histoire cine

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De baeque l histoire camera nouvelle vague L'histoire a toujours fasciné le cinéma. En témoigne, depuis les origines, l'attirance des metteurs en scène pour les reconstitutions historiques. Très vite, également, ceux qui font l'histoire se sont emparés du cinéma à des fins de propagande. Pour analyser ce double mouvement, le cinéma explorant l'histoire et l'histoire se servant du cinéma trois attitudes sont possibles. Il y a d'abord l'attitude du cinéphile pur qui réfute l'intérêt historique de l'œuvre pour ne s'attacher qu'à l'écart esthétique produit vis à vis de la réalité. Il y a celui des historiens qui ont longtemps méprisé l'objet film et dénoncé ce même écart avec la réalité des faits. La troisième attitude est celle ouverte par Marc Ferro dans les années 70 pour lequel le cinéma donne une forme à l'histoire. Antoine de Baecque complète cette approche en insistant sur le fait que l'histoire agit aussi sur la forme cinématographique. Non seulement le cinéaste, doté de son outil, l'histoire-caméra, est un historien privilégié mais la forme cinématographique est de part en part historique. Avant de nous prouver comment l'histoire a influée sur sept formes cinématographiques, Antoine de Baecque revient donc sur, d'une part, la légitimation du cinéma pour rendre compte de l'histoire et, d'autre part, sur sa contibution à l'histoire du cinéma en faisant de l'histoire la clé des mutations des formes cinématographiques L'histoire-caméra En choisissant pour titre l'histoire-caméra, Antoine de Baecque se rallie au courant "Cinéma et Histoire" initié par Marc Ferro dans les années 1970. L'historien a explicité la double dimension du cinéma à la fois agent de l'histoire -dans sa dimension de propagande par exemple- et document apte à rendre visible l'histoire. C'est l'histoire-caméra.

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De baeque l histoire camera nouvelle vague

L'histoire a toujours fasciné le cinéma. En témoigne, depuis les origines, l'attirance des metteurs en scène pour les reconstitutions historiques. Très vite, également, ceux qui font l'histoire se sont emparés du cinéma à des fins de propagande.

Pour analyser ce double mouvement, le cinéma explorant l'histoire et l'histoire se servant du cinéma trois attitudes sont possibles. Il y a d'abord l'attitude du cinéphile pur qui réfute l'intérêt historique de l'œuvre pour ne s'attacher qu'à l'écart esthétique produit vis à vis de la réalité. Il y a celui des historiens qui ont longtemps méprisé l'objet film et dénoncé ce même écart avec la réalité des faits.

La troisième attitude est celle ouverte par Marc Ferro dans les années 70 pour lequel le cinéma donne une forme à l'histoire. Antoine de Baecque complète cette approche en insistant sur le fait que l'histoire agit aussi sur la forme cinématographique. Non seulement le cinéaste, doté de son outil, l'histoire-caméra, est un historien privilégié mais la forme cinématographique est de part en part historique.

Avant de nous prouver comment l'histoire a influée sur sept formes cinématographiques, Antoine de Baecque revient donc sur, d'une part, la légitimation du cinéma pour rendre compte de l'histoire et, d'autre part, sur sa contibution à l'histoire du cinéma en faisant de l'histoire la clé des mutations des formes cinématographiques

L'histoire-caméra

En choisissant pour titre l'histoire-caméra, Antoine de Baecque se rallie au courant "Cinéma et Histoire" initié par Marc Ferro dans les années 1970. L'historien a explicité la double dimension du cinéma à la fois agent de l'histoire -dans sa dimension de propagande par exemple- et document apte à rendre visible l'histoire. C'est l'histoire-caméra.

Siegfried Kracauer est le premier à avoir repéré l'homologie entre écriture historique et processus cinématographique. "L'histoire rejoint l'art de la caméra en mettant ses adeptes au défi de capturer par l'imagination un univers donné" écrit-il.

Le cinéma est l'art qui donne forme à l'histoire parce qu'il est celui qui peut montrer une réalité d'un moment en disposant des fragments de celle-ci selon une organisation originale : la mise en scène. C'est ainsi qu'il rend visible. Il est l'art d'une forme sensible de l'histoire et sensible à l'histoire. Comme l'a écrit Jacques Rancière, il "tisse cette étoffe sensible du monde commun " (CdC n°496 oct 1995) (…) Le cinéma incarne l'histoire en faisant correspondre un mode formel de la réalité qui lui et contemporain et la volonté de transformer cette réalité, qui est le propre de l'homme dans l'action historique.

Comme l'avance Alain Badiou, après la tragédie ancienne et la religion catholique d'époque classique, le cinéma est devenu "la troisième tentative historique d'une mise en forme du visible qui soit accessible à tous sans exception ni mesure (Critique, janvier 2005)."

Les formes cinématographiques de l'histoire

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Mais le fil conducteur du livre est moins énoncé dans le titre de l'ouvrage que dans le titre de son introduction. "Les formes cinématographiques de l'histoire" sont en effet les moments où la mise en scène est appelée à changer si elle veut rendre compte des bouleversements historiques.

Pour De Baecque, la césure la plus importante dans l'histoire du septième art n'est pas un fait proprement cinématographique : il ne s'agit ni de l'invention du cinéma, ni du passage au muet au parlant, ne de la généralisation de la couleur, ni même de la concurrence de la télévision. Reprenant la thèse de Gilles Deleuze, il fait des conséquences de la seconde guerre mondiale, Shoah et bombe atomique, l'événement majeur qui entraîne la séparation entre le cinéma classique, L'image-mouvement et le cinéma moderne, L'image temps. De Baecque réaffirme ainsi après Deleuze que la véritable coupure est liée à l'histoire elle-même. La rupture du cinéma classique au cinéma moderne est due à la seconde guerre mondiale à travers de la montée au cinéma du faux-raccord et du regard caméra. Ce sera l'objet du premier chapitre

1 - Le regard-caméra, forme cinématographique moderne

Le regard-caméra est inventé par Ingmar Bergman dans Monika en 1952. On le retrouve dans Europe 51 de Rossellini avec le regard d'Ingrid Bergman enfermée dans un asile psychiatrique, chez Resnais, avec les regards des survivants décharnés des camps dans Nuit et Brouillard ou des femmes japonaises irradiées par la bombe, dans Hiroshima mon amour. "Regarder la caméra, écrit de Baecque, c'est figurer le témoignage absolu", et, au-delà du spectateur dévisagé, sonder l'espèce humaine. "Le cinéma moderne intègre une trace hallucinée de l'expérience visuelle de la mort de masse."

Le cinéma, dès lors, ne cessera de faire allusion à la mort de masse dans ses fictions, de faire retour sur l'extermination. Semblable résurgence de la violence guerrière et du traumatisme qui en résulte peut se lire ainsi dans le cinéma américain. Réalisés par Welles, Fuller, Hitchcock ou Chaplin, ces films inventent des procédés formels pour se faire écho de la mort de masse.

Ainsi, dans Monsieur Verdoux, évocation d'un bureaucrate zélé de la mort en série, poussant à bout les logiques économiques d'un marché de l'élimination, film hanté par le spectre de l'extermination, il s'agit rien de moins que de tuer Charlot. Lorsque Verdoux marche vers la mort, Chaplin qui l'incarne, filmé de dos, retrouve un instant la démarche claudicante de son héros vagabond. Une façon d'exprimer que, dans un monde qui vient de connaître l'extermination des Juifs, Charlot, cette incarnation du Juif errant, ne peut survivre.

2 - Le grand livre de Versailles, forme cinématographique d'un historiographe français.

Si Naguère, l'idée aurait paru farfelue, voire hérétique de chercher un intérêt historique au Versailles m'était conté tant les entorses à la chronologie, le goût de la petite histoire et des secrets d'alcôves ont déconsidéré Guitry aux yeux des historiens. C'est oublier que Guitry, dès 1915, s'était assigné dans Ceux de chez nous, une mission de mémoire nationale en allant filmer chez eux Rodin, Monet ou Renoir. Gloires nationales, génie national : dans Si Versailles m'était conté, il est question, sous un matelas de mots d'esprit et d'effets ludiques, d'ouvrir les portes de Versailles au public pour en saisir les

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cérémonies et les rituels, de tourner les belles pages de l'Histoire de France. Parfois semblable à un historiographe du Grand siècle lorsqu'il raconte son film, Guitry fait montre de sa passion pour la culture et le patrimoine français

Guitry s'inscrit dans la lignée des historiographes du roi du XVIIème siècle. Perrault, Racine, Félibien et retrouve à travers son "film conférence" sur l'histoire de Versailles, le principe de la visite guidée, tout entière çà la gloire du roi que Le Nôtre avait pu illustrer à travers les jardins, Le Brun à travers les collections royales de peinture, ou Félibien à travers les portraits du roi. Il existe dans la fonction royale ; et dans la manière dont elel pouvait être

3 - L'auteurisme, creuset de la libération de mai 68

La Nouvelle Vague, qu'on a longtemps cru hostile à parler politique, a abordé de façon diffuse le conflit algérien, notamment en son point aveugle, la torture.Révélation d'une écriture personnelle, influencée par un dandysme de droite quant à sa forme et attentive à une réalité qui les conduit à dénoncer la brutalité du pouvoir.

4 - Peter Watkins, L'histoire en directe

Peter Watkins a inventé l'art de filmer l'histoire comme un reportage, un faux documentaire. Contestataire, le cinéma pamphlétaire de Peter Watkins, auteur d'une quinzaine de films, dont The War Game, La Commune, Edvard Munch, questionne le passé en le soumettant aux techniques visuelles et narratives contemporaines que ce soit la bataille de Culloden en 1746 ou la Commune de Paris prises sur le vif, avec interviews des protagonistes. À la manière d'un reporter de guerre, il offre aux spectateurs par ses procédés - reportages, interviews, caméra subjective, prise à témoin - la sensation étourdissante que "cela s'est vraiment passé comme ça". À la posture lyrique du cinéaste-auteur, "seul devant sa caméra comme l'écrivain devant sa page blanche" Antoine de Baecque substitue celle du cinéaste-historien, qui capte avec sa caméra la mémoire visuelle du siècle.

5- Godard et la théorie des étincelles

L'historien met en perspective les faits, les rapproche pour leur donner un sens, pour écrire l'histoire. Pour Godard, le cinéma a aussi cette possibilité de rapprocher les images et de donner un sens au monde. La forme c'est le rapprochement des images pour les inscrire dans leur validité à produire une étincelle qui éclaire les grands problèmes du monde d'aujourd'hui et du siècle passé ou Le montage pour sauver le cinéma comme acteur du monde.

