l'hiver 45 en prusse-orientale

21
L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE Il y a vingt-cinq ans, sous les coups de l'armée russe, l'armée allemande battait en retraite. Cet événement a été évoqué dans un livre de sou- venirs publié naguère par la comtesse Dönhoff, aujourd'hui journaliste en renom dans son pays et directrice de l'hebdomadaire « Die Ziet ». L'au- teur résidait alors dans ses terres en Prusse-Orien- tale, où sa famille a joué, au cours des siècles, un rôle important, et c'est ce qui donne son sens à ce témoignage vécu. I l était 3 heures du matin. Je ne me souviens plus exactement du jour, tout n'étant plus, alors, qu'un vaste chaos sans dates, mais, je suis certaine qu'il était 3 heures du matin, car, je ne sais trop pourquoi, peut-être simplement par nervosité, je regar- dai ma montre. Depuis des jours, j'étais à cheval, intégrée dans la grande colonne des fugitifs qui déferlaient vers l'ouest, mais ici, à Marienbourg, le flot avait de toute évidence été détourné et, je me trouvais tout à coup absolument seule, face au grand pont sur la Nogat. Le gigantesque cortège de traîneaux, de voitures, de tracteurs, de piétons et de charrettes à bras qui occupait toute la largeur des interminables chaussées de Prusse-Orientale et s'écoulait lente- ment, inexorablement, comme de la lave dans une vallée, était certes un spectacle assez hallucinant, mais la soudaine solitude était encore presque plus effrayante. Devant moi s'étendait le long viaduc du chemin de fer — une haute et vétusté carcasse de fer faiblement éclairée, dont une lampe suspendue, secouée par le

Upload: others

Post on 18-Jun-2022

6 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

L'HIVER 45

EN PRUSSE-ORIENTALE Il y a vingt-cinq ans, sous les coups de l'armée

russe, l'armée allemande battait en retraite. Cet événement a été évoqué dans un livre de sou­venirs publié naguère par la comtesse Dönhoff, aujourd'hui journaliste en renom dans son pays et directrice de l'hebdomadaire « Die Ziet ». L'au­teur résidait alors dans ses terres en Prusse-Orien­tale, où sa famille a joué, au cours des siècles, un rôle important, et c'est ce qui donne son sens à ce témoignage vécu.

Il é ta i t 3 heures du matin. Je ne me souviens plus exactement du jour, tout n ' é tan t plus, alors, qu'un vaste chaos sans dates,

mais, je suis certaine qu ' i l étai t 3 heures du matin, car, je ne sais trop pourquoi, peut-être simplement par nervosité , je regar­dai ma montre. Depuis des jours, j ' é t a i s à cheval, intégrée dans la grande colonne des fugitifs qui déferlaient vers l'ouest, mais i c i , à Marienbourg, le flot avait de toute évidence é té dé tou rné et, je me trouvais tout à coup absolument seule, face au grand pont sur la Nogat.

Le gigantesque cor tège de t ra îneaux, de voitures, de tracteurs, de p ié tons et de charrettes à bras qui occupait toute la largeur des interminables chaussées de Prusse-Orientale et s 'écoulait lente­ment, inexorablement, comme de la lave dans une vallée, é ta i t certes un spectacle assez hallucinant, mais la soudaine solitude étai t encore presque plus effrayante. Devant moi s 'étendait le long viaduc du chemin de fer — une haute et vé tus té carcasse de fer faiblement éclairée, dont une lampe suspendue, secouée par le

Page 2: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

634 L'HIVER 45 EN PRUSSË-ORIENTÂLË

vent, projetait l'ombre gigantesque. J ' a r rê ta i un instant mon che­val et avant que le bruit de son pas sur le tablier du pont en plan­ches disjointes n'ait couvert tous les autres, j'entendis un court battement, au rythme bizarre, évoquant celui d'un ê t r e à trois jambes, lourdement appuyé sur une canne qui se serait déplacé avec lenteur sur ce sol de lattes sonores. Je ne discernai pas tout de suite ce dont i l s'agissait, mais je vis b ientôt trois spectres en uniformes qui se t ra înaient en silence. L 'un d'eux s'appuyait sur des béquil les, l'autre sur une canne, le t rois ième avait un gros pansement autour de la tê te et une manche vide qui pendait. On avait, paraît-il , laissé aux blessés de l 'hôpital , l a l iber té de se débroui l ler seuls, mais trois seulement sur mille en avaient eu la force ; tous les autres, après tant de journées dans les trains sans chauffage, privés de nourriture et de soins, é ta ient beau­coup trop faibles et découragés pour suivre ces consignes déses­pérées , qui supposaient d 'é tranges illusions.

Les bl indés russes n 'é ta ient guère qu 'à 30 km, peut-être m ê m e pas, et ces trois hommes pouvaient tout au plus faire 2 k m à l'heure. Par un froid de — 20 à — 25°, combien de temps faudrait-i l encore avant que le gel ne vienne ronger leurs blessures ? Des centaines de milliers de soldats allemands, au cours de ces der­niers mois, avaient pér i misérab lement sous des bombardements ou avaient simplement é té abattus et le m ê m e sort attendait ces trois-là. I l importait donc peu qu'ils soient res tés à l 'hôpital ou qu'ils se soient décidés à pousser plus loin vers l'ouest. I l ne s'agissait plus apparemment que de savoir si la fatali té les atteindrait le jour m ê m e ou le lendemain seulement. Bien rares é ta ient ceux qui, dans notre pays, s 'étaient représenté l 'épilogue tel qu ' i l apparaissait : la fin d'un peuple parti en guerre pour s'approprier les ressources de toute l 'Europe et pour dominer ses voisins de l'est. Car, en définitive, le but étai t bien de transformer à jamais ces derniers en esclaves, et de constituer désormais soi-mê-même , la classe des maî t res . I l y a quelques mois encore, on répéta i t que pas un pouce du sol allemand ne serait abandonné . Mais, quand les Russes eurent franchi la front ière de Prusse-Orientale, on dé­cré ta que, maintenant le peuple unanime devait se dresser contre l'envahisseur. Le F ù h r e r qui, en principe, aurait préféré , disait-on, ne pas employer son « arme miracle » avant un an pour anéan t i r la Russie, le moment venu et définitivement, avait décidé de l'uti­liser dès maintenant. L a victoire en fin de compte aurait dû ne plus ê t r e qu'une affaire de volonté.

C'était du moins l'avis des dirigeants, mais qu'en était-il réelle­ment ? Pour moi, ces trois soldats, mortellement atteints, se traî­nant sur le pont de la Nogat vers la Prusse-Occidentale, ainsi

Page 3: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE 635

que cette amazone, dont les ancêt res étaient venus de l'ouest i l y a 700 ans, dans ces grandes contrées sauvages et qui maintenant s'en retournait, c 'était la fin de la Prusse-Orientale, C'était 700 ans d'histoire abolis. Comme je l 'ai déjà dit, je ne saurais préc iser quel jour ceci advint ; ce fut un jour parmi d'autres de fin jan­vier 1945.

A la mi-janvier, en effet, l'offensive russe s'était déclenchée contre un front mince et fragile comme la glace au printemps. Nombre de divisions allemandes ne comprenaient plus que quel­ques centaines d'hommes. Des uni tés bl indées sacrifiaient une par­tie de leurs chars pour récupére r le carburant nécessai re aux au­tres. E t i l ne se trouva personne dans le haut commandement, pas un seul de ces généraux, pourtant confirmés dans maints combats, pour oser faire table rase du dilettantisme s t ra tégique de Hitler , prendre le commandement, et éviter au moins cette fin absurde.

