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LA NOUVELLE

REVUE FRANÇAISE

MOIRES

Que la beauté non plus comme un rêve de pierreJaillisse désormais du laid de notre horreur

Redoutable; et se forme fi baiser de la tombe

Des deux principes noirs accolés par le fond

Et que cette beauté aux mille rayons vive

Traverse la machine du temps Pénétrant

Amour dans le serpent d'un corps autour dit sexe,

Mort très impénétrable aux racines rêvant.

0 toi que j'ai longtemps aimée Isis mortelleSache que tes yeux froids me reprendront toujoursAussi faible aussi fort semblable et misérable

Devant le gouffre qui m'arrachera de moi, ma mort.

RETROUVÉ

Après avoir volé pour un moment sur les lignesblanches de l'hiver du ciel, sous la voûte trans-

lucide d'amour perçant, nous nous retrouvâmes en

LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

un lieu noir d'émeraude ancienne, et comme

brisés par l'incertitude. Ici nous pouvions toutretrouver dans la chose tellement reconnue, conclure

sur perte et misère, compter aussi les pas desouvrages que nous avions faits. Que de pas, pour un

corps éteint, une âme lourde, que de figures ntortesMais il fallait, il f allait qu'un lien se fût formé,

de ces tables où nous avions écrit, jusqu'à l'éternel

vers lequel, nous le sentions bien, nous nous diri-gions. Il fallait, au lieu d'émeraude verte et noire,

justifier notre retour par la mémoire. Il fallait.L'émeraude s'assombrissait et ensuite s'éclairait.

I<A MORT ET U& LAC

Se peut-il que je voie en cette forme immensePar déchirement de révélation

Glorieuse au milieu de sa chair bienheureuse

La mort ?

En cette masse d'eau remuant par les brumes

Doucement étalée aux rives de nul pas

Et que chasse le vent l'haleine de l'histoireCaresse énorme des coutumes de hauteur

Et les nuages enroulant des montagnes de clameurSur les monts mêmes disposés en chœur antique

Autour du meurtre les nuages voluptés

D échevellement tragique ou de salace jouissance

MOIRES

Le soleil somptueux s'aimant dans vents et brumes

Et terre et souvenir! et soliloque pur!Tout ce visage bien-aimé sous les orguesforestières

Serait la mort son intérieur mon futur.

OUTRAGES

Longtemps nous avons cru à ces tristes portiquesOù l'amitié semblait marcher en sûreté

Avec l'amour. Mais regardons les spectres

Furieux émaner des fonds épouvantés.

C'est nous qui fîmes la voix d'or de Junon fausse

Et nous les diables noirs au pré des fauteuils verts

Et nous le velours rouge en mémoire d'enfance

Ah ne languissons pas de l'outrage des morts.

ISIS

Merveilleuse douleur, mère des dieux, écoute

Impitoyable errance dans la nuitT'escortant les piques des plus sombres rêves

Ton cœur sentant sur tous amours le poids d'un mur,

0 merveilleux chagrin blessé et dans soi-înême

Principe féminin de la perte et l'ennui,

LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

0 belle encor, malgré l'entaille de la honte,

0 vive encor malgré les états d'une mort,

Poésie, ou l'esprit mutilé des ténèbres,Appelle le dieu mort et donne de la voixProfane le silence avec des bras de femme

Sois mélange d'amour de poème et de moi.

A NERVAL

Seule est encor placée à la lumière

La musique dans quelque rare vision

Tandis que la folie en orbes meurtrières

Supprime même le sacré entendement

De Poésie. Alors ait cabinet funèbre

Les anges de terreur se meuvent constamment

Sur place et en pleurant est implorant la grâce:La volontaire mort comme absolution.

SUR LE THEATRE

Le monstre dans lequel j'ai glissé minotaure

De la querelle morne et des bas longs et noirsBrandis par la danseuse obscène vers le centreLabyrinthe oit, trésor ou meurtre ou nonchaloir;

Monstre confus formé des étreintes bestiales

Enfermé au dédale des cœurs journaliersPartout tuant baisant comme de saturnales

Le spectacle banal aux riches chandeliers;

MOIRES

Le monstre dont riront dans les fauteuils stupides

Ces messieurs-daines qui ne veulent rien savoirDes cris des coups des mondes souterrains avides,Mais s'esclaffent car il s'agit de désespoir;

Tel est ce labyrinthe oit des buissons vivants

Ont écorché l'esprit en ntisselets de sang.

