la question du soin et du renoncement aux soins dans la tradition hébraïque

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Med Pal 2004; 3: 317-320 © Masson, Paris, 2004, Tous droits réservés RUBRIQUE EXCEPTIONNELLE Médecine palliative 317 N° 6 – Décembre 2004 La question du soin et du renoncement aux soins dans la tradition hébraïque Eytan Ellenberg, Interne de Santé publique, Espace éthique Assistance publique – Hôpitaux de Paris, CHU Saint-Louis. Introduction Aborder la question de l’accompa- gnement, et plus généralement du « prendre soin », est relativement dif- ficile du fait qu’elle touche au plus in- time de la relation soignante, mais aussi à ce qu’elle a de plus complexe. Ce travail sur le soin a souhaité, pour sa part, emprunter au judaïsme et la langue hébraïque des éléments de ré- flexion éthiques mais dont la voca- tion se révèle, et nous souhaitons le montrer ici, réellement universelle. Cette approche éthique – et non pas uniquement spirituelle – n’a pas pré- tention à abor- der l’ensemble de cette problé- matique mais souhaite appo- ser une petite pierre à l’édi- fice des ré- flexions actuellement mises en place portant sur les questions d’accompa- gnement, de proche, de non-abandon, de responsabilité, etc…, en l’abordant par des aspects probablement moins connus. Ainsi, la langue hébraïque, de par ses possibilités linguistiques et séman- tiques spécifiques, nous servira ici de guide exploratoire. Dans un second temps, c’est à la singulière obligation de la visite aux malades que nous nous intéresserons en tant qu’elle met par- faitement en perspective ce que peut véritablement signifier « accompagner une personne malade ». En première analyse, renoncer aux soins pourrait s’avérer comme une mise en garde, un rappel à l’ordre : « Renoncer aux soins » reviendrait-il, dans certains cas, à renoncer à soigner, c’est-à-dire à exercer pleinement et jusqu’au bout son métier de soignant ? Existe-t-il réellement des situations où il n’y aurait précisément « plus rien à faire » ? La relation établie entre le soi- gnant et le soigné, souvent en fin de vie ou handicapé par une pathologie trop lourde, s’éroderait-elle car les moyens thérapeutiques mis en œuvre auraient malheureusement perdu de leur efficacité, de leur intérêt ? Devons-nous en appeler à une nouvelle forme d’attention auprès de la personne malade, une relation de soin qui ne consisterait pas unique- ment en la prescription de médica- ments ou la réalisation d’actes plus invasifs, mais en une prise en charge plus globale d’accompagnement, de soutien, d’attention, de respect, d’écoute, voire d’échanges ? Renoncer à cette partie intégrante du soin, c’est refuser à la personne que l’on soigne le statut même d’« humain souf- frant », la réduisant tragiquement au rôle de « porteur de maladie » ; c’est également défendre au soignant de laisser exprimer sa part d’humanité. C’est dire que cette expression « re- noncement aux soins » (qui fut notam- ment l’intitulé d’un staff hospitalo- universitaire organisé par l’Institut éthique et soins hospitaliers et le labo- ratoire d’éthique médicale, de droit de la santé et de santé publique de la Fa- culté de médecine Necker-Enfants ma- lades le jeudi 8 janvier 2004) a de quoi choquer, nous laisser en tout cas dans une expectative douloureuse, dans l’attente angoissante d’une réponse né- Ellenberg E. La question du soin et du renoncement aux soins dans la tradition hébraïque. Med Pal 2004; 3: 317-320. gative à cette question : « Peut-on re- noncer aux soins ? » Confrontés à des demandes par- fois abusives de traitements trop dan- gereux – au vu des éventuels bénéfi- ces que l’on peut en attendre – par la personne malade ou sa famille, sou- cieux le plus souvent, avant toute chose, de gagner quelques mois ou quelques années de vie « pour ne rien avoir à se reprocher », désireux de poursuivre malgré tout une démarche qui soit véritablement « thérapeuti- que » – jusqu’à s’acharner ou s’obsti- ner -, poussés par la facilité d’un cure appris sur les bancs de l’Université ou auprès de leurs maîtres, les profes- sionnels soignants ressentent parfois le désir de renoncer aux soins, lorsque survient l’échec, en appelant à une certaine fatalité, jusqu’à vouloir même se retirer complètement de la scène du soin, la laissant tragique- ment vide, abandonnant simplement la personne malade à sa détresse. Et c’est ici que se situe une approche dif- férente et pourtant complémentaire et d’égale importance : celle de l’atten- tion portée à l’autre, d’un devoir de non-abandon face à celui ou celle qui souffre, pour qui les traitements tra- ditionnels sont devenus inefficaces, et qui, dès lors, attend du soignant autre chose, une autre écoute, un autre type de parole – attente qui précède sou- vent d’ailleurs l’échec thérapeutique proprement dit. Ne pas renoncer aux soins, c’est aussi ne pas oublier, lors- Adresse pour la correspondance : Eytan Ellenberg, 1, Avenue Claude Vellefaux, 75475 Paris cedex 10. Tél. : 01 44 84 17 57 (standard) ; 01 44 84 17 55 (ligne directe) ; Fax : 01 44 84 17 58. e-mail : [email protected] ; www.espace-ethique.org Ainsi la langue hébraïque nous servira de guide exploratoire.