Depuis que la grande offensive russe de juillet 1944 avait ou­vert deux brèches , l'une ju squ ' à Memel et l'autre en Prusse Orien­tale, j u squ ' à Trakehnen, le général Guderian avait, à maintes re­prises, mais en vain, demandé à Hit ler de retirer les 30 divisions restées en Courlande, trois cent mille hommes isolés sur une espèce de balcon en saillie, où ils é taient en perpé tue l danger, tandis qu'ils auraient pu ê t re d'une ex t rême uti l i té en Prusse-Orien­tale. Un alignement du front suivant le chef d 'état-major général , qui pourtant n 'é ta i t pas optimiste, aurait permis tout au moins, d 'évacuer la population civile des territoires immédia t emen t me­nacés, tant que le front tenait encore.

Mais, Hi t ler ayant toujours déclaré qu ' i l avait besoin des di­visions de Courlande pour lancer de là, au printemps, une grande offensive contre les Russes, et qu'au surplus, elles fixaient entre­temps, d'importantes forces ennemies, on les maintenait sur ces positions où elles ne servaient à rien et risquaient à chaque instant d 'ê t re anéant ies . I l faut dire en outre que, depuis juillet 1944, après la percée des Russes à Witebsk jusqu'au Rollbahn et der­r iè re le front allemand, i l étai t bien évident qu'aucune offensive vers l'est ne serait plus désormais possible. Ils avaient, à cette époque coupé la retraite aux a rmées allemandes sur la Berezina, massacrant 300 000 hommes dans les forêts à l'est de Minsk, et dé t ru i t en m ê m e temps, six divisions à Witebsk, à Orscha, et autres places fortes de ce secteur. Aussi tout aurait dû ê t re mis en œuvre pour construire en retrait, une autre ligne de défense, mais Hit ler ne pouvait s'arracher à ses illusions et traitait de défaitistes tous ceux qui p ré tenda ien t tenir compte des réal i tés . Qui plus est, i l prit en décembre 1944, la décision de prélever des divisions, déjà trop peu nombreuses à l'est, pour appuyer à l'ouest,

Page 4: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

636 L ' H I V E R 45 E N PRUSSE-ORIENTALE

l'offensive spectaculaire des Ardennes, que tous les experts consi­déra ient , dans ces conditions, comme une véri table folie. Ce sont les m ê m e s illusions, nées du sentiment obscur qu'on ne pouvait s 'être donné tant de mal absolument en vain, qui conduisirent à interdire tout repli de la population. Telle étai t l'origine de cette tourmente, où je fus prise moi-même, au confluent d'une a r m é e en dérou te , d'une population en fuite et d'un ennemi qui surgissait avec la volonté de se venger sauvagement.

Peu de temps auparavant, à la mi-janvier 1945, parut chez moi, à Quittainen, un agent du parti nazi du district de Preussich

Holland, m'avisant de la part du gauleiter de Koenigsberg, que si je continuais à faire des prépara t i f s en vue d'un exode qualifié de défait iste, je m'exposais à de sévères sanctions. Ces prépara t i f s avaient consisté tout simplement à faire confectionner, dans les fermes, des t ré teaux en lattes légères et des paillassons qu i servi­raient à couvrir les chariots. Bien que tout ait été fait dans le plus grand secret, un mouchard du parti avait dû voir ces construc­tions sur l'aire d'une grange et en avait immédia temen t rendu compte.

Durant l 'été, nous avions eu toute latitude de mettre au point notre équipement , a ler tés depuis le printemps par le flot des ré­fugiés qui déferlait sans trêve. De m ê m e que l'orage sur la mer s'annonce par les oiseaux du large qui se dirigent vers l ' in tér ieur du pays, de même la progression lente de la vague russe poussait devant elle un mélange hétérocl i te de populations, longtemps avant que nous nous soyons décidés à nous mettre nous-mêmes en route. Ce furent d'abord des cultivateurs russes blancs avec leurs petits chevaux et des voitures légères, où étaient entassés au mil ieu des bagages, leurs plus jeunes enfants. Le reste de la famille courait à côté et der r iè re les voitures. Le père , coiffé d'un haut bonnet de fourrure, marchait en tê te ou conduisait le cheval. Plus tard vinrent les Lithuaniens, puis les gens de la région de Memel et finalement les premiers réfugiés des confins en Prusse-Orientale. A cette époque , i l y avait dans toutes les fermes et dans beaucoup de villages des emplacements aménagés pour ces fugitifs, des pâ tu res où ils dételaient , faisaient la cuisine, et pou­vaient laisser leurs chevaux en l iber té .

L 'état d'exception étai t devenu la normale et m ê m e les enfants curieux du village regardaient sans beaucoup s'y in téresser , cette i t inéran te exposition de populations. J'avais r e m a r q u é que géné­ralement les voitures é ta ient trop peu protégées ou que parfois les superstructures surchargées d'immenses tapis ne permettaient

Page 5: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE 637

pas d'emporter assez de bagages, d 'où mon idée de paillassons et de châssis en lattes.

Le lendemain du jour où l'agent du parti m'avait menacée et officiellement annoncé qu'il n'y avait absolument pas lieu de s'in­quiéter , le maire reçut un ordre enjoignant à tous les hommes qui n 'é ta ient pas encore requis par la Wehrmacht de se p résen te r le soir m ê m e au bureau de la Territoriale. Hors quelques sursi­taires, qui étaient absolument indispensables aux exploitations, cet ordre n'atteignait, en fait, que les plus de soixante ans et quel­ques invalides, d 'où beaucoup de lamentations dans le village.

On les vit arriver, clopin-clopant, accompagnés de leurs femmes éplorées. Us reçuren t chacun un fusil italien et 18 cartouches. C'était tout ce dont on disposait. E t ils partirent par une froide nuit d'hiver vers leur évident destin. L a tâche de ces auxiliaires devait ê t r e d'occuper les fortifications que le gauleiter Koch , n o m m é par Hi t le r après le 21 juillet commissaire à la Défense, avait fait p r é p a r e r pendant l 'été. I l avait immédia temen t tout r amené à lu i , se refusant à subordonner au commandement mi l i ­taire, la conscription et p laçant les agents du parti aux postes clés. Résolument — mais sans aucune compétence — i l se lança dans un programme de retranchements et de fortifications de son invention et entra tout de suite en conflit avec le général Rein-hardt, qui commandait le Groupe des a rmées de l 'Est.

I l fit mettre en é ta t des ouvrages qui, jusqu'au mois de jan­vier 1945, n'avaient cessé de se détér iorer . Ils étaient sur l'em­placement m ê m e où, en juillet 1944, le front avait été stabil isé et le général Reinhardt qui les trouvait trop p rès de la ligne de feu, aurait voulu en construire au centre m ê m e de la Prusse-Orientale. Le gauleiter cons idéran t cette suggestion comme du défai t isme, i l n'y fut pas donné suite.

Nos braves gens de Quittainen se rendirent donc dans les fos­ses fortifiées, p ro fondément enneigées et encore à moit ié délabrées . E t l'heure de notre propre dépa r t allait sonner avant m ê m e que nous ayons seulement pu savoir si ces hommes avaient réuss i à occuper leurs positions ; c'est dire à quel point les événements se précipi ta ient . Deux jours plus tard, le 21 ou le 22 janvier, je me levai de bon matin pour passer à cheval dans les fermes et voir où nous en é t ions . Tout le monde y semblait t rès soucieux.