PIERRE JEAN JOUVE

Je connaissais déjà les derviches et le zikr par des livrescomme celui de E. Wilane, mais qu'est-ce que savoir à

côté de voir? Seule la surprise fait réfléchir. Je

suis sorti l'autre soir pour assister aux réjouissances

populaires qui marquent la vingt-septième nuitdu Ramadan, celle où les vœux des croyants sont

exaucés. Je passe sur les illuminations qui sont belles,plus belles qu'ailleurs, car en Égypte on a le sens duluxe et de la lumière, sur le commerce populaire des

poupées en sucre colorié qui est plein de fantaisie, et

sur beaucoup d'autres choses dignes d'intérêt pour un

promeneur décidé à s'intéresser à tout. Un mouvement

de foule m'a porté vers un groupe d'où partaient des

clameurs rythmées. J'ai vu des hommes qui balançaient

le corps en avant puis en arrière, toujours en mesure,

en criant Allah Allah à chaque fois. Il m'a semblé

que la mesure devenait de plus en plus rapide et les

mouvements de plus en plus précipités. Voilà ce que

l'on ne voit pas dans nos pays et qui vaut la peine qu'on

se déplace. Ou bien cela s'est vu à certaines périodesde crise et d'exaltation religieuses, celle des convulsion-

naires de Saint-Médard par exemple. La foule quiconsidérait ce spectacle était quasi-indifférente, comme

ZIKR ET ZAR (i)

(Extase et Exorcisme)

(i) Lettre datée du Caire et écrite en 1950

ZIKR ET ZAR

nous le sommes au passage d'un cortège officiel ou d'uneprocession. Moi, je suis resté longtemps à regarder età écouter. Après la première surprise j'ai été saisipar le caractère mécanique et appris de ce qui avait l'aird'abord d'une danse sauvage. On aurait dit d'un pendulequi poursuivait son aller et retour. Je me demandais s'il

ne s'agissait pas d'une démonstration. Et en effet c'était

une démonstration d'enthousiasme, ces deux mots ayantl'habitude de se fuir et devant ici être accolés. Les

acteurs étaient enthousiastes (Dieu était descendu en eux)et cet enthousiasme se manifestait suivant des règles

strictes, en public, et avec une discipline collective.

C'est ainsi que j'ai fait connaissance avec le zikr.

C'est autrement que j'ai connu le zar. Un soir des amisnous ont emmenés dans une maison située dans un

quartier populaire. Une grande salle au rez-de-chaussée

n'offrait pour tout ornement qu'une estrade dans son

fond, ornée d'une glace Louis XV. Devant cette sorted'autel brûlait de l'encens. Nous avions pris place

dans une pièce en retrait (plongée dans l'ombre et

appartenant à la maison voisine) et nous pouvions

voir de ce balcon ce qui se passait au-dessous de noussans être vus des assistants.

La grande salle était louée par l'entrepreneur du zar

tous les mardis de sept heures du soir à minuit.

Un groupe confus de personnes allait et venait.Toutes des femmes aux vêtements pauvres et bariolés.

Les unes s'asseyaient, les autres avaient entre elles

une conversation animée. L'orchestre était composé

de femmes en noir jouant du tambourin, d'une femmetenant un sistre à deux mains, d'un homme aux cheveux

longs cachés sous un bonnet etjouant de la flûte. Sinous n'étions pas familiarisés avec cette sorte de musique

nous aurions dit que c'était un tintamarre ou une

bacchanale. Une femme se détacha du groupe devenu

nombreux des assistantes et se mit à faire des gestes,

LA XOUVEU.E REVUE FRANÇAISE

à prendre des attitudes semblables à celles d'une balle-rine. Le joueur de flûte à son tour se détacha du reste