Une méthodeAntoine de Baecque cite ainsi Godard dans une interview (Libération, 6 avril 2002) : "Ce que l'on voit en rapprochant deux images : une jeune femme qui sourit dans un film soviétique n'est pas exactement la même qui sourit dans un film nazi. Et le Charlot des Temps modernes est exactement le même au départ que l'ouvrier de Ford quand il a été filmé par Taylor. Faire de l'histoire, c'est passer des heures à regarder ces images puis, d'un coup, les rapprocher, provoquer une étincelle (…)Le cinéma vécu comme cela, fonctionne alors comme une métaphore du monde. Il reste un archétype, impliquant ensemble l'esthétique, la technique, la morale "

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Une ambitionLa deuxième partie de la citation pose l'ambition de Godard qui est de faire de l'histoire des deux derniers siècles avec une ampleur qu'aucun historien n'a jamais portée. Le 17 septembre 1995, à Francfort-sur-le-Main, Jean-Luc Godard reçoit le prix Adorno. Il prononce alors une conférence, "A propos de cinéma et d'histoire" où il dit "j'existe aujourd'hui en une étroite solidarité avec le passé. Je refuse d'oublier parce que je ne veux pas déchoir ". Godard y évoque les huit films qu'il est en train de réaliser et qui constitueront les Histoire(s) du cinéma Pour lui, le cinéma est la seule forme d'art qui permet de "rendre visible" l'histoire. "Mon idée, précise-t-il, super-ambitieuse, que Michelet, n'a pas eue, même quand il finissait sa grandiose histoire de France, c'est que l'histoire est là, seule, et que seul le cinéma peut la rendre visible"

Catte ambition suppose la prise de risques. "Plus les rapports de deux réalités rapprochées à travers les images sont lointains, plus le sentiment d'historicité est fort. Une image n'est pas forte parce qu'elle est brutale ou fantastique, avance souvent Godard, mais parce que l'association des idées est lointaine et juste". "Car la stéréo existe aussi en histoire" C'est l'apothéose du montage godardien, ce battement d'images que proposent six heures durant les Histoire(s) du cinéma où il est évident que le moteur historique du cinéaste est le rapprochement forcené, multiple et baroque de citations imagées. "Mettre deux images côte à côte, cela s'appelle la création, mademoiselle Marie, énonce la voix du maître dans Je vous salue Marie ". Gilles Deleuze écrivait d'ailleurs de cet art du rapprochement des images chez Godard : "Ce qui compte c'est la folle énergie captée, prête à éclater. Deux images rapprochées c'est une détonation, une combustion, une dissipation de deux énergies condensées. Cela va vite et se dissipe, mais ce moyen d'en finir, aussi éclaire".

Une hypothèque à leverSi le cinéma se veut capable de faire rien moins que parler du siècle, il faut lever une hypothèque. Pourquoi le cinéma qui parle en directe a-t-il été incapable d'annoncer la montée des périls de dire la catastrophe à venir de l'hitlérisme et du stalinisme ? Le but des histoires du cinéma est de sauver l'histoire en expliquant cet échec. Les cinéastes englués dans le système du cinéma ont le plus souvent délaissé l'Histoire, avec un grand H, pour les histoires proposées par les scénaristes et la tradition littéraire de l'intrigue et des personnages. Le premier épisode est ainsi largement centré sur la faute collective du cinéma au moment de la montée des périls, du nazisme, de la guerre, de l'occupation, de la collaboration et de la solution finale. L'épisode 1b surtout, "Une histoire seule", est hanté par cette culpabilité des clercs du cinéma, ces "grands réalisateurs incapables de contrôler la vengeance et la violence qu'ils avaient vingt fois mises en scène" et se voyant rendus responsables par le montage godardien de la catastrophe stalinienne et hitlérienne. La succession illustrée des chronologies hollywoodienne, réaliste socialiste, fasciste, national socialiste est ici très cruelle : le cinéma aurait été comme enchaîné par l'industrie, instrumentalisé par la propagande, et finalement transformé en vecteur de mort. Godard, ainsi, porte la culpabilité du cinéma : ce dernier n'aurait pas réussi à sauver le siècle des extrémistes qui l'ont conduit à sa perte ; il aurait même accéléré cette perte, comme aveuglé dans l'histoire.

L'histoire du cinéma comme un rendez-vous manqué avec l'histoire, ce contretemps Godard tente d'y remédier par ses histoires. Ainsi dira-il provoquant mais affirmant sa liberté : "C'est ce que j'aime au cinéma en général, une saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d'explication (4b)". Godard peut ainsi se

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donner le beau rôle : avec ses histoires, il tente rétrospectivement de racheter le siècle par le cinéma. En fait avec des fragments des films que les cinéastes ont réalisés -ceux qui oubliaient l'histoire-, il re-tourne et re-monte les films qu'ils n'ont pas faits. Les histoires deviennent dès lors une entreprise salvatrice : de ces images coupables (d'avoir délaissé l'histoire, d'avoir aveuglé les hommes, d'avoir conduit à la catastrophe), Godard fait des innocentes puisque tout à coup par le montage, par le rapprochement, la poétique, le lyrisme des fragments, des associations et des parallèles, elles sont susceptibles de sauver le monde, devenues icônes de l'histoire.

L'histoire, une sombre fidelité pour les choses tombéesPhilippe Sollers peut ainsi bien déclarer dans un entretien aux Cahiers du cinéma en mai 1997 à propos des Histoire(s) du cinéma : Godard est là derrière son micro et sa machine à écrire, ou alors debout, comme un chef d'orchestre des spectres, et il va faire revivre ces milliers d'ombres qui ont été projetées sur les écrans : il les juge et il les sauve. C'est le Jugement dernier des films, reconnus coupables ou innocents par rapport à l'histoire du siècle.

Pour Antoine de Baecque, l'épreuve de vérité du cinéma c'est donc l'histoire, et Godard ordonne cette ordalie afin de sauver les films de sa cinéphilie, et ainsi se sauver lui-même au crépuscule de sa vie. Dans l'ultime épisode il dira "l'histoire au fond qu'est-ce que c'est ? Tout au fond, avec Malraux, avec Peguy, avec Braudel.. Ah l'histoire, c'est une sombre fidélité pour les choses tombées. Je t'avais prévenue, Clio, témoin signifie martyr"

6 - Le démoderne annonce de l'effondrement soviétique

De Baecque raconte comment le cinéma de l'Est reflète l'effondrement du communisme le cinéma de l'Est à l'heure de la fin du communisme, la disparition de l'empire soviétique que plusieurs œuvres majeures du cinéma de l'Est ont saisi par l'allégorie. Dans Stalker de Tarkovski (1979), "les traces de l'empire soviétique gisent au fond de l'eau comme les vestiges d'une civilisation perdue". Dans L'Arche Russe de Sokourov (2001), l'époustouflant plan-séquence d'1h 30 qui parcourt le palais d'Hiver, le communisme est tout simplement absent, comme happé par le néant, alors que les fastes de la cour des tsars incarnent "une forme insurpassable de beauté". On retrouve dans ces deux films, mais aussi chez A. Guerman ou E. Kusturica, une esthétique "démoderne", au sens où elle privilégie la vision d'un univers délabré ou vierge de toute trace du communisme.

7 - le film catastrophe américain annonciateur du 11 septembre.

Comment Hollywood, après avoir retracé l'histoire d'une nation, s'est mis à dépeindre les angoisses américaines, à multiplier les films catastrophe, à intégrer la tragédie du 11 septembre. Du côté d'Hollywood au contraire, au lendemain du 11 septembre, la catastrophe est évoquée frontalement, parfois de façon démagogique, dans une sorte de catharsis de la violence infligée à l'Amérique. Seul Steven Spielberg dans la Guerre des Mondes, qui imagine un empire américain en pleine déconfiture, aurait intégré les stigmates du 11 septembre : Tom Cruise, son héros impuissant et hébété, réchappe d'une catastrophe le visage enduit de poussière grise, comme s'il sortait des tours jumelles.

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La conclusion, très lyrique, accorde par la grâce du cinéma à chacun la possibilité d'écrire son histoire en la légitimant sur des modèles cinématographique. Antoine de Baecque prend aussi le pari que le cinéma entre dans "l'âge de l'histoire dans la vision des films". Pour lui, comme il nous l'a prouvé sept fois, l'histoire devient la clé d'interprétation du cinéma.

Truffaut une certaine tendance au cinema francais

DIX OU DOUZE FILMS...

Si le Cinéma Français existe par une centaine de films chaque année, il est bien entendu que dix ou douze seulement méritent de retenir l'attention des critiques et des cinéphiles, l'attention donc de ces Cahiers. Ces dix ou douze films constituent ce que l'on a joliment appelé la Tradition de la Qualité, ils forcent par leur ambition l'admiration de la presse étrangère, défendent deux fois l'an les couleurs de la France à Cannes et à Venise où, depuis 1946, ils raflent assez régulièrement médailles, lions d'or et grands prix. Au début du parlant, le cinéma Français fut l'honnête démarquage du cinéma américain. Sous l'influence de Scarface nous faisions l'amusant Pépé le Moko. puis le scénario Français dut à Prévert le plus clair de son évolution, Quai des brumes de Marcel Carné reste le chef d'oeuvre de l'école dite du réalisme poétique. La guerre et l'après-guerre ont renouvelé notre cinéma. Il a évolué sous l'effet d'une pression interne, et au réalisme poétique - dont on peut dire qu'il mourrut en refermant derrière lui Les portes de la nuit - s'est substitué le réalisme psychologique, illustré par Claude Autant-Lara, Jean Delannoy, René Clément, Yves Allégret et Marcel Pagliero.

DES FILMS DE SCENARISTES

Si l'on veut bien se souvenir que Delannoy a tourné naguère Le Bossu et La Part de l'ombre, Claude Autant-Lara Le Plombier amoureux et Lettres d'amour, Yves Allégret La Boîte aux rêves et Les Démons de l'aube, que tous ces films sont justement reconnus comme des entreprises strictement commerciales, on admettra que les réussites ou les échecs de ces cinéastes étant fonction des scénarios qu'ils choisissent, La Symphonie pastorale, Le Diable au corps, Jeux interdits, Manèges, Un homme marche dans la ville sont essentiellement des films de scénaristes. Et puis l'indiscutable évolution du cinéma français n'est-elle pas due essentiellement au renouvellement des scénaristes et des sujets, à l'audace prise vis-à-vis des chefs-d'oeuvre, à la confiance, enfin, faite au public d'être sensible à des sujets généralement qualifiés de difficiles? C'est pourquoi il ne sera question ici que des scénaristes, ceux qui, précisément, sont à l'origine du réalisme psychologique au sein de la Tradition de la Qualité : Jean Aurenche et Pierre Bost, Jacques Sigurd, Henri Jeanson (nouvelle manière), Robert Scipion, Roland Laudenbach, etc...

NUL N'IGNORE PLUS AUJOURD'HUI...

Après avoir tâté de la mise en scène en tournant deux courts métrages oubliés, Jean Aurenche s'est spécialisé dans l'adaptation. En 1936 il signait, avec Anouilh, les dialogues de Vous n'avez rien à déclarer et Les Dégourdis de la 11e. Dans le même temps Pierre Bost publiait à la N.R.F. d'excellents petits romans. Aurenche et Bost firent équipe pour la première fois en adaptant et dialoguant "Douce", que mit en scène Claude Autant-Lara. Nul n'ignore plus aujourd'hui qu'Aurenche et Bost ont réhabilié

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l'adaptation en bouleversant l'idée que l'on en avait, et qu'au vieux préjugé du respect à la lettre ils ont substitué, dit-on, celui contraire du respect à l'esprit, au point qu'on en vienne à écrire cet audacieux aphorisme : "Une adaptation honnête est une trahison" (Carlo Rim, "Travelling et Sex-appeal").

