koreana summer 2014 (french)

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ARTS ET CULTURE DE CORÉE VOL. 15 N° 2 ÉTÉ 2014 RUBRIQUE SPÉCIALE ISSN 1225-9101 LES HAENYEO DE L’ÎLE DE JEJU Les vaillantes moissonneuses des fonds marins ; La plongée, moyen de subsistance des femmes LES HAENYEO célèbres plongeuses de Jeju

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Koreana Summer 2014 (French)

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ARTS ET CULTURE DE CORÉE

vol. 15 n° 2

ÉtÉ 2014RUbRiq

UE SpÉCiALE

ISSN 1225-9101

LES hAEnyEO

DE L’îLE DE JEJU les vaillantes m

oissonneuses des fonds m

arins ; la plongée, moyen de

subsistance des femm

es

Les haenyeo célèbres plongeuses de Jeju

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Une maison pleine de clair de lune, sans portes et sans mursKim Hwa-young Critique littéraire et membre de l’Académie nationale des arts de Corée Kwanjo Photographe

La beauté des jardins coréens du XVIe siècle ne se réduit pas à un agencement paysager de l’espace et de l’eau, avec ses rochers, plantes et arbres bien entretenus dont le regard se délecte, comme dans ceux d’Occident ou du Japon. L’homme objective ses sensations, mais pour les lettrés coréens de jadis, pétris de pensée taoïste, le pay-sage n’était pas fait pour être regardé. Il fallait le vivre de l’intérieur, en s’y fondant. Ils n’élevaient pas de murs pour revendiquer la « pro-priété » des jardins. Ils ne cherchaient pas à cloisonner la nature, à la transformer ou à l’embellir par des artifices.

Ils se contentaient tout simplement de choisir le meilleur endroit possible sur une montagne, dans un bosquet de bambous, au bord d’un ruisseau, près de rochers laissés à l’état naturel, et y construi-saient leur maison blottie dans le giron de la nature. Elle n’avait pas besoin d’être grande, mais d’avoir une âme qui accueille la nature et se laisse investir par elle. Un poète d’alors célébrait ainsi son logis :

Après avoir vaqué à mes affaires pendant dix années, je me suis construit une petite chaumière, Une chambre pour moi, une pour la lune et une autre pour la brise légère, Comme ma chaumière n’a pas assez de place pour les montagnes et les ruisseaux, qu’ils s’enroulent autour d’elle.

— Song Sun (1493-1583)

Image de Corée

La maison d’été Soswaewon, à Damyang, dans la province du Jeolla du Sud, possède, de l’avis de tous, le plus beau jardin de

Corée. Cette saison radieuse a ouvert grand toutes les portes du modeste logis.

Les portes en papier de mûrier qui séparent la chambre du maru, le dedans du dehors, se remontent jusqu' au plafond.

Une maison débarrassée de portes et de murs pour ne laisser que des poutres.

Une chambre inondée de lumière, des bruits de la nature et des parfums du monde.

Cette rustique habitation n’est pas faite pour montrer objective-ment les arbres, les rochers du jardin ou le ruisseau.

Le dedans y est pareil au dehors. Homme et nature, ici en harmo-nie, ne font qu’un.

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Éditeur Yu Hyun-seokDirecteur de la rédaction Cha Du-hyeognRédactriceen chef Choi Jung-whaRéviseur Suzanne SalinasComité de rédaction Bae Bien-u

Choi Young-in Emmanuel Pastreich Han Kyung-koo Kim Hwa-young Kim Young-na Koh Mi-seok Song Hye-jin Song Young-man Werner Sasse

Conception et mise en pageAhn Graphics Ltd. 2 Pyeongchang 44-gil, Jongno-gu, Seoul 110-848, Korea Tel: 82-2-763-2303 / Fax: 82-2-743-8065www.ag.co.kr

Traduction Kim Jeong-yeon

AbonnementsPrix d’abonnement annuel : Corée 18 000 W, Asie (par avion) 33 $USAutres régions (par avion) 37 $ USPrix au numéro 4 500 W

Abonnement et correspondAnce

États-Unis et canadaKoryo Book Company1368 Michelle Drive, St. Paul MN 55123-1459Tel: 1-651-454-1358 Fax: 1-651-454-3519

Autres domaines, y compris la coréeFondation de Corée19F, West Tower, Mirae Asset Center1 Building, 67 Suha-dong, Jung-guSeoul 100-210, KoreaTel: 82-2-2151-6546Fax: 82-2-2151-6592

IMPRIMÉ EN ÉTÉ 2014Joongang Moonwha Printing Co.27 Shinchon 1-ro, Paju-si, Gyeonggi-do 413-170, KoreaTel: 82-31-906-9996

© Fondation de Corée 2014 Tous droits réservés. Toute reproduction intégrale, ou partielle, faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de la Fondation de Corée, est illicite. Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles des éditeurs de Koreana ou de la Fondation de Corée. Koreana, revue trimestrielle enregistrée auprès du Ministère de la Culture et du Tourisme (Autorisation n° Ba-1033 du 8 août 1987), est aussi publiée en chinois, anglais, espagnol, arabe, russe, japonais, allemand et indonésien.

Tout est parti de l’idée fort simple de donner la parole aux hae-nyeo elles-mêmes, comme le fait souvent Koreana en s’intéressant à ceux qui ont un parcours singulier. Si ces plongeuses en apnée de l’île de Jeju sont d’une bravoure et d’une endurance proverbiales, on en sait en revanche beaucoup moins sur la façon dont elles perçoivent leur métier et sur les conditions de vie très dures qui sont les leurs.

L’argument a ensuite pris corps au fil de plusieurs rubriques spé-ciales que leur consacre aujourd’hui ce numéro intitulé Les haenyeo, célèbres plongeuses de Jeju. Dans sa réalisation, celui-ci a fait appel à des écrivains et spécialistes de l’histoire de cette profession hors du commun, mais aussi du mode de vie et de la culture de celles qui l’exercent. Avec passion et discernement, ils ont su révéler les mul-tiples facettes de la manière d’être et de penser de ces femmes.

Si les haenyeo possèdent un exceptionnel savoir-faire dans leur métier, sa pratique ancestrale est condamnée à disparaître à plus ou moins brève échéance faute de stratégies visant à sa préservation. À cet égard, on ne peut que se féliciter de l’action entreprise par les pouvoirs publics et les milieux scientifiques pour obtenir leur inscrip-tion par l’UNESCO sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, une récompense bien méritée au vu des épreuves que les haenyeo ont à affronter dans l’exercice de leur pro-fession.

Sachant les dangers qu’elles courent pour glaner la manne des fonds marins, il semblera peut-être aberrant de vouloir préser-ver à tout prix une telle activité, mais un ensemble de mesures bien conçues ne s’impose pas moins pour perpétuer les valeurs dont ces femmes sont porteuses et conserver la richesse culturelle qu’elles représentent pour l’île la plus méridionale de Corée.

choi Jung-wha Rédactrice en chef

Lettre de la rédactrice en chef

Irremplaçables femmes de la mer

Publication trimestrielle de la Fondation de Corée

2558 Nambusunhwan-ro, Seocho-guSeoul 137-863, Korea

http://www.koreana.or.kr

rêve de haenyeo (1984) Kang Dong-un, encre et pastel sur papier, 162 x 130 cm. Né sur l’île de Jeju en 1947, l’artiste s’est toujours appliqué à montrer comment on y vit.

arts et Culture de Corée Été 2014

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rUbrIqUe spÉcIAle

Les haenyeo de l’île de Jeju RubRique spéciaLe 1

la longue vie d’une fleur éclose en merKoh In-o, doyenne des haenyeoHeo Young-sun

RubRique spéciaLe 2

Histoire et survivance des haenyeo de JejuYoo Chul-in

RubRique spéciaLe 3

Femmes de Jeju : une résistance et une vigueur acquises à force de plongéesJoo Kang-hyun

RubRique spéciaLe 4

Être haenyeo aujourd’huiLee Jin-joo

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DossieRs

le ddp: noUveAU repère d’une capitale tournée vers l’avenirGoo Bon-joon

DéfenseuRs Du patRimoine

la collection Kansong préserve depuis trois générations des formes d’expression visuelle de la pensée coréenneKoh Mi-seok

chRonique aRtistique

la culture taoïste coréenne ou la voie du bonheurAn Kyung-suk

escapaDe

Hadong : paradis de la littérature et du théGwak Jae-gu

iLs ont choisi LeuR voie

Kim nyung-man, photographe-archiviste des grands moments de l’histoireYoon Se-young

LivRes

Arirang in Korean cultureand beyondL’étude la plus exhaustive et approfondie

d’Arirang en langue anglaise

Charles La Shure

la terreLe premier roman moderne coréen traduit

à l’intention des lecteurs étrangers

Charles La Shure

ReGaRD eXtéRieuR

se perdre à séoul

Gilles Ouvrard

DéLices cuLinaiRes

le bingsu : le dessert glacé dont on raffoleYoon Duk-no

apeRÇu De La LittéRatuRe

coRéenne

de la légèreté des liens et des fautesChang Du-yeong

l’ongle du chefYun Ko-eun

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rUbrIqUe spÉcIAle 1 Les haenyeo de l’île de Jeju

La longue vie d’une fleur éclose en merKoh In-o, doyenne des haenyeoAprès soixante-seize années de travail en mer au large de Saekdal-ri, un village de l’agglomération de Seogwipo, la plus âgée des haenyeo de Jeju récolte avec toujours autant d’énergie algues, holothuries et troches. Par cette longue vie de labeur que partagent désormais sa fille et sa belle-fille, Koh In-o incarne toute la vitalité et la générosité des plongeuses de l’île.Heo Young-sun Poète | Cho Ji-young Photographe

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1 Bravant la mort à chaque plongée, les haenyeo, une fois au fond, se gardent pourtant de trop récolter et se contentent de ce que chaque jour leur apporte. 2 Doyenne des haenyeo, mais toujours pleine de vie, Koh In-o travaille avec joie aux côtés de sa fille et de sa belle-fille, qui assureront plus tard la relève, et elle se réjouit même quand elles ramassent plus qu’elle.

malgré l’âge. Au village de Saekdal-ri qu’elle habite à Jungmun, la première station balnéaire de l’île, elle vit au contact permanent de la mer, comme le reste de sa famille depuis des générations. Les motos sur lesquelles les haenyeo vont jusqu’à la côte s’alignent le long des champs de colza d’un jaune éclatant. Sur les collines que la mer entoure comme un paravent, toute sorte d’arbres croissent, se tordent et se recroquevillent sous le vent qui les gorge d’air salé. Ses collègues sexagénaires ou septuagénaires s’étonnent de la voir encore aussi alerte, comme si elle vivait une seconde vie.

« À son âge, c’est quelqu’un d’étonnant, d’incroyable ! Personne ne lui arrive à la cheville ! Elle a toujours de l’avance sur nous et elle est capable de porter des charges très lourdes. Nous, on se contente de suivre. C’est une « mère des mers » qui n’a pas son pareil dans tout le pays ». Koh In-o ramasse deux fois plus que ses cadettes du métier et il va de soi qu’elle est imbattable en durée de plongée. Elle connaît les fonds marins comme sa poche, ce qui lui vaut d’être surnommée « fille de la Déesse de la mer », et ne manque jamais à l’appel, même les jours sans soleil, sauf, bien sûr, ceux de grand vent.

l’important est de régler sa respiration !Cette femme passée maître dans l’art de la plongée déjeune d’un

simple morceau de pain après quatre heures de travail matinal en mer. Elle affirme n’y avoir jamais été en difficulté, mais c’est peut-être parce qu’elle en connaît les secrets depuis toujours, alors qu’en réa-lité, c’est surtout parce qu’elle n’est pas cupide. Les jours où elle ne travaille pas, elle fait de longues siestes car il faut savoir prendre le repos nécessaire quand on en a le temps.

Pour Koh In-o, la plongée fait partie du quotidien, de « l’ordi-naire » et elle s’y adonne tout naturellement, sans se poser de ques-tions, ramassant tout ce qu’elle trouve. « Quand je suis sur le point d’attraper une pieuvre avec mon sarcloir, si elle va se cacher entre les rochers, c’est impossible de la prendre. Avec un peu de chance, je réussirai peut-être le lendemain... J’ai ramassé des ormeaux plus gros que la paume de la main, à plus de dix mètres sous l’eau. » Elle pratiquait la pêche en eau douce avec autant de succès, ce que l’âge ne lui permet plus de faire. Plus jeune, elle était renommée pour son maniement du harpon. Aujourd’hui, elle a encore l’ouïe fine et la voix qui porte... Est-ce tout le secret de sa bonne santé ? L’alimentation a aussi un rôle à jouer : « Je ne mange que ma pêche du jour, alors bien sûr que je suis en bonne santé ».

Le moindre souffle en moins suffit pour passer de vie à trépas. « Il faut ramasser ce qu’on peut, pas plus. Si on en veut trop, ça ne peut pas marcher. Quand la mer est mauvaise, ce n’est pas le moment d’y aller. En tout cas, il ne faut jamais rester plus de deux minutes sans respirer ». Physiquement, pourtant, les choses ne sont plus ce qu’elles étaient. L’ancienne capitaine de haenyeo sait qu’elle a le souffle plus court et met toujours en garde ses collègues : « Il ne faut surtout pas être à bout de souffle. Même si on voit quantité d’ormeaux ou de

Palmes noires et tewak ronds dansent sur les flots. De loin, on dirait un chapelet bouddhique brillant sous l’éblouissant soleil

des mers du sud. Un moment après, des haenyeo dressent partout la tête hors de l’eau. Leurs sacs en filet débordent de troches, holo-thuries et algues. Dans leur combinaison de plongée noire, les plon-geuses ne tardent pas à sortir de l’eau, comme des sportifs quit-tant le stade après un match. Filet plein d’algues en bandoulière, ces femmes solidement bâties s’avancent résolument. Quand l’une d’elles retire son masque de plongée, apparaît un visage énergique sur lequel on ne saurait pas mettre un d’âge. C’est celui de Koh In-o, une haenyeo de Jeju qui, avec ses quatre-vingt-onze printemps, est la doyenne des plongeuses de l’île, puisqu’elle exerce cette activité depuis soixante-seize ans au large de Saekdal-ri, un arrondissement de Seogwipo. « Je viens de ramasser des algues, derrière ce grand rocher qui est là-bas loin, alors j’ai mis longtemps pour revenir. D’ici, on ne voit pas l’endroit ».

