revues médicales. Ainsi donc, le
chercheur a pris le temps de se présenter, de présenter la recherche, de décrire sa
méthodologie, d’en expliquer son déroulement, de même que de préciser qu’aucune
rémunération n’était rattachée à la participation à cette recherche.
En premier lieu, lors de ces entretiens téléphoniques, il fut vérifié que chaque participant
correspondait aux critères déterminés pour faire partie de l’étude. Par la suite, le chercheur
expliqua à chaque médecin manifestant son intérêt pour cette recherche qu’un seul
entretien, individuel, d’une durée d’environ une heure à une heure trente, serait réalisé et
enregistré aux fins d’une retranscription, et que cette recherche avait été préalablement
approuvée par le Comité d’éthique de la recherche avec des êtres humains de l’Université
Laval. Dans cet ordre d’idées, le chercheur a informé chacun des participants éventuels
qu’il pouvait, en tout temps, se retirer de la recherche, et cela sans aucune mention ou
préjudice. Enfin, le chercheur a pris soin de vérifier comment « la connaissance » des
participants à l’égard de cette recherche s’était faite. Avaient-ils pris connaissance de
l’annonce publiée pour cette recherche ? Cela fut le cas pour l’ensemble des participants.
Par la suite, le chercheur a repris la description de chacun des quatre thèmes qui seraient
abordés au cours de la rencontre éventuelle. Deux définitions furent alors présentées
verbalement aux participants afin de bien illustrer ce qui était entendu par « souffrance
éthique » et « dilemme éthique » :
Dilemme éthique :
Une situation dans laquelle l’obligation professionnelle et les fonctions professionnelles, ancrées dans les valeurs de base d’une profession particulière, sont en conflit, et où on demande au travailleur de décider quelles valeurs, reliées à ses obligations et ses fonctions professionnelles, sont plus importantes que les autres. (Guttmann, 2006, p. 156)
Souffrance éthique :
La souffrance que fait naître le conflit entre les convictions morales et l’injonction à participer à des actes qu’on réprouve. (Dejours, 2006, p. 132)
128
L’annonce destinée aux revues médicales précisait que la recherche s’intéressait aux
situations de travail dans lesquelles les médecins étaient confrontés à des dilemmes
éthiques, en illustrant plus particulièrement les choix difficiles auxquels ils sont confrontés,
les décisions pénibles qu’ils ont à prendre, etc. (annexe 6). À cette étape de l’entretien
verbal, il s’agissait de s’assurer que les médecins comprenaient bien que ces situations
abordées étaient directement en lien avec des conflits de valeurs où ils avaient à trancher
dans le cadre de leur pratique professionnelle.
Après avoir obtenu l’accord de chaque sujet pour participer à la recherche, une date, une
heure et un lieu d’entretien furent fixés. Dans chaque situation, le chercheur a indiqué aux
participants qu’il pouvait se déplacer à l’endroit et au moment qui convenaient le mieux à
cette personne. Finalement, le chercheur fit parvenir le document lu oralement aux
participants par téléphone, mais cette fois par courriel, en pièce jointe. Cette étape
correspond au point trois décrit par Lessard-Hébert : la transmission d’un document
explicatif. Finalement, deux jours avant le moment fixé de la rencontre, le chercheur a fait
un rappel du rendez-vous par courriel en vue de recevoir la confirmation finale de la
réalisation de l’entretien.
3.3.2 Critères de sélection des participants à l’étude Les critères d’inclusion des participants ont été les suivants :
1) exercer la pratique médicale (omnipraticiens, spécialistes).
2) pratiquer la médecine dans la province de Québec.
3) avoir été confronté, ou être présentement confronté à certains dilemmes éthiques
dans son travail (Ce critère s’explique par le souci de rencontrer des personnes
qui étaient en mesure de partager leur expérience à l’égard de ces situations
réelles).
129
3.4 Rencontres avec les participants Cette recherche s’est effectuée auprès de participants qui travaillent dans huit régions du
Québec. La répartition fut la suivante : Montréal : 8 ; banlieues de Montréal : 4 ;
Montérégie : 4 ; Québec : 3 ; Gaspésie : 2 ; Cantons de l'Est : 1 ; Lévis : 1 et Côte-Nord : 1.
Ce nombre totalise 24 répondants, et non 20, en raison du fait que certains médecins
pratiquent dans plus d’une région. Au total, 9 hommes et 11 femmes furent rencontrés, 5
spécialistes et 15 généralistes. En ce qui concerne l’âge moyen des médecins interviewés, la
répartition fut la suivante : hommes et femmes : 47,25 ans ; hommes : 52,67 ans ; femmes :
42,82 ans ; hommes spécialistes (n = 2) : 49,5 ans ; femmes spécialistes (n = 3) : 46,33 ans ;
hommes généralistes (n = 7) : 53,57 ans ; femmes généralistes (n = 8) : 41,50 ans.
3.4.1 Déroulement des entretiens Dans le cadre de cette recherche, nous nous étions basé sur certains éléments théoriques et
conceptuels de la psychodynamique du travail afin d’élaborer les thèmes abordés avec les
participants au cours des entretiens. Toutefois, ces thèmes constituaient en des questions
ouvertes servant à aborder certains aspects du travail des médecins. Ainsi, ces derniers ont
toujours eu la liberté de traiter ou non de chacun des thèmes, et aucune restriction ne fut
posée quant aux propos qu’ils désiraient abordés, ni l’ordre dans lequel ils voulaient le
faire.
Les entretiens ont ainsi été faits, toujours sur une base individuelle. Un seul entretien fut
réalisé par participant et la durée moyenne a été de 1h33 minutes par entretien, pour un
total de 31h04 minutes. Les entretiens furent enregistrés (les participants ayant été informés
et ayant accepté cet enregistrement) en vue de la retranscription de chacune de celles-ci.
Une demande verbale avait été faite auprès de chaque participant pour retenir un endroit
approprié (offrant une certaine tranquillité) où personne n'avait accès au local choisi pour la
durée de l’entretien. Il faut finalement préciser qu’il n’y a eu aucun retrait de la part des
participants à l’étude.
130
3.4.2 Considérations d’ordre éthique L’informations qui fut donnée au préalable aux participants, de façon orale et par courriel,
fut également inscrite sur le formulaire de consentement signé par chaque personne avant la
réalisation des entretiens, de même que par le chercheur (se référer à l’annexe 7). Deux
copies furent apportées à chaque entretien, où l’une fut remise au participant et l’autre
conservée par le chercheur.
Les thèmes abordés dans cette recherche risquaient de faire émerger ou de ramener à la
conscience une souffrance psychologique ou un inconfort en lien avec le récit de certaines
expériences de travail pénibles. En conséquence, les participants ont été informés qu’ils
pouvaient, en tout temps, se référer au programme d'aide aux médecins du Québec
(PAMQ). Des dispositifs préalables ont été pris dès le début du recrutement en ce sens.
Afin d’assurer la confidentialité des données recueillies dans cette recherche, les supports
utilisés (enregistrements, verbatims, fichiers informatiques) ont été mis sous clef ou
protégés par un mot de passe.
À la suite de la soutenance de la thèse, les participants seront informés des résultats de la
recherche de trois façons possible : 1) par une présentation faite au PAMQ, 2) par des
articles publiés dans certaines revues médicales et 3) par des communications réalisées dans
divers colloques ou congrès scientifiques. Qui plus est, une copie électronique de la thèse,
en format PDF, pourra être transmise à chaque participant qui en fera la demande au
chercheur.
3.5 Analyse des données Comme il a été dit, aux fins de cette recherche, chaque entretien avec les participants a été
enregistré pour ensuite être « transcrit ». Finalement, l’étape « d’analyse et
l’interprétation » a été réalisée. L’analyse a été conduite sur les aspects du récit en lien avec
les thèmes abordés, sans toutefois s’y limiter (se référer à l’annexe 8). En effet, la
codification et la catégorisation ont laissé place à l’ensemble des éléments contenus dans
131
les propos des participants, de façon à s’inscrire dans le procédé de la théorisation ancrée
qui a ici servi de méthode d’analyse.
La théorisation ancrée, ou théorisation enracinée, est la traduction francophone de la
grounded theory élaborée par Glaser et Strauss en 1967. Elle consiste en :
Une théorie qui dérive des données systématiquement récoltées et analysées à travers le processus de recherche. Avec cette méthode, la récolte des données, l’analyse et la théorie éventuelle sont inter-reliées. Un chercheur ne commence pas un projet avec une théorie préconçue (sauf si son objectif concerne l’élaboration et l’extension d’une théorie existante). Il débute plutôt par un champ d’étude qui permet aux données de faire émerger la théorie » (Strauss & Corbin, 2004, p. 30)
Ainsi, l’interaction entre le chercheur et les données constitue l’essentiel de l’analyse. Paillé
(1994) distingue clairement l’analyse par théorisation ancrée de l’analyse de contenu. Pour
l’auteur, cette dernière fait référence aux occurrences, au comptage ou à la fréquence des
mots rencontrés. « L’analyse par théorisation ancrée n’est pas l’analyse de contenu; elle
équivaut beaucoup plus justement à un acte de conceptualisation » (p. 151). Ainsi, le
chercheur se situe davantage dans une position de questionnement plutôt que dans une
démarche de codification d’éléments théoriques déjà totalement établis. Il s’agit donc de
partir d’une grille de compréhension générale (ici les quatre grands thèmes abordés au
cours des entretiens), tout en demeurant ouvert et attentif aux divers autres événements qui
émergent de cette codification. Nous verrons, un peu plus loin, les étapes de réalisation de
l’analyse de façon plus détaillée.
D’autres auteurs présentent une distinction beaucoup moins marquée entre la théorisation
ancrée et l’analyse de contenu. Pour Mucchielli (1996), l’analyse qualitative de
théorisation, ou « analyse par théorisation ancrée », vise à générer une théorisation au sujet
d’un phénomène culturel, social ou psychologique. Ainsi, cette façon de concevoir la
méthode de la théorisation ancrée se rapproche de celle de la grounded theory de Glaser et
Strauss (première parution en 1967) (Glaser & Strauss, 2010), mais à trois différences
près :
132
Elle est prise ici comme méthode d’analyse de données, plutôt que comme stratégie générale de recherche, gagnant par le fait même une certaine autonomie au niveau théorique (par rapport aux orientations prises par Galser et Strauss) et sur le plan technique (on peut adapter la méthode à des fins diverses); 2) elle laisse de côté l’objectif de production d’une théorie, pour celui, plus réaliste, moins engageant et plus axé sur le processus, de théorisation; 3) elle est détaillée en termes d’opérations successives de construction théorisante, plutôt que de codages multiples. (Mucchielli, 1996, p. 184)
Il ne s’agit donc pas de produire une théorie inébranlable, mais bien de mettre en relation
en certains nombre de phénomènes afin de comprendre une situation à un moment bien
précis. Ainsi, théoriser, ce n’est pas strictement produire une théorie, mais « amener des
phénomènes à une compréhension nouvelle, insérer des évènements dans des contextes
explicatifs » (p. 184). Cette théorisation est dite ancrée, ou grounded, car elle émerge à
partie du matériau empirique sur lequel repose la recherche.
La théorisation ancrée comporte certaines similitudes avec l’induction analytique,
principalement en ce qui concerne la démarche d’analyse qui s’amorce, dès les débuts des
entretiens, avec les participants à la recherche (Poupart & Groupe de recherche
interdisciplinaire sur les méthodes qualitatives, 1997, p. 305). De plus, l’objectif de ces
deux méthodes est de dégager des propositions relationnelles en utilisant la mise en place
de catégories. Mais certains éléments distinguent la théorisation ancrée, dont le fait qu’elle
ne s’intéresse pas à la vérification, mais bien strictement à la découverte et à l’explication.
Alors que l’induction analytique s’intéresse « à la production et la mise à l’épreuve d’une
théorie intégrée, limitée, précise, universellement applicable portant sur les causes
explicatives d’une conduite spécifique » (Glaser & Strauss, 2010, p. 206), la théorisation
ancrée peut mettre en lumière certaines propriétés qui sont non seulement des causes, mais
également des conditions, des conséquences, des dimensions, etc. (Glaser & Strauss, 2010;
Poupart & Groupe de recherche interdisciplinaire sur les méthodes qualitatives, 1997).
Dans cette méthode de recherche, l’analyse se réalise en six étapes, soit : la codification
(étiqueter l’ensemble des éléments présents), la catégorisation (tentative de nommer les
aspects les plus présents en allant vers un niveau conceptuel qui englobe et regroupe les
133
codes), la mise en relation (début de l’analyse), l’intégration (cerner l’essentiel du propos),
la modélisation (tenter de reproduire la dynamique du phénomène) et la théorisation
(construction minutieuse et exhaustive de la « multidimentionalité » et de la
« multicausalité » du phénomène étudié (Mucchielli, 1996, p. 186; Paillé, 1994, p. 153).
Comme nous l’avons déjà mentionné, il s’agissait dans cette recherche de comprendre la
dynamique de la souffrance éthique, et cela par l’étude de divers thèmes. Ainsi, à la suite de
la réalisation des entretiens et de la retranscription de ces derniers, les étapes suivantes
furent réalisées.
Étape 1 : Codification manuelle des quatre premiers entretiens
Premièrement, par une codification manuelle des quatre premiers entretiens, en fonction
des thèmes ainsi que d’autres éléments émergents. Les thèmes ciblés lors de cette
codification initiale étaient principalement en lien avec les thèmes abordés, bien que toutes
les autres codifications qui apparaissaient justes furent appliquées. Il s’agissait entre autres
de ce qui se rapportait au travail prescrit, au travail effectif, de l’écart présent entre ces deux
types de travail et des situations de dilemme éthique qui l’accompagnent, et des « agirs »
mis en place pour faire face à ces situations. La codification a entre autres ciblé la notion de
reconnaissance (non-reconnaissance) qui contribue au plaisir ou à la souffrance dans le
travail. Finalement, la codification a tenté d’identifier ce qui se rapporte aux atteintes
vécues ou constatées à l’égard de la souffrance et de la santé mentale.
134
Étape 2 : Codification manuelle des entretiens cinq à huit
Par la suite, quatre autres entretiens furent réalisés et une codification manuelle a été refaite
pour ces huit premiers entretiens. Ainsi, ces huit codifications manuelles ont permis de faire
ressortir certaines catégorisations. Voici ici les principales catégories (niveau 1 et niveau 2)
qui ont émergé de ces lectures. Le lecteur retrouvera l’ensemble de ces catégories en
annexe 8.
A : Situation de dilemme éthique A1 : Manque d'accès aux soins et traitements A2 : Acte médical A3 : Exigences relatives au travail des médecins A4 : Référence à la médecine publique ou privée A5 : Incidences financières
B : Les écarts constatés
B1 : Les demandes de la profession (normes, codes, etc.) Vs La réalité du milieu de pratique (Hôpital, cabinet)
B2 : Le sujet : désirs, croyances, volontés, aspirations, etc.
Vs La réalité du milieu de pratique (Hôpital, cabinet)
C : Plaisir au travail C1 : Reconnaissance C2 : Solidarité entre collègues (aide, écoute, support, etc.) C3 : Activité médicale C4 : Sentiment de rendre les choses plus humaines pour le patient C5 : Enseignement (transmission de connaissances théoriques et pratiques)
D : Souffrance au travail
D1 : Peur (émotion pénible, en lien avec un danger) D2 : Aliénation (le travail devient étranger à soi et une puissance autonome) D3 : Non-reconnaissance D4 : Tabous (secrets, Omerta) D5 : Sentiment d’être dépossédé D6 : Conflits entre collègues de travail / personnels D7 : Souffrance éthique
135
E : Stratégies mises en place afin de poursuivre le travail E1 : Stratégies d’adaptation E2 : Stratégies défensives
F : Répercussions sur le plan de la santé mentale
F1 : Peur (oublis, plaintes) F2 : Stress (Pression) F3 : Tracas (préoccupations, culpabilité) F4 : Effet sur la santé (fatigue, insomnie, épuisement, dépression) F5 : Effet sur la famille F6 : Effets sur la qualité de vie
Soulignons ce qui distingue la codification de la catégorisation. Dans la codification, il
s’agit de « coder » ce qui correspond de façon générale aux thèmes généraux abordés par
les participants à la recherche, ce qui réfère en soi à l’éclairage théorique qui a permis
d’établir ces thèmes généraux. Pour ce qui est de la catégorisation, il s’agit cette fois de
relever et d’identifier, à l’aide d’une classification plus précise et détaillée, les éléments qui
émergent des propos des participants et qui n’avaient pas été « théoriquement » pensés et
prévus au préalable. Ainsi, la catégorisation s’avère beaucoup plus pointue et détaillée,
faisant parfois ressortir des éléments surprenants et inattendus chez le ou les chercheurs.
C’est à partir de cette catégorisation détaillée, effectuée sur un certain nombre d’entrevues
et permettant d’atteindre une certaine « saturation » quant au matériel émergent, que la
catégorisation peut être réalisée sur l’ensemble des entretiens. Généralement, le chercheur
prendra soin de recommencer la catégorisation des premières entrevues, qui ont servi en
quelque sorte de « matière de base » afin de faire émerger l’ensemble des catégories. Cela
s’avère essentiel, car ces premières codifications et catégorisations ne comprenaient pas
encore l’ensemble des catégories définitives.
Étape 3 : Catégorisation de l’ensemble des entretiens (n = 20) à l’aide de QDA Miner
Les huit premiers entretiens, ainsi que les 12 autres qui n’avaient pas encore été traités, ont
alors été lus par le chercheur qui a procédé à la catégorisation de chacun d’eux. Cette fois,
l’utilisation de logiciel d’analyse qualitative QDA Miner a servi au chercheur pour la
136
catégorisation de chacune de ces entrevues. Pour le chercheur, le principal avantage à
utiliser cet outil informatique concerne principalement la facilité à repérer le matériel
codifié, la possibilité de faire ressortir certaines données et la capacité d’apporter une
modification de catégorisation de façon automatique sur l’ensemble des entrevues (si cela
s’avère nécessaire). De cette façon, ce logiciel permet une économie de temps non
négligeable. Ainsi, l’analyse de données a permis d’illustrer des processus explicatifs
impliqués dans la souffrance éthique, ou du moins des éléments de compréhension.
Étape 4 : Identification de situations-types
Cette catégorisation, et le recoupement du matériel qu’elle a servi à faire ressortir, nous ont
permis de dégager trois situations-types illustrant les propos des participants. La partie
suivante s’attardera alors à décrire ces situations, de même que les étapes subséquentes.
3.6 Présentation des résultats Les résultats de la recherche devaient permettre de mieux comprendre ce qui constitue les
situations de dilemmes éthiques présents dans le travail des médecins ainsi que certaines
« agirs » mis en place afin de rencontrer ces dilemmes. Les résultats devaient également
permettre de décrire certaines dynamiques de souffrance éthique, c'est-à-dire de quelles
façons elle prend forme et se manifeste. Ainsi, l’élaboration de trois situations-types devait
permettre d’illustrer la compréhension qui s’est dégagée de la recherche.
3.6.1 Catégorisation idéale-typique Chacune des situations fut décrite selon ce que Weber (2006) nomme l’idéaltype :
On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l'on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu'on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène. (Weber, 2006, p. 141 premier essai)
137
Ainsi, les critères qui ont permis de présenter ce qui est apparu comme significatif dans les
propos des médecins furent retenus en fonction :
1) des faits clairement décrits par les médecins, se référant à leur expérience et aux
exemples rapportés
2) de l’occurrence des éléments rapportés par les médecins
3) de la fréquence des éléments rapportés par les médecins
4) du sens des propos recueillis, en tenant compte de l’intensité de l’émotion qui
les accompagne
5) de la subjectivité du chercheur, objectivée par la démarche scientifique
3.6.2 Utilisation de la métaphore Afin d’illustrer de façon plus imagée les résultats d’analyse, l’utilisation de métaphores fut
retenue et utilisée pour la présentation aux groupe d’intervenants-clés ainsi que pour la
thèse. La particularité des métaphores est de permettre la mise en lumière d’une réalité de
façon imagée. Comme le précise Morgan (1999), « l’emploi de la métaphore suppose une
façon de penser et une façon de voir qui agisse sur notre façon de comprendre le monde en
général … elle produit toujours une sorte d’intuition partielle » (p. 4). Ainsi, elle met
l’accent sur les ressemblances en excluant certaines différences présentes dans le sujet de
l’étude. Ainsi, la métaphore ne peut prétendre répondre à toutes les questions et présenter
une conception explicative parfaite d’un phénomène. Toutefois, la métaphore « force
l’imagination d’une manière qui peut susciter de grandes intuitions, mais au risque de
distorsions » (p. 5). Il s’agit alors d’une figure qui met en place une réflexion et un dialogue
à l’égard d’une réalité présente dans un contexte bien précis.
138
3.7 Rencontre de restitution / validation À la lumière des premiers résultats, une rencontre de restitution / validation fut réalisée
auprès d’un groupe d’intervenants-clés constitué par le PAMQ. Par souci de confidentialité,
il n’était pas possible de procéder à une rencontre de groupe avec les participants. Il est
essentiel de préciser que cette rencontre de « validation » n’avait pas pour objectif de
valider « le matériel », ce qui n’aurait pu se faire qu’auprès des participants à la recherche.
Cette rencontre avait plutôt pour but de valider la compréhension du chercheur par un écho
des intervenants du milieu face au matériel d’analyse présenté. Ainsi donc, les premiers
résultats globaux furent présentés au groupe de médecins-conseils, de façon anonyme où
aucun nom de participants ne figurait dans la présentation et où un souci de supprimer toute
information qui aurait pu permettre d’identifier les participants fut gardé à l’esprit au cours
de la réalisation de la présentation. Ces premiers résultats leur ayant été livrés, ils pouvaient
par la suite confirmer, nuancer, contredire ou bonifier la compréhension du chercheur à
l’égard de la réalité présentée par les participants. Cette opération avait pour but de
s’assurer que cette première interprétation correspondait, ou du moins se rapprochait de la
réalité qu’ils connaissaient eux-mêmes de leur travail. Qui plus est, cette rencontre a
également contribué à raffiner ces premiers résultats. Ainsi, selon la démarche inductive,
une confrontation de ce qui avait été découvert lors de la recherche fut réalisée. Comme le
précise Villemagne (2006) à l’égard de l’induction, « des allers-retours avec les données
recueillies, des boucles rétroactives sont nécessaires » (p. 137). Pour ce faire, la parole a été
laissée à ce groupe d’intervenants afin qu’ils puissent faire part de leurs commentaires sur
ces résultats préliminaires.
3.8 Limites de la présente recherche Il faut souligner à nouveau que la méthodologie utilisée ne permet pas la généralisation.
Ainsi, les résultats obtenus n’ont pas la prétention d’affirmer qu’ils s’appliquent à tous les
médecins, dans tous les contextes de travail. La présentation des résultats à un groupe de
médecins bien au fait de la pratique médicale ainsi que des diverses difficultés que
139
rencontrent les médecins au quotidien a permis d’obtenir une confirmation, pour le
chercheur, que sa compréhension des éléments rapportés par les participants à la recherche
correspondait bien à ce qu’ils connaissaient et rencontraient eux-mêmes.
Un autre aspect lié aux limites et qu’il apparaît essentiel de souligner concerne la méthode
de recrutement qui fut utilisée. Principalement, elle se compose de deux volets : 1) la
publicité placée dans les revues médicales et 2) la méthode appelée « boule de neige », où
l’information provenant du programme d’aide aux médecins fut donnée verbalement et par
écrit, à travers le réseau de médecins qui y œuvrent. Cette façon de recruter peut alors
induire un certain biais puisque les médecins qui décident de participer à la recherche
pourraient peut-être être plus « sensibles » à ces questions que certains autres médecins.
Finalement, il faut souligner que l’analyse des données fut réalisée par le chercheur seul.
Ainsi, contrairement à une analyse intersubjective entre chercheurs, et de surcroit
multidisciplinaire, il est possible qu’un certain biais subjectif soit présent, et cela en dépit
du fait qu’une attention fut prise à l’effet de présenter les résultats préliminaires au groupe
de médecins-conseils.
Chapitre 4 : Résultats : Situations-types de dilemmes et de souffrances éthiques
L’analyse du matériel par catégories a donné lieu à une présentation des résultats sous
forme de trois situations-types que nous avons nommées : 1) « l’étau qui se resserre »; 2)
« une bataille perpétuelle »; 3) « une collaboration imposée ». (Voir le tableau synoptique
les résumant à l’annexe 9).
La façon d’analyser le matériel recueilli s’est résumée en quatre étapes, décrites par
Lieblich et al. (1998, p. 112) : 1) sélectionner du texte ou des parties en lien avec l’objet ou
les thèmes de recherche, 2) définir le contenu de chaque catégorie (en lien avec les thèmes
de recherche, par exemple : besoins, motivations humaines, etc.), ensuite, 3) classer le
matériel dans ces catégories (en séparant les phrases et en les assignant aux catégories
retenues) et 4) procéder à la conclusion à partir des résultats. Au cours de cette dernière
étape, une compréhension en fonction de ce que révélait le matériel a suivi l’analyse.
Rappelons que la liste de codification des entretiens se trouve à l’annexe 8. À l’intérieur de
chacune des situations-types, un ordre de présentation des données a été retenu pour ce
chapitre : 1) la description générale de la situation-type, 2) les divers éléments qui s’en
dégagent (organisationnels, humains ou culturels), 3) une discussion sur la situation-type au
regard de la souffrance, 4) le dilemme éthique en lien avec la situation-type et 5) la
souffrance éthique découlant de la situation-type. Par la suite, une synthèse des résultats,
comprenant les déductions qui en découlent, sera faite pour conclure ce chapitre.
141
4.1 Situation-type 1 : L’étau qui se resserre Les propos entendus associés à cette situation-type font état de pressions constantes qui
fusent de toutes parts dans le travail médical. Les demandes, les exigences, les règles, les
normes, les contrôles et les relations interpersonnelles s’articulent et se façonnent d’une
façon telle que les médecins se sentent constamment, et de plus en plus, comprimés. Ces
situations les placent dans une position où ils se retrouvent possiblement coincés entre des
ordres de réalité qui apparaissent difficilement conciliables. Afin de réussir à poser les actes
médicaux qui sont normalement attendus de leur part, ils ont constamment à trancher entre
diverses positions. Les décisions prises de leur part doivent alors tenir compte de plusieurs
aspects : la réalité imposée par le contexte de pratique (limites, contraintes, etc.), l’aspect
professionnel (les connaissances issues de la formation, les normes qui chapeautent la
profession, etc.) et l’aspect personnel (ce qu’ils considèrent souhaitable pour le bien-être de
leur patient compte tenu de leur conscience professionnelle). Ainsi, les médecins sont en
quelque sorte à l’étroit quant aux actions quotidiennes et ponctuelles à poser, ce qui suscite
beaucoup d’inconfort chez les répondants.
Afin de présenter cette situation-type de « l’étau qui se resserre », la section suivante fera
état des propos des médecins selon le regroupement suivant : les éléments organisationnels
et les éléments humains. À la suite de ces descriptions, une partie cherchera à montrer la
souffrance qui se dégage de ces situations qualifiées de « pressions » et décrites par les
médecins dans leur témoignage. Finalement, les deux dernières sections feront ressortir le
dilemme éthique, avec ses conflits de valeurs les modes régulatoires en présence, ainsi que
la souffrance éthique découlant de cette situation-type.
4.1.1 Éléments organisationnels Selon l’article 31 de la Loi médicale, le Collège des médecins du Québec définit l’acte
médical de la façon suivante : « l’exercice de la médecine consiste à évaluer et à
diagnostiquer toute déficience de la santé de l’être humain, à prévenir et à traiter les
maladies dans le but de maintenir la santé ou de la rétablir ». Cet acte est donc toujours
dirigé vers une personne avec qui un contrat est en quelque sorte établi. Ainsi, le travail
142
prescrit, dans l’acte médical, se rapporte aux grandes lignes directrices des actions à
accomplir et des objectifs à atteindre. À l’intérieur du temps dont ils disposent pour ces
rencontres, les médecins doivent écouter, examiner, évaluer, diagnostiquer, pour ensuite
proposer le traitement qui apparaît le plus approprié à la lumière de leur expertise. Bref, il
s’agit là de ce qui est convenu d’appeler « l’acte médical ».
Le système de santé québécois, qui consomme actuellement 45 % du budget total annuel du
gouvernement, répartit les argents entre les divers établissements de santé. De telle façon
que chaque établissement doit tenter de répondre aux besoins de sa population tout en
respectant une enveloppe budgétaire bien précise. Les services doivent être constamment
limités, rationnés, de façon à ne pas dépasser les coûts. Cette tâche de gestion revient alors
aux administrateurs de ces établissements qui doivent imposer certains quotas quant aux
types de traitements offerts. Et c’est justement dans cette situation bien précise qu’une
inadéquation survient entre les aspirations des médecins à soigner selon les codes de bonne
pratique de la profession et les limites organisationnelles rencontrées au quotidien. Ainsi,
selon les participants à la recherche, malgré le fait qu’ils tentent parfois de dénoncer ces
situations, ils obtiennent bien souvent une écoute « polie », mais leurs demandes demeurent
généralement lettre morte.
