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Ce texte a été présenté lors du Colloqueinternational, Recherche qualitativeet gestion,qui s'est tenu à l'École desHautes Études Commerciales, à Montréal, le 26 octobre 1996. M. Jean-Marie Van der Maren est professeur à l'Université de Montréal. Copyright @ 1996. École des Hautes Études Commerciales (HEC), Montréal. Tous droits réservés pour tous pays. interdite. Les textespubliés dans la série des Cahiers de recherche HEC n'engagent que la responsabilité de leurs auteurs. La publicatiDn de ce Cahierde recherche a été rendue possible grâceà dessubventions d'aide à la publicationet à la diffusiQn de la recherche provenant des fonds de l'École desHEC. Direction de la recherche, École desHEC, 3000, chemin de la Côte-Sainte-Catherine, Montréal (Québec) Canada H3T 2A7. ,.':' .,. ". La recherche qualitative peut~elle être rigoureuse? par Jean-Marie Van der Maren Cahier de recherche n° 96~ 11-11 Novembre 1996 ISSN : 0840-853X Toute traduction ou toute reproduction sousquelque forme que ce SQit est

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Ce texte a été présenté lors du Colloque international, Recherche qualitative et gestion, quis'est tenu à l'École des Hautes Études Commerciales, à Montréal, le 26 octobre 1996.

M. Jean-Marie Van der Maren est professeur à l'Université de Montréal.Copyright @ 1996. École des Hautes Études Commerciales (HEC), Montréal.Tous droits réservés pour tous pays.interdite.Les textes publiés dans la série des Cahiers de recherche HEC n'engagent que la responsabilité de leurs auteurs.La publicatiDn de ce Cahier de recherche a été rendue possible grâce à des subventions d'aide à la publication età la diffusiQn de la recherche provenant des fonds de l'École des HEC.Direction de la recherche, École des HEC, 3000, chemin de la Côte-Sainte-Catherine, Montréal (Québec) CanadaH3T 2A7.

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La recherche qualitativepeut~elle être rigoureuse?

par Jean-Marie Van der Maren

Cahier de recherche n° 96~ 11-11Novembre 1996

ISSN : 0840-853X

Toute traduction ou toute reproduction sous quelque forme que ce SQit est

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La recherche qualitative peut-elle être rigoure

Jean-Marie Van der Marenprofesseur à l'Université de Montréal

Le débat persiste: pour les uns, la recherche qualitative n'est passcientifique, elle ne serait même pas une « recherche »; pour d'autres, elle estaussi valide et scientifique que la recherche la plus expérimentale et, la plusquantitative. Que doit donc faire un chercheur, et à quels moments, pour quesa recherche puisse être à la fois qualitative et suffisamment rigoureuse pour semériter une reconnaissance scientifique? À l'inverse, qu'est-ce qu'il suffitparfois de ne pas faire pour qu'un travail ne vaille pas plus qu'un article dejournal à sensation? .

Pour baliser une réponse possible à ces questions, j'examinerai dixthèmes. .

Premier thème. L'explicitation du cadre de référence des recherches aux plansépistémologique, méthodologique et théodque.

Quels sont les enjeux de la recherche, les objectifs,. les théories, lesconceptions et les, principales croyances du chercheur avec lesquelles il abordeson objet de recherche, et quelles sont les méthodes qui .lui paraissentpertinentes pour l'atteindre '?

Déjà en 1990, Renata Tech avait montré que sous l'étiquette de«recherche qualitative» se trouvaient une grande diversité de recherches quantà leurs buts, et quant aux techniques et méthodes reposant sur une conceptionde l'objet à étudier. Elle en comptait pas moins de 27 ! Cela va de travauxdescriptifs dans le champ de la linguistique et de la psychologie cognitivejusqu'à des interventions sociales et politiques, des recherches-actions, enpassant par des enquêtes ethnographiques, des analyses systémiques et desanalyses hermén~utiques, phénoménologiques.

Il n'y a donc pas de recherche qualitative « pure», protoqualitative, ourecherche quasi qualitative ou même cryptoqualitative et, personnellement,j'espère qu'il n'y aura jamais de doctrine orthodoxe du qualitatif.

