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LA MISE EN SCÈNE D'UNE MÉMOIRE
ESCENAS DE CINE MUDO DE
JULIO LLAMAZARES
CATHERINE ORSINI-SAILLET
Université de Bourgogne
Julio Llamazares, connu aujourd'hui grâce à une œuvre très variée qui compte des recueils de poésie 1, des romans2, des contes3 mais aussi des récits de voyage (les siens/ ou ceux d'autrui5
, des publications plus originales6, des scenarios de films7 et des compilations de ses articles de presse8, me semble pouvoir fonctionner comme un repère dans la littérature espagnole des 20 dernières années même s'il convient de remarquer avant tout qu'il en est un représentant plutôt atypique.
En effet, il fait partie de ceux qui déplorent l'état du panorama littéraire espagnol récent et en critiquent les tendances dominantes. Dans un article publié le 4 juin 1991 dans El Pais, Julio Llamazares décrit
1Julio Llamazares, La lentitud de los bueyes (1978) Memoria de la nieve (1981), Madrid, Hiperi6n
Poesia n° 81, 1985. 2 Julio Llamazares, Luna de lobas, Barcelone, Seix Barral, 1985.
Julio Llamazares, La 1/uvia amaril/a, Barcelone, Seix Barral, 1988.
Julio Llamazares, Escenas de cine mudo, Barcelone, Seix Barral, 1994 (les citations renverront
cette édition). 3 Julio Llamazares, En mitad de ninguna parte, Madrid, Ollero & Ramos, 1995. 4 Julio Llamazares, El rio del olvido, Barcelona, Seix Barral, 1990.
Julio Llamazares, Tras-os-Montes (un viaje portugués), Madrid, Alfaguara, 1998. 5 Julio Llamazares, Viajeros de Madrid, Madrid, Ollero & Ramos, 1998. 6Julio Llamazares, El entierro de Genarin, Madrid, Endymion, 1981. 7 Julio Llamazares, Retrato de baiiista, Badajoz, Ediciones del Oeste, 1995.
Julio Llamazares, El techo del mundo, Zaragoza, Las Tres Sorores, 1998 (en collaboration avec
Felipe Vega). 8 Julio Llamazares, En Babia, Barcelona, Seix Barral, 1991.
Julio Llamazares, Nadie escucha, Madrid, Alfaguara, 1995.
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l'euphorie éditoriale, le jeune âge des écrivains à la mode, leur hâte face à
l'écriture, pour conclure que « el panorama que se presenta entre los
lectores es tan desalentador como desconcertante. Con tanta nueva novela
y tanto autor a su alcance, el problema es tener tiempo para poder leer
tanto » 1• A ce vertige éditorial, il oppose sa propre conception de la
littérature
nadie parece acordarse de que la literatura es ante todo oficio
de solitarios, que una novela -como un cocido- necesita su tiempo
de cocci6n y de reposo, que en literatura el éxito es un factor
secundario y que, para un escritor, lo mas importante de ella ha de
ser (micamente ayudarle a entender su tiempo o, al menos, a
soportarlo2.
Cette seconde attitude est bien entendu celle qu'il entend privilégier
en tant qu'écrivain.
Du point de vue de la thématique développée, il s'éloigne également d'une partie de ses contemporains, ceux qui négligent les grands conflits
de leur temps, d'après le tableau qu'en dresse Santos Sanz Villanueva:
La posmodernidad se ha empefiado en quitarle a la novela la
capacidad de reconocimiento de la dimension conflictiva del
mundo. Y ha optado por un relato escasamente perturbador, ligero,
ensimismado y leve; un relato light, de brumosos perfiles
geograficos, temporales y morales y, acorde con esta época
superficial y llena de prisas, de muy breve extensi6n3.
Si la littérature des 20 dernières années privilégie la scène urbaine,
Julio Llamazares en revanche accorde une très large préférence à une
Espagne rurale, parfois oubliée, celle du Nord, théâtre de son enfance, et
qu'il définit comme un monde périphérique : « un mundo marginado y
moribundo »4
. Il est conscient de cette originalité qui le situe à contre
courant de la tendance dominante. Dans un des articles repris dans Nadie
1Julio Llamazares, « La nueva novela espafiola », En Babia, op. cil., p. 119. 2/bid., p. 120. 3Santos Sanz Villanueva, « El archipiélago de la ficciôn », in El espejo fragmentado, insu/a,
n° 589-590, enero-febrero 1996, p. 3. 4Julio Llamazares, « Muerte de un tren », in En Babia, op. cit., p. 78.
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escucha, il affirme : « Me han llamado de todo: localista, rural,
provinciano, ecologista, mesetario y hasta lirico, todo por escribir de lo
que mejor conozco, que es lo que siempre han hecho los novelistas, y todo, por supuesto, en su acepci6n mas peyorativa »
1•
Ainsi Llamazares se sent-il marginal ou marginalisé2, mais il réussit
néanmoins à s'imposer et assume son atypisme avec une oeuvre pourtant
représentative à bien des égards des tendances de cette fin de siècle.
