LA MAÎTRISE DES RÊVES

Marc-Alain DESCAMPS

L A M A Î T R I S E D E S R Ê V E S

édi t ions universi ta i res

77, rue de Vaugirard, 75006 Paris

Ce livre a été écrit pour tous ceux qui souffrent en ce monde. Il leur est dédié. Puissent tous ceux qui connaissent la peine être délivrés de leur misère et de leur état phénoménal illusoire.

LE SAGE EST MAÎTRE DE SES RÊVES

© 1983 by éditions universitaires, Paris I S B N 2-7113-0235-0

Introduction

Les rêves ont une force considérable : ils sont la partie la plus profonde de nous-même. Par la maîtrise des rêves, vous allez pouvoir savoir vraiment qui vous êtes et ce que vous souhaitez réellement. En découvrant cette part profonde et méconnue, vous réaliserez votre intégration personnelle et une unité harmonieuse. Vous obtiendrez aussi la paix du cœur, qui marque l'entrée du chemin de la sagesse. Puis vous pourrez passer à un niveau créatif et utiliser vos rêves pour renouveler votre existence.

La maîtrise des rêves se réalise progressivement par de nom- breuses étapes. D'abord vient la maîtrise du sommeil : pouvoir se réveiller à volonté, puis s'endormir quand on le désire. Ensuite vient l'étape du rappel de ses rêves. Des techniques simples vous permettront de garder à votre réveil le souvenir de votre vie nocturne. Alors, et alors seulement, il deviendra possible de commencer à modifier des éléments de vos rêves. En affrontant les situations désagréables vous les changerez en actions bénéfi- ques. Lorsque vous pourrez, pendant un rêve, réaliser que vous êtes en train de rêver et continuer à rêver, vous aurez atteint le niveau des rêves lucides. Enfin en dirigeant vos rêves, vous saurez les utiliser comme des outils créateurs. La maîtrise des rêves est le passage d'images anarchiques subies, appelées rêves, à des scéna- rios produits volontairement, appelés songes ou vision de vérité.

Mais avant de traiter de la maîtrise des rêves, il convient, dans une première partie, de bien déterminer ce qu'est le rêve. Il fait problème dans notre civilisation et n'y trouve pas sa place. Il y a donc lieu de voir comment les différentes époques ont considéré le rêve et ce qu'il a pu leur apporter. Diverses attitudes sociales se sont opposées. Doit-on accorder la plus grande importance aux rêves et songes ou les mépriser, en considérant qu'ils ne représen- tent que des événements futiles et insignifiants ? D'où les recher- ches sur l'importance du rêve (chap. 1) et sur sa dépréciation, car nous nous sommes longtemps lourdement trompés à son sujet (chap. 2). Cela se comprend car le rêve pose le problème de ce qu'est le Réel et provoque une corrosion de notre confiance sur la valeur absolue de la vie journalière (chap. 3).

Les rêves ont été réhabilités par la psychanalyse, qui a montré, grâce à l'interprétation, qu'ils avaient un sens profond symboli- que et pouvaient nous révéler notre inconscient. Mais Freud en publiant avec le siècle son monumental manifeste Die Traumdeu- tung (L'interprétation des rêves, post-daté en 1900) lui donna pour exergue : « Flectere si nequeo Superos Acheronta mo- vebo », (Si je ne peux fléchir les Dieux, je retournerai les Enfers). La psychanalyse est donc née d'une déception. Elle n'explore les bas-fonds de l'âme que faute de pouvoir s'élever à ses plans les plus élevés. Toute sa vie Freud a considéré que l'exploration psychanalytique avait à voir avec la domination des démons et constituait la forme moderne de l'exorcisme. (« Celui qui réveille comme je le fais, les pires démons incomplètement domptés au fond de l'âme humaine, afin de les combattre, doit se tenir prêt à n'être pas épargné dans cette lutte » Dora. « La compulsion de répétition prête à certains aspects de la vie psychique leur carac- tère démoniaque» L'inquiétante étrangeté). A sa suite les psy- chanalistes n'ont interprété les rêves que faute de pouvoir les changer. L'ensemble des comportements humains ne se réduit pas à l'intérêt, au sexe et à la pulsion de mort. L'humanité cherche à s'en extraire, guidée par sa foi dans les valeurs. La psyché humaine est beaucoup plus complexe que nous le croyons. De nombreuses zones s'étagent en elle. Si elle s'enracine dans des marécages, elle se relie aussi aux forces cosmiques. Il est temps d'opérer le renversement salvateur. Après que la psychanalyse ait exploré le continent noir des pulsions inconscientes, les temps sont venus d'étudier le surconscient. De nombreux procédés exis- tent pour orienter l'homme vers les hauteurs, contribuer à l'éle-