des musiciens et l'accompagna dans ses évolutions. Il

cherchait à suivre le rythme de ses pas d'abord; puisil les guidait et en prenait la direction. Peu à peu sescheveux se dénouaient. Je suivais avec intérêt cette

pantomime sans en comprendre le sens. J'avais bien

vu dans les cabarets européens un violoniste se détacher

de l'orchestre et venir jouer un solo aux oreilles d'une

cliente, mais celle-ci demeurait passive, ravie peut-être,mais d'un ravissement qui ne l'engageait qu'à un sourireet à une récompense. Il en était autrement cette fois.

La femme, subjuguée par une série de sons modulés

qui ne lui laissaient pas de répit, gesticulait et sautait à

perdre haleine, tandis que le petit orchestre déchaînait

le plus terrible vacarme que j'aie entendu, et que lesassistantes tapaient dans leurs mains en criant.

Au bout de peu de temps, vaincue par l'effort, lafemme s'affaissait ou avait une crise de nerfs, on

l'emportait, elle était relayée par une autre. Certaines

avaient des expressions qui passaient l'ordinaire et

dont je ne saurais donner l'idée. Il y avait des jeunes

et des vieilles, des grosses et des maigres. Parfois deuxse mettaient à danser ensemble, l'une en face de l'autre,

l'une paraissant aider l'autre car c'était une gymnas-

tique imposée plutôt qu'une danse libre. Pourtant il

y avait de l'improvisation là-dedans.

Seules des femmes venaient dans cet endroit pratiquerce que j'ai su ensuite s'appeler le zar. Le zar est une

danse qui a pour but d'exorciser le démon qui habite

le corps de la femme et qui n'est pas le même pour

chacune. Chaque femme ayant son démon personnel,

doit choisir pour entrer dans la danse le rythme qui

convient à ce démon et s'habiller aussi en conséquence.

Elle doit encore porter des instruments adéquats. Par

exemple une femme brandit des pincettes et saisit des

ZIKR ET ZAR

charbons ardents apportés par un employé de l'entre-prise. Elle se brûle le haut du crâne, ce qui donne ungrésillement et des étincelles. Une petite fille se roulepar terre. Une femme l'imite (tout en allongeant sa

robe pour cacher ses jambes, ce qui prouve qu'elle avait

gardé encore sa lucidité).

Une autre résiste au charme; le musicien s'approche

d'elle avec des cymbales et finit par l'entraîner. Pour

l'empêcher de se dérober à son emprise, de fuir sa fasci-nation, d'autres femmes font cercle autour d'elle en

se tenant par la main. Le musicien ne trouve pas du

premier coup l'air qui charme le démon et le fera sortir

du corps de la femme. Il essaie sur son instrument

la femme essaie aussi avec les gestes. Ils peuvent

rester quelque temps sans découvrir le la qu'ils cherchent

car ils ne peuvent le découvrir qu'à tâtons. Quand ils y

ont réussi par chance, alors la danse devient extatique,

la musique frénétique. La femme s'en ira pantelante et

débarrassée de son fardeau. Mais elle se reprendra

plusieurs fois à cet exercice que je ferais bien de nommerune « excèse »; c'est-à-dire un effort ordonné en vue

d'une libération.

Voilà donc les hommes s'évertuant à faire entrer un

dieu en eux; les femmes s'efforçant de le faire sortir.

C'est toute la différence du zikr au zar. J'ai appris que

le zar était d'origine nègre, qu'il se pratiquait sous

un autre nom (le bori) au Brésil parmi les nègres et au

Soudan. Le zikr a peut-être des analogies avec desdanses des fidèles antillais du culte du Vaudou.

Ces pratiques, rares en Egypte, frappent l'étranger.Quand il n'est pas cultivé, elles lui font l'effet d'une

survivance de mœurs primitives. Quand il l'est, il les

admire comme une manifestation d'états supérieurs.