Or, dans cette diversité de travaux, chacun pouvant être intéressant ensoi et pour la société, chacun des types, si une typologie. est possible, sembleviser des buts et s'astreindre dès lors à des critères qui lui sont spécifiques.Ainsi, par exemple, on admet que les critères de validité d'une recherchedescriptive ne sont pas les mêmes que ceux d'une analyse interprétative oud'une théorie de l'action: elles n'ont pas les mêmes fonctions, elles n'ont pas

lConférence prononcée au Colloque international «Recherche Qualitative et Gestion», Écoles desHautes Études Commerciales, le 26 octobre 1996.

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Van der Maren lM: «Rigueur en R.O.» HEC-ARO 26 octobre 1996 page 2

les mêmes prétentions et elles ne doivent pas ni ne peuvent pas être évaluéesselon des critères identiques.

Pour être plus clair, les travaux ne relevant pas des délimitations de larecherche scientifique, descriptive, admises dans la communauté deschercheurs (que ce soient celles proposées tant par Popper, Rescher, que Bungeou d'autres) auraient intérêt à ne pas se cacher sous l'étiquette trop générale derecherche qualitative pour. espérer bénéficier. de l'aura de la recherchescientifique effectuée avec des données qualitatives. À moyen terme, cestravaux se tirent dans le pied quand on découvre qu'ils ne respectent pas lescritères de base de la recherche scientifique, critères qui, dans leur cas, nedoivent pas être respectés, parce qu'ils ne sont pas pertinents étant donné lesvisées ou les enieux de ces recherches. Ces recherches auraient donc avantage àse présenter pO~lI ce qu'elles sont (par exemple et entre autres, des recherchesherméneutiques, phénoménologiques, psychanalytiques, philosophiques, oudes essais interprétatifs et critiques, ou encore des recherches-actions, etc.), à se- -

faire évaluer selon les critères propres à ce qu'elles sont. Réclamant d'êtreévaluées à leur mérite, elles pourraient, du même coup, faire reconnaître qu'iln'y a pas que la recherche scientifique qui peut aider les gens à vivre et àcomprendre comment ils vivent, dans la mesure où la recherche scientifiquene peut et ne pourra jamais déterminer le sens de l'existence2.

Deuxième thème. La clarté des concepts.

Attention aux concepts empruntés par analogie ou par parentédisciplinaire, mais qui se trouvent utilisés loin de leur sens technique etinstrumental, ce qui pose des problèmes de cueillette des données etd'interprétation (exemple: prendre pour de la métacognition le travail réalisédans un journal de bord; un récit d'action n'est pas la pensée sur la pensée,surtout pas sur les processus de pensée...) Attention aux concepts à la mode,flous et passe-partout, répandus dans les sciences humaines, comme: savoir,représentation, constructivisme, système, structure, entropie, chaos, etc.

Il convient de se rappeler qu'un concept théorique n'a de valeur et desens que par son enchaînement aux autres concepts d'une théorie. Lors d'unemprunt, la nouvelle signification du concept dépend de l'enchaînement quipersiste avec ceux de la théorie qui prête et de l'enchaînement qui est construit

2La recherche scientifique, qualitative autant que quantitative, est limitée à la description«objective» de ce qui est (structure et fonctionnement). Elle ne pourra jamais déterminer ce qui estsouhaitable (ordre des finalités, des valeurs et des significations, soit le normatif etl'interprétatif). Elle ne pourra pas plus décider ou fonder ce. qu'il convient de. faire pourqu'advienne ce qui est souhaitable (le prescriptif : l'action valide, dans une société et une culturefinalisées, pour réduire l'écart entre ce qui est -le descriptif objectif- et ce qui est souhaitable -lenormatif- ).

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Van der MarenJM: «Ri~eur en RQ.» HEC-ARQ 26 octobre 1996 page 3

avec les concepts du domaine qui emprunte. Dans certains cas, les empruntsnon balisés et faiblement enracinés conduisent à des tours de Babel!

Troisième thème. La nécessité de disposer, en postulat, d'un modèle completdes éléments essentiels de la situation (domaine d'intervention) que l'on veutdécrire, comprendre ou expliquer, y compris de ses contraintes.

Le modèle théorique que l'on élabore d'une situation3 ou que l'onsouhaite mettre à l'épreuve4 dans un domaine d'intervention doit pouvoirêtre confronté avec le «réel» (même s'U est socialement construit) et non pasavec une caricature ou un simulacre d'un réel amputé des contraintes et despriorités qui ne feraient pas l'affaire du modèle. Si le modèle n'est pas aussi unmodèle des contraintes et des priorités de la situation, il est non pertinent pourle réel et ne peut être mis à l'épreuve dans le réel; autrement dit, c'estprobablement ou bien du délire ou bien un discours idéologique.