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Med Pal 2004; 3: 317-320

© Masson, Paris, 2004, Tous droits réservés

R U B R I Q U E E X C E P T I O N N E L L E

Médecine palliative

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N° 6 – Décembre 2004

La question du soin et du renoncement aux soins dans la tradition hébraïque

Eytan Ellenberg, Interne de Santé publique, Espace éthique Assistance publique – Hôpitaux de Paris, CHU Saint-Louis.

Introduction

Aborder la question de l’accompa-gnement, et plus généralement du« prendre soin », est relativement dif-ficile du fait qu’elle touche au plus in-time de la relation soignante, maisaussi à ce qu’elle a de plus complexe.Ce travail sur le soin a souhaité, poursa part, emprunter au judaïsme et lalangue hébraïque des éléments de ré-flexion éthiques mais dont la voca-tion se révèle, et nous souhaitons lemontrer ici, réellement universelle.Cette approche éthique – et non pasuniquement spirituelle – n’a pas pré-

tention à abor-der l’ensemblede cette problé-matique maissouhaite appo-ser une petitepierre à l’édi-fice des ré-

flexions actuellement mises en placeportant sur les questions d’accompa-gnement, de proche, de non-abandon,de responsabilité, etc…, en l’abordantpar des aspects probablement moinsconnus.

Ainsi, la langue hébraïque, de parses possibilités linguistiques et séman-tiques spécifiques, nous servira ici deguide exploratoire. Dans un secondtemps, c’est à la singulière obligationde la visite aux malades que nous nousintéresserons en tant qu’elle met par-faitement en perspective ce que peutvéritablement signifier « accompagnerune personne malade ».

En première analyse, renoncer auxsoins pourrait s’avérer comme unemise en garde, un rappel à l’ordre :

« Renoncer aux soins » reviendrait-il,dans certains cas, à renoncer à soigner,c’est-à-dire à exercer pleinement etjusqu’au bout son métier de soignant ?Existe-t-il réellement des situations oùil n’y aurait précisément « plus rien àfaire » ? La relation établie entre le soi-gnant et le soigné, souvent en fin devie ou handicapé par une pathologietrop lourde, s’éroderait-elle car lesmoyens thérapeutiques mis en œuvreauraient malheureusement perdu deleur efficacité, de leur intérêt ?