ver au-dessus de lui-même et lui permettre de s'identifier avec ce qu'il a de meilleur en lui (chap. 4).

Notre sujet étant la maîtrise des rêves, nous n'insistons pas sur la simple interprétation, abondamment traité par ailleurs, ni sur les rêves prophétiques, thème débattu avec passion (chap. 5).

La démonstration de la maîtrise des rêves est désormais possi- ble, car le rêve est devenu une donnée scientifique moderne. Toute une série de découvertes récentes en ont renouvelé la conception et l'observation. Il n'est plus réservé aux seules incer- titudes de l'introspection. On sait que tous les humains font quatre ou cinq rêves par nuit, qu'ils s'en souviennent ou non. L'on a découvert qu'il était l'une des grandes fonctions du corps : il possède ses organes et ses conducteurs chimiques. Il est avec le sommeil et la veille, une des trois modalités de la vie. La psycho- physiologie l'appréhende depuis peu comme un objet détecté, mesuré et décrit par des instruments scientifiques (chap. 6).

Dans la deuxième partie, on étudiera les différentes techniques de MAÎTRISE DES RÊVES. C'est en effet un vaste domaine, qui offre la possibilité de suivre différentes voies. Chaque chapi- tre présentera les précieux enseignements et les techniques parti- culières d'une ou de plusieurs de ces voies. Nous les explorerons en détail de façon à ce que vous puissiez choisir celle qui vous convient le mieux. Des bibliographies spécialisées vous permet- tront d'approfondir encore ce choix.

Nous commencerons par les techniques pour se réveiller à l'heure fixée, s'endormir à volonté, se souvenir de ses rêves, puis nous définirons les différentes sortes de rêve subis et de songes produits (chap. 7).

La première voie est celle du rêve éveillé selon Desoille. Com- ment pouvoir faire un rêve sans dormir? Cette technique s'ap- prend durant une psychanalyse, qui a le mérite de nous montrer très clairement comment les rêves éveillés se transforment pen- dant cette cure thérapeutique. Ce que propose ce livre est d'en faire autant avec les rêves du sommeil. La maîtrise des rêves est pour nous une extension de la méthode du rêve éveillé de De- soille aux rêves du sommeil (chap. 8).

Mais le proverbe : « le sage est maître de ses rêves » nous rappelle qu'il s'agit d'une constatation fort ancienne. Nous ne prétendons pas proposer, à proprement parler, une découverte

scientifique. Notre seul but est de donner actuellement un statut scientifique à une longue tradition perdue ou cachée. L'enquête que nous avons menée nous a permis, en renouant des fils épars, de reconstruire une technique avec laquelle il va désormais être possible d'expérimenter. La seconde voie est celle de l'Antiquité, qui nous apprend à utiliser le songe thérapeutique ou incubation (chap. 9).

Par la suite de nombreux occidentaux ont obtenu la maîtrise de leurs rêves. Certains l'ont retrouvée seuls et par eux-mêmes sans aucune indication, même pas de lecture. Ils nous prouvent donc que c'est possible et vous apprendrez par cette troisième voie les techniques qu'ils ont utilisées et qui les ont mené au succès (chap. 10).