DE L'EQUIVALENCE..

De l'adaptation telle qu'Aurenche et Bost la pratiquent, le procédé dit de l'équivalence est la pierre de touche. Ce procédé suppose qu'il existe dans le roman adapté des scènes tournables et intournables et qu'au lieu de supprimer ces dernières (comme on le faisait naguère) il faut inventer des scènes équivalentes, c'est-à-dire telles que l'auteur du roman les eût écrites pour le cinéma. "Inventer sans trahir", tel est le mot d'ordre qu'aiment à citer Jean Aurenche et Bost, oubliant que l'on peut aussi trahir par omission. Le système d'Aurenche et Bost est si séduisant dans le l'énoncé même de son principe, que nul n'a jamais songé à en vérifier d'assez près le fonctionnement. C'est un peu ce que je me propose de faire ici. Toute la réputation d'Aurenche et Bost est établie sur deux points précis :1) La fidélité à l'esprit des oeuvres qu'ils adaptent; 2) Le talent qu'ils y mettent.

CETTE FAMEUSE FIDELITE...

Depuis 1943 Aurenche et Bost ont adapté et dialogué ensemble : "DOUCE" de Michel Davet. "LA SYMPHONIE PASTORALE" de Gide, "LE DIABLE AU CORPS" de Radiguet, "UN RECTEUR A L'ILE DE SEIN" (DIEU A BESOIN DES HOMMES) de Queffelec, "LES JEUX INCONNUS" (JEUX INTERDITS) de François Boyer, "LE BLE EN HERBE" de Colette. De plus ils ont écrit une adaptation du "JOURNAL D'UN CURE DE CAMPAGNE" qui n'a jamais été tournée, un scénario sur "JEANNE D'ARC" dont une partie seulement vient d'être réalisée (par Jean Delannoy) et enfin scénario et dialogues de L'AUBERGE ROUGE (mis en scène par Claude Autant-Lara). On aura remarqué la profonde diversité d'inspiration des oeuvres et des auteurs adaptés. Pour accomplir ce tour de force qui consiste à rester fidèle à ,l'esprit de Michel Davet, Gide, Radiguet, Queffelec, François Boyer, Colette et Bernanos, il faut posséder soi-même, j'imagine, une souplesse d'esprit, une personnalité démultipliée peu communes ainsi qu'un singulier éclectisme.Il faut aussi considérer qu'Aurenche et Bost sont amenés à collaborer avec les metteurs en scène les plus divers; Jean Delannoy, par exemple, se conçoit volontiers comme un moraliste mystique. Mais la menue bassesse du GARCON SAUVAGE, la mesquinerie de LA MINUTE DE VERITE, l'insignifiance de LA ROUTE NAPOLEON montrent assez bien l'intermittence de cette vocation. Claude Autant Lara, au contraire, est bien connu pour son non-conformisme, ses idées "avancées", son farouche anti-cléricalisme; reconnaissons à ce cinéaste le mérite de rester toujours, dans ses films, honnête avec lui-même. Pierre Bost étant le technicien du tandem, c'est à Jean Aurenche que semble revenir la part spirituelle de la commune besogne.Elevé chez les jésuites, Jean Aurenche en a gardé tout à la fois la nostalgie et la révolte. S'il a flirté avec le surréalisme, il semble avoir sympathisé avec les groupes anarchistes des années trente. C'est dire combien sa personnalité est forte, combien aussi elle paraît incompatible avec celles de Gide, Bernanos, Queffelec, Radiguet. Mais l'examen des oeuvres nous renseignera sans doute davantage.L'Abbé Amédée Ayffre a su très bien analyser LA SYMPHONIE PASTORALE et

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définir les rapports de l'oeuvre écrite à l'oeuvre filmée : "Réduction de la foi à la psychologie religieuse chez Gide, réduction maintenant de celle-ci à la psychologie tout court... A cet abaissement qualitatif va correspondre maintenant, selon une loi bien connue des esthéticiens, une augmentation quantitative. On va ajouter de nouveaux personnages : Piette et Casteran, chargés de représenter certains sentiments. La tragédie devient drame, mélodrame."Ce qui me gêne dans ce fameux procédé de l'équivalence c'est que je ne suis pas certain du tout qu'un roman comporte des scènes intournables, moins certain encore que les scènes décrétées intournables le soient pour tout le monde. Louant Robert Bresson de sa fidélité à Bernanos, André Bazin terminait son excellent article : La stylistique de Robert Bresson, par ces mots : "Après le journal d'un curé de campagne, Aurenche et Bost ne sont plus que les Viollet-Leduc de l'adaptation." Tous ceux qui admirent et connaissent bien le film de Bresson se souviennent de l'admirable scène du confessionnal où le visage de Chantal "a commencé d'apparaître peu à peu, par degré" (Bernanos). Lorsque, plusieurs années avant Bresson, Jean Aurenche écrivit une adaptation du "journal", refusée par Bernanos, il jugea intournable cette scène et lui substitua celle que nous reproduisons ici. "-Voulez-vous que je vous entende ici ? (il désigne le confessionnal).-Je ne me confesse jamais.-Pourtant, vous vous êtes bien confessé hier puisque vous avez communié ce matin ? -Je n'ai pas communié. Il la regarde, très surpris. -Pardonnez-moi, je vous ai donné la communion. Chantal s'écarte rapidement vers le prie-Dieu qu'elle occupait le matin.-Venez voir. Le curé la suit. Chantal lui désigne le livre de messe qu'elle y a laissé.-Regardez dans ce livre, Monsieur. Moi, je n'ai peut-être plus le droit d'y toucher. Le curé, très intrigué, ouvre le livre et découvre entre deux pages l'hostie que Chantal y a crachée. Il a un visage stupéfait et bouleversé. -J'ai craché l'hostie, dit Chantal. -Je vois, dit le curé d'une voix neutre.-Vous n'avez jamais vu ça, n'est-ce-pas ? dit Chantal, dure, presque triomphante. -Non, jamais, dit le curé très calme en apparence. -Est-ce que vous savez ce qu'il faut faire ? Le curé ferme les yeux un court instant. Il réfléchit ou il prie. Il dit : -C'est très simple à réparer, Mademoiselle. Mais c'est horrible à commettre. Il se dirige vers l'autel, en portant le livre ouvert. Chantal le suit.-Non, ce n'est pas horrible. Ce qui est horrible c'est de recevoir l'hostie en état de péché.-Vous étiez donc en état de péché ? -Moins que d'autres, mais eux ça leur est égal. -Ne jugez pas. -Je ne juge pas, je condamne, dit Chantal avec violence. -Taisez-vous devant le corps du Christ ! Il s'agenouille devant l'autel, prend l'hostie dans le livre et l'avale." Une discussion sur la foi oppose au milieu du livre le curé et un athée obtus nommé Arsène : "Quand on est mort, tout est mort". Cette discussion, dans l'adaptation sur la tombe du même curé, entre Arsène et un autre curé, termine le film. Cette phrase : "Quand on est mort, tout est mort", devait être la dernière réplique du film, celle qui porte, la seule peut-être que retient le public. Bernanos ne disait pas pour conclure : "Quand on est mort, tout est mort", mais : "Qu'est-ce que cela fait, tout est grâce". "Inventer sans trahir", dites-vous, il me semble à moi qu'il s'agit là d'assez peu d'invention pour beaucoup de trahison. Un détail encore ou deux. Aurenche et Bost

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n'ont pu faire Le journal d'un curé de campagne parce que Bernanos était vivant. Robert Bresson a déclaré que, Bernanos vivant, il eut pris avec l'oeuvre plus de liberté. Ainsi l'on gêne Aurenche et Bost parce qu'on est en vie, mais l'on gêne Bresson parce que l'on est mort.

LE MASQUE ARRACHE...

De la simple lecture de cet extrait, il ressort :

1) Un souci d'infidélité à l'esprit comme à la lettre constant et délibéré; 2) Un goût très marqué pour la profanation et le blasphème. Cette infidélité à l'esprit dégrade aussi bien "Le diable au corps" ce roman d'amour qui devient un film anti-militariste, anti-bourgeois, "La symphonie pastorale" une histoire de pasteur amoureux, Gide devient du Béatrix Beck, "Un Recteur à l'île de Sein" dont on troque le titre contre celui équivoque de Dieu a besoin des hommes, où les îliens nous sont montrés comme les fameux "crétins" du Terre sans fin de Buñuel.Quant au goût du blasphème, il se manifeste constamment, de manière plus ou moins insidieuse, selon le sujet, le metteur en scène, voire la vedette. Je rappelle pour mémoire la scène du confessionnal de Douce, l'enterrement de Marthe dans Le Diable..., les hosties profanées dans cette adaptation du "Journal d'un curé de campagne" (scène reportée dans Dieu a besoin des hommes), tout le scénario et le personnage de Fernandel dans L'Auberge rouge, la totalité du scénario de Jeux interdits (la bagarre dans le cimetière).

Tout désignerait donc Aurenche et Bost pour être des auteurs de films franchement anti-cléricaux, mais comme les films de soutanes sont à la mode, nos auteurs ont accepté de se plier à cette mode. Mais comme il convient - pensent-ils - de ne point trahir leurs convictions, le thèse de la profanation et du blasphème, les dialogues à double entente, viennent çà et là prouver aux copains que l'on sait l'art de "rouler le producteur" tout en lui donnant satisfaction, rouler aussi le "grand public" également satisfait. Ce procédé mérite assez bien le nom d'alibisme; il est excusable et son emploi est nécessaire à une époque où il faut sans cesse feindre la bêtise pour oeuvrer intelligemment, mais s'il est de bonne guerre de "rouler le producteur", n'est-il pas quelque peu scandaleux de "re-writer" ainsi Gide, Bernanos, Radiguet?En vérité, Aurenche et Bost travaillent comme tous les scénaristes du monde, comme avant-guerre Spaack ou Natanson. Dans leur esprit, toute histoire comporte les personnages A, B, C, D. A l'intérieur de cette équation, tout s'organise en fonction de critères connus d'eux seuls. Les coucheries s'effectuent selon une symétrie bien concertée, des personnages disparaissent, d'autres sont inventés, le script s'éloigne peu à peu de l'original pour devenir un tout, informe mais brillant, un film nouveau, pas à pas, fait son entrée solennelle dans la Tradition de la Qualité.

SOIT, ME DIRA-T-ON...