L'auteur utilise des procédés d'écriture propres à la littérature actuelle
et développe des thématiques qui s'y rattachent : on retiendra ici les
variations autour de la thématique de la mémoire, la constante perspective
subjective adoptée ainsi qu'une nette volonté d'afficher le
décloisonnement générique. Je considérerai essentiellement les trois
romans publiés qui constituent un tout homogène et plus particulièrement
Escenas de cine mudo, le dernier, qui offre la perspective d'un récit d'enfance en grande partie autobiographique.
Dans les trois romans, Llamazares a privilégié la perspective subjective que suppose la narration à la première personne et la
thématique de la mémoire3
.
Dans Luna de lobas il s'agit en partie d'écrire, de reecnre, ou
d'inventer un pan de l'histoire « oubliée », censurée par l'historiographie
officielle mais perpétuée par la tradition orale et qui contient donc une
grande part d'histoire ou de mémoire collective malgré les modalités du
récit qui mettent en valeur la souvent dramatique chasse à ! 'homme et
l'instinct de survie de celui-ci dans un environnement hostile. Dans La
lluvia amarilla, à travers la mémoire individuelle du dernier habitant d'un village déserté et abandonné, c'est la chronique. d'une époque qui apparaît
à partir du monologue intérieur du narrateur. Voici deux romans où des
conflits éternels de l'homme dans des circonstances historiques très
I Julio Llamazares, « Vista (parcial) de Cangas de Narcea » in Nadie escucha, op. cit., p. 57. 2Gonzalo Navajas signale également l'originalité de Julio Llamazares dans Je large panorama de la
postmodernité : « ... otro rostro de la estética finisecular. El que no acepta o no se resigna a la
disoluci6n de la continuidad temporal, la desaparici6n de la opci6n ética y de la Jegitimidad de la
represcntacionalidad testimonial» (« La opci6n ética en la novela: el caso emblemâtico de Julio
Llamazares », in El universo de Julio llamazares, Cuadernos de narrativa, n° 3, Université de
Neuchâtel, décembre 1998, p. 15). 3Cette thématique était déjà fortement présente dans la production poétique (il suffit de rappeler le
titre du second recueil de poèmes de Llamazares : Memoria de la nieve); mais elle constitue aussi Je
nerf des récits de voyage et Je centre d'un grand nombre de publications dans la presse.
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prec1ses sont l'objet du récit. Ces deux oeuvres ont souvent été
considérées comme typiques de certaines tendances des années 80 :
romans historiques avec une tendance à la mythification et romans
poématiques.
Dans Escenas de cine mudo, on retrouve le lien entre la mémoire
individuelle ( ou les mémoires individuelles) et la reconstruction d'une
époque concrète dans un lieu précis, l'agonie de l'industrie minière du
Nord de l'Espagne dans les années 60. Ici encore et comme dans toute
l'oeuvre de Llamazares, quel que soit le genre privilégié, il s'agit de
mettre l'écriture au service de la mémoire de l'oubli ou des oubliés, ceux
qui se trouvent loin de la sphère du pouvoir et de l'argent : car
Llamazares centre ses récits ou ses articles sur les pauvres gens qui vivent
en marge de la société urbaine, qui n'intéressent personne et surtout pas
les autorités : « Me he erigido en defensor de los pobres y de los
olvidados. Esa gente sobre la que nadie escribe » 1
affirme Julio
Llamazares.
Dans ce roman, je voudrais montrer comment l'auteur propose la
mise en scène d'une mémoire double, sur une même époque, dans un flou
générique proposé à titre de pacte.
Llamazares ouvre son œuvre, comme toujours, avec un prologue qui a
pour but de conclure un contrat de lecture avec le lecteur potentiel. Dans
les oeuvres narratives précédentes les pactes de lecture énoncés dans des
prologues non signés étaient très clairs : ils annonçaient la visée
référentielle de l'oeuvre de fiction en fixant le cadre spatio-temporel de
l'histoire, cadre attesté dans le hors-texte et qui va subir une réélaboration
fictionnelle.
Dans Escenas de cine mudo, depuis ce même espace frontière, une
instance auctoriale répète encore une fois l'importance du lien référentiel
mais surtout s'attache à définir le genre auquel appartient l'œuvre, genre
déjà affiché pourtant sur la couverture du livre - « novela » : « Esta
novela, que no otra cosa es por mas que a alguno le pueda parecer una
autobiografia ( ... ), se situa en una época y en unos escenarios que
existieron realmente etc ... » (p. 7). Ce prologue produit cependant plus le
doute qu'il ne le dissipe et situe le roman dans un espace bien ambigu où
la limite entre la fiction et l'autobiographie n'existe plus : « toda novela
I Déclaration de Llamazares à Amelia Castilla in « Julio Llamazares recupera la imagen del viajero en
Tras-os-Montes, su nuevo libro », El Pais, 14/03/98, p. 30.