Fille de la déesse de la merSans s’accorder de pause, elle extrait un à un les lambeaux d’al-

gues, puis les étale sur les rochers de basalte qui lui tiennent lieu de séchoir et constituent son parc attitré. « Plus l’algue est douce et tendre, meilleure elle est ». Elle parle en phrases hachées et ses vieilles mains brillent au soleil en étendant les algues. Après avoir séché rapidement au soleil et au bon air de la mer, sa récolte sera apte à la vente. « La mer n’est pas mauvaise, mais on ramasse de moins en moins. Les pieuvres et les ormeaux se font rares ».

Si les prises ne sont plus aussi généreuses que dans le bon vieux temps, la mer n’en reste pas moins l’univers de Koh In-o. Depuis son enfance, elle y a toujours plongé et continue d’affronter les vagues

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« Quand je suis sur le point d’attraper une pieuvre avec mon sarcloir, si elle va se cacher entre des rochers, c’est impossible de la prendre. Avec un peu de chance, je réussirai peut-être le lendemain... Il faut ramasser ce qu’on peut, pas plus. Si on en veut trop, ça ne peut pas marcher. Quand la mer est mauvaise, ce n’est pas le moment d’y aller. En tout cas, il ne faut jamais rester plus de deux minutes sans respirer ».

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pieuvres, il faut d’abord remonter pour respirer, puis on peut redes-cendre pour ramasser. La vie ou la mort se jouent à trente secondes près ». C’est ce qui explique peut-être que les haenyeo de Saekdal-ri n’ont jamais d’accident de ce type, contrairement à celles d’autres régions. « Si on travaille seule, on peut certes ramasser beaucoup d’ormeaux et d’holothuries, mais on finit toujours par aller trop loin, si loin qu’on ne regarde plus s’il y a des gens à côté. » Dans l’exercice de leur métier, les haenyeo côtoient donc sans cesse le danger.

Exceptionnellement, il arrive à Koh In-o de plonger en apnée par plus de vingt mètres de profondeur. Elle suspend alors sa respira-tion pendant près de deux minutes. « Quand je descends au fond, j’ai l’impression d’escalader une falaise. À dix-sept mètres, déjà, il me semble que je vais mourir. La respiration n’est pas la même, sous l’eau. L’important est de savoir rester sans respirer ». Lorsqu’elle remonte à la surface, toute pantelante, l’air que ses poumons rete-naient prisonnier produit un fort bruit en s’échappant tout à coup et augmente encore plus quand elle se met à haleter. Plus elle a retenu son souffle, plus ce bruit semble plaintif, mais le ciel qu’elle découvre en émergeant fait de ce moment le plus sublime de tous. Est-ce ce miracle sans cesse renouvelé qui l’incite à repartir plonger ?

cette mer qui est toute sa vieQuand Koh In-o avait quinze ans, les vagues lui faisaient peur,

alors, jour après jour, sa mère la forçait à mettre la tête sous l’eau pour qu’elle s’y habitue. « Il te faut plonger pour gagner ta vie. N’aie pas peur ! ». Elle lui enseignait aussi quelques « trucs » pour mieux arrêter d’inspirer et expirer. Peut-être le physique robuste et la bonne capacité respiratoire qu’elle tient d’elle expliquent-elles aussi sa réussite dans le métier. Avec pour seule embarcation sa planche dite

tewak, Koh In-o s’est lancée dans la pêche sous-marine comme elle vaquerait à ses occupations domestiques. À Jeju, c’est ainsi que les femmes de la côte faisaient cet apprentissage auquel le destin sem-blait les vouer et elles s’y consacraient si pleinement qu’elles faisaient dire à certains : « Quand une haenyeo accouche, elle retourne dans l’eau trois jours après », ou encore « Une haenyeo en portant son cer-cueil sur son dos ».

Koh In-o est la plus grande des haenyeo de Saekdal-ri, comme on le lui répète depuis sa jeunesse. « Quand les gens me voyaient, ils disaient : « Regarde cette grande plongeuse ! » J’ai toujours été en bonne santé. Ma mère est morte assez jeune, à soixante-quinze ans, alors je croyais que ce serait pareil pour moi, mais je suis toujours en vie ! ».

Après avoir travaillé en mettant ses « petits yeux », c’est-à-dire des lunettes de plongée, elle en a aujourd’hui de plus grands grâce à un masque qui améliore sa vision. Tout en parlant, elle extrait les brins d’armoise qu’elle a placés dans ses oreilles pour empêcher l’eau d’y entrer et dont elle se sert aussi pour enlever la buée de ses « grands yeux ». Elle n’a pas toujours porté de combinaison de plongée car dans sa jeunesse, pour toute tenue, elle n’avait que ses sous-vête-ments composés d’une chemise légère en coton et d’une culotte. Elle lestait sa taille de gros poids en plomb auxquels venait s’accrocher le tewak, le sac en filet, les couteaux, le sarcloir et le harpon en bambou qui constituent son matériel. Par temps froid et venteux, elle grelot-tait et avait la peau toute rose quand elle sortait de l’eau. Le travail était dur dans de telles conditions, alors les haenyeo faisaient vite du feu sur la plage pour se réchauffer. Trois de ces « feux de camp » ont aujourd’hui disparu suite à la construction de digues. « Maintenant, nous portons des combinaisons de plongée en caoutchouc. On ne pouvait pas rêver mieux ! C’est vraiment formidable ! ».

Voilà bien longtemps que les haenyeo de Jeju, ces symboles de vigueur et de courage, quittent le pays pour travailler au Japon, en Chine et même à Vladivostok. Si Koh In-o n’est pas de celles-là, elle a écumé les côtes péninsulaires, à Guryongpo et Gampo, par exemple. « Quand je pars en mer, je me sens rajeunir et en plus, je gagne de l’argent en plongeant. J’ai tout à y gagner ! ». Les recettes tirées de son commerce lui ont permis de faire l’acquisition d’une maison et de champs, qui sont une récompense bien méritée.

la plongée sous-marine, fontaine de jouvence et source de revenus

Quand son premier mari, qu’elle avait épousé à l’âge de dix-sept ans, est mort à la guerre cinq ans plus tard en la laissant veuve avec une enfant à élever, elle aurait voulu le suivre dans la tombe, mais après bien des épreuves et beaucoup de chagrin, elle s’est rema-riée. Son époux en secondes noces étant agent de police, il n’a pas fait partie des victimes du soulèvement de Jeju de 1948. Quant à Koh In-o, c’est elle qui a initié ses filles encore adolescentes à la plongée.

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1 Kang Myeong-seon passe les journées où elle ne plonge pas à entretenir son matériel de plongée, mais aussi à s’acquitter de toutes les tâches nécessaires au bon fonctionnement de la coopérative de pêche de Saekdal-ri, du ménage à la programmation des plongées. 2, 3 Les touristes qui visitent l’île de Jeju vont souvent déguster les fruits de mer tout frais que les haenyeo rapportent sur la plage.

Comme elles avaient peur de l’eau, elle leur répétait ce que lui disait sa mère en son temps : « Si tu veux gagner ta vie, vivre vieille et en bonne santé, il te faut apprendre à plonger. Tes enfants pourront aller à l’école. Sinon, tu n’auras rien de tout ça. Alors, apprends le métier et rien d’autre ».

L’aînée, Kang In-ja, a aujourd’hui soixante-treize ans, mais elle est toujours aussi prise par ses mandariniers, dont elle fait la culture en plus de son travail de plongeuse. Quoiqu’ayant réussi dans cette activité, après son mariage, elle s’est plutôt consacrée à l’agricul-ture avec sa belle-famille qui possède des vergers. La cadette de ses filles, qui se nomme Kang Myung-seon, dirige à soixante-deux ans la coopérative de pêche du village de Saekdal-ri. Koh In-o a aussi pour belle-fille une haenyeo au savoir-faire éprouvé par trente-six années d’expérience et elle se dit heureuse de pouvoir exercer aux côtés de ces deux femmes qui perpétuent la tradition. Et d’ajouter qu’elle est encore plus contente quand celles-ci ont de meilleures prises qu’elle.

Une fille à la tête de la coopérative de pêche de saekdal-riOutre qu’elle est solidement bâtie, Kang Myung-seon n’a pas

besoin de maquillage pour avoir bonne mine. C’est elle qui assure la direction de la coopérative de pêche du village depuis onze ans, ce poste exigeant un grand sens des responsabilités et une bonne apti-tude à encadrer une équipe. Elle est également chargée de tenir le restaurant des haenyeo. Aujourd’hui, celles-ci ont travaillé de l’aube à la mi-journée et pour certaines, la récolte doit être meilleure que d’habitude. Sur les quatre mille cinq cents femmes réparties entre les dix-neuf coopératives de l’agglomération, seules vingt-trois font par-tie de celle de Saekdal-ri, où elles se sentent donc un peu en famille. L’effectif a un temps atteint trente et une personnes, mais il s’est

réduit avec les arrêts d’activité pour cause de départ en retraite ou de maladie.

C’est Kang Myung-seon qui, tous les matins, charge à tour de rôle telle ou telle femme du nettoyage de la plage et dans ce domaine, elle fait impitoyablement la guerre aux déchets en tout genre, ramassant même les baguettes jetables. À la voir faire, on n’est pas étonné que Saekdal-ri soit aussi connu pour la propreté de ses plages ! Les plon-geuses ont aussi pour principe de ramassage, pour les troches par exemple, de laisser de côté les plus jeunes et d’attendre qu’elles aient grandi pour les récolter. Si de telles communautés subsistent, mal-gré la pénibilité du travail effectué par les femmes qui les composent, c’est grâce à l’esprit d’entraide et au respect mutuel qui règnent entre elles. Kang Myung-seong est bien la fille de sa mère, avec son opti-misme, son air plus jeune que son âge et l’habileté avec laquelle elle découpe le poisson cru, mais d’abord et avant tout par sa maîtrise de la plongée. Il se peut aussi qu’elle possède de naissance cette capa-cité thoracique exceptionnelle qui lui permet de plonger par quinze mètres de profondeur. « Si j’attrape ne serait-ce qu’une holothurie ou un ormeau, je suis heureuse. C’est dur, mais c’est bon pour la forme physique, et en plus, j’adore l’eau. Il y a des jours où je ramasse beau-coup et d’autres où je reviens bredouille ».

Sur un mois de travail, les haenyeo exercent quatorze jours à leur compte et seize de manière collective. Dans le premier cas, elles vendent directement leur récolte aux touristes et les gains qu’elles en tirent peuvent alors aller de trois cent mille à quatre cent mille wons par jour, mais parfois bien moins. Les jours de travail collectif, la vente suit le même principe et si la recette globale du mois s’élève à quinze millions de wons, par exemple, près de sept cent mille wons sont alors perçus par personne. « Quelquefois, il nous arrive d’être

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stressées, mais par rapport à d’autres coopératives, il y a une bonne entente entre nous ». Si un problème important se pose, les haenyeo organisent aussitôt une réunion. Une bonne organisation est primor-diale dans un tel métier. Dans son exercice, il faut également respecter les règlements de la gendarmerie maritime, mais aussi, entre autres contraintes à s’imposer soi-même, préférer la pêche par deux plutôt qu’en solitaire pour avoir de l’aide en cas de danger, ne plonger qu’une minute à chaque fois et se limiter à quatre heures de travail par jour et à huit jours par mois pour éviter le surmenage. À soixante-dix ans et plus, les garde-côtes recommandent notamment de ne pas travailler plus de deux heures par jour, et encore faut-il que ce soit en eau peu profonde. Depuis le début de l’année, trois femmes de Jeju ont perdu la vie pour avoir oublié qu’elles avaient vieilli, comme c’est souvent le cas. À chaque fois, l’annonce de ces accidents mortels peine autant les haenyeo que si elles étaient personnellement concernées.

« J’ai beau dire à maman de prendre sa retraite, de ne pas sor-tir quand il fait froid, qu’il pleut ou qu’il neige, elle répond que si elle reste à la maison, elle passera tout son temps à dormir. Elle repart toujours, même après avoir ramassé les mandarines ». Koh In-o a mal au cœur en pensant à ses filles qui la plaignent aussi de conti-nuer à travailler à son âge. Elle demeurera à jamais leur refuge, leur éternelle maîtresse de la mer.

Kang Myeong-seon a un sourire heureux à l’idée que les haenyeo puissent un jour être inscrites au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, ce qui, d’après elle, ne pourrait que se répercuter sur leur situation. Sur les quatre filles et le garçon qu’elle a mis au monde, aucun n’a choisi de suivre cette voie difficile. Elle est attristée à la perspective de voir toute une lignée de haenyeo disparaître avec elle et celles de sa génération.