On me dira : "Admettons qu'Aurenche et Bost soient infidèles, mais nierez-vous aussi leur talent?" Le talent, certes, n'est pas fonction de la fidélité, mais je ne conçois d'adaptation valable qu' écrite par un homme de cinéma. Aurenche et Bost sont essentiellement des littérateurs et je leur reprocherai ici de mépriser le cinéma en le sous-estimant. Ils se comportent vis-à-vis du scénario comme l'on croit rééduquer un délinquant en lui trouvant du travail, ils croient toujours avoir "fait le maximum" pour

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lui en le parant des subtilités, de cette science des nuances qui font le mince mérite des romans modernes. Ce n'est d'ailleurs pas le moindre travers des exégétes de notre art que de croire l'honorer en usant du jargon littéraire. (N'a-t-on pas parlé de Sartre et de Camus pour l'oeuvre de Pagliero, de phénoménologie pour celle d'Allégret?)

En vérité, Aurenche et Bost affadissent les oeuvres qu'ils adaptent, car l'évidence va toujours soit dans le sens de la trahison, soit de la timidité. Voici un bref exemple : dans "Le Diable au corps" de Radiguet, François rencontre Marthe sur le quai d'une gare, Marthe sautant, en marche, du train; dans le film, ils se rencontrent dans l'école transformée en hôpital. Quel est le but de cette équivalence? Permettre aux scénaristes d'amorcer les éléments anti-militaristes ajoutés à l'oeuvre, de concert avec Claude Autant-Lara. Or il est évident que l'idée de Radiguet était une idée de mise en scène, alors que la scène inventée par Aurenche et Bost est littéraire. On pourrait, croyez-le bien, multiplier les exemples à l'infini.

IL FAUDRAIT BIEN QU'UN JOUR...

Les secrets ne se gardent qu'un temps, les recettes se divulguent, les connaissances scientifiques nouvelles font l'objet de communications à l'Académie des Sciences et, puisqu'à en croire Aurenche et Bost, l'adaptation est une science exacte, il faudrait bien qu'un de ces jours ils nous apprissent au nom de quel critère, en vertu de quel système, de quelle géométrie interne et mysterieuse de l'oeuvre, ils retranchent, ajoutent, multiplient, divisent et "rectifient" les chefs-d'oeuvre? Une fois émise l'idée selon quoi ces équivalences ne sont qu'astuces timides pour contourner la difficulté, résoudre par la bande sonore des problèmes qui concernent l'image, nettoyages par le vide pour n'obtenir plus sur l'écran que cadrages savants, éclairages compliqués, photo léchée, le tout maintenant bien vivace la "tradition de la qualité", il est temps d'en venir à l'examen de l'ensemble des films dialogués et adaptés par Aurenche et Bost et de rechercher la permanence de certains thèses qui expliqueront sans la justifier l'infidélité constante de deux scénaristes aux oeuvres qu'ils prennent pour "prétexte" et "occasion". Résumés en deux lignes, voici comment apparaissent les scénarios traités par Aurenche et Bost :

La Symphonie pastorale : Il est pasteur, il est marié. Il aime et n'en a pas le droit. Le Diable au corps : Ils font les gestes de l'amour et n'en ont pas le droit. Dieu a besoin des hommes : Il officie, bénit, donne l'extrême onction, et n'en a pas le droit. Jeux interdits : Ils ensevelissent et n'en ont pas le droit. Le Blé en herbe : Ils s'aiment et n'en ont pas le droit. On me dira que je raconte aussi bien le livre, ce que je ne nie pas. Seulement, je fais remarquer que Gide a écrit aussi : "La Porte étroite", Radiguet : "Le Bal du comte d'Orgel", Colette : "La Vagabonde", et qu'aucun de ces romans n'a tenté Delannoy ou Autant-Lara. Remarquons aussi que les scénarios, dont je ne crois pas utile de parler ici, vont dans le sens de ma théorie : Au delà des grilles, Le Château de verre, L'Auberge rouge... On voit l'habileté des promoteurs de la Tradition de la qualité, à ne choisir que des sujets qui se prêtent aux malentendus sur lesquels repose tout le système. Sous le couvert de la littérature - et bien sûr de la qualité - on donne au public sa dose habituelle de noirceur, de non-conformisme, de facile audace.

L'INFLUENCE D'AURENCHE ET BOST EST IMMENSE...

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Les écrivains qui sont venus au dialogue de films ont observé les mêmes impératifs; Anouilh, entre les dialogues des Dégourdis de la 11e et Un caprice de Caroline chérie, a introduit dans des films plus ambitieux son univers que baigne une âpreté de bazar, avec en toile de fond les brumes nordiques transposées en Bretagne (Pattes blanches). Un autre écrivain, Jean Ferry, a sacrifié à la mode, lui aussi, et les dialogues de Manon eussent tout aussi bien pu être signés d'Aurenche et Bost : "Il me croit vierge, et dans le civil, il est professeur de psychologie!" Rien de mieux à espérer des jeunes scénaristes. Simplement, ils prennent la relève, se gardant bien de toucher aux tabous. Jacques Sigurd, un des derniers venus au "scénario et dialogue", fait équipe avec Yves Allégret. Ensemble, ils ont doté le cinéma français de quelques uns de ses plus noirs chefs-d'oeuvre : Dédée d'Anvers, Manèges, Une si jolie petite plage, Les Miracles n'ont lieu qu'une fois, La jeune folle. Jacques Sigurd a très vite assimilé la recette, il doit être doué d'un admirable esprit de synthèse car ses scénarios oscillent ingénieusement entre Aurenche et Bost, Prévert et Clouzot, le tout légèrement rajeuni. La religion n'a jamais de part, mais le blasphème fait toujours timidement son entrée grâce à quelques enfants-de-Marie ou quelques bonnes-soeurs qui traversent le champ au moment où leur présence est la plus inattendue (Manèges, Une si jolie petite plage). La cruauté par quoi l'on ambitionne de " remuer les tripes du bourgeois " trouva sa place dans des répliques bien senties du genre : " il était vieux, il pouvait crever " (Manèges). Dans Une si jolie petite plage Jane Marken envie la prospérité de Berck à cause des tuberculeux qui s'y trouvent : leur famille vient les voir et ça fait marcher le commerce ! (On songe à la prière du Recteur de l'Ile de Sein).Roland Laudenbach, qui semblerait plus doué que la plupart de ses confrères, a collaboré aux films les plus typiques de cet état d'esprit : La Minute de vérité, Le Bon Dieu sans confession, La Maison du silence. Robert Scipion est un homme de lettres doué; il n'a écrit qu'un livre : un livre de pastiches; signes particuliers : la fréquentation quotidienne des cafés de Saint-Germain-des-Prés, l'amitié de Marcel Pagliero que l'on nomme le Sartre du cinéma, probablement parce que ses films ressemblent aux articles des Temps Modernes. Voici quelques répliques des Amants de Brasmort, film populiste dont des mariniers sont les " héros", comme les dockers étaient ceux de Un homme marche dans la ville : " Les femmes des amis c'est fait pour coucher avec. " "Tu fais ce qui te rapporte; pour ça tu monterais sur n'importe qui, c'est le cas de le dire. "Dans une seule bobine du film, vers la fin, on peut entendre en moins de dix minutes les mots de : "grue, putain, salope, et connerie " est-ce cela le réalisme ?

ON REGRETTE PREVERT...

A considérer l'uniformité et l'égale vilénie des scénarios d'aujourd'hui, l'on se prend à regretter les scénarios de Prévert. Lui croyait au diable, donc en Dieu, et si la plupart de ses personnages étaient par son seul caprice chargés de tous les péchés de la création, il y avait toujours place pour un couple sur qui, nouveaux Adam et Eve, le film terminé, l'histoire allait se mieux recommencer.

REALISME PSYCHOLOGIQUE, NI REEL, NI PSYCHOLOGIQUE...

Il n'y a guère que sept ou huit scénaristes à travailler régulièrement pour le cinéma français. Chacun de ces scénaristes n'a qu'une histoire à raconter et comme chacun n'aspire qu'au succes des "deux grands", il n'est pas exagéré de dire que les cent et quelques films français réalisés chaque année racontent la même histoire : il s'agit toujours d'une victime, en général un cocu. (Ce cocu serait le seul personnage

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sympathique du film s'il n'était toujours infiniment grotesque: Blier-Vilbert, etc.). La rouerie de ses proches et la haine que se vouent entre eux les membres de sa famille, amène le "héros" à sa perte; l'injustice de la vie, et, en couleur locale, la méchanceté du monde (les curés, les concierges, les voisins, les passants, les riches, les pauvres, les soldats, etc.).

Distrayez-vous, pendant les longues soirées d'hiver, en cherchant des titres de films français qui ne s'adaptent pas à ce cadre et, pendant que vous y êtes, trouvez parmi ces films ceux où ne figure pas dans le dialogue cette phrase, ou son équivalent, prononcée par le couple le plus abject du film: "C'est toujours eux qui ont l'argent (ou la chance, ou l'amour, ou le bonheur), ah ! c'est trop injuste à la fin". Cette école qui vise au réalisme le détruit toujours au moment même de le capter enfin, plus soucieuse qu'elle est d'enfermer les êtres dans un monde clos, barricadé par les formules, les jeux de mots, les maximes, que de les laisser se montrer tels qu'ils sont, sous nos yeux. L'artiste ne peut dominer son oeuvre toujours. Il doit être parfois Dieu, parfois sa créature. On connaît cette pièce moderne dont le personnage principal, normalement constitué lorsque sur lui se lève le rideau, se retrouve cul-de-jatte à la fin de la pièce, la perte successive de chacun de ses membres ponctuant les changements d'actes. Curieuse époque où le moindre comédien raté use du mot kafkaïen pour qualifier ses avatars domestiques. Cette forme de cinéma vient tout droit de la littérature moderne, mi-"kafkaïenne", mi-bovaryste ! Il ne se tourne plus un film en France que les auteurs ne croient refaire Madame Bovary. Pour la première fois dans la littérature française, un auteur adoptait par rapport à son sujet l'attitude lointaine, extérieure, le sujet devenant comme l'insecte cerné sous le microscope de l'entomologiste. Mais si, au départ de l'entreprise, Flaubert avait pu dire : "Je les roulerai tous dans la même boue - étant juste" (ce dont les auteurs d'aujourd'hui feraient volontiers leur exergue), il dut déclarer après coup : "Madame Bovary c'est moi" et je doute que les mêmes auteurs puissent reprendre cette phrase et à leur propre compte !

MISE EN SCENE, METTEUR EN SCENE, TEXTES...

