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LA POÉSIE ET L'AMOUR

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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Camille Melloy (biographie). Épuisé. L'Islam et l'Occident. Préface de Jérôme Tharaud, de l'A-

cadémie française, et de Jean Tharaud. Épuisé. Au seuil du désert. Introduction à la poésie musulmane.

Épuisé. Chercheurs de Dieu (De Pascal à Claudel). Préface de Daniel-

Rops. Godefroid de Bouillon. Essai de biographie anti-légendaire. Histoire mystérieuse et tragique des Templiers.

14 mille.

L'épopée belge des Croisades (Poitiers, Jérusalem, Byzance, Lépante).

Nocturnes. Roman.

POUR LES ENFANTS

Une poignée de figues. Récits et contes d'Islam. Épuisé. Le rossignol et les roses. Fables orientales. L'aventure byzantine des seigneurs belges à la qua-

trième Croisade.

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MARCEL LOBET

LA

P O É S I E ET

L ' A M O U R

EDITIONS D U VIEUX COLOMBIER

5, rue Rousselet, 5 P A R I S

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IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

VINGT-CINQ EXEMPLAIRES S U R VÉLIN

ALFA DES PAPETERIES DU MARAIS,

NUMÉROTÉS DE I A 25.

Copyright 1946, by La Colombe, Éditions du Vieux Colombier.

Tous droits de traduction, reproduct ion et adaptation réservés pour tous pays.

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A

mes amis

Gé ra rd de Lan t shee re

et

George Masson de Fern ig .

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AVANT-PROPOS

La littérature offre peu de sujets qui, à l'égal du lyrisme amoureux, inspirent à l'écrivain une prudence éblouie. La poésie et l 'amour se défendent avec une même ténacité contre les entreprises de l'essayiste : les gloses les plus subtiles, les plus fondées sur une exacte philosophie, ne parviennent pas à circonscrire ce qui relève tout à la fois d'Eros et d'Apollon.

C'est dire à quel point est périlleux notre dessein et combien il est malaisé d'éluder les écueils jumelés de la fantaisie et de l'esprit de système. Il est aussi vain de dogmatiser en poésie qu'en amour, et, plus que tout autre, le lyrisme de la passion érotique réprouve l'or- donnance des traités et la rigueur des manuels.

Qu'on ne s'attende donc pas à trouver ici un exposé méthodique. Nous avons rejeté tout procédé scolaire pour adopter la seule démarche qui nous ait paru con- venir à notre sujet : l 'approximation chère à Charles Du Bos, ce travail d'approche, lent et circonspect, qui n'exclut ni les tâtonnements, ni les redites et qui re- court fréquemment aux citations, comme pour prépa- rer le terrain à des ouvrages ultérieurs. Peut-être quel- que théoricien pourra-t-il puiser dans ces notes de lit- térature comparée certaines données utiles à une syn- thèse.

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Au demeurant, le présent livre est moins un essai qu'une « anthologie perlée ». Dans l'esprit de l'auteur, il s'agissait de colliger des textes, et les commentaires qui les enrobent n'ont d'autre rôle que celui de mettre en valeur quelques trouvailles, comme font, dans un écrin, les creux de satin où reposent les perles.

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I

AMOUR ET POÉSIE

Dans le Banquet de Platon, un des convives, Aga- thon, dit de l 'amour qu'il est « poète et plus savant que tous les autres poètes, attendu que tout homme, quelque grossier qu'il soit, devient poète aussitôt que l 'amour l'a touché ».

Il n'est donc pas nécessaire de parcourir les œuvres des poètes pour s'apercevoir que les notions d 'amour et de poésie sont étroitement nouées. L'homme qui aime devient poète, pour un temps, avec un naturel et un élan si spontanés qu'on ne songe pas à railler cette soudaine effusion de lyrisme. Pour exprimer son amour, l'être le plus fruste trouve, avec une aisance qui l'étonne lui-même, des images et un rythme qui relèvent d'une authentique poésie. Tout ce lyrisme à fleur de peau est emporté par les brises du printemps, étouffé sous les torpeurs de l'été, et seuls les poètes — qu'ils s'appellent aèdes, bardes, troubadours ou chan- sonniers — captent des parcelles de l'inépuisable hymne d'amour que l'homme et la femme se chantent depuis l'âge d'or du paradis terrestre.