Une belle-fille rompue au métier de haenyeo par trente-six ans d’expérience

Pour la belle-fille de Koh In-o, hormis la fourniture gratuite de combinaisons de plongée, bien peu est fait aujourd’hui en faveur des haenyeo. « Ce dont elles ont besoin, c’est d’une amélioration concrète de leurs conditions de vie, et pas de discours au sujet de l’UNESCO ». Après le travail, les plongeuses sont dans un tel état d’épuisement que de retour à la maison, elles n’ont plus la force de bouger et de manière générale. Sujettes pour la plupart à des migraines chro-niques, elles absorbent souvent quantité de sédatifs, comme Koh In-o et sa belle-fille, ce dont leur estomac pâtit. Pour autant, leur doyenne d’âge estime que c’est à la mer qu’elle doit sa bonne santé. « Je me suis forgé une santé de fer en plongeant. Je m’ennuie à la maison, alors, tant que je serai valide, je continuerai à travailler ». Qui devine-rait que ce sourire jovial de petite fille est celui d’une femme bientôt centenaire ?

« Ieoseona ieodona / Ieodo sana hei / Notre bateau avance bien, ieodo sana / Quand ma mère m’a mise au monde / Un jour qu’il n’y avait ni soleil ni lune / Ieodo sana, il avance bien, il avance bien / Nous profitons de la vie, ieosana.... »

Près de l’île de Jeju où le printemps est arrivé, la mer résonne des accents joyeux du chant des haenyeo. Leur doyenne de quatre-vingt-onze ans qui sent la fin venir, sa fille de soixante-deux ans et sa belle-fille de soixante ans vivent toutes sur ces eaux inhospitalières dont elles vivent. Sur le long chemin sinueux de la vie, des fleurs s’ouvrent en mer.

Koh In-o est-elle attirée par la mer ou est-ce le contraire ? Cette grande dame qui a vu le jour sur la grande île volcanique de Jeju a vécu toute sa vie en mer sans cesser de frôler la mort. C’est la fille des volcans et de la Déesse de la mer.

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ormeaux bien goûteuse. Après en avoir retiré les viscères, on les fait sauter dans une cuillerée d’huile de sésame, puis on ajoute le riz trempé ou sec et bien lavé et on verse l’eau que l’on porte à ébullition. Il faut savoir que le riz trempé est d’une cuisson plus longue. Quand les grains ont gonflé, on ajoute la chair d’ormeau en veillant bien à ne pas faire bouillir trop longtemps l’ensemble au risque d’obtenir une consistance trop ferme.

L’holothurie rouge est elle aussi meilleure crue et c’est ainsi qu’elle se consomme à Jeju, alors que sur le continent, on l’a fait un temps cuire dans l’eau salée, puis sécher. Si la troche n’a pas un goût aussi prononcé que l’ormeau, elle se prête tout autant à la confection de bouillies, quand elle n’est pas additionnée à celle d’ormeaux. On peut aussi la manger crue, tout simplement, ou grillée dans sa coquille. Des troches cuites à la vapeur, émincées et assaisonnées sont une préparation vraiment délicieuse.

Quant aux algues, elles exigent d’être lavées à grande eau, mises à sécher et blanchies à l’eau bouillante jusqu’à ce qu’elles prennent une couleur vert clair. Après les avoir retirées de l’eau bouillante, on les rince plusieurs fois à l’eau froide, puis on les assaisonne avec de l’huile de sésame, quelques échalotes en tranches fines et du vinaigre ou du sucre, selon les goûts. Elles s’accommodent de plusieurs manières, comme dans les soupes de poisson ou avec la pâte de soja, qu’elle vient agrémenter en petite quantité. L’été, elle se prépare en soupe froide, tandis qu’en hiver, elle conviendra mieux à une soupe à la pâte de soja.

« Rien qu’avec ça, on a son repas tout prêt ! », s’exclame Koh In-o en tirant soudain un pot de son sac. Malgré sa couleur blanche qui rappelle un yaourt, il contient du shwindari fait maison par cette haenyeo elle-même. Cette boisson typique de Jeju, à base de lactobacillus aux vertus excellentes pour la santé, se consommait autrefois surtout en été. C’est à l’époque où les réfrigérateurs n’existaient pas encore, que les habitants, désolés de voir le riz se gâter, eurent l’idée de cette préparation. Elle consistait à broyer du levain, que l’on appelle nuruk en coréen, et à en mettre deux cuillerées dans trois bols de riz froid, puis à bien remuer le tout avant de le laisser reposer une nuit pour qu’il se liquéfie. Quand l’écume apparaissait, on y ajoutait un peu de miel et de sucre et on faisait bouillir l’ensemble. Il se servait froid dans des pots tels que ceux qu’utilise encore Koh In-o.

Les recettes de Koh In-o aux fruits de mer de Jeju

Tout est bon dans ce qui vient de la mer » affirme Koh In-o et de fait, les fruits de mer

prennent toujours place sur sa table. Pieuvres, ormeaux, holothuries, algues ou troches de la pêche du jour s’y succèdent. Quelle est cette manière particulière de les accommoder qui est certainement le secret de son grand âge ? « Des recettes ? Elles sont toutes simples », réplique-t-elle. Simples et légères. Elles s’opposent à la cuisine très relevée du continent en ne l’étant que modérément.

Voici par exemple une bouillie à la pieuvre qui constitue à tout moment de l’année un plat aussi sain que délicieux. Les pieuvres étant pourvues de nombreux tentacules qui ne cessent de se tordre, il est extrêmement difficile de les découper vivantes. Il faut donc le faire vivement, sur une planche à hacher, après les avoir lavées plusieurs fois à l’eau, puis on les fait sauter dans de l’huile de sésame en ajoutant riz et eau, sans cesser de remuer. Le riz peut être employé tel quel ou avoir trempé dans l’eau longtemps avant. On sale légèrement au moment de servir.

Si l’ormeau, qui est aussi cher que rare, est plus savoureux quand il se mange cru, on ne saurait se priver d’une bonne bouillie aux

«1 Koh In-o et Kang Myeong-seon ont fière allure quand elles se tiennent sur la plage dans leur combinaison de plongée, mais de retour au village et à son quotidien, elles redeviennent de gentilles mère et fille comme les autres.2 Les recettes aux fruits de mer de Koh In-o sont à son image : simples et modestes par leur assaisonnement modéré.

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histoire et survivance des haenyeo de Jeju

rUbrIqUe spÉcIAle 2 Les haenyeo de l’île de Jeju

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Située au large du littoral méridional sud-coréen, l’île de Jeju a su conserver ses particularités culturelles grâce à leur transmission d’une génération à l’autre. Les plongeuses que l’on appelle haenyeo sont les figures les plus emblématiques de cette culture originale. Dans les lignes qui suivent, nous nous proposons d’aller à la découverte de ces modèles d’endurance que sont les femmes de Jeju en remontant aux sources de leur activité et en évoquant sa poursuite actuelle pour mieux appréhender les manières de vivre et de penser propres à une population longtemps tributaire de la mer pour sa subsistance.Yoo Chul-in Professeur au Département d’anthropologie de l’Université nationale de Jeju | Kim Hung-ku, Ahn Hong-beom Photographes

De bon matin, les haenyeo partent vaillamment travailler, bien décidées à rapporter de nombreuses prises.

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Le mot haenyeo, qui se traduit littéralement par « femme de la mer », désigne une plongeuse qui pour gagner sa vie, va ramas-

ser ramasser des fruits de mer au fond de l’eau sans s’aider d’un quelconque dispositif respiratoire de plongée. On recense près de quatre mille cinq cents haenyeo sur l’île de Jeju que l’UNESCO a ins-crite en 2007 au Patrimoine naturel mondial sous l’appellation « île volcanique de Jeju et ses tunnels de lave ». Si la plongée en apnée est pratiquée un peu partout dans le monde, elle ne sert à assurer des moyens de subsistance qu’en Corée et au Japon.

À quelle époque les gens de l’île se sont-ils pour la première fois aventurés de cette manière dans les fonds marins, en quête de fruits de mer ? À en juger par les tas de coquilles vides d’origine ancienne qui ont été découverts à Sangmo-ri, dont celles particulièrement nom-breuses d’ormeaux et de troches, cette forme de pêche remonterait au troisième siècle avant J.-C. En revanche, rien ne permet de savoir si les premières plongées sous-marines eurent lieu dans ce but.

Selon une ordonnance relative à l’industrie de la pêche, on entend par « pêche sous-marine libre » celle qui est pratiquée « sans aucun dispositif respiratoire de plongée et à l’aide de crochets, sar-cloirs, couteaux ou autres outils servant à récolter et/ou ramasser des crustacés, algues et autres plantes ou animaux marins séden-taires ». Il faut attendre le XVIIe siècle, où se situe le milieu de la période Joseon, pour que des chroniques fassent état de femmes pratiquant cette plongée libre à l’image des haenyeo d’aujourd’hui. Cette activité était-elle circonscrite à l’île de Jeju ? Des traités réper-toriant la production des différentes provinces du royaume citent, dans le cas des zones côtières, dont à Jeju, les algues, les troches et les ormeaux qui sont les plus recherchés par les hanyeo. Ces ouvrages ne fournissent aucune explication sur les moyens par les-quels s’effectuait cette pêche. Les grands différentiels de marée du littoral péninsulaire permettant de trouver des ormeaux sans avoir à plonger, il est permis de penser que les hanyeo n’exerçaient qu’à Jeju, où elles plongeaient pour ramasser ces espèces en eau pro-fonde.

les haenyeo, plongeuses libres de JejuJusqu’à la fin du XVIIe siècle, des pêcheurs appelés pojak s’adon-

naient à la plongée libre au large de Jeju. Ils recherchaient sur-tout l’ormeau en eau profonde, les haenyeo se consacrant plutôt au ramassage des algues à plus faible profondeur. Comment expliquer alors que dès le tournant du siècle, la plongée ait été une pratique exclusivement féminine ? Cela résultait-il d’une évolution progres-sive liée à une meilleure condition physique des femmes pour la plongée ou du départ des pojak que des tributs exorbitants avaient chassés et dont les épouses supportaient désormais le fardeau à leur place ? Selon les documents traitant de ce sujet, la seconde hypothèse est vraisemblablement la plus juste.

Aujourd’hui, les hanyeo sont considérées être des pêcheuses pra-

tiquant la plongée libre selon un mode de production non plus tribu-taire, mais capitaliste, dont l’apparition s’explique par la plongée sai-sonnière à laquelle elles s’adonnent loin des côtes de Jeju. En 1895, l’île a vu arriver du continent des commerçants venus engager des haenyeo, moyennant un salaire fixe, le temps qu’elles travaillent au ramassage des algues sur les côtes méridionales et orientales de la péninsule. Les ports de Bangeojin et Pohang étaient le centre d’acti-vité des plongeuses japonaises dites ama, par transposition phoné-tique de haenyeo, lesquelles exerçaient au large de l’ancienne pro-vince japonaise d’Ise depuis 1883 environ. Avec l’arrivée des haenyeo de Jeju, leur présence allait se faire plus rare pour finir par dispa-raître tout à fait en 1929, ce qui suscite des interrogations.

Une fois en mer, les ama descendaient au fond de l’eau en s’aidant d’une corde lestée d’environ treize kilogrammes de métal afin d’y arriver aussi vite que possible. De même, quand elles remontaient, elles se faisaient hisser par le capitaine du bateau, qui le plus sou-vent n’était autre que leur mari, toujours au moyen de cette corde appelée inochitsuna, c’est-à-dire « corde de sécurité ». En revanche, les haenyeo de Jeju s’accrochaient en nageant au tewak composé d’une calebasse vide, comme elles le font aujourd’hui à une plaque de polystyrène, l’une comme l’autre étant tout aussi efficaces pour servir de bouée, en particulier loin des côtes, la plongée se faisant ensuite sans la moindre assistance. Outre qu’elles remontaient seules et sans corde sur l’embarcation, les haenyeo surpassaient les ama en productivité.

Si on trouve aujourd’hui des haenyeo dans les villages de la côte et sur quelques îles, elles sont de loin plus nombreuses à Jeju. Leur présence sur le continent s’explique par le fait que celles qui venaient de l’île pour la pêche saisonnière leur ont transmis leur savoir-faire en vivant à leurs côtés.

la vie de haenyeo à JejuSans le moindre équipement respiratoire de plongée, les haenyeo

de Jeju restent près d’une minute en apnée par une dizaine de mètres de profondeur pour récolter la manne des fonds marins. À raison de six à sept heures par jour en été et de quatre ou cinq, l’hiver, elles tota-lisent quatre-vingt-dix jours annuels de plongée. À Jeju, on ne naît pas haenyeo grâce à des caractères physiques particuliers, mais on le devient au fil des ans, par un travail sans relâche. Dans les années soixante, l’île de Jeju accueillait la plus grande population de plon-geuses et dans les villages du littoral, nombre de jeunes filles s’ini-tiaient au métier dans les eaux peu profondes des « petites mers ». Si elles y débutaient le plus souvent dès l’âge de dix-sept ans, pour y faire vraiment leur entrée, elles devaient avoir leur place autour de ce feu où les femmes viennent tantôt se changer, avant ou après le tra-vail, tantôt se réchauffer entre deux plongées.

Ces « places près du feu » qu’elles se ménageaient sur des plages radieuses en guise de vestiaires en plein air sont demeurées le sym-

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1, 2 Aujourd’hui encore, l’île de Jeju rassemble la plus grande population de plongeuses en exercice, qui a en outre la particularité de comporter quelques septuagénaires.