En voici une illustration caricaturale: les modèles behavioristes de. Skinner ne marchent pas en éducation, parce que, à l'image d'une classe, il

n'avait pas 33 rats dans sa boîte.

Quatrième thème. Toutes les recherches ayant prétention scientifique, qu'ellessoient qualitatives ou quantitatives, sont confrontées à cinq exigencesidentiques, quels que soient les noms5 que l'on donne à ces exigences et quellesque soient les manières d'y faire face. .

Ces exigences sont:

10 La qualité du rapport des données au réel dont elles sont une trace.Appelée fidélité des données, ou constance interne chez Guba et Huberman,c'est l'exigence selon laquelle les traces de l'activité des sujets doivent être destémoins de cette activité, sans déformation majeure due à une instrumentationqui rendrait aléatoires et variables le contenu et la forme des traces d'unemême activité qui se reproduirait. Nous avons aussi appelé cette exigence lavraisemblance.

3 Dans une recherche inductive ou dans une recherche technologique.4 Dans une recherche déductive ou dans une recherche évaluative.5 voirHuberman, M. «Splendeurs, misères et promesses de la recherche qualitative». Éducation etrecherche. III, 3, 1981, 233-249. À notre avis, il est futile et vérin de vouloir donner des noms à cesexigences en fonction des mouvances quantitatives ou qualitatives. Mais il est évident que lesréponses proposées à ces questions dans le courant qualitatif sont différentes, mais très variées auplan teclmique, de celles proposées classiquement en quantitatif. Dès lors, ce qu'il faut appelerpar un nom propre, c'est la teclmique précisément utilisée pour répondre à l'exigence; des motscomme constance interne, crédibilité, fiabilité ne sont pas plus précis et ne désignent pas plus latechnique utilisée que les mots de fidélité, de validité et d'objectivité.

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2° La qualité du rapport des données aux concepts utilisés pour décrireou analyser le problème. C'est la validité des données ou leur pertinence quicorrespond à l'exigence pour les chercheurs du domaine, et le chercheur lui-même d'abord, de s'entendre pour dénommer, classer, catégoriser de la mêmemanière les traces d'une activité. Si la trace ne réfère pas d'une manièreconsensuelle, dans une communauté de recherche, à un même concept, à unemême dénomination, l'interprétation de la trace est indécidable.

3° La validité interne du plan de recherche ou sa crédibilité (Guba). Cetteexigence pose la question de la consistance du programme de recherche et deson argumentation. il s'agit de vérifier si la démarche suivie mène bien desquestions et des objectifs de la recherche aux conclusions soutenues par desdonnées pertinentes traitées avec intelligence, de telle sorte que les relationsmises en évidence ne peuvent pas facilement, c'est-à-dire sans une autrerecherche, être attribuables à d'autres facteurs.

4° La validité externe du plan de recherche ou transférabilité desconclusions pose l'exigence d'une connaissance suffisante des caractéristiquesdes échantillons de sujets, de terrains, de situation et d'observations avant depouvoir transposer à d'autres échantillons. Sinon, les conclusions de larecherche ne valent que pour le seul cas étudié, et sa valeur scientifique estplutôt limitée.

5° L'objectivité, neutralité, ou la fiabilité (Cuba et Huberrnan) désignentl'exigence d'examiner l'indépendance de la démarche suivie (dans toutes sesphases et étapes) par rapport aux biais techniques ou instrumentaux, d'unepart, et théoriques ou idéologiques du chercheur d'autre part. Cette vérificationde l'objectivité ou de la fiabilité passe par l'explicitation transparente desdémarches et par l'anticipation déclarée de l'effet (hypothétique mais probable)des biais, suivies de la vérification interne et externe des comptes-rendus.

Cinquième thème. La méthode privilégiée de la recherche scientifique est lacomparaison dans l'espace (par des groupes différents, dans des conditionsdifférentes) ou dans le temps (avant - après).