Dans les deux cas il se trompe. Rien n'est plus intéressant

que la bacchanale extatique, rien n'est moins concluant

ni significatif. Je voudrais que ce fût quelque chose

LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

qui nous transportât dans un autre monde; je l'ai crulongtemps; qui nous dit que nous ne sommes pas aussibien dupes de ce côté-là que de l'autre? Nous risquonsde lâcher la proie pour l'ombre. La proie, c'est ce quenotre culture nous a donné et que j'étais tenté desous-estimer. Raisonner, discuter, examiner. Séparer le

sacré du profane, et surtout attendre que l'inspirationvous vienne d'en haut ou d'ailleurs (ou se résigner à

ce qu'elle ne vienne pas du tout) voilà une vertu plutôtqu'une faiblesse (je m'imaginais l'inverse). Ces hommesqui nous surprennent sous les Tropiques sont des gens quiprovoquent l'extase, qui organisent le délire, autrement ditqui s'enivrent. Je ne leur donne pas tort. C'est une façonde vivre qui vaut bien l'autre, et qui sait si elle ne nousouvre pas un autre ciel? Mais c'est un ciel qui n'est passupérieur à celui que nous voyons au-dessus de nostêtes. La sphère s'est retournée, c'est tout. Nous nesortons pas de notre condition. Le bonheur immédiat quenous pouvons éprouver n'a pour résultat qu'une méta-morphose éphémère. Il faut toujours recommencer.Je reconnais que la curiosité est insatiable et que nouspouvons toujours nous demander si un jour. quelquepart. C'est avoir définitivement vieilli que de penserque nulle part.jamais. Et je ne puis encore m'yrésigner.

JEAN GRENIER

I/AUBE

(fin)

Défense m'était faire de lire les journaux. Je n'en

avais pas envie. Ma tante, après le dîner, les parcou-rait distraitement. Je me taisais. Elle me résumait

les nouvelles. Mes pensées vagabondaient ailleurs. Unsoir, soudain, je la vis pâlir. La feuille tremblaitentre ses doigts. Elle ne dit rien. Mais ce soir-là jedus, plus tôt que de coutume, regagner ma chambre.Le lendemain, j'essayai de retrouver ce numéro,

sur la pile des autres, dans le petit meuble où elle

les rangeait avant de se coucher. Il manquait. Je ledécouvris par hasard, caché entre deux livres. J'ouvris,le cœur battant. Antoine Fougerolle le nom de mon

oncle imprimé dans le journal Il était question d'uneobscure affaire de « détournement », à laquelle je necompris goutte, et dont le nœud, au dire même de

l'article, restait dans un complet mystère. Tout ce

que je retins, c'était la conclusion. Je m'en rappelle

chaque terme « Sans attendre les résultats de l'enquête,Antoine Fougerolle a préféré s'expatrier. Abandonnant

son entreprise, sa maison, ses biens, il s'est embarqué,muni d'une seule valise, sur le Colombo, direction

Argentine. »

Séance tenante, mon opinion fut faite mon oncle

avait été victime d'une machination; plutôt que dediscuter, il avait choisi de partir. Même s'il avait eu

I,A NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

des torts, ne venait-il pas de les racheter amplement?Qui d'autre aurait eu le courage de recommencersa vie à zéro? Ce qui me frappait le plus, c'était la.perte des meubles, des livres, des vêtements je mefigurais que mon oncle allait finir incognito ses jours,sur une terre étrangère, sans ressources ni amis.

I,' affaire eut du retentissement. l.es illustrés s'en

emparèrent. Je tombai sur une photographie de mononcle. On le voyait à l'arrière du bateau qui l'emportait

vers l'Argentine. Il saluait de la main. Ie vent plaquaitses cheveux en arrière. Toute trace d'une existence

douteuse avait disparu de ses traits. Il était beau, jeune,grave, et, bien ingénument, sans réfléchir à ce quej'avais aperçu par la porte entrouverte, le jour de ladispute au salon, je pris pour son visage réel ce masquede circonstance.

