la clinique du déni des actes criminels dans le domaine de l'agression sexuelle

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LA CLINIQUE DU DÉNI DES ACTES CRIMINELS DANS LE DOMAINE DE L'AGRESSION SEXUELLE François Morel ERES | Savoirs et clinique 2008/1 - n° 9 pages 16 à 20 ISSN 1634-3298 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-savoirs-et-cliniques-2008-1-page-16.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Morel François, « La clinique du déni des actes criminels dans le domaine de l'agression sexuelle », Savoirs et clinique, 2008/1 n° 9, p. 16-20. DOI : 10.3917/sc.009.0016 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.197.252.35 - 15/10/2013 21h58. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.197.252.35 - 15/10/2013 21h58. © ERES

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LA CLINIQUE DU DÉNI DES ACTES CRIMINELS DANS LE DOMAINEDE L'AGRESSION SEXUELLE François Morel ERES | Savoirs et clinique 2008/1 - n° 9pages 16 à 20

ISSN 1634-3298

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-savoirs-et-cliniques-2008-1-page-16.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Morel François, « La clinique du déni des actes criminels dans le domaine de l'agression sexuelle »,

Savoirs et clinique, 2008/1 n° 9, p. 16-20. DOI : 10.3917/sc.009.0016

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Distribution électronique Cairn.info pour ERES.

© ERES. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Peu de psychanalystes se sont intéressés à laclinique des crimes sexuels en se plaçant sur leterrain par le biais de la rencontre de nombreuxcas. Bien des travaux sur la clinique de la perver-sion ont été écrits, mais restent des travaux fina-lement assez spéculatifs, orientés par la logiquedu texte de Lacan « Kant avec Sade 1 », et ne seconfrontent pas avec la réalité clinique du crimesexuel. Pour cela, nous pouvons rendre hommageaux travaux de Claude Balier 2, fondés sur desobservations cliniques réelles et prolongées, puisthéorisés avec une inspiration kleinienne, en fai-sant souvent référence dans sa clinique à lanotion de l’archaïque, de conflits profondémentanté-œdipiens. Il a ainsi contribué à renouvelernotre regard sur la clinique de l’agressionsexuelle, auparavant assimilée de façon quasiautomatique à la perversion. Dans le crimesexuel, nous avons affaire à une clinique bien dif-férente de la notion classique de perversion.C. Balier trouve qu’il ne s’agit pas de sujets quiont affaire à une angoisse de castration, mais ilfait référence à une angoisse de néantisation, où

c’est la survie psychique qui est mise en jeu dansle passage à l’acte.

La question du déni en matière de crimesexuel est au premier plan de la clinique quoti-dienne des crimes sexuels (nous employons cemot au sens large, incluant donc crimes etdélits). On a même pu croire que le déni était unobstacle à l’approche clinique au point d’arriverau consensus qu’on ne saurait indiquer ouimposer un soin (le suivi sociojudiciaire) dansles situations de déni.

Je crois au contraire que le déni est fonda-mental, il est la clé de voûte qui permet d’ap-procher, de comprendre cette clinique del’agression sexuelle. Le déni est la clinique del’agression sexuelle.

LA NOTION DE DÉNI EN PSYCHANALYSEET L’OBSTACLE DU LANGAGE ORDINAIRE

Dans le langage courant, le déni a une défi-nition. Cette signification fait que ce mot est etreste avant tout entendu dans un discours reçu :

La clinique du déni des actes criminels dans le domaine de l’agression sexuelle

François Morel

François Morel a travaillé entre 1990 et 2007 comme psychiatre et psychanalyste à la prison des Baumettes à Marseille, sa pratiqueest d’orientation analytique.