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es autobiogrâfica y toda autobiografia es ficci6n ( ... ). Cualquier parecido
con la realidad no es, por tanto, mera coincidencia » (ibid.). En niant
l'existence d'un pacte autobiographique, Julio Llamazares n'affirme-t-il
pas surtout la légitimité de ce type de lecture qui est corroborée par tout
ce qu'il a écrit par ailleurs dans la presse? N'ouvre-t-il pas la zone du
doute ? Le prologue qui littéralement reprend le pacte annoncé sur la
couverture ne fait que renforcer finalement la possibilité d'un pacte
autobiographique1• D'ailleurs le narrateur s'appelle Julio, il a l'âge de
l'auteur et le présent de narration coïncide avec le présent d'écriture du
roman. L'effet de « ressemblance » est donc produit au niveau de l'énoncé
mais l'auteur refuse d'assumer l'identité auteur/narrateur, choisissant par
là-même la zone plus floue du « roman autobiographique » qui concerne,
selon Philippe Lejeune :
Tout texte de fiction dans lesquels le lecteur peut avoir des
raisons de soupçonner, à partir des ressemblances qu'il croit
deviner, qu'il y a identité de l'auteur et du personnage, alors que
l'auteur, lui, a choisi de nier cette identité, ou du moins de ne pas
l'affmner2 .
De toute façon, on sait que du point de vue de la structure interne, il
n'y a pas de différence entre le texte autobiographique et le roman
autobiographique, ce qui rend bien fragile l'existence d'une frontière. Cette
absence de délimitation intéresse Llamazares car elle renvoie à sa
conception de la mémoire : « No existe la frontera entre la realidad y la
ficci6n, como sucede con nuestra propia memoria »3
.
On trouve d'ailleurs dès le premier chapitry du roman une évocation
de la remise en cause de la limite entre le texte et le hors-texte si l'on met
en rapport la dédicace du roman - « a mi madre que ya es nieve » -,
1 Un des articles de Llamazares qui traitent des problèmes de l'Espagne minière confirme le contenu
autobiographique du roman. li s'agit de « Sigue grave el minero muerto ayer » où Llamazares
affirme: « Entre los 4 y los 12 afios, es decir, toda mi infancia, vivi en un pueblo minero de la
cuenca de Sabero, en la provincia de Le6n. Olleros, que asi se llamaba el pueblo, era por los afios
cincuenta y sesenta » (Nadie escucha, op. cil., p. 33-34). 2 Philippe Lejeune, le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 25. 3 Propos de Llamazares repris par Maria José Obiol in « Los agujeros negros de la memoria », El
Pais, 12/03/94, Babelia p. 14.
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avec le lien entre la neige et la mort1
dans toute !'oeuvre de Llamazares et
avec les premières indications que livre le narrateur dans la fiction ; il fait
allusion à sa mère qui justement vient de mourir. Le retour que le
narrateur opère vers l'enfance est donc aussi lié à la mort de la mère et
rappelle la dédicace de l'auteur.
Julio Llamazares rend la fiction d'autant plus autobiographique qu'il
reprend, dans Escenas de cine mudo, des anecdotes développées dans ses
articles de presse, en attribuant au narrateur du roman des paroles dont
lui-même avait déjà été l'énonciateur dans des conditions éditoriales qui
ne mettaient pas en cause l'identité auteur/locuteur. L'exemple le plus
flagrant est la première page de la cinquième section numérotée, intitulée
« Se vive solamente una vez », qui a déjà été publiée textuellement dans
la presse et qui est reprise dans Nadie escucha2
. Dans l'article de presse,
le YO coïncide avec la première personne de l'auteur, donc Julio
Llamazares, et dans le roman le même texte est attribué au narrateur ; cela
nous invite à repérer la dimension autobiographique du roman. Le même
effet est produit dans d'autres passages dont le contenu a donné lieu
auparavant à des articles de presse sans pour autant que le texte soit repris
aussi littéralement3
.