Devons-nous en appeler à unenouvelle forme d’attention auprès dela personne malade, une relation desoin qui ne consisterait pas unique-ment en la prescription de médica-ments ou la réalisation d’actes plusinvasifs, mais en une prise en chargeplus globale d’accompagnement, desoutien, d’attention, de respect,d’écoute, voire d’échanges ? Renoncerà cette partie intégrante du soin, c’estrefuser à la personne que l’on soignele statut même d’« humain souf-frant », la réduisant tragiquement aurôle de « porteur de maladie » ; c’estégalement défendre au soignant delaisser exprimer sa part d’humanité.

C’est dire que cette expression « re-noncement aux soins » (qui fut notam-ment l’intitulé d’un

staff

hospitalo-universitaire organisé par l’Institutéthique et soins hospitaliers et le labo-ratoire d’éthique médicale, de droit dela santé et de santé publique de la Fa-culté de médecine Necker-Enfants ma-lades le jeudi 8 janvier 2004) a de quoichoquer, nous laisser en tout cas dansune expectative douloureuse, dansl’attente angoissante d’une réponse né-

Ellenberg E. La question du soin et du renoncement aux soins dans la tradition hébraïque. Med Pal 2004;

3: 317-320.

gative à cette question : « Peut-on re-noncer aux soins ? »

Confrontés à des demandes par-fois abusives de traitements trop dan-gereux – au vu des éventuels bénéfi-ces que l’on peut en attendre – par lapersonne malade ou sa famille, sou-cieux le plus souvent, avant toutechose, de gagner quelques mois ouquelques années de vie « pour ne rienavoir à se reprocher », désireux depoursuivre malgré tout une démarchequi soit véritablement « thérapeuti-que » – jusqu’à s’acharner ou s’obsti-ner -, poussés par la facilité d’un

cure

appris sur les bancs de l’Université ouauprès de leurs maîtres, les profes-sionnels soignants ressentent parfoisle désir de renoncer aux soins, lorsquesurvient l’échec, en appelant à unecertaine fatalité, jusqu’à vouloirmême se retirer complètement de lascène du soin, la laissant tragique-ment vide, abandonnant simplementla personne malade à sa détresse. Etc’est ici que se situe une approche dif-férente et pourtant complémentaire etd’égale importance : celle de l’atten-tion portée à l’autre, d’un devoir denon-abandon face à celui ou celle quisouffre, pour qui les traitements tra-ditionnels sont devenus inefficaces, etqui, dès lors, attend du soignant autrechose, une autre écoute, un autre typede parole – attente qui précède sou-vent d’ailleurs l’échec thérapeutiqueproprement dit. Ne pas renoncer auxsoins, c’est aussi ne pas oublier, lors-

Adresse pour la correspondance :

Eytan Ellenberg, 1, Avenue Claude Vellefaux,

75475 Paris cedex 10. Tél. : 01 44 84 17 57 (standard) ;

01 44 84 17 55 (ligne directe) ; Fax : 01 44 84 17 58.

e-mail : [email protected] ;

www.espace-ethique.org

Ainsi la langue hébraïque nous servira de guide exploratoire.

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que l’on est soignant, qui l’on est etqui l’on soigne.

La langue hébraïque comme guide exploratoire

Dans cette petite étude sur le soin– sur ce qu’est véritablement « soi-gner », « prendre soin » – nous avonsdonc voulu opérer un détour spiri-tuel par le judaïsme et y rechercherdes éléments de réflexion complé-mentaires. Ainsi la langue hébraïquetraduit les mots ou expressions« soin » et « prendre soin » par

tipoul

[1].

« Soigner » peut se dire aussi

doeg

ou

shomer,

c’est-à-dire respec-tivement« craindre »,« être inquiet »,« avoir peur »

et

« garder »,« veiller », « pré-server ».