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dénier est décrit comme une action illocutoire,donc au niveau de l’énonciation, c’est refuser dereconnaître la vérité d’une chose, sa valeur devérité. Le mot dénégation dans l’acception cou-rante n’est pas différent : il est simplement posécomme synonyme du mot déni. Ce poids du lan-gage courant ne peut être ignoré, en fait, quoiqu’on fasse, il reste tout à fait écrasant, et le lan-gage courant empêche d’entendre ce que le psy-chanalyste, le psychiatre ou l’expert dit enutilisant ce terme qui prend un tout autre sens, untout autre poids dans son vocabulaire. On ima-gine alors l’effet de l’emploi de ce terme dans lemilieu juridique, en cour d’assises, auprès desjurés, et l’extrême difficulté pour l’expert detransmettre sa valeur en psychopathologie. Unautre élément essentiel de cette définition ordi-naire, c’est l’action de refuser ce qui est dû (lavérité, dans ce cas). Alors le terme de déniconduit naturellement à entériner l’existence del’acte, donc la culpabilité, accompagnée, cerisesur le gâteau, du refus conscient et calculé dedire la vérité. D’où la difficulté qu’on aura àl’employer dans l’instruction, mais pensonsaussi à l’effet délétère qu’il peut avoir sur la pré-somption d’innocence.

Or le déni, pour le psychanalyste, pour lepsychopathologue, ne renvoie pas à la réalitédes faits, il renvoie à une position subjectivedevant l’évocation du fait.

Du point de vue de la psychanalyse,devant ce qui est appelé déni dans le langagecourant, le sujet peut occuper des positionsradicalement différentes.

LES TROIS NOMS DU NONEN PSYCHANALYSE : DÉNÉGATION, DÉSAVEU ET DÉNI

Avec Lacan, on peut décrire trois positionspossibles. Plus exactement deux plus une :deux manières de dire non et une manière deproprement dénier quelque chose, auxquellescorrespondent trois expressions que Lacan aextraites du texte de Freud, à savoir Verneinung(dénégation), Verleugnung (désaveu) (les deux

manières de dire non) et Verwerfung (rejet) (quientraîne le déni), caractérisant les trois posi-tions possibles du sujet. On voit que cela placele déni comme un indicateur très précis de lastructure. Ces positions renvoient respective-ment aux trois structures cliniques de lanévrose, de la perversion et de la psychose.

Le premier terme de Verneinung indique laprésence du complexe de castration, de mêmeVerleugnung témoigne également du faitqu’elle a été entraperçue, ce qui correspond àun « … mais si… (il y a un pénis maternel)… »,alors que le troisième terme, Verwerfung,indique un rejet définitif et radical de la castra-tion qui signe la psychose.

Lacan a commenté, dans ses Écrits 3, letexte de Freud sur la dénégation (Verneinung).Sommairement, on peut en retenir ceci : on nepeut dire non à une chose qu’après avoir consi-déré comme possible l’existence de cette chose,à partir du moment où il y a jugement d’exis-tence, c’est-à-dire qu’avant de pouvoir dire nondans la dénégation, il faut qu’il y ait eu jugementd’attribution, reconnaissance de la possibilitéd’existence. Pour illustrer la Verneinung, on peutprendre l’exemple d’un patron signifiant sonlicenciement à un employé par ces mots :« … vous êtes renvoyé, mais il n’y a rien de per-sonnel dans cette décision… », en fait on entendque c’est quand même un peu personnel, quec’est discutable, que l’existence du « personnel »est reconnue, dans l’aveu même de la parole,mais que la dénégation le refoule.

Il est rare de rencontrer en milieu carcéralune relation à l’inconscient marquée par ce typede dénégation, je n’ai pas trouvé de cas de crimesexuel dont j’ai pu dire que la position du sujetsoit de cet ordre. En dix-huit ans de pratique enprison, je n’ai rencontré qu’un seul cas qui pou-vait ressortir à cette position de la Verneinung. Ilne s’agissait pas d’un crime sexuel mais d’uninfanticide. Le père était incarcéré pour lemeurtre de son bébé, mort d’une hémorragiecérébrale. Quand je l’ai rencontré, il était d’unegrande tristesse, voire dans une certaine sidéra-tion, mais il se demandait comment cela avait

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bien pu se passer, où cela était arrivé. Commentavait-il pu donner ces coups mortels à son bébé ?Dans la baignoire ? Peut-être l’avait-il cognécontre le lavabo ? Avait-il été énervé par les crisde l’enfant ? Il s’interrogeait mais il avaitaccepté la possibilité de la culpabilité de cet actedont il était accusé, accepté d’être la cause de lamort, alors que trois jours plus tard, l’autopsiedevait révéler que le bébé n’était pas mort descoups du père. La dénégation ne portait pas surla culpabilité, mais sur sa propre innocence, et ilse sentait profondément coupable de ce qui étaitarrivé à son enfant, ce qui avait contribué à letromper comme les policiers et le juge l’ont été.