A Lâgs, on avait rappelé le conducteur du tracteur et à Skoll-men, le régisseur ! Dans beaucoup de fermes des chevaux avaient été réquis i t ionnés un peu au hasard et partout les prisonniers qui constituaient la dern ière réserve de main-d 'œuvre, commen­çaient à s ' inquiéter . Les Français étaient pris de panique devant cette dislocation générale et se demandaient comment ils parvien-

Page 6: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

638 L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

draient à rentrer chez eux. Les Russes savaient bien que les Sovié­tiques les traiteraient comme des saboteurs du seul fait qu'ils aient survécu et travail lé pour l'ennemi, au lieu de lu i couper la gorge.

ers le soir, je té léphonai à la direction du district dont à cette V époque i l fallait l 'autorisation pour prendre le train et je

demandai qu'on me fasse é tabl i r un billet pour pouvoir le lende­main matin gagner Kœnigsberg et jeter un coup d'œil à l 'un de nos domaines de Friedrichstein. Pendant quelques instants au bout du fil ce fut le silence complet puis j'entendis : « Ignorez-vous donc que l'arrondissement doit ê t re évacué d' ici minuit ? » Ce à quoi je répl iquai t rès tranquillement : « Je n'en savais abso­lument rien » et j 'ajoutai un peu moins tranquillement : « Mais où sont donc les Russes ? » « Nous n'en savons nous non plus absolument rien. » « Mais, alors, hasardai-je, où voulez-vous que nous allions et comment ? » Cette voix qui n'avait cessé de prêcher la qu ié tude car, disait-elle, « les au tor i tés veillaient à tout », ri­posta : « Mais nous nous en foutons. Allez-vous-en comme vous voudrez par terre, par mer ou par les airs... » Je fis rassembler tout mon monde à la maison de l'intendant pour annoncer ce qui nous attendait maintenant.

Ils é taient tous cons ternés ! On leur avait tellement par lé de la victoire finale et de la volonté du F ü h r e r de ne jamais lâcher un pouce du territoire, que cette nouvelle leur sê*mblait tout sim­plement incompréhensible . Je leur indiquai, t rès exactement, com­bien ou plutôt combien peu, chacun aurait le droit de charger dans les voitures. Je leur fixai aussi l'heure et l'endroit où nous rencontrer la nuit venue, puis je confiai la responsabi l i té de l'en­semble au régisseur. Ils pleuraient tous et l 'émotion m'é t re igni t aussi en apercevant parmi eux une pauvre femme désemparée .

C'était une personne d'une grande dignité dans sa modestie qui n'excluait pas une certaine conscience de sa valeur. Chargée de soigner les porcs, elle étai t fière de ne pas y avoir m a n q u é un seul jour depuis des années . Son mari et elle tout au long de leur existence n'avaient cessé de travailler, pour qu'un jour leurs enfants aient une vie meilleure. Le plus jeune fils é ta i t t ombé en France et l 'aîné — un beau garçon sérieux et capable dont n'importe quelle a r m é e aurait pu ê t re fière — éta i t sous-officier et appelé sans nul doute à devenir officier, ce qui du m ê m e coup aurait justifié toutes les misères endurées .

II ne devait pas, hélas, en ê t r e ainsi. Un jour je la vis passer, un seau dans chaque main. Cette presque jolie femme avait l 'air d'une vieille un peu égarée et comme le fan tôme d'elle-même.

Page 7: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

L ' H I V E R 45 E N PRUSSE-ORIENTALE 639

« Mais, mon Dieu, lu i criai-je, que vous est-il donc ar r ivé ? » Pour toute réponse , le regard fixe, ayant posé ses deux seaux, elle murmura dans un sanglot : « Charles a é té tué . Tout est fini. Toute notre vie pour r i e n ! »

E t maintenant, quatre mois après , elle étai t là, devant moi, son mari parti l'avant-veille, avec la territoriale et ses deux fils tués . Pourquoi aurait-il fallu qu'elle s'en aille ? et où donc mon Dieu ? Oui, pourquoi, je me le demandais vraiment.

J'exhortai ce petit monde, en plein désarroi , à se hâ te r , puis je sortis et sautai à cheval pour retourner à sept k i lomètres en arr ière , j u squ ' à la centrale de Quittainen.

L a neige crissait sous les fers, la route bril lait sous les rayons de la lune. I l faisait certainement moins 15 degrés. A Quittainen, l'inspecteur principal Klat t , déjà au courant, étai t assis dans son bureau, lugubre, le regard fixe, et le chef de la section locale du Parti , debout devant lu i , s'acharnait à le convaincre. I l s'agissait des réfugiés. Nous en avions, depuis l'automne, pris en charge dans les fermes plus de quatre cents. Ils avaient fait irruption chez nous peu de temps avant la prise de Goldap par les Russes en octobre et é ta ient repartis avec les convois vers l'ouest. Quand en novembre les troupes allemandes réuss i rent à reprendre Goldap et Nemmersdorf, ils revinrent avec leurs tracteurs et depuis, ils attendaient ce qui allait se produire. C'est à ce moment- là que, pour la p remiè re fois, l 'opinion publique eut connaissance des rapports sur le comportement des Russes quand ils s'emparaient d'une localité. On étai t tellement habi tué à cette époque à ce que toute publication ou communiqué d'une instance officielle fût mensonger que je tins d'abord, moi aussi, pour t ruquées les pho­tos de Nemmersdorf. Par la suite on établi t qu'elles ne l 'étaient pas. Effectivement des femmes avaient été clouées nues aux portes des granges et des fillettes de 12 ans violentées. A Nemmersdorf, on découvri t soixante-deux femmes et enfants abattus dans leurs demeures. Les photos de chaussées et de tas de fumiers où gisaient des femmes mortes aux vê tements a r rachés n 'é ta ient pas t ruquées .

Ces réfugiés de Goldap avaient donc passé l 'hiver chez nous et sér ieusement en t amé nos réserves de fourrage, ce qui person­nellement me laissait indifférente car je savais bien que nous n'en aurions plus besoin. L a direction du Part i semblait en revanche s'en préoccuper et c'est ainsi qu'un subtil imbécile s 'était avisé préc isément au débu t de janvier — alors qu'on entendait déjà gronder le canon — de renvoyer à Goldap, distant de 250 km, les hommes et les chevaux pour qu'ils consomment sur place les ressources locales.

Page 8: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

640 L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

Ainsi nous ét ions là, avec trois cent quatre-vingts femmes et enfants qui avaient rechargé leurs voitures, mais ne pouvaient

les mettre en route du fait qu'on avait éloigné les hommes et les chevaux dont on étai t sans doute maintenant coupé par l'avance russe.

Pour parer à cette situation qui semblait sans issue, j 'avais p roposé deux jours plus tô t aux maires de la région de mettre nos tracteurs à la disposition des gens de Goldap, d'y accrocher leurs voitures et de les faire partir tout de suite afin d 'évi ter du moins qu'ils n'encombrent la route. Mais ils é ta ient assaillis de scrupules quasi comiques à la pensée que nous aurions besoin des tracteurs pour les travaux des champs au printemps prochain et ne pourrions peut-ê t re pas les récupérer . E t voilà pourquoi ce projet n'aboutit pas.