Cette reprise dans le roman de très nombreuses anecdotes ou
réflexions qui ont trouvé leur place dans la publication journalistique
situe Escenas de cine mudo dans un espace ambigu où l'auteur sent la
nécessité de donner à son narrateur le même prénom que le sien
« Julio » ; un prénom qui surgit rapidement alors que le narrateur aurait
pu, en accord avec la vraisemblance de l'ensemble, choisir de rester
anonyme. Mais en même temps, seul le prénom apparaît et non pas le
I Sur ce sujet on consultera les indications et les références données par Irene Andres-Suàrez dans
l'« Introduction» à El universo de Julio llamazares, op. cil., p. 9. 2ll s'agit du fragment « Yolviendo a Lisboa» de l'article « Tres postales portuguesas » (Nadie
escucha, op. cil., p. 216-217). 3 La genèse du roman est peut-être déjà contenue dans l'article « Manzanas verdes » (En Bahia, op.
cil., p. 52-55), « Las colinas del diablo » avant de servir de titre à la troisième section numérotée de
Escenas de cine mudo est un article publié dans El Pais le I février 1989 (ibid., p. 60-63) où
l'auteur évoquait déjà le même lien mémoire/paysage. Dans l'article « Sigue grave el minero muerto
ayer » (ibid., p. 33-37), il évoque son enfance à Olleros, la première grève de 1964, le danger de la
mine etc ... Llamazares a également déjà relaté ses voyages à Berlin, en Laponie, en Irak dans la presse
et les reprend dans son oeuvre romanesque. Dans Escenas de cine mudo on trouve par exemple
l'expression « pais de las mil y una guerras » pour désigner l'Irak, expression qui avait servi de titre
auparavant à un article de presse : « Irak, el pais de las mil y una guerras » (En Babia, op. cil.,
p. 217).
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nom complet ou le patronyme' qui, lui, fonderait véritablement l'autobiographie.
Finalement, c'est l'auteur dans le prologue qui montre du doigt l'aspect autobiographique d'un roman qui lui-même thématise la production autobiographique puisque si l'identité Auteur/Narrateur n'est pas vraiment établie, en revanche à l'intérieur de la fiction l'identité Auteur/Narrateur/Personnage fonctionne et le narrateur est saisi dans une activité d'écriture sur sa propre vie et en particulier sur son enfance.
La situation énonciative est très minutieusement décrite et fait émerger la mise en scène d'une mémoire ou de la remémoration car le narrateur évoque précisément la situation qui déclenche les souvenirs à partir d'un présent de narration qui coïncide approximativement avec le temps présent de l'écriture du roman2
. Le narrateur est en train de regarder un album de photos qui a été conservé par sa mère jusqu'à sa mort et en même temps il ajoute des commentaires écrits aux photos, faisant apparaître une forme d'écriture autobiographique. Une double dimension est donc à prendre en considération à partir de la situation énonciative : le regard et l'écriture.
L'album regardé délimite une période très prec1se de l'enfance du narrateur : les années qu'il a passées dans un village minier du Nord de l'Espagne, dans la province de Le6n, où son père était instituteur. La période remémorée va de 1961 ( date des premières photos) à 1967 ( date de la dernière photo prise juste avant le départ du narrateur, alors âgé de 12 ans, pour Madrid). La chronologie des événements et des photos n'est pas toujours très explicite dans le roman mais nous avons suffisament d'indications temporelles (relatives ou absolues) pour reconstruire la ligne chronologique qui sans surprise coïncide avec l'ordre de rangement des photos dans l'album.
Chaque photo regardée plonge le narrateur dans ses souvenirs soit directement dans le souvenir de la scène représentée, soit dans un autre
I Dans El rio del olvido, la possible identité entre l'auteur et le narrateur-voyageur est établie par le
biais d'un subterfuge; le narrateur passe au cours de son voyage par un village qui s'appelle
Llamazares et déclare : « Llamazarcs, ( ... ) el [pueblo] que, par razones obvias atrae mâs al viajero, n o
ya desde esta mafiana, sino desde que l o via en el mapa » (El rio del olvido, op. cil., p. 169). 2Cette déduction est possible car on sait à partir des dates des photos que le narrateur est né en
1955 et on a des indications sur son âge au moment du présent de la narration par rapport à l'âge
des mineurs sur une des photos (p. 99-1 OO).
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souvenir par assoc1atJon d'idées, mats parfois elle renvoie aussi le
narrateur à son propre oubli.
Le travail de la mémoire est mis en scène dès l'évocation qui naît de
la première photo regardée et qui constitue une mise en abîme de
l'énonciation. Le premier souvenir que le narrateur a de lui enfant est
l'image d'un petit garçon devant le cinéma de son village, absorbé dans la
contemplation des affiches d'un film dont il est exclu de la projection. Un
parallélisme s'établit entre l'attitude du petit garçon et l'attitude du
narrateur : l'enfant reconstruit le film à partir de l'observation des affiches
et le narrateur adulte tente de récupérer une mémoire et de reconstruire
celui qu'il a été à partir des photos de l'album. Ce parallélisme, maintes
fois évoqué dans le roman, traduit la relation qui s'instaure entre le
narrateur et l'enfant : le sujet de l'énonciation se sent différent du sujet de
l'énoncé et pourtant ils sont dans une même attitude. Cette scène fonde la
narration tout en étant une scène originelle de l'enfance et représentative de
l'effort de récupération de la mémoire. Elle revient avec des variantes :
l'enfant invente le film non vu à partir de l'interprétation des affiches ou
bien l'enfant essaie de se souvenir du film vu à partir des affiches qui
fixent quelques moments essentiels. Le travail de la mémoire, dans le
roman, est identique car le narrateur se souvient de scènes précises de
l'enfance à partir des photos ou bien en invente une interprétation,
rappelant que se souvenir c'est bien souvent inventer. En outre, le
narrateur est saisi dans une activité d'écriture qui met en scène le rapport
autobiographique mais aussi le processus d'élaboration fictionnelle tel que
l'entend Llamazares : la construction du fil de la fiction à partir de
quelques repères autobiographiques fixes qui fonctionnent comme les
affiches de cinéma.