Le gouvernement décide d'investir tel montant en santé (ils ont peut-être des idées derrière la tête), et les médecins ont des idées d'idéal de soins pour leurs patients alors là, on a l'argent qui arrive…Tu as l'hôpital… les administrateurs, eux, essaient de gérer ça tant bien que mal pour arriver dans leur budget et ils ont beaucoup de pression de la part des médecins qui veulent les meilleurs soins pour leurs patients. Les administrateurs essaient de couper tant bien que mal (Médecin 7).
Les médecins répondants ont aussi décrit à quel point certains règlements, certaines
procédures formelles et certaines lignes de conduite sont élaborés d’une façon totalement
déconnectée de la réalité de la pratique médicale. En fait, il s’agirait de beaux idéaux
organisationnels, mais sans que cela soit concrètement réalisable.
143
En fait, il y a tout l'aspect « universitaire », tout l'aspect « Collège des médecins » qui est complètement déconnecté de la réalité. Ils mettent en place des façons de procéder, des règles et procédures qui ne sont pas applicables dans la réalité en raison du manque de temps et du manque de moyens (Médecin 13).
Les médecins rencontrés ont grandement décrié l’augmentation considérable des exigences
bureaucratiques, ce qu’ils appellent la paperasserie. Les exigences des organismes qui
chapeautent la profession ne cessent de s’alourdir (tenue de dossiers, types et quantité
d’actes médicaux permis, etc.), les « facturations » se complexifient, la logistique
administrative du travail médical devient toujours plus complexe. De plus, les compagnies
d’assurances et les patients demandent explicitement de compléter certains formulaires de
plus en plus volumineux.
Alors, les exigences augmentent pour traiter les gens, remplir les formulaires, remplir le dossier comme il le faut, et vous gardez à l’esprit qu’il y a le risque de poursuite aussi (Médecin 13).
Il en va de la responsabilité du médecin de rencontrer toutes ces exigences, car les instances
professionnelles contrôlent leur travail.
Les médecins déplorent le fait qu’on vienne constamment empiéter sur le temps de « vrai »
travail, c'est-à-dire celui qui consiste à soigner les patients. En alourdissant la
« paperasserie » ainsi que toutes les formes de demandes bureaucratiques, le temps semble
leur filer entre les doigts. À titre d’exemple, la mise sur pied des groupes de médecine de
famille (GMF)9 par le ministère de la Santé et des Services sociaux fait suite à l’une des
principales recommandations du rapport de la Commission d'étude sur les services de santé
et les services sociaux (Commission Clair). Par la mise en place de ces GMF, le ministère
vise principalement à : 1) étendre les heures d'accessibilité à un médecin de famille, 2)
rendre les médecins de famille plus disponibles grâce au travail en groupe et au partage des
9 Le ministère de la Santé et des Services sociaux met en place des groupes de médecine de famille afin de favoriser pour tous l’accès à un médecin de famille et d’améliorer la qualité des soins médicaux généraux.
144
activités avec les infirmières au sein d'un GMF et 3) améliorer le suivi médical des patients
et la continuité des services en renforçant le lien avec les autres professionnels du Réseau
de la santé et des services sociaux, notamment des Centres de santé et des services sociaux
(CSSS), (Santé et Services sociaux, 2009). Ainsi, en prenant la décision d’appartenir à un
GMF, les médecins ont l’obligation de répondre aux exigences du MSSS qui accompagne
cette affiliation. Certains participants à la recherche sont favorables à ces nouvelles
mesures, alors que d’autres s’y opposent vivement, déclarant qu’ils y perdront le peu
d’autonomie qui leur reste dans le cadre de l’organisation de leur travail. En fait, ce que ces
médecins déplorent, c’est qu’en dépit du fait qu’ils obtiennent un soutien venant des
infirmières pour réaliser leur travail, ils se voient contraints d’allonger considérablement
leurs heures de bureau : obligation de donner des services les soirs, les fins de semaine, etc.
Pour ces médecins, il s’agit là d’un cadeau empoisonné qui ne vise finalement qu’à les
contraindre davantage à pratiquer dans un cadre rigide où, au bout du compte, ce sont eux
qui sont perdants, car cela n’est bénéfique que pour le système en place.
Avec le GMF, nous avons des infirmières supplémentaires, cela nous aide énormément. Je pense que cela nous soulage beaucoup, avec une secrétaire supplémentaire et un agent d'administration. Ce sont des services supplémentaires, mais nous sommes obligés d'assumer le débit (Médecin 9).
Moi je ne veux pas devenir GMF, cela ne m’intéresse pas du tout, mais les médecins ici veulent, pour différentes raisons, dont des raisons financières. C’est parce qu’on perd notre liberté. En étant GMF, on est contraint de donner des services mur à mur (Médecin 2).
Dans ce contexte, c’est un « carcan » imposé par la bureaucratie et les décisions hors de
leur contrôle qui limitent la latitude décisionnelle des médecins. Ainsi, selon les
témoignages, derrière une aide extérieure facilitante se cachent souvent des exigences qui
n’ont finalement pour effets que de leur demander davantage, et cela en termes de temps et
de disponibilité.
Ainsi, c’est leur travail prescrit qui s’alourdit et se complique, de telle façon que la place
qu’occupe cette partie de leur travail ne cesse de s’amplifier. Au final, c’est la relation avec
145
le patient qui écope, en termes quantitatifs et qualitatifs. Qui plus est, il devient
difficilement possible de se tenir à jour sur les dernières avancées et découvertes médicales,
et de rencontrer les obligations de « formation continue » imposées par le Collège des
médecins, ce qui devient une « tâche » plutôt qu’un plaisir lié au sentiment de
perfectionnement et au développement des connaissances.
En somme, certaines règles de fonctionnement dictées par le système de santé semblent être
un non-sens pour ces médecins, car, en plus d’être contraires à ce qui serait jugé adéquat
pour les patients et pour le travail médical, les agissements imposés par ce système ainsi
que par les personnes nommées pour le faire fonctionner sont contraires au message public
qui laisse entendre que les priorités se rapportent à l’intérêt du patient, à l’amélioration des
conditions de travail pour les médecins, etc.
Le contrôle exercé sur le travail des médecins peut rapidement devenir lourd, voire pénible,
et cela en fonction de certaines circonstances. Plus spécifiquement, les médecins ont décrit
à quel point, lorsqu’une vérification de routine démontre certaines lacunes dans la tenue de
dossier ou, pis encore, lorsqu’une plainte a été faite contre eux, les vérifications constantes
et les avertissements qui les accompagnent peuvent devenir étouffants. Les médecins ont
alors l’impression d’être suivis « au pas », talonnés, traqués. Dans ces situations
spécifiques, les médecins affirment que ce contrôle ressemble à du harcèlement. Il devient
alors impératif de tenter de correspondre en tout point à ce qui est demandé, sous peine de
fortes réprimandes dans le cas où le médecin ne parviendrait pas à rencontrer ces exigences.
Ils m'ont simplement averti qu'ils vont venir inspecter ma pratique, que les médecins vont venir sur place. Les médecins ont peur parce que le Collège a un pouvoir très grand. D'abord, c'est quelque chose dont on ne peut pas parler, dont on parle très peu entre nous. Quand un médecin reçoit un grief comme ça et se fait inspecter, là il se sent petit dans ses souliers. Et ces inspections vont généralement se poursuivre pour plusieurs années (Médecin 18).
146
Aux situations liées à la bureaucratie, s’ajoutent les relations avec les collègues et le
personnel soignant. La partie suivante traitera de ces interactions « humaines » qui
complexifient souvent la pratique médicale au quotidien.
4.1.2 Éléments humains Comme il vient d’être mentionné, les médecins doivent régulièrement avoir recours à des
examens complémentaires afin d’établir le bon diagnostic. Ces examens peuvent concerner
les tests sanguins, le recours à l’imagerie numérique ou aux résonances magnétiques, etc.
Ces examens leur permettent d’éliminer certaines hypothèses et, ainsi, favorisent
l’exactitude quant à l’identification de la pathologie du patient. À la suite du diagnostic, les
médecins proposent un traitement au patient, ce qui peut comprendre une médication, une
intervention médicale (réhabilitation, chimiothérapie, radiothérapie, chirurgie, etc.). Pour ce
faire, ils ont souvent recours à une expertise supplémentaire ou complémentaire, ce qui peut
être obtenu par la consultation de médecins spécialistes.
1- L’accès aux collègues
La difficulté d’accès aux collègues spécialistes pose alors des problèmes considérables.
Pour les médecins généralistes, comme pour les médecins spécialistes d’ailleurs, ces
derniers sont excessivement difficiles à rejoindre par téléphone et leur parler de vive voix
relève du défi. Lorsque cela est possible, la prise de rendez-vous du patient avec ces
derniers n’est pas pour autant chose faite. Les délais afin qu’il puisse les rencontrer peuvent
varier de quelques mois à quelques années. Dans certains cas, comme le temps nécessaire
est carrément beaucoup trop long, il n’y a pas de possibilité de prendre un rendez-vous.
Moi j'ai commencé ma pratique en 198[x] et ça allait de pis en pis à ce moment-là, ça se dégradait. Pour avoir une consultation, bien il fallait que tu parles au spécialiste (mais surtout pas en psychiatrie), mais pour les autres spécialités, tu arrivais toujours, en parlant, en prenant le téléphone, tu y arrivais toujours, mais ça prenait un effort supplémentaire pour que ton
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patient ait accès à ce qu'il a besoin finalement, pour que toi tu puisses faire ton travail (Médecin 13).
On déplore beaucoup, comme jeunes médecins, à quel point il n'y a pas assez de support des spécialistes. Il y a des exigences médicales de traitement qu'on doit donner. On ne peut plus les ignorer. Ils nous disent toujours : «Quand vous sentez qu'il y a un cas trop lourd, n'hésitez pas, transférez-le.» J'ai le goût de partir à rire : « tu ne lis pas les journaux toi, essaies-tu d'en transférer ?». C'est le magasinage d'hôpitaux à Montréal et à Sherbrooke, jusqu'à ce que tu en trouves un qui va l'accepter, c'est facile à dire! Trouves-en un ! (Médecin 8).
2- La non-coopération
En outre, la pratique de la médecine implique une collaboration essentielle entre les acteurs
sociaux qui œuvrent dans le système de santé. Que ce soit avec les pairs médecins, avec le
personnel infirmier, avec les techniciens et techniciennes de laboratoire ou ceux attitrés au
fonctionnement des équipements, les médecins ont besoin d’être en interaction avec des
personnes ayant des expertises complémentaires afin d’arriver à poser avec justesse leurs
diagnostics et traitements. Sans cette synergie, l’acte médical serait beaucoup plus difficile
à réaliser, voire impossible.
Or, les médecins ont décrit à quel point cette collaboration, bien qu’essentielle, est parfois
difficile à obtenir. Que ce soit par manque d’effectifs, par manque de volonté, par le fait
que certains collègues semblent développer une carapace ou une apparence d’insensibilité
face à la situation des patients, par incompréhension ou non-intelligibilité, les médecins
rencontrés estiment que les sources de la non-coopération de la part des autres médecins et
des membres du personnel sont fréquentes. Cette situation les place dans une position où ils
doivent user de beaucoup de force de persuasion et de temps pour en arriver à traiter leurs
patients. Parfois, cela devient même impossible, ce qui pèse sur le sentiment de ne pas
pouvoir « agir » au mieux pour le bien-être de leurs patients.
On voit les gens souffrir, on demande des choses, on ne les a pas nécessairement, ils ne nous donnent pas les outils, il y a des confrères qui
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sont complètement insensibles. Vous savez quand un samedi après-midi, il est 15 heures et vous voyez une patiente avec une masse abdominale, là vous appelez le radiologiste et il dit : Non, je ne fais pas un scan ». La technicienne peut bien le faire, mais moi j'ai besoin de la lecture. Après ça il dit « non, non, moi je m'en vais, j'ai fini, je ferai ça demain» (Médecin 4).
Mais, je le sais pourquoi elle ne veut pas honorer ma prescription, parce qu'elle veut quitter l'hôpital à 16 heures. Tout ce qu'elle veut, c'est « sacrer son camp » à 16 heures, et si le patient n'a pas sa chimiothérapie aujourd'hui et qu'il l'a demain ou vendredi, elle s'en fiche royalement (Médecin 14).
3- Le partage des ressources
Dans le contexte où les ressources, tant humaines, matérielles que financières, sont
limitées, les médecins disent devoir régulièrement faire un partage de ces ressources. Ces
situations commandent donc de devoir restreindre leurs activités, bref leurs actes médicaux,
afin que leurs pairs puissent bénéficier également des moyens disponibles. Ce partage
officieux leur exige d’être sensible aux besoins et requêtes de leurs pairs, ce qui n’est pas le
cas de tous, tel que le laissent voir les témoignages précédents. Toutefois, cela a des
implications pour les soins qu’ils peuvent apporter à leurs propres patients. Ils doivent
veiller à utiliser les ressources avec parcimonie tout en ayant constamment à l’esprit de
devoir prioriser les patients qui présentent les plus grands besoins, ou qui sont en attente
depuis fort longtemps. Encore ici, le sentiment d’être « serré » entre un ordre de possibilités
et d’impossibilités joue un rôle.
On est en perpétuelles négociations et équilibre avec le système autour de nous, que ce soit autant en fonction de nos pairs qui veulent occuper la salle d’OP à notre place, où que ce soit nos pairs qui veulent faire des [techniques] plus que nous, que ce soit l’hôpital qui nous dit : « Et bien là, la technicienne fait tant d’unités techniques par jour ! ». Donc, on est continuellement en négociation tacite (Médecin 16).
149
4-Les divergences d’approches et les désaccords
Les médecins se voient également confrontés à des divergences d’approches et d’opinions,
ce qui est normal et compréhensible, quant à certains de leurs diagnostics, traitements, etc.
Certains médecins sont davantage interventionnistes, alors que d’autres adoptent une
pratique moins axée sur l’intervention à tout prix. Ce qui pose problème, ce sont les
tensions qui découlent de ces différentes façons de pratiquer la médecine. La complexité de
la confrontation de ces différentes approches peut s’expliquer par le fait que les valeurs
professionnelles et personnelles des médecins sont interpelées. Et lorsque les médecins
doivent « négocier » ou convenir d’un plan d’intervention, tous n’ont pas la même vision.
Évidemment, certaines lignes directrices, ou « guidelines », sont toujours présentes. Mais
certaines situations, qui peuvent être interprétées différemment en fonction des valeurs
individuelles, sont à la limite de ce qui est « normalement » convenu comme protocole
d’intervention. Pour ces raisons, certains services mettent en place des protocoles très
détaillés, afin de « faciliter » certains processus décisionnels. C’est notamment le cas du
département de néonatalogie dont il a été question dans la section 2.4.2.
En rapport avec les éléments contextuels, les relations interpersonnelles de travail exercent
à leur tour une pression, y compris par les collègues en position de pouvoir. Le respect des
budgets établis, le nombre de patients à voir, l’importance de faire « rouler » les lits le plus
possible, la liste des patients en attente, etc., vont venir teinter leur pratique et ainsi les
amener régulièrement à se poser la question suivante : « jusqu’où dois-je aller dans
l’investigation et le traitement ? ». Ainsi, bon nombre de désaccords surviennent entre
médecins quant aux décisions à prendre. Ceci n’est pas sans créer, à l’occasion, des conflits
entre pairs : désaccords sur les diagnostics, sur l’acceptation ou la non-acceptation de
transfert de patient, sur les traitements effectués, etc.
Puis le lundi matin je le transfère à mon confrère qui s'occupe des patients hospitalisés, et puis mercredi, jeudi suivant, toujours dans la même semaine, je rencontre mon confrère – que je ne nommerai pas – dans le corridor et je lui dis : « Tu sais monsieur Untel, j'ai passé la fin de semaine à travailler
150
dessus, il allait beaucoup mieux, comment est-il maintenant? ». Et mon confrère me répond « Tu sais, il a recommencé à faire de la fièvre et j'ai décidé que c'était le temps qu'il meure ». J'ai dit « Comment ça? ». Il me dit « Regarde, il était vieux, j'ai parlé à la famille et ils comprennent que c'était le temps de mourir ». Je lui réponds dans le corridor : « As-tu fait des tests pour savoir d'où venait l'infection? ». « Non ». « As-tu fait un scan pour voir si c'était telle ou telle affaire? ». « Non ». Je dis: « Comment tu as pris la décision? ». Il dit : « Ha! Tu sais, il était vieux, il était temps qu'il meure, me comprends-tu ? » (Médecin 14).
C'est toute une question monétaire, il faut libérer les lits, il faut que le test soit fait parce qu'il faut libérer le lit pour que quelqu'un d'autre puisse rentrer (Médecin 6).
5- Les patients
Les patients, selon une posture consumériste, se révèlent souvent être très exigeants quant
aux services attendus qu’ils jugent en droit de recevoir, sans qu’ils soient décidés pour
autant à faire un examen critique de leurs modes de vie. Ces patients privilégient plutôt la
« prescription » classique qui réglera rapidement le problème. Ainsi, les demandes de ceux-
ci sont explicitement orientées vers un produit bien précis. Comme ces derniers sont de plus
en plus informés – par internet, par la télévision, etc. – ils arrivent chez le médecin avec une
idée bien précise du médicament, des tests ou du traitement à recevoir. Ces patients ont vu
un reportage; des amis leur ont parlé des vertus miracles de tel ou tel médicament ou
traitement, et ils arrivent d’emblée avec une requête bien précise. Bien souvent, la
satisfaction du patient et son sentiment d’une rencontre « efficace » et professionnelle avec
le médecin tiennent du fait qu’ils reçoivent ou non la prescription ou le traitement attendu.
Les gens savent ce qu'ils veulent. Ils sont assez informés aussi, ils le demandent carrément, ils veulent la médication : « Mon amie prend du Celexa, elle m'a dit que c'était bon… ». Donc, il y a une grande demande en arrivant (Médecin 7).
Dans la même optique de cette clientèle qui veut acheter des services, entre guillemets, et qui veut un service rapide et tout ça, les gens sont tellement pris dans leur travail et dans les exigences familiales, et dans un rythme de
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vie accéléré, que même si vous lui proposez des choses pour régler les problèmes [ils vont plutôt privilégier le traitement par médication] (Médecin 9).
De plus, bon nombre de patients exigent une disponibilité immédiate et presque constante.
Ils veulent beaucoup, et rapidement. Ils s’attendent à pouvoir rencontrer le médecin presque
instantanément, car pour eux, leurs besoins sont toujours urgents. De la même façon, les
patients s’attendent à ce que le médecin connaisse tout et qu’il soit toujours à la fine pointe
des percées médicales. Étant relativement bien informés eux-mêmes quant au problème de
santé qu’ils éprouvent, ou du moins quant à ce qu’ils croient avoir comme problème, ils
veulent que le médecin puisse en connaître davantage et, surtout, qu’il puisse rapidement
identifier tout ce qui ne va pas.
Quand ils te demandent un rendez-vous, c'est comme s'il fallait qu'ils l'aient la semaine prochaine, qu'ils l'aient tout de suite même si c'est une niaiserie d'examen de routine, il faut absolument qu'ils aient un rendez-vous (Médecin 15).
Il faut y aller à la demande, parce que les gens nous demandent de toujours être là, de produire et de répondre aux besoins (Médecin 7).
Ces situations viennent contribuer aux pressions que ressentent les médecins, ayant
l’impression qu’ils doivent toujours répondre aux demandes explicites des patients, même
s’ils considèrent parfois qu’un simple conseil de santé serait largement suffisant.
6- Les familles des patients
Une des situations qui place régulièrement les médecins dans une position de dilemme
décisionnel se rapporte aux relations qu’ils entretiennent avec la famille et les proches des
patients, vulnérabilisés par la maladie ou leur état. Dans certaines circonstances, tout
particulièrement au cours des soins palliatifs ou lorsque surviennent des pertes d’autonomie
152
chez les patients, les médecins ont à rencontrer les familles afin de discuter ce qui est à
retenir comme traitement ou à propos du transfert dans un établissement de santé.
Parfois, les médecins disent se retrouver devant des membres d’une même famille qui ont
des opinions bien différentes quant aux soins à prodiguer. Ces « complexités » familiales
viennent alors alourdir considérablement l’acte médical qu’ils ont à poser. Pour certaines
familles, les traitements doivent être faits à tout prix, même si l’espoir de succès semble
très mince. Dans ces situations, le médecin se voit confronté au risque d’acharnement
thérapeutique, et cela parfois à l’encontre du bien-être, du respect et de la dignité de son
patient. À l’opposé, il arrive que le médecin juge qu’il faille établir un niveau de soins qui
place le patient dans un état confortable, le traitant minimalement afin qu’il n’éprouve pas
trop de douleur, en soignant ses maux les plus affligeants, etc. Dans ces situations, le
respect de la vie du patient et de sa dignité pèse considérablement dans l’évaluation de ce
qui devrait être prodigué. La possibilité existe que la famille préconise d’en finir au plus
vite et demande d’accélérer le processus « normal » vers la mort. Ou encore, il arrive
qu’une chicane familiale survienne lorsque les membres ne sont pas d’accord entre eux, ce
qui ne simplifie pas la tâche et exige du médecin une intervention délicate où l’émotivité
des membres de l’entourage familial est généralement exacerbée.
Ça fait que là tu envoies le patient de 85 ans passer une angioplastie à Québec, ou tu ne débranches pas quelqu'un qui devrait être débranché au niveau pulmonaire ou quoi que ce soit, parce que la famille fait des pressions [pour traiter, investiguer, faire tout ce qui est possible médicalement] (Médecin 18).
L'inverse de l'acharnement thérapeutique, c'est-à-dire, moi c'est une des choses que je trouve la plus difficile dans la pratique, c'est d'ailleurs une des choses qui fait que je suis en train de me retirer progressivement, c'est une des choses – il y en a bien d'autres là –, mais c'est que toi tu penses que le niveau thérapeutique devrait être sobre, soins de confort, investigation raisonnable, soutien antibiotique, etc., puis que la famille te met beaucoup, beaucoup de pression [pour en finir au plus vite, bref de précipiter la mort] (Médecin 9).
153
Ainsi, lorsque les familles exigent des soins qui vont à contre-courant de ce que dicte
l’expertise des médecins, les décisions ne sont pas faciles à prendre. Bien sûr, les médecins
ont le dernier mot quant au traitement à prodiguer, mais, comme les marges qui délimitent
ces décisions sont souvent très minces, ils vont parfois agir à l’encontre de ce qu’ils
considèrent être le mieux pour leur patient. Ces situations se présentent tout
particulièrement au cours des soins de fins de vie, où certains membres de la famille des
patients désirent faire tout ce qui est possible afin de prolonger au maximum la durée de la
vie, mais où les indications médicales préconisent plutôt les soins de confort pour le
patient, sans interventions médicales majeures. L’inverse se présente également, où les
membres de la famille expriment clairement leur volonté d’en finir au plus vite, ce qui se
rapproche parfois d’une demande d’euthanasie. Ici encore, les médecins ne peuvent pas
légalement accélérer le processus de la mort, mais ont à composer avec ces pressions. Pour
ne pas heurter les membres de la famille ou pour éviter certaines poursuites légales
éventuelles, certains médecins vont choisir d’acquiescer en partie aux demandes des
familles, en demeurant toutefois dans les limites du légal et de l’acceptable. Dans ce cas
précis, cet acquiescement renvoie à leur propre silence face à ce qu’ils considèrent comme
un non-respect de la dignité du patient, et cela de façon à satisfaire aux exigences des
membres de la famille proche de ce dernier.
4.1.3 Discussion sur cette situation-type au regard de la souffrance Pour les médecins qui reconnaissent être en situation de dilemme d’ordre éthique, il
apparaît qu’un écart constant se situe entre leurs idéaux de praticiens, à la fois
professionnels et personnels, et ce que le contexte de travail leur permet de réaliser. Ce qui
apparaît souffrant dans ces situations-types évoquées jusqu’à maintenant se rapporte au
sentiment d’être utilisé par un système (gouvernement, institutions hospitalières,
population) dans un but organisationnel spécifique, système qui agit comme un étau sur
eux.
154
1- La marchandisation du travail des médecins
Les médecins n’hésitent d’ailleurs pas à parler du fait qu’ils sont souvent perçus d’une part
par les patients comme des distributeurs de soins, comme un instrument avec lequel il est
possible d’effectuer une sélection pour ensuite obtenir le produit choisi, bref, selon une
posture consumériste de la part des patients, comme une machine distributrice. Cette
souffrance se rapporte au sentiment d’être pris comme une chose, d’être en quelque sorte
« chosifié ». Marx désigne le processus par lequel une réalité sociale est niée en tant que
telle et réduite à l’état d’objet, notamment dans le cas de la transformation de l’activité de
travail en marchandise (Marx, 1867). De cette façon, les médecins sont souvent placés dans
une situation où ils doivent répondre aux demandes spécifiques qui deviennent des
pressions au rendement. Mais pour intervenir d’une façon plus large sur la problématique
du patient, il faudrait prendre le temps de mieux comprendre les réalités vécues par ces
derniers, prendre le temps d’expliquer, etc. Et tout cela dans un contexte où le temps est
restreint, voire réduit au minimum, car les listes d’attentes s’allongent, la salle d’attente est
pleine, etc. Que vont-ils alors privilégier ? Opter pour une médecine qui est davantage en
accord avec leur formation, en accord avec leurs valeurs, ou plutôt aller au plus vite et
répondre aux demandes et attentes qui leur sont explicitement faites. Ils se retrouvent donc
coincés entre les exigences de leur profession ainsi que leurs valeurs personnelles de soins
de qualité, et un contexte qui les pousse constamment afin qu’ils traitent rapidement et
apportent satisfaction à la clientèle. On pourrait dans ce cas parler de marchandisation de la
médecine. Les médecins se trouvent confrontés à agir d’une façon qui s’écarte de leurs
valeurs et de leur expertise lorsque ce sont des demandes de « clients » qui exigent des
services. En fait, les médecins se trouvent coincés entre ce qu’eux-mêmes feraient, dans
l’idéal souhaitable, selon les normes de bonne pratique, et les risques de déplaire aux
patients et à la famille, ce qui n’est pas sans risque de confrontation. Dans bien des cas, ils
décrivent ces situations comme des non-sens où ils ont parfois à agir à l’encontre de ce que
dicte la raison.
155
2- La double-contrainte
Toutes ces demandes paradoxales qui s’amplifient et se multiplient pèsent lourd sur la
charge psychique éprouvée par les médecins. Ils se retrouvent entre des patients, qui
demandent des soins, et des demandes bureaucratiques constantes qui leur sont ajoutées,
tout cela dans un contexte où on leur commande une accélération continuelle des actes
prodigués. La souffrance qui s’en dégage réfère alors à un ensemble d’injonctions
paradoxales ou, plus simplement, à de l’incohérence. Cette dernière prend la forme d’une
double-contrainte, c'est-à-dire une « situation dans laquelle un partenaire émet
simultanément deux messages contradictoires » (Godfryd & Lécuyer dans Bloch &
Tamisier, 2007, p. 295). La double contrainte s’exprime également en tant qu’injonction
paradoxale difficilement conciliable. Par définition, l’injonction paradoxale se rapporte à un
« ordre donné à une personne dans des termes tels qu’il contient en lui-même une
contradiction (« sois spontané ») ou qu’il place le sujet dans une situation angoissante et
absurde » (Agathon dans Bloch & Tamisier, 2007, p. 475). En bref, la demande générale
qui leur est adressée est : « Voyez plus de patients » et, en même temps, « Consacrez de
plus en plus de votre temps pour les obligations bureaucratiques ». Mais ce qui apparaît
comme le plus douloureux dans cette situation, c’est le fait de se faire constamment
imposer des façons rigides de faire leur travail. Par le manque de contrôle sur l’organisation
de leur travail, ils ont l’impression d’être dépossédés de la possibilité de choisir les actions
concrètes à poser dans le cadre de leur pratique, d’être dépossédés du peu d’autonomie qui
leur reste afin de réaliser leur travail.
3- La crainte de l’erreur
S’il y a une chose que les médecins veulent éviter à tout prix, c’est l’erreur de diagnostic.
Pour eux, faillir dans l’identification de la pathologie, tout particulièrement lorsque cela
peut avoir des incidences graves pour le patient, est une atteinte directe à leur sens des
responsabilités ainsi qu’à leur professionnalisme. Cet élément est également ressorti dans la
156
recension des écrits. Une erreur de ce genre fait partie de ce qu’il faut non seulement éviter,
mais également craindre. Ainsi, ils n’hésitent pas à parler de cette hantise comme d’une
épée de Damoclès suspendue au-dessus de leur tête.