C'est alors que le chef du groupe local se planta devant nous et précisa qu' i l nous enjoignait d'emmener avec nous les réfugiés — ce qui, naturellement, é ta i t tout à fait impossible. I l faudrait, disait-il, l u i passer sur le corps, si nous voulions partir sans eux. E n face de lu i se tenait l'inspecteur Klat t , un homme grand et lourd, mais considéré dans toute la région comme exceptionnelle­ment capable, et à qui on faisait à chaque instant appel. B ien volontiers les nazis auraient mis la main sur lu i et en auraient m ê m e fait le chef des paysans de la région. Par deux fois, i l avait é té invité avec une insistance cauteleuse à s'inscrire au Parti , mais chaque fois i l avait su se dérober . Son seul commentaire é ta i t en patoisant : « Je ne veux « r in » avoir à faire avec ces voyous. » E n se levant, i l jeta à l'agent du Parti qui, dans la vie civile, é tai t notre cabaretier, un regard mépr i san t et sans un mot i l courut avec moi chez tous les gens du village, p longé dans la nuit, pour les exhorter à n'emporter que le strict néces­saire. Nos conseils furent inopéran t s dans ce désordre , comme le furent aussi tous les p répara t i f s que j 'avais faits an té r ieure­ment. Depuis des mois, j 'avais dans mon bureau, une espèce de plan de mobilisation qui prévoyai t pour chaque ferme au moment du dépar t l'affectation des hommes encore disponibles, notam­ment celles des conducteurs de voitures, et la charge maximum par famille, c'est-à-dire le min imum strictement nécessaire . J'avais fait tirer à de nombreux exemplaires des cartes d 'état-major men­tionnant les chemins de terre et les bacs sur la Nogat et la Vistule car i l é ta i t bien clair que les ponts auraient depuis longtemps sauté . Toutes ces précis ions furent déjouées par les événements . Comment dans un tel chaos parler de plans ? Aucune liaison d'une

Page 9: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE 641

ferme à l'autre n 'é ta i t possible. Coordonner les dépa r t s ? Pour­rions-nous seulement nous retrouver en route ? E t qui reverrait-on jamais ?

Nous nous ét ions tellement hab i tués à une existence qui ne pouvait s'abstraire n i de la guerre n i des absurd i t és des nazis

que, sans t rès bien nous en rendre compte, nous pensions et nous agissions sur deux plans différents. Deux plans qui constam­ment s'imbriquaient l 'un dans l'autre, sans se confondre. C'est ainsi que je savais depuis des années (pas seulement depuis cette terrible guerre, mais dès l 'époque où je faisais mes é tudes à Franc­fort quand cet individu prit le pouvoir) que la Prusse-Orientale serait un jour perdue. E t pourtant l 'on vivait comme si... Comme si rien ne devait cesser, comme si le seul objectif étai t de maintenir ce que l 'on possédai t pour le transmettre intact et m ê m e amél ioré à la générat ion suivante. Toutes les fois que nous construisions un bâ t imen t ou une grange, chaque fois que nous nous procurions une nouvelle machine, nous ne manquions pas entre frères et sœurs de dire : « Ce sont les Russes qui seront contents ! » Et , bien que rien n 'eû t plus guère de signi­fication n i la moindre perspective d'avenir, on continuait à toujours accorder au présen t la m ê m e importance ; on restait capable de se fâcher pour une construction ra tée , pour une facture incorrecte ou pour un champ mal cultivé tout en sachant bien depuis des mois qu'un dépa r t sans retour nous attendait désormais , inexora­blement.

Trois jours avant cet instant fatal, ma sœur et son mari , avec leur gendre qui é ta i t chez eux en permission, passè ren t nous voir. On attela les t ra îneaux et nous pa r t îmes pour la chasse. Tout un après-midi nous gl issâmes en silence à travers la forêt fraîche­ment enneigée, flairant les fourrés et furetant partout. I l y avait beaucoup de traces fraîches de daims, de lièvres, et m ê m e celles d'un gros sanglier qui retint seul notre attention ce jour-là, comme s'il se fût agi d'une vraie chasse d'autrefois avec une battue mé thod ique durant plusieurs heures. E t dire qu ' à ce m ê m e instant des milliers de soldats allemands et russes perdaient leur sang dans la neige et les glaces de cet impitoyable hiver 1

Ce m ê m e jour j 'appris une t rès importante nouvelle et rien à cette époque n 'é ta i t plus important que d 'ê t re bien informé.

Jusqu'au 20 juillet, j 'avais été , en Prusse-Orientale, généralement mieux renseignée que bien des gens du régime qui depuis long­temps ne savaient plus distinguer leur propre propagande de la

L A R E V U E N ° 3 5

Page 10: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

642 L'HIVER 45 EN PRUSSË-ORIENTALË

réa l i té et l ' i l lusion de la véri té . Mais ap rès cette date à laquelle tous nos amis furent a r rê tés , je n'avais pratiquement plus aucune nouvelle. Ainsi donc ce jour-là, on vint m'apprendre que le « F ü h r e r » avait fait a r r ê t e r les trois personnages les plus impor­tants du Bureau des Opéra t ions Mili taires de l 'Etat-Major général , que par hasard nous connaissions personnellement tous les trois. V o i c i comment les choses s 'étaient passées . A la mi-janvier, l'of­fensive russe avait é té déclenchée, comme une sorte de mouve­ment en tenaille. L a branche nord, dirigée vers la Prusse-Orientale, ouvrait en huit jours par Allenstein une b rèche allant d'Ortrolenka jusqu'au Frisches Haff, où l'avant-garde des bl indés russes arrivait dès le 21 janvier, coupant la province du reste de l'Allemagne. L a branche sud avait déjà surgi, le 12 janvier, sur le front de Baranow, en direction de Varsovie. E n ces jours d'effondrement général du front de l 'Est, o ù personne n'avait une idée claire de la situation, le lieutenant-colonel Christen, du bureau des opéra­tions à Zossen, reçu t de Cracovie une communication suivant la­quelle Varsovie serait t ombé . I l en transmit le texte au lieutenant-colonel von Knesebeck, sous-chef du bureau et ce dernier en rendit compte au colonel von Bonin qui en é ta i t le chef. Cette nouvelle avait un peu devancé les événements , car Varsovie ne devait tom­ber que deux jours plus tard. Quand Hit ler eut connaissance du rapport Bonin et établ i t après un second entretien té léphonique qu ' i l n 'é ta i t pas exact, i l fit a r r ê t e r les trois auteurs occasionnels de cette transmission, décapi tan t ainsi le Bureau des opéra t ions à l'instant m ê m e où se livraient des combats désespérés et peut-ê t re décisifs.

L a nouvelle de cet épisode, qu'on n'aurait év idemment pu lire nulle part, m'apparut comme réel lement t r ès importante ; elle montrait que la fin ne pouvait plus tarder. Quand on fait a r r ê t e r le chef de son t ro is ième bureau, en pleine crise, comme défait iste, pour avoir transmis un message reçu par la voie officielle, i l faut qu'on ait soi-même le sentiment que la fin est prochaine. C'était toujours cette é t range menta l i t é des nationaux-socialistes : vouloir l 'impossible, remplacer des moyens insuffisants par des illusions et cons idérer comme t ra î t r e quiconque ne les partageait pas, mé­thode qui, p réc i sément en ces jours de janvier, produisit des résu l ta t s stupéfiants. Quand la dé t resse atteignit son summum et que le dément ie l haut commandement se vit p r é sen t e r l ' inéluc­table note à payer, « le plus grand homme de guerre de tous les temps » se mit à frapper sauvagement autour de lu i ; des soldats furent fusillés et des généraux dest i tués . E n ces heures désespé­r é m e n t critiques, où mouraient des centaines de mill iers d'Alle­mands, militaires et civils, Hit ler ne cessa de substituer un com-

Page 11: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE 643

mandant d ' a rmée à un autre. Le colonel-général Reinhard, com­mandant en chef du groupe d 'a rmées du Nord , fut r emplacé par le colonel-général Rendulic, le colonel-général Harpe, commandant en chef du groupe d 'armées « A » par le général Schoerner. De m ê m e furent ensuite mis à pied le général Hossbach, commandant en chef de la I V e a rmée, et le général Mattorn.