Il est intéres-sant d’aller plus loin dans l’analysede la racine du mot

tipoul (t-p-l)

etd’en rechercher les origines et les ex-tensions. En effet, cette racine ren-ferme les sens d’« inventer », « atta-cher », « couvrir », « enduire »,« coller », « mastic », « jeune enfant »mais aussi… « fade », « insipide » et« calomniateur ». Ce sens d’« atta-cher » est intéressant puisqu’on le re-trouve également dans la traductiondu mot

livah

qui signifie « accompa-gner », « s’unir » et donc « s’atta-cher » [1, 2]. Quelle conclusion pou-vons-nous donc en tirer sinon le fait– simple, mais tellement fondamen-tal – que « soigner » revient aussi às’attacher à celui que l’on soigne,l’accompagner, ne pas l’abandonner,mais aussi – et cela n’est pas une en-treprise aisée -, inventer une autreforme de soin, oublier le traitementdans une perspective exclusive etpenser la complémentarité, l’« autre-ment soigner », revenir à des actionsparfois aussi simples qu’écouter, te-

nir une main, porter un regard ou,simplement (est-ce si simple et si fa-cile ?), soutenir celui de l’Autre –autrement dit se poser en humain ?Le soin ne consiste pas uniquementdans cette technicisation mais égale-ment dans ces sens partagés. Parfoisle regard possède cette force que l’onn’imagine pas. De cette grand-mèrequi m’a dit : « J’ai compris dans tonregard que j’ai quelque chose degrave. Tu n’as pas besoin de parlerpour que je comprenne », j’y ai puisél’essence même du soin, celui d’unerelation faite de sens : touché, re-gard, écoute, etc., de nécessaire hu-manité en somme – d’humilité éga-lement. Inventer le soin, s’adapteraux vicissitudes de la maladie et dela souffrance de la personne que l’onsoigne, s’engager pour l’Autre etavec l’Autre dans une relation faited’échange, d’écoute mais surtoutd’attention.

La proximité comme relation dans la distance

S’attacher, s’unir mais tout en res-pectant l’Autre : non pas un Moi quiabsout l’Autre – la proximité plutôtcomprise comme une « relation dansla distance et non la confusion ou lacoïncidence ; le proche reste toujoursessentiellement lointain » [3] – maisun Moi qui dit à l’Autre : « Je suis làpour Toi. Saches que tu peux comptersur ma présence en tant qu’Homme,de personne à personne, à égalité :Moi qui soigne, Toi qui es soigné. Mevoici ! « Impossibilité de se dérober »comme avait l’habitude de l’écrire Le-vinas. Le Moi qui accompagnel’Autre, qui prend soin de lui, doitchercher à s’en approcher sans l’en-vahir mais surtout et avant tout ré-pondre présent, être présent.

Pour aller plus loin, le mot

karov

qui signifie en hébreu « proche »,prend la même racine que

korbane

qui

signifie « sacrifice », parce que le sa-crifice avait pour but de créer unenouvelle proximité avec Dieu maissans aller jusqu’à se confondre aveclui. Pour Marc-Alain Ouaknin [3] « Le

qorban

est la distance entre l’hommeet le monde, entre l’homme et l’autrehomme et entre lui-même et lui-même. Le

qorban

est par ma suite unobjet qui va advenir à l’intérieur deces espaces pour les franchir, pour lesproduire plutôt et non pas, surtoutpas, pour les combler (…). Se posealors la question de la révélation et dela transcendance d’une parole, autreque sa propre parole, dans la consti-tution du sens du monde (…). Mais sila révélation était de révéler à soi-même dans une distance par rapportau monde ou à l’Autre ? » [3]. Maiscette racine (

k-r-v)

peut aussi donner,avec une ponctuation différente, lemot

kerev

, qui signifie les « en-trailles ». Pour Rabbi Chimchon Ra-phaël Hirsch, les entrailles se disentaussi

méa

, proche de

mahah

de

ma-hah

d’où vient le mot

ma

qui signifiequoi ? Le Rabbin et philosophe Ouak-nin rebondit sur ce jeu de mots etnous apprend que « le quoi et le qui,le