Le « mais si… » vaut également pour ledéni pervers (Verleugnung), l’insistance sur le« si » témoignant d’une prévalence imaginairede l’affirmation restée figée dans le discours, le« mais » indique qu’il y a eu au préalable unjugement d’existence de la chose : avant ledéni, la castration a été entraperçue. Freud,dans son texte de 1931 sur le fétichisme, donnela structure de cette position, quand il écrit quele fétiche est érigé sur l’autel de la castration.

J’ai pensé, au début de mon travail en pri-son, que je pourrais, voire que je devrais trou-ver des cas d’agression sexuelle marqués parcette structure freudienne de la perversion, pardes fantasmes pervers, par exemple dans l’ex-hibitionnisme, quand est mis en jeu le pénis enérection. Mes références étaient alors, au milieudes années 1990, celles du déni par rapport à laloi (la loi symbolique, la castration).

En fait, dans l’exhibitionnisme, qu’on ima-gine « simplement » pervers, je me suis trouvéface à des sujets qui présentaient un désarroifondamental dans leur rapport au symbolique.En lisant Lacan 4, j’ai pu mieux comprendre leprincipe de l’exhibitionnisme. Par exemple,comment un sujet, à défaut de pouvoir répondrede sa paternité, en vient, en appréhendantl’Autre symbolique inassimilable et rejeté par lavoie d’une appréhension purement imaginaire, àmontrer son pénis aux voyageurs d’un traininternational, juste après l’accouchement de safemme (situation de possible déclenchement

d’une psychose). Il s’agissait pour ce sujet derécupérer par le biais de l’imaginaire, de l’objetregard, un phallus forclos. On voit se dessinercomme un trajet du signifiant phallique forclosqui revient du réel. La pulsion sexuelle ne peuts’appareiller du phallus symbolique, ce qui estimpossible puisqu’il est forclos, elle a recours àla relation imaginaire dans ce face-à-face dupénis qui s’érige à la vue des voyageurs médu-sés. Le signifiant (ce qui le fait homme et pèreauprès de l’Autre) forclos de la chaîne du dis-cours du sujet peut ainsi garder un reste de pré-sence dans la relation imaginaire. Ce pénisexhibé n’est pas comme un fétiche érigé surl’autel de la castration, mais comme un ultimerempart devant le trou de la forclusion : le sujetne peut rien dire de ce calcul savant, au mieux ilpeut le décrire, et dire qu’il y a été poussé.L’Autre forclos revient dans le réel, et le sujet,par voie de suppléance, est conduit à s’y ratta-cher par le biais de l’imaginaire.

On peut retenir de cela que même desagressions sexuelles comme celles de l’exhibi-tionnisme considérées en général comme moinsgraves que les autres, souvent l’objet de plai-santeries, sont en fait des modalités de sup-pléance, des voies de secours pour appareillerla pulsion chez des sujets psychotiques.

Au-delà de l’exhibitionnisme, on trouveen matière de crime sexuel, en milieu carcéral,essentiellement cette forme radicale de déni quereprésente la Verwerfung. Celle-ci implique quele concept de la chose déniée soit absent radi-calement. Il n’y a plus la possibilité de dire ouiou non, puisque le concept même de cette chosen’est pas à la disposition du sujet, il n’y a pas eureconnaissance préalable de la possibilité deson existence. Cette absence radicale prend unesignification : elle signifie que, pour son auteur,l’acte n’a pas pu avoir eu lieu.

J’ai rencontré ainsi un homme d’une cin-quantaine d’années, trois fois incarcéré, à 20, 35et 50 ans, à la suite de plaintes pour viols surmineures : à chaque fois il s’agissait, pour lui,d’une erreur judiciaire, il n’avait commis aucunacte. Pourtant il avait été condamné par trois

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cours différentes, dans des départements diffé-rents. Comme je l’ai vu après le jugement, onpeut penser qu’il n’avait plus rien à perdre apriori à reconnaître une part de réalité dans lesfaits qui lui étaient reprochés. Il ne s’expliquaitpas du tout ce qui lui arrivait, alors que lespreuves étaient accablantes. Il était très bien inté-gré dans le système carcéral, il avait un travail,paraissait parfaitement pacifié. Ici, cet exemplede déni est radical, l’acte est littéralement et défi-nitivement non pas méconnu, car cela signifieraitque l’auteur ne veut pas le connaître, mais« inconnu du sujet » et inconnaissable.