La situation énonciative contient donc différents aspects de ce roman et permet de le considérer comme un récit sur l'écriture autobiographique,
comme un roman sur la mémoire et comme un récit de mémoire.
Les passages au présent de narration sont très nombreux et comportent
souvent une réflexion sur l'activité présente du narrateur c'est-à-dire sur le
mode de fonctionnement de la mémoire et le rôle de l'écriture. Ces
réflexions-là restent liées à la situation du narrateur dans son présent car ce
sont les photos elles-mêmes qui, au lieu de renvoyer à une scène du
passé, provoquent la réflexion sur la mémoire, sur la relation qu'entretient
la photo avec le temps ou avec celui qui la regarde. Trois images se
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dégagent pour parler de la mémoire, trois images liées au paysage1
et au
cadre spatio-temporel des souvenirs : le cinéma, la mine, le pont.
Le rapport de la mémoire au cinéma est fondamental dans tout le
roman ( et ceci est annoncé dès le titre) et le souvenir de la première scène
de l'enfance, celle qui met la situation énonciative en abîme, établit l'idée
essentielle que les photos sont à la mémoire ce que les affiches ou les
photogrammes sont au film (très souvent dans le roman le mot
« cartelera » est employé à la place de « fotografias »2). La mémoire
intègre donc les souvenirs en leur donnant une structure, en les mettant en
mouvement et ce, grâce à une longue et parfois douloureuse introspection.
La contemplation des photos fait passer de l'oubli apparent au mouvement
qui traduit la récupération de la mémoire
estas fotografias ( ... ) que, como carteleras viejas, resumen en sus
imagenes la pelicula de un tiempo que, sin que me <liera cuenta, se
fue quedando olvidado en lo mas hondo de mi memoria como los
rollos inservibles o quemados en el desvan de la cabina del
Minera. ( ... ) A medida que la contemplo (la imagen), las figuras se
mueven y cobran vida y el paisaje va adquiriendo poco a poco
dimensiones y relieve. Es la maquina del tiempo, que se enciende,
el foco de la memoria que ilumina la pelicula de aquella tarde de
inviemo y que la proyecta luego en la pantalla borrosa de los
recuerdos y de los suefios. (p. 40)
La mine fait partie du paysage de l'enfance de l'auteur et du narrateur et
ce dernier déclare :
las minas deben de tener memoria. Q, mejor: la memoria es una
mina oculta en nuestro cerebro. Una mina profunda, insondable y
oscura, llena de sombras y galerias, que se va abriendo ante
nuestros ojos a medida que avanzamos dentro de ella; una mina tan
profunda como los hundimientos de los suefios. (p. 107)
1 De façon générale le rapport paysage-mémoire est essentiel dans toute !'oeuvre de Llamazares ; il
l'affirme dès la première page de El rio del olvido : « El paisaje es memoria » (p. 7) ; voir également
l'article « El paisaje del fin del mundo » (En Babia, op. cil., p. 86-88). 2 Cf p. 40, 159, 182, 204 par exemple.
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Ainsi le nairnteur décrit-il les méandres de la mémoire sur lesquels l'analyse de la construction du récit nous renseignera et nous signale-t-il aussi que descendre au fond de la mine c'est aller au plus profond de soi.
Cette image renvoie à l'introspection, à une quête rendue possible grâce au regard jeté sur le passé, qui permet d'établir un pont entre le passé et le présent et donc peut-être de vaincre la distance. Cette idée est développée à partir d'une photo qui représente un groupe d'amis sur un pont. Le pont comme la photographie fait prendre conscience du vide et donc de la distance qui nous sépare de celui que nous avons été tout en nous pennettant éventuellement de franchir la distance et donc d'accéder à l'autre moi. Il devient alors image de la reconstruction de la mémoire car, comme la photo, il est un lieu privilégié pour la méditation sur l'intimité, pour l'introspection
Hay puentes, como fotografias, que parecen haber sido
construidos, mas que para salvar un rio, para incitar a su
contemplaci6n al hombre que se asoma a sus estribos. ( ... ) Puentes
( ... ) que permiten al viajero apoyarse en sus pretiles y hundirse
placidamente en la profundidad del agua y, por reflejo de ésta, en la
de su propio espiritu. Para alguien como yo no hay nada mas
placentero que apoyarse sobre un puente y dejar pasar las haras
viendo pasar la corriente. (p. 54-55)
Avec le pont nous nous plaçons dans une introspection contemplative qui est bien souvent celle du narrateur : « a medida que las contemplo [las fotos] -y sobre todo, a medida que busco detras de ellas » (p. 39) ; cette idée de recherche traduit la quête d'identité.