ma

et le

mi

adviennent lorsque lemonde et la personne qui se trouventdevant moi ne sont plus de l’ordred’une perception claire et distincte,manifestation lumineuse de l’être,mais lorsqu’ils sont déjà « usés », « dé-tériorés », « effacées » (

mahah

) (…).Les entrailles sont le lieu du question-nement, comme la matrice est le lieudu lendemain (…). L’enfoncementdans l’illusion de sa propre identité,cette clôture, ce regard autocentrésont la définition même de la stérilité(…). Le questionnement produit un es-pace, un nouvel espace, matriciel,d’où peut naître un enfant porteur detemps et d’histoire. » [4]. Être prochede l’autre, l’accompagner dans sa ma-ladie, nouvelle étape imprévisible deson destin, revient à « être-pour-les-possibles » pour sortir du détermi-nisme, du destin [4], du c’est écrit, du

mektoub

.

Nous avons donc voulu opérer un détour spirituel par le judaïsme.

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Eytan Ellenberg

Levinas nous le confirme égale-ment dans son ouvrage

Totalité et in-fini

: « Il ne s’agit pas de se complairedans un je ne sais quel romantismedes possibles, mais d’échapper àl’écrasante responsabilité de l’exis-tence qui vire en destin, de se repren-dre à l’aventure de l’existence peut-être à l’infini. » [5]. Finalement, ens’approchant de l’autre, en tentant decomprendre sa vie, ses souffrances,son destin à jamais modifié, je m’in-vestis dans un autre chemin, différentdu mien : « Un être capable d’un autredestin que le sien est un être fécond. »[5]. Être capable d’un autre destin quele sien, rechercher dans l’autre une fé-condité pour sa propre vie, apprendrede l’Autre dans un engagement soli-daire et responsable, assumer pours’élever, accompagner pour vivreautrement, être pour l’autre, être avecl’autre, pour lui, mais également poursoi, en somme accompagner pours’accompagner.

La visite aux malades : un devoir d’accompagnement

Et tout ceci est parfaitement décritdans le Talmud, dans ses pages con-sacrées à la visite aux malades, ren-due obligatoire – à la différence de lamédecine permise au titre du

pikoua’hnefesh,

le « sauver une vie » -, dans lasuite de celle que Dieu fait à Abrahamdans la Genèse [6], au troisième jourqui a suivi sa circoncision : « Il étaitdans une grande souffrance et Dieudit aux anges : descendons et visitonsle malade. » [7]. Dès lors, si « Dieu avisité les malades, donc toi imite-le etvisite les malades » [8, 9]. Consécuti-vement, la visite aux malades sembleêtre une obligation biblique, ce quecertains contestent, l’attribuant plutôtà une obligation d’origine rabbinique[10-12]. D’aucuns se questionnent surla portée d’un tel acte. En effet, si lapermission de soigner peut-être don-née à un juif, la visite à un malade,

le

Bikkur Holim,

relève

en revanched’une véritable obligation. Devoir detout un chacun envers celui qui souf-fre. Attention d’aller visiter les mala-des établie en Loi, en responsabilité.

Certaines sources rabbiniques af-firment de même que ces visites sontautant d’éléments favorisant la guéri-son du malade – chaque visite rendueau malade participerait pour unsoixantième à l’amélioration de sonétat. Par ailleurs, il est précisé qu’iln’existe pas de limites à ces visites, entermes de quantité comme en termesde qualité [10]. Il est même dit que« quiconque visite le malade fait qu’ilvivra, et quiconque ne visite pas lemalade fait qu’il mourra » [13]. Deplus, le judaïsme a développé un codede conduite très précis envers la visiteaux malades ; tout ceci découle tou-tefois du fait que l’on aura pris, aupa-ravant, pleinement conscience de sonindigence totale : « il n’est pauvre quele malade. » [13]. De fait, le malade estcelui à qui manque la santé, commeun bien que nous devons chercher àlui restaurer (à tout prix ?). Aucuneslimites ne semblent être données à lavisite aux malades – en qualitécomme en quantité -, comme l’infinide la responsabilité portée à l’Autre,dans une tradition Lévinassienne bienvivante.