Mais je dirais que quand on est épuisé, ça accentue ce côté-là. Parce qu'on va contrôler quatre fois, on va se dire : « Mon Dieu, est-ce que j'ai bien calculé, je n'ai pas oublié un truc? (Médecin 12)
La crainte de l’erreur amène une « revérification » constante, ce qui n’est pas sans
incidences pour le bien-être et le sentiment de confort des médecins. Pour plusieurs, leur
conscience, toujours dans l’intérêt du patient, est souvent interpelée. Comme ils ont souvent
à agir à la limite de ce que la médecine considère comme une pratique acceptable, ils se
demandent régulièrement s’ils ont bien exercé leurs actes médicaux, s’ils n’ont pas trop plié
face aux demandes de l’organisation et si, finalement, il n’y a pas de risques de
complications pour le patient. Comme ils le rappellent, les hôpitaux imposent certaines
restrictions, mais, en bout de ligne, ce sont les médecins qui demeurent responsables du
patient et du traitement effectué.
Donc continuellement on doit faire des choix pour diminuer le séjour hospitalier des patients, et dans certains cas c’est un peu limite, les patients partent, et dans certains cas on se pose la question si on n’a pas libéré le patient trop vite, s’il n’y a pas de risques de problèmes à la maison (Médecin 16).
Ça devient une peur, ça devient une crainte permanente, et finalement on est un peu compulsif dans ce sens-là et on perd un temps fou parce qu'aller vérifier quatre fois si on a bien fait la bonne chose dans le bon sens, ce n'est pas très efficace comme travail. Donc ça oui, ça je peux dire que je le vis au quotidien (Médecin 12).
Mais tu te poses des questions. Tu veux être sûr que tu as bien fait. C'est ça le constant désir de ne pas faire d'erreur, toujours la maudite hantise de la poursuite (Médecin 15)
157
4- Les risques de poursuite
Un mauvais diagnostic ou une complication qui survient à la suite du traitement préconisé
sera évidemment vécu de façon très pénible. Toutefois, le simple fait d’imaginer une telle
situation les amène à vivre de l’anxiété, voire de l’angoisse. Les médecins ont tous entendu
des histoires horribles à l’égard d’erreurs qui sont survenues dans la pratique médicale de la
part de collègues, qui n’ont pas manqué d’ailleurs d’être relatées par les médias. Qui plus
est, ils ont bien souvent connu personnellement des pairs qui ont vécu cette situation et dont
la pratique médicale s’est trouvée fondamentalement bouleversée (craintes, doutes
constants, angoisses perpétuelles, retrait de la profession). Pour se protéger et tenter le plus
possible de s’éloigner d’une telle position, ils tenteront bien souvent d’effectuer une
« revérification » constante afin de s’assurer que tout a bien été fait selon les règles de l’art.
Comme ils se trouvent pris entre la nécessité de productivité, qui implique de traiter dans
un temps le plus bref possible, et leur souci de veiller à bien faire le travail, leur position
devient encore plus inconfortable. Ce dilemme implique alors que peu importe ce qu’ils
vont privilégier comme action, ils y trouveront des désavantages, soit du côté du nombre de
patients rencontrés, soit du côté des risques reliés au fait de ne pas avoir pris le temps
nécessaire.
Lorsqu’un traitement n’a pas été efficace, lorsque la maladie l’a emporté ou lorsque la
famille considère que tout n’a pas été fait pour « sauver » leur parent, les membres de cette
famille vont parfois tenter de chercher un responsable. Dans bien des cas, et pour diverses
raisons qui peuvent être compréhensibles, ils n’acceptent pas le départ de ce proche et ne
peuvent se résigner à cet état de fait. Diverses réactions peuvent alors survenir en lien avec
la souffrance ressentie. Cette résultante prend racine à plusieurs niveaux : ce qu’ils sont
comme personne, les relations qu’ils avaient avec le disparu, les choses qui n’ont pas été
discutées ou « réglées » avant la mort, etc.
La douleur étant grande, certains membres de ces familles vont alors réagir en se retournant
contre ce qui semble être à l’origine de cette souffrance, c'est-à-dire contre celui ou celle
qui n’aurait pas été à la hauteur face à la mort. Ainsi, les accusations et la culpabilisation
158
sont choses courantes, et sont parfois faites avec violence, mépris et sans complaisance de
la part de la famille.
La famille, par désespoir de cause, veut trouver un responsable, et c'est humain, on veut toujours trouver une personne morale ou physique qui est responsable de ce qui se passe ou de son propre malheur. Et puis on va cibler une personne, souvent le médecin responsable du patient, et puis c'est lui qui va payer le prix fort (Médecin 12).
Dans ces situations, il arrive alors que les familles éplorées, choquées ou confuses, décident
d’entreprendre des actes légaux contre le médecin. Ce risque de poursuite, qui menace bon
nombre d’aspects de la pratique médicale, est très lourd à porter pour les médecins. Ceux-ci
décrivent ce risque comme un cauchemar qui, en permanence, hante leur pratique. À ce
propos, ceux qui ont déjà vécu une poursuite légale insistent sur le fait que leur pratique
médicale en a été grandement affectée par la suite. Ces médecins parlent alors de la crainte
et du doute constant qui les accompagne à chacune des actions posées.
J'ai eu des menaces de poursuite de patients, des menaces de poursuite de famille comme quoi Dr X n'est plus capable de les soigner, « on va te poursuivre mon vieux » (Médecin 14).
Ce n'est pas arrivé dans d'autres années, c'est arrivé dans ces années-là puis j'ai fait une erreur médicale que moi j'ai considérée épouvantable, qui n’était finalement peut-être pas si pire que ça. J’ai reçu une lettre de plainte, pas juste à moi, mais à tout l'hôpital (Médecin 6).
Étant conscients des implications pouvant découler de ces critiques ou de ces poursuites
légales, ces médecins ressentent une pression constante qui les incite à se protéger pour
éviter d’être poursuivis. Ainsi, ils adoptent une attitude qui correspond le plus possible aux
normes de pratique dictées par les organismes qui chapeautent la profession médicale.
Toutefois, un autre vecteur vient parfois pousser à contre-courant des normes de pratique
établies. Il s’agit ici de l’état de santé du patient qui semble imposer un traitement
particulier. Le problème qui survient, c’est que dans certaines situations, le médecin peut
159
être poussé à agir à la limite de ce qui est accepté comme intervention et traitement
médical. Comme dans toutes règles, normes et procédures, il existe parfois des zones grises
où l’interprétation du médecin peut interférer sur ce qui est admis ou non dans le cadre de
la pratique médicale. Mais ce dernier demeure conscient que ces dites règles ne sont pas
d’une limpidité absolue (par exemple dans le cas des prescriptions de marijuana) et qu’il
s’expose à certains risques s’il décide de prescrire ou du moins faciliter l’obtention d’un
produit spécifique. Face à cette situation, le malaise qui se dégage pourrait être décrit
comme relevant de l’inquiétude face au risque d’être pris au piège.
Dans ces circonstances, un questionnement accompagne chacun des actes médicaux. Les
médecins se demandent s’ils ont pris les bonnes décisions, si leur jugement était adéquat,
etc. La souffrance qui y est associée correspond à un sentiment de doute quant aux
traitements effectués : ai-je fait le bon choix ? Ce doute et cette introspection impliquent
très souvent un temps d’arrêt envers les actes médicaux posés. Les médecins tentent
d’éviter, autant que faire se peut, les préjudices pour les patients, les conflits ou divergences
d’opinions avec leurs collègues et, ce qui n’est pas négligeable, en tentant d’éviter les
erreurs qui pourraient éventuellement avoir des incidences légales, ce dont il sera
maintenant question dans les parties suivantes.
4.1.4 Le dilemme éthique en lien avec cette situation-type Cette situation-type fait voir à quel point les médecins sont portés à la fois par une éthique
de la justice ainsi que par une éthique de la sollicitude. Le conflit de valeurs en présence se
rapporte alors au dilemme où ils ont à opter pour la quantité ou pour la qualité. Ainsi, agir
en fonction de devoir répondre à la quantité de travail contrevient à leurs valeurs de devoir
et de responsabilité (éthique de justice). Le nombre grandissant de demandes, les pressions,
le manque de temps, jumelés aux procédures et à la bureaucratie qui augmentent, en plus du
manque de ressources, viennent souvent empêcher les médecins d’agir humainement,
comme ils le jugeraient nécessaire, et ainsi de prodiguer les soins adéquats à leurs patients.
160
Cette façon de travailler entre alors en conflit avec leurs valeurs de bienveillance et de
services à l’égard des patients (éthique de sollicitude).
Les modes régulatoires en présence illustrent alors une situation ou l’hétérorégulation10 est
à la fois présente par les règles déontologiques qui encadrent leur profession, mais
également par les injonctions imposées où les médecins doivent composer avec des
demandes organisationnelles et des contraintes qu’ils ont à subir (traiter rapidement, libérer
des lits pour faire de la place, etc.). Ainsi, l’hétérorégulation peut être vécue comme une
double contrainte, où les injonctions contradictoires leur apparaissent fort pénibles. Ils ont à
suivre leur code de déontologie, les normes de bonne pratique dictées par les instances
professionnelles qui chapeautent la médecine, mais également les injonctions
administratives qui mettent de la pression afin de sauver des coûts, de rencontrer leurs
obligations de performance, etc. L’autorégulation11 est en quelque sorte piégée, car, bien
qu’on leur demande de décider des traitements à exécuter, ils demeurent responsables de
leurs décisions et tout manquement peut être sanctionné. Dans ce contexte, la
corégulation12 est difficile, car leurs collègues se retrouvent dans la même situation qu’eux
et comme ils manquent déjà de temps, il est alors difficile de trouver des lieux d’échange
afin de convenir de procédures ou de règles plus éthiques qui permettraient d’améliorer ces
situations.
4.1.5 La souffrance éthique découlant de cette situation-type Les pressions et demandes qui ont été adressées aux médecins répondants de cette étude
révèlent des difficultés d’accès aux tests, des tiraillements autour du traitement à prodiguer,
des tensions interpersonnelles, etc., qui font en sorte qu’ils doivent régulièrement trancher
10 Hétérorégulation : « Découle d’un ensemble de règles imposées par l’extérieur, lesquelles s’inscrivent dans une vision de contrôle et ont un caractère contraignant » (L. Langlois, 2011, p. 126). 11 Autorégulation : « Les règles, les principes et les valeurs que nous décidons d’appliquer de façon autonome et libre s’inscrivent dans un mode d’autorégulation, laquelle invite l’individu à avoir, sans le poids de la sanction, une conduite responsable et autonome » (L. Langlois, 2011, p. 129). 12 Corégulation : « Un mode d’encadrement qui vise à élaborer, avec l’aide d’un autre groupe, notamment, des règles, des normes et des valeurs qui agiront de manière à mobiliser et à solidariser les individus » (L. Langlois, 2011, p. 130).
161
entre des ordres de possibilités et d’impossibilités. Ils se retrouvent alors à l’étroit,
compressés entre diverses injonctions qui poussent à devoir agir de telle façon plutôt que
telle autre. « L’étau qui se resserre », au quotidien, s’accompagne d’une souffrance éthique
qui résulte du sentiment de « faillir à son serment ». Le verbe « faillir », dans ce cas-ci, fait
écho à une situation où la personne concernée « ne peut pas faire » ce que l’on attend d’elle
sur le plan professionnel. En quelque sorte, imaginer ce type de situation et ne pas être
capable d’apporter le meilleur à son patient ou, pis encore, être contraint de constater que
tout n’a pas été fait pour le meilleur de ce qui peut être apporté au patient est source d’une
souffrance éthique. Devoir, malgré soi, opter pour une rationalité plus près de celle de la
production, bref faillir à son serment ou avoir « failli défaillir » à son devoir, à sa
conscience professionnelle, est vécu de façon très difficile. Et ce qui est pèse le plus, c’est
précisément d’avoir manqué à ses engagements envers le patient, c'est-à-dire de ne pas
avoir respecté suffisamment son « autonomie morale subjective »13, cette dernière lui
suggérant de dire « non » à ces certaines contraintes aliénantes.
13 L’autonomie morale subjective « mobilise conjointement les vertus intellectuelles, c'est-à-dire l’exercice intellectuel proprement dit d’une part, la sagesse pratique (phronésis) d’autre part » (Molinier, 1998, p. 58).
162
4.2 Situation-type 2 : Une bataille perpétuelle Les propos recueillis chez les participants, en lien avec cette nouvelle situation-type, font
allusion, étrangement, à des situations analogues, au quotidien, à celles qui se produisent en
temps de guerre. Les exemples cités par ces derniers montrent souvent une position de
combattant de première ligne, se retrouvant au front, c'est-à-dire une position de celui ou de
ceux qui doivent exécuter des ordres et se débrouiller souvent seul pour les réaliser. Ces
efforts soutenus leur permettent des victoires sporadiques, éphémères, qui sont toujours à
rejouer. Afin d’illustrer plus précisément cette situation, l’évocation à une bataille
perpétuelle est apparue pertinente.
De façon à décliner les particularités qui en découlent, les situations rapportées par les
médecins seront présentées selon les deux regroupements suivants : les éléments
organisationnels et les éléments humains. À la suite de ces descriptions, il sera question de
la souffrance qui découle de ces situations de « combat ». Finalement, le dilemme éthique
découlant de cette situation-type sera présenté (avec ses conflits de valeurs ainsi que les
modes de régulatoires en présence), de même que la souffrance éthique qui en ressort.
4.2.1 Éléments organisationnels Les médecins rencontrés n’hésitent pas à parler de batailles continuelles où ils doivent
redoubler d’efforts pour en arriver à poser les actes médicaux pour lesquels ils ont été
formés. Dans plusieurs situations, s’ils n’insistent pas auprès des « services » afin que le
patient ait accès aux tests, aux examens ou aux traitements dans des délais raisonnables, le
patient paiera le prix et les conséquences d’une attente qualifiée de déraisonnable.
1- Le manque d’accès aux ressources
L’accès limité à certaines ressources du système devient fort problématique. Notamment,
l’accès aux tests de laboratoire. D’après les répondants, les délais pour recevoir les résultats
163
de ces tests sont inacceptables, à la fois pour les patients et les médecins. Les retards qui en
découlent viennent même compromettre la qualité et l’exactitude du diagnostic et du
traitement proposé. Ainsi, le temps d’accès aux examens est souvent jugé déraisonnable
afin de pouvoir traiter adéquatement. Que ce soit par manque de disponibilité du matériel
(scan, radio, etc.), l’insuffisance du personnel pour faire fonctionner ces équipements
(techniciens et techniciennes de laboratoire), ou des budgets alloués pour leur utilisation, il
est souvent presque impossible d’obtenir ces examens dans des délais acceptables. Cela
apparaît, pour les médecins, en totale contradiction avec leur formation qui demande de
soigner avec diligence. Ce manque d’accès peut compromettre gravement la santé du
patient, car poser un bon diagnostic requiert souvent la nécessité de connaître plus en
profondeur ce qui n’est pas décelable au simple examen du patient. Ce qui heurte le plus les
patients et les médecins, c’est que ces mêmes tests sont souvent beaucoup plus rapides à
recevoir lorsqu’ils sont demandés auprès de services privés. Toutefois, les coûts se
rapportant à l’utilisation de ces services privés sont généralement aux frais des patients qui,
eux, ne peuvent pas toujours les défrayer.
Tu prescris un examen, l'examen n'est pas accessible. Parfois, cela peut entraîner, particulièrement lorsqu’il y a de longs délais d'investigation parce que le patient n'a pas d'argent pour se payer l'examen, des retards dans le traitement. Cela génère beaucoup d'anxiété chez le patient, puis la maladie peut se détériorer aussi (Médecin 9).
2- Devoir user de stratégies
Ainsi, « se battre » pour le patient ne se limite pas simplement à demander ce à quoi ils ont
droit. Pour que ces demandes soient prises en considération et que le patient puisse
bénéficier des bienfaits que la médecine peut normalement lui offrir dans le contexte
québécois, le médecin doit user de stratégies (faire des appels téléphoniques, inscrire des
indications d’urgences, etc.). Mais cette façon de faire lui demande un temps, une énergie et
164
une réflexion qui viennent miner le temps précieux qui pourrait être investi à la rencontre
de patients.
Mais, un moment donné c'est quoi qui est tolérable et pas tolérable ? Là, ces temps-ci, ce sont avec les échos du sein. Moi je rencontre beaucoup de femmes, et quand on leur trouve des bosses au sein, on demande toujours un écho. Et là les échos, si tu ne mets pas « URGENT! », c'est six mois. Là les patientes sont paniquées. Toute bosse au sein fait paniquer toute femme (Médecin 2).
Comme vous savez, je n'ai pas le temps de me battre pendant trois heures pour essayer d'avoir une résonance magnétique pour un patient. Moi, je me bats contre un système au Québec qui ne m'aide pas à aider les patients. Il faut toujours que tu te battes pour des miettes et puis encore une fois c'est comme être au front, on te donne le dernier cri, la mitraillette, mais tu n'as pas de balles pour mettre dedans (Médecin 14).
C'est rendu que c'est le nombre de places de traitement qui va déterminer si le patient va être traité ou pas. C'est une urgence, c'est une urgence (Médecin 10).
Dans d’autres situations, vécues par les médecins participants, ces derniers doivent se
conformer à des règles discutables et agir selon des dictats qui leur paraissent
contradictoires et même parfois difficilement conciliables. Ainsi, ils ont l’impression d’être
en quelque sorte « commandés », par les administrateurs d’établissements, pour donner cet
exemple, et de devenir un « instrument d’exécution » du système de santé. Ainsi,
l’obligation de suivre des recommandations et des normes qu’ils jugent abusives, tout en
demeurant imputables des actes réalisés. Cette situation se pose tout particulièrement dans
le contexte des établissements de soins de santé. Les contraintes budgétaires imposent de
voir un certain nombre de patients dans des délais établis selon certaines normes. Qui plus
est, certains gestionnaires de centres hospitaliers demandent explicitement et tacitement aux
médecins de faire rouler les lits, de libérer les patients le plus rapidement possible des
étages de soins, de faire de la place à l’urgence, etc. Dans ces situations, le médecin se doit
d’obtempérer, dans la limite de ce qui est considéré acceptable selon les normes de bonne
pratique de la profession et les protocoles établis par la cohorte de médecins dans laquelle il
se situe. Or, comme il a été mentionné dans la première situation-type, le médecin n’a pas
165
toujours les moyens logistiques d’investiguer comme il le souhaiterait et parfois va plier et
se soumettre à la volonté de roulement de l’établissement. Toutefois, il craint constamment
de ne pas avoir fait les bons diagnostics, les bonnes investigations, d’avoir libéré le patient
trop rapidement, etc. Pourquoi cela ? Par conscience professionnelle dans un premier
temps, mais également en raison de la responsabilité que lui dicte sa profession.
C'est toute une question monétaire, il faut libérer les lits, il faut que le test soit fait parce qu'il faut libérer le lit pour que quelqu'un d'autre puisse rentrer (Médecin 6).
C'est impossible! C'est tout à fait impossible. C'est comme donner une trottinette à Gilles Villeneuve, dans le temps qu'il était bon, et dire gagne la Formule 1. C'est impossible! Et ce qui arrive, c'est que s'il y a un accident, vous êtes totalement responsable (Médecin 14).
3- Les exigences irréalistes
Les instances qui chapeautent la profession médicale ont de nombreuses attentes face à la
formation continue et aux exigences qui y sont associées, ce qui supposerait, pour les
satisfaire, une bataille contre le temps dont ne disposent pas les médecins. Pour la majorité
des médecins rencontrés, ces demandes sont très louables et peuvent contribuer à la bonne
pratique médicale. Toutefois, ils dénoncent le manque de réalisme de certaines de ces
demandes. Plus précisément, ils affirment que pour répondre à toutes ces exigences,
l’investissement personnel (temps, disponibilité, etc.) est considérable. Les formations
continues, les activités médicales particulières (AMP), les heures à cumuler apparaissent
déraisonnables, et cela dans un contexte où on leur demande de toujours en faire plus, de
voir plus de patients, de se conformer à diverses normes bureaucratiques, etc.
On est responsable de notre formation professionnelle et là ils viennent de sortir une obligation auprès du Collège où on est supposé produire un portfolio où on inscrit nos objectifs en terme de formation médicale professionnelle, en fait continue, où on inscrit c'est quoi nos lacunes, c'est quoi nos objectifs, comment on va les combler et à la fin de l'année comment
166
on les a comblés. J'ai lu tel article, je suis allée à tel congrès, j'ai fait telle, telle affaire (Médecin 11).
4- Les obligations légales
Les médecins rencontrés font état de l’obligation légale de rendre compte de tous les
aspects de leur pratique médicale. Cela se rapporte autant à la tenue de dossiers, aux actes
de diagnostic posés avec le patient, aux heures de formations réalisées, aux traitements
proposés ou effectués, aux recommandations faites, aux prescriptions, etc. Là encore,
l’organisation du travail requiert des stratégies qui obligent à la débrouillardise. Ainsi, à
tout moment ils peuvent être « contrôlés » par leurs instances professionnelles afin de
s’assurer que leur pratique corresponde aux « guides-line » prescrits.
Les demandes augmentent de partout! Et ça, ce sont les obligations du Collège. Donc, il y a des standards par rapport à tes notes, qui doivent y répondre. Parce qu'un moment donné, les gens font des choix. J'ai un docteur un moment donné qui avait fait le choix d'écrire moins, mais il voyait une tonne de personnes, un débit épouvantable. Mais oui ses notes n'étaient pas très claires. Donc, un jour, le Collège est arrivé et il a dit : « Vos notes ne sont pas correctes » (Médecin 13).
À la rigueur, on devrait garder toutes les réquisitions d'examens afin d'être sûr que l'on a reçu chaque examen. Moi je ne le fais pas, c'est impossible. Mais ce que la profession demande ce n'est pas ça. C'est : formule sanguine, bilan hépatique, tout détaillé, pour être certain que l'on a reçu chacun, s'il n'y en a pas un qui a été perdu. Ça, c'est la méthode sûre, qui est invivable. Mais c'est ingérable, moi je ne suis pas capable de faire cela. Si je fais cela, j'arrête ma pratique, je ne peux plus travailler. Alors, je vis dangereusement (Médecin 2).
5- Les actes non-médicaux
Les propos recueillis sous cette rubrique témoignent de nombreuses situations où les actes
qu’ils posent au quotidien ne correspondent pas à ce pour quoi ils ont été formés. Comme il
en a été question précédemment, l’obligation de devoir exécuter nombre de tâches
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bureaucratiques, de devoir user de ruses et de stratégies afin de soigner leurs patients les
oblige à investir un temps considérable. Ainsi, pendant qu’ils doivent exécuter ces actions,
ils ne peuvent être disponibles pour d’autres patients, ce qui occasionne des attentes et la
sous-utilisation de leur capacité à soigner.
Tout le volet assurance devenait aussi, en fait de remplir, en fait le dilemme était le suivant : si tu prends le temps, si on te demande plus de questions, ça te prend plus de temps pour répondre au formulaire d'assurance, mais en même temps ce n'est pas sa santé qui est prise en jeu, mais bien un autre aspect (Médecin 17).
Mais ça ne relève pas du médecin. Pour un traitement optimal, voici ce qui est nécessaire, et comme ce n'est pas dit que ça devrait être fait par quelqu'un d'autre, le médecin, de par sa nature, assume tout, est hyper-responsable. Donc, il va essayer de répondre à tous ces éléments-là en se mettant sur sa charge le fait de répondre à tout ça. Et à mon avis, ça ne lui revient pas parce que le système devrait couvrir les autres éléments. On a été formé pour s'occuper d'un aspect plus spécifique (Médecin 13).
À cela s’ajoute l’importance d’une bonne tenue de dossiers, les formulaires de tous genres à
remplir (assurances, billets d’absence, formulaires de conduite automobile (SAAQ)), les
certificats de décès, etc.), la reddition de comptes (finances) et la compilation des actes
médicaux effectués (facturation à la RAMQ). Tous ces éléments bureaucratiques empiètent
considérablement sur le temps que les médecins ont à consacrer à leurs patients.
4.2.2 Éléments humains Presque tous les jours, les médecins rencontrés affirment devoir faire face à des relations
conflictuelles provenant des collègues de travail. Cela peut provenir de visions divergentes
à l’égard des traitements à prodiguer, de priorités différentes établies par les collègues, du
temps dont disposent ces autres membres du corps médical, etc.
168
1- Les relations interpersonnelles
Ainsi, que ce soit par insuffisance temporelle, par manque de ressources (humaines,
matérielles, financières, etc.), ou même parfois, selon les propos des participants à la
recherche, par manque de considération quant aux situations vécues par les patients, ces
médecins se voient contraints d’essuyer des refus continuels, et cela en dépit des luttes
réalisées et des stratégies employées.
Et tous les jours j'avais un NON catégorique, me disant « il n'y a pas de place, on ne peut pas, oui demain, etc. ». Alors à chaque fois c'était demain, demain, et moi j'essayais d'étirer le temps, mais finalement tous les jours j'allais m'excuser auprès des parents en disant : oui oui on va commencer bientôt, etc. Et pour finir est arrivé ce qui devait arriver, la tumeur a poussé (Médecin 12).
Également, le manque de communication entre les médecins (par insuffisance de temps, de
proximité, de lieux, etc.), les mésententes entre collègues (diagnostics, traitements, actes
médicaux, etc.), les rapports difficiles avec certains patients ou les membres de leur famille
immédiate ajoutent aux difficultés relationnelles rencontrées. Cela maintient un climat de
tensions qui quelques fois dégénère en conflits.
2- L’isolement
Un des éléments conflictuels dans la façon d’exercer la pratique médicale se rapporte bien
souvent au caractère individuel du travail. Dans certains cas, les médecins décrivent même
cette spécificité comme de l’isolement, comme une réclusion où les contacts avec leurs
pairs sont rarissimes. Il est alors difficile de pouvoir demander conseil, de comparer ses
diagnostics, de se sentir appuyé dans ses décisions et d’obtenir une certaine forme de
169
reconnaissance à l’égard du travail effectué, du moins en ce qui concerne le « jugement de
beauté » décrit par la psychodynamique du travail, ce qui réfère à la reconnaissance faite
par les pairs; ces derniers étant les mieux placés pour juger de la qualité du travail effectué
et des efforts consentis pour l'exécuter.
Ça fait que oui on est pas mal seul, on n'a pas ici d'endroit – et c'est rare que ça existe ici – de dire qu'on va s'asseoir pour vraiment parler de comment on se sent, mais c'est sûr qu'on a des réunions de médecine régulièrement, mais tu sais c'est souvent qu'on va parler plus de l'administratif et de dire OK, il y a ça qui se passe, mais de là à dire qu'on va tous parler, c'est rare (Médecin 20).
Et puis l'autre mécanisme que j'ai vu, c'est que souvent c'est toujours la même rengaine qu'ils appellent : « Je suis trop occupé, je ne peux pas t'aider, arrange-toi tout seul » (Médecin 14).
Ainsi, pour les médecins rencontrés, cette situation les place dans une position où ils ont
l’impression de devoir souvent réaliser une « mission » individuellement, au jour le jour, au
cas par cas, tout en étant seul au combat ou, en quelques sortes, sans « frères d’armes ».
3- Le retrait des collègues
Au cours de ces combats continuels et des tactiques employées pour réaliser leur travail,
ces médecins constatent et rapportent qu’autour d’eux des collègues s’épuisent. Ce constat
a également été fait à travers la recension des écrits décrite précédemment. En effet, à force
d’avoir lutté, d’avoir essayé de pratiquer une médecine de qualité et de s’être butés à
certaines insuffisances du système, des collègues renoncent à poursuivre dans ces
conditions. Deux situations généralement décrites prennent les formes suivantes : 1) les
collègues qui se retranchent, 2) les collègues qui tombent au combat.
170
Pour certains collègues, le retrait apparaît encore comme la stratégie la plus salutaire. Ainsi,
la prise de conscience de non-sens reliés à l’organisation du travail les pousse à prendre un
certain recul avant qu’il ne soit trop tard. Une des façons de se retirer de cette pratique « sur
le terrain » est de choisir volontairement de se rediriger dans d’autres fonctions où ils
n’auront pas à vivre cet affrontement continuel.
Et se réfugier dans des fonctions administratives en disant : « Regarde, moi je suis chef maintenant, je ne peux pas être de garde en fin de semaine, c'est toi X » (médecin 14).
Pour d'autres, des prises de vacances prolongées ou une retraite prématurée apparaissent
comme la planche de salut « socialement admissible » et obligatoire. Selon les témoignages
entendus, ces médecins ont donné énormément à la profession et décident, volontairement
ou non, de « déposer les armes ».