L'amour et la poésie procèdent du même désir es- sentiellement humain de créer et de durer, de contem- pler et de louer. La poésie tend à communier avec les choses, comme l'amour s'efforce de se confondre avec

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l'objet aimé. Contemplation, louange, fusion, posses- sion, tels sont les stades communs de l'amour et de la poésie. De part et d'autre, il y a une soif de joie, un besoin de durée, une faim d'absolu. Extérioriser un délire, réaliser une conformité, créer une harmonie, susciter un rythme, tels sont les fins parallèles de l'ac- tivité poétique et de la passion amoureuse. Au reste, il y a une passion poétique et une action amoureuse, tant il est vrai qu'amour et poésie se compénètrent.

Claudel a dit de la poésie qu'elle est « le pouvoir qui réalise pleinement les êtres, qui en fait des réali- tés ». La même définition peut s'appliquer, avec un égal bonheur, à l 'amour qui donne à l'homme le su- prême contact du réel.

Ce que l ' h o m m e cherche dans la femme, p a r exem- ple, c 'est une réalité, c'est une sensibilité, c 'est le con- tac t d ' une cer ta ine véri té naturel le , charnel le . Tou t cela, l ' h o m m e veut l ' app réhende r pa r les sens bien plus que p a r l ' intelligence, car il impor te de se réal iser p lutôt que de s 'analyser .

Ainsi en est-il en poésie où règnen t l ' image et la sensat ion. Le poète capte le réel, il le respire, il le tou- che et, de cette manière , il se réalise. Dans sa recher- che d ' u n e vér i té naturel le , poétique, l ' intelligence doit céder le pas à la sensibilité. Ni l ' amour , ni la poésie ne souffrent l ' i n t rus ion i m p o r t u n e de la raison. Tous deux cependant , s'ils veulent tendre à la perfection, doivent passer du sensible à l ' intelligible.

Tel est, du moins, le poin t de vue des phi losophes don t cer ta ins associent s p o n t a n é m e n t l ' amour et la poésie. Revenons au Banque t de P la ton p o u r lire le passage où Socrate r appo r t e son entret ien avec Dio- t ime :

DIOTIME. — Tu sais que le mot « poésie » veut dire « faire » en général et qu'il exprime toute cause qui fait passer quoi que

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ce soit du non-être à l'être, au point que les ouvriers de tous

a r t s se nomment « poètes ». SOCRATE. — C'est vrai.

DIOTIME — Cependant, tu vois qu'on ne les appelle point poètes; on leur donne des noms particuliers. Et une fraction séparée, celle qui consiste en la musique et l'art des vers, est appelée du nom de tout le genre, car elle est seule nommée poésie et ceux qui la possèdent se nomment poètes.

SOCRATE. — C'est bien vrai.

DIOTIME. — Il en est de même pour l'Amour qui, à parler généralement, est tout désir des choses bonnes, tout désir d'ê- tre heureux. Mais ceux qui s'adonnent à lui, désirant acquérir de l'argent, de la science ou de la force, ne sont point appelés Amants. A ceux seuls qui suivent une certaine espèce d'amour s'appliquent lés noms du genre total : Aimer, Amour, Amant.

Les écr ivains — t an t p rosa teurs que poètes — se sont t o u j o u r s p lu à l ier les d é m a r c h e s para l lè les de l ' a m o u r et de la poésie. P o u r eux, la poésie vit de l 'a- m o u r et l ' a m o u r se n o u r r i t de poésie. Ecoutez Monta i - gne : « Qui ô te ra aux muses les i m a g i n a t i o n s a m o u - reuses leur dé robe ra le p lus bel en t re t i en qu 'e l les a ien t et la plus noble m a t i è r e de leur ouv rage ; et qui f e r a pe rd re à l ' a m o u r la c o m m u n i c a t i o n et le service de la poésie, l 'affaibl i ra de ses mei l leures a rmes . »

Dans les Contemplat ions , Victor Hugo s ' exc lame na ïvemen t qu ' i l p r é fè re au Dieu des Armées

Le bon Dieu, qui veut qu'on aime, Qui met au cœur de l 'amant Le premier vers du poème, Le dernier au firmament.

E t c 'est peut -ê t re le m ê m e Hugo qui a f o r m u l é cet te loi n o n écrite de que lque P a r n a s s e cy thé réen :

C'est peu d'être poète, il faut être amoureux.