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bole de leur mode de vie traditionnel à Jeju. Au sens propre, c’étaient les lieux où les plongeuses faisaient du feu. Avec pour toute tenue de plongée des vêtements en coton ou en mousseline, séjournant long-temps dans l’eau glacée, elles avaient évidemment besoin de la cha-leur des flammes. Alors elles s’y chauffaient jusque dans le bateau qui les emmenait au large, comme c’était le cas dans certains villages. C’est dans la deuxième moitié des années soixante-dix que sont apparues les premières combinaisons de plongée en caoutchouc chez les haenyeo de Jeju. Dès lors, les feux d’autrefois se sont éteints un à un, cédant la place à de véritables vestiaires.

le profond ancrage d’une tradition communautaire Dès les années soixante-dix, la reprise du métier n’était plus dans

l’ordre normal des choses, son exercice résultant au contraire d’un choix librement assumé. Autrefois, les coopératives des villages de pêcheurs ayant la haute main sur les droits de leurs zones respec-tives, il fallait impérativement en faire partie pour travailler comme haenyeo. Celles qui s’imposaient dans le métier, le plus souvent après le mariage, s’inscrivaient à l’association professionnelle du village, qui était elle-même rattachée à la coopérative municipale.

Présentes dans chaque commune, ces associations de haenyeo ont un pouvoir de décision en tout, à commencer par les espèces qu’il est permis de ramasser et jusqu’aux congés accordés en cas de décès ou de mariage au village. Mises en concurrence dans l’exer-cice de leur travail, les haenyeo ne veillent pas moins à se protéger mutuellement de tout danger et sont pleines d’égards les unes envers les autres. C’est pour connaître à tout moment la situation de cha-cune qu’elles restent autant que possible groupées.

À propos des risques du métier, un adage bien connu des haenyeo de Jeju dit ainsi : « Gagne dans une autre vie et dépense ici-bas » à la manière d’une mise en garde. Quand vient le printemps, elles accom-plissent un rituel chamanique implorant la protection de la « Grand-mère du Roi Dragon », déesse de l’océan. Cette cérémonie leur confère aussitôt le titre de descendante de la déesse et crée ainsi des liens de solidarité entre les pêcheuses d’une même commune. Après avoir symboliquement répandu des grains de millet dans l’eau qui baigne la côte, elles prient pour l’abondance des prises.

L’art de la plongée ne s’apprend pas en un jour, mais au bout de nombreuses années d’expérience. Le savoir-faire résultant de cette pratique importe plus que la condition physique se mesurant en termes de capacité thoracique ou d’aptitude à séjourner dans l’eau froide. Les haenyeo de Jeju ont, gravée dans l’esprit, une sorte de carte sous-marine cognitive où figurent, entre autres, emplace-ments de rochers à fleur d’eau et d’espèces animales ou végétales. Il leur faut aussi parfaitement connaître les courants, les vents et les marées, l’ensemble constituant un bagage acquis au fil du temps et par d’innombrables plongées.

La plongée n’est pas un travail quelconque, mais un métier à part entière qui exige un certain savoir-faire. À Jeju, les plongeuses se classent en trois catégories selon leur niveau de maîtrise technique, qui leur confère une haute, moyenne ou faible qualification. Peuvent prétendre à la première des plongeuses confirmées par une longue pratique et une excellente connaissance des rochers immergés et des différentes variétés de fruits de mer. Elles doivent aussi savoir quels sont les jours propices à la plongée en fonction des conditions météo-rologiques et leurs prévisions s’avèrent d’ailleurs plus exactes que

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Sans le moindre équipement respiratoire de plongée, les haenyeo de Jeju restent près d’une minute en apnée par une dizaine de mètres de profondeur pour récolter la manne des fonds marins. À raison de six à sept heures par jour en été et de quatre ou cinq, l’hiver, elles totalisent quatre-vingt-dix jours annuels de plongée. À Jeju, on ne naît pas haenyeo grâce à des caractères physiques particuliers, mais on le devient au fil des ans, par un travail sans relâche.

celles de la météo marine elle-même.Comme le faisait remarquer l’une d’elles, la plongée s’apprend

par les sensations et de même que pour la chasse ou la pêche, les connaissances qu’elle exige ne peuvent se transmettre de manière théorique. Son apprentissage se fait par une pratique constante. Pour la haenyeo débutante, il peut se faire jusque dans les vestiaires, avant ou après la plongée, à l’écoute d’une autre hautement qualifiée qui lui apportera d’indispensables connaissances sur le métier, ainsi que sur les devoirs et égards à observer envers ses consœurs.

la plongée, une activité économique durable et respectueuse de l’environnement

Les haenyeo font à ce point partie de l’identité insulaire qu’il n’est pas un seul habitant dont la mère ou la grand-mère n’ait pas exercé le métier. L’image de la haenyeo sans peur franchissant sur d’énormes vagues avec son tewak symbolise l’esprit intrépide des gens de Jeju. C’est l’aridité des sols volcaniques qui a poussé ces femmes à prendre en main le destin de leur famille. Il en est même qui font don d’une partie des gains tirés de leur travail à la commune pour y faire construire une école.

Les haenyeo pratiquent la pêche par des méthodes tout aussi durables que respectueuses du milieu marin. La tentation de ramas-ser le plus de fruits de mer possible disparaît bien vite quand on ne peut rester qu’un certain temps en apnée sous l’eau. En outre, les saisons de récolte, durées de plongée et dimensions de fruits de mer adaptées à la pêche sont réglementées par les coopératives qui gèrent de façon autonome les zones de pêche municipales où exercent les haenyeo, ces organismes ayant aussi un droit de regard sur les techniques et outils employés. Pour les haenyeo elles-mêmes, la plongée est un « travail aux champs » où il faut « désherber » deux ou trois fois par an côtes et marais côtiers en retirant les mauvaises herbes pour permettre aux algues de grandir et d’être récoltées ou de nourrir les crustacés destinés eux aussi à la récolte. Elles ont aussi pour tâche l’ensemencement en troches et ormeaux des zones de pêche municipales et contribuent ainsi à la défense d’un mode de vie compatible avec le milieu naturel.

Il n’en demeure pas moins que les haenyeo voient leurs effectifs baisser d’année en année, au point d’être menacées de disparaître.

De vingt-trois mille en 1965, leur nombre est passé à huit mille quatre cents en dix ans, ce qui représente une diminution d’un tiers tout à fait considérable. Les décideurs politiques d’alors avaient tout misé sur l’essor de la culture des mandarines et la promotion du tourisme. Depuis, le déclin n’a fait que s’accentuer et les haenyeo n’étaient plus que quatre mille cinq cents à exercer il y a deux ans.

Plus rares, elles sont donc aussi globalement plus âgées qu’autre-fois. Alors que 31% d’entre elles avaient moins de trente ans en 1971, plus une seule n’a été recensée dans ce créneau d’âge en 2012 par une étude qui révélait en outre que la proportion cumulée de celles d’une trentaine et d’une quarantaine d’années ne représentait qu’en-viron 2% de la population. En outre, tandis que les jeunes sont rares à vouloir embrasser cette profession, l’absence d’âge de retraite carac-térisant celle-ci incite à travailler aussi longtemps que l’état de santé le permet, parfois jusqu’à quatre-vingts ans.

Pour que se perpétue le métier traditionnel de haenyeo à Jeju en vue de sa transmission aux générations futures, il est impératif de mettre au point un dispositif de protection visant à leur garantir des revenus stables et l’accès aux soins médicaux. À cet effet, les collecti-vités locales de la province de Jeju ont entrepris des actions sur plu-sieurs fronts, notamment par le soutien et la promotion de l’ensemen-cement en troches et ormeaux, par la fourniture de leurs œufs aux coopératives de pêche, par l’octroi d’aides à l’achat de tenues de plon-gée et par la mise à disposition de traitements médicaux gratuits en milieu hospitalier à l’intention des retraitées comme des actives. Enfin, après avoir consulté les coopératives de pêche villageoises, les autori-tés financent la formation au métier de haenyeo dans le cadre de plu-sieurs programmes.

Ceci dit, c’est aux haenyeo qu’il incombe de limiter la durée de leur journée de travail et le nombre de jours par an où elles plongent. Quand sera mis en place, à leur intention et avec leur coopération active, un dispositif de prestations sociales conçu à leur intention en matière de santé, de sécurité et de garantie des revenus, on sera mieux à même d’espérer voir les nouvelles générations prendre la relève dans l’exercice de ce métier. La poursuite de l’activité des hae-nyeo assurera du même coup la diversité des modes de production participant de l’économie du pays hautement industrialisé qu’est la Corée actuelle.

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femmes de Jeju : une résistance et une vigueur acquises à force de plongéesOn imagine sans mal la difficulté d’une plongée en apnée et c’est pourtant ce que font les haenyeo pour atteindre les fonds marins d’où elles ne remontent que le temps de reprendre haut et fort leur souffle avant de repartir. Ces expirations sonores qui dominent le bruit des vagues sont un hymne à la vie qu’elles chantent ainsi à l’unisson.Joo Kang-hyun Professeur à l’Université nationale de Jeju et directeur du Centre culturel maritime d’Asie-Pacifique | Lee Sung-eun Photographe

rUbrIqUe spÉcIAle 3 Les haenyeo de l’île de Jeju

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Il va de soi que l’île de Jeju n’a pas l’apanage de la pêche aux fruits de mer et qu’un ramassage était déjà pratiqué dans les cours d’eau

et océans bien avant l’apparition de la plongée sous-marine spor-tive si appréciée de nos jours. Il est même possible de situer les ori-gines de cette activité à l’aube de l’humanité. Dans des temps très anciens, des pêcheurs de perles glanaient déjà les richesses des profondeurs au large des côtes du Japon, de l’Indonésie, de l’Austra-lie, du Sri Lanka, du sud de l’Inde et d’Oman. Qui ne connaît pas aussi les pêcheurs d’éponges des Caraïbes et de la Méditerranée, du corail rouge d’Italie ou noir de la mer Rouge et des environs d’Hawaï ? Pour ce qui est du ramassage des moules, ormeaux, palourdes et autres coquillages, il remonte aussi à une époque reculée.

Lorsqu’ils ne récoltent pas corail, éponges ou coquillages, les plongeurs prêtent aussi la main à la pêche en posant les filets au fond de l’eau ou en rabattant les poissons sur ceux-ci, ainsi que vers les barrages, puis en recueillant les prises. Tous mettent leurs efforts en commun car l’esprit d’équipe s’impose dans de tels métiers.

Dans le monde entier, des hommes ont toujours plongé au risque de leur vie, sans le moindre équipement, en ne comptant que sur leur force pour faire leur travail, et cette façon de faire subsiste en bien des lieux. Les masques de plongée ne sont apparus qu’au siècle dernier et les combinaisons en caoutchouc garantes d’une bonne tempéra-ture du corps ne sont d’un usage répandu que depuis peu.

des plongeurs aux plongeusesLa Corée occupe une place importante dans l’histoire de la plon-

gée, car il ne faut pas oublier que celle-ci a longtemps été une acti-vité éminemment masculine. Les haenyeo, ces « femmes de la mer » de l’île de Jeju, y ont joué un rôle spécifique et aujourd’hui encore, elles sont en mesure de perpétuer la tradition en se regroupant au sein d’associations. Leur mode de vie a fait l’objet de recherches cen-trées sur différents aspects, notamment la continuité et l’organisa-tion rigoureuse de leurs activités professionnelles, le rattachement de leurs organisations aux structures municipales et par leur dimension rituelle.

Leur histoire a pourtant connu des périodes sombres. Les haenyeo furent un temps assujetties à l’impôt qu’elles étaient tenues d’acquit-ter en remettant une partie de leur récolte d’ormeaux aux adminis-trations concernées. Si rien ne les contraignait à pratiquer leur acti-vité jusqu’au milieu du XVIIe siècle, en eurent l’obligation dès lors que leurs prédécesseurs masculins, les pojak, cessèrent de l’exercer en raison de cette fiscalité. Pour se soustraire au fardeau accablant des impôts, les hommes étaient partis pour le continent et erraient sur la côte en tirant leur subsistance de la récolte des fruits de mer. Ils furent plus de dix mille à le faire et à la fin du XVIe siècle, les femmes étaient en beaucoup plus grand nombre qu’eux, ce qui finit par poser un grave problème.

Dans Un bref voyage en mer du Sud, la chronique qu’il fit de son

voyage à Jeju, un poète du milieu de l’époque de Joseon, Im Je, relate ces faits intéressants : « Tous les ans, à Jeju, une centaine d’hommes partis en mer n’en retournent pas suite à un naufrage. C’est pourquoi les veuves y sont plus nombreuses ». Ces circonstances poussèrent donc les femmes qui survivaient à leur défunt époux à reprendre son activité de pojak. Plongeant à leur tour dans l’eau glacée à moi-tié nues, même en hiver elles gagnaient toujours plus en endurance. Leur émouvante histoire a donné naissance à l’expression d’« île des femmes » par laquelle on désigne souvent Jeju.

les plages où les bébés pleuraient dans des paniersLe plus souvent, les plongeuses de Jeju étaient considérées avec

mépris. Pour une dame de la noblesse, il aurait été impensable de se tremper longtemps dans l’eau, car le sel marin ne pouvait que des-sécher la peau, ce que les haenyeo ne pouvaient éviter bien qu’elles en prennent bien soin. Dans un recueil de textes de Shin Gwangsu, un écrivain de la fin du XVIIIe siècle, une scène de plongée est évoquée par cette description vivante :

Entraînés subitement par le courant et ballotés en tous sens,Ils plongent sous les vagues comme des canardsEn ne laissant sur l’eau que leurs calebasses qui dansent.Quand les vagues bleues se brisent haut dans l’airEt ils font bien vite remonter les lignes accrochées aux calebassesEn expulsant l’air tout d’un coup dans un long soupir ;Ce son lugubre descend jusque dans le palais de la mer. Ils travaillent certes pour leur subsistance, mais pourquoi avoir choisi ce métier ?Est-ce l’appât du gain au péril de leur vie ?

Au cours de la première moitié du XVe siècle, un fonctionnaire municipal du nom de Gi Geon patrouilla un jour en mer tandis que faisait rage une terrible tempête de neige soufflant de l’ouest. Quelle ne fut pas sa surprise de voir plonger dans les eaux une multitude de femmes à peine vêtues, malgré la neige et l’âpreté du froid ! On raconte qu’il en fut bouleversé au point de ne plus pouvoir manger le plus petit morceau des ormeaux et troches que ces mêmes femmes apportaient pour payer leur tribut.