L'objet de ces notes se limite à l'examen d'une certaine forme de cinéma du seul point de vue des scénarios et des scénaristes. Mais il convient, je pense, de bien préciser que les metteurs en scène sont et se veulent responsables des scénarios et dialogues qu'ils illustrent. Films de scénaristes, écrivais-je plus haut, et ce n'est certes pas Aurenche et Bost qui me contrediront. Lorsqu'ils remettent leur scénario, le film est fait; le metteur en scène, à leurs yeux, est le monsieur qui met des cadrages là-dessus... et c'est vrai, hélas ! J'ai parlé de cette manie d'ajouter partout des enterrements. Et pourtant la mort est toujours escamotée dans ces films. Souvenons-nous de l'admirable mort de Nana ou d'Emma Bovary, chez Renoir; dans La Pastorale, la mort n'est qu'un exercice de maquilleur et de chef opérateur; comparez un gros plan de Michèle Morgan morte dans La Pastorale, de Dominique Blanchard dans Le Secret de Mayerling et de Madeleine Sologne dans L'Eternel retour: c'est le même visage ! Tout se passe après la mort.Citons enfin cette déclaration de Delannoy qu'avec perfidie nous dédions aux scénaristes français: Quand il arrive que des auteurs de talent, soit par esprit de lucre, soit par faiblesse, se laissent aller un jour à écrire pour le cinéma, ils le font avec le sentiment de s'abaisser. Ils se livrent plus à une curieuse tentative vers la médiocrité, soucieux qu'ils sont de ne pas compromettre leur talent, et certains que, pour écrire cinéma, il faut se faire comprendre par le bas. (La Symphonie pastorale ou L'Amour du métier, revue Verger, novembre 1947). Il me faut sans attendre dénoncer un sophisme

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qu'on ne manquerait pas de m'opposer en guise d'argument: " Ces dialogues sont prononcés par des gens abjects et c'est pour mieux stigmatiser leur vilénie que nous leur prêtons ce dur langage. C'est là notre façon d'être des moralistes. " A quoi je réponds: il est inexact que ces phrases soient prononcées par les plus abjects des personnages. Certes, dans les films " réalistes psychologiques " il n'y a pas que des êtres vils, mais tant se veut démesurée la supériorité des auteurs sur leurs personnages que ceux qui d'aventure ne sont pas infâmes, sont au mieux infiniment grotesques. Enfin, ces personnages abjects, qui prononcent des phrases abjectes, je connais une poignée d'hommes en France qui seraient incapables de les concevoir, quelques cinéastes dont la vision du monde est au moins aussi valable que celle d'Aurenche et Bost, Sigurd et Jeanson. Il s'agit de Jean Renoir, Robert Bresson, Jéan Cocteau, Jacques Becker, Abel Gance, Max Ophuls, Jacques Tati, Roger Leenhardt; ce sont pourtant des cinéastes français et il se trouve - curieuse coïncidence - que ce sont des auteurs qui écrivent souvent leur dialogue et quelques-uns inventent eux-mêmes les histoires qu'ils mettent en scène.

ON ME DIRA ENCORE...

" Mais pourquoi - me dira-t-on - pourquoi ne pourrait-on porter la même admiration à tous les cinéastes qui s'efforcent d'oeuvrer au sein de cette Tradition et de la Qualité que vous gaussez avec tant de légèreté ? Pourquoi ne pas admirer autant Yves Allegret que Becker, Jean Delannoy que Bresson, Claude Autant-Lara que Renoir ? " Eh bien je ne puis croire à la co-existence pacifique de la Tradition de la Qualité et d'un cinéma d'auteurs. Au fond Yves Allegret, Delannoy ne sont que les caricatures de Clouzot, de Bresson. Ce n'est pas le désir de faire scandale qui m'amène à déprécier un cinéma si loué par ailleurs. Je demeure convaincu que l'existence exagérément prolongée du réalisme psychologique est la cause de l'incompréhension du public devant des oeuvres aussi neuves de conception que Le Carrosse d'or, Casque d'or, voire Les Dames du Bois de Boulogne et Orphée. Vive l'audace certes, encore faut-il la déceler où elle est vraiment. Au terme de cette année 1953, s'il me fallait faire une manière de bilan des audaces du cinéma français, n'y trouveraient place ni le vomissement des Orgueilleux, ni le refus de Claude Laydu de prendre le goupillon dans Le Bon Dieu sans confession, non plus les rapports pédérastiques des personnages du Salaire de la peur, mais bien plutôt la démarche de Hulot, les soliloques de la bonne de La Rue de l'Estrapade, la mise en scène du Carrosse d'or, la direction d'acteurs dans Madame de, et aussi les essais de polyvision d'Abel Gance. On l'aura compris, ces audaces sont celles d'hommes de cinéma et non plus de scénaristes, de metteurs en scène et non plus de littérateurs Je tiens par exemple pour significatif l'échec qu'ont rencontré les plus brillants scénaristes et metteurs en scène de la Tradition de la Qualité lorsqu'ils abordèrent la comédie: Ferry- Clouzot: Miquette et sa mère, Sigurd-Boyer: Tous les chemins mènent à Rome, Scipion-Pagliero: La Rose rouge, Laudenbach- Delannoy: La Route Napoléon, Aurenche-Bost-Autant-Lara: L'Auberge rouge ou si l'on veut Occupe-toi d'Amélie. Quiconque s'est essayé un jour à écrire un scénario ne saurait nier que la comédie est bien le genre le plus difficile, celui qui demande le plus de travail, le plus de talent, le plus d'humilité aussi.

TOUS DES BOURGEOIS...

Le trait dominant du réalisme psychologique est sa volonté anti-bourgeoise. Mais qui sont Aurenche et Bost, Sigurd, Jeanson, Autant-Lara, Allegret, sinon des bourgeois, et

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qui sont les cinquante mille nouveaux lecteurs que ne manque pas d'amener chaque film tiré d'un roman, sinon des bourgeois ? Quelle est donc la valeur d'un cinéma anti-bourgeois fait par des bourgeois, pour des bourgeois ? Les ouvriers, on le sait bien, n'apprécient guère cette forme de cinéma même lorsqu'elle vise à se rapprocher d'eux. Ils ont refusé de se reconnaître dans les dockers d'Un homme marche dans la ville comme dans les mariniers des Amants de bras-mort. Peut-être faut-il envoyer les enfants sur le palier pour faire l'amour, mais leurs parents n'aiment guère à se l'entendre dire, surtout au cinéma, même avec "bienveillance". Si le public aime à s'encanailler sous l'alibi de la littérature, il aime aussi à le faire sous l'alibi du social. Il est instructif de considérer la programmation des films en fonction des quartiers de Paris. On s'aperçoit que le public populaire préfère peut-être les naïfs petits films étrangers qui lui montrent les hommes " tels qu'ils devraient être " et non pas tels qu'Aurenche et Bost croient qu'ils sont.

COMME ON SE REFILE UNE BONNE ADRESSE...

Il est toujours bon de conclure, ça fait plaisir à tout le monde. Il est remarquable que les " grands " metteurs en scène et les " grands " scénaristes ont tous fait longtemps des petits films et que le talent qu'ils y mettaient ne suffisait pas à ce qu'on les distinguât des autres (ceux qui n'y mettaient pas de talent). Il est remarquable aussi que tous sont venus à la qualité en même temps, comme on se refile une bonne adresse. Et puis un producteur - et même un réalisateur - gagne plus d'argent à faire Le Blé en herbe que Le Plombier amoureux. Les films " courageux " se sont révélés très rentables. La preuve: un Ralph Habib renonçant brusquement à la demi-pornographie, réalise Les Compagnes de la nuit et se réclame de Cayatte. Or, qu'est-ce qui empêche les André Tabet, les Companeez, les Jean Guitton, les Pierre Véry, les Jean Laviron, les Ciampi, les Grangier de faire, du jour au lendemain, du cinéma intellectuel, d'adapter les chefs-d'oeuvre (il en reste encore quelques-uns) et, bien sûr, d'ajouter des enterrements un peu partout ? Alors ce jour-là nous serons dans la " tradition de la qualité " jusqu'au cou et le cinéma français, rivalisant de " réalisme psychologique ", d'" âpreté ", de " rigueur ", d'" ambiguïté ", ne sera plus qu'un vaste enterrement qui pourra sortir du studio de Billancourt pour entrer plus directement dans le cimetière qui semble avoir été placé à côté tout exprès pour aller plus vite du producteur au fossoyeur. Seulement, à force de répéter au public qu'il s'identifie aux " héros " des films, il finira bien par le croire, et le jour où il comprendra que ce bon gros cocu aux mésaventures de qui on le sollicite de compatir (un peu) et de rire (beaucoup) n'est pas comme il le pensait son cousin ou son voisin de palier mais lui- même, cette famille abjecte, sa famille, cette religion bafouée, sa religion, alors ce jour-là il risque de se montrer ingrat envers un cinéma qui se sera tant appliqué à lui montrer la vie telle qu'on la voit d'un quatrième étage de Saint-Germain-des- Prés. Certes, il me faut le reconnaître, bien de la passion et même du parti pris présidèrent à l'examen délibérément pessimiste que j'ai entrepris d'une certaine tendance du cinéma français. On m'affirme que cette fameuse école du réalisme psychologique "devait exister pour que puissent exister à leur tour Le Journal d'un curé de campagne, Le Carrosse d'or, Orphée, Casque d'or, Les Vacances de Monsieur Hulot. Mais nos auteurs qui voulaient éduquer le public doivent comprendre que peut-être ils l'ont dévié des voies primaires pour l'engager sur celles, plus subtiles, de la psychologie, ils l'on fait passer dans cette classe de sixième chère à Jouhandeau mais il ne faut pas faire redoubler une classe indéfiniment !

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Alexandre Astruc : la théorie de la "caméra-stylo"

Naissance d'une nouvelle avant-gardeAlexandre Astruc

L'Ecran français, n°144, 30 mars 1948

 

Ce qui m'intéresse au cinéma, s'est l'abstraction.

(Orson welles.)

Il est impossible de ne pas voir qu'il est en train de se passer quelque chose dans le cinéma. Nous risquons de devenir aveugles devant cette production courante qui étire d'un bout de l'année à l'autre ce visage immobile où l'insolite n'a pas sa place.

Or, le cinéma aujourd'hui se fait un nouveau visage. A quoi cela se voit-il ? Mais il suffit de regarder. Il faut être critique pour ne pas voir cette transformation étonnante du visage qui s'opère sous nos yeux. Quelles sont les ouvres par où passe cette beauté nouvelle ? Précisément celles que la critique a ignorées. Ce n'est pas un hasard si de La Règle du jeu de Renoir aux films d'Orson Welles en passant par Les Dames du Bois de Boulogne, tout ce qui dessine les lignes d'un avenir nouveau échappe à une critique à qui, de toute façon, elle ne pouvait pas ne pas échapper.

Mais il est significatif que les ouvres qui échappent aux bénissements de la critique soient celles sur lesquelles nous sommes quelques-uns à être d'accord. Nous leur accordons, si vous voulez, un caractère annonciateur. C'est pourquoi je parle d'avant-garde. Il y a avant-garde chaque fois qu'il arrive quelque chose de nouveau...