Finalement Himmler , qui n'avait jamais eu, en quoi que ce soit, à s'occuper de stratégie, fut n o m m é le 23 janvier au com­mandement en chef du groupe d 'a rmées de la Vistule, nouvelle­ment const i tué , qui, i l est vrai, n'existait guère en réal i té que sur le papier.

Mais revenons à notre dépar t et à notre exode. M o i aussi j 'avais rapidement embal lé dans un rucksack ce qui m'avait paru indis­pensable : quelques vêtements , quelques photos et des dossiers, une sacoche de selle, avec des objets de toilette, une trousse de pansements et à toutes fins utiles mon vieux crucifix espagnol qui étai t là, toujours à por tée de la main. L a chère Trude, ma cuisi­nière avait encore vite p réparé le d îner que nous p r îmes ensemble en compagnie des deux secrétaires . Ml le Markowski , la plus âgée, t rès capable, étai t une enthousiaste adepte du Fûhre r et pendant des années elle avait t répigné d'enthousiasme à chaque commu­niqué spécial. Maintenant, elle étai t t rès silencieuse, mais je suis convaincue qu'elle se demandait si les sceptiques et les t ra î t res n 'é ta ient pas cause de cette débâcle. Pour elle, cette question n'a sans doute jamais dû ê t re résolue, car la pauvre fille a échoué à Danzig et s'est e m b a r q u é e sur la « Gustloff » qui fut torpi l lée le 30 janvier devant Stolp par un sous-marin russe et sombra avec 6 000 fugitifs et soldats. L a « Gustloff » étai t l 'un des quatre anciens paquebots t rans formés en transports de troupes, alors au mouil­lage devant Danzig et à qui fut enjoint de rallier Lùbeck quand Donitz donna l'ordre d 'évacuer la baie de Danzig. Ils avaient comme instructions d'emmener vers l'ouest le plus grand nombre pos­sible de réfugiés.

Le m ê m e sort attendait l'ancien grand paquebot « Général Steuben », jaugeant 17 000 tonnes, qui, chargé de blessés alignés côte à côte , faisant route de Pi l lau vers l'ouest, sombra pareille­ment une semaine plus tard.

I l nous fut donc donné de prendre ce dernier repas ensemble sans beaucoup d'illusion sur les chances de nous retrouver jamais autour de la m ê m e table. Puis nous nous levâmes, abandonnant les reliefs pour franchir une dernière fois la porte de la maison, sans la refermer der r iè re nous. I l é ta i t minuit ! Entre-temps le convoi s 'était formé dehors. Je courus à l 'écurie p r é p a r e r mon cheval de selle que je savais capable d'affronter toutes les fatigues

Page 12: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

644 L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

et prescrivis au cocher d'attacher der r iè re sa voiture ma t r è s chère jument blanche. Mais le vieux, dans son affolement, perdit cet ordre de vue et elle resta là avec tous les autres animaux.

De Quittainen à Preussisch Holland, i l n'y avait que 11 k m , Nous comptions en temps normal une heure de voiture. Ce

jour-là i l nous en fallut six. Les routes é ta ient comme des miroirs, les chevaux dérapaient ,

le coupé dans lequel nous avions chargé deux malades éta i t sans cesse en travers de la route. Les gens affluaient par toutes les voies adjacentes et obstruaient les carrefours. Un ki lomètre avant la ville i l fallut s 'arrêter . Deux heures sur place sans pouvoir m ê m e progresser d'un cent imètre . Finalement j ' a l la i à cheval jus­qu 'à la localité voisine pour voir sur place ce qui s'y passait. J 'é tais t rès curieuse de savoir ce que pouvaient bien faire maintenant les fonctionnaires en uniformes bruns qui, i l y a trois jours encore, considéraient et voulaient punir sévèrement , comme du défai t isme, tout prépara t i f d'exode.

Je me faufilai à travers la cohue des voitures et des gens jus­qu 'à la direction régionale du Part i (NSDAP).

Toutes les portes é ta ient ouvertes, des papiers calcinés volti­geaient dans les courants d'air. Des dossiers jonchaient le sol. Toutes les pièces é ta ient vides.

« Ils sont naturellement partis les premiers, les cochons ! » disait un paysan qui comme moi furetait partout.

Oui, ceux-là é ta ient partis et b ientôt , Dieu soit loué, ils seraient tous partis. Mais à quel prix ! E t j ' é t a i s conduite à penser com­bien de malheurs nous eussent été épargnés si le complot du 20 juillet — six mois plus tô t — avait réussi .

L a ville faisait l'effet d'une plaque tournante b loquée : par deux côtés les convois y avaient péné t ré , embouteillant tout, et maintenant on n 'avançai t ni ne reculait plus.

J 'allai à la poste, la bonne vieille poste qui fonctionnait tou­jours. Tandis que dehors le chaos venait battre ses murs et que les « fiihrer locaux » avaient pris le large, les vieux employés restaient assis à leurs places. Je pus m ê m e encore té léphoner à Friedrich-stein, s i tué à 100 k m plus à l'est, au-delà de Kœnigsberg.

Là-bas, la situation demeurait normale, de cette anormale nor­mal i té qui depuis si longtemps déjà caractér isa i t notre existence. Aucun ordre d 'évacuat ion n'avait été donné. I l ne devait du reste jamais l 'être et de toutes façons, i l é tai t trop tard. A u moment précis où je té léphonais , l'avant-garde bl indée russe perça i t à 25 k m devant nous, au sud, jusqu'au Frisches Haff.

Page 13: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE 645

L a Prusse-Orientale étai t coupée et pour tous ceux qui ne se trouvaient pas, comme nous, dans les arrondissements voisins de la frontière, l'ordre d 'évacuation étai t devenu superflu. I l ne leur restait plus que la route passant sur le Haff pris dans les glaces.

Quand après deux heures je revins à notre convoi, tout le monde étai t transi de froid et désespéré . I l faisait moins vingt de­grés. Klat t lui-même considérai t notre entreprise comme absolu­ment inutile. « Si nous devons tomber sous les coups des Russes, mieux vaut encore que ce soit chez nous », telle étai t à peu près la formule à laquelle tous s 'étaient rall iés. E t ils avaient pourtant dé­cidé entre eux et décrété que je devais tenter à cheval de passer à l'ouest, ayant, si je restais, les plus grandes chances d 'ê t re fusillée par les Russes, tandis qu'eux, après tout, n'auraient plus qu ' à conti­nuer à traire les vaches et à battre le grain dans les granges. Nous ne soupçonnions ni eux n i moi à quel point étai t e r ronée cette conviction que les « travailleurs » ne couraient aucun risque.