La requête suivante, que présenta au souverain le vice-premier ministre Shim Sang-gyu, au onzième mois de l’an 1824, figure dans Les Annales du roi Sunjo.

« Dans le froid de l’hiver, hommes et femmes dévêtus entrent dans l’eau en tremblant de tout leur corps pour ramasser des ormeaux et cueillir des algues ; ceux qui ont eu la chance de n’être pas emportés par les vagues et d’échapper à la mort sortent de l’eau, allument un feu sur la plage et rôtissent autour, leur peau se gerçant et se ridant alors tant qu’ils sont aussi hideux que des

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démons, mais ne sont récompensés de tous leurs efforts que par quelques ormeaux et une poignée d’algues et n’ont d’autre choix que d’essayer de joindre les deux bouts avec le peu d’argent qu’ils en tirent ».

Une misère sordide régnait en effet dans les villages de pêcheurs et nombreux étaient ceux qu’elle jetait sur les routes pour deman-der l’aumône, mais pire encore était le sort des plongeurs, comme le montre le texte cité plus haut. S’ils portent aujourd’hui des combinai-sons de plongée capables de maintenir l’organisme à sa température normale, ils plongeaient autrefois à demi-nus dans l’eau glacée, en plein hiver. En raison du peu de tissus disponibles, rares étaient les gens qui pouvaient s’habiller correctement dans la vie quotidienne, ceux de Jeju étant encore moins en mesure de se procurer une tenue adéquate pour plonger, d’autant qu’elle aurait subi une usure rapide dans l’eau de mer. Si les femmes ne se dénudaient pas entièrement pour plonger, elles ne portaient généralement qu’une culotte. Quant à leurs enfants en bas âge, elles les laissaient dans des paniers posés au bord de l’eau.

quand plongée et agriculture vont de pairÀ Jeju, une femme commençait à plonger dès seize ou dix-sept

ans, après s’être initiée au ramassage des troches ou géloses en eau peu profonde, près des côtes. L’apprentissage des techniques de plon-gée se faisait sur le tas de manière verbale. C’est au fil de l’expérience que les haenyeo accumulaient d’indispensables connaissances sur les outils de travail, les techniques de plongée et autres rudiments de la profession, ainsi que sur les bienséances à respecter entre col-lègues et sur les règlements en matière de ramassage et de vente. Autant d’éléments d’un savoir-faire qu’elles transmettaient à leur tour avec le temps et qui avaient force de loi à l’intérieur d’une même communauté. Elles s’acquittaient de ces obligations avec le plus grand sérieux, ne serait-ce que pour se prémunir elles-mêmes.

Pour se rendre jusqu’au lieu de plongée, elles gagnaient le large en bateau ou allaient à la nage à des endroits plus près des côtes. Elles recherchaient principalement les ormeaux, troches, palourdes, châtaignes de mer, holothuries, algues et géloses, mais plus parti-culièrement les premiers en raison de leur prix élevé. À l’arrivée du printemps, les restrictions portant sur les quantités de prises autori-sées étaient levées. L’été était la saison du ramassage d’algues appe-

lées Ecklonia cava que l’on arrachait au sarcloir et qui fournissaient un engrais donnant une terre si fertile qu’aucun autre n’était néces-saire pendant les trois années qui suivaient son emploi. Comme on le voit, le rôle des haenyeo ne se limitait donc pas au travail en mer.

Autrefois, ces femmes menaient souvent de front plongée et agri-culture, celle-ci leur étant tout bonnement indispensable pour obtenir quelques produits. Après avoir bonifié l’aride sol volcanique avec l’en-grais rapporté de la mer, elles entreprenaient semis et cultures. Sitôt revenues de la pêche, il leur fallait partir aux champs pour désherber avant de reprendre la mer quand les courants étaient favorables. Ces cultures exigeaient un dur labeur. Dans les îles du Pacifique, il arrive que des hommes pratiquant la pêche sous-marine s’adonnent aussi aux travaux des champs, mais il est rare qu’ils mènent ces deux acti-vités en parallèle avec autant d’ardeur. En outre, on peut affirmer sans exagération que les haenyeo de Jeju incarnent un modèle d’agricul-ture écologique en intégrant celle-ci à un écosystème par la produc-tion d’engrais.

des communautés professionnelles et rituelles qui se recoupent

Les haenyeo plongent dix à douze jours par mois. Pour partir en mer, elles se fient à l’un de leurs dictons qui dit à propos des marées : « Nous partons tout doucement à marée basse, tandis qu’à marée haute, nous nous jetons à l’eau pour aller au travail ». Il est préférable de s’abstenir de plonger dans une mer d’huile, c’est-à-dire que n’agite aucun mouvement, en particulier lors des marées à fort coefficient qui s’accompagnent de courants très forts, mais cela s’avère tout aussi dif-ficile quand déferlent de fortes vagues. Lors des grandes marées, des vagues de deux mètres peuvent produire sous l’eau le même effet que si elles étaient deux fois plus hautes. Quand une forte fait onduler la mer, les haenyeo sont si malmenées qu’elles seraient incapables d’at-traper le moindre ormeau, même si elles l’avaient en face d’elles.

Malgré la tenue de plongée, une fois sous l’eau, leur peau est aussi vulnérable que si elle était nue et le moindre poisson qui les frôle de trop près peut leur occasionner des blessures, sans parler des bancs de requins qui peuvent surgir. Quand les haenyeo glissent leur couteau dans la coquille d’un ormeau, comme elles le font parfois pour l’ou-vrir, il peut arriver par malheur que la corde qu’elles avaient enroulée autour de leur main vienne se coincer entre les deux valves, ce qui ne leur permet plus alors de remonter et les condamne à la noyade. Face

C’est au fil de l’expérience que les haenyeo accumulaient d’indispensables connaissances sur les outils de travail, les techniques de plongée et autres rudiments de la profession, ainsi que sur les bienséances à respecter entre collègues et sur les règlements en matière de ramassage et de vente. Autant d’éléments d’un savoir-faire qu’elles transmettaient à leur tour avec le temps et qui avaient force de loi à l’intérieur d’une même communauté.

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au spectre de la mort qui rôde sans cesse autour d’elles, les haenyeo se placent sous la protection des divinités chamaniques auxquelles elles vouent des rituels traditionnels comportant une cérémonie col-lective annuelle. Par-delà le domaine du travail, la vie communautaire s’étend donc aussi à la pratique religieuse.

Au sein de leur foyer, les haenyeo s’avèrent être d’excellentes ges-tionnaires du budget familial. L’argent durement gagné par la pra-tique de la plongée et de travaux de ménage complémentaires servira à faire l’acquisition d’un champ et à payer les études universitaires des enfants. Quant à leur santé, il va de soi que la pratique d’une acti-vité aussi dangereuse l’expose à certaines maladies professionnelles comme la maladie des caissons qui reste endémique, alors dès qu’elles ressentent les moindres maux de tête, il leur faut prendre sédatifs ou médicaments contre la grippe. Grâce à la meilleure pro-tection sociale dont elles bénéficient aujourd’hui, elles peuvent rece-voir des soins spécifiques en milieu hospitalier, tout en sachant qu’une guérison complète n’est pas envisageable.

Dans l’exercice de leur activité, les haenyeo ne se sont pas canton-nées aux eaux qui entourent l’île de Jeju et nombre d’entre elles sont parties pour les côtes de Busan, Ulleungdo, Dokdo et Heuksando, ainsi que vers d’autres régions coréennes, voire jusque dans des pays d’Asie du Nord-Est comme la Chine, la Russie ou le Japon. Celles qui se ren-

daient à l’étranger le faisaient au printemps et après avoir travaillé six mois, s’en retournaient l’automne venu. Il s’en trouvait même pour gagner Tsingtao ou Dalian en barque, après avoir ramé pendant plu-sieurs jours.

Pour faire l’économie d’un repas, elles prenaient soin d’emporter des grains de millet ou d’autres céréales et épargnaient ainsi grâce à leur frugalité. Les jeunes mères allaitaient même leur bébé en mer et celles qui étaient parties travailler sur le continent accouchaient par-fois sur le bateau qui les ramenait.

Les haenyeo qui nageaient d’ordinaire à proximité des côtes pre-naient parfois le bateau, par groupes de quinze à vingt personnes, pour atteindre des zones où l’eau est plus profonde. Elles quittaient leur île natale pour partir en terre étrangère lors d’un long voyage où elles mangeaient, dormaient et vivaient à bord. Selon des documents his-toriques, certaines s’engagèrent même dans la lutte pour l’indépen-dance, au siècle dernier.

En sondant les fonds marins à des profondeurs qui peuvent atteindre une vingtaine de mètres, les haenyeo accomplissent à n’en pas douter un exploit qui défie les limites de la résistance humaine, alors en évoquant la vie maritime de l’île de Jeju, on ne saurait en aucun cas omettre de parler de ces haenyeo qui en sont l’incarnation.

Lors des rituels du printemps, les haenyeo de Jeju prient pour être préservées des dangers et que la manne soit généreuse. Il peut s’agir de modestes pratiques villageoises ou de cérémonies grandioses comme le Chilmeoridang Yeongdeunggut de Jeju, que l’UNESCO a inscrit au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

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Pour se faire une idée du statut social d’un métier donné et de la manière dont il est considéré, quelques questions simples peuvent fournir de bons indicateurs : « Hésiteriez-vous avant d’indiquer la profession de vos parents ? », « Voudriez-vous que vos enfants fassent le même travail que vous ? ». Autrefois, les haenyeo et leur famille auraient été dans l’embarras pour y répondre, mais ces « femmes de la mer » se sentent désormais valorisées dans leur activité par la demande que vient de faire le gouvernement coréen à l’UNESCO de les inscrire sur la liste du Patrimoine culturel immatériel.Lee Jin-joo Rédactrice occasionnelle | Cho Ji-young, Kim Hung-ku Photographes

rUbrIqUe spÉcIAle 4 Les haenyeo de l’île de Jeju

Être haenyeo aujourd’hui

Quatre fois par jour, des haenyeo participent au spectacle sous-marin de l’aquarium géant Aqua Planet de Seogwipo, qui est le premier d’Asie par sa taille.

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Sur l’île de Jeju, les plongeuses sous-marines que sont les hae-nyeo, c’est-à-dire les « femmes de la mer », pratiquent depuis

des siècles la plongée en apnée pour ramasser au fond de l’eau algues et coquillages dont la vente leur permet d’assurer la subsis-tance de leur famille. Tout en ayant charge de famille, puisque les maris ne contribuent que rarement au budget familial, les haenyeo n’étaient jusqu’ici pas traitées avec le respect qui leur était dû, quand elles n’avaient pas à affronter des regards de mépris à cause de leur tenue révélant des parties dénudées de leur corps. Elles plongeaient dans l’eau glaciale pour élever ces enfants dont la plupart partiraient ensuite faire leur vie sur le continent. Aujourd’hui encore, ceux-ci avouent difficilement la profession de leur mère et cette dernière elle-même, si elle a une fille, souhaite rarement la voir l’exercer. Tel est le cas de Kim Eun-sil, une octogénaire mère de cinq enfants encore en exercice à laquelle le New York Times consacrait dernièrement un article et dont la seule fille ne sait pas nager.

Les statistiques ne font que confirmer le manque de considéra-tion dont souffre le métier chez celles qui l’exercent. Selon des statis-tiques rendues publiques par la collectivité locale de Jeju, les haenyeo ont vu leur effectif passer de vingt-trois mille à quatre mille six cents en trente ans et vieillir au point qu’il se compose à 40 % de femmes âgées de soixante-dix ans et plus. Au rythme actuel moyen de cent trente décès par an auquel disparaît cette population et sachant que seule une quinzaine de femmes embrassent la profession au cours de la même période, le phénomène devrait s’accentuer et la population de haenyeo se réduire à moins d’un millier de personnes au cours des vingt années à venir. Voilà un vieux métier dont il est certain qu’il disparaîtra à plus ou moins brève échéance.

Depuis quelque temps, un débat a lieu sur les mesures qu’il conviendrait de prendre pour faire revivre cette tradition. D’abord et avant tout, il serait bon que les pouvoirs publics octroient aux haenyeo le titre de détentrices d’une partie du patrimoine culturel, comme ils l’ont fait par ailleurs dans le domaine de l’art et de l’artisanat, tout en entreprenant des actions visant à promouvoir la profession auprès des jeunes et à assurer leur formation. La création de contenus cultu-rels évoquant la vie des haenyeo, sous forme par exemple de contes populaires ou de récits modernes mettant en scène des person-nages de « mère courage », de « filles de la mer » ou de « nouvelles sirènes » donnerait à n’en pas douter une meilleure image du métier. Il serait aussi possible de tirer avantageusement parti de leur savoir-faire professionnel dans la pratique de certaines activités maritimes et de sports nautiques tels que la plongée sportive.

D’ores et déjà, des actions sont en cours pour mettre en valeur la pêche sous-marine traditionnelle et assurer sa continuité aujourd’hui et demain. Les secteurs public et privé œuvrent de concert à l’ins-cription de ce vieux métier par l’UNESCO sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Les collectivités locales ont financé la création d’une école de plongée traditionnelle et l’organisation de

festivals prenant celle-ci pour thème. Les petits villages de pêcheurs proposent aux touristes logements et circuits de récolte de coquil-lages. Un studio d’animation insulaire réalise des dessins animés tels que Mongni la petite plongeuse ou Sojoongi, enfant de l’île dont les personnages s’inspirent de la vie des haenyeo.