Au vrai, bien que je n'en aie rien su (je n'osais ni ledire à ma tante, ni me l'avouer à moi-même), j'étais

passé sous l'empire de mon oncle. Qu'y avait-il à luireprocher maintenant? Et pouvais-je encore m'accusersi je prenais son parti? Avec plus de décision que jen'en avais jamais eu, quand je m'isolais sans lumièredans ma chambre, n'avait-il pas opté pour la solitude,l'exil, le froid, le dénuement?

Prêt à vivre, oui, je l'étais. Mais par quels biais, quelsdétours.

Du côté de ma tante, aucune aide à attendre.

Loin de se laisser égayer par ce que la nature, à

l'époque des premiers bourgeons, lui présentait devigoureux et d'intègre, elle était ulcérée de voir fondreses raisons de dénigrer les poussées de l'instinct.

Nous traversions le printemps en voleurs. La saison

l'aubk

que tous appellent avec la ferveur du jeune sang devintpour moi un cauchemar. Nous nous défendions de

regarder autour de nous dans la rue, elle par peur d'y

découvrir un spectacle qu'elle ne savait admettre,moi pour ne pas encourir sa désapprobation.

Je me souviens quel supplice. c'était quand nousavisions au loin des amoureux enlacés sur un banc.

Nous cherchions fébrilement que nous dire lorsque

nous passerions près du couple, mais les mots nous

restaient dans la gorge. Elle forçait alors le pas, feignant

d'être pressée par l'heure. Mais je n'étais pas dupe.

Elle non plus, qui se hâtait, muette. Le sentiment

d'avoir évité une épreuve bientôt inéluctable noushantait jusqu'au soir.

Je n'oublierai pas non plus de quel œil elle m'épiaitchaque année au moment de l'effloraison, afin de sur-prendre en moi le cheminement de la virilité ma

voix qui muait, le duvet sur ma lèvre, certains regards

qui m'échappaient, autant de signes qui pour elle me

rendaient complice du mal répandu sur la terre.

Ma voix si j'étais dans un jour de fausset, elle me

traitait sans ménagement, comme si cette apparence

puérile n'avait été qu'une supercherie sous laquelle

je cachais une louche évolution. Mais si, m'appliquant

à prendre un ton grave, j'essayais de la contenter, elle

s'effrayait que je fusse en avance sur mon âge, et merecommandait de ne pas me donner un genre déplacé

pour mes quinze ans.

Je n'avais aucun moyen de ne pas déplaire à ma

tante. Il me suffisait de grandir pour m'exposer à son

ressentiment. Le résultat, c'est qu'au lieu de me réjouir

de sortir de l'enfance, je m'y attardais, tremblant de

paraître trop homme.

Ma timidité native s'aggrava. Pour ne pas mettre

dans l'embarras ma tante, je ne lui demandais jamais

rien qui pût m'éclairer sur les femmes ou l'amour.

LA NOUVEIXE REVUE FRANÇAISE

Elle vit dans mes silences la preuve que j'étais au

courant, mais que je dissimulais.

Je situe à cette époque de transition une tentativee

ambiguë de liberté.Il y avait dans la salle de bain une petite armoire à

pharmacie où une quantité de fioles et de boîtes soigneu-sement conservées depuis de lointaines maladies etalignées selon leur taille ne pouvait avoir d'autre

usage que de satisfaire l'esprit d'ordre de ma tante.Je dénichai une trousse à raser, rangée dans le fond,

qui avait appartenu à son mari et contenait tout lenécessaire pour la barbe, moins les lames. Ces lames,

je savais pouvoir en trouver dans un tiroir de commodeoù ma tante les serrait pour son usage personnel.

Quand je voulus attirer son attention sur la nécessitéde raser une ou deux fois par semaine le duvet quiornait ma lèvre supérieure, elle ne sut que hausser les

épaules et me traiter de petit fat.(En réalité elle ne tolérait pas qu'à quinze ans seule-

ment je fusse déjà de l'autre côté, dans les zones équi-voques dont elle n'avait pas le contrôle. Il est vraiaussi que par timidité j'avais présenté ma requête entermes alambiqués.)