Il a dit qu’il partait à la retraite. Mais, depuis un an, on le voyait aller et ça n’avait pas de bon sens. Les sautes d'humeur étaient fréquentes face au personnel. Mais moi je le connais depuis un certain nombre d’années, et avant qu’il parte à la retraite, je me suis dit : « Ça ne se peut pas, c’est parce qu’il est tellement épuisé qu’il en arrive à parler comme ça ». C’était évident ! (Médecin 2).
À la suite d’une énergie et d’une combativité qui apparaissent aux médecins rencontrés
comme relevant de l’exploit quotidien, certains confrères n’ont plus la force de continuer.
Que ce soit pour cause de fatigue, de burnout ou d’atteintes diverses à leur santé mentale,
ceux-ci deviennent parfois forcés de se retirer (temporairement ou de façon définitive) pour
des raisons médicales de santé.
Et là, dans mes surprises c'est que récemment, des gens qui sont à peu près de ma génération, donc des gens en haut de 45 ans, qui décrochent, qui vont consulter. J'ai l'impression qu'ils étaient mieux protégés. Et j'en ai quelques un qui sont tombés dernièrement, et des gens qui avaient toujours été très au-dessus de leur affaire, qui avaient toujours projeté une image de gens confortables, qui avaient mis en place un certain nombre de mécanismes de
171
protection, soit dans la réduction de leurs heures, soit dans le fait de dire « non ça je ne le fais pas ». Tu sais, des limites (Médecin 3).
Ainsi, voir les collègues se retirer de la sorte contribue à une certaine forme de prise de
conscience chez ces médecins, ce qui contribue à rappeler qu’eux-mêmes pourraient se
retrouver dans la même situation.
4- Le décès de patients
Une des dimensions qui touchent le plus aux témoignages des médecins rencontrés se
rapporte aux expériences où leur patient est finalement décédé. Mais ce n’est pas le fait que
le patient soit décédé qui est souffrant, mais bien le sentiment que tout n’a pas été fait pour
lui, que le système n’a pas été en mesure de lui apporter les soins et l’assistance que son
état indiquait. Malgré les propos des médecins qui ciblent bien souvent « le système »
comme responsable de ces lacunes, il demeure qu’ils sont, en tant que médecins traitants,
directement en lien avec le patient et se sentent particulièrement responsables de ne pas
avoir assez fait pour leur patient. Ils se demandent constamment s’il n’était pas possible de
faire mieux ou autrement, s’il n’avait pas été possible de se battre davantage, bref, si par
leurs actions ils auraient pu faire une différence dans la survie du patient.
Et puis ce que je leur ai dit, c'est : Au lieu de me dire tous les jours qu'on allait le transférer demain, autant me dire d'emblée que ce n’était pas possible. À ce moment-là, j'aurais même envisagé de le transférer dans un autre centre. S'il avait fallu le faire, je l'aurais fait, les patients ne m'appartiennent pas. Alors malheureusement depuis, c'était un petit peu prévisible, le patient est décédé parce que c'est une tumeur qui est d'une agressivité impressionnante (Médecin 12).
172
4.2.3 Discussion sur cette situation-type au regard de la souffrance À certains moments, les médecins relatent certaines expériences douloureuses où ils
constatent que, non seulement tout n’a pas été fait pour le bien-être du patient, mais, pis
encore, ce qui aurait dû être accompli ne l’a pas été. C’est le patient qui, en fin de compte,
paie le prix. Ce qu’ils condamnent tout particulièrement, ce sont les diverses formes
d’injustices constatées dans le cadre de leur travail ; pensons aux manque d’accès à certains
examens complémentaires (exemple : imagerie numérique ; scan) qui implique souvent des
délais de plusieurs mois pour les patients. Si ces derniers ont la possibilité financière et
acceptent de payer quelques centaines de dollars, ils pourront avoir recours assez
rapidement à ces examens. Toutefois, s’ils demeurent dans le système public de santé, ils
devront attendre leur tour et cela en dépit de souffrances physiques parfois importantes.
Dans ce type de situations, les médecins affirment que malgré leur volonté personnelle de
prodiguer des soins, ils ont été parfois renvoyés face aux insuffisances du système, à des
limitations auxquelles on ne peut échapper, faute de budgets appropriés. Ce n’est d’ailleurs
pas sans une certaine désolation qu’ils racontent à quel point ils ont été confrontés à des
aberrations, situations totalement inacceptables, où la dignité du patient fut la dernière des
considérations prises en compte dans les décisions retenues. Certaines de ces situations
semblent parfois tellement les déchirer et faire référence à une honte vécue de façon
personnelle, qu’ils hésitent à décrire en détail ce qu’ils relatent.
J'ai vu trop de patients mourir parce que la fin de semaine nous n'avons pas accès au scan, à la résonance magnétique, parce que l'hôpital dit ne pas avoir d'argent pour avoir des techniciens en radiologie, en laboratoire. (Médecin 14).
Ces limitations entrent en contradiction avec la volonté, le « devoir » ou la « mission » des
médecins qui supposent de bien traiter au meilleur de ses connaissances de la pratique
médicale. La débrouille à laquelle ils sont confrontés pour y arriver (à moitié bien souvent)
pèse lourd dans leur pratique au quotidien. La souffrance qui en résulte est reliée à un
sentiment d’impuissance, c'est-à-dire une impression continuelle de ne pas pouvoir honorer
le contrat qu’ils ont pris avec le patient devant eux. Ils doivent alors composer avec ce
173
dernier, les traitements requis, le code de la profession qui dicte les actes à poser, leur
conscience et leur volonté qui ne demandent qu’à faire ce pour quoi ils ont été formés, et un
système qui ne peut leur donner les outils pour y répondre.
Cette situation place alors les médecins dans une position difficilement supportable, car ils
se retrouvent à l’étroit entre leurs recommandations, ce qu’ils désirent réaliser, et les
complexités et difficultés qu’ils rencontrent face à la collaboration des individus impliqués
dans le traitement à prodiguer. La souffrance qui en découle peut se traduire en un
sentiment de désertion, au sens où ils se sentent sans recours face à des situations aliénantes
et où il ne reste plus qu’à quitter le champ de bataille et acheter la paix sociale. Sur le plan
du dilemme éthique, ils se retrouvent alors devant l’impasse suivante : « Je veux traiter,
mais je ne peux pas. Que faire ? ». Dans bien des cas, ils ont alors le sentiment
d’abandonner eux-mêmes le patient, ce qui pour eux est bien souvent en opposition radicale
avec leur volonté de pratiquer une médecine de qualité.
Une des dimensions qui est apparue centrale dans les propos des médecins rencontrés se
rapporte aux situations de traitements médicaux posés, plus précisément à l’égard des
risques et la crainte qui les accompagne. De par leur formation, on attend et demande aux
médecins de poser un diagnostic qui soit le plus juste que possible, et cela, en fonction de
l’avancée des connaissances et de leurs expertises réciproques. À ce propos, la première
partie du serment d’Hippocrate est fort éloquente : « Au moment d'être admis(e) à exercer
la médecine, je promets et je jure d'être fidèle aux lois de l'honneur et de la probité. Mon
premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses
éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux ». On peut alors comprendre à quel
point la pratique médicale repose sur un engagement qui concerne le respect de principes
moraux liés à la profession, de même que la volonté et l’obligation d’apporter le meilleur
de soi-même en vue de prodiguer les soins requis.
4.2.4 Le dilemme éthique en lien avec cette situation-type Cette situation-type illustre, ici également, à quel point les médecins sont portés par
certaines valeurs relatives à l’éthique de la justice ainsi qu’à l’éthique de la sollicitude.
174
C’est justement à l’égard du dilemme qui se dégage, où ils ont à choisir entre « se
démener » pour leur patient ou « démissionner, laisser tomber », qu’un conflit de valeurs
survient. Ainsi, s’ils font tout en leur pouvoir pour traiter leurs patients, la valeur qui est
impliquée se rapporte alors à l’empathie et à la compassion qu’ils éprouvent à l’égard de
ces personnes (éthique de sollicitude). Toutefois, cette valeur est en conflit avec leur devoir
de répartir ou de réduire le temps et les ressources dont ils disposent (éthique de la justice),
notamment lorsqu’ils ne parviennent pas à effectuer les soins requis ou qui leur semblent
appropriés de donner. Ainsi, le constat de patients qui ne reçoivent pas leurs soins, ou pis
encore qui décèdent, est vécu de façon fort pénible. Pour les médecins rencontrés, il s’agit
alors d’un échec du système où on leur renvoie la responsabilité de ce qui n’a pas
fonctionné. Ils éprouvent alors le sentiment qu’une injustice est commise à l’égard de leurs
patients, mais également à l’égard d’eux même, car ils se sentent comme l’instrument de
cette injustice.
Du côté des modes régulatoires, l’hétérorégulation (imposition de règles dans les faits)
consiste le plus souvent à devoir obtempérer à ces prescriptions, malgré le fait qu’elles
soient jugées déraisonnables. De plus, les exigences de formations médicales qui leur sont
posées sont considérées irréalistes compte tenu du manque de temps qu’ils vivent au
quotidien. Ici également, on leur demande de s’autoréguler, mais tout en demeurant
imputables de leurs actes professionnels. Ils décrivent alors avoir l’autonomie pour agir,
mais se sentent impuissants, car sans moyens suffisants et adéquats pour le faire d’une
façon qui soit en accord avec leur conscience personnelle, leur conscience professionnelle
et le serment envers lequel ils se sont engagés.
4.2.5 La souffrance éthique découlant de cette situation-type Il ressort que les médecins, devant des situations où il faut lutter sans cesse pour obtenir un
accès aux soins de santé, ont le sentiment d’être « contrôlés », voire mis en échec à
l’intérieur d’un système où la logique économique prédomine, et ils se sentent impuissants
à agir en dépit de leur volonté de soigner. Les limites qu’on leur impose (financières,
matérielles, humaines, etc.) leur apparaissent souvent contradictoires avec les
responsabilités professionnelles qu’ils doivent assumer face aux patients. Les médecins ont
175
le sentiment d’être utilisés et traqués, ils ressentent une crainte d’être mis en échec. Ces
médecins tentent alors de correspondre le plus possible à ce qui leur est commandé, tout en
essayant de continuer leur pratique en donnant les meilleurs soins possible à leurs patients.
Mais cela les oblige parfois à tourner les coins ronds, à aller à l’essentiel tout en donnant
l’impression d’avoir tout fait ce qui devait être fait (remplir les dossiers en indiquant plus
que ce qui a été réalisé, indiquer l’essentiel, etc.). À d’autres moments, certains vont
décider de se conformer strictement aux demandes, quitte à voir moins de patients, afin de
se protéger contre des blâmes éventuels. Ainsi, la souffrance éthique qui s’en dégage se
rapporte au fait d’exécuter des commandes injustes. Ces conduites « d’exécution » leur
permettent en partie de satisfaire les attentes, mais toutefois ils conservent un sentiment de
ne pas être honnête avec eux-mêmes, avec leurs collègues et, ce qui est souvent le plus
difficile, avec leurs patients.
La souffrance éthique qui s’en dégage est de se retrouver « face à un mur ». En fait, malgré
tous les efforts qu’ils mettent en place afin d’arriver à faire leur travail au mieux et, ainsi,
que leurs patients obtiennent leurs soins, le résultat est souvent vécu comme un coup d’épée
dans l’eau, comme une lutte qui ne donne pas grand-chose en bout de ligne, ou du moins
bien peu en comparaison de l’énergie qui y a été déployée. L’alternative serait de se trouver
une planque, par exemple une fonction administrative ou un poste qui soit moins sur la
ligne de feu, pour ne pas tomber sous le tir de l’ennemi, ou en d’autres mots se retirer du
front. Or, un sentiment de trahison face au patient et face à la pratique médicale en général
est ressenti comme un abandon du champ de bataille. Capituler, ou déserter, est contraire à
l’éthique professionnelle et morale. De par leur formation médicale, leur réussite scolaire,
leur réussite professionnelle et leurs engagements auprès des malades (serment
d’Hippocrate), leur parcours fait constamment état de réussite, de force de caractère, de
persévérance, etc. Ainsi, l’idée de capituler est généralement vécue pour eux comme une
défaite face à ce qu’ils sont comme personne et face à ce pour quoi ils se sont engagés,
c'est-à-dire pratiquer une médecine de qualité.
176
4.3 Situation-type 3 : Une collaboration imposée La troisième situation-type décrite par les médecins rencontrés se rapporte au fait de se
sentir complices d’éléments contextuels avec lesquels ils sont en désaccord. En fait, malgré
plusieurs constats qui apparaissent en opposition avec une « bonne pratique » médicale, il
apparaît qu’ils ne peuvent pas dénoncer ces situations au quotidien. De plus, la participation
à ces types de pratiques médicales supposerait de se taire, de ne pas dénoncer et même de
participer à ce qu’ils considèrent eux-mêmes discutable. De façon à qualifier cette
« collaboration tacite », retenons qu’elle englobe tout type d’agir – action, inaction-
susceptible de contribuer avec connivence à une situation déplorable.
Aux fins de décrire cette situation-type de la « collaboration imposée », la prochaine partie
présentera ce qui découle des propos des participants à la recherche selon les deux
regroupements suivants : les éléments organisationnels et les éléments culturels. Par la
suite, une partie traitera de la souffrance en lien avec cette situation de « collaboration ».
Enfin, il sera fait état du dilemme éthique découlant de cette situation (avec les conflits de
valeurs et les modes régulatoires qui s’y retrouvent), pour finalement terminer cette section
avec la souffrance éthique comprise dans cette situation-type.
4.3.1 Éléments organisationnels Dans cette situation-type, la presque totalité des éléments de tension présentés ici se
rapporte aux aspects organisationnels du travail des médecins. En fait, la « collaboration »
décrite dans cette partie est principalement ressentie en rapport avec les instances qui
encadrent la profession.
1- Le double discours
En trame de fond des propos des participants, il se dégage une perception de double
discours qui chapeaute l’ensemble de la pratique médicale. En effet, bien que le système de
santé québécois adopte un discours de bienveillance à l’égard de la population, avec toutes
177
les vertus qui peuvent y être reliées, les vrais impératifs s’avèrent souvent très différents,
voire parfois opposés. Ainsi, les médecins décrivent à quel point ce système tente de faire
bonne figure auprès de leurs commettants alors que les intérêts visés, selon eux, sont à des
lieues de la philanthropie annoncée et décrite.
Vous savez, ma conception du patient dans le système de santé québécois c'est que « s'ils peuvent mourir, maudits, ils vont nous coûter moins cher ». Un médecin dans le système de santé au Québec, c'est comme un mal nécessaire. Je suis heureux d'avoir quitté un système de santé, pour qui je me demande, pour qui il est fait? Parce qu'il n'est pas fait à mon humble avis pour aucun professionnel de la santé, encore moins pour les patients (Médecin 14).
Il apparaît que certaines politiques du système de santé québécois soient décrochées de la
réalité, du moins aux yeux des médecins qui en témoignent. Que ce soit par le fait que les
médecins sont totalement évacués des prises de décisions qui les concernent, ou par le fait
que certaines règles de santé publique ne sont pas respectées. Parce que ces médecins ne
disposent pas des moyens pour les respecter, ils se sentent trahis. Pour eux, les exigences de
performance économique dictent principalement leur pratique en imposant des façons de
faire qu’ils considèrent incompatibles avec une pratique médicale humaine et centrée sur le
patient. Ainsi, des répondants décrivent le système de santé actuel, non pas comme une
instance qui veille au bien-être de la population et à la qualité de vie au travail des
professionnels de la santé, mais bien plutôt comme une instance pour qui médecins et
patients deviennent et sont considérés comme des éléments de productivité, générateurs de
richesse, ou comme des indésirables, c’est-à-dire des générateurs de coûts qu’il faudrait
limiter ou tenter de contrôler au maximum.
Le gouvernement, dans son budget, doit répartir les argents entre les divers intervenants. Il impose donc des limites quant aux actes posés et quant aux ressources disponibles. C’est une « pointe de tarte » financière, chaque établissement doit faire avec sa part et restreindre au maximum afin de ne pas dépasser ce qui lui est alloué (Médecins 11).
178
Les médecins témoignant à cette recherche dénoncent l’état d’un système de santé qui n’est
pas « connecté » avec les réels besoins des milieux de pratiques. Ils regrettent de n’être
jamais consultés dans les prises de décision qui touchent pourtant leur travail au quotidien.
Le fonctionnement général de la pratique des médecins est souvent prescrit par des
administrateurs, non-médecins ou médecins s’étant retirés d’un milieu qu’ils ne trouvaient
plus supportable.
Puis on vit exactement le système de santé pourri que le gouvernement nous a fait depuis les années 70 en nous évacuant complètement des pouvoirs de décision, en nous confinant un rôle qui appelait des distributeurs de soins puis tout pouvoir de décision a été enlevé aux médecins, sauf ceux qui ne font plus de médecine et qui font les fonctionnaires, qui s'en vont au ministère de la Santé comme Iglesias et compagnie (Médecin 15)
2- L’impossibilité de respecter certaines recommandations
Un des phénomènes qui inquiète considérablement les médecins se rapporte au non-respect
de certaines recommandations émises par la Santé publique. Que ce soit à l’égard de
traitements à effectuer ou de tests à faire à l’intérieur de périodes bien précises, les
médecins n’ont pas toujours la possibilité de respecter ces recommandations, car les
ressources sont nettement insuffisantes. Ainsi, entre les normes de « good-practice » et ce
qu’ils peuvent concrètement réaliser, il y a un écart monstre et malheureusement ils ont
conscience de participer à la reproduction d’une situation qu’ils déplorent.
Et même dans le réseau public c'est un peu comme ça parce que… je te donne un exemple bien concret, bien simple : depuis deux ans, Santé Canada recommande des colonoscopies de dépistage à toute la population. Toi, moi, tout le monde … les médecins n'en parlent pas encore tant que ça, mais c'est recommandé maintenant à tout le monde en Amérique du Nord d'avoir au moins une colonoscopie de dépistage aux 5 à 10 ans, que tu en aies dans ta famille ou pas. OK. Et c'est beau, c'est le fun, bravo. Sauf que
179
dans la vraie vie, on a de la misère à avoir des colonoscopies de dépistage pour des patients qui en ont besoin. Ça fait que là, ils nous demandent d'imposer ça, c'est la norme, c'est le gold standard des soins, mais on ne peut pas l'appliquer parce qu'il n'y a pas assez de gastro-entérologues qui font des colonoscopies (Médecin 17).
3- Le partage nécessaire des ressources
Les collègues médecins observent et évaluent la pratique de leurs confrères. Que ce soit à
l’égard du respect de la charge de travail ou du partage juste des types d’actes médicaux
posés, les médecins décrivent une surveillance constante de la part de leurs pairs. Ces
derniers voient à ce que le temps de travail soit respecté, de même que les bénéfices
financiers qui découlent des actes médicaux posés. Ainsi, dans des situations où le médecin
tente d’apporter le meilleur soin à son patient, et cela avec la meilleure des volontés, il doit
moduler son travail de façon à assurer un partage équitable des ressources disponibles.
Dans certains cas, où l’administration décide de couper davantage, il y a beaucoup de pression, la pression dans le système augmente et parfois ça amène des confrontations entre confrères qui veulent avoir une journée de plus en salle d’opération, et l’autre ne veut pas parce que c’est à son tour, et là l’autre a fait plus de [techniques] que l’autre, et là il n’en a pas assez, etc. (Médecin 20).
Si tu pars en vacances trop souvent, les confrères vont te regarder d'un œil … parce que c'est eux autres qui se tapent le travail de tes patients dans un sens (médecin 18).
4- Les exigences qui amputent le « vrai » travail médical
Toute cette imposition de règles et de procédures à caractère bureaucratique augmente la
complication entourant les décisions qui doivent être prises à l’égard des types d’actes
médicaux pouvant être posés, leur fréquence, etc. Ces normes de fonctionnement sont bien
souvent décidées à l’extérieur des lieux de pratique, par des gens qui se situent dans un
180
contexte autre et qui, selon le témoignage des médecins, sont totalement « décrochés » de la
réalité clinique vécue sur le terrain.
On est un peu coincé entre ce que le Collège dit, « vous ne devriez pas le faire », puis de l'autre côté, le patient qui se retrouve dans une situation où il y a de la douleur, où les médicaments réguliers ne fonctionnent pas et où quelque chose qui est considéré illégal apporterait un certain soulagement. Ainsi, il faut remplir des certificats de possession de marijuana. Certains médecins sont complètement contre. La question est : « je le fais ou je ne le fais pas ?» Pour ma part, je suis surtout là pour mon patient … la pratique peut être discutable (Médecin 1).
Par ailleurs, l’acte médical est constamment vérifié par tout un système de contrôle. Ce
« contrôle » peut correspondre à la qualité des actes posés, à la quantité d’actes réalisés, à la
facturation, à la tenue de dossiers, etc. Il est effectué par les pairs, les établissements dans
lesquels le médecin exerce sa pratique, ainsi que par diverses instances qui chapeautent la
profession (Collège, Fédérations, Associations). Or, les critères d’évaluation du travail des
médecins, établis par le système de santé québécois, apparaissent souvent lourds pour les
médecins. Ces derniers ont à respecter un nombre d’exigences, à la fois considérables et
trop exigeante en temps. Entre autres, les médecins ont évoqué le nombre de crédits de
formation à faire chaque année, les activités médicales particulières (AMP) à effectuer,
parfois même pendant les vingt premières années de leur pratique (une proportion de leur
travail en CLSC, en soins prolongés, en centre d’hébergement, etc.). De la même façon,
certaines exigences quant au « caseload » à rencontrer leur laissent parfois peu de place
dans l’aménagement du temps de travail, eux qui pourtant œuvrent au sein d’une profession
libérale qui suppose davantage d’autonomie.
Les exigences en formation continue sont, je ne sais pas si vous savez, mais actuellement on est en train de devenir fou avec tous les crédits d'EMC qu'on est obligé d'accumuler (Médecin 9).
Ils donnent des grosses primes pour aller travailler là, et moi ce n'est pas ça que je voulais faire et je ne le ferai pas. À la limite là, si je n'arrivais pas à faire mes AMP, mes activités médicales prioritaires imposées, et qu'ils me coupaient de 30%, ben ils me couperont. Je m'en fous!(Médecin 17).
181
Le contrôle de la profession, effectué par le Collège des médecins, est parfois perçu comme
trop contraignant chez les médecins. Il apparaît que ce contrôle, et certaines réprimandes
faites aux médecins, peuvent parfois devenir excessifs. Ainsi, plusieurs médecins ont décrit
la crainte qu’ils éprouvent face à une vérification intempestive ou intrusive de leurs
dossiers, ou face à la possibilité qu’une enquête soit réalisée à leur sujet. Lorsque cela se
produit, ils perçoivent bien souvent les actions posées comme un acharnement contre eux.
À certaines occasions, on peut même en arriver à voir diverses formes de menaces
adressées à leur endroit.
Et quand les comités de discipline ou le Collège embarquent là-dedans, ou le programme d'aide, d'habitude ils sont là pour aider, mais quand c’est le Collège ou le syndic qui interviennent, là, ça devient l'enfer et les médecins se font parfois dire : « Bien là, tu as tant de mois pour te remettre sur pied et après ça tu recommences, et si ça ne marche pas tu es radié » (Médecin 17).
5- Le poids de l’industrie pharmaceutique
Les témoignages des médecins rencontrés font état du poids considérable de l’industrie
pharmaceutique dans le cadre de leur pratique médicale. Ils décrivent l’influence de ces
organismes comme étant globale, touchant à la fois les patients, les traitements et le
fonctionnement du système de santé en général. La « dominance » de ces « entreprises », et
l’aspect financier qui les accompagne, contribuent souvent à ce que les participants
décrivent comme une participation tacite imposée. Ainsi, même si les médecins sont parfois
tentés de dénoncer un système qu’ils considèrent trop largement contrôlé par ces entreprises
à but lucratif, ils ont l’impression d’être comme David contre Goliath lorsque vient le
temps de s’y opposer. De plus, ils avouent que les bénéfices pouvant découler des bonnes
relations entretenues avec ces compagnies demeurent non-négligeables. De cette façon, le
182
silence s’avère parfois bénéfique, mais au risque d’avoir l’impression de trahir sa
conscience.
Ils mènent les docteurs, ils mènent les pharmaciens, ils mènent le gouvernement, ils mènent les patients, ils mènent la maladie, ils mènent la santé (Médecin 17).
Si on nomme des pavillons d'université au nom des compagnies, pharmaceutiques ou autres, c'est que les Universités sont contaminées par l'économie si on peut dire comme ça, et elles sont influencées, elles ne sont pas indépendantes. Ni dans la médecine, ni dans bien des domaines (Médecin 18).
En effet, dans le cadre de leur travail quotidien, les répondants constatent la pression
constante de l’industrie pharmaceutique quant au choix des médicaments prescrits, par
exemple. Par la mise en place de conférences, où les médecins sont invités (et incités
financièrement) qui exposent les vertus de telle ou telle nouvelle molécule, par un système
de récompenses qui peut prendre plusieurs formes (matérielles, financières, etc.), ces
compagnies incitent fortement les médecins à prescrire leurs produits. De plus, et cela est
dit à mots couverts, ces compagnies connaissent également l’identité des médecins qui ont
participé à leur présentation de nouveaux médicaments, et qui d’ailleurs ont été rémunérés
pour y assister, ont ou n’ont pas prescrit ces médicaments de même que la fréquence et la
quantité des ordonnances réalisées, etc. Ils sont donc en quelque sorte évalués selon leur
degré de conformité à ce système. Cela n’est pas sans influencer les actes médicaux posés,
car il devient tentant de prescrire lesdits médicaments pour ne pas perdre certains avantages
(subventions, rémunérations). Toutefois, plusieurs médecins hésitent à prescrire ces
nouveaux produits, car, dans bien des cas, les effets secondaires ou les problèmes éventuels
n’ont pas encore eu le temps d’être démontrés.
C'est parce qu'ils [les médecins généralistes] ne se doutent pas toujours que le médecin spécialiste lui-même est influencé par la compagnie pharmaceutique. Par exemple, le développement des médicaments comme Actas et Aredia. Moi j'ai eu des conférenciers qui sont venus me parler de
183
ça, me disant que c'était vraiment la découverte du siècle, les thiazolidines, les lidiones. Je ne suis pas sûr, c'est quelque chose comme ça, puis là maintenant ça sort dans les journaux que Aredia fait mourir des gens qui ont des insuffisances cardiaques, qui ont des maladies de cœur. Moi je ne fais plus confiance aux conférenciers, car ils peuvent eux-mêmes croire à leur produit [médicament, molécule], mais il y a trop d'avantages à être conférencier pour que je leur fasse confiance. (Médecin 18).
Ces compagnies pharmaceutiques, en plus du lobbying effectué auprès de l’ensemble du
système de santé, y vont parfois à grands coups de publicité qui visent cette fois la
population en général. On peut penser ici aux antihistaminiques, au Viagra et Cialis, etc.
Ainsi, les médecins se retrouvent devant des patients qui, d’entrée de jeu, vont tenter de se
procurer un « petit miracle en pot ». De cette façon, il reste peu de place à la
compréhension globale de la santé de la personne, ce qui est accentué par le manque de
temps généralisé qui oblige les médecins à devoir agir dans la rapidité.
C'est plus un contexte social, mais ce que je trouve, c'est qu'on traite beaucoup, on a beaucoup médicalisé les émotions et il y a beaucoup de lobbying pharmaceutique en rapport avec ça, et puis il y a les pressions de la part des patients, des pressions de la part des compagnies pharmaceutiques en rapport avec les médecins, les médecins qui ont peut-être moins de temps à consacrer au point de vue relation humaine avec les patients, ce qui fait qu'on traite beaucoup la détresse des patients, la tristesse, les troubles de l'humeur avec des médicaments et je pense qu'à mon avis, on traite trop avec des médicaments, tandis que ce que les gens auraient besoin, c'est plus d'avoir des trucs aussi pour être en meilleure santé mentale (Médecin 7).
6- La rationalité économique comme finalité
Les médecins « gardent publiquement le silence » sur les conditions d’exercice de la
profession, en dépit du fait qu’ils constatent une dégradation de la qualité des services en
santé. Pour les répondants de notre étude, il s’agit là d’un manque de respect de la nature
184
même de la pratique médicale, tout particulièrement en référence avec le serment
d’Hippocrate qu’ils ont prononcé. Cela entre alors en totale contradiction avec leur
conscience ainsi qu’avec leurs engagements professionnels.
Or, le silence commence à être ébréché. Une vive réprobation est faite par les médecins
participant à la recherche, notamment à l’égard des administrateurs des centres hospitaliers.
Les médecins ont comparé certains hôpitaux dans lesquels ils œuvrent comme de « grosses
machines », devenues inhumaines, qui ne veillent qu’à rencontrer leurs exigences de
performance financière. Ainsi, ceux qui sont nommés pour administrer les budgets sont
décrits comme ayant peu de considérations, à la fois pour les patients et pour les membres
de leur personnel, médecins inclus. Leur principale préoccupation est de veiller au bon
fonctionnement de la machine « centre hospitalier ». Dans ce contexte, les médecins
doivent « performer », en tentant de toujours faire plus avec moins. Ils sont considérés
comme des éléments du contexte qui génèrent des coûts que l’on doit « presser » et
« commander » afin qu’ils soient le plus efficace possible.