La maîtrise des rêves est non seulement fort ancienne, mais aussi répandue de par toute la terre. La voie la plus célèbre actuellement est celle du Peuple du Rêve, les Sénoïs, que nous sommes allés étudier par deux séjours dans les jungles de Malai- sie. Ils sont un exemple privilégié, qui nous fait entrevoir les conséquences sociales d'une telle pratique. Ils nous enseignent ce qu'une culture peut retirer de la pratique généralisée de la maî- trise des rêves, particulièrement dans le domaine de la coopéra- tion sociale (chap. 11).

La quatrième voie est sans doute la plus impressionnante. C'est celle des Indiens d'Amérique, pour lesquels l'obtention d'un songe créatif est la principale épreuve d'initiation des adoles- cents. Parmi eux, la relation la plus détaillée que nous possédons est celle des Indiens du Mexique, rapportée par Castaneda. Alors des techniques très précises de réforme de vie vous seront don- nées (chap. 12).

Enfin la cinquième voie est celle des traditions vivantes de l'Orient. Avec le rêve éveillé, elle est ce que j'ai commencé par pratiquer, de par mon initiation au Yoga et au Soufisme. Par son ancrage à des figures bénéfiques, c'est la voie noble et sûre. Ses enseignements se complètent par ceux des taoïstes et des lamas tibétains, dont la révélation est actuellement donnée à l'Occident (chap. 13).

Dans le quatorzième et dernier chapitre nous ferons la synthèse de ces précieux enseignements et établirons le programme prati- que de ce qu'il est possible d'entreprendre comme travail diurne et nocturne.

Il restera à envisager les conséquences et applications de la

maîtrise des rêves. Cette possibilité est désormais offerte à cha- cun et ce sans aucun danger. Sur le plan théorique, une telle découverte va enrichir les différents secteurs de la recherche scientifique et de la connaissance de l'homme. L'étude des états de conscience survigiles a inauguré la psychologie transperson- nelle, dont ce livre sur la maîtrise des rêves est le premier chapi- tre. Elle opérera une complète transformation de la psychologie.

PREMIÈRE PARTIE

Q u ' e s t - c e

q u e le r êve ?

CHAPITRE 1

L'importance du rêve

Le rêve est une autre vie qui accompagne toute notre vie. Il ne nous quitte pas de la naissance à la mort. C'est notre seconde vie qui constitue une double vie. Quantitativement, à 70 ans, nous aurons passé 23 ans à dormir et 5 ans à rêver. En fait, le rêve est plus de la moitié de notre vie. Il constitue le monde mystérieux de la vie nocturne, le royaume de la fantaisie, du ballet et du dérè- glement, le prodigieux bal masqué de l'obscurité. Le rêve est une source inépuisable de ravissement. Il est le cadeau et la récom- pense. C'est le suprême refuge où autrui ne peut nous suivre. Là, nous sommes chez nous, entre nous. Nous l'utilisons surtout comme processus de compensation. Tous nos échecs de la jour- née se rat trapent dans les rêves de la nuit. En compensant, nous nous récompensons. Ce cadeau inespéré nous fait sentir un avant goût du bonheur véritable.

Lorsque les yeux se sont fermés, les muscles relâchés, et que le sujet pensant s'est assoupi, séparé en quelque sorte de son corps, alors derrière les paupières closes s 'allument les feux d 'une étrange fête. La claire conscience du jour s'est dissipée pour faire place à l'imagination, la reine de ce bal à la fois interdit et masqué. Un kaléidoscope d'images vient tourner autour de nous. Désormais tout est possible et les difficultés laissent la place au succès. Tout ce que nous n'avons pas pu réussir se déroule har-

monieusement, conformément à nos vœux, dans un tournoiement d'images, qui nous laisse éperdu de bonheur.

Mais il ne suffit pas de la nuit car le rêve, de plus, déborde sur la vie diurne. Notre humeur du matin vient des rêves. U n rêve

heureux nous met de bonne humeur, sans que nous sachions exactement pourquoi. Nos vœux les plus secrets et les plus pro- fonds ont été comblés. Un cauchemar, même oublié, nous met à plat pour la journée. Par-delà notre humeur, c'est notre caractère et notre personnalité qu'il conditionne. Les rêves sont une part de nous-mêmes. Nous sommes nos rêves. En toute rigueur, on peut affirmer: «Dis-moi ce que tu rêves, je te dirai qui tu es». La psychanalyse nous le prouve tous les jours. Le rêve réalise la forme de l'idéal. Il symbolise le bonheur. Rien n'est plus impor- tant qu 'un rêve.