Mais le narrateur propose un autre moyen d'introspection, un autre moyen de vaincre la distance, pour accéder à la reconstruction de l'identité : l'écriture, qui fait partie de la situation énonciative et qui coïncide peut-être avec le roman que nous sommes en train de lire : « Cuando empecé a escribir estas notas (pies de foto personales para éste album perdido de mis afios en Olleros) ... » (p. 39). Une écriture autobiographique qui a un rôle à jouer par rapport à la mémoire : « Es por eso, para no volver a perderlos [los recuerdos], por lo que me he puesto a escribir, después de tantos afios sin verlas, los pies de estas fotografias que mi madre guard6 y conserv6 hasta su muerte » (p. 40). Elle permet la récupération défmitive de la mémoire.
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L'introspection ne débouche cependant pas toujours sur une
reconnaissance de soi, elle met aussi parfois le narrateur face à son propre
oubli : lorsque la photo ne lui évoque rien, lorsque la photo reste une
zone d'ombre où le narrateur est incapable de se reconnaître ou bien quand
il ne reconnaît pas ceux dont il a partagé au moins un moment de sa vie.
C'est l'apparition des « agujeros negros de la memoria » (p. 59, 179,
202) qui rendent la reconstruction de l'identité difficile :
Entre cada recuerdo -como entre cada fotografia-, quedan
siempre unas zonas en sombra bajo las que se nos ocultan trozos
de nuestra propia vida; trozos de vida a veces tan importantes, o
tan significativos, como los que recordamos o como los que
viviremos todavia. Son esos cortes en negro que sustituyen en las
peliculas a los fotogramas rotos o quemados por las maquinas y
que hacen que cada vez sea mas complicado poder seguirlas. Al
final, cuando se repiten mucho, terminan por hacer el relato
incomprensible. (p. 59)
Outre les longs passages de méditation sur la mémoire, l'ordre du
récit fait alterner la description ou l'évocation de scènes passées qui sont
celles que représentent les photos, mais aussi l'évocation d'époques
détachées de l'ordre des photos de l'album mais qui s'y rattachent par
associations d'idées et produisent parfois un effet d'enchâssement des
souvenirs quand la photo renvoie à l'évocation d'un passé pas très lointain
depuis lequel le narrateur a eu Je souvenir qu'évoque la photo présente ;
comme si le narrateur accédait au souvenir par paliers.
Le souvenir retrouvé par association d'idées est la modalité la plus
couramment utilisée dans le roman et ce dès les premières photos : on se
rend compte que l'évocation de la première scène (le petit enfant devant
les affiches de cinéma) n'est pas la description de la photo regardée car les
affiches de cinéma décrites dans le souvenir et dans la photo ne sont pas
identiques. Pourtant cette première scène qui correspond à un temps
évoqué, un temps hors-champ, est au présent, temps grammatical
habituellement réservé à la description pure des photos pour en suggérer
le côté atemporel. Cette originalité renforce la valeur de cette scène
comme scène fondatrice. Dans la deuxième photo, la narration reproduit le
glissement qui s'effectue à partir de la description d'une photo vers une
évocation différente. Le narrateur part d'une photo scolaire dans laquelle i I
ne se reconnaît pas (il n'y voit qu'un «fantôme») pour glisser vers
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l'évocation d'une ambiance, vers le véritable souvenir que contient la
photo scolaire sans le représenter ; c'est la chaleur que dégageait le poêle
dans la salle de classe :
Desde cada fotografia, nos mira siempre el ojo oscuro y mudo
del abismo. A veces, como en ésta, ese ojo oscuro es apenas
perceptible, se diluye en el clima escolar y apacible de una mafiana
de inviemo que la estufa ( ... ) llenaba de calor y de un suave olor a
humo. La estufa no aparece en la fotografia. La recuerdo en una
esquina de la escuela ... (p. 25)
Ensuite dans le roman, bien souvent le temps récupéré par suggestion
précèdera la description de la photo, description dont le narrateur fèra
également parfois l'économie.
Ainsi deux lignes temporelles émergent-elles et avec elles deux
dimensions de la mémoire : une ligne fondamentalement chronologique
( celle de la succession des photos dans l'album 1
et qui coïnciderait plutôt
avec la mémoire de la mère du narrateur à l'origine de l'album) et une
ligne qui répond à une logique toute différente, celle de la reconstruction
du passé par le narrateur, indépendante de la chronologie.