. TI n'y a pas d'identification sans comparaison, et la recherche qualitativeest confrontée à la même exigence. Que faire alors dans les étudesmonographiques? Dans les études de cas, la solution passe parl'interdisciplinarité: d'abord la recherche devrait être multimodale au plan dela collecte des données et de leur analyse (plusieurs instruments de typedifférent, et plusieurs traitements); ensuite, tant la problématisation quel'interprétation devraient être faites dans une perspective inter-théorique(plusieurs théories sont comparées dans leurs puissance d'explication et dansleur complémentarité). Dans une étude de cas, à l'inverse d'une intuition quise confirme, une hypothèse ne peut émerger et après avoir triangulé lesinstruments, croisé les méthodes d'analyses et de traitement, puis confronté lesinterprétations des résultats. Si cela n'est pas, on risque d'en apprendre plus surle chercheur que sur l'objet de la recherche.

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Ensuite, si on entreprend une étude de cas/ c'est bien pour atteindre, etdonc respecter, la complexité du sujet, ses ruptures, ses changements et sesévolutions. Il est alors important de ne pas céder à la tentation de rendrelinéaire la complexité et les contradictions, de ne pas aplatir les ruptures pourarriver à décrire, dans le rapport de recherche, un modèle unitaire du sujet, lechercheur voulant, par cet aplatissement, donner l'impression qu'il a comprisle sujet.

Sixième thème. L'échantillonnage et problème de la saturation.

Qu'il s'agisse de la sélection des documents (même pour labibliographie) ou de celui des informateurs, la question du nombre ou del'ampleur des sources se pose au-delà de la question de leur représentativité.

Dans la mouvance qualitative, la représentativité des sources se règlepar deux critères. D'abord leur pertinence: c'est-à-di,re leur capacité de produirede l'information en rapport avec le problème. Ensuite leur contribution à lamodélisation: c'est-à-dire la possession de caractéristiques qui en font deséléments importants dans la construction d'une maquette (ou modèle réduit)de la population étudiée. À la question du nombre, la réponse est souventformulée en terme de saturation. On dit qu'il y a saturation lorsque l'ajoutd'une source n'apporte plus d'information. Mais il ne s'agit pas de n'importequelle source. L'ajout d'un jumeau ou d'un clone n'apporterait, par définition,que de la redondance. Un critère important doit être ajouté pour qu'il y aitsaturation: on ne dispose d'un échantillon suffisant que lorsque l'ajout d'unesource qui varie par un trait majeur par rapport au problème posé n'apportepas d'information supplémentaire. Répétons: la saturation ne peut pas êtreréduite à la redondance sans le critère de rajout d'une nouvelle sourcepertinente mais différente des sources antérieures d'information6.

Septième thème. La triangulation.

La triangulation est un concept clé du courant qualitatif, mais ildoit être envisagé à deux niveaux où il n'a pas les mêmes exigences et la mêmesignification. Par rapport à son usage initial en arpentage et en navigation, undes deux usaF;es du terme est inexact. .

Au niveau supérieur, où l'usage du terme est abusif bien querépandu, la triangulation consiste à comparer les traces (ou les récits) de

6Par exemple, dans une enquête bibliograhique, après avoir examiné un certain nombre auteursnord-américains qui participent d'une même école de pensée, voir si un francophone européenutilise les mêmes sources d'information, les mêmes références. Dans une enquête sur la violencedans la cour de récréation d'une école, après avoir interrogé certains professeurs et certains élèvespanni ceux qui étaient présents lors de l'événement, interroger aussi le concierge ou un autre profqui a vu la scène accidentellement, sans être impliqué parce qu'il revenait chercher à l'école undocument oublié dans son casier à la salle des profe!!seurs.

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plusieurs observateurs ou à comparer les interprétations (ou les théories) deplusieurs analystes se rapportant à un événement ou à une situation, afin d'enconstruire une représentation qui tienne compte de sa complexité à partir dutémoignage d'informateurs qui occupent des positions diverses par rapport àl'événement. De ce point de vue, la triangulation est nécessaire à la prise encompte et au compte rendu de la complexité observée et elle implique queplusieurs traces prises à partir de plusieurs points de vue7 soient confrontéesavant de pouvoir croire qu'une certaine approximation du complexe a étéatteinte.

Mais une telle opération de confrontation des témoignages,implique un préalable au niveau des traces, c'est-à-dire de chaque témoignage:le tableau de l'ensemble ne vaut que si chacun des éléments qui ont contribué àsa composition est vrai. Autrement dit, trois témoins qui mentent, lors d'unprocès, peuvent très bien se recouper et donner l'illusion d'une approche de lavérité. La concordance des points de vue, dans un climat et un terrain derecherche donné, ne garantit pas leur valeur de vérité. .