Pour le rêve, rien n'est trop grand, rien n'est trop petit. Il s'occupe des manifestations les plus insensibles de notre corps. Mais aussi il s'élève aux considérations les plus essentielles. Re- mettant sans cesse en question le sens de notre vie, il nous met continuellement en face du danger, du plaisir, de la souffrance, de l'angoisse et de la mort.

Aussi, le langage porte-t-il trace de cette importance du rêve. Lorsque l'on dit de quelqu'un « il en rêve », c'est qu'il s'agit pour lui d 'un désir ardent. Je m'exclame « j e crois rêver» lorsque ce que l 'on me propose est trop beau et comble mes attentes. « Le rêve, quoi ! » Une vie de rêve est une vie de château. Un voyage de rêve, une maison de rêve caractérise ce qui nous paraît parfait et idéal.

L ' A N T I Q U I T É a toujours accordé au rêve la plus grande importance. C'est un événement essentiel de la vie individuelle et collective. Il fut toujours considéré comme ayant un sens. Bien entendu il y a des rêves qui peuvent être magiques ou engendrés par des démons ou bien des êtres malfaisants, mais dans l 'ensem- ble les rêves sont considérés comme des messages des dieux. A Sumer, des rêves importants sont rapportés dans l 'épopée de Gilgamesh. Ce qui n'est pas étonnant puisque sa mère est donnée comme étant une prêtresse spécialiste de l ' interprétation des songes. C'est ainsi qu'il rêve plusieurs fois qu 'une montagne s'écroule, ce qui lui annonce qu'il vaincra ses ennemis. En Egypte aussi les rêves sont l 'objet d 'é tude de la part des prêtres et les rêves du pharaon sont considérés comme révélant le destin de son peuple.

Ces très anciennes traditions d ' interprétation des messages di- vins par les rêves sont reprises par les Juifs et se retrouvent dans la BIBLE. La constance de ce témoignage est de montrer que le dieu des Juifs est supérieur à tous les autres dieux, car il est le seul vrai dieu. Aussi, grâce à la protection de l 'Eternel, les Juifs seront-ils toujours plus forts que les meilleurs interprètes de tous les autres pays. On connaît ces récits célèbres où Joseph (Ge- nèse 40 et 41) interprète avec exactitude les rêves du panetier et de l 'échanson du pharaon, puis celui des sept vaches et des sept épis du pharaon lui-même. Ainsi les rêves vont être à l'origine de sa réussite ; il est vrai qu'ils avaient été aussi à l'origine de ses malheurs (La gerbe et le soleil, Genèse XXXVII, 5). Il en est de même pour Nabuchodonosor, roi de Babylone, qui ne pouvant faire interpréter son rêve de l 'arbre par tous les devins chaldéens, eut recours à Daniel (Daniel, IV, 16). Il n'y a rien d 'é tonnant à cette suprématie parce que le rêve est le moyen ordinaire par lequel l 'Eternel communique: «Yahvé dit : écoutez donc mes paroles, s'il y a parmi vous un prophète, c'est en vision que je me révèle à lui, c'est dans un songe que je lui parle » (Nombres, XII, 6). Et de fait, l 'aventure des Hébreux commence avec le songe de l'échelle de Jacob à Béthel (Genèse, XXVIII , 10). Et les rois et les prophètes par la suite recevront de nombreuses révéla- tions divines par les songes (Gédéon, Juges VII, 13) ; Salomon (I. Rois III, 5). Dieu parle régulièrement dans les songes (Job, XXXVIII , 4 et Psaumes 42,9).