Le croisement de ces deux temporalités fait alterner dans le récit des
passages au présent, la description atemporelle du champ de la photo où
le temps semble arrêté, figé comme sur les affiches de cinéma : c'est le
temps montré de l'album ; et des scènes au prétérit qui correspondent au
hors-champ évoqué, au mouvement retrouvé. L'absence de logique
chronologique décrit le parcours sinueux du narrateur au gré des méandres
d'une mémoire capricieuse.
L'identité se reconstruit à partir du souvenir des grandes étapes
initiatiques de l'enfance comme le moment de prise de conscience du
temps qui passe, les premiers émois amoureux et les découvertes liées au
sexe mais aussi les débuts d'une prise de conscience politique, la
compréhension soudaine que le monde ne se limite pas au village de
Olleros, les premières expériences de l'éloignement et la séparation qui
clôt le roman.
1 Cf« El recuerdo se lo da su situaci6n en el album o, lo que es lo mismo en el tiempo » (p. l 80).
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La mise en scène d'une mémoire : Escenas de cine mudo
A partir de ces souvenirs fondamentaux, le narrateur n'a peut-être pas
reconstruit le film de son enfance mais un itinéraire possible de l'enfant
qu'il a été, tout en étant conscient que la récupération des zones d'oubli
permettrait peut-être d'en reconstruire un autre ; tout en étant conscient
également qu'une autre personne de la même époque qui aurait vécu la
même chose aurait probablement reconstruit un autre itinéraire, les
souvenirs et la mémoire individuelle étant très relatifs. C'est pour cela que
Llamazares préfère inscrire son récit dans le large domaine de la fiction
puisque pour lui se souvenir équivaut à inventer : « estas fotos que el
destino me devuelve para hacerme recordar -lO inventar?- aquellos
afios » (p. 16) ; « era como cuando, en el cine, yo miraba en aquel
tiempo las imagenes: no las vela, las inventaba, que es una forma de
recordar lo que nunca se ha vivido ni sofiado » (p. 78).
Cette récupération du film se fait de façon très progressive dans le
roman et on note une nette évolution au fil des chapitres : il y a d'abord
une séparation très importante entre les deux grandes parties du roman qui
coïncide avec une division dans l'album. Les photos de la première
moitié sont en noir et blanc et dans la seconde moitié elles sont en
couleur. Dans la première moitié, le narrateur n'établit aucun lien entre
elles, comme si elles étaient séparées les unes des autres par une large
zone d'oubli, comme si le film reconstruit à partir de ces quelques
photogrammes ne pouvait être que chaotique. Les chapitres consacrés à
ces photos fonctionnent comme des séquences indépendantes. Dans cette
partie-là Je discours sur la mémoire est fondamental comme s'il venait
remplir les trous de la mémoire.
Quand on passe à la section en couleur tout change : l'enchaînement
entre les photos et donc l'articulation des chapitres entre eux apparaît,
comme si le film avait tout à coup trouvé sa logique, comme si le fil
constructeur remplissait sa fonction1
• D'ailleurs à ce moment le discours
sur la mémoire a tendance à disparaître pour réapparaître lorsque surgit la
seule zone d'oubli de la seconde partie.
Le narrateur est conscient de cette évolution et la verbalise alors que
l'observation de l'ordre du récit en a déjà donné la clé :
I Exemple d'enchaînement entre deux chapitres: « [misa] a la que asisti6 incluso gente que nunca
iba a la iglesia, cosa que dudo mucho hicieran en su momento con Franco » (fin de la section n° 19,
p. 152) et « De Franco, en realidad, yo apenas habia oido hab Jar hasta ese aiio » (début de la
section n° 20, p. 155).
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Catherine ORSINI-SAILLET
Las ultimas fotografias, a partir de que el color entr6 en mi
vida, que no en mi recuerdo de ella, tenian tal cohesi6n, fluian con
tanta l6gica, que incluso llegué a pensar que estaba otra vez
viviéndolas. En lugar de secuencias aisladas, que es lo que son los
recuerdos, sobre todo los lejanos, me daba la sensaci6n de estar
viendo una pelicula completa. (p. 179)
Mais cette différence provient surtout d'une évolution chez l'enfant qui commence à trouver le sens de la vie et à relier les événements entre eux. Ce lien est traduit par l'auteur avec l'utilisation des images traditionnelles de la noria ou du manège qui tourne
Entre el verano de 1964, que fue cuando conoci el color y, con
él, el movimiento, y mi partida de Olleros, mi memoria empez6 a
crecer y a adquirir poco a poco dimensiones y relieve. No es que el
color se los diera; es que me habia hecho mayor y empezaba a verlo
todo de manera diferente. Antes hasta ese ano, la vida era para mi
una serie de postales aisladas y yuxtapuestas, sin ningun punto en
comun y sin ningun argumento. Pero, a partir de ese ano, que fue
cuando yo cumpli nueve, el tiempo empez6 a fluir y mi vida a
suceder, es decir a sucederse, siguiendo el ritmo del tiempo y de la
noria de las imagenes, que empezaba ya a dar vueltas. (p. 180-181)
La situation énonciative s'inscrit dans la durée de la contemplation des photos, c'est-à-dire dans la durée d'une introspection qui débouche sur cette mise en mouvement qui fait passer du photogramme statique et atemporel au film qui produit un récit dynamique, celui de la reconnaissance de l'identité.