La question de la fidélité (vraisemblance) des traces et de leurvalidité (pertinence) restent donc à assurer par une autre forme detriangulation, directement inspirée des procédures d'arpentage ou depositionnement en navigation. Dans ce sens restreint et propre, latriangulation consiste à confronter des informations obtenues sur un objettenu constant tout en faisant varier soit l'instrument de collecte, soit lessources d'information, mais en ne laissant varier à la fois que l'un ou l'autre

. de la source ou de l'instrument. Comme il s'agit là d'estimer le degréd'incertitude apportée par le système informateur-instrument à propos del'observation, il faut successivement analyser les variations introduites parchacun en tenant l'autre constant.

Donc, les opérations de triangulation qui tentent à établir la fidélité destraces devraient comporter une. double série de comparaisons:

10 Les comparaisons de traces, sur un même objet ou événement, .obtenues par la même technique de collecte de données avec des informateursdiffêrents permettant d'estimer l'incertitude (ou la relativité) due aux

informateurs;

2° Les comparaisons de traces sur un même objet ou événementobtenues du même informateur avec des techniques de collecte différentespermettant d'estimer l'incertitude (ou la relativité) due aux instruments.

Dès lorsl une confrontation de données qui combine une variétéd'informateurs et une variété d'instruments contribue à la construction de la

7 Théoriques, spatiaux, temporels => n traces x N points de vue.

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çomplexité de l'événement, mais pas à l'estimation de l'incertitude des tracesde cet événement.

En outre, dans beaucoup de recherches qualitatives, les traces ne sontpas exploitées telles qu'elles ont été recueillies8. Par exemple, les contenusd'entrevues sont souvent trop abondants pour être tous retenus dans l'analyse.Les traces subissent fréquemment une opération de tri ou sélection en fonctionde la pertinence de l'information qu'elles apportent aux problèmes posés. Puiselles sont codées, c'est-à-dire traduites dans les termes d'un langage général,commun et plus abstrait, propre au chercheur et non plus aux informateurs. Cecodage permettra au chercheur de comparer, de classer et de synthétiser ce quechacun des informateurs a pu apporter dans son langage particulier. Une.nouvelle opération de contrôle de la fidélité et de la validité devrait prendreplace ici, car on est passé des traces recueillies à des données constituées. Eneffet, de telles données sont un ensemble réduit d'inscriptions graphiquesproduit par le chercheur, et non plus par les informateurs, auquel il accorde lestatut de représenter la. totalité des traces qui sont difficiles à travailler étantdonné leur hétérogénéité et leur ampleur. Il faut alors procéder à desconfrontations intra et inter analystes des codages et, parfois, des analyses et des

interprétations.

Dans ce passage des traces aux données deux problèmes se posent enparticulier qui imposent de procéder à ces confrontations intra et inter analyse(ou codage).. .

10 L'analyste a probablement commis des erreurs par fatigue, pardistraction, par effets de halo, etc. Il est là question de la fidélité de l'analyste entant qu'instrument traduisant des traces en données.

2° L'analyste peut commettre aussi des erreurs parce que les règles,les principes ou les grilles qui devraient guider le passage des traces auxdonnées n'ont pas, pour certaines catégories, le même niveau de précision,d'univocité. Dans ce cas, il est plutôt question de la validité des données,puisque c'est le rapport des traces aux concepts opérationnalisés dans les grillesde codification qui pose problème. Il est courant que les grilles de codificationcomportent des zones d'incertitude où les catégories se recoupent, sontambiguës, difficilement définies et conduisent à des hésitations dans le codage.

À cette étape, l'important est, non pas de ne retenir que les donnéesfidèles et valides, mais bien d'estimer le taux de fidélité du système detransformation des traces en données, ce qui nuancera de manière générale lesconclusions, et d'évaluer quelles sont les zones ou les concepts de la grille decodification qui ont une plus faible validité, ce qui conduira à une prudencerelative lorsqu'on traitera de ces concepts.

8 Voir aussi le huitième thème: la réduction des données.

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Van der MarenIM: «Rigueur en R.Q.» HEC-ARQ 26 octobre 1996 page 8

Notons au passage que la consistance d'un système de codage, telleque vérifiée par certaines procédures incluses dan~ des logiciels d'analysequalitative, comme HyperResearch ou NUD-IST, ne signifie pas que leshypothèses induites de ces codages so:nt valides, pas plus qu'elle ne certifie quele codage est fidèle et valide. Ces procédures vérifient la consistance du codageet pas plus; un codeur rigide risque d'être déclaré consistant, mais ce n'est pasnécessairement un codeur valide.