Les évangiles, conçus comme un nouveau testament, conti- nuent à avoir la même conception des songes. Constamment, Dieu indique à ses élus ce qu'ils doivent faire par des songes. Joseph ayant découvert que Marie, sa promise, était enceinte, voulut la répudier secrètement. Comme il était dans ses pensées, voici qu 'un ange du Seigneur lui apparaît en songe lui disant de la garder avec lui, et il lui obéit (Mathieu I, 18). De même, les trois Rois Mages « ayant été instruits en songe de ne pas revenir vers Hérode, rentrèrent par un autre chemin» (Mathieu II, 12). « Après qu'ils se furent retirés, voici qu 'un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph disant : fuis en Egypte » (Mathieu II, 13). « Or Hérode étant mort, voici qu 'un ange du Seigneur apparut à Joseph en Egypte disant : lève-toi et rentre » (Ma- thieu II, 12). Les nouveaux théologiens rationalistes ou d 'obé- dience marxiste, peuvent avoir à ce sujet des interprétations modernistes ; il n 'en reste pas moins que les textes demeurent.

L'histoire de Jésus est à base de songes, par lesquels Dieu com- munique sa volonté, de sa naissance à sa mort (Ma- thieu XXVII, 19). Le tabou, qui faisait réserver le message de Jésus aux Juifs, n'est franchi que grâce à un rêve de Pierre (Actes des Apôtres X, 10).

Les premiers G R E C S appréciaient énormément les songes et leur obéissaient. Dans Homère, les interprètes de songes sont présentés avec faveur: Tirésias, Cassandre, Calchas,... Il nous indique que Calchas, le devin d 'Agamemnon, mourut de dépit d'avoir été surpassé par Mopsos. Et dans le « rêve de mort » de Rhésos, celui-ci meurt vraiment après avoir été tué en rêve par Diomède (Illiade, X, 497). La naissance des grands hommes est annoncée par des rêves prophétiques, ainsi la mère de Cyrus rêve qu 'une vigne pousse de son ventre et celle d 'Alexandre le Grand qu'elle est frappée par la foudre. Ce qui permettra plus tard à Alexandre de se dire fils de Zeus. A l 'époque hellénistique, le dieu du rêve s'appelle Bredzomantès, d 'où le nom bridzomancie, pour l'art d ' interpréter les rêves.

A Rome même, tous les rêves impressionnants, ou touchant la respublica, devaient être soumis au Sénat. Tite-Live nous indique qu'Atinius fut puni pour ne pas avoir prévenu les consuls d'un rêve important. Les Romains continuèrent donc d'agir comme le font tous les peuples primitifs par rapport au rêve. Polybe (X 2,9) nous rapporte que Scipion l'Africain, dit le Premier, le vainqueur d 'Hasdrubal et d 'Hannibal en 202 avant notre ère, devait à ses songes tous les brillants succès qui jalonnèrent sa vie. Une inspi- ration divine qu'il recevait la nuit le guidait. Cicéron, qui nous rapporte bien des songes importants, s'en est souvenu en écrivant le Songe de Scipion (République, Livre VI). Quant à Hannibal, il avait eu un songe qui l'avait déterminé : il avait vu un serpent effroyable qui le suivait partout et dévastait l'Italie. Bien d'autres rêves eurent des retentissements politiques. Calpurnia, la femme de César, l 'ayant vu blessé en songe, essaya en vain de le dissua- der de se rendre au Sénat, le matin de son assassinat, aux ides de mars -44. Par la suite, la Sybille de Cumes, dans son antre souter- rain, encore aujourd'hui si impressionnant, était une interprète experte des songes.

Pendant le M O Y E N - A G E , l'Eglise chrétienne accueille en- core avec faveur les interprétations de rêves et les Clés des Songes fleurissent. Saint Nicéphore, le porteur de la victoire, patriarche de Constantinople au I X siècle, a écrit une Divination

par les songes. En 1267, Thomas d'Aquin, dans sa Somme Théo- logique, est forcé de reconnaître que la divination par les songes n'est pas illégale. L'évêque Synésius, Scaliger et Pétrarque par- lent avec sérieux des rêves, et le grand mathématicien Jérôme Cardan leur consacra un livre en 1557. Puis les traditions d'inter- prétations des songes se perdent. Elles ne sont plus entretenues que par les Romanichels ; Cagliostro, en 1745, leur attribue l'ori- gine des clés des songes.