I l n'y eut pas de grands adieux. J'enfourchai rapidement mon alezan et m'interrogeai seulement un instant sur l 'oppor tuni té d'emmener aussi un cheval de main, comme monture de rechange : une jument baie brun de 4 ans, vigoureuse et bien en forme. Pen­dant que je réfléchissais un soldat vint à moi. I l avait, chose curieuse, une selle sous le bras et i l me demanda si je consentais à ce qu' i l monte ce cheval. E t voilà comment nous p r îmes la route ensemble, en échangeant à peine quelques mots, chacun de nous é tan t tout à ses pensées et à ses soucis.

Durant la jou rnée nous chevauchâmes avec l 'impression de toujours faire la queue. Devant nous, der r iè re nous, à côté de nous, des gens, des chevaux, des voitures. De temps à autre on apercevait des visages de connaissance ou on lisait le nom de propr ié tés connues sur les écr i teaux accrochés aux voitures. Après la petite ville de Preussisch Holland, nous r encon t r âmes des artisans et des boutiquiers qui s 'étaient mis en route avec une voiture à bras où l 'on avait assis la grand-mère et entassé quelques objets. C'était un tableau incroyable. Où donc voulaient aller tous ces gens ? Comptaient-ils vraiment se déplacer ainsi pendant des centaines, peut-être m ê m e mille k i lomètres ? I l faisait nuit depuis longtemps et nous ét ions à cheval depuis plus de dix heures sans avoir pu seulement atteindre Elbing.

La progression se compliquait du fait que dans notre mouvement d'est en ouest venaient s ' insérer des transports arrivant du

sud-est : des voitures basses, at telées de chevaux barbes, chargées de munitions et d'outillage, et puis les chars qui poussaient sans

Page 14: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

646 L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

pit ié les véhicules des émigran ts dans les fossés où beaucoup se renversaient et se brisaient. Tout à coup un officier immobile au milieu de la route comme un roc parmi les flots, à l'affût des soldats qui fuyaient, nous a r rê ta . I l avait, malgré l'ombre, r epé ré mon compagnon en uniforme. Mes efforts pour le raisonner furent absolument vains. Le soldat dut mettre pied à terre, i l disparut dans la nuit et je me retrouvai seule avec ma seconde monture qui se laissait t r a îne r comme un veau à l'abattoir. I l n 'é ta i t pas question de rester sur place et la jument ne voulait plus avancer. Tout à coup j'entendis, dans l'ombre, appeler mon nom ; je scrutai la cohue et vis trois hommes du village dont le jeune fils de notre forestier. Ils s 'étaient mis en route, à bicyclette. Le jeune homme, abandonnant son vélo contre un arbre de la route, grimpa sur la jument.

Nous nous a r r ê t âmes tous les quatre dans une ferme, peu avant Elbing, pour y prendre un peu de repos. Le p ropr i é t a i r e é ta i t déjà parti et i l y avait des militaires partout. Après quelques heures de somnolence, je fus prise d ' inquiétude, me rappelant que les convois venant du sud-est m'avaient semblé se h â t e r beau­coup. I l é tai t deux heures du matin. J'éveillai les autres, vissai aux pieds des deux chevaux de nouveaux crampons, indispensables sur cette patinoire et allai demander au té léphoniste instal lé dans un bureau improvisé , ce qu ' i l savait de la situation. « Comment, me dit-il, vous êtes encore là ? Partez immédia temen t . Nous venons de recevoir Tordre de faire sauter le pont. Faites vite si vous voulez passer. »

Dehors, c 'était toujours ce m ê m e froid glacial et, à perte de vue, la queue des fuyards.

Dix-huit heures après , nous eûmes encore droit à quelques heures d'un sommeil dont je fus t i rée par une voix forte qui criait : « Tout le monde dehors, les Russes sont à... »

Ic i le nom d'un village que j ' a i oublié mais qui é ta i t celui du dernier que nous avions t raversé , dont je ne pouvais ignorer qu ' i l é tai t à moins de trois k i lomètres .

Après avoir réveillé mon compagnon et tenté , mais en vain, d'éveiller les soldats qui dormaient à m ê m e le sol, nous

r ep r îmes la route. Très lentement, comme pour permettre que l 'on s'en grave

bien fortement l'image dans la mémoi re , les paysages de Prusse-Orientale défilaient devant nous à la man iè re d'une bande de film surréa l i s te : Elbing, Marienburg à l'histoire de laquelle ma famille

Page 15: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE 647

fut tant de fois associée et puis Dirschau. Dirschau, semblable à une gigantesque représenta t ion en plein air du « Camp de Wallen-stein », avec une accumulation de gens en costumes é tonnan t s et, par-ci par-là, les feux de petits foyers improvisés .

L a canonnade se rapprochait et les maisons tremblaient. Des fermes aux abords de la ville nous offraient parfois un refuge avec un vague repos. Pendant que l 'un dormait sur un canapé, l'autre veillait aup rès des chevaux car un cheval à cette époque valait un royaume. A chaque instant des gens faisaient irruption emportant quelque chose, et i l faut avouer qu ' i l nous arrivait aussi de puiser dans les armoires à provisions pour trouver à manger.

A un moment donné, je me sentis comme assaillie par toute la détresse du monde, accablée de remords à la pensée d 'ê t re partie en abandonnant nos gens et envahie par la tentation de revenir sur mes pas. Puisque des trains de troupes roulaient encore de temps en temps vers l'ouest, n'y en avait-il pas qui partaient à vide, vers l'est ? Peut-être aurais-je pu atteindre Kcenigsberg et de là Friedrichstein ? J'allai à la gare voisine. J'y trouvai des gens par mill iers. Mais pas un guichet ouvert, aucun renseigne­ment, rien. Finalement je rencontrai un employé qui répéta , effaré, ma question « Kcenigsberg ? » pour me répondre : « Non, personne ne roule plus vers l'est ! » C'était comme si j 'avais cherché à atteindre la lune.

Sur la carte nous avions cru voir qu ' i l devait ê t re possible de progresser vers l'ouest en suivant de petites routes et de sortir ainsi du flot des réfugiés qui avançaient à moins de 2 ou 3 k m à l'heure. Les a r r ê t s souvent plus longs que les é tapes se produi­saient aux abords des agglomérat ions et des carrefours encombrés ou m ê m e simplement devant des voitures renversées . Nous avions dû, t rès tôt , rés i s te r à la tentation de nous échapper à cheval à travers champs car les accumulations de neige éta ient vraiment fortes. Seules les petites routes apparaissaient comme le salut, pour fuir à tout prix ce paysage de désolat ion et de désespoir . A u début , tout marcha bien, mais ce fut à la longue t rès pénible , surtout pour les chevaux qui enfonçaient jusqu'au poitrai l dans la neige accumulée . E t dans ce pays Kaschub (ancien corridor polonais) apparemment sans villages et semé de rares méta i r ies où personne ne parlait l 'allemand, nous ne trouvions m ê m e plus notre route.

I l me souvient d'un jour où cherchant une ferme qui aurait eu encore un peu de fourrage pour les chevaux, j 'avisai une de ces misérables petites exploitations où la famille ent ière assise autour d'une lampe à pét ro le plongeait ses cuillères dans une

Page 16: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

648 L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

marmite de soupe au lait. J'y provoquai l'effroi, apparaissant peut-être comme une espèce d'avant-garde des hordes guerr ières . Malgré leur difficulté à s'exprimer, ces braves gens me condui­sirent à quelques k i lomètres de là dans une grande exploitation où l'avoine était en abondance. Le dortoir qui, comme d'habitude, n 'é ta i t que le plancher de la pièce principale, étai t déjà encombré de gens de la région de la Warthe se connaissant tous plus ou moins. Ils évoquaient leurs souvenirs d 'après la Première Guerre mondiale où les a t roci tés polonaises ne semblaient pas avoir man­qué . Après m 'ê t re fait t rès mal voir par une allusion à celles des Allemands, je m'endormis.