On est constamment tenu, compte tenu des ressources qui sont restreintes, à faire des choix. Parfois les choix sont faciles, parfois les choix sont plus difficiles. On est toujours dans le contexte où tout l’appareil administratif, tout le centre hospitalier, ce ne sont pas nécessairement des gens qui sont très compréhensifs, ce sont des gens qui sont là pour que le système roule, qu’il n’y ait pas d’engrenages qui bloquent, que ce soit rentable et que ça paraisse bien. Le médecin là-dedans est un des éléments de la machine complexe et lui, à ce moment-là, doit se débrouiller avec ses dilemmes journaliers de performance (Médecin 16).
Ces médecins rapportent des situations où on ne donne pas aux patients les soins jugés
nécessaires selon eux. Que ce soit en lien avec un diagnostic rapide, un traitement différé,
un congé précipité, ils se sentent alors coupables d’une certaine forme de négligence.
Parce que là, les médecins ont de la pression pour libérer des lits, pour opérer, ça fait que des fois, ils vont envoyer des patients à l'étage et après, s'il y a une complication, bien ils vont se sentir mal, ils vont se sentir coupables (Médecin 8).
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4.3.2 Éléments culturels Dans cette situation-type de « la collaboration imposée », un seul élément culturel a été
identifié à travers les propos des médecins. Il s’agit d’une loi du silence tacite, décrite ici
sous le vocable d’omerta.
1- L’omerta
Dans le cadre de leur pratique, ces médecins décrivent être témoins de situations qui leur
apparaissent inacceptables et qui méritent d’être mises en examen. Cela peut concerner les
façons de faire, les procédures, les lacunes, les souffrances vécues par les patients, etc. En
dépit de ces constatations, une règle de « non-divulgation » ou d’omerta chapeaute
constamment la vie médicale.
Le poids, la responsabilité. Vous savez, je vais probablement un jour mourir avec un certain nombre de secrets que je ne peux pas partager, qui ne sont pas acceptables socialement. Je pense que c'est éthique, mais à un certain moment donné, je me demande si ce n'est pas non-éthique (Médecin 4).
J'ai vu combien de fois des gens mourir dans des corridors de façon indignes selon la condition humaine parce que les administrateurs de l'hôpital ferment des lits pour équilibrer leur budget parce qu’eux ne veulent pas être sous la tutelle du ministre de la Santé. Ils sont de bons administrateurs s’ils équilibrent leur budget. Les patients, c'est un mal nécessaire (Médecin 14).
De la même façon, les difficultés personnelles vécues par les médecins sont généralement
gardées pour soi. Selon les propos recueillis, la culture médicale impose en quelque sorte,
un silence sur toutes manifestations de « faiblesse ». Ainsi, dire que l’on est fatigué, épuisé,
ou pis encore que sa santé mentale ne va pas, cela n’est pas admissible.
186
On ne dénonce jamais les responsabilités impossibles à rencontrées dans le quotidien de notre pratique professionnelle. C'est tabou de dire cela, cela reviendrait à dire nos limites et je pense que les médecins ne sont pas habitués (Médecin 19).
Et dire qu'on est fatigué et dire que l'on est arrivé au bout de ses limites physiques, c'est tabou, c'est encore tabou. Je vous l'ai dit tout à l'heure, quand on en parle on est jugé comme quelqu'un de faible, comme quelqu'un de fragile, plutôt que comme quelqu'un de professionnel qui a l'honnêteté de dire : «Regardez là, il ne faudrait pas que ça aille beaucoup plus loin là, il faut que je prenne un peu de recul si vous voulez me garder dans votre équipe quoi, et puis que je sois fonctionnel » (Médecin 12).
Admettre que l’on est rendu à bout, que nos limites sont atteintes, cela n’est pas admissible
selon ces médecins. Faire cet aveu, c’est alors admettre que l’on n’est pas à la hauteur, que
finalement l’on n’est pas vraiment un vrai médecin.
Si cela fait 24 h que tu travailles sans arrêt, que tu n'as pas dormi et qu'on te redemande de continuer à faire des heures parce qu’il y a des gens qui sont malades, qui attendent, et que toi tu te dis : « je ne suis plus capable, je suis fatigué », et bien c'est en quelque sorte pas normal parce que tu devrais le faire et rester (Médecin 7).
Nombre de situations décrites par les médecins répondants concernent le constat
d’irrégularités ou de « mal-practice » constatées chez leurs collègues et avouées de leur
part. Dans ces situations, ils taisent généralement ces observations dans un but soit de
solidarité, soit d’évitement de conflits ou de protection de la profession.
Je me rappelle d'un patron qui sentait l'alcool quand il arrivait à la salle d'op. C'était la loi du silence. On ne parle généralement pas des comportements répréhensibles de collègues. On protège, on couvre, on camoufle et répare. Mais on ne dénonce pas (Médecin 17).
Mais c'est un dilemme que je trouve terrible, c'est de me taire, devant le confrère parfois qui est un peu en boisson à l'ouvrage. Ça arrive ça, me taire devant le confrère qui prend les coins bien ronds du point de vue clinique. Le patient ne le sait pas lui. Des notes qui ne sont pas faites dans
187
les dossiers ouverts, des notes illisibles puis bâclées, puis à ce moment-là des gens qui surfacturent, ça, c'est une des affaires qui m'a toujours heurté le plus. C'est de voir des gens qui facturent des choses qu'ils n'ont pas faites. Tu regardes le dossier, c'est à peu près illisible, mais tu figures qu'il a marqué qu'il a fait une notion d'examen ordinaire, un examen complet, complet majeur. Vous comprenez ce que cela veut dire ! (Médecin 15).
4.3.3 Discussion sur cette situation-type au regard de la souffrance Les médecins rencontrés critiquent notamment les stratégies utilisées par les compagnies
pharmaceutiques afin d’influencer à la fois les patients de même que les médecins en ce qui
a trait à la prescription de médicaments. Bien que les médecins reconnaissent que ce type
de « marketing » soit monnaie courante dans les entreprises, ils craignent toutefois
l’utilisation précipitée de certains médicaments, sous la pression de ces entreprises. La
souffrance associée est alors en lien avec le sentiment de contribuer à la mise en place de
supercheries auxquelles tous participent. Mais là où ils ont la conviction de se faire
manipuler, c’est face au caractère interventionniste induit par les façons de faire des
compagnies pharmaceutiques. D’un côté, les médecins se voient limités dans leurs
interventions, car les budgets sont restreints, mais, de l’autre côté, on les incite,
insidieusement, à prescrire une médication qui, faut-il le mentionner, est grandement
lucrative pour les compagnies qui les produisent.
Devoir composer et « participer » à ces injustices, malgré leur volonté de prêter assistance
aux patients, est alors un élément de pénibilité considérable.
4.3.4 Le dilemme éthique en lien avec cette situation-type Dans cette dernière situation-type, le conflit de valeurs en présence se rapporte au fait que
les médecins se voient confrontés à deux possibilités : « obtempérer, se taire » face à ce
qu’ils considèrent injuste, ou « dénoncer ces situations » et ainsi tenter de faire changer les
choses. Leur éthique de la justice et leur éthique de la sollicitude leur font reconnaître des
situations inacceptables, à la fois pour leurs patients et pour eux-mêmes. Ainsi, leurs
valeurs de responsabilité et de devoir (éthique de la justice) de même que leurs valeurs
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d’empathie et de compassion (éthique de la sollicitude), entrent en conflit avec leurs valeurs
qui imposeraient de dénoncer ces situations d’injustices (éthique de la critique). Également,
l’éthique de la justice et l’éthique de la critique (bien commun et transparence) les poussent
à décrier le fait que les patients ainsi qu’eux-mêmes sont en quelque sorte pris en otage
dans ce type de système. Ainsi, en ayant le sentiment de devoir participer à quelque chose
qu’ils réprouvent, en plus des tabous et du silence qui accompagnent leur pratique, ces
médecins ont le sentiment d’être impuissants à dénoncer ces situations.
Les modes régulatoires en présence sont principalement l’hétérorégulation, qui découle des
contrôles et des évaluations constantes auxquels ils doivent se soumettre. Ces règles pèsent
alors très lourdement sur leur travail. De plus, le silence complice et le manque de lieux et
d’ouverture pour traiter collectivement des problématiques rencontrées empêchent, la
plupart du temps, toute forme de corégulation qui pourrait permettre d’améliorer ces
situations.
4.3.5 La souffrance éthique découlant de cette situation-type Cette situation-type du « silence complice » évoque l’existence persistante d’un tabou à
l’égard de diverses facettes de la profession médicale. Ne pas dénoncer ce que vivent les
patients, de même que certaines conduites jugées inadmissibles de la part des pairs, obéir
aux instances qui contrôlent ou chapeautent la profession tout en étant en désaccord ou en
considérant que ces requêtes sont déraisonnables, et tenter continuellement de cacher tout
signe de faiblesse, voilà une réalité douloureuse pour ces médecins persuadés d’être
contraints au silence sous peine de représailles, s’ils le rompent. En agissant de cette façon,
ils ont en quelque sorte honte de participer à la reproduction de ces façons de faire dans la
pratique médicale. La souffrance éthique ressentie correspond à l’impression générale de
trahir leurs engagements, voire leur serment. Avant de débuter leur carrière, ils se sont
engagés à travailler pour les patients, au meilleur de leurs connaissances et de leur
conscience, et de constamment faire passer l’intérêt de ces derniers avant les leurs. Ainsi,
faire silence publiquement sur des aspects qui apparaissent en contradiction avec cet
189
engagement, voilà ce qui les atteint au cœur même de ce qu’ils sont comme personne et
comme professionnel de la santé.
Que ce soit par le caractère solitaire de leur pratique, par le dégoût et la honte relative à
certaines situations auxquelles ils ont été, bien malgré eux, obligés de participer ou du
moins taire l’occurrence, la souffrance éthique qui s’en dégage peut être traduite par le
sentiment de participé à un « sale boulot ». Dejours, (2009a), s’appuyant sur les écrits
d’Hannah Arendt14, décrit de quelle façon l’acceptation du « sale boulot » pose le problème
de :
L'enrôlement des « braves gens », en grand nombre, voire en masse, dans l'accomplissement du mal et de l'injustice contre autrui. Par « braves gens », nous entendons ceux qui ne sont ni des pervers sadiques, ni des paranoïaques fanatiques (« idéalistes passionnés »), et qui font preuve, dans les circonstances habituelles de la vie ordinaire, d'un sens moral qui joue un rôle central dans leurs décisions, leurs choix, leurs actions. (p. 101)
Ainsi, dans cette vision, Dejours définit le mal comme « La tolérance au mensonge, sa non-
dénonciation et, au-delà, le concours à sa production et à sa diffusion. Le mal, c'est aussi la
tolérance, la non-dénonciation et la participation à l'injustice et à la souffrance infligées à
autrui » (Dejours, 2009a, p. 106). C’est aussi ne rien faire, baisser les bras, renoncer au
combat, bref démissionner de ses obligations morales. La situation de ces médecins se
présente alors dans un contexte où ils considèrent qu’ils auraient pu faire quelque chose,
qu’ils auraient peut-être dû insister, être plus vigilants, plus incisifs, etc. Cette évaluation de
la situation les plonge alors dans une impression d’avoir été faibles, ce qui n’est pas sans
heurts, ou sans relents de trahison également face à leurs propres valeurs et convictions.
4.4 Synthèse des résultats et déductions Les trois situations-types qui ont été présentées ont permis d’illustrer ce qui ressort des
propos recueillis chez les participants à la recherche. Rappelons que ces situations sont : 1)
14 Arendt, H. (1991). Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal. Paris: Gallimard.
190
l’étau qui se resserre, 2) une bataille perpétuelle pour l’accès et 3) une collaboration
imposée. Ces descriptions ont donné lieu à une compréhension de diverses réalités de
travail. Au final, il apparaît que des dilemmes placent ces professionnels de la santé dans
des positions de souffrance qui posent des cas de conscience : trancher entre les critères de
quantité et de qualité (situation-type 1), se démener pour le patient au risque de perdre sa
santé, ou « démissionner » (situation-type 2), obtempérer, se taire ou s’indigner et
dénoncer, au risque de se marginaliser (situation-type 3). Ces dilemmes sont alors qualifiés
d’éthiques, car ils sont en lien direct avec l’agir des sujets et touchent tout particulièrement
les diverses valeurs en présence dans le contexte de travail.
Ainsi, les médecins se retrouvent coincés entre diverses valeurs en conflit, découlant
principalement de leur éthique de la justice et de leur éthique de la sollicitude, mais
également par l’impossibilité de faire intervenir leur éthique de la critique. À cet égard,
nous verrons, dans la partie suivante, de quelle façon leur éthique de la critique est bien
souvent empêchée, malgré leur désir fréquent de faire état de certaines situations qu’ils
considèrent à la fois aberrantes, injustes et en opposition avec leurs valeurs personnelles et
professionnelles.
191
Chapitre 5 : Analyse interprétative de la souffrance éthique
Dans cette partie, nous reviendrons sur certains dilemmes décrits par les médecins et qui
peuvent conduire à diverses souffrances. Il faut souligner que ces derniers ne sont pas tous
d’ordre éthique, étant alors qualifiés de dilemmes « ordinaires ». Ensuite, il sera question
des dilemmes éthiques et de la souffrance éthique qui découle globalement des différents
conflits de valeurs que rencontrent les médecins ayant participé à la recherche. Enfin, bien
qu’il ne soit pas possible de présenter certaines stratégies défensives en lien avec les
souffrances vécues par les médecins, il sera question de certains « agirs » mis en place par
les médecins face aux dilemmes éthiques rencontrés. Finalement, l’analyse fera appel aux
concepts d’aliénation à titre de forme d’expression de la souffrance. Cette référence au
concept d’aliénation n’a pas été présentée dans le cadre théorique, car il ne s’agit pas d’un
concept qui a été investigué au départ, dans le but d’être opérationnalisé, mais qui est
apparu lors de l’analyse porteur d’une compréhension présentée ici sous forme de
proposition de discussion. C’est donc à la lumière de l’analyse qualitative que ces aspects
d’aliénation ont été relevés.
5.1 Éléments de souffrance liés à la pratique médicale À la lumière des propos recueillis et des résultats précédemment illustrés, il ressort que
divers éléments de pénibilité (pressions, limites, combats, collaboration imposée)
accompagnent la pratique médicale. Ceux-ci peuvent être présents dans certains dilemmes
que vivent les médecins. Toutefois, comme ces dilemmes n’ont pas tous été reliés
spécifiquement à certains conflits de valeurs, ils ne peuvent être explicités en termes de
dilemme éthique mais plutôt en termes de dilemmes « ordinaires ». Il est alors possible
d’illustrer les souffrances décrites par les médecins ayant participé à la recherche en faisant
écho aux divers types d’éthiques appliquées présentées dans le chapitre trois.
192
Ainsi, dans un premier temps, les médecins ont largement parlé d’éléments se rapportant à
l’éthique médicale proprement dite. En effet, les règles chapeautant la profession,
principalement comprises par le code de déontologie, apparaissent toujours pour eux
essentielles et nécessaires afin de réguler la profession. Comme le précise O’Neill (1998),
en plus d’apporter un cadre légal au travail, « ces normes visent à guider le comportement
moral de catégories d’individus s’adonnant à des activités spécifiques qui font appel à des
connaissances techniques particulières et qui, par suite de leurs conditions d’exercice,
exigent un niveau élevé de responsabilité morale et de conscience dite professionnelle » (p.
24). C’est justement à l’égard de cette responsabilité et de cette conscience qu’un écart
apparaît et pose plusieurs dilemmes pour les médecins participant à cette recherche. La
déontologie médicale prescrit de toujours apporter une aide au patient dans le besoin, de
toujours lui prodiguer des soins au meilleur de sa connaissance, etc. Mais, dans la pratique,
ces médecins n’ont pas toujours eu le temps nécessaire pour voir des patients, pour
investiguer l’ensemble des pathologies présentes et ainsi porter un diagnostic et apporter un
traitement qui corresponde aux standards dans lesquels ils ont été formés. Ils doivent alors
aller au plus vite, au plus urgent, à l’essentiel, en mettant de côté ce qui pourrait être
important, mais qui nécessiterait une prise en charge plus complète. Il s’en dégage alors un
sentiment de ne pas respecter ses engagements professionnels, son code de déontologie et
le serment effectué au début de la pratique.
En deuxième lieu, les souffrances rapportées sont davantage en lien avec le domaine
particulier de l’éthique clinique. Celle-ci peut être comprise comme l’acte d’intervention
qui insiste sur le souci de soi et de l’autre ainsi que sur une préoccupation constante de
respect du patient par le praticien (Voyer, 1996). Les souffrances rapportées par les
médecins à cet égard concernent tout particulièrement leur indignation en l’absence du
respect du patient, lorsque les principes de base du système de santé sont négligés, comme
l’universalité des soins pour donner cet exemple. Que ce soit à travers leurs actions
personnelles, à travers la gestion et les commentaires des responsables d’établissement ou à
travers ce qu’ils observent chez certains collègues, ces médecins insistent sur le peu
d’estime et de respect que vivent plusieurs patients. Selon leurs témoignages, les patients
sont souvent perçus comme des numéros ou comme de simples et uniques pathologies où
193
l’on perd de vue l’être humain. Il faut voir rapidement les patients, traiter le « bobo » et vite
passer au suivant. Également, les pressions vécues pour « faire de la place », pour libérer le
plus rapidement possible les lits vont souvent à contresens de leur souci du bien-être du
patient. Cela vient alors bouleverser cet aspect de l’éthique clinique, en plus de leur
préoccupation constante du souci de l’autre.
D’autres répondants à la recherche affirment être souvent en désaccord avec des collègues
qui décident d’arrêter trop rapidement les traitements, selon eux, alors que bien des
possibilités leur paraissent encore envisageables et réalistes à titre de traitement. Bien que
ces médecins ne préconisent pas l’acharnement thérapeutique, il semble qu’un défaitisme
trop rapide soit l’apanage de plusieurs autres médecins, tout particulièrement lorsque les
chances de succès sont plus minces et qu’il apparaît plus profitable de concentrer ses efforts
sur des patients dont le pronostic est meilleur. La question se pose alors : traiter selon ses
croyances et convictions fondamentales, ou bien céder aux pressions en présence ? Le
choix n’est pas facile et est alors évalué au cas par cas, bien souvent en évaluant les risques
qui y sont associés, à la fois pour le patient et au regard des poursuites éventuelles dans le
cas où la situation tournerait mal. Certains vont même jusqu’à affirmer que, selon leur
analyse de la pratique hospitalière et du système de santé québécois, le patient est parfois
considéré comme un « mal nécessaire » avec lequel il faut composer.
En troisième lieu, le domaine de l’éthique de la science et de la technologie apparaît
également comme un élément menant parfois à certaines souffrances. Précisons entre autres
que les comités d’éthique ont d’abord été mis en place afin d’assurer le maintien de normes
dans le but de protéger les patients, et cela à travers les divers champs d’application de la
médecine : recherche, expérimentations, traitements, etc. Or, il arrive fréquemment que de
nouveaux traitements soient disponibles, mais pas encore reconnus. Dans les situations où
un traitement s’avérerait nécessaire, voire essentiel pour le bien-être de leur patient, quelle
marche à suivre les médecins doivent-ils préconiser ? Dans d’autres situations, certains
traitements sont disponibles et reconnus par le corps médical, mais ne sont pas encore
remboursés par l’État ou par les compagnies d’assurances. Parfois encore, divers
traitements seront remboursés, mais seulement lorsque certains types précis de pronostics
194
sont établis. Que faire alors pour le bien-être du patient ? Attendre que le traitement soit
admis et pleinement remboursé, avec les risques et les inconvénients pour le patient ? Ou
plutôt « forcer les choses » en indiquant une note au dossier qui s’écarte de la vérité, mais
qui permettra au patient de recevoir les soins jugés les meilleurs ? Dans d’autres situations
encore, le médecin peut proposer au patient un traitement plus rapide dans la pratique
privée, ou un médicament jugé meilleur, mais le patient peut-il assumer les frais monétaires
qui s’y rattachent ? Un autre élément d’inconfort se rapporte à certaines pressions subies
pour prescrire un nouveau médicament, une nouvelle molécule. Selon les propos des
répondants, ces pressions viendraient parfois de compagnies pharmaceutiques qui,
considérées comme des entreprises à but lucratif, font des pieds et des mains pour mousser
la vente de leur médicament, parfois même en « récompensant » le prescripteur. Mais le
problème ne vient pas du fait que le médicament soit nouveau ou que l’on tente
d’influencer sa consommation. Ce que ces médecins déplorent, c’est que, dans plusieurs
cas, ils ont une réticence à le prescrire car, pour eux, les effets secondaires ne sont pas
encore tous connus. De plus, leur expérience leur rappelle que dans certains cas de
nouveaux médicaments apparemment miraculeux ont vu le jour, semblant révolutionnaires,
alors que quelques années plus tard Santé Canada retirait ce même médicament pour des
raisons de danger divers. Ainsi, doivent-ils prescrire la nouvelle molécule avec la crainte de
certains effets sur le patient ou plutôt s’abstenir tout en se privant de certains avantages
personnels pouvant provenir de ces grosses entreprises que sont les compagnies
pharmaceutiques ? En contrepartie, les médecins admettent que ces mêmes compagnies
participent souvent financièrement, et de manière significative, à la recherche et au
développement des connaissances. Ainsi, elles contribuent également à l’amélioration des
soins et au bien-être des patients.
En quatrième lieu, le domaine de l’éthique des affaires peut paraître surprenant au premier
regard. Toutefois, la pratique médicale étant une profession libérale, il est tout à fait
pertinent de concevoir les médecins comme des entrepreneurs. En effet, en plus d’être
rémunérés à l’acte (dans la majorité des cas), plusieurs ont également à assumer la gestion
d’un bureau, avec toutes les obligations financières qui l’accompagnent. Dans la pratique
en cabinet, plusieurs médecins affirment qu’ils ont le choix de passer plus ou moins de
195
temps avec les patients. Toutefois, s’ils prennent le temps jugé nécessaire afin d’évaluer
complètement la situation du patient, faire les recommandations et prodiguer les traitements
appropriés, ils n’auront jamais le temps de voir suffisamment de patients pour rentabiliser
leur bureau. Pourtant, en passant à l’essentiel et au plus rapide, il y a un risque de passer à
côté du danger d’un risque d’erreur et de poursuite. Que faire alors ?
Plus particulièrement dans le contexte hospitalier, des médecins ont décrit des pratiques
abusives, douteuses, voire presque frauduleuses de la part de collègues. Un certain nombre
d’entre eux ont également admis avoir déjà commis ces actes jugés non dangereux, mais
tout de même répréhensibles. À titre d’exemple, la Régie de l’assurance maladie permet le
paiement aux médecins de certains types d’actes médicaux dans une certaine période de
temps (par jour, par semaine, par mois). Faut-il préciser que le but de ces restrictions est de
limiter la facture propre à certains actes médicaux particuliers. Évidemment, plusieurs de
ces actes sont plus payants que d’autres. Ainsi, il est parfois tentant d’effectuer ces actes
(exemple : tapis roulant, écographie cardiaque, gastroscopie, tacot, résonnance, etc.), plus
lucratifs, même s’ils n’étaient pas nécessairement requis à ce moment précis. Ces
traitements font alors partie de la « zone grise », ou de la marge de manœuvre du médecin,
de telle sorte que les « guidelines » ne l’interdisent pas, mais ne le recommandent pas non
plus dans toutes les situations et pour tous. Ainsi donc, cela relève du cas pas cas. Dans le
domaine particulier de l’éthique des affaires, Métayer (2008) précise que les activités
peuvent être dirigées dans un objectif de profitabilité, mais tout en respectant les règles du
jeu, et cela sans duperie ni fraude. C’est précisément sur ce dernier point que les médecins
rencontrés se retrouvent confrontés à des choix difficiles : faire comme certains collègues
ou suivre ses convictions professionnelles et son serment ? Bien investiguer le patient ou
maximiser la rentabilité ?
Le dernier domaine d’application de l’éthique où se rattachent certaines souffrances
concerne l’éthique sociale. Ce domaine spécifique englobe en quelque sorte plusieurs
aspects des autres domaines d’éthiques appliquées, mais il se rapporte plus globalement à la
pensée sociale. Comme le précise Métayer (2008), il s’agit alors d’éléments de droits et de
justice, ce qui peut être compris comme une préoccupation constante à l’égard de l’équité.
196
Pour les médecins, il s’agit d’un souci de justice qui devrait normalement prévaloir dans la
pratique médicale. Mais lorsque les équipements sont insuffisants, lorsque le personnel
manque ou est débordé, lorsque les budgets sont dépassés ou sur le point de l’être, quel
patient doit-on alors privilégier ? Comme le précisent les médecins consultés, ce n’est pas
pour cela qu’ils ont été formés et ont choisi la pratique médicale. Avant tout, ce qu’ils
veulent, c’est bien sûr de gagner leur vie honorablement, mais cela en ayant la satisfaction
d’apporter les meilleurs soins à leurs patients.
Les différents éléments de pénibilité dont il vient d’être question s’articulent à travers
divers domaines d’application spécifiques de l’éthique. À la lumière de ce qui vient d’être
présenté, il est alors possible de dégager un dilemme particulier, qui recoupe en quelque
sorte l’ensemble des précédents. Ce dilemme se rapporte à la confrontation entre deux
aspects du travail des médecins où résulte un écart énorme entre le travail prescrit et le
travail effectif. Ainsi, de façon globale, le travail prescrit des médecins consiste à soigner
les patients. Toutefois, le contexte actuel de leur pratique médicale implique certains écarts
entre ce travail prescrit et ce que la psychodynamique du travail désigne comme le travail
effectif. Ce dernier est alors vécu par les médecins comme une « incapacité d’agir », c'est-
à-dire un malaise croissant à ne pas pouvoir soigner leurs patients au regard de ce qui est
normalement attendu pour un système de santé, à l’heure actuelle, dans les pays
industrialisés. Cette incapacité d’agir rejoint ce que Paul Ricœur désigne spécifiquement
comme étant une souffrance. Mais cette souffrance peut alors être en lien avec certains
dilemmes où sont présents des conflits de valeurs. La section suivante traitera
spécifiquement de ces dilemmes qualifiés d’éthiques et qui se sont dégagés des trois
situations-types décrites précédemment et à l’origine d’une souffrance éthique.
5.2 Les dilemmes éthiques Un des thèmes principaux qui furent abordés lors des rencontres avec chacun des médecins
se rapportait aux dilemmes d’ordre éthique rencontrés dans le cadre de leur pratique
professionnelle. D’ailleurs, la grande majorité des médecins ayant participé à la recherche
197
ont d’emblée affirmé, lors de l’entretien, que c’est cette question qui les avait tout
particulièrement interpellés et incités à y prendre part. Les médecins rencontrés ont tous
admis qu’il était fréquent dans la pratique médicale d’être confrontés à certains dilemmes,
« ordinaires » ou « éthiques ». Dans bien des cas, des mécanismes ou des façons de faire
existent pour prendre certaines décisions (exemple : discuter avec les patients, leur famille,
des collègues).
La particularité du dilemme éthique implique des conflits entre certaines valeurs, soit
personnelles, sociales ou professionnelles. Ainsi, à travers les situations-types
précédemment décrites, ces conflits se rapportaient : 1) aux valeurs que sont le devoir et la
responsabilité (éthique de la justice), 2) aux valeurs de bienveillance, de service,
d’empathie et de compassion (éthique de la sollicitude), ainsi qu’à 3) certaines valeurs de
transparence et de conscientisation (éthique de la critique). Ces conflits de valeurs ont alors
été illustrés par trois dilemmes éthiques, soit 1) de devoir trancher entre la quantité ou la
qualité, 2) de se démener ou de démissionner et 3) de se taire ou de dénoncer.
Il a été décrit que les médecins doivent constamment composer, d’une part, avec leur
devoir, le code de déontologie, les règles en places et, d’autre part, avec leur sens profond
de l’aide au patient qui découle de leur désir viscéral de soigner et du serment d’Hippocrate
auquel ils se sont engagés. Ainsi, ils se retrouvent souvent à devoir composer entre
l’éthique de la justice, qui se rapporte à un agir moral centré sur l’équité et l’impartialité, et
l’éthique de la sollicitude, qui se rapporte à l’agir moral en situation, dans un souci constant
de responsabilité à travers le rapport humain. Cette négociation constante entre le caractère
« formel » de l’éthique de justice et le caractère contextuel de l’éthique de la sollicitude
implique de devoir « trancher », ou décider de ce qui sera effectué pour leurs patients.