P lus près de nous, Anatole F r a n c e déclare : « Les poètes nous a iden t à a i m e r ; ils ne se rven t q u ' à cela. E t c 'est u n assez bel emploi de leur vani té dél icieuse. »

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Dans l'esprit du vieil épicurien, cette boutade n'avait aucune portée métaphysique, mais l'idée est jolie.

Cocteau et Jouve se rejoignent pour affirmer, dans des formules incisives, le premier que « la poésie est une machine à fabriquer de l 'amour », le second que « la poésie est le véhicule intérieur de l'amour ».

Même un théoricien comme Robert de Souza déclare que « la poésie naît de l 'amour ou elle n'est rien » 1 C'est grâce à l 'amour que la poésie nous rendrait sen- sibles à la proximité des choses et à leur essence.

On pourrait dire, en premier résumé, que l'amour et la poésie constituent les deux tentatives suprêmes de l'homme pour explorer, tout à la fois, le monde des sens, la nuit du cœur et le domaine de l'absolu.

Cette prospection n'est qu'une incessante tentative de connaissance. Le poète et l 'amant s'efforcent tous deux de connaître. L'amant connaît l'être aimé quand il le possède : l'acte d'amour est connaissance. « Adam connut Eve, sa femme; elle conçut et enfanta Caïn. » De même le poète, dans son besoin de créer, tend à la fusion du moi et de l'objet.

Dans son explication de l'acte poétique, Claudel parle de la « connaissance du monde et de soi-même ». Le poète se connaît, comme le monde se connaît : « Le lac peint le blanc cygne en lui suspendu sur le ciel ovale, l'œil du bœuf la pâture et la pastoure. Le coup de vent du même trait rafle, emporte la crache de la mer, la feuille et l'oiseau du buisson, le bonnet des paysans, la fumée des villages et la sonnerie des clo- chers. Comme un visage gagné peu à peu par l'intelli- gence, quand l'aube naît, les règnes végétal et animal ont fini de dormir. Ainsi des thèmes connus sont pro- posés à la réflexion des choses diverses. Toute la sur-

T. Robert de Souza, Un débat su r la poésie, dans La poésie pu re d 'Henr i Bremond. Éd. Grasset, Paris, 1926.

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face de la terre avec l'herbe qui la couvre et les bêtes qui la peuplent est sensible comme une plaque travail- lée par le soleil photographique. C'est un vaste atelier où chacun s'efforce de rendre la couleur qu'il prend a u f o y e r s o l a i r e »

Ainsi l 'amant accède, lui aussi, à une connaissance seconde sous le soleil de la passion. Dans l'acte d'a- mour, non seulement il capte toute la réalité de l'être possédé, mais il se connaît lui-même, par réflexion, et prend toute sa mesure.

Faut-il trouver à l 'amour une justification ? Ce ne peut être que dans la nature même de l'être : « Si l'être est surabondant et communicatif de soi, s'il se donne, l 'amour est justifié, — et cette stimulation et cette aspiration à sortir de soi pour vivre de la vie même de l'aimé qui sont consubstantiels à l'être h u m a i n »

La poésie, elle aussi, tend à communiquer sa sura- bondance pour être, parmi les hommes, le signe de l'aspiration à l'unité.

D'où, de part et d'autre, cette purification qu'Aris- tote appelait catharsis et qui a fait couler beaucoup d'encre. Nous aurons plusieurs fois recours à ce mot en lui donnant une acception assez large.

Selon la conception aristotélicienne, la vue du beau dessouille l'âme et nous pouvons appliquer au poème ce que le philosophe disait du spectacle de la tragédie, à savoir qu'il purifie nos passions. Cette purification n'est pas nécessairement d'ordre mystique, mais elle est liée aux activités les plus hautes de l'être. Par exemple, lorsque Péguy nous dit que, lors de son pèle- rinage à Chartres, il sentit toutes ses impuretés tom-

2. Claudel, Art poét ique. Éd. du Mercure de France, Paris, 1913. 3. Jacques Maritain, Sort de l ' h o m m e . Coll. des Cahiers du Rhône,

Neuchâ te l , 1943.