Mais de plus en plus, la divination par les songes disparaît et leur interprétation n'a plus cours que chez les gens incultes. Gérard de Nerval est peut-être l'un des derniers à écrire en leur faveur: «Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne, qui nous séparent du monde invisible».

BIBLIOGRAPHIE

Les deux recueils d'articles les plus importants sur ce sujet sont : Les Songes et leur interprétation, Seuil, 1959, 331 p.

CAILLOIS R. et VON GRUNEBAUM, G.E. : Le rêve et les sociétés humaines, Gallimard, 1967, 430 p.

CHAPITRE 2

La dépréciation du rêve

Nous sommes prompts à perdre confiance en nos rêves. Aussi le mépris du rêve est-il une attitude générale dans notre civilisa- tion technique et industrielle. Un rêve ordinaire n'est pas dénué de toute réalité ; mais, par opposition à la réalité quotidienne diurne, de la vie éveillée, nous en venons à lui dénier toute réalité. De nombreuses expressions manifestent cette déprécia- tion. L'ancien terme de songe est plus souvent usité à la place de rêve pour insister sur cet aspect dépréciatif. Les termes de rêve ou de songe peuvent donc être utilisés pour signifier : le peu impor- tant (le mal d'autrui n'est qu 'un songe) ; le sans consistance (un songe creux, un songe ridicule, « la gloire est le rêve d 'un songe » a écrit Lamartine), ce qui est pensé sans accord avec la réalité (une chimère est un songe), un des livres de Kant s'intitule Die Traüme eines Geisterschers, erlaütet durch die Traüme der Meta- physik (« Les rêves d'un visionnaire éclairé par les rêves de la métaphysique »), le faux (vous l'avez rêvé, vous l'avez vu en songe, tout songe est mensonge).

La critique du sens surnaturel du rêve paraît être un des pre- miers thème de l'esprit rationaliste. On peut en trouver l'origine jusque dans la Bible, en la personne de l'Ecclésiaste, ce sage amer et désabusé qui propose une origine humaine et non divine du rêve, lorsqu'il écrit : « Trop de préoccupation engendre le rêve ».

De même Homère cherche à résoudre la grande énigme des premiers hommes qui réfléchissent. Certains rêves sont prophéti- ques et disent le vrai, alors que d'autres ne sont que mensonges. Pour cela, il utilise le mythe, lorsqu'il indique que ce sont les dieux qui envoient les songes mais qu'ils peuvent sortir du ciel par deux portes : ceux qui prennent la porte d'ivoire sont faux et ceux qui passent par la porte de corne sont véridiques. Ici aussi, comme pour la science, c'est bien chez les Grecs qu'il faut cher- cher l'origine du rationalisme. La conviction que les rêves ne sont point envoyés par les dieux mais résultent des préoccupations de la veille se répandit de plus en plus en liaison avec l'incrédulité et l'esprit philosophique. On trouve trace de ces raisonnements dans le discours qu 'Hérodote prête à Artaban parlant à Xerxès : « Un songe, dis-tu, te visite, envoyé par quelque dieu et vient t 'inter- dire de renoncer à tes préparatifs de guerre. Mais, ô mon fils, il ne faut point voir là le doigt d 'un dieu. Car les songes qui errent vainement parmi les mortels sont ce que je vais t 'apprendre, moi qui suis ton aîné de bien des années : ces visions pendant le sommeil sont habituellement vaines lorsqu'elles se rapportent aux affaires dont on s'est occupé pendant le jour» (Histoires, VII, 16). Chez Platon, le même courant se marque par sa nota- tion : « Les bons se contentent de rêver ce que les méchants font en réalité». Par là, il indique le désir comme source du rêve, et insistant sur les mauvaises tendances, il semble faire du rêve le bourbier de l'âme.