Les dilemmes auxquels les médecins se retrouvent souvent confrontés représentent « un
choix cornélien ». Cette appellation réfèrent au poète dramatique français Pierre Corneille
qui affectionnait tout particulièrement placer ses personnages au centre de dilemmes
pratiquement insolubles. En outre, dans son œuvre célèbre intitulée Le Cid, le personnage
principal doit choisir entre l’amour et l’honneur (Corneille & Donné, 2002, p. 213). De
façon générale, les pièces de Corneille placent toujours un personnage dans une position où
198
il doit choisir entre « sentiment » et « honneur ou raison ou devoir ». Ainsi, l’adjectif
« cornélien » est maintenant officiellement défini comme « une situation caractérisée par un
dilemme, un conflit entre le sentiment et le devoir (Robert & Rey, 2005).
Pour les médecins rencontrés, l’intérêt premier qui a motivé leur entrée dans une formation
médicale était le désir d’aider les gens, de les soigner. À l’université, cet aspect de la
médecine leur a également été transmis par leurs professeurs, mentors, etc. En fin de
formation, ils ont pris l’engagement de toujours venir en aide à une personne dans le
besoin, et cela au meilleur de leurs connaissances. Toutefois, lorsqu’ils se retrouvent dans
le concret de la pratique, ils déplorent que certaines règles ou certains rationnements,
parfois implicites, parfois explicites, les contraignent à faire des choix douloureux quant
aux soins apportés aux patients, des choix cornéliens en quelque sorte, insolubles.
Pour eux, leur travail, c’est d’être sensible aux patients, de les prendre en charge et de les
traiter le mieux possible. Cette éthique de la sollicitude, qui ressort de la parole des
médecins ayant participé à la recherche, fait directement écho aux phases du care décrites
par Joan Tronto (2009), soit : se soucier de, prendre en charge, prendre soin et recevoir le
soin. Ces médecins sont tout particulièrement sensibles à ces aspects précis qu’ils
considèrent comme leur responsabilité première. Lorsqu’ils se retrouvent confrontés à une
position de logique managériale, économique, ils sont atteints directement dans leur identité
de médecins. C’est ainsi qu’ils ont l’impression d’être utilisés, comme des pions, afin de
faire fonctionner un système lui-même malade. De plus, lorsqu’ils ont l’impression de
devoir fermer les yeux sur ces pratiques qualifiées de discutables ou, pis encore, lorsqu’ils
se sentent obligés d’y participer et ainsi perpétuer ce qu’ils dénoncent, ils ont l’impression
d’aller à contre-courant de leur professionnalisme, de tromper la profession médicale, de ne
plus être « bienveillants », pour reprendre le qualificatif de David Hume (Hume, Baranger,
& Saltel, 1991; Hume & Leroy, 1947; Hume & Saltel, 1991), et cela envers la société et
l’humanité tout entière.
Ainsi, selon la pensée de Paul Ricœur (1983, 1990a, 1990b, 1994, 1995, 2001, 2005), c’est
alors le « jugement moral en situation » qui est bafoué, la sagesse pratique du médecin ne
pouvant plus s’opérer. De cette façon, le juste devient supérieur à l’équitable, ce qui va à
199
contresens de la pensée d’Aristote, et les cas d’espèce deviennent difficilement négociables,
voire potentiellement répréhensibles, si le médecin ne se conforme pas aux règles mises en
place.
5.3 Les « agirs » mis en place face aux dilemmes éthiques Cette recherche ne permet pas d’illustrer spécifiquement les stratégies défensives mises en
place par les médecins. Pour ce faire, l’analyse aurait dû être effectuée de façon
intersubjective, entre participants et chercheurs en équipe de travail, et idéalement de façon
interdisciplinaire. Toutefois, ce qui ressort des situations-types qui ont été présentées dans
le cadre de cette thèse permet d’identifier certains « agirs » mises en place par les médecins
face aux dilemmes éthiques rencontrés. Il est alors possible de croire qu’il peut « s’agir » de
stratégies défensives, sans toutefois pouvoir l’affirmer avec certitude.
Ainsi, dans la première situation-type (l’étau qui se resserre), l’agir des médecins se
rapporte au fait de « subir, de céder, de concéder, ou encore d’obéir aux injonctions ». Dans
la deuxième situation-type (une bataille perpétuelle), il s’agit alors « d’user de stratégies, de
ruser, de travailler sur commande ou bien de se retirer ». Finalement, dans la troisième
situation-type (une collaboration imposée), ces agirs se rapporte au fait de « se taire ou de
dénoncer ».
5.4 La souffrance éthique Les dilemmes qualifiés « d’ordinaires », rencontrés dans l’exercice de la pratique médicale,
génèrent une posture d’inconfort, certes, mais comme le stipule la psychodynamique du
travail, l’avenue de cette souffrance n’est pas nécessairement pathogène. Au contraire, elle
est même considérée comme « normale » en ce sens qu’elle permet souvent au sujet de
mettre à contribution son jugement; de participer activement à l’œuvre et ainsi de
transformer cette souffrance en plaisir. On parlera alors de souffrance créatrice.
200
À l’inverse, lorsqu’il n’y a pas de place laissée au sujet pour apporter sa contribution à
l’amélioration de l’œuvre commune du travail, en l’occurence lorsque les moyens
techniques ne sont pas au rendez-vous pour opérer des transformations utiles, la souffrance
peut alors devenir pathogène. Pour le modèle psychosocial, la souffrance peut être comprise
comme un écart entre les attentes (ou les idéaux) et les impositions révélées par la situation.
En effet, pour Barus-Michel (2004), la souffrance peut être définie comme une perte de
sens, alors que pour Foucart (2003), sociologue, il s’agit d’une rupture du lien de confiance
entre soi, les autres et le monde. Pour Ricoeur (1990b), la souffrance se caractérise plutôt
par une diminution, voire une destruction de la capacité d’agir. Afin d'illustrer de quelle
façon souffrir peut être compris dans cette diminution de la puissance d’agir, l’auteur
propose quatre niveaux d’impuissance, soit : l’impuissance à dire, l’impuissance à faire,
l’impuissance à raconter et finalement l’impuissance à s’estimer soi-même, ce qui fait écho
à la souffrance évoquée par les médecins, dans l’exercice de leur travail, et ayant participé à
cette recherche
La souffrance éthique est une souffrance particulière qui s’enracine profondément à
l’intérieur de conflits de valeurs, personnelles et professionnelles. Comme le décrit Hurst
(2001), lorsqu’on trahit ses propres valeurs, il devient possible de « mourir soi-même », en
quelque sorte. D’où le risque qui guette les médecins. Comme il a été décrit dans les
résultats figurant dans la partie précédente, les trois types de souffrances éthiques vécues
par les médecins rencontrés peuvent se regrouper par : 1) faillir à son serment, 2) avoir le
sentiment de se buter à un mur et 3) de participer au « sale boulot », c'est-à-dire « quand le
sujet parvient à agir contre ou en dépit de son sens moral » (Molinier et al., 2010, p. 16).
Toutefois, ce qui semble chapeauter ces trois types de souffrance éthique est bien le
sentiment de trahison. En fait, les propos recueillis font ressortir que ces médecins ont
l’impression 1) de trahir les patients (et leur entourage), 2) de trahir le travail médical
(établissement dans lequel ils œuvrent, système de santé, profession), mais surtout 3) de se
trahir eux-mêmes. Ce triple sentiment de trahison peut alors conduire à éprouver ce que
nous appelons « une conscience meurtrie ».
201
Ce sentiment de trahison généralisé a alors une incidence majeure à l’égard de l’identité du
médecin. Cette identité, c’est ce qu’ils sont comme médecins, mais c’est également leur
compétence professionnelle qui est en jeu. Une compétence peut être définie comme un
savoir penser et agir. Ainsi, développer une compétence « c’est donc développer la capacité
de mobiliser les savoirs nécessaires à l’action, les comprendre et les faire interagir avec
d’autres savoirs afin d’agir avec justesse et justice dans un contexte déterminé » (Legault &
Université de Sherbrooke. Chaire d'éthique appliquée, 2007, p. 24). Comme nous l’avons
vu, Paul Ricœur considère la souffrance comme une diminution, voire une destruction de la
capacité d’agir. Ainsi, la souffrance éthique pourrait être tributaire de la distance qui se crée
entre savoir, agir et pouvoir agir, entre connaissances et capacité, ce qui atteint directement
le sentiment de compétence du sujet. Comme le précise Christophe Dejours à l’égard de la
souffrance éthique, le sujet découvre qu’il n’est pas maître de ses actions, qu’il est un traître
à lui-même et à ses idéaux.
Selon Joan Tronto, quatre éléments caractérisent l’éthique du care : 1) l’attention, 2) la
responsabilité, 3) la compétence et 4) la capacité de réponse. Dans le contexte médical, la
logique de compréhension de la souffrance éthique devrait correspondre à un ordre
différent, soit : une responsabilité toujours présente, une possibilité d’attention limitée en
raison de la charge de travail, une capacité de réponse (ou une possibilité à agir) diminuée,
voire détruite par les limitations du système, ce qui fait dissonance avec le « savoir agir »
des médecins et induit alors le sentiment de ne pas avoir pu exercer sa compétence de façon
optimale. Comme nous l’avons dit précédemment, la souffrance éthique qui en découle
renvoie au sujet le sentiment d’avoir trahi l’autre (le patient, la famille du patient, la
société) et de s’être trahi lui-même.
Ainsi, ce qui ressort de l’analyse des résultats de cette recherche peut s’illustrer
globalement par un sentiment d’aliénation consécutif d’une triple trahison. Ce sentiment de
trahison, tributaire de l’incapacité à agir, n’est certes pas voulu, désiré ou volontaire. Au
contraire, il est plutôt subi et involontaire et suggère l’aliénation comme piste de
compréhension de la souffrance éthique qui s’y rapporte.
202
5.5 Le recours au concept d’aliénation Nous verrons maintenant de quelle façon l’aliénation, prise au sens d’aliénation du
caractère identitaire de l’activité de travail, est impliquée dans la souffrance éthique. Cette
dernière résulte de dilemmes d’ordre éthique, différents des dilemmes ordinaires, car les
médecins sont portés professionnellement par une éthique de justice et une éthique de
sollicitude. Il apparaît important de souligner, à cette étape de l’analyse, que cette thèse ne
se situe pas dans une épistémologie déterministe. Ce faisant, il n’était pas possible de savoir
à l’avance que nos données allaient donner lieu à une lecture pouvant être liée à de
l’aliénation, du moins selon les concepts élaborés par Melvin Seeman et François Sigaut.
Avoir placé ces éléments théoriques dès le départ aurait indiqué notre intention de les
opérationnaliser, ce qui n’était pas le cas. Toutefois, à la lumière des propos recueillis chez
les participants à la recherche, il est apparu que plusieurs des situations décrites pouvaient
être comprises et illustrées par le concept d’aliénation, qui sera opérationnalisé par les
éléments des deux auteurs précédemment mentionnés.
L’aliénation comporte de multiples définitions et significations. Pour Paul Ricœur, ce mot
est « malade » dû à son « ambigüité proliférante » (Rouart, 2008). Historiquement, il
désigne parfois le sentiment d’étrangeté, parfois le transfert de propriétés. À partir de ces
derniers sens, il est possible de retenir que « le concept d'aliénation repose sur la notion de
dépossession par l'autre, à l'origine souvent d'un sentiment de déperdition d'un bien, perte
d'un autre, ou encore de soi comme autre » (p. 11). Au plan clinique, ou médical, il désigne
également la folie ou divers problèmes mentaux. Il va sans dire que nous ne sommes pas
dans cette éventualité.
Rappelons qu’en psychodynamique du travail, la souffrance est définie comme un espace
de lutte entre le bien-être et la maladie. Ainsi, la souffrance fait partie de ce que la
psychodynamique du travail appelle « la normalité », c'est-à-dire « un compromis entre
souffrance et défenses, qui n'est jamais définitivement acquis et doit constamment être
réajusté et renégocié ». (Dejours, 2008b, p. 18). Comme le précise Molinier (2008), on peut
203
alors parler de « normalité souffrante », à partir du moment où cette souffrance a la
possibilité d’être tolérée et ainsi transformée par le sujet. C’est justement ce qui fera la
différence entre une souffrance créatrice et une souffrance pathogène. Dans ce dernier cas,
si la souffrance ne peut trouver d’avenues de résolution de problème, le sujet mettra en
place des stratégies défensives afin de s’en protéger.
Comme il a été démontré dans le chapitre précédent, les médecins participant à cette
recherche ont laissé voir un fort sentiment d’indignation ou d’exaspération, ce qui laisse
supposer que ces médecins résistent à l’aliénation. En effet, les participants ont clairement
manifesté leur volonté de lever le voile sur des aspects de la pratique médicale actuelle qui
leur paraissent difficilement tolérables. Les médias ont depuis quelques années fait
largement écho à la parole des médecins. On peut alors se questionner sur le fait que les
instances médicales semblent encore hésitantes à reconnaitre l’ampleur des difficultés que
vivent leurs membres, et que certains d’entre eux commencent à dénoncer de façon
individuelle, notamment par la participation à cette recherche. Serait-ce alors une brèche
dans le mur du silence ? On peut supposer que plusieurs médecins ressentent dans leur
santé physique et psychique les contradictions d’un système qui prend du temps à faire une
analyse autocritique pourtant nécessaire.
5.5.1 L’aliénation selon Melvin Seeman et certains autres auteurs Selon Seeman (1959, voir annexe 10 pour plus de détail), l’aliénation se décline en divers
éléments : 1) le sentiment d’impuissance (Powerlessness), 2) le sentiment d’isolement
(Value isolation), 3) le sentiment d’absurdité (Meaningless), 4) le sentiment d’étrangeté ou
de réification (Self-estrangement) et 5) le sentiment d’anomie (Normlessness). Dans la
situation-type 1, les médecins ont décrit à quel point ils ont le sentiment d’être utilisés
comme une chose, ou, en quelque sorte, comme de simples distributeurs de soins. Cela
correspond en fait à ce que Seeman nomme la réification.
Le sentiment d’impuissance est également une des dimensions permettant d’illustrer les
conséquences de l’aliénation. À cet égard, dans la situation-type 2, les médecins ont
largement fait état de situations où ils se sentent totalement impuissants face aux besoins ou
204
demandes des patients. Notons entre autres les difficultés d’accès aux traitements, aux
examens, aux médecins spécialistes, etc. Ils ont également décrit à quel point ils devaient
souvent se battre afin d’obtenir une consultation de leur patient auprès d’un autre médecin
ou un lieu d’examen ou de traitement, etc.
Ainsi, ils se sentent très souvent seuls à devoir se battre, ce qui rejoint la deuxième
dimension proposée par Seeman : l’isolement. Le manque de collaboration de certains
collègues, le manque d’appuis des directions d’établissement, etc., font qu’ils ont
l’impression d’être reclus face à un système dans un combat perpétuel.
Une autre dimension proposée par Seeman se nomme l’absurdité. À ce titre, dans la
situation-type 3, les médecins ont décrit à quel point plusieurs de leurs actes professionnels
leur semblaient parfois ridicules, inappropriés, voire une perte de temps inutile. Notons :
l’obligation fréquente d’avoir à remplir des formulaires (assurances, demandes de
consultation, etc.), le sentiment qu’ils éprouvent à devoir défendre un système qu’ils
désapprouvent eux-mêmes, et cela face aux patients, aux familles, etc. Cela les amène
régulièrement à un questionnement de leur pratique médicale, à leur identité même comme
médecin au sein de ce système de santé qui semble les utiliser pour autre chose que ce pour
quoi ils ont été formés. C’est alors qu’ils vont dire : mais qui suis-je comme médecin
maintenant ? Un simple prescripteur de pilules ? Un générateur de coûts indésirables pour
le système de santé ? Ce sentiment s’accentue encore lorsqu’ils décrivent les obligations,
qu’ils considèrent nettement exagérées, de devoir faire des activités médicales particulières
(AMP) pendant 15 – 20 ans, de devoir obligatoirement répondre à une demande de
remplacement dans une unité d’urgence d’un hôpital d’une autre ville qu’ils ne connaissent
même pas, etc.
Une autre dimension, décrite cette fois par Rouart (2008), se nomme la différence
culturelle. Sur ce point, les médecins ont décrit à quel point ils ont l’impression que les
demandes qui leur sont expressément et légalement adressées ne seraient jamais acceptées
dans d’autres types de profession : les déplacements obligatoires, les nuits de gardes à
répondre au téléphone où à se déplacer à l’hôpital, etc. Au final, ce que Seeman nomme
205
l’anomie, et qui pourrait se traduire comme la dérive d’une norme, semble correspondre à
la collaboration imposée de la situation-type 3.
Souscrivant également du côté de la théorie de l’aliénation, Rouart (2008) a décrit quatre
mécanismes généralement impliqués repris ici en toile de fond. Ainsi, l’aliénation 1)
retourne le sujet contre lui-même (ex. : symptômes morbides, désir de suicide, etc.), 2)
engendre le besoin de satisfactions compensatoires (substituts), 3) peut s’étendre en dehors
du domaine d’origine, jusqu’à contaminer d’autres sphères de la vie et 4) va entrainer ceux
qui se sentent privés de tout pouvoir à fuir le contact avec le monde, la communication avec
autrui y est en effet impossible (p. 15). Stress, détresse psychologique, recours aux
substances psychoactives, qui ont abondamment été documentés par la recherche et qui
confirment les liens entre ces symptômes et le contexte de travail.
Reprenant l’analyse de Marx, et pour prendre conscience de la séparation entre le travail
(l’acte médical) et l’existence de soi comme sujet de l’acte pouvoir, Quiniou (2006)
rappelle trois sens donnés à l’aliénation : l’aliénation par rapport au « produit du travail »,
où l’objet du travail devient une puissance indépendante du producteur; l’aliénation par
rapport aux « moyens du travail », où le travail se retrouve « juridiquement » à l’extérieur
de l’ouvrier; et l’aliénation qui concerne « l’activité de travail elle-même », où l’ouvrier
effectue un travail forcé, contraint, non-volontaire. Ainsi, le travail aliéné peut se définir
par « l’activité qui est passivité, la force qui est impuissance » (Marx dans Quiniou, 2006,
p. 73). Au sens donné par Marx, Quiniou ajoute un quatrième sens, c'est-à-dire l’aliénation
de « l’essence générique de l’homme ». Ainsi, contrairement à Marx qui conçoit la nature
de l’homme par un contenu anthropologique naturel (facultés, dispositions, qualités,
motivations) lui permettant alors de définir l’homme par « des rapports » à trois niveaux,
Quiniou ajoute que l’être humain est 1) un être objectif, en rapport avec une nature
extérieure, 2) dans une relation qui n’est pas passive, mais active (passant par la production
d’objet) et 3) un être relationnel, en rapport avec d’autres hommes. De cette façon, il en
ressort que l’aliénation « n’est que le devenir-autre de ces rapports par rapport à ce qu’ils
pourraient être dans d’autres conditions socio-historiques » (p. 76). Ainsi, l’auteur présente
« l’aliénation de l’individualité » où est dit aliéné « un individu dont les potentialités ne
206
sont pas actualisées du fait des conditions sociales dans lesquelles il vit, qui est donc autre
que ce qu’il pourrait être (ou aurait pu être) dans une autre situation socio-économique, qui
l’ignore, voire le désire » (p. 79). Se pose alors le problème de la conscience qui apparaît
essentiel dans le vécu de la souffrance impliquée dans l’aliénation. Un sujet peut être aliéné
et ne pas souffrir, c’est précisément ici ce qui distique la théorie de la souffrance de la
théorie de l’aliénation. « La souffrance est par définition consciente, elle est malheur qui se
vit subjectivement comme tel ; le malheur indiqué par l’aliénation est, lui, en quelque sorte
un malheur objectif, à qui manque l’élément de conscience de soi » (p. 84).
207
5.5.2 L’aliénation selon le triangle de Sigaut En ce qui concerne la psychodynamique du travail, celle-ci s’est appuyée sur le triangle de
Sigaut afin de dépasser le modèle de Seeman qui s’inscrit davantage dans une vision et une
conceptualisation sociologique. François Sigaut (1990, 1993, 2004) a décrit trois types
d’aliénation (mentale, sociale et culturelle) qui impliquent une rupture du lien avec le réel.
Dans le premier cas, l’ego est coupé à la fois du réel et de la reconnaissance des autres.
Cette forme d’aliénation est bien connue sous le nom d’aliénation mentale (Figure 1).
Victime de décompensation, l’individu se retrouve bien souvent à l’institution
psychiatrique. Ce type d’aliénation pourrait être le cas d’un sujet qui décompenserait à la
suite d’un type de harcèlement très grave, par exemple dans un cas qui donnerait lieu à une
tuerie. Il faut toutefois préciser que ce lien n’est pas un absolu, de telle sorte qu’un tel
événement n’occasionne pas nécessairement une décompensation. Il s’agit d’une réaction
individuelle qui réfère à la façon dont est vécu l’acte traumatique. Cette forme d’aliénation
ne sera pas traitée dans le présent travail, bien qu’elle ne soit pas à négliger comme
conséquence possible de la souffrance, au contraire.
Réel
Ego Autrui
Figure 1 : Aliénation mentale
208
Le deuxième type d’aliénation correspond à une situation où l’individu conserve un lien
authentique avec le réel, mais ce lien n’est pas reconnu par autrui (Figure 2). C’est à ce
moment que l’individu, isolé, peut se demander si sa perception de la réalité est fondée ou
erronée. « C’est évidemment le cas du génie méconnu, mais c’est aussi une situation assez
fréquente dans la vie ordinaire et notamment dans les milieux de travail » (Dejours,
Dessors, & Molinier, 1994, p. 4). Sigaut appelle cette crise identitaire l’aliénation sociale.
Par exemple, l’individu témoin ou victime d’injustice en milieu de travail et qui la dénonce,
tout en n’étant pas reconnu par les autres salariés, se retrouve bien souvent seul à défendre
sa position. Malgré le fait que son jugement puisse être très lucide et réaliste face à un
constat, s’il demeure solitaire dans son point de vue, il risque la marginalisation et la
souffrance. Cette forme d’aliénation est d’un intérêt premier pour la psychodynamique du
travail.
Réel
Ego Autrui
Figure 2 : Aliénation sociale
L’individu qui ne partage pas l’opinion du groupe, les mêmes croyances ou façons de faire,
mais qui conserve un lien avec le réel, nonobstant le fait qu’il est privé de la reconnaissance
des autres, est vite plongé dans la marginalisation. « C’est la solitude qui le déstabilise et le
fait douter de sa raison même et crée en fin de compte la faille psychopathologique :
209
l’atteinte de son identité » (Valette, 2002, p. 77). Son isolement contribue davantage à
l’exclure du groupe et sa réaction, souvent de révolte et d’expression d’incompréhension,
ne fait que confirmer les raisons qui font que le groupe l’exclut.
Le mouvement d’indignation et de révolte naissant chez le sujet, au lieu de créer chez les
autres l’émotion et la mobilisation collective et solidaire isole encore davantage le sujet. La
passivité, l’indifférence et l’inertie des collègues probablement en rapport, précisément,
avec leur soumission à la domination symbolique (défense psychologique) « exaspèrent
encore plus le sujet. … Lorsqu’il commence à avoir des comportements étranges ou
agressifs, il est non seulement isolé des autres, mais il est stigmatisé comme un malade »
(Valette, 2000, p. 219).
Il s’avère donc très difficile pour le sujet qui désire contester certaines pratiques de gestion
de pouvoir le faire. Non seulement il se retrouve seul à débattre ses idées face à ses
supérieurs, mais il se voit également exclu du groupe qui le marginalise, ce qui ne fait
qu’augmenter son aliénation. Il y a donc très peu de place, comme nous verrons plus loin,
pour l’audace et la hardiesse dans de tels contextes.
En lien avec ce type d’aliénation, les médecins rencontrés ont fait état du sentiment qu’ils
éprouvent de participer à un « sale boulot » (situation-type 3 : une collaboration imposée).
Ainsi, par le fait d’obtempérer et de participer à un système inopérant qu’ils déplorent, ils
conservent le lien avec le réel, mais ont le sentiment de tromper leurs patients, leurs
familles et même la société. De plus, la situation-type 1 (l’étau qui se resserre) implique
également pour les médecins une rupture du lien avec le social. En effet, le sentiment qu’ils
éprouvent de « faillir à leur serment » devient pour eux une trahison de l’autre (patients,
famille, société).
Le troisième et dernier type d’aliénation implique la perte du rapport de ego et autrui avec
le réel, mais ego et autrui gardent le contact entre eux, ce que Sigaut appelle l’aliénation
culturelle (Figure 3). On peut penser aux sectes ou tout groupe d’individus qui perdent le
lien commun avec ce qui correspond à la réalité d’un plus grand nombre. Cette aliénation,
par la perte de contact du groupe avec la réalité, implique la marginalisation de ceux qui
210
n’en font pas partie. « Ici il s’agit d’une aliénation qui passe par les idéologies défensives
de sorte que le travailleur finit par confondre avec ses désirs propres l’injonction
organisationnelle qui a pris la place de son libre arbitre » (Dejours, 1993c, p. 171). C’est ce
type d’aliénation qui survient lorsque les salariés élaborent des mécanismes de défense
collectifs afin de contrer une souffrance provenant de différents modes de gestion
pathogènes. À titre d’exemple, lorsque l’organisation incite les travailleurs à produire
davantage, une idéologie commune prend place afin de justifier la demande et ainsi contrer
la souffrance provenant de cette injonction. C’est alors qu’il est possible d’entendre un
discours adaptatif tel : « c’est une nécessité économique ». Ou encore : « si l’organisation
ne ‘presse pas le citron’ nous serons tous pénalisés par une fermeture ». Ce qui est
important de distinguer est que dans le cas de l’aliénation culturelle, le groupe entretient
des croyances qui ne sont pas nécessairement fondées ou véridiques, mais qui ont pour but
de les protéger face à une souffrance commune.
Réel
Ego Autrui
Figure 3 : Aliénation culturelle
211
La question que pose Dejours et la psychodynamique du travail (1980, 1993c, 1998) est:
comment font les salariés pour « résister » à l’aliénation et rester « normaux » ? Il affirme
alors que c’est par l’élaboration de stratégies défensives que les travailleurs arrivent à
supporter ce qui, en premier lieu, serait trop difficile à accepter; dans certains cas à
banaliser la souffrance et le mal.
Pour les médecins rencontrés, ce type d’aliénation est illustré tout particulièrement dans la
situation-type 2 (une bataille perpétuelle). Ainsi, lorsqu’ils ont le sentiment de « se buter à
un mur », ils conservent un lien authentique avec autrui (patients, familles, société), mais se
sentent coupés du réel du travail qui ne leur permet pas d’agir d’une façon qui corresponde
à ce qu’ils considèrent être une bonne pratique médicale.
En somme, en reprenant les éléments compris dans le triangle de Sigault (1990), la
psychodynamique du travail (Dejours, 2008b, p. 235), permet de comprendre le sujet en
lien avec 1) le réel (ce qui comprend le travail) et 2) autrui (ce qui comprend les patients,
les familles des patients, la société). Il est alors possible d’illustrer de quelle façon la
dynamique prend forme et contribue, en quelque sorte, à une « coupure » possible entre :
1) Ego (soi) : le sujet comme médecin et comme être humain (sujet social)
2) Autrui (l’autre) : les patients, les familles, la société
3) Le réel (le monde extérieur) : le travail, la profession médicale, le système de santé
Or, cette dynamique est fragile et peut éventuellement mener à divers sentiments de
trahison, évoqués précédemment. Sur l’axe Ego-Réel, l'engagement des médecins s’inscrit
dans le serment pris envers la profession médicale. Avant même de débuter leur pratique
professionnelle, ils se sont engagés solennellement (serment d’Hippocrate) à toujours prêter
assistance aux autres dans le besoin, au meilleur de leur connaissance, et cela sans égard au
statut de classe, de prestige ou aux caractéristiques personnelles de l’autre. Il s’agit alors
212
d’une responsabilité découlant de la profession médicale. Lorsqu’ils ne peuvent exercer
leur métier en raison de contraintes organisationnelles « déstructurantes » rencontrées ou
des limitations inacceptables du système, ils ont alors l’impression de trahir cet engagement
et ainsi d’aller à l’encontre de ce pour quoi ils ont été formés.
Sur l’axe Ego-Autrui, les médecins éprouvent un engagement non seulement envers le
patient, mais également envers sa famille et même envers toute la société. Lorsque ces
médecins, malgré une bataille perpétuelle, ne peuvent donner les soins qu’ils considèrent
légitimes, raisonnables et souhaitables, ils ont l’impression d’abandonner ce patient, sa
famille et l’ensemble de la société. Qui plus est, lorsqu’ils se sentent « forcés » de défendre
un système de santé qu’ils jugent eux-mêmes déficient, irrespectueux et totalement
inadéquat, ils ont l’impression de participer activement à une tromperie et à une duperie.