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ber d'un seul coup en apercevant au loin le clocher de la cathédrale, le poète désigne un choc d'ordre surna- turel, apparenté à une grâce que les théologiens nom- ment « actuelle ». Il y a catharsis, au sens aristotéli- cien du mot, mais le phénomène relève de la mystique.

Or, la catharsis peut s'étendre aux activités de l'es- prit aussi bien qu'aux opérations de l'âme. Il y a une catharsis poétique, comme il y a une catharsis surna- turelle. Le poème nous purifie dans la mesure où il nous libère du poids de la réalité. De même, dans le roman, une vision poétique du réel ou, par extension, une connivence compatissante à l'égard de la condi- tion humaine, peuvent provoquer la catharsis. Parlant de certains de ses personnages, Proust déclarait : « Trop faibles pour vouloir le bien, trop nobles pour jouir pleinement dans le mal, ne connaissant que la souffrance, je n'ai pu parler d'eux qu'avec une pitié trop sincère pour qu'elle ne purifiât pas mes essais. »

Qu'il se nomme pitié, compassion, repentir ou cha- rité, ce sentiment purifiant agit chaque fois qu'une âme sensible se trouve en présence du Beau, du Bien et du Vrai ou lorsqu'elle en ressent la nostalgie. C'est le cas de tous les vrais poètes. Grâce à la poésie, nous gagnons une zone sereine où, spirituellement, nous échappons à la loi de la pesanteur. L'intelligence con- naît alors une sorte de lévitation qui lui permet d'ap- préhender le réel sans effort ou de le négliger avec une souveraine indifférence.

Il y a catharsis, d'après Bremond, lorsqu'on passe de la connaissance rationnelle à la connaissance poétique. (Pour les mystiques ce serait le passage de la médita- tion à la contemplation.)

Suivant l 'auteur de Prière et poés ie , toute expé- rience poétique est catharsis parce que « l'activité poétique, par le seul fait qu'elle s'exerce, s'attaque aux passions, quelles qu'elles soient, à la passion en tant que passion ». Ce n'est pas une purgation morale,

4. Henri Bremond, Prière et poésie. Éd. Bernard Grasset, Paris, 1926.

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mais une purification psychologique, un état de sus- pens qui libère « des excitations — moralement bon- nes ou mauvaises, peu importe — que provoque la sensibilité du cœur ».

On voit immédiatement que non seulement l 'amour peut subir une opération analogue, mais qu'il est im- pliqué dans la catharsis poétique. Quand il s'agit de passion, d'excitations et de sensibilité du cœur (pour reprendre les appellations de Bremond), l 'amour est en jeu.

L'historien du sentiment religieux ne parle, dans Prière et poésie, que de l 'amour mystique, parce que tel était exclusivement son propos. Il lui arrive bien d'écrire que « dans l'expérience poétique, l'acte d'a- mour, l 'union totale au réel, touché et confusément possédé, cet acte aboutit à un échec ». Mais le subtil essayiste parle ici de cet amour philosophique qu'est l'adhésion du cœur à l'objet proposé par l'intelligence.

Nous ne suivrons pas le théoricien de la poésie pure dans les sentiers de chèvre où le conduisait son dilet- tantisme ondoyant. Mais il nous paraît logique d'ap- pliquer la théorie de la catharsis à l 'amour charnel.

L'amour peut être considéré comme une purification de la passion quand l'être humain fixe son choix sur un être qui doit, à ses yeux, l 'exhausser jusqu 'aux pla- teaux altiers du Beau et du Bien. Il ne faut pas néces- sairement, pour cela, que l'amour-passion soit trans- posé en amour-sentiment. La part du sensible ne peut être ramenée à des normes inhumaines. Précisons qu'il y aura catharsis lorsque la volupté ne sera plus recher- chée pour elle-même, lorsque la sensualité sera bridée pour favoriser l'essor de la part la plus haute de l'être.

On peut ajouter, en manière de corollaire, que la catharsis empêchera l 'amour de devenir orgueil, car la tentation est grande, pour l'homme, d'user de l 'amour

. charnel comme d'un moyen magique pour se hausser jusqu'à une connaissance supra-normale, jusqu'à l'é- briété démiurgique que promettait le Tentateur à nos

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premie r s paren ts : « Vous serez comme des dieux. » C'est là une p h a s e - c l é q u a n d il est ques t ion de la poé- sie de l ' amour .