Huitième thème. La réduction des données.

Les opérations de réduction ou de condensation, c'est-à-dire de sélectiondans la masse du texte d'extraits signifiants et leur remplacement par des codesthématiques ou des concepts, doivent suivre des règles et celles-ci doivent êtreexplicitées d'abord, vérifiées par une contre-réduction, ensuite. Dans certainscas, la majorité des biais se trouvent déjà présents dès cette phase. Le chercheurne prend pas tous les extraits qu'il devrait prendre. Dans certains cas, il ne gardeque ce qu'il peut facilement interpréter dans le sens des hypothèses de départ,de ses postulats implicites. Ou bien, tout simplement, il ne tient pas compte dece qui, dans le matériel, est étranger à son cadre théorique. Dans d'autre cas, ilretient surtout les passages qui rappellent les hypothèses qui ont émergé despremières lectures du matériel, ce qui provoque un effet de stéréotype: lasélection et l'analyse des extraits subséquents ne sert pas à découvrir denouvelles hypothèses, elle ne fait que confirmer celles qui sont déjà présentes.

Retenons donc que vaut ici aussi, pour l'analyse qualitative, ce qu'ondemande d'un témoignage: il doit non seulement dire la vérité et rien que lavérité, mais il doit aussi dire toute la vérité.

Neuvième thème. L'instrumentation est une déformation à contrôler.

Les techniques utilisées (les lieux et les consignes d'entrevue, ledialogue et son rythme, l'enregistrement, etc. ) et le traitement des données (lacondensation, le codage, la construction des matrices) déformentnécessairement le matériel brut produit par les informateurs. Cettetransformation est indispensable, sinon aucune phase d'analyse et de synthèsen'est possible et l'on ne pourrait rien dire d'intelligent sur les données.Cependant, il faut se rappeler que les résultats du traitement sont issus de tellestransformations. TI ne faut donc pas prendre les résultats et leur interprétationpour une copie du réel sans les avoir validés par un retour aux traces, àl'ensemble des traces originales et par une confrontation aux sources de cestraces, les informateurs.

Dixième thème. Prudence

Même si la recherche qualitative privilégie un contact prolongé avecson terrain et tente d'en élaborer la complexité, le chercheur ne doit pas

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Van der Maren JM : «Rigueur en R.Q.» HEC-ARQ 26 octobre 1996 page 9

opublier que ces conclusions ne sont que des énoncés hypothétiques, c'est-à-dire: - provisoires, parce. que les choses changent tant qu'il y a de la vie;

- conditionnels, parce qu'une relation entre événements ne se produitet ne peut être observée que si certaines conditions sont présentes;

- relatifs, parce que. les énoncés ne sont valables que du point de vue àpartir duquel les observations ont été faites; .

-conjecturaux, parce que tout énoncé n'est jamais qu'un pari probableinféré sur la base d'une portion raisonnable de toutes les observations qu'ilaurait fallu recueillir pour atteindre une certitude.

Nos conclusions ne sont donc jamais qu'hypothétiques.

De plus, en sciences humaines, que ce soit en quantitatif ou enqualitatif, on ne travaille que sur des traces d'activités humaines; dans lamouvance qualitative, il s'agit particulièrement de traces d'échangessymboliques. Contrairement à l'illusion de certains, on ne travaille jamais surle sujet lui-même qui toujours nous échappe. Le discours que peut produire larecherche qualitative ne ,vaut donc que pour les traces qu'ont laissées lesinformateurs et non pour les informateurs eux-mêmes. Une des raisons dechoisir une méthodologie qualitative tient au souhait de respecter l'humain, sacomplexité, son intentionnalité, sa liberté. Il nous faut donc, comme chercheur,éviter le paradoxe de croire que nos méthodes pourraient réduire le sujet auxthéories que nos recherches, les mieux menées, peuvent construire. Le discoursqualitatif ne pourra jamais dire ce qu'est ou ce que doit être le sujet: sa liberténous échappe, et c'est dans la mesure où nous acceptons cette limite que nousmaintiendrons, pour nous, notre liberté de penser.

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