Ainsi, c’est un peu comme s’ils devenaient les agents d’une « fraude » ignorée et banalisée
en soutenant les fausses promesses de soins que le système de santé fait miroiter à
l’ensemble de la société, sans les remplir.
Comme troisième et dernier élément de la trahison ressentie, l’axe Soi-Soi apparaît comme
étant ce qui est le plus souffrant et pénible pour les médecins. S’ils ont choisi de faire une
carrière en médecine, c’est bien souvent parce qu’ils éprouvaient un désir sincère d’aider et
de dispenser des soins aux individus dans le besoin. De plus, la réussite de leurs études a
été le fruit d’efforts considérables et d’une persévérance qui témoigne de caractéristiques
personnelles marquées par un désir d’excellence. Ainsi, lorsqu’ils se résignent à traiter leurs
patients dans des conditions qu’ils considèrent anormales (délais inacceptables, manque
d’accès aux examens ou aux interventions médicales), lorsqu’ils considèrent que leur
travail est exécuté de façon minimale afin de satisfaire le volume de cas à traiter, lorsqu’ils
se font explicitement demander de « libérer » des patients d’une unité de soins, car d’autres
patients doivent y faire leur entrée, ou encore lorsqu’ils doivent refuser de voir des patients,
car la charge de travail est trop importante, ils ont alors le sentiment de se trahir eux-
mêmes, à la fois comme médecins, mais également comme être humain ou comme sujet
social, et en plus de participer à un « sale boulot », étant plus près des intérêts économiques
que des considérations humaines.
213
Les médecins sont alors confrontés à divers conflits de rationalité. En effet, leur capacité
d’agir selon un but visé, d’être en quelque sorte « utiles » et de parvenir à effectuer le
travail pour lequel ils ont été formés (rationalité instrumentale) est confronté bien souvent
avec le rapport qu’ils entretiennent avec les patients, les familles des patients et la société
de façon générale (rationalité sociale), tout particulièrement lorsqu’ils ne parviennent pas à
prodiguer les soins qu’ils considèrent souhaitables et adéquats. Ce qui apparaît souvent le
plus pénible, du moins à travers les propos des participants à cette recherche, c’est lorsque
ces rationalités s’opposent au sentiment d’accomplissement de soi (rationalité subjective),
et lorsqu’ils ont l’impression de ne pas avoir agi au meilleur de leurs connaissances, à titre
de professionnels de la santé : qu’ils ont l’impression d’agir à l’encontre de ce qu’ils
considèrent comme des traitements « justes » ou, pis encore, lorsqu’ils ont le sentiment
d’agir en participant et en contribuant à la reproduction de ce qu’ils réprouvent.
5.6 L’éthique de la critique Dans le contexte de travail décrit par les médecins rencontrés, l’éthique de la critique (L.
Langlois, 2008; L. Langlois et al., 2005) pratiquée au grand jour est difficilement
envisageable. De par le manque de temps, d’espace, mais également de par les tabous et le
silence que ressentent ces médecins, dénoncer ce qui ne va pas dans ce système et qui
entrave la découverte d’éléments qui pourraient contribuer à l’amélioration et au
développement de pratiques plus convenables, à la fois pour leurs patients, mais également
pour eux-mêmes, est presque impossible. En fait, cette recherche était pour eux un lieu où
exercer, de façon anonyme, cette forme d’éthique.
Or, pour que la situation change, il faudrait que la prise de parole soit entendue. Comme le
mentionne Carpentier-Roy (2006), « La parole est centrale dans la question de l'éthique et
de la subjectivité, une parole collective, libre, partagée, qui peut permettre de conjuguer, au
sein de rapports éthiques, les rationalités instrumentales, sociales et subjectives » (p. 14).
Bien que les médecins participant à la recherche adoptent une position d’éthique de la
critique dans le cadre de cette recherche, il semble qu’il y ait bien peu de place au quotidien
pour dénoncer ces situations. Ces médecins ont largement fait état de ce qu’ils considèrent
214
comme des non-sens, voire des absurdités, dans le cadre de la pratique médicale, mais ils le
font sur une base individuelle. Il faut toutefois noter que depuis les cinq dernières années,
une place de plus en plus grande leur est laissée afin de faire part de ces situations, tout
particulièrement dans les médias. Cette ouverture semble s’expliquer par les dernières
statistiques qui ont fait état des problèmes de santé mentale que vivent les médecins.
Toutefois, il demeure que dans les contextes précis de la pratique médicale, plusieurs
tabous persistent et la place à la parole, que ce soit par manque de temps ou par déni, n’est
non seulement pas au rendez-vous, mais semble souvent empêchée. Ces médecins avaient
le désir d’en témoigner, ce que leur a permis la participation à cette recherche. Pour eux, il
s’agissait là d’une opportunité de dénoncer ces situations, ce qui ne leur est souvent pas
possible au quotidien.
La psychodynamique du travail s’inscrit justement dans cette posture qui souligne en
premier lieu l’importance de la parole et des lieux d’échange afin de « dire » ce qui fait
souffrir. De cette façon, le sujet voit bien souvent qu’il n’est pas seul dans cette situation,
et, lorsque reconnues de façon commune, ces pénibilités reliées au travail ont alors une
chance d’être transformées, tout particulièrement par l’intervention sur l’organisation du
travail, et ainsi éviter de se retrouver potentiellement dans les divers éléments d’aliénation
précédemment illustrés.
215
Conclusion Comme nous l’avons vu dans cette recherche, l’état de la situation de la santé mentale des
médecins est préoccupant à plusieurs égards. En effet, les études relevées montrent une
prévalence de problèmes de santé mentale au travail, et cela au Québec tout comme à
travers le monde. Plus précisément, la pratique médicale actuelle donne lieu à plusieurs
éléments de pénibilité, de fatigue et de stress. En effet, les taux de sentiments dépressifs et
d’épuisement professionnel se révèlent non seulement importants, mais alarmants. Ces
données sont d’ailleurs corroborées par les statistiques fournies par différents programmes
d’aide aux médecins, dont le Programme d’aide aux médecins du Québec (PAMQ). Le
paroxysme de cette souffrance se dévoile par un taux de suicide significativement plus
élevé chez les médecins que dans la population en général. Comment peut-on comprendre
une telle détresse ? Charge de travail trop lourde ? Horaires chargés ? Poids des
responsabilités ? Tous ces facteurs sont en effet pertinents afin d’expliquer en partie les
problèmes rencontrés.
Certaines recherches qui ont porté spécifiquement sur la souffrance des médecins ont
apporté un éclairage notable quant à la compréhension de ce qui peut expliquer les
difficultés rencontrées. Entre autres, la thèse de Pierre Canouï illustre un critère
d’épuisement professionnel spécifique et touchant tout particulièrement la profession
médicale. Il retient « la pathologie de la relation d’aide » qui serait propre au travail des
soignants. Lorsque la relation « tombe malade », survient le burnout. Pour sa part,
Madeleine Estryn-Béhar insiste davantage sur certaines caractéristiques ou plutôt certaines
qualités du médecin qui font en sorte que ce dernier parvient à réussir ses études, à obtenir
son diplôme et à persévérer dans la pratique, mais elles contribuent également aux facteurs
de risque de dépression. Ces « qualités » sont : le sacrifice personnel, la persévérance, la
compétitivité, le déni des sentiments, etc. Miller & McGowen (2000) présentent également
certains facteurs de risques personnalisés associés au travail de médecins pouvant
constituer des zones de vulnérabilité : problèmes personnels (abus de substances,
problèmes conjugaux), traits psychologiques, culture médicale, etc. Les femmes médecins
216
pourraient également avoir des risques spécifiques, principalement en lien avec les rôles
familiaux dans lesquels elles sont souvent plus impliquées. Pour Vannotti (2006), la
souffrance des médecins pourrait tout particulièrement s’expliquer par la charge de travail,
le manque de temps et les grandes exigences de la profession, éléments qui les conduiraient
à un certain isolement social et à l’abandon d’autres responsabilités que la vie leur assigne.
De plus, la crainte de l’erreur de même que le traumatisme de la mort, souvent vécus
comme un échec du traitement, pèseraient lourd sur la souffrance au quotidien. En fait, tous
ces éléments contribueraient à créer une distance entre les attentes (des patients, des
familles, du médecin) et l’impossibilité pour les médecins d’y répondre. Face à cet écart, et
habitués à s’occuper prioritairement des autres, plusieurs ressentent un sentiment de
désenchantement et de tristesse pouvant contribuer à diverses atteintes à leur santé.
En dépit de ces données d’études, il nous semblait qu’une souffrance d’une telle
importance relevait d’une dynamique différente et en partie tributaire d’un rapport profond
et particulier qui unit les médecins à leur pratique professionnelle. C’est ainsi que s’est mis
en place le désir de mieux comprendre en quoi le travail des médecins pouvait mener à une
telle désolation.
Le choix du modèle théorique et conceptuel de la psychodynamique du travail (Dejours,
2008b) s’explique par le fait qu’il permet de « sortir » de la piste des facteurs de risque et
d’analyser les dilemmes que vivent les médecins en référence aux écarts entre le travail
prescrit et le travail effectif. De plus, le concept de la souffrance est central dans l’analyse
et la compréhension du rapport des sujets au travail. Ainsi, pour la psychodynamique du
travail, la souffrance est un état intermédiaire entre les états de santé et de maladies.
L’avenue du plaisir et de la souffrance (créatrice ou pathogène) peut être porteuse pour
comprendre et analyser le développement de l’identité.
Tous les médecins ayant participé à la recherche ont fait part du plaisir qu’ils continuent
d’éprouver à pratiquer la médecine, en dépit des éléments de pénibilité. Que ce soit par
l’aide prodiguée aux patients, et la gratitude manifestée, par le développement des
connaissances propres à la recherche, par la formation dispensée aux étudiants, leur travail
demeure une importante source de satisfaction. Le rapport au travail des médecins
217
contribue grandement à leur sentiment d’accomplissement personnel et professionnel,
comme le stipule la première prémisse de la psychodynamique du travail, soit le sujet en
quête d’accomplissement. Également, la reconnaissance témoignée par des personnes au
sein de leur pratique demeure une source majeure de plaisir, ce qui correspond à la
troisième prémisse de la psychodynamique du travail, soit le nécessaire jugement de
l’autre. À ce titre, la reconnaissance des patients, de leur famille immédiate et des étudiants
(ou par celui des résidentes et résidents) est apparue centrale dans l’obtention de cette
reconnaissance (jugement d’utilité). À d’autres moments, la reconnaissance provenant de
collègues médecins (jugement de beauté), leur faisant part de la qualité du travail effectué,
a également contribué au plaisir d’exercer cette profession et au sentiment d’avoir apporté
quelque chose de positif à ce type de travail.
Or, en psychodynamique du travail, l’on sait que c’est de la perte ou de l’absence du plaisir
que peut naître la souffrance. Dans cette situation, des stratégies défensives peuvent être
érigées contre cette souffrance. La mise en place de ces stratégies peut sembler bénéfique à
court terme pour la personne, mais elles vont plutôt se retourner contre elle et se
transformer en maladie (Dejours, 2008b, 2009a) lorsque la réalité est trop contraignante.
C’est ainsi que certaines atteintes à la santé mentale deviennent possibles. Une limite de
cette thèse est qu’elle ne permet pas d’identifier spécifiquement les stratégies défensives, ce
qui demanderait une intersubjectivité. Cependant, elle permet une meilleure compréhension
des avenues possibles de la souffrance éthique chez les médecins.
Après avoir apporté certaines précisions et distinctions entre les concepts de morale et
d’éthique, certaines formes d’éthique appliquée ont été présentées, soit : la bioéthique,
l’éthique clinique, l’éthique de la science et de la technologie, l’éthique des affaires et
finalement l’éthique sociale. Nous avons vu quelles étaient les implications de ces
domaines d’éthiques appliquées pour les médecins. La particularité des dilemmes abordés
dans le cadre de cette thèse est qu’ils sont qualifiés d’éthiques, ce qui implique la
confrontation de certaines valeurs, à la différence de dilemmes nommés « ordinaires ».
Ainsi, la définition de dilemme éthique qui a été retenue se rapporte à un conflit de valeurs
218
(professionnelles, sociales ou personnelles) où le sujet est contraint à porter une évaluation
et à prendre une décision en fonction de la valeur qui lui semble la plus fondamentale.
La référence à trois perspectives éthiques, comprenant des valeurs qui leur sont propres, a
permis d’illustrer certaines de ces valeurs qui s’affrontent au quotidien dans le travail des
médecins : 1) l’éthique de la justice, basée sur l’équité, l’impartialité et l’autonomie, 2)
l’éthique de la sollicitude, basée sur le bien-être des personnes et des relations et 3)
l’éthique de la critique, basée sur les droits humains et la transparence, et une réalité faite
de contingences et de compromis souvent coûteux au plan psychique. Certains conflits
peuvent alors s’installer entre le désir de pratiquer une médecine intègre et équitable pour
tous, d’agir avec altruisme et compassion face aux besoins et à la souffrance des patients,
tout en conservant une attitude d’honnêteté, de limpidité et de respect des personnes, dans
un contexte où la pratique médicale est souvent déterminée par des manques de ressources,
ce qui conduit parfois à des dilemmes éprouvants. La question de recherche était justement
de comprendre comment la confrontation à des dilemmes pouvait être à l’origine d’une
souffrance (qualifié d’éthique) chez les médecins ainsi que les façons dont cette souffrance
s’exprimait. La définition de la souffrance éthique retenue fut celle-ci :
Une souffrance éthique est ressentie par une personne à qui on demande d’agir en opposition avec ses valeurs professionnelles, sociales ou personnelles. Le conflit de valeurs peut venir de ce que le but du travail ou ses effets secondaires heurtent les convictions du travailleur, ou bien du fait qu’il doit travailler d’une façon non conforme à sa conscience professionnelle. (Askenazy et al., 2011, p. 15)
Pour ce faire, trois objectifs de recherche ont été poursuivis : 1) décrire des situations-types
où les médecins se retrouvent confrontés à des dilemmes d’ordre éthique, 2) identifier quels
sont les conflits de valeurs en présence et 3) détecter quels sont les « agirs »15 mis en place
par les médecins pour poursuivre leur travail.
15 « Agir, c’est adapter des moyens en vue d’une fin » (Godin, 2004, p. 45).
219
Afin de répondre à ces interrogations, la méthode qualitative sélectionnée, en passant par
l’approche narrative, devait s’appuyer sur la subjectivité et sur l’expérience des personnes,
et cela par le recours à la parole, à l’expérience et au sens du travail qu’en donnent les
participants. Ainsi, des entretiens individuels ont été réalisés auprès de vingt médecins
pratiquant au Québec. Au cours de chacun de ces entretiens, quatre thèmes furent abordés
afin d’amener ces participants à raconter leur expérience professionnelle : 1) des situations-
types où le médecin a été ou est présentement confronté à des dilemmes éthiques
(exemple : choix difficiles à faire, des décisions pénibles à prendre, etc.), 2) des écarts
entre : a) ce que la profession médicale demande pour bien exercer son métier (exemple: les
normes de bonne pratique, le code de déontologie, etc.), b) ce que la réalité lui permet
concrètement de réaliser, compte tenu des limites imposées par la réalité de son travail
(exemple: traiter dans des délais déraisonnables, opérer seulement deux avant-midi par
semaine, etc.) et c) ce que le médecin considère souhaitable afin de bien exercer son travail
et pour le bien-être de ses patients (exemple: soigner les patients dans la dignité, prendre le
temps nécessaire afin de bien expliquer au patient les implications de tel ou tel traitement,
etc.), 3) des comportements ou conduites que le médecin a mis en place afin de poursuivre
son travail (compte tenu des écarts constatés et des dilemmes auxquels il est confronté) et
4) des répercussions psychologiques possibles sur le plan de la santé mentale au travail
(exemple: stress, détresse, dépression, épuisement professionnel, surconsommation
d’alcool, de médicaments ou de drogue, trouble obsessionnel compulsif, etc.).
Étant donné l’impossibilité de réunir les participants de cette étude pour leur offrir une
restitution des analyses (vu l’anonymat du processus), une rencontre avec un groupe de
médecins-conseils a eu lieu afin de présenter à des membres de la profession les résultats
préliminaires de la recherche. L’objectif n’était pas tant de recevoir une validation, mais
bien plutôt de s’assurer que la compréhension du chercheur correspondait à ce qu’ils
connaissaient et reconnaissaient dans le cadre de leur pratique, en tant que médecins qui
rencontrent d’autres médecins vivant des difficultés dans l’exercice de leur travail.
Les résultats de la recherche font état de trois situations-types qui se produisent
fréquemment dans le travail des médecins quant à la nature du malaise ressenti dans
220
l’exercice de leurs fonctions et qui se traduisent de façon métaphorique par : 1) un étau qui
se resserre sur eux, 2) une bataille perpétuelle contre un système et 3) une collaboration
imposée qu’ils désapprouvent.
La première situation-type, « l’étau qui se resserre », fait état de contextes qui placent
les médecins dans une position où ils se retrouvent souvent coincés entre des ordres de
réalités qui apparaissent difficilement conciliables. Le nombre grandissant de demandes, les
pressions, le manque de temps, jumelés aux procédures et à la bureaucratie omniprésente,
en plus du manque de ressources, viennent souvent empêcher les médecins d’agir
humainement, comme ils le jugeraient nécessaire, et ainsi prodiguer les soins adéquats à
leurs patients. Sur le plan organisationnel se dégage une accentuation des contraintes
marquée par une augmentation des délais d’accès aux examens complémentaires et aux
traitements, des difficultés à référer à d’autres médecins, une augmentation des exigences
bureaucratiques et un empiètement sur le temps du « vrai » travail. Sur le plan humain, ce
sont principalement les pressions de l’entourage (patients, familles, pairs) qui pèsent
lourdement. Une augmentation des demandes de toutes sortes, une difficile coopération
entre collègues de travail et des divergences d’opinions s’ensuivent lorsque les patients se
comportent en consommateurs et que le système presse de toutes parts. Il en résulte pour
les médecins un sentiment de marchandisation de leurs services médicaux, accompagné
d’une crainte de l’erreur et de poursuites éventuelles s’ils ont le malheur de ne pas
diagnostiquer adéquatement une pathologie. Une plainte déposée contre eux serait souvent
catastrophique à leurs yeux. Le dilemme éthique est alors de devoir trancher entre la
quantité de travail (nombre de consultations, ensemble des traitements réalisés, etc.), et la
qualité des soins (investigation plus approfondie, prise du temps nécessaire, etc.). Les
valeurs en cause sont : la responsabilité compromise versus un contexte où la négligence
(voire la maltraitance) devient possible, et où le devoir serait écorché par le temps
manquant. Ainsi, agir en fonction d’avoir à répondre à une quantité de travail croissante
contrevient à certaines valeurs de devoir et de responsabilité (travail bien fait selon une
éthique de justice).
221
L’intensification du travail entrerait en conflit avec des valeurs de bienveillance et de
services à l’égard des patients (éthique de sollicitude). Les modes régulatoires, compris
comme des règles qui guident les conduites, proviennent principalement de
l’hétérorégulation16 qui est à la fois présente par les règles déontologiques qui encadrent la
profession, mais également par des injonctions imposées où les médecins doivent composer
avec des demandes organisationnelles et des contraintes qu’ils ont à subir (traiter
rapidement, libérer des lits pour faire de la place, etc.). L’hétérorégulation peut être vécue
comme une double contrainte, où des injonctions contradictoires leur apparaissent fort
pénibles. Ils ont à suivre le code de déontologie, les normes de bonne pratique dictées par
les instances professionnelles qui chapeautent la médecine, mais également certaines
prescriptions institutionnelles qui mettent de la pression afin de sauver des coûts, de
rencontrer des quotas de performance, etc. L’autorégulation17 est en quelque sorte piégée,
car, bien qu’on leur demande de décider des traitements à exécuter, ils demeurent
responsables de leurs décisions et tout manquement peut être sanctionné. Dans ce contexte,
la corégulation18 est difficile, car les collègues se retrouvent dans la même situation qu’eux
et comme ils manquent déjà de temps, il est alors difficile de trouver des lieux d’échange
afin de convenir de procédures ou de règles plus éthiques qui permettraient d’améliorer ces
situations. De cette façon, l’agir des médecins se rapporte au fait de « subir, céder,
concéder », ou encore obéir aux injonctions. Au final, la souffrance éthique se résume par
un sentiment de faillir à son serment. Le verbe « faillir », dans ce cas-ci, fait écho à une
situation où la personne concernée « ne peut pas faire » ce que l’on attend d’elle au plan
professionnel. En quelque sorte, imaginer ce type de situation, et ne pas être capable
d’apporter le meilleur à son patient ou pis encore, être contraint de constater que tout n’a
pas été fait au mieux pour le bien-être du patient, est source d’une souffrance éthique.
L’étau qui se resserre peut être comparé au « serment d’Hippocrate », qui dans ce cas se
transforme en « serrement » d’Hippocrate.
16 Hétérorégulation : « Découle d’un ensemble de règles imposées par l’extérieur, lesquelles s’inscrivent dans une vision de contrôle et ont un caractère contraignant » (L. Langlois et al., 2011, p. 126). 17 Autorégulation : « Désigne les règles, les principes et les valeurs que nous décidons d’appliquer de façon autonome et libre » (L. Langlois et al., 2011, p. 129). 18 Corégulation : « Vise à élaborer, avec l’aide d’un autre groupe, notamment, des règles, des normes et des valeurs qui agiront de manière à mobiliser et à solidariser les individus » (L. Langlois et al., 2011, p. 130).
222
La deuxième situation-type nommée « une bataille perpétuelle » fait état de contextes
où les médecins se retrouvent dans une position de combattants de première ligne, au front
dirons-nous, c'est-à-dire dans une position où ils doivent faire face à la réalité, exécuter des
ordres qui viennent d’en haut et se débrouiller, souvent seuls, pour les réaliser. Des
difficultés d’accès aux ressources, la nécessité de devoir sans cesse user de stratégies et de
ruses tout en respectant ses obligations légales, tiennent souvent lieu de contexte
organisationnel, en même temps que sur le plan humain les médecins essuient des refus au
quotidien de la part de collègues, et de la part des institutions (disponibilités matérielles,
etc.). En conséquence, un sentiment d’isolement les guette et pourrait se traduire en
pathologies de la solitude. En effet, ces médecins ont le sentiment de se buter constamment
à un mur. Le dilemme éthique est alors de devoir se démener seul contre un système et
contre tout un chacun ou bien renoncer à se battre. Les valeurs en présence sont le souci de
l’autre (l’empathie, la compassion) qui est confronté au travail dévié (c'est-à-dire
l’obligation de respecter des règles édictées par une bureaucratie éloignée de la réalité, au
détriment souvent du travail médical : le « vrai » travail). Ainsi, s’ils font tout en leur
pouvoir pour traiter leurs patients, la valeur qui est impliquée se rapportant à l’empathie et à
la compassion à l’égard de ces personnes (éthique de sollicitude) est en conflit avec leur
éthique de la justice lorsqu’ils ne parviennent pas à effectuer les soins qui leur semblent
appropriés. Le constat de patients qui ne reçoivent pas leurs soins, ou pis encore qui
décèdent, est vécu de façon fort pénible. Pour les médecins rencontrés, il s’agit d’un échec
du système où on leur renvoie la responsabilité de ce qui n’a pas fonctionné. Ils éprouvent
alors le sentiment qu’une injustice est commise à l’égard de leurs patients, mais également
à leur égard, car ils se sentent comme un instrument de cette injustice. En effet, l’autonomie
dont ils sont censés bénéficier, sans les moyens, les piège dans des décisions discutables
lorsqu’ils sont obligés d’obtempérer à des directives où la pensée comptable prédomine.
L’hétérorégulation (imposition de règles dans les faits) consiste le plus souvent à devoir
obtempérer à des prescriptions de rendement, de performance ou d’efficience (faire plus
avec moins), malgré le fait qu’elles soient jugées déraisonnables au regard d’une pratique
médicale plus humaine. De plus, les exigences de formations médicales qui leur sont
demandées sont considérées irréalistes compte tenu du manque de temps qu’ils vivent au
223
quotidien. Ici également, on leur demande de s’autoréguler, mais tout en demeurant
imputables de leurs actes professionnels.
En somme, la bataille perpétuelle comprend une situation où existe une certaine autonomie
pour agir, mais les médecins se sentent impuissants, car sans moyens suffisants et adéquats
pour agir d’une façon qui soit en accord avec leur conscience personnelle, professionnelle,
et le serment envers lequel ils se sont engagés. Il ne leur reste alors qu’à « user de
stratégies, ruser, travailler sur commande ou bien se retirer ». La souffrance éthique qui en
découle se rapporte au constat que tout n’a pas été fait afin de prêter une assistance jugée
adéquate et légitime au patient. En fait, malgré tous les efforts mis en place afin d’arriver à
faire un travail de qualité et que leurs patients obtiennent leurs soins, le résultat est souvent
vécu comme un coup d’épée dans l’eau, comme une lutte qui ne donne pas grand-chose en
bout de ligne, ou du moins bien peu en comparaison de l’énergie qui y a été déployée. La
métaphore permettant d’illustrer cette situation est « le soldat au front », c'est-à-dire celui
ou celle qui se débat, seul et sur la première ligne.
Finalement, la troisième situation-type nommée « une collaboration imposée » fait état
de contextes dans lesquels les médecins ont l’impression de se sentir complices d’éléments
situationnels qu’ils réprouvent. Sur le plan organisationnel, ils ont l’impression de devoir
obligatoirement s’inscrire dans un système où la rationalité économique prévaut, en plus
d’être plongés professionnellement dans une culture du silence devant des aberrations
rencontrées. Ainsi, ces médecins ont le sentiment de participer à quelque chose
d’inadéquat. Cette souffrance est en lien avec un sentiment de contribuer à la mise en place
de supercheries auxquelles tous participent. Le dilemme éthique se rapporte alors au fait de
devoir se taire ou bien de dénoncer bruyamment des situations qu’ils jugent inappropriées
(exemple : délais trop longs, demandes administratives pour traiter au plus vite, influences
des pharmaceutiques, etc.). Les valeurs de devoir et de transparence sont contraintes par
une obligation tacite de garder le secret car existe une culture du silence dans la profession
médicale qui n’incite pas à rendre publics les problèmes vécus individuellement. Leur
éthique de la justice et leur éthique de la sollicitude leur dictent qu’il s’agit de situations
inacceptables, à la fois pour leurs patients et pour eux-mêmes. Or, des valeurs de
224
responsabilité et de devoir (éthique de la justice) de même que des valeurs d’empathie et de
compassion (éthique de la sollicitude), entrent en conflit avec des valeurs qui imposeraient
de dénoncer les situations d’injustices (éthique de la critique). En fait, l’éthique de la justice
et l’éthique de la critique (qui insiste sur le bien commun et sur la transparence) les
poussent à décrier le fait que les patients ainsi qu’eux-mêmes sont en quelque sorte pris en
otages dans ce type de système, mais sans un soutien professionnel et institutionnel, ils se
mettraient en danger d’être la cible de critiques. Ainsi, en ayant le sentiment de devoir
participer à quelque chose qu’ils réprouvent, en plus des tabous et du silence qui
accompagnent leur pratique, ces médecins ont le sentiment d’être impuissants à dénoncer
ces situations. Comme il y a peu de place et d’ouverture pour discuter de ces situations, ils
ont l’impression d’être contraints à un silence complice. Les modes régulatoires en
présence sont principalement l’hétérorégulation, qui découle des contrôles et des
évaluations constantes auxquels ils doivent se soumettre, mais ces règles ne protègent pas
les médecins aux prises avec des paradoxes parfois insurmontables. Ces règles pèsent alors
très lourdement sur leur travail. De plus, le silence complice et le manque de lieu et
d’ouverture pour traiter collectivement des problématiques rencontrées empêchent, la
plupart du temps, toute forme de corégulation qui pourrait permettre d’améliorer ces
situations. La souffrance éthique qui s’en dégage correspond au sentiment de participer à un
« sale boulot »19. Ne pas dénoncer ce que vivent les patients, de même que certaines
conduites jugées inadmissibles de la part des pairs; obéir aux instances qui contrôlent ou
chapeautent la profession tout en étant en désaccord ou en considérant que ces requêtes sont
déraisonnables, et tenter continuellement de cacher tout signe de faiblesse, voilà une réalité
douloureuse pour ces médecins persuadés d’être contraints au silence sous peine de
représailles, s’ils le rompent. La métaphore pouvant être utilisée pour illustrer cette
situation a été nommée « le silence complice ».
Il en ressort souvent un écart important entre le travail prescrit qui est de soigner les
patients, et le travail effectif vécu comme une difficulté à agir de façon adéquate et éthique
19 « On parle de « sale boulot » quand le sujet parvient à agir contre ou en dépit de son sens moral » (Molinier et al., 2010, p. 16).