Ce déni radical peut prendre aussi d’autresformes, dont l’une consiste dans le développe-ment d’une faculté d’interprétation de la part dusujet, qui se met alors en position de victime : iln’a pas commis les actes qui lui sont reprochéset il s’agit selon lui d’un complot familial quivise par exemple à le sortir de sa place familialede père, la motivation étant l’argent. Le déniexiste encore sous une autre forme : le sujetreconnaît l’acte mais il explique qu’il est tombésur des cas particuliers, il ne reconnaît pas yavoir été impliqué de sa propre volonté. Ainsil’exemple d’un beau-père accusé d’avoir eu desrelations avec sa belle-fille. Il se dit non res-ponsable car entraîné par l’attitude provocantede celle-ci, il y a eu, de sa part à elle, incitationà la jouissance, et il ne pouvait que se soumettreà la demande de l’autre.

On comprend à quel point la victimepuisse être révoltée par une telle thèse, et onentrevoit le rapport que la clinique du dénientretient avec la clinique des victimes d’agres-sion sexuelle. Mais on peut également déduirequ’il n’est pas souhaitable de soutenir ce dis-cours de victimisation qui reviendrait à fairedisparaître la clinique du déni et qui peut pro-voquer une aggravation post-traumatiqueimportante chez la victime, le personnage dia-bolisé de l’agresseur devenant alors un monstrede jouissance, car non seulement il a joui pen-dant l’acte, mais il jouit également ensuite dene pas le reconnaître. C’est pourquoi je pensequ’il serait important de transmettre aussi aux

victimes un regard différent sur la « psycholo-gie » de l’agresseur, sur le fait que le calcul del’acte et sa reconnaissance ne s’inscrivent pasdans la réalité psychique de l’agresseur.

LA CLINIQUE DU DÉNI, L’EXPERTISE, L’ÉTABLISSEMENT DES FAITSEN MATIÈRE JUDICIAIRE

Par ailleurs, avec la clinique du déni, se poseaussi la question essentielle de l’expertise. Com-ment transmettre, dans ce domaine, la clinique dudéni ? Que signifie le déni de ce point de vue ?L’expert est-il face à une innocence véritable ou àun mode de défense du sujet ? Quel est le poidsd’une autorité scientifique auprès d’un jury popu-laire ? Pour caractériser la position de l’expert, jedirai de façon imagée qu’il est « paralysé par lepull-over rouge ». Je fais ici allusion au derniercondamné à mort en France, accusé d’un crimesexuel pédophile. Pour lui, l’élément qui avaitdécidé l’accusation était venu de l’expertise psy-chiatrique, laquelle avait servi de preuve àcharge : l’accusé s’était effondré durant l’exper-tise et avait tout avoué. À partir de là, les expertsont refusé que leur expertise serve de preuve àcharge. Et, dans cette perspective, établir une cli-nique du déni risque fort d’être interprété commeun élément à charge, voire comme l’équivalentd’un aveu de culpabilité.

Freud avait déjà posé la question de l’éta-blissement des faits en matière judiciaire 5

(« Tatbestandsdiagnostik »). Son premier textesur la criminologie, science naissante à la fin duXIXe siècle, date de 1906. On peut lire, dans cetexte, son opinion sur le savoir du criminel, opi-nion avec laquelle je suis en désaccord, car elletient des idées reçues. Selon Freud, contraire-ment au névropathe, chez qui il n’y a secret quepour sa propre conscience, l’hystérique igno-rant quelque chose qui lui reste caché, chez lecriminel, il n’y aurait qu’une simulation de sonignorance, il connaît son secret et le cache, il ya un savoir du criminel sur son acte.

Or, il suffit de penser à Martha, le person-nage principal du film Bubble 6 qui nous a été

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remarquablement présenté par Brigitte Lemon-nier à l’occasion de ce colloque. Cette femmecollabore à l’enquête avec l’officier de police surle crime qu’elle a commis, on voit bien qu’elle nesait rien de ce qui s’est passé lors de son tête-à-tête avec sa jeune rivale qu’elle est accuséed’avoir tuée, on voit bien qu’elle n’a aucun savoirsur son crime, lorsqu’elle dit à son ami qui luirend visite en prison : « Tu sais bien que je nepeux pas être capable de cela. » Cela ne concordepas du tout avec la position apparente de Freud.