E n c o r e une fois, la ca thars i s a m o u r e u s e est moins une pur i f ica t ion mora le q u ' u n e purif icat ion psycholo- gique. E n pu rgean t sa passion, l ' a m a n t n 'obéi t pas à des règles extér ieures , ma i s à une nécessité in tér ieure .

Q u a n d le poète purifie sa pass ion en en t i r an t u n poème, les deux ca tha r s i s se mêlent, et il peu t at te in- dre à la g randeur , s inon a u sublime, comme ce fu t le cas p o u r Dante.

La purification est d'autant plus nécessaire dans le lyrisme amoureux que celui-ci comporte un aspect psychanalytique. Voici comment.

Jusqu'au XIX siècle, où le roman a pris un essor de plus en plus envahissant, le poète est resté le principal interprète de l'amour, et c'est sous les espèces du poème que l'homme s'est toujours plu à prendre con- science du rôle de la passion amoureuse dans la vie. Aujourd'hui encore, malgré le développement moderne des moyens d'investigation psychologique, il subsiste dans l'œuvre de certains poètes des vestiges de divina- tion. De même qu'aux temps anciens le poète était con- sidéré comme un oracle, il joue encore à présent, d'une certaine manière, un rôle de truchement en ce qui con- cerne notamment le mystère de l'amour.

Autrefois, à l'instar des bouffons et des fous, le poète pouvait proférer, devant les tyrans, les vérités les plus inacceptables, les plus subversives. Ce privilège lui a été maintenu longtemps quand il s'agissait de célébrer l'amour. Et nous ne songeons pas seulement aux trou- badours, mais aux lyriques innombrables qui, de la Pléiade au Parnasse et du Symbolisme au Surréalisme, ont exalté l 'amour avec des accents que n'eussent osé leur emprunter ni les philosophes, ni les orateurs, ni les penseurs de leur temps. Comme l'amour procède

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de la sexualité, de ce domaine interdit où les vérités scandalisent aisément les bien-pensants, on abandon- nait volontiers au poète la tâche d'explorer le secret royaume et ses recès voluptueux. On acceptait qu'ici le poète se substituât au penseur, parce que, aux yeux de la foule — le tyran des temps modernes —, le poèfe était, au siècle dernier, une sorte de prêtre de la reli- gion de l'amour. Lui seul avait le droit de parler de la passion sans draper son lyrisme dans les voiles de la fiction romanesque.

Baudelaire n'était pas loin de considérer le poète comme le prêtre de l'amour, et il aurait pu appliquer au poète ce qu'il disait du prêtre, à savoir qu'il est « immense parce qu'il fait croire à une foule de choses étonnantes ». Dans son esprit, ce sacerdoce païen pen- chait vers le satanisme, nous le rappellerons plus loin. Il faudrait un livre pour exposer les conceptions de Baudelaire touchant l'imbrication mutuelle de l 'amour et de la poésie. A ses yeux, même lorsque le lyrisme est consacré à l'amour, le poète s'élève bien au-dessus de l 'amant vulgaire. Dans une lettre à Mme Sabatier, l 'auteur des Fleurs du Mal écrivait : « Les polissons sont amoureux, mais les poètes sont idolâtres », mar- quant ainsi l'abîme que la poésie peut creuser entre la concupiscence et l'adoration.

Le symbolisme — dont Baudelaire fut le précurseur — a modifié quelque peu le rôle du poète, en sous- trayant celui-ci à la tyrannie de la foule. Toutefois, si la gaze du symbole a estompé légèrement l'expression du lyrisme amoureux, le poète continue à sonder le double mystère du désir et du plaisir. La poésie s'est décantée, car le symbole est de nature à provoquer la catharsis. Mais il est difficile à la poésie de l 'amour de se dégager totalement de la chair : quelles que soient les tendances spiritualistes de la poésie, celle-ci par- ticipe à la sexualité. De nos jours, on parlera plus vo-