225
à l’endroit de ces patients, au regard de ce qui est normalement attendu dans un système de
santé comme le nôtre.
La souffrance éthique qui découle de ces trois situations-types peut alors se traduire par un
triple sentiment de trahison : 1) le sentiment de trahir les patients (et leur entourage), 2) le
sentiment de trahir le travail médical (établissement, système de santé, profession) et 3) le
sentiment de se trahir eux-mêmes. Il s’agirait en quelque sorte d’une perte de sens pour ces
médecins. Barus-Michel (2004) souligne que cette perte de sens induit une souffrance qui
exclut le sujet du monde signifiant dans lequel il se doit d’être intégré. Pour sa part, la
sociologue Fabienne Hanique (2010) insiste sur le fait que la perte de sens est en lien avec
des conflits de valeurs, des sentiments d’échec ou encore des exigences contradictoires, ce
qui conduit à la souffrance, et selon bon nombre d’études, à des problèmes de santé mentale
au travail. Au final, c’est la conscience des médecins qui se trouve blessée. Il est alors
possible de parler d’une blessure à la conscience ou encore de ce que nous avons nommé
« une conscience meurtrie », entre ce qu’ils savent qu’ils pourraient faire et ce que la réalité
de la pratique leur permet concrètement de réaliser. Ainsi, la souffrance éthique pourrait
être tributaire d’une distance qui se crée entre Savoir (connaissance de la médecine) et
Pouvoir (empêché).
De cette façon, le travail médical, tel qu’il se pratique de nos jours, contribuerait à certains
sentiments d’aliénation propices au développement de pathologies diverses : sentiment
d’être utilisés comme des choses ou, en quelque sorte, comme de simples distributeurs de
soins (réification); sentiment de ne pas pouvoir répondre aux besoins des patients (manque
d’accès, batailles perpétuelles) (impuissance); sentiment d’un manque de collaboration,
d’appuis (institutionnel, pairs) (isolement); sentiment de devenir des « prescripteurs » de
médicaments et des bureaucrates (absurdité); sentiment d’une collaboration imposée, d’un
silence tacite (anomie).
En effet, le travail devenu empêché par des pressions contradictoires, une incapacité à agir
selon une pratique médicale considérée adéquate ainsi qu’une contribution réprouvée au
maintien d’un système défaillant, engendreraient une aliénation culturelle et sociale dont
pourrait être affligée la profession si des prises de conscience collectives ne sont pas
226
effectuées et que chacun, individuellement, s’efforçait de s’adapter à un système aux effets
pathogènes.
Ainsi, il est possible de croire que cette recherche ouvre une brèche dans le mur du silence
qui caractérise la situation professionnelle des médecins en rapport avec des éléments de
pénibilité vécus dans le contexte de travail et au regard des questions éthiques qui
traversent la pratique médicale au quotidien, de nos jours. Il est à souhaiter que d’autres
médecins, qui seront éventuellement au fait des résultats et des constats de cette recherche,
et qui auraient à discuter des souffrances se situant dans leur travail, aient davantage
l’impression de pouvoir le faire, plus facilement, ayant préalablement constaté que des
collègues vivaient les mêmes problématiques. La prise de parole collective suppose des
relais afin que certaines actions soient considérées et entreprises.
Il apparaît essentiel de souligner les avenues possibles de recherche qui s’ouvrent face à ce
constat de la souffrance éthique que vivent des médecins. En effet, il serait important
d’investiguer davantage sur certains éléments présents dans les contextes de la pratique
médicale qui peuvent contribuer à augmenter la capacité d’agir des médecins et ainsi
contribuer à contrer cette souffrance. De plus, il serait intéressant d’effectuer une recherche
sur la souffrance éthique des médecins qui comporterait à la fois un volet quantitatif et un
volet qualitatif afin d’investiguer la prévalence et la compréhension de la dynamique sous-
jacente aux sentiments d’aliénation évoqués dans cette thèse. Dans le même ordre d’idées,
il serait également pertinent de vérifier si certains groupes spécifiques de médecins
apparaissent plus « à risque » quant au vécu de cette souffrance éthique.
Ainsi, face à ce constat des médecins qui éprouvent une telle souffrance éthique, il apparaît
que le corps médical a une responsabilité non négligeable. Les dernières données
statistiques présentent des taux de détresse et d’épuisement alarmants, et à cela s’ajoutent
de plus en plus de recherches qui font état de souffrances particulières liées à la pratique de
la médecine. Avec les coûts sociaux qui accompagnent les diverses atteintes à la santé
mentale reliées au travail, en plus de la pénurie de médecins à laquelle est déjà confrontée
la population québécoise, il semble qu’il s’agit là d’un constat qui force à agir. Il en va non
seulement de la santé des médecins, mais également de la santé de toute la population.
Index des abréviations
ACMR : Association canadienne des médecins résidents
AMA : American Medical Association
AMC : Association médicale canadienne
AMLFC : Association des médecins de langue française du Canada
AMO : Association médicale de l’Ontario
AMP : Activités médicales particulières
CMA : Canadian medical association
CMQ : Collège des médecins du Québec (organisme chargé de traiter les plaintes
des patients au sujet des médecins)
FMOQ : Fédération des médecins omnipraticiens du Québec
FMRQ : Canadian Federation of Medical Students (Fédération des médecins résidents
du Québec)
FMSQ : Fédération des médecins spécialistes du Québec
PAMQ : Programme d'aide aux médecins du Québec
PPSM : Programme de promotion de la santé des médecins (administré par L’AMO)
PREM : Plans régionaux d'effectifs médicaux
RCSM : Réseau canadien de la santé des médecins
RHAF : Revue d'histoire de l'Amérique française
228
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250
ANNEXE 1
Données statistiques: le suicide au Québec
251
ANNEXE 1 : Données statistiques : le suicide au Québec Au Canada, près de 3 700 personnes se sont donné la mort en 1998, ce qui représente, en
moyenne, environ 10 suicides par jour (S. Langlois & Morrisson, 2002, p. 9). Dans la
population en général âgée de 10 ans et plus, selon les données de Statistique Canada
(2010), le nombre de suicides annuel est de 3611 pour la dernière année enregistrée (2007),
soit de 2727 pour les hommes et de 884 pour les femmes. Ces données représentent
respectivement un taux de suicide par 100 000 habitants de 11 pour les deux sexes, 16,7
pour les hommes et de 5,3 pour les femmes. Selon les données de Statistique Canada et de
l’Organisation mondiale de la santé, recueillies et compilées par l’Université du Québec à
Chicoutimi (2010), le Québec se démarque avec un taux de suicide par 100 000 habitants
en nette progression depuis les 50 dernières années, et cela en comparaison avec l’Ontario,
l’Italie, la Grèce et Israël. Plus précisément, alors que les taux de ces derniers demeurent
relativement stables, celui du Québec est passé d’environ 2,5 en 1955 pour atteindre un
sommet en 1996, soit environ 18. Il semble toutefois que le nombre de suicides dans la
population québécoise soit en légère régression (Gagné & St-Laurent, 2009). Ayant atteint
son apogée en 2002 avec un nombre de 1342, l’année 2007 présenterait le nombre
provisoire de 1116 suicides. Plus précisément, au cours des 10 dernières années (1999 à
2008), le taux de suicide diminue en moyenne de 4 % par année au Québec et l’année 2008
présenterait un nombre de 1103 suicides (Gagné & St-Laurent, 2010, p. 1). Dans le rapport
de St-Laurent & Bouchard (2004a, 2004b) sur l’épidémiologie du suicide au Québec, les
données indiquent, pour l’année 1997-1999, un taux nettement plus élevé de suicide chez
les hommes au Québec qu’en Alberta, qu’en Colombie-Britannique et qu’en Ontario. C'est
taux pour 100 000 hommes sont respectivement de 31,7 au Québec, 23,4 en Alberta, 17,7
en Colombie-Britannique et de 13,7 en Ontario. Cet écart est d’ailleurs de plus en plus
marqué pour la période de 1976-1978 à 1997-1999. Choinière (2003) indique une
augmentation de la mortalité par suicide au Québec de 14 % chez les hommes et une
diminution de 10 % chez les femmes entre les périodes de 1881-1883 et de 1996-1998.
252
ANNEXE 2
Mécanismes de défense utilisés par les médecins
(Estryn Béhar, 1997)
253
ANNEXE 2 : Mécanismes de défense utilisés par les médecins (Estryn-Béhar,1997)
1) Le mensonge Révéler graduellement la vérité au patient (on parle ici
davantage du mensonge par omission)
2) La banalisation Traiter une maladie avant de traiter le malade
3) L’esquive Dévier la conversation en parlant d’autre chose, en
n’apportant jamais aux questions du malade de réponses
appropriées
4) La fausse réassurance Maintenir un décalage en dissimulant la vérité
5) La rationalisation Tenir un discours hermétique et incompréhensible pour le
non-initié au langage médical (tentative de pallier son
dénuement face à l’angoisse d’avoir à annoncer un
diagnostic létal)
6) L’évitement Nier la présence du patient en le considérant comme un
objet de soin (exemple : pénétrer dans la chambre du
patient et l’ignorer, en regardant immédiatement le
dossier)
7) La dérision Adopter un comportement de fuite qui désoriente le
patient et le réduit au silence (exemple : minimiser la
graviter d’une situation)
8) La fuite en avant Dire tout, tout de suite (afin de se décharger d’une
angoisse trop lourde à porter)
9) L’identification projective Tenter de dissoudre intégralement la distance entre sa
souffrance et celle du patient par une prise en change
active et globale de la souffrance du malade
(Estryn-Béhar, 1997)
254
ANNEXE 3
Définitions de notions provenant de la Fédération
nationale des pédiatres
255
ANNEXE 3 : Définitions de notions (Fédération nationale des pédiatres)
Traitements de support vital Toute intervention médicale, chirurgicale ou technique visant à pallier la défaillance d’une fonction vitale (exemple : ventilation mécanique sur sonde endotrachéale)
Traitements curatifs Toute intervention visant à obtenir la guérison du patient (exemple : antibiothérapie dans un état infectieux)
Soins de confort Ensemble des actes et attitudes qui visent à assurer le bien-être physique et psychique de l’enfant (exemples : hydratation, protection thermique, antalgie, accompagnement affectif)
Abstention des traitements Décision de n’entreprendre aucune intervention (exemples : réintubation, intervention chirurgicale) autre que celles concernant les soins de confort
Limitation des traitements Décision de renoncer à mettre en œuvre, par rapport à ceux qui sont déjà en cours, un traitement supplémentaire (exemples : épuration extrarénale, oxygénation extracorporelle, réintervention chirurgicale), tout en poursuivant les soins de confort. Cette décision correspond au refus d’une escalade thérapeutique « déraisonnable »
Cessation ou arrêt des traitements Décision d’interrompre les traitements de support vital et/ou les traitements curatifs. Ce terme inclut implicitement l’idée d’une mort acceptée (exemple : arrêt de la ventilation mécanique)
Arrêt de vie Utilisation de médications visant à interrompre la vie chez un sujet ne dépendant pas de traitements de support vital (exemple : anesthésiques généraux)
(Dehan et al., 2001, p. 409)
256
ANNEXE 4
Thèmes abordés au cours des entretiens
257
ANNEXE 4 : Thèmes abordés au cours des entretiens Au cours des entretiens réalisés avec les médecins, quatre thèmes ont été abordés afin d’amener ces participants à raconter leur expérience professionnelle. Voici ces quatre thèmes :
1) Les situations-types où vous avez été ou êtes présentement confronté à des dilemmes éthiques. Ces dilemmes peuvent correspondre à des choix difficiles à faire, des décisions pénibles à prendre, etc.
2) Les écarts entre :
a) ce que la profession médicale vous demande pour bien exercer votre métier exemple: les normes de bonne pratique, le code de déontologie, etc.
b) ce que la réalité vous permet concrètement de réaliser (compte tenu des limites imposées par la réalité de votre travail)
exemple: traiter dans des délais déraisonnables, opérer seulement deux avant-midi par semaine, etc.
c) ce que vous considérez souhaitable afin de bien exercer votre travail et pour le
bien-être de vos patients. : exemple: soigner les patients dans la dignité, prendre le temps nécessaire
afin de bien expliquer au patient les implications de tel ou tel traitement, etc.
3) Les comportements ou conduites que vous mettez en place afin de poursuivre votre travail (compte tenu des écarts constatés et des dilemmes auxquels vous êtes confronté)
4) Les répercussions psychologiques possibles sur le plan de la santé mentale au travail?
exemple: stress, détresse, dépression, épuisement professionnel, surconsommation d’alcool, de médicaments ou de drogue, trouble obsessionnel compulsif, etc.
258
ANNEXE 5
Approbation de la recherche par le comité d’éthique de
la recherche de l’Université Laval
(CÉRUL)
259
ANNEXE 5 : Approbation de la recherche par le comité d’éthique (CÉRUL)
260
ANNEXE 6
Annonce destinée aux revues médicales
261
ANNEXE 6 : Annonce destinée aux revues médicales
LA SOUFFRANCE ÉTHIQUE DANS LE TRAVAIL DES MÉDECINS
Dans le cadre d’une recherche de doctorat, nous sommes à la recherche de médecins (omnipraticiens ou spécialistes) volontaires qui aimeraient faire part de leur expérience de travail (une seule entrevue, environ 1h30). Plus précisément, cette recherche s’intéresse :
1) Aux situations de travail où vous avez été ou êtes présentement confronté à des dilemmes éthiques.
Exemple : choix difficiles à faire, des décisions pénibles à prendre, etc.
2) Aux écarts entre :
a) ce que la profession médicale vous demande pour bien exercer votre métier
Exemple: les normes de bonne pratique, le code de déontologie, etc.
b) ce que la réalité vous permet concrètement de réaliser (compte tenu des limites imposées par la réalité de votre travail)
Exemple: traiter dans des délais déraisonnables, opérer seulement deux avant-midi par semaine, etc.
c) ce que vous considérez souhaitable afin de bien exercer votre travail et pour le bien-être de vos patients :
Exemple: soigner les patients dans la dignité, prendre le temps nécessaire afin de bien expliquer au patient les implications de tel ou tel traitement, etc.
262
1) Aux comportements ou conduites que vous mettez en place afin de poursuivre votre travail (compte tenu des écarts constatés et des dilemmes auxquels vous êtes confronté).
2) Aux répercussions psychologiques possibles au niveau de la santé mentale au travail. ?
exemple: stress, détresse, dépression, épuisement professionnel, surconsommation d’alcool, de médicaments ou de drogues, trouble obsessionnel compulsif, etc.
Critères de sélection :
- Exercer la pratique médicale (omnipraticien(ne) ou spécialiste)
- Pratiquer la médecine dans la province de Québec
- Avoir rencontré ou être présentement confronté à une situation où se présentent des dilemmes éthiques dans le cadre de son travail
La confidentialité sera rigoureusement respectée tout au long du processus de la recherche et dans la diffusion des résultats.
Pour toute information supplémentaire, communiquer avec :
Christian Genest, M.A, B.A. Université Laval Centre de recherche et d’intervention sur l’éducation et la vie au travail (CRIEVAT) Institut de psychodynamique du travail du Québec (IPDTQ) Téléphone : (418) 656-2131 poste 14014
Projet approuvé par le Comité d’éthique de l’Université Laval. Nº d’approbation : 2007-118, le 8 juin 2007
263
ANNEXE 7
Formulaire de consentement
264
ANNEXE 7 : Formulaire de consentement
FORMULAIRE DE CONSENTEMENT À L’INTENTION DES MÉDECINS PARTICIPANT À LA RECHERCHE
Présentation du chercheur Cette recherche est réalisée dans le cadre du doctorat de Christian Genest, doctorant en sciences de l’orientation à l’Université Laval, dirigé par Marie-France Maranda, Ph. D., du département des Fondements et pratiques en éducation, Faculté des sciences de l’éducation, à l’Université Laval.
Avant d’accepter de participer à ce projet de recherche, veuillez prendre le temps de lire et de comprendre les renseignements qui suivent. Ce document vous explique le but de ce projet de recherche, ses procédures, avantages, risques et inconvénients. Je vous invite à poser toutes les questions que vous jugerez utiles.
Nature de l’étude Cette étude s’intéresse aux situations actuelles du travail médical. Pour ce faire, elle fait appel à la parole des médecins afin de mieux comprendre la réalité quotidienne de leur pratique. Trois objectifs sont visés. Dans un premier temps, il s’agit de décrire certaines situations où les médecins se retrouvent confrontés à des dilemmes éthiques. À titre d’exemple, notons les décisions qui impliquent la vie ou la mort de patients, le fait d’être tenu de choisir de traiter un patient plutôt qu’un autre, etc. En second lieu, il s’agit de comprendre en quoi la confrontation à ces dilemmes peut être à l’origine d’une souffrance (que je qualifie d’éthique) chez les médecins, les façons dont cette souffrance s’exprime (sentiment de culpabilité, avoir l’impression de bâcler son travail, etc.) et les comportements mis en place pour y faire face. Finalement, cette recherche tentera d’identifier qu’elles sont les implications possibles de la souffrance éthique sur la santé mentale des médecins. Par exemple : dépression, épuisement professionnel, surconsommation d’alcool ou de drogue, troubles obsessionnels compulsifs, etc.
Déroulement de la participation
Il s’agira de participer à une seule entrevue, d’une durée d’environ une heure et trente minutes. Cette entrevue sera réalisée individuellement et chaque participant aura à faire part au chercheur de son expérience à l’égard de la pratique médicale, et cela en fonction de quatre thèmes bien précis. Chaque participant sera libre d’aborder ou non tous les thèmes. Ces thèmes sont les suivants :
• Les situations-types où vous êtes confronté à des dilemmes éthiques (ce qui peut mener à une souffrance éthique).
265
• Les écarts entre ce que la profession médicale vous demande pour bien exercer votre métier (normes de bonne pratique, code de déontologie, etc.), ce que la réalité du milieu de pratique vous permet concrètement de réaliser (compte tenu des limites imposées par la réalité de votre travail), et ce que vous considérez souhaitable pour le bien-être de vos patients.
• Les comportements ou attitudes que vous mettez en place afin de poursuivre votre travail (compte tenu des écarts constatés et des dilemmes auxquels vous êtes confrontés).
• Les répercussions psychologiques possibles au niveau de la santé mentale au travail.
D’un point de vue méthodologique, il faut préciser que cette recherche repose sur le récit de pratique (expériences de pratique médicale des personnes) et non sur un questionnaire administré. Ainsi, une fois votre autorisation accordée, chaque entrevue sera enregistrée afin d’être transcrite et analysée.
À la suite des premiers résultats d’analyse, ces résultats seront présentés à un groupe de médecins conseils, qui œuvre auprès du PAMQ, afin d’être validés. Il s’agit de s’assurer que ma compréhension correspond bien à la réalité du travail des médecins. Il va sans dire que toutes les données présentées auront été préalablement dépersonnalisées (nom des personnes, sexe, lieu de travail, etc.) De la même façon, toute donnée qui permettrait de pouvoir identifier les personnes sera changée ou supprimée.
Avantages, risques ou inconvénients possibles liés à la participation Le fait de participer à cette recherche vous offre une occasion de témoigner, individuellement et en toute confidentialité, de votre expérience de travail, plus précisément de situations comprenant des dilemmes éthiques (choix difficiles à faire ou décisions délicates à prendre) ayant des incidences sur votre bien-être ou santé mentale au travail et/ou sur celui de vos collègues de travail. Il est possible que le fait de raconter votre expérience suscite des réflexions ou des souvenirs émouvants ou désagréables. Vous pouvez téléphoner en tout temps au Programme d’aide aux médecins du Québec (PAMQ) qui est avisé du contenu et du déroulement de cette recherche et qui peut rapidement vous venir en aide. Voici les coordonnés du PAMQ que vous pourrez contacter à tout moment si vous en sentez le besoin :
266
Programme d’aide aux médecins du Québec (PAMQ) 235, boul. René-Lévesque Est, bureau 410 Montréal (Québec) H2X 1N8 Téléphone : Région de Montréal : (514) 397-0888 Sans-frais (partout au Québec) : 1 800 387-4166 Participation volontaire et droit de retrait Vous êtes entièrement libre de participer à ce projet de recherche. Vous pouvez aussi mettre fin en tout temps à votre participation sans conséquences négatives ou préjudices et sans avoir à justifier votre décision. Tous les renseignements personnels vous concernant seront alors détruits.
Confidentialité et gestion des données Les mesures suivantes seront appliquées pour assurer la confidentialité des renseignements fournis par les participants:
• les noms des participants ne paraîtront dans aucun rapport, ni article ou communication;
• les divers documents de la recherche seront codifiés et seul le chercheur aura accès à la liste des noms et des codes;
• les supports physiques (enregistrements audio et verbatims) seront conservés sous clef à l’Université Laval. Les supports informatiques (verbatims, adresses des participants, matériel d’analyse, rapports) seront protégés par des mots de passe;
• les matériaux de la recherche seront conservés pendant cinq ans, après quoi ils seront détruits; les enregistrements audio et les transcriptions seront détruits suite à la soutenance de la thèse;
• la recherche fera l'objet de publications dans des revues scientifiques, et aucun participant ne pourra y être identifié ou reconnu;
• un rapport, comprenant les résultats de la recherche, sera déposé au Programme d’aide aux médecins du Québec (PAMQ). Chaque participant pourra en faire la demande auprès du PAMQ.
267
Renseignements supplémentaires Si vous avez des questions sur la recherche ou sur les implications de votre participation, veuillez communiquer avec Christian Genest, doctorant et responsable de cette recherche, par téléphone ou par courriel. Voici ses coordonnées :
Téléphone : (418) 656-2131 poste 14014
Courriel : [email protected]
.
Remerciements Votre collaboration est précieuse pour nous permettre de réaliser cette étude et nous vous remercions d’y participer.
Signatures Je soussigné(e) ______________________________consens librement à participer à la recherche intitulée : « La souffrance éthique dans le travail des médecins ». J’ai pris connaissance du formulaire et j’ai compris le but, la nature, les avantages, les risques et les inconvénients du projet de recherche. Je suis satisfait(e) des explications, précisions et réponses que le chercheur m’a fournies, le cas échéant, quant à ma participation à ce projet.
__________________________________________ Date: ___________________
Signature du participant, de la participante
Courriel (facultatif) : _____________________________________
J’ai expliqué le but, la nature, les avantages, les risques et les inconvénients du projet de recherche au participant. J’ai répondu au meilleur de ma connaissance aux questions posées et j’ai vérifié la compréhension du participant.
__________________________________________ Date: ___________________
Signature du chercheur
268
Plaintes ou critiques Toute plainte ou critique sur ce projet de recherche pourra être adressée au Bureau de l'Ombudsman de l'Université Laval : Pavillon Alphonse-Desjardins bureau 3320 Université Laval, Québec (Québec) G1K 7P4 Renseignements - Secrétariat : (418) 656-3081 Télécopieur : (418) 656-3846 Courriel : [email protected]
Copie de ……………………………… Projet approuvé par le Comité d’éthique de l’Université Laval. (Nº d’approbation : 2007-118, le 8 juin 2007)
269
ANNEXE 8
Liste des codifications des entretiens
270
ANNEXE 8 : Liste des codifications des entretiens
A : Situation de dilemme éthique A1 : Manque d'accès aux soins et traitements
A1a : Au matériel A1b : Aux lieux A1c : Au personnel A1d : Aux examens de laboratoire A1e : Aux médicaments A1f : Aux spécialistes
A2 : Acte médical
A2a : Mauvais diagnostic A2b : Risques reliés au traitement A2c : Adaptation quant aux modifications de la pratique médicale
(Université, déontologie) A3 : Exigences relatives au travail des médecins
A3a : Par le patient lui-même A3b : Par la famille du patient A3c : Par des collègues A3d : Exigences institutionnelles
(Collège, Fédération, État, hôpitaux, gouvernement, Etc.) A3e : Incidences de l'industrie pharmaceutique
A4 : Référence à la médecine publique ou privée A5 : Incidences financières
A5a : Coûts de traitement trop élevés A5a1 : Pour les budgets admis dans l'établissement A5a2 : Pour le patient
A5b : La charge financière du médecin
A5b1 : Professionnels A5b2 : Personnels
271
B : Les écarts constatés B1 : Les demandes de la profession (normes, codes, etc.)
Vs
La réalité du milieu de pratique (Hôpital, cabinet) B2 : Le sujet : désirs, croyances, volontés, aspirations, etc. Vs La réalité du milieu de pratique (Hôpital, cabinet)
C : Plaisir au travail C1 : Reconnaissance
C1a : Des patients C1b : De la famille du patient C1c : Des collègues (médecins infirmières, techniciens, etc.) C1d : Des supérieurs (gestionnaires, administrateurs, etc.)
C2 : Solidarité entre collègues (aide, écoute, support, etc.) C3 : Activité médicale
C3a : Soigner (Care), guérir C3b : Apporter une meilleure santé (bien-être) aux patients, soigner
C4 : Sentiment de rendre les choses plus humaines pour le patient C5 : Enseignement (transmission de connaissances théoriques et pratiques)
272
D : Souffrance au travail D1 : Peur (émotion pénible, en lien avec un danger)
D1a : Erreur de diagnostic D1b : Plainte D1c : Poursuite D1d : Incapacité à tenir le coup, tomber
D2 : Aliénation (le travail devient étranger à soi et une puissance autonome (MARX))
D2a : Impuissance (manque de moyens) D2b : Absurdité (ce qui apparaît insensé) D2c : Anomie (absence de règles qui provoque une frustration) D2d : Isolement social D2e : Réification (se sentir comme une chose, clientélisme des patients)
D2e1 : Clientélisme des patients D3 : Non-reconnaissance
D3a : Dévalorisation du travail clinique D3b : Sentiment d’injustice D3c : Sentiment d’incompétence D3d : Jugements négatifs de la part des …
D3d1 : Collègues D3d2 : Patients
D4 : Tabous (secrets, Omerta) D5 : Sentiment d’être dépossédé
D5a : Manque de contrôle sur l’organisation du travail D5b : Temps personnel restreint (famille, loisirs, etc.)
D6 : Conflits entre collègues de travail / personnels D7 : Souffrance éthique
D7a : En lien avec une action personnelle D7b : En lien avec une inaction personnelle
273
E : Stratégies mises en place afin de poursuivre le travail
E1 : Stratégies d’adaptation
E1a : Prendre sur soi E1a1 : Prendre sur ses épaules E1a2 : Réaménager son temps de travail E1a3 : Être l’avocat du patient E1a4 : Excuser (ce qui ne va pas, les insuffisances du système, etc.) E1a5 : Défendre le système E1a6 : Défendre un (des) collègue(s)
E1b : Actions en vue de faire changer les choses E1b1 : Exprimer (nommer, dire) les problèmes
(prendre la parole, dire ce qui ne va pas, etc.) E1b2 : Éducation, prévention E1b3 : Exprimer sa frustration
E1c : Prise de vacances E1d : Hygiène de vie (alimentation, loisirs, etc.)
E2 : Stratégies défensives
E2a : Activisme E2b : Sélection volontaire d’un type précis de travail médical E2c : La gestion de l’inacceptable E2d : Actes médicaux posés de façon minimale E2e : Demandes constantes de tests (pour valider le diagnostic) E2f : Transfert de la prise de décision au patient (se dégager de la responsabilité) E2g : Application stricte des normes de pratique E2h: Consommation E2i : Silence E2j : Retrait
F : Répercussions sur le plan de la santé mentale F1 : Peur (oublis, plaintes) F2 : Stress (Pression) F3 : Tracas (préoccupations, culpabilité) F4 : Effet sur la santé (fatigue, insomnie, épuisement, dépression) F5 : Effet sur la famille F6 : Effets sur la qualité de vie
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ANNEXE 9
Tableau synoptique des situations-types
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ANNEXE 9 : Tableau synoptique des situations-types
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ANNEXE 10
L’aliénation selon Melvin Seeman
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ANNEXE 10 : L’aliénation selon Melvin Seeman
Seeman, en 1959, s’est efforcé de présenter une traduction opératoire au concept
d’aliénation, qui avait alors entre autres été proposés par Marx, Weber et Durkheim. Ainsi,
Seeman a proposé cinq dimensions permettant d’illustrer les conséquences subjectives de
l’aliénation (Coster & Pichault, 1998, p. 240) :
- Le sentiment d’impuissance (Powerlessness)
- Sentiment que l’on ne peut contrôler sa propre destinée, mais qu’elle est déterminée par des agents extérieurs (Rouart, 2008, p. 13)
- Le sentiment d’isolement (Value isolation)
- Le sentiment de solitude ou d’exclusion dans les relations sociales (idem)
- Le sentiment d’absurdité (Meaningless)
- L’absence de signification (idem)
- Le sentiment d’étrangeté – ou réification (Self-estrangement)
- La perception que d’une manière ou d’une autre l’individu n’a plus accès à lui-même (idem)
- Le sentiment d’anomie (Normlessness)
- Le manque d’implication dans les structures de comportement communément admises (idem)