En fait, la visée de Freud n’était pas d’éta-blir une thèse sur le criminel, il refusait toutsimplement et définitivement que la psychana-lyse et les outils de la technique psychanaly-tique soient utilisés à des fins de diagnosticpolicier. Et pour cela, il n’a jamais collaboré,corroboré les investigations judiciaires, ou cri-minologiques qui s’emparaient de la psychana-lyse pour un autre but : l’établissement desfaits. Il est vrai que la difficulté est réelle, pourla psychanalyse, à s’engager sur la voie de lacriminologie, tout autant que de rester silen-cieuse, alors que tant d’accusés incarcérés relè-veraient plutôt de soins psychiatriques.

EN GUISE DE CONCLUSION : COMMENT TRANSMETTRE LA CLINIQUEDU DÉNI ?

Il y a une difficulté très profonde à trans-mettre la clinique du déni. Personne n’y croit,car c’est proprement inimaginable.

Sur la question de la transmission de cetteclinique du déni, je conclurai en me référant à

une analogie proposée par Freud en 1921 dans« Psychologie des foules et analyse du moi 7 » :l’analogie de fonctionnement entre le psychismeindividuel et la psychologie collective. Il y a uneinterrelation entre les deux : si la psychologieindividuelle a des effets sur la psychologie col-lective, les modifications de la psychologie col-lective, du fait de l’impact de nouvelles formesde vie communautaire (société de consomma-tion, vidéo, etc.) influent également sur l’agird’un certain nombre de sujets.

Or, en matière de psychologie collective,on voit effectivement que le déni existe aussi,quand une chose est dite ne pas avoir existé,quand elle n’est pas reconnue. Ce n’est pas toutà fait un mensonge car il s’agit de faits qui nes’intègrent pas dans le collectif, lequel se com-porte comme s’ils n’avaient jamais existé. Onpense entre autres à la difficulté de la psycholo-gie collective à reconnaître certains faits histo-riques. Les archives existent, et pourtant lestortures en Algérie, ça n’a pas existé ! De lamême façon, le génocide des Arméniens, de nepas être reconnu malgré les preuves, participe àcoûter à la Turquie sa place en Europe.

Ce refus radical et ruineux d’un collectif,d’une nation, à reconnaître un crime qui figurepourtant dans ses propres archives pourrait êtremis en parallèle avec le fonctionnement de lapsychologie individuelle du criminel sexuel.Peut-être cette analogie pourrait contribuer à latransmission de la clinique du déni et permettred’atténuer les préjugés que l’on peut avoir surles criminels en reconnaissant mieux lesmobiles de leurs actes.

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NOTES

1. J. Lacan, « Kant avec Sade », Critique, 1963, et Écrits, Paris, Le Seuil, 1966. Également Œuvres complètes du marquis de Sade, vol. 2,tome III, « Justine : la philosophie dans le boudoir », postface, Paris, Cercle du livre précieux, 1966.2. C. Balier, Psychanalyse des comportements sexuels violents : une pathologie de l’inachèvement, Paris, PUF (1er novembre 1999) ;Agressions sexuelles : pathologies, suivis thérapeutiques et cadre judiciaire, Paris, Masson (septembre 2000) ; La violence en abyme :essai de psychocriminologie, Paris, PUF (24 février 2005) ; préface de Voir – Être vu : figures de l’exhibitionnisme aujourd’hui, Paris,PUF (1er mars 2005), Champ psychosomatique, n° 38, 2005 : Les transgressions, L’Esprit du temps (2 septembre 2005).3. J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966. 4. J. Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, 1956-1957, leçon du 30 janvier 1957, Paris, Le Seuil. 5. Freud, « L’établissement des faits par voie diagnostique et la psychanalyse » (1906), trad. B. Féron, dans L’inquiétante étrangeté etautres essais (anciennement Essais de psychanalyse appliquée), Paris, Gallimard, 1985. 6. Bubble réalisé par Steven Soderbergh, 2006, USA. 7. S. Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921/1981), trad. P. Cotet, A. et O. Bourguignon, J. Altounian, A. Rauzy, dansEssais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.

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