Mais la qualité de la visite est éga-lement discutée dans le Talmud tantelle paraît tout aussi essentielle que laquantité – importe ainsi de prêter at-tention au langage verbal – « s’il y ades malades et qu’on leur rende visiteou à leurs enfants, qu’on ne leur parlepas de la manière dont l’ont fait lesamis de Job » [14] – comme au lan-gage corporel – : « celui qui entrepour visiter le malade ne s’assiéra pasà la hauteur du lit et non plus sur unfauteuil haut mais le visiteur s’enve-loppera de son manteau et s’assiéraface à lui. » [15].

Le malade est en fait considéréégalement comme un Roi, et les textesdisent que la

Chékhina

– ou la pré-sence divine – est présente à la tête

du lit ; il faut donc se comporter avecrévérence, conscient de l’immense di-gnité du malade. Inspirants sont aussiles termes de Lévinas, sur la

hauteur

du visage de l’Autre, qui complètentces propos, l’Autre qui me commande,qui m’élève : « (…) l’épiphanie de l’ab-solument Autre est visage où l’Autrem’interpelle et ordonne de par sa nu-dité, et par son dénuement. Il m’inter-pelle de son humilité et de sa hau-teur. » [16].

Un autre type de langage

Dans son humilité d’indigent, sondénuement de pauvre – tel qu’est vule malade par le Talmud -, mais éga-lement de par sadignité royale,donc immense,le visage de lapersonne souf-frante appelle àune responsabi-lité de sa hau-teur, ce quim’oblige à m’élever, ce double mou-vement de la responsabilité devientun véritable ordre divin – de celui quiest en tout homme. Pour Levinas, laresponsabilité pour l’Autre, faite decommandement et de liberté, puise sasource dans le Visage : « Le « tu netueras point » est la première paroledu visage. Or c’est un ordre. Il y a dèsl’apparition du visage un commande-ment, comme si un maître me parlait.Pourtant, en même temps, le visaged’autrui est dénué, c’est le pauvrepour lequel je peux tout et à qui jedois tout. » [17]. Visage d’un pauvre,visage d’un Roi, l’ambivalence du sta-tut du malade dans le judaïsme nouscommande autant d’en être responsa-ble que d’y extraire les conditions demon élévation vers

ma

liberté.C’est dans ma proximité, dans

mon attention, que je me rends dis-ponible à celui qui souffre. Finale-ment, cette proximité s’avère commeune autre façon de parler, un

Dire

qui

Le judaïsme a développéun code de conduite

très précis envers la visiteaux malades.

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La question du soin et du renoncement aux soins dans la tradition hébraïque

serait un engagement responsable :« Le Dire (…) est proximité de l’un àl’autre, engagement de l’approche,l’un pour l’autre (…). Proximitécomme dire, contact, sincérité de l’ex-position ; dire d’avant le langage,mais sans lequel aucun langage,comme transmission de message, neserait possible. » [18]. Cette proximité,comprise dans le sens d’une respon-sabilité solidaire, n’échappe pas auTalmud qui assimile la visite aux ma-lades à un engagement pour que lapersonne malade ne souffre pas trop

de son isole-ment, qu’elleressente l’ex-pression d’unecomplète solida-rité envers elle,

le souci exprimépar les autres pour lui

. Ainsi, « celuiqui a un malade chez lui doit l’inté-grer parmi les malades d’Israël » [15].Cette solidarité n’est évidemment pasrestreinte au peuple juif mais étendueà toutes les nations. Les décisionnai-res ont ainsi enseigné qu’il convientde secourir les pauvres des autres na-tions en même temps que les pauvresd’Israël, de visiter les malades desautres nations en même temps que lesmalades d’Israël et d’enterrer lesmorts des autres nations en mêmetemps que les morts d’Israël. « Et celaassure la paix », [11, 12, 19, 20] nouspromettent les sages…