Yi Han-yeong, qui anime une association à but non lucratif dite de préservation de la culture des haenyeo, a compris très tôt l’énorme potentiel que représentent ces femmes pour la création de conte-nus culturels. Après avoir été moniteur de plongée sur le continent, il est parti s’initier à la pêche sous-marine traditionnelle auprès de celles qui la pratiquent à Jeju. Son inscription à l’École Hansupul des haenyeo de Jeju, que dirige Yi Hak-chul, allait changer le cours de son existence, puisque l’homme a fini par s’établir définitivement sur l’île pour y créer une entreprise aux activités très variées allant de la fabrication de compléments vitaminés à base d’algues cueillies par les haenyeo à la vulgarisation de la plongée sous-marine sportive, en passant par l’événementiel, les spectacles aquatiques et le nettoyage d’aquarium. L’une de ces manifestations subaquatiques permet de voir évoluer les haenyeo, par vingt mètres de profondeur, dans le bas-sin géant de l’Aqua Planet, qui est le plus grand aquarium d’Asie.

Créé par la Division de l’aménagement maritime de la collectivité provinciale de Jeju et géré par Hanwha Hotels & Resorts, Aqua Planet surpasse par sa taille le célèbre Aquarium Churaumi d’Okinawa. Quant aux haenyeo qui s’y produisent, leur âge moyen dépasse soixante-dix ans et elles sont natives des villages de Sinyang et de Goseong où elles travaillent en coopérative. Leurs prestations suscitent l’enthousiasme, notamment chez le public adulte déjà au fait de la vie que mènent les haenyeo de Jeju. Des réactions aussi chaleureuses ne peuvent que tou-cher les intervenantes, en particulier les plus âgées d’entre elles qui s’écrient, les larmes aux yeux : « C’est la première fois de ma vie que je suis si fière de mon métier ! » ou « J’ai l’impression que mes rêves se réalisent ! ». Les plus célèbres d’entre elles donnent même des confé-rences et attirent l’attention des médias.

Yi Han-yeong rappelle qu’à l’époque où le pays s’industrialisait, le produit de leur pêche s’exportait au Japon et engendrait ainsi un apport substantiel de devises alors très précieuses. Par leur acti-vité, les haenyeo participaient ainsi à la création de richesses natio-nales outre qu’elles subvenaient aux besoins de leur famille. Yi Han-yeong estime qu’à l’heure où le secteur primaire est en déclin dans le monde entier, une telle contribution n’est plus envisageable dans quelque domaine que ce soit, sans oublier de souligner toutes les possibilités que laisse entrevoir leur tradition originale pour la créa-tion de contenus culturels spécifiques.

Une nouvelle vie à l’École des haenyeoParfois aussi, la vie de certains a changé du tout au tout après la

rencontre des haenyeo et l’École Hansupul des haenyeo de Jeju a joué un rôle capital à cet égard. Situé dans le village de pêcheurs de

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Quant à Chang Mee-rah, elle est venue sur l’île avec l’espoir de réussir à photographier les haenyeo, sans rechercher les sujets d’une réalisation artistique, mais en s’attachant à saisir des tranches de vie et pour ce faire, elle a décidé de plonger à leurs côtés. Au village de Seongsan où elle habite, elle participe aux spectacles de haenyeo, ce qui est inédit pour une personne n’ayant jamais exercé à titre profes-sionnel. Avec l’énergie de la jeunesse qui la caractérise, Chang Mee-rah répond toujours présente, à titre bénévole, dès qu’un coup de main est nécessaire pour effectuer certains travaux, comme la col-lecte des déchets rejetés en mer. Son rêve serait d’ouvrir un studio de photo pour se concentrer sur les plus vieilles des haenyeo.

Un festival et un musée consacré aux haenyeoL’automne venu, l’île de Jeju voit se dérouler le Festival des hae-

nyeo, une manifestation qui bénéficie du soutien de la collectivité pro-vinciale et qui se veut unique en son genre par l’intérêt qu’il porte à la vie des femmes. Quoique faiblement dimensionné lors de sa première édition, qui a eu lieu à Gujwa en 2007, le bon accueil que lui a fait le public a décidé ses organisateurs, quatre ans plus tard, à redoubler d’effort pour lui donner plus d’envergure en l’étendant à toutes les régions. Il rassemble désormais les haenyeo des quatre coins de l’île pour un grand défilé suivi de concours de natation et de plongée, parmi les nombreuses activités que compte sa programmation et qui font dire à certains qu’il s’agit de « mini-Olympiades des haenyeo  ». Lors de cette manifestation festive, les villageois sont invités à déguster une soupe aux nouilles dans une loge individuelle, tandis que touristes et autres visiteurs se voient offrir des ormeaux ou des ombrines jaunes.

Les plongeuses des différentes coopératives qui participent au défilé rivalisent d’imagination pour attirer l’attention du public, créant

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Hallim, dans la banlieue de la ville de Jeju, cet établissement vient de publier un appel à inscriptions pour sa prochaine session, la septième depuis sa création. Sur l’effectif moyen de cinquante élèves qui com-pose ses promotions, trente-cinq sont natifs de l’île, seuls dix étant originaires d’autres régions et cinq d’autres pays, mais cette année, soixante-dix candidats ont été exceptionnellement admis sur les deux cent quarante qui s’étaient présentés. D’année en année, les élèves venant du continent se font plus nombreux, ce qui s’explique par l’at-trait croissant qu’exerce la « vie lente » si particulière à l’île. Quoique l’école n’ait pas vocation à former au métier de haenyeo, il se trouve tous les ans deux ou trois femmes pour s’y inscrire dans l’espoir de l’exercer à leur tour, le plus souvent sur la recommandation de coo-pératives de pêcheurs. Deux femmes issues de la dernière promotion sont bien décidées à y parvenir. Très liées par leur amitié malgré l’âge qui les sépare, puisqu’elles ont respectivement vingt-sept et trente-neuf ans, Shin Dong-sun et Chang Mee-rah exercent pour le moment les professions de créatrice de sites internet et de photographe.

La première a fait bénéficier l’école de ses talents pour créer un site internet. Étant la seule fille de la famille, elle a dû se montrer convaincante pour faire accepter son choix à ses parents et dans ce but, elle leur a rappelé combien elle était heureuse quand ils l’emme-naient lorsqu’ils partaient pêcher en mer ou dans les ruisseaux de montagne. Cette future benjamine de la profession projette d’ouvrir un restaurant de fusion qui proposera des spécialités de fruits de mer auxquels s’ajouteront les produits de la pêche du jour. Elle épargne dans ce but grâce au salaire qu’elle perçoit de l’entreprise de techno-logies de l’information où elle travaille, dans le centre-ville de Jeju, et prévoit de s’établir dans le village de pêcheurs d’Aewol, pour y réaliser son rêve, quand elle aura trente ans, c’est-à-dire en 2017.

1 L’Île de Jeju s’emploie à valoriser le rôle des haenyeo dans la vie locale enles faisant découvrir au public au moyen de peintures murales et de personnages mis en scène avec beaucoup d’imagination dans différentes productions. 2 Le Musée des haenyeo de Jeju, dont la fréquentation annuelle atteint deux cent cinquante mille personnes, expose un ensemble d’objets et documents variés liés à ces plongeuses, dont du matériel et de nombreux textes. À l’entrée de cet établissement, on découvre une œuvre d’installation de Yi Seung-su.

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ainsi une atmosphère de bonne humeur par leurs tenues et compor-tements excentriques, comme quand elles arrivent juchées sur des vélos électriques ou en faisant semblant de ramer. Lors du dernier festival, les spectateurs ont chaleureusement applaudi la chorale des plongeuses de Hado, qui a pour nom Le temps des haenyeo. Les chants populaires mélancoliques qu’entonnent les haenyeo pour se donner du courage cédaient ici la place à un amusant répertoire inter-prété en patois auquel s’ajoutaient des chansons en coréen tout aussi gaies et pleines d’entrain. Le compositeur coréen Yang Bang-ean, tout aussi connu sous le nom de Kunihiko Ryo, qui vit au Japon et dont la famille est originaire de l’île de Jeju, s’était joint aux festivités en fai-sant don d’une chanson intitulée Fille de la mer.

Outre ce festival annuel, l’île propose toute l’année différentes for-mules de découverte aux touristes, dont les plus appréciées sont celles qu’offrent les villages de Sagye et Hado. Moyennant une modique somme comprise entre vingt mille et vingt-cinq mille wons, les par-ticipants y ont l’occasion de pratiquer la plongée en eau peu profonde sous la direction d’une haenyeo et pour cinq à dix mille wons de plus, ils pourront même ramasser conques, crabes, châtaignes de mer et autres fruits de mer. À Hado, les touristes se voient proposer des séjours avec hébergement en abri traditionnel dit bulteok tel que ceux où les haenyeo se changent et s’accordent un moment de repos. Cette

Selon des statistiques rendues publiques par la collectivité locale de Jeju, les haenyeo ont vu leur effectif passer de vingt-trois mille à quatre mille six cents en trente ans et vieillir au point qu’il se compose à 40 % de femmes âgées de soixante-dix ans et plus. Au rythme actuel moyen de cent trente décès par an auquel disparaît cette population et sachant que seule une quinzaine de femmes embrassent la profession au cours de la même période, le phénomène devrait s’accentuer et la population de haenyeo se réduire à moins d’un millier de personnes au cours des vingt années à venir.

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formule à dix mille wons est disponible tout au long de l’année, à l’ex-ception d’une courte trêve hivernale imposée par le froid, et les réser-vations s’effectuent sur le site internet du village. Ces activités de loisir culturelles ou maritimes représentent autant de débouchés écono-miques pour le village, selon le responsable de la coopérative de Hado.

Parmi les lieux touristiques les plus prisés, figure aussi le Musée des haenyeo de Jeju où j’ai été, pour ma part, particulièrement impressionnée par une photo en noir et blanc représentant une jeune plongeuse allaitant son bébé, tandis que son aîné de six ou sept ans se tient près d’elle, dos tourné au photographe.

Sur l’île de Jeju, on dit des haenyeo qu’elles sont les « mères de la mer ». C’est dans ce même musée, en réfléchissant au sens fon-damental de la maternité, que j’ai peu à peu trouvé la guérison. Par ailleurs, je n’étais manifestement pas la seule à éprouver ce senti-ment, à en juger par la demande qu’a faite un jour cette femme, mère d’un enfant de douze ans et habitante de la province de Gyeonggi, que le musée mette sur son site internet une vidéo montrant les hae-nyeo en train de lancer leur fameux sumbi sori. Ce son rappelant un sifflement s’échappe des poumons des plongeuses quand elles reprennent leur respiration en remontant à la surface, après l’avoir suspendue plusieurs minutes sous l’eau. Cette dame l’avait décou-verte par hasard dans ce musée, lors de son séjour sur l’île, mais nul doute qu’il ne l’a plus quittée à son retour sur le continent. C’est pour répondre à son désir de « l’écouter chaque fois qu’elle a le mal de vivre » que le musée avait mis ce film à sa disposition sur son site. Enfin, cet établissement propose aussi, en plus des expositions, une formule de découverte spécialement conçue pour les enfants et inti-tulée Petite haenyeo qui permet à ceux-ci de voir par eux-mêmes la manière dont vivent ces plongeuses.

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À l’époque de Joseon, du temps où elle s’appelait Hanyang, la capitale était

de dimensions beaucoup plus modestes et abondait en charmants hanok, ces mai-sons en bois à toit de tuiles d’autrefois. Les constructions les plus imposantes de cette ville bordée de tous côtés de montagnes étaient ses fortifications édifiées dans un but défensif. Ces remparts étaient percés de huit portes dont quatre orientées selon les points cardinaux donnaient accès à la capitale.

Un site au cœur de la capitaleL’une d’elles, dite Hunginjimun, c’est-à-

dire la « porte de la bienveillance », était plus connue sous le nom de Dongdaemun, qui signifie la « grande porte de l’Est ». Autour de cet accès, s’était développée toute une acti-vité de commerce et de transport qui allait connaître un essor rapide dans les années soixante et soixante-dix pour s’orienter vers une vocation purement textile dont la produc-tion allait devenir l’un des secteurs clés à l’ex-portation. Cette forte expansion allait entraî-ner l’apparition d’un immense marché où les usines toutes proches écoulaient leur pro-duction et qui allait peu à peu se transformer en une véritable ville employant des dizaines de milliers d’ouvriers, commerçants et créa-teurs de mode. C’est ainsi que Dongdaemun et ses environs en sont venus à occuper une place de premier plan dans l’industrie de la mode coréenne, au point que les vêtements et accessoires qui en proviennent relèvent pour les Coréens d’une « mode de Dongdaemun ».  

À sa situation privilégiée dans ce domaine, s’ajoutait l’intense activité sportive d’un grand stade qu’y avait construit le Japon à l’époque coloniale et qui comptait parmi les plus importants de Séoul jusque dans les

dossIers

Le Dongdaemun design plaza and park (DDP), dont l’inauguration récente a été aussi critiquée qu’applaudie, est appelé à devenir la vitrine du Séoul de demain. Le quartier qui l’entoure, Dongdaemun, regorge de vestiges témoignant de l’histoire six fois centenaire de cette métropole de dix millions d’habitants, auxquels s’ajoute désormais une vocation de centre de l’industrie coréenne de la mode. Cette réalisation expérimentale n’a ni plus ni moins pour ambition que de recréer une tradition dans ce lieu hautement symbolique. Goo Bon-joon Chroniqueur architectural et journaliste au Hankyoreh

Nouveau repère d’une capitale tournée vers l’avenir

1 Avec ses murs habillés de 45 133 panneaux d’aluminium aux dimensions et courbures différentes, l’immeuble du DDP fait penser à une énorme sculpture que l’éclairage intérieur fait scintiller dans la nuit. 2 À l’intérieur comme à l’extérieur, l’immeuble est une symphonie de courbes. Sous leur étendue blanche, les murs massifs abritent l’étonnant spectacle des ombres qui s’allongent sur les surfaces incurvées et créent une atmosphère irréelle où le temps semble s’être soudain arrêté.