Précisons. Le cinéma est en train tout simplement de devenir un moyen d'expression, ce qu'ont été tous les autres arts avant lui, ce qu'ont été en particulier la peinture et le roman. Après avoir été successivement une attraction foraine, un divertissement analogue au théâtre de boulevard, ou un moyen de conserver les images de l'époque, il devient peu à peu un langage. Un langage, c'est-à-dire une forme dans laquelle et par laquelle un artiste peut exprimer sa pensée, aussi abstraite soit-elle, ou traduire ses obsessions exactement comme il en est aujourd'hui de l'essai ou du roman. C'est pourquoi j'appelle ce nouvel âge du cinéma celui de la Caméra stylo. Cette image a un sens bien précis. Elle veut dire que le cinéma s'arrachera peu à peu à cette tyrannie du visuel, de l'image pour l'image, de l'anecdote immédiate, du concret, pour devenir un moyen d'écriture aussi sou ple et aussi subtil que celui du langage écrit. Cet art doué de toutes les possibilités, mais prisonnier de tous les préjugés, ne restera pas à piocher éternellement ce petit domaine du réalisme et du fantastique social qu'on lui a accordé aux confins du roman populaire, quand on ne fait pas de lui le domaine d'élection des photographes. Aucun domaine ne doit lui être interdit. La méditation la plus dépouillée, un point de vue sur la production humaine, la psychologie, la métaphy sique, les idées, les passions sont très précisément de son ressort. Mieux, nous disons que ces idées et

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ces visions du monde sont telles qu'aujourd'hui le cinéma seul peut en rendre compte ; Maurice Nadcau disait dans un article de Combat : « Si Descartes vivait aujour d'hui il écrirait des romans. » J'en demande bien pardon à Nadeau, mais aujourd'hui déjà un Descartes s'enfer merait dans sa chambre avec une caméra de 16 mm et de la pellicule et écrirait le discours de la méthode en film, car son Discours de la méthode serait tel aujour d'hui que seul le cinéma pourrait convenablement l'exprimer.

Il faut bien comprendre que le cinéma jusqu'ici n'a été qu'un spectacle. Ce qui tient très exactement au fait que tous les films sont projetés dans des salles. Mais avec le développement du 16 mm et de la télévision, le jour n'est pas loin où chacun aura chez lui des appareils de projection et ira louer chez le libraire du coin des films écrits sur n'importe quel sujet, de n'importe quelle forme, aussi bien critique littéraire, roman, qu'essai sur les mathématiques, histoire, vulgarisation, etc. Dès lors il n'est déjà plus permis de parler d'un cinéma. Il y aura des cinémas comme il y a aujourd'hui des littératures, car le cinéma comme la littérature, avant d'être un art particulier, est un langage qui peut exprimer n'importe quel secteur de la pensée.

Cette idée de cinéma exprimant la pensée n'est peut- être pas nouvelle. Feyder disait déjà : « Je peux faire un film avecL'Esprit des lois. » Mais Feyder songeait à une illustration de L'Esprit des lois par l'image comme Eisenstein à une illustration du Capital (ou à une imagerie). Nous disons, nous, que le cinéma est en train de trouver une forme où il devient un langage si rigou reux que la pensée pourra s'écrire directement sur la pellicule sans même passer par ces lourdes associations d'images qui ont fait les délices du cinéma muet. En autres termes, pour dire que du temps s'est écoulé il n'est nul besoin de montrer la chute des feuilles suivie de pommiers en fleur et pour indiquer qu'un héros a envie de faire l'amour il y a tout de même d'autres façons de procéder que celle qui consiste à montrer une casserole de lait débordant sur le gaz comme le fait Clouzot dans Quai des Orfèvres.

L'expression de la pensée est le problème fondamental du cinéma. La création de ce langage a préoccupé tous les théoriciens et les auteurs de cinéma depuis Eisenstein jusqu'aux scénaristes et adaptateurs du cinéma parlant. Mais ni le cinéma muet, parce qu'il était prisonnier d'une conception statique de l'image ni le parlant clas sique, tel qu'il existe encore aujourd'hui, n'ont pu résoudre convenablement le problème. Le cinéma muet avait cru s'en tirer par le montage et l'association d'images. On connaît la déclaration célèbre d'Eisenstein : « Le montage est pour moi le moyen de donner le mouvement (c'est-à-dire l'idée) à deux images statiques. » Et quant au parlant, il s'est contenté d'adapter les procédés du théâtre.

L'événement fondamental de ces dernières années, c'est la prise de conscience qui est en train de se faire du caractère dynamique, c'est-à-dire significatif de l'image cinématographique. Tout film, parce qu'il est d'abord un film en mouvement, c'est-à-dire se déroulant dans le temps, est un théorème. Il est le lieu de passage d'une logique implacable, qui va d'un bout à l'autre d'elle-même, ou mieux encore d'une dialectique. Cette idée, ces significations, que le cinéma muet essayait de l'aire naître par une association symbolique, nous avons compris qu'elles existent dans l'image elle-même, dans le déroulement du film, dans chaque geste des personnages, dans chacune de leurs paroles, dans ces mouve ments d'appareils qui lient entre eux des objets et des personnages aux objets. Toute pensée, comme tout sentiment, est un rapport entre un être humain et un autre être humain ou certains objets qui font partie de son univers.

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C'est en explicitant ces rapports, en en dessinant la trace tangible, que le cinéma peut se faire véritablement le lieu d'expression d'une pensée. Dès aujourd'hui il est possible de donner au cinéma des ouvres équivalentes par leur profondeur et leur signification aux romans de Faulkner, à ceux de Malraux, aux essais de Sartre ou de Camus. D'ailleurs, nous avons sous les yeux un exemple significatif : c'est celui de Espoir de Malraux où, pour la première fois peut-être, le langage cinématographique donne un équivalent exact du lan gage littéraire.

Examinons maintenant les concessions aux fausses nécessités du cinéma.

Les scénaristes qui adaptent Balzac ou Dostoïevski s'excusent du traitement insensé qu'ils font subir aux oeuvres à partir desquelles ils construisent leurs scénarios en alléguant certaines impossibilités du cinéma à rendre compte des arrière-fonds psychologiques ou métaphysiques. Sous leur main, Balzac devient une collec tion de gravures où la mode tient la plus grande place et Dostoïevski tout d'un coup se met à ressembler aux romans de Joseph Kessel avec saoulerie à la russe dans les boîtes de nuit et courses de troïka dans la neige. Or, ces interdictions ne sont que le fait de la paresse d'esprit et du manque d'imagination. Le cinéma d'aujour d'hui est capable de rendre compte de n'importe quel ordre de réalité. Ce qui nous intéresse au cinéma aujourd'hui, c'est la création de ce langage. Nous n'avons nullement envie de refaire des documentaires poétiques ou des films surréalistes chaque fois que nous pouvons échapper aux nécessités commerciales. Entre le cinéma pur des années 1920 et le théâtre filmé, il y a tout de même la place d'un cinéma qui dégage.

Ce qui implique, bien entendu, que le scénariste fasse lui-même ses films. Mieux, qu'il n'y ait plus de scéna ristes, car dans un tel cinéma cette distinction de l'auteur et du réalisateur n'a plus aucun sens. La mise en scène n'est plus un moyen d'illustrer ou de présenter une scène, mais une véritable écriture. L'auteur écrit avec sa caméra comme un écrivain écrit avec un stylo. Comment dans cet art où une bande visuelle et sonore se déroule développant à travers une certaine anecdote (ou sans anecdote, il importe peu) et dans une certaine forme, une conception du monde, pourrait-on faire une différence entre celui qui a pensé cette ouvre et celui qui l'a écrite ? Imagine-t-on un roman de Faulkner écrit par quelqu'un d'autre que Faulkner ? Et Citizen Kane serait-il convenable dans une autre forme que celle que lui a donnée Orson Welles ?

Je sais bien encore une fois que ce terme d'avant-garde fera penser aux films surréalistes et aux films dits a bstraits de l'autre après-guerre. Mais cette avant-garde il est déjà une arrière-garde. Elle cherchait à créer un domaine propre du cinéma ; nous cherchons au contraire à l'entendre et à en faire le langage le plus vaste et le plus transparent qu'il soit. Des problèmes comme la traduction des temps des verbes, comme les liaisons logiques, nous intéressent beaucoup plus que la création de cet art visuel et statique rêvé par le surréalisme qui d'ailleurs ne faisait qu'adapter au cinéma les recherches de la peinture ou de la poésie.

Voilà. Il ne s'agit pas d'une école, ni même d'un mouvement, peut-être simplement d'une tendance. D'une prise de conscience, d'une certaine transformation du cinéma, d'un certain avenir possible, et du désir que nous avons de hâter cet avenir. Bien entendu, aucune tendance ne peut se manifester sans ouvres. Ces ouvres viendront, elles verront le jour. Les difficultés économiques et matérielles du cinéma créent ce paradoxe étonnant qu'il est possible de parler de ce qui n'est pas encore, car si nous savons ce que

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nous voulons, nous ne savons pas si, quand et comment nous pourrons le faire. Mais il est impossible que le cinéma ne se développe pas. Cet art ne peut pas vivre les yeux tournés vers le passé, remâchant les souvenirs, les nostalgies d'une époque révolue. Son visage est déjà tourné vers l'avenir et, au cinéma comme ailleurs, il n'y a d'autre souci possible que celui de l'avenir.

Antoine doinel truffaut

Le temps, dans le cycle d’Antoine Doinel, n’est pas linéaire. Il se concentre selon un double principe d’accélération et d’étirement : certains moments forts, attendus, sont traités par ellipses, en étant maintenus dans le hors-champ de l’histoire. Baisers voléscommence ainsi comme si le spectateur connaissait déjà Christine et sa famille, il n’apprendra à aucun moment comment Antoine les a rencontrés, et c’est toute la relation avec Christine qui va être marquée par ce temps en accordéon : la réconciliation, dans Domicile conjugal, est traitée en ellipse, de même que la rupture définitive dans L’Amour en fuite, alors que le titre pouvait laisser penser que ce serait le sujet du film.

Dans Baisers volés, la caméra est souvent placée dans l’encadrement d’une porte, et Antoine est le personnage qui ferme ces portes, cachant la scène, brisant la continuité du film, contrairement à Christine qui les ouvre.

Autobiographie[modifier]

Les Aventures d'Antoine Doinel, Jean-Pierre Léaud aidant, permettent souvent d'identifier le cinéaste au personnage principal bien que Truffaut s'en défende2. Truffaut joue de sa ressemblance avec l'acteur, utilise les lieux de son enfance et va même jusqu'à projeter d'épouser Claude Jade3.

Christine Darbon[modifier]

Christine Darbon (incarnée par Claude Jade) joue un rôle central dans la vie d'Antoine, elle apparaît dans Baisers volés et sera présente dans les deux films suivants. Truffaut a ainsi l'occasion de peindre trois états, trois âges, de la femme : convoitée et vouvoyée (Baisers volés), mariée et trompée (Domicile conjugal), divorcée mais amie (L'Amour en fuite). Elle est sage et naïve dans Baisers volés, douce et amère dans Domicile conjugal, indépendante et déterminée dans L'amour en fuite ; son personnage change et évolue au fur et à mesure que les épisodes passent, vers plus de gravité et d'amertume.

Christine se caractérise par ses bonnes manières de jeune fille rangée, la vivacité de son regard, un sens du sacrifice qui n'a rien de « tragique ». Antoine et Christine forment le premier couple de cinéma à divorcer par consentement mutuel.