Nous avons conservé les livres d'Aristote sur le sommeil, les rêves, et la divination dans le sommeil. Il reconnaît que certaines prévisions sont difficilement explicables. Mais les songes ne peu- vent venir de Dieu, puisque tout le monde en a. Dieu, en effet, ne les enverrait pas au premier venu, mais seulement aux hommes les plus sages et les meilleurs. Tout au plus sont-ils l 'œuvre des génies qui conduisent la nature. Le plus souvent, ce n'est qu 'une question de coïncidences. Ceux qui ont la tête déserte et vide ou les mélancoliques sont ceux qui ont le plus de rêves et sur le nombre il y en a toujours un qui finit par se réaliser. L 'on retrouve nettement chez Aristote l'esprit de suspicion et la criti- que philosophique qui lui font repousser tout ce qui n'est pas rationnel. Mais son opposition à la divination par les songes et à leur origine divine ne l 'empêche pas de tenir pour indubitable que les femmes, pendant leurs périodes, projettent des messages san- glants dans les miroirs rien qu'en s'y regardant.

Les penseurs et philosophes romains ont perpétué la critique serrée de l'origine divine des rêves. Pétrone ne manque pas d'affirmer que les songes ne sont pas envoyés par les dieux. Mais c'est surtout L U C R E C E qui, dans sa lutte antireligieuse fournit l'analyse rationaliste la plus précise des rêves, au livre IV du De rerum natura. Nous croyons voir des morts dans nos songes car la mémoire, inerte et alanguie par le sommeil, ne se rappelle pas que celui qu'elle croit voir est mort (758). En fait ce sont les simulacres qui jettent la terreur dans nos esprits (35). Il n'y a pas lieu de se laisser étonner par les rêves, ils ne portent en réalité que sur nos sujets d'intérêts : l'avocat plaide, le général bataille, l 'amoureux aime, comme les chiens et les chevaux courent en rêve. Mais, ce faisant, Lucrèce nous révèle beaucoup sur ses propres rêves. La description qu'il donne le plus souvent est celle de cauchemars. « Ils nous ont bien souvent arraché au sommeil

tout frissonnant et glacé d'effroi. Beaucoup poussent des gémis- sements de douleur et se débattent, emplissant l'air de leurs clameurs, comme s'ils étaient dévorés par une panthère ou un lion furieux. Beaucoup ont révélé pendant leurs rêves leurs se- crets et leurs crimes. Beaucoup affrontent la mort et éperdus de terreur ont peine après à reprendre leurs esprits» (963-1035). On comprend qu'avec un inconscient aussi troublé et ainsi chargé, on se trouve loin des rêves béatifiques de visions célestes. Si le « beaucoup » que Lucrèce emploie comme sujet n'est pas une simple projection personnelle, il faut croire que dans cette période tumultueuse du bas-empire les dieux s'étaient retirés au loin laissant l 'humanité en proie aux affres de ses tourments.

Le rationalisme bourgeois qui se développe à partir de la renaissance tiendra le rêve dans le plus grand mépris. Il lui reproche son absence d'ordre logique, le rêve est incohérent et n'a pas de suite, ou son absurdité, on fait en rêve des choses impossibles dans la réalité : voler dans les airs ou traverser les murs. Il présente souvent le contraire de ce que l'on désire, de ce qui est arrivé ou arrivera. Il est la suppression de tout sens critique et absence d'effort. C'est ainsi que MAINE de BIRAN, dans les Nouvelles considérations sur le sommeil, les songes et le somnambulisme, en 1815, en fait la forme passive de l'imagina- tion. Dans le rêve, des images de tous ordres se rassemblent autour d 'une sensation affective, le plus souvent interne, pour ne donner lieu qu'à des constructions anarchiques, grossières et in- compréhensibles. Cette conception du rêve va être celle que vont

se transmettre tous les philosophes ou essayistes. Le rêve fonc- tionne comme une entreprise sans directeur, dans le désordre et l 'incohérence. On la retrouve dans le livre de M A U R Y , Le