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Aux confins du DDP, s’étendent les petites constructions du village culturel conçu par Zaha Hadid pour abriter différentes activités. Avec le paysage environnant, il s’intègre très bien à la topographie des lieux, ce dont sa créatrice est particulièrement satisfaite. L’existence même de l’horizontalité au milieu des gratte-ciel et centres commerciaux immenses tient véritablement du prodige.

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années quatre-vingts. Cette alliance d’archi-tecture traditionnelle représentée par l’ou-vrage défensif de Heunginjimun, d’installa-tions sportives en béton et de constructions commerciales aux innombrables magasins grouillant d’acheteurs ont fait de Dongdae-mun l’un des centres d’activité les plus dyna-miques de Corée sur les plans économique et culturel.

la création d’un lieu consacré au designLa métamorphose de Dongdaemun s’est

amorcée avec la décision de la Ville de Séoul de démolir l’ancien stade en 2008 pour créer un ensemble d’installations entièrement consacré à la mode. Communiquant avec le quartier de la mode situé juste en face de l’ancien emplacement des stades, ce com-plexe dit Dongdaemun design plaza and park (DDP) est appelé à devenir un nouveau centre de mode qui devrait jouer un rôle décisif à l’échelle nationale, en termes de croissance, tout en se classant parmi les principaux lieux touristiques de la ville. Si cette spécialisation correspond à la tendance mondiale actuelle pour les musées et salles d’exposition, il n’en

existe aucun autre d’aussi vaste et splendide qui soit exclusivement consacré à la mode. Par le montant des investissements qu’il a exigé, le DDP représente, dans le cadre d’un chantier public, la plus importante réalisation architecturale de Corée.

De par son envergure, le choix de l’archi-tecte chargé de sa réalisation a passionné l’opinion. Parmi les créateurs de renommée mondiale qui concouraient, l’État a retenu la candidature de Zaha Hadid, dont la marque de fabrique allie courbes et obliques se démarquant résolument des verticales et angles droits convenus. Le projet qu’elle avait soumis consistait à regrouper l’ensemble des installations à l’emplacement de l’ancien stade. Il prévoyait des constructions de faible hauteur occupant l’ensemble de ce vaste ter-rain et s’élevant progressivement en formant des vagues.

Entamée en 2009, cette réalisation futu-riste a, en prenant forme, éveillé un grand intérêt, mais aussi suscité bien des polé-miques. Ses détracteurs n’ont pas tardé à se manifester pour souligner de façon peu amène à quel point le bâtiment détonne dans

l’aspect d’ensemble de la ville, en particulier ses murs étincelants qui le font ressembler à un énorme vaisseau spatial. En revanche, ceux qui apprécient en elle un chef-d’œuvre unique en son genre sont persuadés qu’elle apportera un second souffle à la métropole.

l’esthétique architecturale de Zaha Hadid

Le plus frappant, dans le DDP, est évi-demment la démarche architecturale adop-tée par Zaha Hadid. Dépourvue de lignes et angles droits, sauf au niveau du sol, sa construction est la plus vaste au monde dans ce genre de l’architecture libre où murs, pla-fond et entrées ondulent en douces courbes asymétriques. Son enveloppe métallique est tout aussi originale, avec ses 45 133 pan-neaux d’aluminium de différentes tailles qui recouvrent toute la surface du bâtiment et transforment celui-ci en une gigantesque sculpture lumineuse quand il est éclairé de l’intérieur, la nuit.

En y entrant, ce que découvre le visi-teur n’est pas moins remarquable. À l’abri des regards extérieurs, une vaste étendue

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blanche projette de fascinantes ombres créées par sa surface incurvée et on se croi-rait sur une planète inconnue où le temps s’est arrêté.

La manière dont la construction structure l’espace extérieur est tout aussi intéressante à observer. Le DDP dresse sa masse qui se profile en ondoyant, mais recèle çà et là des recoins cachés. Entre des colonnes argen-tées, un étroit passage débouche soudain à l’air libre. Puis c’est un large couloir qui, telle une passerelle, enjambe en son centre l’agora située en contrebas. Des lignes à géomé-trie variable, un niveau au ras du sol et une ouverture de l’espace qui relient l’intérieur à l’extérieur sont des éléments garants d’une redécouverte originale de l’espace.

Le DDP accueille différentes manifesta-tions qui se déroulent dans le domaine du design, à l’occasion du lancement de pro-duits, de salons du design et d’autres acti-vités culturelles. S’il n’en est qu’à ses bal-butiements dans ce domaine, le DDP a déjà ouvert ses portes à des événements plus exceptionnels qui n’ont lieu à aucun autre endroit de la ville.

Au nombre de ses invités, se trouve notam-ment le prestigieux Musée d’art Kansong, qui est en Corée l’établissement privé le plus ancien dans le domaine de l’art traditionnel et qui dispose désormais d’une salle d’exposition permanente au DDP. Ces joyaux artistiques ancestraux ont ainsi pris place dans l’excep-tionnel décor de l’une des constructions les plus futuristes et modernes au monde.

Un repère pour tousEn même temps qu’un bâtiment au sens

habituel du mot, le DDP est un parc, comme son nom l’indique, ou plus exactement un « paysage intégré », en l’occurrence un parc présentant nombre d’aspects propres à un musée. Il a pour toit une colline arti-ficielle tapissée d’une pelouse aboutissant aux murailles d’époque Joseon, vestiges archéologiques de l’infrastructure urbaine. Aux confins du DDP, s’étendent les petites constructions du village culturel conçu par Zaha Hadid pour abriter différentes activi-tés. Avec le paysage environnant, il s’intègre très bien à la topographie des lieux, ce dont sa créatrice est particulièrement satisfaite.

L’existence même de l’horizontalité au milieu des gratte-ciel et centres commerciaux immenses tient véritablement du prodige.

Si Zaha Hadid figure aujourd’hui parmi les architectes les plus sollicités, c’est en raison de la manière particulière dont ses réalisa-tions révèlent la nature actuelle du monde. La variété et l’écoulement continu des lignes, en créant une fluidité dans l’espace, évoquent tout à fait la liberté et la flexibilité qui règnent dans le monde moderne, tout en nous invi-tant à rêver sur la technologie ultramoderne et l’avenir qu’elle laisse entrevoir.

« Monument horizontal », le DDP est représentatif de la tendance des grandes métropoles de ce XXIe siècle à édifier des bâtiments à l’intention d’un large public et à aménager des sites destinés à ses loisirs et à sa détente. À cet égard, le DDP s’inspire par-faitement de ces principes par son horizonta-lité qui se prolonge sans rencontrer d’obstacle jusqu’aux lieux publics de la cité.

Si l’opinion est très partagée sur sa conception puissante, voire révolutionnaire, il n’en est pas moins à l’image du dynamisme et de la complexité qui sont ceux de Séoul.

1 Le Pavillon d’exposition du design accueille actuellement une exposition temporaire qui rassemble des œuvres d’art et objets artisanaux provenant du Musée d’art Kansong. 2 Aménagé à l’intention des enfants, l’espace « Découverte du design » incite ceux-ci à imaginer l’avenir par cette activité.

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déFenseurs du patrImoIne

La collection Kansong préserve depuis trois générations des formes d’expression visuelle de la pensée coréenneChun Hyung-pil, plus connu sous le pseudonyme de Kansong, fut bien avisé en rassemblant ces œuvres et objets d’art importants qui sont les représentations visuelles de l’esprit coréen. Par la suite, ses descendants ont eu à cœur de préserver ces trésors pour les faire découvrir au public. L’amour et l’admiration de la culture coréenne qui se sont transmis à travers eux, sur trois générations, sont l’héritage le plus précieux laissé par cet illustre collectionneur. Koh Mi-seok Éditorialiste au Dong-A Ilbo 

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Un beau jour de juillet 1940, le grand collectionneur d’art Kan-song, de son vrai nom Chun Hyung-pil (1906-1962), s’arrêta

devant la librairie Hannam de Gyeongseong, qui est l’actuel Séoul. La Corée subissait alors le joug de la colonisation japonaise par le biais d’instances gouvernementales qui menaient une politique d’éradi-cation de la culture coréenne en imposant l’obligation de suivre tout enseignement en langue japonaise et d’adopter des noms et prénoms japonais. Voyant un commerçant réputé s’enfuir à toutes jambes et comprenant qu’un événement d’importance devait s’être produit, Kansong arrêta l’homme. Celui-ci déclara alors qu’il essayait de réu-nir une somme d’argent pour acheter l’original du Hunmin jeongeum, que l’on disait avoir été découvert à Andong, une ville de la province du Gyeongsang du Nord.

À ces mots, le cœur de Kansong se mit à battre à tout rompre. Selon le marchand, la valeur de l’ouvrage était estimée à mille wons, un montant qui équivalait au prix d’une maison convenable à toit de tuiles. Kansong lui remit alors une somme dix fois supérieure pour qu’il le lui obtienne coûte que coûte. Il avait résolu de mettre en sûre-té ce livre ancien qui exposait les grands principes de conception de l’alphabet coréen dit hangeul, certain que l’occupant le détruirait dès qu’il en apprendrait l’existence.

C’est dans ces circonstances que Kansong fit l’acquisition de cet ouvrage intitulé Hunmin jeongeum haerye (1446), c’est-à-dire « Expli-cations et exemples des sons corrects pour instruire le peuple ». Aujourd’hui classé n°70 des Trésors nationaux, il a été inscrit en 1997 sur le Registre de la mémoire du monde de l’UNESCO. Après l’avoir caché jusqu’à la Libération, Kansong l’a aussitôt porté à la connais-sance du public. Chun Sung-woo, son fils aîné aujourd’hui âgé de quatre-vingts ans qui préside la Fondation artistique et culturelle Kansong, y voit «  le plus grand trésor qui soit pour le peuple coréen, sur les plans à la fois historique et culturel », ainsi que la plus pré-cieuse des pièces composant la collection Kansong. Quant au han-geul, il constitue, comme l’explique Chun Sung-woo, la seule écriture au monde dont l’inventeur est aussi connu que ses objectifs et prin-cipes.

le maintien d’une identité nationale grâce aux vestiges du passé

Né dans une famille de grands propriétaires fonciers, Kansong a un parcours original de collectionneur car, s’agissant de céramique, de peinture ou d’autres formes d’art, il s’est toujours déterminé en fonc-tion de leur importance nationale, indépendamment de toute considé-ration de prix. C’est dans cet esprit qu’en 1935, il allait acquérir d’un antiquaire japonais de Gyeongseong un vase en céladon à incrusta-tions de motifs de grues et nuages d’une valeur équivalant à vingt mai-sons à toit de tuiles, estimant à juste titre que la Providence ne mettrait plus sur son chemin une pièce d’une telle beauté. Grâce à ses efforts, ce vase tout orné de grues en vol allait entrer au patrimoine des Tré-

Dans la constitution de la Collection Kansong, le premier critère de sélection des œuvres a été l’esthétique spécifiquement coréenne de leur expression. À gauche, Mont Geumgang intérieur, une œuvre issue de l’Album du Mont Geumgang en automne réalisé par Jeong Seon (1676-1759), 32,6 x 49,5 cm, encre et couleurs sur soie. Oeuvre datant de 1747.

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ansong Art and Culture Foundation

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1 Vieux bassin à l’aube, en automne, peinture de Kansong. 2 Kansong âgé d’une vingtaine d’années. Il hérita alors d’une fortune considérable. 3 Kansong, quatrième à partir de la droite, tenant une réunion à son domicile avec des spécialistes d’histoire de l’art et des connaisseurs, le septième mois de l’année 1938, où il créa le Bohwagak, le premier musée d’art privé coréen. 4 Kansong fit construire le Bohwagak (pavillon des trésors splendides) pour y rassembler l’ensemble de sa collection d’oeuvres d’art et objets coréen.

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sors nationaux sous le numéro soixante-huit et s’imposer en tant que chef-d’œuvre absolu du céladon de Goryeo. Cette action d’éclat allait être suivie de nombreuses autres, comme ce voyage au Japon qu’il fit en 1936 pour racheter vingt magnifiques céladons d’époque Goryeo à l’avocat britannique John Gadsby, autant d’épisodes qui composent l’histoire de sa collection.

Ayant hérité de nombreux biens à l’âge de vingt-quatre ans, Kan-song allait en consacrer la plus grande partie à empêcher que les œuvres d’arts et objets révélant l’esprit et l’âme du peuple coréen ne soient emportés au Japon, mais aussi à redonner vie à la Faculté de Boseong, l’actuelle Université Korea qui est le premier établisse-ment d’enseignement supérieur privé dont s’est dotée la Corée. Par cette collection, il ne s’adonnait pas à un simple passe-temps corres-pondant à ses goûts, car il s’agissait avant toute chose de lutter avec acharnement pour l’indépendance culturelle de la nation et la défense de son patrimoine culturel et spirituel. Il allait d’ailleurs l’interrompre à la Libération, en 1945, convaincu que ces richesses ne sortiraient plus du pays, quels que soient leurs acquéreurs.  