Cette progressive appropriation de l'identité passe par la réduction de la distance entre le narrateur et l'enfant qu'il a été. Dans l'observation des
premières photos le narrateur insiste sur l'absence d'identité entre l'enfant
et l'adulte qu'il est devenu, ce qui se traduit en particulier dans les deux premières sections numérotées par l'apparition d'un discours à la troisième personne : « el nifio esta parado frente al cine » (p. 19) ou « Desde cada fotografia, nos miran siempre los ojos de un fantasma. A veces, ese fantasma tiene nuestros mismos ojos, nuestro mismo rostro, incluso nuestros mismos nombres y apellidos. Pero a pesar de ello, los dos somos para el otro dos absolutos desconocidos » (p. 25). Ensuite progressivement le narrateur trouve la capacité de dire YO pour évoquer
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La mise en scène d'une mémoire : Escenas de cine mudo
celui qu'il est sur la photo. Mais la distance n'est jamais abolie car les
deux voix - celle de l'enfant et celle de l'adulte - restent toujours bien
distinctes et l'énoncé, ce dont le narrateur se souvient, ne prend jamais de
véritable autonomie par rapport au présent de narration : la voix du
narrateur domine toujours (malgré quelques passages au discours indirect
libre où les deux voix se superposent montrant ponctuellement une
abolition de la distance).
Le narrateur raconte ses souvenirs en adoptant la limite des
connaissances de l'enfant, mais il introduit sa perspective d'adulte dans
des incises ou d'amples parenthèses pour juger l'action ou le souvenir,
pour ajouter un commentaire que l'enfant n'aurait pas pu faire en son
temps. Par exemple, quand il se souvient de la première grève à laquelle
l'enfant qu'il était en 1964 a assisté, il dit : « Era la primera vez que oia
hablar de la huelga (ni siquiera sabia aun lo que significaba la palabra)»
(p. 158). L'expression entre parenthèse rappelle la distance qui sépare le
sujet de l'énonciation et le sujet de l'énoncé.
La voix du narrateur adulte est aussi capable d'exprimer ce que l'enfant
dans son présent ne comprenait pas ou comprenait de façon très confuse ;
par exemple quand il décrit le plaisir que les enfants prenaient à lancer des
pierres sur les chiens dans des circonstances très précises : « Una de las
diversiones que teniamos los chicos en Olleros era pegar a los perros
sobre todo cuando andaban copulando por el pueblo. Seguramente,
porque envidiabamos su libertad para hacerlo » (p. 208). Le narrateur
rappelle un fait puis l'analyse en adulte réfléchi, pour donner une
explication que l'enfant aurait été bien en peine d'exprimer de la sorte.
On se rend donc compte à partir de la structuration du récit que celle
ci évolue tout au long du roman, qu'elle entretient une relation très étroite
avec la mémoire et sa récupération par un narrateur-analyste ; elle marque
le processus de reconstruction de l'identité du narrateur, qui
progressivement réduit la distance entre lui et l'enfant qu'il a été sans
toutefois jamais l'abolir.
Cette domination de la voix du narrateur montre que ce qui importe
dans le roman c'est moins la reconstitution d'un pan de l'histoire sociale
(comme aurait pu le suggérer le chapitre introductif qui propose une brève
histoire du village depuis les prémices de l'industrialisation jusqu'aux
années de l'enfance du narrateur) que de retrouver le sens d'un itinéraire
individuel, inscrit néanmoins dans une histoire sociale déterminée. Le
narrateur fait sa propre analyse à partir de quelques scènes de l'enfance
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Catherine ORSINI-SAILLET
pour retrouver le processus de construction de son identité en accord avec
une réflexion sur le fonctionnement de la mémoire.
Comme pour les autres romans de Llamazares, on est bien loin du
champ limité d'un auteur « localista, rural, provinciano » puisque
l'auteur décrit au contraire des phénomènes universels à partir de ce qu'il
connaît le mieux, le cadre spatio-temporel de sa propre enfance. Celui-ci
devient l'univers diégétique d'une fiction à travers laquelle l'auteur
transmet une conception de la mémoire individuelle et de son
fonctionnement grâce à la spécificité de la construction d'un récit de
fiction.
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