Je ne soufflai plus mot de l'affaire, mais la premièrefois que je fus seul à la maison, je me faufilai dans lachambre de ma tante, dégainai une lame de l'étui, avec

précaution il fallait plus tard la remettre gagnaila salle de bain, déplaçai dans l'armoire à pharmacieles fioles et les boîtes dont je repérai exactement la

disposition, et enfin, avec l'émotion que procurentles gestes défendus, je mis la main sur le rasoir, lacrème et le blaireau.

Je ne me rasai pas la moustache, mais tous les poils

que je pus me découvrir ça et là sur le menton et auxjoues, et dont l'apparition avait sans doute échappé àma tante.

i/aube

Je fus assuré assez vite, en répétant autant de fois lacérémonie que j'en avais le loisir, d'en retirer une vive

excitation. Elle me parcourait tout le corps, elle metendait d'une manière douloureuse vers l'accomplis-sement d'un désir que je ne connaissais pas, mais quiavait levéen moi et travaillait le terrain mouvant de

ma quiétude enfantine.Ce fut une révélation bouleversante. Mais le hasard

voulait que ce fût également ma première expériencede fraude.

Rien d'étonnant si j'eus tant de mal à me défaire del'idée que tout ce qui a trait aux sens doit mener unevie forclose, cachée à la lumière du jour et de la vérité,une vie de termite, qu'il est impossible de regarder enface et dont les souffrances comme les fastes doivent

se dérouler à rebours des lois civiles, furtivement, dansle dos de la conscience.

Malheureux que j'étais Je n'avais déposé la tutelle de

ma tante que pour m'asservir à un joug plus étroit.Seules les situations fausses pouvaient m'attirer désor-

mais, les clairs-obscurs douteux, et pour donner rendez-vous au plaisir j'allais devoir forer des galeries souter-raines, où je m'avancerais en taupe, la tête basse, l'oeil

fuyant, toujours en alerte devant le danger d'êtresurpris.

Un des rites les plus captivants de l'opération étaitla remise en place de la trousse à raser dans l'armoire.

Je disposais avec un soin minutieux chaque fiole etchaque boîte dans l'ordre précis où je les avais trouvées,cet ordre qui était devenu, par ma duplicité, uneparodie, une négation de l'ordre. Reproduire méticu-leusement les gestes qui plaisaient à ma tante, c'étaittourner en dérision son autorité.

Puis, sur la pointe des pieds, bien qu'il n'y eût personne

à la maison, je retournais dans la chambre et glissaisla lame, comme si elle n'avait jamais servi, dans sa

LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

double gaine de papier, la première, blanche et trans-parente, un peu huileuse, la seconde, rouge, plus épaisse,avec la marque de fabrique dessus (un portrait de jeunehomme, je crois).

C'était un moment prodigieux. Je m'attardais prèsde la commode, palpant du bout des doigts le petit

objet dont l'emballage sans défaut résumait à la foisla vie morale de ma tante et le simulacre par lequel jevenais de m'affranchir.

Nous redevenions amis à l'automne. La mélancolie

était un sentiment que nous pouvions partager.

A Port-Royal-des-Champs, dans le vallon solitaire,

les arbres, secoués et dépouillés par le vent, rentraientdans l'ordre éternel. L'or des feuilles se changeait sous

nos pieds en humus pourrissant.

Nous marchions, elle et moi, en silence, pénétrés de

l'inutilité de tout, nous imprégnant de chaque odeur,

de chaque couleur dans son éclat fugace.

Appuyé à son bras, je l'entendais murmurer« Chéri, que la vie est donc belle »»

Je regardais ma tante. Elle souriait, abandonnée

enfin à une émotion naturelle, sans craindre que son

cœur aimât ce que désapprouvait sa raison.

« Mais dis-moi,.»fit Agathe.De nouveau l'image du rôdeur l'assaillait. Il se glissait

sous les fenêtres sans réveiller les chiens. Ce cri d'oiseau

inconnu c'était lui, c'était l'appel qu'il envoyait versJean.