sommeil et le rêve (Didier, 1878). Le rêve est un désordre, ses agitations tumultueuses sont comme les contractions désordon- nées de la danse de Saint-Guy. L'esprit privé de commandement et d'unité fonctionne tout seul et ses productions sont semblables « aux sons que produit un homme inexpert en musique en faisant courir ses dix doigts sur les touches de l ' instrument ». Comme une femme de ménage qui essuie un piano, ne fait pas de la musique, le rêve est un raté de la pensée. La même analyse se retrouve dans l'article sur le rêve de D E L A C R O I X (in Nouveau traité de Psychologie de Dumas). Le rêve est la caricature de la pensée et il l'explique par l 'abaissement du niveau mental, assoupi dans le sommeil.

Mais peut-être, la conception la plus dévalorisante du rêve se trouve-t-elle chez BINZ (1879) : « Le rêve est un processus cor- porel, toujours inutile, souvent même morbide et qui est à l 'âme universelle et à l 'immortalité ce qu 'un terrain sablonneux recou- vert de mauvaises herbes et retiré dans quelque bas-fond est à l'air bleu qui le domine de si haut ». Au fonctionnement désor- donné, s 'ajoute l'idée de malsain et de malfaisance. Pour toute la psychologie classique pré-freudienne le rêve reste une saleté qui évoque le dépôt d'ordures. Il fait penser à l'image de Plotin des marécages de l'âme.

Ce courant dépréciateur du rêve domine toute la psychologie philosophique qui se veut rationaliste. Son aboutissement va se faire dans la conférence sur le rêve de B E R G S O N , prononcé le 26 mars 1901 à l'Institut Général Psychologique. Son intellectua- lisme l'a empêché d 'admettre Freud qu'il cite, mais sans en aper- cevoir l ' importance révolutionnaire. Justement parce que Freud n'était pas dans le courant de la psychologie française qui, de Maine de Biran à Janet, reste axée sur le primat de la volonté, de la tension, de la maîtrise de l'intelligence, de la force d'âme. Pour Bergson, dans le rêve l'intelligence tourne à vide et donne l'expli- cation la moins fatigante. De vagues sensations externes ou inter- nes (cénesthésiques ou phosphéniques) parviennent à l'esprit pendant le sommeil, des souvenirs de la veille ou des préoccupa- tions permanentes reviennent et « quand cette jonction s 'opère entre le souvenir et la sensation, j 'aurai un rêve». Le rêve rai- sonne trop, voulant donner une explication aux images incohé-

taire et la science matérialiste, elle est dans la matière dont la science explore les possibilités. Mais l'esprit, objet de la psycholo- gie, est une donnée tout aussi certaine. L'univers de la science n'est que sa construction. Tout savant est obligé d'affirmer la vérité de ses raisonnements. Et voici que la science a retiré à la matière sa réalité pour la résorber dans l'énergie.

Quant aux plus avancés des savants américains, atomistes ou astrophysiciens, ils arrivent à la conclusion que l'on ne peut rendre compte du monde sans une dimension de conscience. La véritable réalité serait-elle la conscience-énergie qu'affirme la tradition ? Les expérimentateurs du rêve affirment que la réalité matérielle est, elle, l'illusion. Ils retrouvent donc la conception hindoue de la maya, l'illusion perceptive de Berkeley. La percep- tion du monde, que l'on dit réelle, n'est qu'une construction hallucinatoire, pas plus importante que les autres, mais pas plus fausse. Nous sommes dans une bulle que nous transportons au- tour de nous. C'est ce qu 'on nous a appris dans l'enfance à percevoir, c 'est-à-dire à traduire les messages de l'énergie-cons- cience en les attribuant à une réalité matérielle inerte. La vision

rationnelle que nous croyons avoir du monde, n'est que notre interprétation à un certain niveau de conscience. La réalité des mondes derrière les choses est infinie, elle se découvre par le dévoilement successif de réalités parallèles.

Par les recherches sur la maîtrise des rêves, la vérification de

ces hypothèses nouvelles inaugure le programme de la psycholo- gie transpersonnelle.