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lontiers des « arcanes de la psychanalyse » que de symbolisme, mais ces appellations, pour disparates qu'elles soient, recouvrent la même réalité psycholo- gique : au XX siècle comme aux premiers âges de l'humanité, le poète est comparable à la pythie juchée sur le trépied oraculaire et qui se grise des troubles vapeurs qui montent de l'abîme des sens. Il lui appar- tient de traduire l'obscure frénésie pour en tirer des paroles et des rythmes. Dans son Rimbaud vivant, Robert Goffin écrit : « Ce n'est pas aujourd'hui qu'il est établi que la poésie n'est souvent que la surface apparente du tempérament sexuel et amoureux. La qualité poétique d'un individu est fonction de son don d'amour. L'Amour, la Poésie (pour reprendre le titre du beau livre d'Eluard) sont les deux composants d'une même exaltation, c'est le contenant et le con- tenu, l'œil et le regard, la main et le geste, le genre et l ' e spèce ! »

La poésie amoureuse permet aux hommes de lire leur destin comme dans un miroir magique. Par elle, ils entrent en contact avec la vie antérieure, avec cette existence confuse où l'être humain fraternisait avec les autres êtres. L'adolescence, où l'être humain est en- core, psychologiquement, indéterminé, est la dernière étape de cette vie antérieure. Alors commence la vie d'homme, à jamais fixée dans l'existence. Seuls les poètes, grâce à leurs antennes extrêmement sensibles, sont encore capables de fraterniser totalement avec les autres êtres; seuls ils sont susceptibles d'éprouver pro- fondément, par l'invasion d'une vie seconde, les émois, les tristesses et les ferveurs des deux sexes.

L'un des meilleurs critiques de ce temps, André Rousseaux, a parlé avec finesse et pénétration de cette ambivalence des poètes : « De même qu'ils sont restés

5. Robert Goffin, R i m b a u d vivant. Éd. Corrêa, Paris, 1937.

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en communication avec toutes les sortes de vies de la mature, ils ont gardé le pouvoir de participer plus tota- lement qu 'un homme et une femme ordinaires à la mêlée des créatures qui fait que la vie se perpétue. Ils y sont moins comme un acteur confiné dans sa partie que comme si ce grand drame se jouait en eux. C'est pourquoi ils sont la voix du drame; et la poésie, en nême temps qu'elle chante toute la vie naturelle, est presque toujours, en dernier ressort, l'expression du mystère de l ' a m o u r »

La poésie est l'expression du mystère de l 'amour : cette proposition est une idée-carrefour où aboutissent les conceptions diverses, tant modernes que classi- ques, mais qui procèdent toutes du sens profond de a vie. L'esprit, le cœur, les sens, c'est l 'être humain out entier qui est impliqué dans le témoignage que )ortent devant la destinée la plupart des poètes de l'a- mour.

Grâce à leurs multiples affinités, amour et poésie 'épousent pour composer ce chant du désir que homme module sans répit depuis la première aube u monde. Il court, infatigable, vers toutes les formes e beauté, dans l'espoir de parvenir

; Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau.

Chasseur d'images, l 'homme va, cherchant des cou- leurs et des parfums. Il aime et il crée, porté par l'illu- ion d'avoir dérobé à Dieu la science du bien et du nal; dans son cœur, il couve jalousement le feu d'a- mour qui du néant peut faire jaillir des mondes.

6. André Rousseaux, Le monde classique. Éd. Albin Michel, Paris, 41.

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II

L'EXPRESSION LYRIQUE DE L'AMOUR

Peut-être le poète n'est-il grand que dans la me- sure où il se maintient dans le domaine des sentiments profonds, dans cette zone vitale où s'épanouit notre destin. Et quel sentiment est, pour les mortels, plus profond et plus vital que l'amour ?

L'amour conduit à la poésie, disions-nous en notre premier chapitre, et il est généralement admis que la poésie, plus que la prose, excelle à traduire le senti- ment amoureux. La poésie est la langue naturelle de l'amour.

Ce n'est pas l'avis de Stendhal qui écrit : « La poé- sie, avec ses comparaisons obligées, sa mythologie que ne croit pas le poète, sa dignité de style à la Louis XIV, et tout l'attirail de ses ornements appelés poétiques est bien en dessous de la prose dès qu'il s'agit de don- ner une idée claire et précise des mouvements du cœur; or, dans ce genre, on n'émeut que par la c l a r t é »

Stendhal se méprend visiblement en opposant aux élégies de Parny Werther ou les lettres de la religieuse portugaise. On pourrait, tout aussi bien, opposer Bau- delaire au Maître de forges. La querelle est assez vaine,

I. Stendhal, De l ' amour . Éd. de Cluny, Paris, 1938.