Et Jean se levait sans un mot. Ravalée au rangd'amoureuse, elle restait clouée dans son lit. Il s'en

allait se faire voler, rouer de coups dans le noir, quandil serait trop tard pour lui. venir en aide.

i/aube

u Dis-moi ta tante, quand tu fus grand, que lesouci de tes études l'eut quittée, qu'elle n'eut plus ledevoir de répondre pour toi l'âge, aussi, l'expérience,même une certaine aisance, peut-être tout cela auraitdû la détendre, la rendre plus sereine, presque heureuse,non? Plus besoin de se contrôler sans cesse, ni de

s'alarmer sur tout. La liberté, enfin, de vivre.

N'avait-elle pas mérité de l'avoir? L'a-t-elle eue?

Ce serait trop dommage, vraiment.Je n'en sais rien. Je l'ai fuie. Pour dix ans, à peu

près, de vagabondages, d'abord à l'étranger, puis, dechambre en chambre, à Paris même. Sans l'étranger, sans

les facilités de libération qu'y trouve un être paralysédans son propre pays n'aurait-ce été, pour moi, que

la ressource d'expliquer à mes nouvelles connaissances

italiennes, allemandes ou espagnoles, par l'ignorance

de leur langue et le respect de leurs coutumes, lesinhibitions incroyables que je traînais partout inscritesau plus profond de moi merveilleux subterfuge, car

au lieu de me sentir diminué, comme en France, par

quelque tare secrète, je me persuadais là-bas aisément

que je n'étais muet devant une femme que parce queles moyens d'expression me manquaient oui, sans

les possibilités d'affranchissement que procure l'étranger

à un jeune homme maladivement timide et peureux du

monde, n'aurais-je pas fini comme tant d'autres de mes

camarades parisiens?J'en ai connu beaucoup qui avaient assez de lucidité

pour se rendre compte qu'ils s'étiolaient chez eux, entreleurs parents et leurs études. Je n'en trouvai pas unqui eût assez d'énergie pour se soustraire à l'angoisse

que sa clairvoyance lui donnait.

Moi, je sautai le pas.

Ce fut une suite de désordres, fiévreux parfois, sou-

vent mornes, sans qu'une autre envie m'y poussât

que de m'avilir plus complètement.

LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Tu as eu vent de mes aventures. Une déchéance

consentie que dis-je, consentie? voulue, décidée,sous le nom menteur de passions.

J'ai recherché le lien, corrompu et ironique, qui merattachait à la vie, en m'abaissant devant elle.

La vanité, la sottise m'attiraient. Ou plutôt l'obli-

gation de devenir moi-même sot. Et de sombrer dansdes passe-temps stupides. Billards électriques, filmsde boulevard, illustrés qu'il fallait acheter en série,lire ensemble (ces faces fades de vedettes gare à moisi je ne m'extasiais point!), courses folles en voiturela journée s'effritait. La nuit s'approchait lourde, noire,pourrie. J'avais renoncé à toute occupation sérieuse.Je me voyais m'en aller par bribes, et j'en étais content.

Aucun prix ne me semblait assez fort, en échange desplaisirs qui avaient coûté à mon oncle sa liberté, sapatrie.

Je vivais donc, mais sans pouvoir m'empêcher dem'en punir. L'abêtissement bientôt ne me suffit plus.J'eus besoin de partenaires sans cœur et sans cons-

tance. Qui se prêtaient à moi par jeu, par intérêt, quine m'aimaient pas et, quand j'avais cessé de leur être

utile, me quittaient pour essayer ailleurs.Je n'avais pas seulement à me châtier pour l'exil de

mon oncle. La vie grise et sans distractions de ma tanteredoublait ma culpabilité. Surtout au sujet de l'argent.

Jusqu'à vingt ans je n'avais jamais eu un sou. Mondénuement me paraissait naturel. Ma tante ne dépensait

pour elle que très peu. Son salaire couvrait notreentretien à peine. Chaque jour, après le bureau, l'atten-daient la couture, la cuisine; et le soir, si nous veillions,

le livre qu'elle se forçait à prendre restait ouvert

sur ses genoux lire la fatiguait trop.Je la regardais en silence, rêvant d'être riche et de

l'habiller de robes fraîches, haïssant en même temps cet

argent que je ne pouvais lui donner, qui l'empêchait