Au réveil, le t h e r m o m è t r e étai t encore descendu et — ce qui est rare par grand froid — le vent d'Est se déchaînai t en tour­mente. Quand nous qu i t t âmes la ferme, débouchan t par un che­min creux encaissé, la foule nous apparut au-delà des champs, ét i rée sur la route comme un éno rme reptile. L a neige ne tombait pas, elle tourbillonnait dans l'air. On apercevait comme à travers une épaisse écharpe blanche ces malheureuses gens progresser, ramper lentement, t rès lentement, leurs manteaux fouettés en avant par le vent ; beaucoup des châssis improvisés sur les voitures du convoi étaient br isés . Nous p r îmes rang dans ce cor tège de fantômes et vîmes les premiers morts au bord de la route. Personne n'avait n i la force, ni le temps ou les moyens de les enterrer. E t i l en fut ainsi pendant des jours et des semaines.

De tous côtés arrivaient toujours de nouveaux véhicules, tou­jours davantage de monde. E t ce n 'é ta i t pas un spectacle réservé au nord-est, car déjà depuis l'automne dernier on avait pu voir au sud-est de l'Allemagne, affluer convois sur convois. De Bessa­rabie, du Bannat, de Transylvanie et du Batschka, de toutes les régions d'antique colonisation allemande, des cohortes de misère déferlant vers l'ouest ; images à jamais inscrites dans ma mémoi re .

E n un point de la route — je crois que c 'était entre Bû tow et Berent — on pouvait embrasser du regard à 3 k m en amont et 3 k m en aval, la chaussée rectiligne. Sur ces 6 k i lomètres , pas un m è t r e ca r ré de libre, rien que des voitures, des chevaux, des ê t res humains en détresse . On n'entendait que le grincement des- roues.

ne autre image me revient à l'esprit : elle se situe aussi en V-* Prusse-Orientale : trois bl indés ce jour-là parurent, auxquels

des fugitifs étaient accrochés , des femmes et des enfants chargés de sacs et de malles, des civils avec des militaires. Cet amalgame de normal et d'anormal, de volonté de dé t ru i re et de survivre,

Page 17: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE 649

étai t quelque chose d ' imprévu. C'était un spectacle fantomatique. Pour je ne sais quelle raison ils s toppèren t un instant. U n paysan disait : « Vous feriez mieux d 'a r rê te r les Russes au lieu de nous pousser i c i hors de la route. » L 'un des soldats, un gaillard déchaîné, à la bou tonn iè re duquel flottait le ruban noir, blanc, rouge lu i cria : « Nous en avons assez de cette m... »

Une autre fois, nous nous ape rçûmes que nous faisions route avec des prisonniers français. Ils é ta ient des centaines et des centaines, peut-être des milliers. Beaucoup avaient fixé sous leurs petits coffres de carton deux planches de bois pour en faire des t ra îneaux et tiraient. derr ière eux leur paquetage au bout d'une corde. Ils ne disaient pas un mot. On n'entendait que le bruit des boîtes et des malles raclant le sol. E t tout à l'entour, l'infinie soli­tude de neige comme pendant la retraite de la Grande Armée, cent trente ans plus tôt .

Encore un inoubliable souvenir : nous ét ions en chemin depuis quatorze jours, quand nous a r r ivâmes un soir à Varzin, le grand domaine dans l'arrondissement de Rummelburg qu'une dotation nationale avait permis au chancelier Bismarck d 'acquér i r en 1866 : de grandes et magnifiques forêts ainsi qu'une exploitation agricole modèle . L a Nogat et la Vistule é ta ient der r iè re nous et j 'avais cru que nous pourrions, pour une fois, nous a r rê te r . Quel sentiment de dél ivrance apporte cette impression d'arriver enfin !

Nous nous engageâmes à cheval, après avoir franchi l a grille du parc, dans le chemin montant en pente douce vers le château. E n haut, devant le portail principal un tracteur étai t a r r ê t é ainsi que deux voitures aux roues caoutchoutées où étaient accumulées des caisses. J'imaginais que c 'étaient d'autres convois qui é ta ient venus se loger là et espérais qu ' i l y avait encore des places pour nous dans la maison !

A mon grand é tonnement , j 'appris que ce n 'é ta ient pas des bagages d 'émigrants mais les archives des Bismarck qu'on allait évacuer.

Ici donc, i l s'agissait aussi de dépar t — et moi qui avais tou­jours cru qu ' ap rès la Vistule on aurait droit au repos !

A cette époque vivait encore la belle-fille du chancelier, une amusante petite dame, t rès vieille et toute menue, qui, dans sa jeunesse, avait souvent donné à certains l'occasion de froncer les sourcils : elle chassait à courre, fumait des cigares et se distin­guait par ses plaisanteries et ses répar t ies .

E t elle é ta i t toujours extraordinairement in té ressan te ; au point que je ne pouvais me résoudre — malgré l'urgence — à continuer ma route le lendemain. Nous res tâmes deux jours. Deux jours inoubliables.

Page 18: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

650 L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

Dehors, les fugitifs continuaient à défiler lentement à travers la campagne et leur nombre croissait sans cesse car s i tôt les derniers passés , les gens des pays t raversés se joignaient à eux pour devenir aussi des fugitifs. On en étai t i c i à cet instant cr i­tique. Le tracteur que nous avions vu en stationnement avait d é m a r r é sans la vieille comtesse, obs t inée à refuser de quitter Varz in . Toutes les mises en garde et les raisonnements n'avaient servi à rien. El le é ta i t parfaitement consciente qu'elle ne survivrait pas à l 'arrivée des Russes. El le ne désirai t , du reste, pas y sur­vivre et c'est pourquoi elle avait fait p r é p a r e r sa tombe dans le parc (parce que, disait-elle, ensuite, personne n'en aurait plus le temps).

El le voulait rester à Varz in , pour jouir de son pays jusqu'au dernier moment et c'est ce qu'elle fit avec beaucoup de grandeur. Autour d'elle, les choses restaient ce qu'elles avaient toujours é té . Un vieux domestique, qui n'avait pas voulu part ir non plus, servait encore à table. De délicieux vins rouges se succédaient , dont les mil lésimes font rêver. Pas un mot de ce qui se passait dehors et de ce qui nous attendait. E l le parlait avec animation et finesse des temps anciens, de son beau-père, de la cour impér ia le et de l 'époque où son mari B i l l Bismarck avait é té premier p rés iden t de Prusse-Orientale.

Quand, finalement j'eus pris congé d'elle et après que nos che­vaux eurent fait quelques pas, je me retournai une dern iè re fois vers la porte o ù elle se tenait, comme perdue dans ses pensées . E l le agitait encore un tout petit mouchoir et, autant que je pus voir, je crois qu'elle souriait.