Au sens de l'autobiographie : tandis que Antoine cherche à séduire Christine dans Baisers volés, le cinéaste Truffaut tombe amoureux de l'actrice qui l'incarne. Il songe à se marier avec Claude Jade, et revient brutalement sur sa décision au dernier moment. Christine Darbon laisse une trace ineffaçable dans l'œuvre de Truffaut : c'est

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un personnage qui ne dévoile jamais vraiment ses émotions, dont le sourire triste est la seule arme pour combattre la cruauté de Doinel et dont le regard doux cache difficilement une blessure intérieure.

Les acteurs et son maître[modifier]

Par extension, c'est également le titre générique donné au cycle formé par ces cinq films.

Jean-Pierre Léaud a quatorze ans lorsque François Truffaut le choisit pour jouer le personnage d'Antoine Doinel dans Les Quatre Cents Coups. Depuis ce film, Jean-Pierre Léaud est l'enfant (terrible) de la Nouvelle Vague.

Rex Reed disait de l'héroïne du cycle, Claude Jade : « À vingt ans, lorsqu'elle fit sensation dans le film Baisers volés de François Truffaut, Claude Jade était tellement naturelle, simple et élégante. Elle incarnait vraiment le charme et la sensualité à la française ».

Truffaut était pour Léaud et Jade un ami paternel. Claude Jade en interview 2002 : « François a vécu pour le cinéma jusqu'au dernier moment. En 1983, j'ai reçu une lettre déchirante dans laquelle il m'annonçait sa maladie : « J'ai bien failli passer de l'autre côté du miroir mais pas au sens d'Alice au pays des merveilles, plutôt au sens d'Orphée dans les films de Jean Cocteau ». Je l'ai revu quelques mois avant sa mort. Il avait de l'espoir et des films encore plein la tête. Il me manque ».

L'influence de Jean Renoir4[modifier]

Dans son introduction à son livre Les aventures d'Antoine Doinel Truffaut écrit : « C'est justement Jean Renoir qui m'a appris que l'acteur jouant un personnage est plus important que ce personnage » et aussi « Antoine Doinel est devenu la synthèse de deux personnes réelles, Jean-Pierre Léaud et moi »5 tout en reconnaissant que « progressivement Antoine Doinel s'est éloigné de moi pour se rapprocher de Jean-Pierre ».

Le cycle Antoine Doinel met donc en scène des personnages ordinaires (issus de la vie de Truffaut et de Jean-Pierre Léaud) présentés de façon extraordinaire.

Dans les films de Renoir comme La Chienne et Le Crime de Monsieur Lange (1936) le réalisme et l'intimité sont suggérés par l'utilisation de cadres ajoutés comme des portes ou des fenêtres et par l'exploration d'une cour intérieure d'immeuble comme lieu central. Ces deux aspects symbolisent le fait qu'il existe une réalité complexe, au-delà des cadres ou derrière les personnages secondaires qui sont rencontrés régulièrement dans la cour et les escaliers. Cette méthode est reprise dans Domicile Conjugal où Antoine travaille au milieu de la cour et dialogue avec des personnages variés. Cette capacité à communiquer qui progresse au cours du film, marque une évolution dans le personnage d'Antoine Doinel, jusque là plutôt solitaire.

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Godard et le groupe Dziga-Vertov

Jean-Luc Godard est sans aucun doute le premier nom qui nous vient à l'esprit quand on pense à la relation entre le cinéma et les évènements de mai 68.

Il n'en est pas moins le réalisateur le plus discuté dans l'histoire du cinéma.

Il a vécu une rupture radicale avec le monde du cinéma dans lequel il vivait, et rejetant toute relation commerciale pendant quatre ans, il a crée avec Jean-Pierre Gorin et d'autres militants maoïstes le groupe Dziga-Vertov, réalisant des films en 16 mm.

La relation entre Godard et mai 1968 ne s'arrête pas aux sujets de ses films, mais comprend aussi la participation au projet de transformation de la société par la volonté de transformer le cinéma. Il a réalisé une rupture avec le cinéma commercial et avec le contenu du cinéma de son époque.

Mais voyons d'abord ce qui a amené Godard à cette rupture.

GODARD DANS LES ANNEES 60

Godard, comme tous les cinéastes de la Nouvelle Vague, a débuté dans le cinéma en écrivant dans les Cahiers du Cinéma créés par Bazin, et en passant la majeure partie de son temps à visionner des films à la Cinémathèque de Paris créée par Henri Langlois.

De ce fait, avant même de commencer à réaliser des films, il avait déjà une importante culture cinématographique.

Lui aussi, comme la plupart des cinéastes de la Nouvelle Vague, a remis en cause le cinéma, mais il l'a fait à sa manière, en brisant les conventions et les règles mises en place, que ce soit au niveau du scénario, des acteurs et des actrices, de l'utilisation de la lumière, du décor, du maniement de la caméra, du son, etc.

Cette remise en cause ne s'est pas faite que sur un niveau artistique, mais également au niveau politique. Son second long-métrage, Le Petit Soldat (1960), parlant de la Guerre d'Algérie, a été censuré pendant trois années.

Ce qui ressort est aussi confus que la pensée de Godard sur la Guerre d'Algérie. Il dira d'ailleurs qu'il a voulu montrer " un esprit confus dans une situation confuse " et que 80% des Français(es) de l'époque ne savaient pas quoi penser de cette guerre.

Cela a donné un film complexe qui montre les tribulations et les états d'âme d'un homme de main d'extrême droite en proie à la lassitude, et l'attitude des indépendantistes du FLN face à cet homme.

L'un des thèmes principaux est à ce titre la torture, celle d'un camp, celle de l'autre camp.

Elle est montrée indirectement mais clairement suffisamment pour faire réfléchir. Le cinéma-vérité va jusque là.

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Jusqu'en 1967, les films de Godard ne seront donc pas directement politiques, mais remettent en cause la société en traitant de sujets comme la prostitution, la violence…

Godard dira à ce sujet en 1966 : " J'ai réalisé 13 Films, mais j'ai l'impression que je viens juste d'ouvrir les yeux sur le monde.

e pense que ceci est du au fait que je vive en France.

J'ai fait beaucoup de voyages et, ces derniers temps, je planifie mon départ de France pour aller tourner à l'étranger.

Sur l'éducation des analphabètes à Cuba, par exemple.

Ou au Nord Vietnam pour connaître les nouvelles pensées sur la guerre. Je pense que désormais je suis capable de faire la même chose en parlant dans les films de Cuba ou du Vietnam ".

Godard n'ira ni au Vietnam ni à Cuba, mais avec les événements de l'année 1968, Godard avec le Groupe Dziga-Vertov tourneront la majorité de leurs films (6 sur 8 en tout) à l'étranger (USA, Angleterre, Tchécoslovaquie, Italie et Palestine).

LA CHINOISE OU PLUTÔT A LA CHINOISE

Avec le film " La Chinoise ou plutôt à la chinoise, un film en train de se faire " sorti en 1967, Godard préfigurait, un an à l'avance, les évènements de l'année 68.

Les films de Godard ne sont pas des " produits finis ", et la fin du film " La fin d'un commencement "l'indique en elle-même.

Ce film comprend les deux principales particularités du cinéma de Godard, à savoir l'auto-critique et le principe de la contradiction, et met en avant la notion de " lutte sur deux fronts en même temps ", le front social et le front artistique, qui marque le cinéma de Godard de 1967 à 1972. Godard voulait la révolution sociale et la révolution artistique, et a voulu participer à sa manière au processus révolutionnaire.

" La Chinoise " est un film montrant ce qui allait se dérouler en 1968 et la raison de l'" échec " du mouvement de 1968.

Cette révolution sera vue au travers de cinq personnages.

Il y a tout d'abord Véronique, étudiante à Nanterre et voulant devenir professeur. Elle est la leader du collectif " Aden-Arabie ". C'est une représentante typique de la " Nouvelle Gauche " qui va participer aux événements de mai 1968, acceptant le rôle de la violence dans le processus révolutionnaire.

Ses arguments sont plus superficiels que théoriques. Elle veut refaire tout le système éducatif et pour cela elle pense qu'il faut fermer l'université afin de tout recommencer à zéro.

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Et pour revenir à zéro dans l'art, elle préconise le bombardement du Louvre et de la Comédie française, afin de repenser la peinture et l'art dramatique.

Ce retour à zéro afin de reconstruire la société est un thème cher à Godard, car selon Godard pour détruire le cinéma bourgeois, il faut revenir à zéro dans le cinéma également.

Godard nous rappelle pendant tout le film que nous sommes en train de visionner un film, et nous remet à notre place de spectateur.

Les comédiens font expressément ressentir qu'ils jouent la comédie.

A un moment on voit le caméraman, à la fin d'une séquence, on entend même Godard dire : " Coupez. C'est très bien ".

En fait, Godard rejette les conventions et règles adoptées par le cinéma " bourgeois ", car Godard veut nous faire participer pleinement au film en nous laissant réfléchir sur les scènes vues.

Nous passons de spectateurs passifs à spectateurs actifs.

Autre particularité de ce film, il ne nous présente pas une seule vision " possible ", ceci est du au fait que Godard a fondé son film sur la contradiction.

Cette contradiction apparaît entre deux personne du groupe Aden-Arabie.

Tout d'abord il y a Kirilov qui a écrit sur les murs de l'appartement utilisé comme base, " l'art socialiste est mort à Brest-Litovsk ", " La ligne révolutionnaire juste n'est pas détenue par une minorité " et dit qu' " une révolution sans bombe n'est pas une révolution ", que " l'art ne voit pas le visible, il voit l'invisible ".

Kirilov a une tendance suicidaire, et finissant par dire " s'il y a le Marxisme-Léninisme alors tout est possible, donc je peux me tuer " ; il se suicidera. Henri représente le contraire de Kirilov.

Il a étudié à l'Institute for Economics et rêve de travailler en Allemagne Démocratique. Il est contre la violence et est pour la paix avec l'ennemi (la bourgeoisie).

Henri défend la ligne politique que l'Union Soviétique a développé dans les années 60, et est pour un " socialisme humaniste " rejetant la violence.

Pour lui la violence ne montre pas la voie à la lutte des classes. A la fin, Henri se fera jeter du groupe suite à une discussion avec Véronique sur un attentat qu'ils ont programmé (l'assassinat de l'Attaché à la Culture Soviétique).

Le rejet d'Henri et de sa position correspond à celle de la ligne de ce que les " pro-chinois " appelleront le Parti " Communiste " Français au cours des événements de l'année 1968.

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Autre point du film, la solidarité à l'intérieur du collectif. Malheureusement cette solidarité ne se fera pas, et l'exclusion d'Henri démontre bien ce manque de soutien à l'intérieur du groupe.

Ce manque de solidarité et de soutien se fera sentir en 68, et ce qui amènera le mouvement de 68 à l'échec.