Une même exigence d’humanité et de responsabilité

Il est possible de résumer cette ap-proche juive, voulue comme une éthi-que universelle et non comme une re-vendication religieuse, par unehistoire ou plutôt une fable, une his-

toire hautement symbolique de l’im-portance conférée à la visite aux ma-lades, et, plus généralement, dusoutien nécessaire qu’il s’agit de por-ter à notre prochain lorsque la mala-die le touche :

« Un jour Rabbi Johanan tombamalade. Rabbi Hanina vint lui rendrevisite :

– Est-ce que ces châtiments tesont agréables à supporter ? lui de-manda-t-il.

– Pas du tout, et je ne désire pasnon plus leur rétribution.

– Donne-moi la main, lui ditalors Rabbi Hanina.

Rabbi Johanan lui donna la mainet il fut guéri.

Pourquoi ne s’est-il pasguéri par lui-même ?

Rabbi Hiya aussi tomba malade unjour. Rabbi Johanan vint lui rendrevisite et lui demanda :

– Est-ce que tes châtiments tesont agréables à supporter ?

– Ni ces châtiments ni leur rétri-bution, répondit Rabbi Hiya.

– Donne-moi la main, dit RabbiJohanan.

Rabbi Hiya lui donna la main et ilfut guéri.

Lui non plus ne s’est pasguéri par lui-même

. Pourquoi ? Jevais te le dire :

un prisonnier ne selibère pas tout seul

. » [21].

Conclusion

Renoncer aux soins, c’est précisé-ment renoncer à

soigner

, fuir ses res-ponsabilités, abandonner l’Autre danssa souffrance. C’est peut-être oublierqui l’on est : un soignant, mais sur-tout un être partageant la même hu-manité que celui ou celle touché(e)par la maladie.

Voici l’enseignement donné par leTalmud, quand l’attention devient de-voir et que l’homme assume pleine-

ment sa vocation médicale ne mettantplus à part sa nécessaire humanité,n’abdiquant plus devant la souffrancede l’Autre, ne se désistant ni ne se dé-robant devant sa responsabilitéd’Homme : Devoir de non-abandon.

Références

1. Cohn M. Nouveau dictionnaire fran-çais – hébreu. Paris : Larousse, 1985.

2. Ennery M. Dictionnaire de la Bible hé-braïque. 4

e

édition. Paris : Colbo,1992.

3. Ouaknin M-A. Lire aux éclats : élogede la caresse. Paris : Seuil 1994 : 222-5.

4. Ouaknin M-A. Lire aux éclats : élogede la caresse. Paris : Seuil 1994 : 83-5.

5. Levinas E. Totalité et infini : essai surl’extériorité. La Haye : Wighoff 1961 :258.

6. Genèse18 ; 1. (De nombreux élémentssont tirés des commentaires bibliqueset talmudiques du site Internethttp://www.modia.org)

7. Pirké dé Rabbi Eliezer, 29.

8. Béréchite Rabba, 8.

9. Traité Sotah, 14.

10. Traité Nédarim, 39.

11. Rambam, Hilkhote Evel, 14.

12. Choul’hane Aroukh, Yoré déâ 335.

13. Nédarim, 40.

14. Baba Metsia, 58.

15. Shabbat, 12.

16. Levinas E. Liberté et commandement.Fata Morgana 1994 : 79-80.

17. Levinas E. Éthique et infini. Paris :Poche 1984 : 83.

18. Levinas E. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Paris : Poche 1978 :17 et 32.

19. Traité Guittin 61a.

20. Hil’hote mélakhim 10, 12.

21. Berah’ot 5b.

Cette solidarité n’est évidemment pas restreinte au peuple juif.