Peu de jours après , toujours en Poméranie , un peu à l 'écart de la grande route, c'est encore dans une ferme que, vers le soir,

nous abou t îmes . Je mis pied à terre, gravis le perron et sonnai tandis que mon compagnon de route tenait les chevaux. C'était le crépuscule . Les propr ié ta i res avaient manifestement r epé ré par la fenêtre nos deux silhouettes et les chevaux. Je portais un haut bonnet de fourrure noire et un manteau fourré , recouvert d'une étoffe gris vert et tenu par une ceinture. I l se peut qu ' i l ait un peu ressemblé à une tenue d'officier. C'était en réal i té ma pelisse de voyage que j 'avais t rans formée , avec un couteau de poche, en un manteau de cheval. C'est-à-dire que je l'avais, sans plus de façon, fendue depuis l'ourlet j u squ ' à la ceinture. U n temps incroya­ble s 'écoula avant que la porte ne s'ouvrit. C'est le m a î t r e de la maison qui parut lui-même, t rès pâle, t rès con t rac té . Je lu i dis qui j ' é t a i s . I l se taisait toujours et ne m'invitait pas à entrer.

Page 19: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE 651

Puis tout à coup, se retournant, i l cria vers le haut de l'escalier : « Ce ne sont pas les Russes ! » Tous les membres de la famille, soulagés, affluèrent et nous échangeâmes mille petites nouvelles car d'informations véritables i l n 'é ta i t plus question n i pour eux ni pour nous. L a maison était pleine de réfugiés, des parents, des relations et des gens qui, comme nous, é ta ient tombés du ciel.

Le soir venu, une grande table fut dressée, éclairée, faute de courant, par quelques bougies.

Le ma î t r e de maison réci ta avec recueillement le Bénédicité. I l étai t assis, au bout de la table et distribuait la soupe avec une certaine solennité. L a mélancolie du dépa r t péné t ra i t tout, chaque geste, chaque mot et m ê m e le silence.

Tandis qu ' à l'est de la Vistule, les maisons et les granges où nous avions t rouvé un abri pour une heure ou pour une nuit étaient toutes déjà abandonnées , en revanche, i c i , en Poméranie , tout étai t encore intact — du moins au sens que l'on attribuait alors à « intact ». Mais les gens craignaient qu'un jour ne leur arrive la m ê m e chose qu 'à nous, bien que cette éventuali té d'un exode des Poméran iens m 'eû t semblé tout à fait inconcevable.

Ce soir-là, ni eux ni moi ne nous doutions à quel point étai t proche l'heure de leur destin. Le 28 février, les bl indés russes, fauchant les réfugiés et les indigènes, é taient déjà parvenus à Kôslin et à Slawe. Les chars allemands qui auraient dû les rete­nir ne disposaient plus que de dix projectiles chacun. Les équi­pages étaient morts de fatigue et combattaient sans espoir. Contre un char allemand, i l y avait dix chars russes.

I l en est plus d'un en Poméranie qui, en nous disant adieu, étai t certainement un peu jaloux et nous aurait volontier demandé d'emmener avec nous tout au moins les enfants, les jeunes filles et quelques objets précieux. Mais cela comme tout le reste était rigoureusement interdit. I l y avait partout des gens qui, sous cou­leur de patriotisme, faisaient de la délation, et c'est pourquoi per­sonne ne se hasardait à tourner cette interdiction. Jamais encore on n'avait vu un conducteur de peuple faire aussi dél ibérément le jeu de l'adversaire, jamais un soi-disant grand chef dilettante du commandement, pousser lui-même ses hommes à la mort, par centaines de milliers, jamais un p ré t endu père de la nation con­duire lui-même son peuple à l'abattoir, en lui ô tan t toute chance d'y échapper . C'est lu i qui, estimant insuffisant l'espace vital de l'Allemagne, avait fait la guerre en vue de l 'accroître, pour aboutir en fin de compte à dépouil ler des millions d'Allemands de leur patrie, plusieurs fois séculaire, et rédui re l'Allemagne à sa plus simple expression.

Page 20: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

652 L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

Déjà, bien avant la guerre, une plaisanterie avait cours à Ber l in que l 'on attribuait à Staline parlant volontiers, disait-on, de son Gauleiter Hit ler .

Des troupes allemandes ten tèren t de faire sauter la glace sur l'Oder, pour constituer une espèce de barrage antichars. Ce fut un échec. On essaya ensuite d'y parvenir avec des sciés, suivant un procédé, en usage à la campagne, dans ma jeunesse, quand on « faisait de la glace » pour la conserver durant l 'été dans la cave ou dans un silo. Le résul ta t ne fut pas meilleur. Par ce froid de presque moins trente degrés, les blocs se ressoudaient avant m ê m e qu'on ait le temps de les extraire.

Lorsque nous fûmes enfin à proximité de Stettin, les tirs é ta ient si intenses et, apparemment, si proches, que, n'osant pas nous engager dans cette direction nous décidâmes , en suivant de nom­breux convois, de pousser à cheval jusqu ' à la côte, au-delà des îles d'Usedom et de Wol l in , puis ensuite de traverser la Pomé-ranie an té r ieure et l 'Uckermarck.

Nous nous joignîmes à trois officiers qui connaissaient bien la région et qui, par des voies latérales, cherchaient à atteindre une localité vosine de celle où j ' e spé ra i s retrouver une partie de ma famille.

Ayant ainsi échappé aux grandes routes des convois, nos chevaux, s t imulés par les autres, abattirent 150 k m en trois jours. Mais

quand nous ar r ivâmes tard le soir à destination, dans l'Ucker­marck, i l apparut que 800 officiers polonais faisaient halte cette nuit-là au m ê m e endroit. Tous les bâ t imen t s , maisons, écur ies et granges étaient déjà occupés. Ces malheureux, avec d'autres, avaient passé des années dans un camp de prisonniers et avaient été, pendant leur évacuation, bousculés par les Russes, ce qui avait valu à une partie d'entre eux d 'ê tre pris. Les rescapés devaient voir leur avenir bien sombre, car leur seule pensée semblait ê t re de s 'échapper vers l'ouest. On se demande vraiment qui aura pu éviter ce tourbillon du désas t re ?

Je crois avoir rarement attendu quelque chose avec autant d'anxiété que ma rencontre probable avec les miens. Je me réjouis­sais aussi à l 'idée de prendre enfin un bain souhai té depuis des mois et de pouvoir changer de vê tements car peu après le dépa r t j 'avais dû abandonner mon encombrant rucksack et son contenu. J'ap­pris alors avec stupeur que ma famille étai t partie depuis trois jours. El le s 'était enfuie ! Je n'arrivais pas à concevoir qu'on puisse ê t re contraint de quitter p réc ip i t amment cette région de Prenzlau. Où donc pouvaient aller tous ces fugitifs et de quoi pourraient-ils

Page 21: L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE

L'HIVER 45 EN PRUSSE-ORIENTALE 653

vivre ? Ains i , ne me restait-il plus qu 'à continuer. Le mot « arri­ver » é ta i t év idemment à rayer du vocabulaire et nous con t inuâmes notre route à travers la Marche, le Mecklenbourg et la Basse-Saxe vers ma Westphalie.

J'avais franchi les trois grands fleuves hier encore si symboli­ques de notre Allemagne de l 'Est. Je m'é ta is mise en route par pleine lune et j 'avais vu entre-temps trois autres fois la lune se lever. C'est au mil ieu de l'hiver que j ' é t a i s partie à cheval de chez moi et quand finalement j ' a r r iva i en Westphalie, chez les Metternich, c 'étai t le printemps. Les oiseaux chantaient. L a pous­sière des champs trop secs volait de r r i è re les batteuses mécaniques . Tout s 'équipait pour un renouveau. Etait- i l donc possible que la vie continue comme si de rien n 'é ta i t ?

C O M T E S S E D O N H O F F (traduit par J. Sauvain)