LE GROUPE DZIGA-VERTOV

Godard créera en 68 avec un groupe de militants maoïstes le groupe Dziga-Vertov.

Ce groupe sera composé d'un jeune militant marseillais, Jean-Henri Roger, avec qui il tournera " British Sounds " et " Pravda ". Il tournera également " Vent d'Est ", " Luttes en Italie ", " Jusqu'à la Victoire ", " Vladimir et Rosa ", " Tout va Bien " et " Letter to Jane " avec Jean-Pierre Gorin, ancien journaliste et militant.

Ce groupe a existé de 1968 à 1972, et a tourné tout ses films en 16mm (à part " Tout va Bien ") ; il voulait sortir du cinéma commercial et de la distribution commerciale.

Godard ira, par exemple, montrer ses films dans les universités américaines.

Mais le problème qui retient le plus l'attention de ce groupe est le montage.

Puisque le cinéma est fait d'images et de sons, comment les utiliser selon une pratique révolutionnaire ?

Comment les ordonner, les confronter afin qu'ils s'opposent aux méthodes du cinéma bourgeois dominant ? Comment promouvoir un cinéma politique et militant au service du prolétariat ?

Godard répond :

" Je crois à la diffusion de masse quand il existe un parti de masse.(…) Le cinéma est un instrument de parti. (…) Nous, pour l'instant, nous disons que le cinéma est une tâche secondaire dans la révolution mais que cette tâche secondaire est actuellement importante et qu'il est donc juste d'en faire une activité principale. "

D'où vient le nom de ce groupe ? Godard a répondu à cette question lors d'un interview fait en 1970 par Kent E. Carroll :

" Question : Pourquoi avez-vous pris le nom de Groupe Dziga-Vertov?

Godard : Il y a deux raisons. La première est le choix de Dziga Vertov, la seconde le choix du nom Groupe Dziga Vertov.

Le nom du groupe n'est pas pris pour élever une personne, mais pour brandir un drapeau, pour indiquer un programme.

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Pourquoi Dziga Vertov ? Car au début du siècle il était un véritable cinéaste marxiste. En faisant des films, il contribuait à la Révolution Russe. Il n'était pas uniquement un révolutionnaire.

C'est un artiste progressiste ayant participé à la révolution et il est devenu un artiste révolutionnaire à l'intérieur de la lutte. Il a dit : Le devoir d'un cinéaste -kinoki- n'est pas de faire des films -en fait kinoki ne veut pas dire cinéaste mais ouvrier du cinéma- , mais de faire des films au nom de la Révolution Prolétarienne Mondiale. "

Le groupe Dziga-Vertov s'efforcera alors de reprendre le style et les thèmes chers à Dziga Vertov.

Tout d'abord, il va reprendre une idée essentielle du cinéma de Vertov : Vertov filme la matière brute, accumule images et sons sans aucun souci de fiction. Pour les mettre en place, il refuse de les interpréter selon la méthode traditionnelle, ce montage qui organise, impose un ordre rassurant à la matière.

Pour Dziga Vertov, il s'agit de dénoncer l'ordre dominant sans recourir aux trucs du " langage cinématographique ".

Le film " En Avant les Soviets " illustre cette démarche propre à Vertov. A travers la construction d'un barrage en Union Soviétique, il produit un hymne au monde du travail et à la machine, contre l'arbitraire de la nature.

Il commence par présenter des images d'éléments naturels, eaux et montagnes...

Puis il restitue la progression du travail : machines qui trépident, hommes qui se concentrent ou se démènent.

Le rythme s'accélère et le film s'achève sur l'image de grandes transformations.

C'est un cinéma qui se veut totalement au service de la révolution.Le Groupe Dziga-Vertov s'essaye à cette approche documentaire et propagandiste dans " British Sounds", qui retrace un moment de la réalité anglaise en 1968. Le film s'ouvre sur une chaîne de montage dans une usine d'automobiles.

Le film présente ensuite plusieurs discussions : ouvriers marxistes anglais, militants étudiants parlant de la sexualité et de la répression.

L'image devient slogan : si on parle de ventre, on vous montre un ventre. Ce film est un détournement de production, il avait été commandé par la BBC, on l'utilise pour donner la parole à ceux qu'elle n'invite jamais, l'ouvrier politisé ou l'étudiant révolté.

Nous n'allons pas passer en revue tous les films du Groupe Dziga-Vertov et vous invitons à les visionner ou re-visionner. Nous allons plus particulièrement nous intéresser ici au film " Tout va Bien ".

TOUT VA BIEN

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En 1972, Godard va tourner le film " Tout va bien " avec Jean-Pierre Gorin. Ce film est le film le plus célèbre du Groupe Dziga-Vertov.

A l'opposé des autres films du Groupe, celui-ci a été tourné en 35mm, et au lieu d'acteurs amateurs, Jane Fonda et Yves Montand vont jouer les rôles principaux.

Après quatre ans de travail, le Groupe a senti le besoin de s'adresser à plus de personnes, c'est pourquoi ils ont choisi ces deux acteurs, mais également car ils étaient connus comme étant de gauche.

Le financement du film a été fait par contrat avec la Société Paramount.

Dès la diffusion du film Godard a fait son auto-critique sur ce point, afin de casser la perception commerciale de ce film.

Godard et Gorin savaient très bien qu'un film commercial sur la classe ouvrière n'allait pas trouver de clients, y compris dans la classe ouvrière, alors ils ont dit ce qu'ils avaient à dire sur la classe ouvrière de France en 1972 par l'intermédiaire de l'amour de deux bourgeois .

Susan (Fonda) et Jacques (Montand) ont une relation compliquée.

Jacques a débuté dans le cinéma en écrivant des scénarios, il s'est radicalisé après Mai 1968, mais avec l'effondrement de la vague révolutionnaire, il a perdu tous ses espoirs et s'est rendu au système, désormais c'est un réalisateur de films publicitaires.

On voit une scène où, lors d'un tournage, il se trouve près du cameraman et sa voix est étouffée par le brouhaha du tournage.

Godard veut nous faire réfléchir sur le rôle de la pub dans la société de consommation et nous montrer que nous sommes bombardés par la pub, bombardement qui finit par jouer son rôle, ne nous laissant plus le temps de réfléchir.

Susan, la femme de Jacques, travaille pour l'American Broadcasting System (ABS, une radio), elle est envoyée en France pour analyser les événements politiques et culturels.

Tout comme Jacques, Susan est insatisfaite dans son travail : " Je travaille, mais je n'arrive nulle part…Plus j'avance moins je comprends. "

Les personnages de Jacques et Susan reprennent la contradiction si chère à Godard. En effet, l'un travaille dans l'image, l'autre dans le son. I

ls travaillent tous les deux dans le secteur de la communication, mais n'utilisent pas les mêmes moyens de diffusion. De plus, leur rôle ne prend de l'importance qu'au milieu du film, et tout le reste du film ils ont une position secondaire.

Le film se déroule en trois parties. La première partie se déroule dans l'usine Salumi qui produit des saucisses, des salamis…

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Susan, accompagnée de Jacques, se rend dans cette usine, afin d'interviewer le directeur sur les problèmes des ouvriers.

Mais à leur arrivée, l'usine sera occupée par les ouvriers.

Afin de donner une vision plus réaliste de cette séquence, Godard tournera l'occupation de l'usine en studio.

Commençant par un plan d'ensemble, on voit à l'étage supérieur de l'usine le bureau du directeur, en dessous huit bureaux, le quatrième mur a été enlevé laissant la caméra se glisser de droite à gauche, nous voyons se dérouler l'occupation.

Godard nous présente ensuite les trois forces présentes dans l'usine, en laissant la voix à chacune d'entre elles.

Tout d'abord le directeur prononce un discours, nous rappelant le Long Live Consumer Society de Saint-Geours, affirmant que les analyses marxistes sont dépassées car de nos jours la lutte de classes n'existe plus et il y a la solidarité entre les classes.

Ces propos servent plus à faire oublier les problèmes plutôt que de les résoudre.

Les ouvriers syndiqués à la CGT (sous le contrôle du P " C "F), ayant senti que le contrôle de la situation leur avait échappé, car ce ne sont pas eux qui ont décidé de l'occupation, condamnent celle-ci.

Leurs propos ont été pris de " La Vie Ouvrière ", et disent que l'occupation est une forme de lutte trop violente, et qu'elle apporte des questions difficiles à résoudre, c'est pourquoi il faut leur laisser le contrôle de la situation.

Lorsqu'un ouvrier pose une question, le représentant de la CGT répond par des statistiques et tourne autour du pot. La CGT n'apporte donc pas de solutions.

Une jeune ouvrière prend alors la parole, son discours a été tiré du journal La Cause du Peuple.

Elle parle de l'odeur de l'usine qui empeste et que pour se libérer de cette odeur elle doit acheter des parfums afin de ne pas être rejetée par son entourage, donc qu'elle est aliénée par la société de consommation.

Godard et Gorin donnent à travers tout le film divers messages sur la société patriarcale.

Lors de l'occupation, par exemple, une ouvrière appelle son mari afin de le prévenir qu'elle risque de rentrer tard : "Tu ne dois pas t'énerver. Vous aussi, vous vous étiez mis en grève...

Là c'est pareil. " Le mari de l'ouvrière, malgré qu'il soit un ouvrier aussi, a du mal à comprendre sa femme et a du mal à accepter qu'elle participe à l'action. Ceci sert à comprendre le niveau de conscience d'un ouvrier.

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Dans une autre scène, le directeur veut se rendre aux WC. Les ouvriers lui accordent trois minutes de même que lui ne leur accordait que trois minutes.

Mais le directeur n'arrivera pas à satisfaire ses besoins entièrement, et les ouvriers le ramèneront dans son bureau, et casseront la fenêtre pour qu'il puisse satisfaire ses besoins.

La troisième partie du film se déroule dans un hypermarché.

Cette partie a été filmée en plan-séquence, elle dure 10 minutes au cours desquelles on voit la caméra glisser de gauche à droite, filmant les 25 caisses en allant vers la gauche et revenant sur la droite.

Pendant le glissement de la caméra, on voit au milieu du magasin un stand où des jeunes du P" C "F vendent des livres à prix réduits. La question qui se pose alors est : Est-ce que c'est le P" C "F qui utilise le système, ou est-ce que c'est le système qui utilise le P" C "F ?

Les évènements se déroulant en France montre qu'en fait le P" C "F fait partie du système. Puis, on voit un groupe de gauchistes entrer dans le magasin, et criaient " Tout est gratuit ", voulant que l'hypermarché subisse une razzia.

Puis ils se battent avec la police.

Le film se termine dans un café, un homme est assis et une femme passe la main sur la vitre où est assis l'homme, puis elle s'asseoit à une table du café, et c'est l'homme qui vient 

passer sa main sur sa vitre.

On entend à la fin :

" Comment allons nous terminer ce film ? Ils sont dans une crise profonde…Disons qu'ils vont se remettre en cause…laissons-leur cela…Nous devons tous avoir une

histoire. La tienne, la mienne, la notre. "