En 1938, il avait fait construire au pied d’une hauteur située à Seongbuk-dong, l’un des quartiers nord de Séoul, un entrepôt dont le nom de Bohwagak signifie « pavillon des trésors splendides » et qui allait lui permettre de rassembler toutes les œuvres de sa collec-tion en un même lieu. Le premier musée d’art privé coréen était né et après la mort subite de Kansong survenue en 1962, sa famille et les personnalités du monde de l’art entreprirent d’y adjoindre le Centre d’études d’art coréen qui ouvrit ses portes en 1966. Ses chercheurs allaient faire paraître un catalogue d’œuvres intitulé Culture Kansong, qui comporte également des articles scientifiques. Rebaptisé Musée d’art Kansong en 1971, cet établissement propose de grandes exposi-tions bisannuelles où le public s’émerveille devant les chefs-d’œuvre exposés.

pour l’amour d’un père Composée d’environ cinq mille pièces dont douze trésors natio-

naux, la collection Kansong est régulièrement présentée au public lors d’expositions qui se tiennent au printemps et à l’automne dans le bâtiment moderne d’origine, à l’exception de cette année, qui a vu

la collection sortir pour la première fois du musée au mois de mars. Plus de cent œuvres sculptées bouddhiques, en porcelaine, peintes et calligraphiées sont exposées aux côtés du Humin jeongeum dans le cadre de cette manifestation temporaire dite des « Trésors de Kan-song ». Elle se déroulera jusqu’au mois de septembre prochain au Dongdaemun Design Plaza (DDP), le tout nouveau repère culturel de la capitale qu’a réalisé la célèbre architecte Zaha Hadid. Créée en 2013, la Fondation artistique et culturelle Kansong et la Fondation de Séoul pour le design ont décidé d’assurer pour trois ans le parrai-nage commun de cette exposition temporaire visant à faire décou-vrir au plus grand nombre des œuvres exceptionnelles dans un cadre moderne et bien équipé.

Celle qui se déroule actuellement au DDP présente sous un jour nouveau la contribution que les descendants de Kansong apportent depuis toujours à la conservation de cette collection, ainsi qu’au sou-tien à la recherche scientifique sur les œuvres qui y sont exposées. Ils vivent aujourd’hui, non loin les uns des autres, sur la colline où s’élève le Musée d’art Kansong, et se composent du fils aîné Chun Sung-woo, de son frère de soixante-quatorze ans Chun Young-woo, qui assure la direction du musée d’art, et du fils aîné de ce dernier, Chun In-keon, qui a quarante-trois ans et occupe le poste de secrétaire de direction à la Fondation. Tous trois s’emploient à faire connaître l’oeuvre de toute une vie qui est celle de leur père ou grand-père et à conserver au pays les racines spirituelles de sa culture. 

Il ne doit pas toujours être chose facile d’être le fils d’un grand homme et si les deux fils de Kansong sont eux aussi artistes, ils se consacrent en premier lieu à la transmission de l’héritage pater-nel, qui passe avant leur carrière elle-même. Évoquant tout le temps écoulé depuis qu’ils poursuivent cet objectif, ils déclarent : « C’est à la fois très gratifiant et très difficile ». L’aîné, Chun Sung-woo, qui considère être le « gardien de l’entrepôt de [son] père », explique en ces termes le rôle qu’a joué sa famille au fil des générations : « Sous l’occupation coloniale japonaise, la culture coréenne était menacée de disparition et mon père s’est alors mis à collectionner et conser-ver des biens du patrimoine culturel au risque d’y laisser tout ce qu’il possédait. Par respect pour lui, mon frère et moi nous sommes effor-cés d’inventorier ces biens et de remédier aux dégradations qu’ils ont

«  Sous l’occupation coloniale japonaise, la culture coréenne était menacée de disparition et mon père s’est alors mis à collectionner et conserver des biens du patrimoine culturel au risque d’y laisser tout ce qu’il possédait. Par respect pour lui, mon frère et moi nous sommes efforcés d’inventorier ces biens et de remédier aux dégradations qu’ils ont subies pendant la Guerre de Corée, afin de les mettre à la disposition des chercheurs. La prochaine génération se consacrera à mettre en valeur les aspects exceptionnels de notre culture pour que les Coréens en soient toujours plus fiers ».  

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subies pendant la Guerre de Corée, afin de les mettre à la disposi-tion des chercheurs. La prochaine génération se consacrera à mettre en valeur les aspects exceptionnels de notre culture pour que les Coréens en soient toujours plus fiers ».  

La diffusion, en 2008, de Peintre du vent, un feuilleton télévisé dont l’intrigue se situe à la fin du royaume de Joseon, a éveillé un énorme intérêt pour les tableaux de maître du XVIIIe siècle dans le public, qui s’est précipité dans les musées présentant de telles œuvres. Devant la difficulté que posait l’accueil de ces visiteurs toujours plus nom-breux, il a été décidé en 2013 de créer la Fondation artistique et cultu-relle Kansong pour permettre à plus de gens de découvrir ces belles œuvres, explique Chun Sung-woo, son directeur.

Après avoir étudié les beaux-arts aux États-Unis dans sa jeunesse, Chun Sung-woo s’est avéré être un artiste prometteur dont l’œuvre, par son alliance de la spiritualité orientale avec des modes d’expres-sion occidentaux, allait susciter l’enthousiasme et valoir à son auteur d’être sollicité par de prestigieuses galeries. À la mort de son père, l’artiste allait toutefois mettre un terme à ces encourageants débuts américains pour s’en retourner au pays. Par la suite, il enseignera à l’Université nationale de Séoul, mais un temps seulement, pour res-

pecter la volonté de son défunt père. « Je ne regrette pas ma déci-sion », déclare-t-il, « car je suis conscient de l’amour que mon père vouait à notre culture et qui se manifestait dans tout ce qu’il faisait, et parce que je sais aussi combien il est important que je transmette son héritage ». 

Quant à son frère cadet Chun Young-woo, qui dirige le musée et a jeté les bases de son développement à venir, il témoigne du même profond respect pour son père. « Bohwagak, le nom de l’entrepôt que mon père a fait construire, signifie « pavillon des trésors spendides ». Ce sont eux qui font revivre le passé dans la mémoire collective et nous ramènent à ce que nous sommes, en nous faisant redécouvrir notre héritage spirituel. C’est l’aspect que mon père considérait être le plus important », rappelle-t-il.

quand le passé peint l’avenirEn homme avisé, Kansong éduqua ses enfants par l’action plutôt

que par la parole et jamais il ne leur indiqua ce qui était à faire ou à ne pas faire, ce qui était bien ou mal. En suivant l’exemple paternel, ils allaient à leur tour accomplir leur travail avec persévérance et discré-tion. Chun In-keon, qui occupe le poste de secrétaire de direction à la

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1 L’original du Hunmin Jeongeumhaerye (explications et exemples des sons corrects pour instruire le peuple), publié en 1446 à l’occasion de l’invention de l’alphabet coréen hangeul. Classé Trésor national n°70, il est inscrit au Registre de la Mémoire du Monde de l’UNESCO. 2 Ce Vase en céladon incrusté de motifs de grues et nuages est l’un des chefs-d’œuvre du céladon de Goryeo et constitue le Trésor national n°68. 3 Scène du Jour du Dano (28,2 x 35,2cm, encre et couleurs sur papier) provenant du Hyewonjeonsincheop, un album de peintures de mœurs de Shin Yun-bok (1758-?), également connu sous son pseudonyme de Hyewon. Kansong acquit cette oeuvre d’un antiquaire d’Osaka en 1936.

Fondation, a aussi suivi les traces de son oncle pour entreprendre une refonte ambitieuse de cet organisme. À l’intention des internautes, il a assuré l’accès à la collection Kangsong par le portail Naver, alors qu’elle n’était jusqu’alors pas accessible sur le site du musée, et c’est à son action dynamique que l’on doit l’organisation de l’expo-sition temporaire qui se déroule en ce moment dans le cadre ultra-moderne du DDP. 

Passionné par la tâche qui est la sienne de transmettre avec inven-tivité l’héritage de son grand-père, Chun In-keon évoque celui-ci en ces termes : « En collectionnant toutes ces oeuvres, mon grand-père poursuivait un objectif foncièrement différent de celui des autres col-lectionneurs, qui ne faisaient en général que suivre leurs goûts. Il aimait certes l’art et avait ses préférences dans ce domaine, mais pour lui, le premier critère de sélection d’une œuvre était l’esthétique spécifiquement coréenne de son expression, comme c’est notam-ment le cas de celles de Jeong Seon, également connu sous le pseu-donyme de Gyeomjae. Mon grand-père procédait de manière si sys-tématique qu’il acquérait non seulement les tableaux de ses maîtres, mais aussi ceux de leurs disciples, de leurs pères et de leurs fils, pour permettre une étude comparative approfondie de leurs œuvres.

Pour ma part, j’ai entrepris de les faire mieux connaître en Corée et à l’étranger, afin qu’elles puissent être appréciées à leur juste valeur », déclare Chun In-keon. 

De même qu’il n’y a pas d’arbre sans racines, le présent et l’avenir sont issus du passé, lequel est indispensable à toute représentation de ce que sera le futur. C’est pour cette raison que le petit-fils de Kan-song a renoncé à être historien, comme il en rêvait, pour se consa-crer à la Fondation. « Notre famille n’a pas de « devise familiale ». À la maison, on s’est contenté de nous apprendre à observer ce que fai-saient les adultes, à suivre leur exemple et à adopter leurs valeurs. Cependant, les acquis de l’expérience valent plus que de grands dis-cours. Tout comme mon grand-père autrefois, je souhaiterais créer un lien entre le passé, le présent et l’avenir de notre culture pour assurer sa continuité ». 

Kansong avait la certitude que la domination japonaise et ses atro-cités prendraient fin un beau jour et dans cette perspective, qu’il se devait de préserver les chefs-d’œuvre attestant de la valeur et de la spécificité de la culture coréenne pour ranimer la flamme du senti-ment national. Sans ce collectionneur éclairé, les trésors qui sont si chers au cœur des Coréens auraient pu disparaître à jamais.

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ChronIque artIstIque

La culture taoïste coréenne

ou la voie du bonheur

Du 2 décembre au 2 mars derniers, le Musée national de Corée proposait une exposition temporaire, La culture taoïste coréenne ou la voie du bonheur, qui avait la particularité de se consacrer à ce thème alors que le confucianisme, le bouddhisme ou les religions populaires sont plus souvent

abordés par d’autres manifestations.An Kyung-suk Conservatrice du Département d’archéologie et d’histoire du Musée national de Corée

La formation de la culture traditionnelle coréenne est souvent présentée comme le

résultat des influences conjuguées du confucia-nisme, du bouddhisme et du taoïsme. Ce dernier est donc une partie intégrante de l’identité cultu-relle coréenne, aux côtés de ces deux autres reli-gions et dans la vie moderne, il reste présent sous forme de cérémonies et croyances, de création artistique, de productions de la culture populaire, voire de certains types d’exercice physique. La culture taoïste coréenne ou la voie du bonheur a été une importante exposition dans la mesure où la pré-sentation d’ensemble qu’elle faisait permettait, comme je l’ai moi-même constaté, d’appréhender la dimension spirituelle de la culture coréenne dans toute son étendue et sa diversité, en remontant aux origines de l’héritage du taoïsme que pratiquaient nos ancêtres dans leur pour-suite du bonheur.

L’exposition comportait trois volets dont le premier, intitulé Dieux et rites taoïstes, mettait en lumière l’ex-pression du sentiment religieux envers les divinités du taoïsme par le biais des thèmes Lao Tzu en tant que dieu, Dieux du Ciel, de la Terre et de l’Eau et Rites d’État. Cette thématique se poursuivait par Monde beau et pit-toresque des immortels taoïstes, Rêve d’immortalité taoïste et Comment devenir un immortel taoïste  dans un deuxième volet, Ne jamais vieillir, ne jamais mourir, évoquant l’aspiration fervente du peuple à l’utopie taoïste et au monde des immortels, ainsi que les moyens d’être

au nombre de ceux-ci. Quant au troisième volet appelé Une longue et paisible vie, il donnait une idée de la manière dont le taoïsme a su dialoguer et coexister avec d’autres croyances, ainsi que des pratiques propitiatoires populaires faisant appel à des peintures ou des objets artisanaux dont des spécimens étaient présentés sur les thèmes Le taoïsme et le peuple, Souhaits de bonne chance et Religion populaire et taoïsme.

l’homme et le sentiment divinLa finalité suprême du taoïsme était de jouir d’une vie

longue et heureuse par l’absorption d’élixirs de jouvence, l’astreinte un entraînement mental et physique et la pra-tique de la prière consacrée aux divinités. Les adeptes de ce culte indigène chinois recherchent par celui-ci le bon-heur et les bienfaits de ce monde, notamment la richesse et la célébrité. Ce n’est qu’au IVe siècle, sous la dynastie des Wei du Nord, que Kou Qianzhi en a fixé la doctrine et l’organisation en annonçant la tradition des Nouveaux maîtres célestes. Si de nombreuses sectes s’en inspirant sont apparues par la suite, le dogme d’origine repose sur la croyance aux immortels et une pratique religieuse populaire auxquelles viennent s’ajouter les notions phi-losophiques de yin et de yang, des Cinq Eléments et du Livre des changements, ainsi que des éléments de médecine et de philosophie et des influences boudd-hiques et confucéennes.

Si le taoïsme fut officiellement reconnu au VIIe siècle,

Brique à motif de paysage, Royaume Baekje, faïence, 29 x 29cm, Trésor national n°343; Musée national de Buyeo.

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Aiguière en céladon en forme de figure taoïste, royaume Goryeo, début du XIIIe siècle, H. 28cm, Trésor national n°167,Musée national de Corée.

1 Immortels taoïstes de Kim Hong-do, royaume Joseon, 1776, 132,8 x 575,8 cm, encre et couleur sur papier, Trésor national n°139, Musée d’art Leeum Samsung.

© N

ational Museum

of Korea

Quand les difficultés accablent l’homme, il est naturel qu’il recherche le réconfort, mais en pareil cas, plutôt que de s’en remettre aveuglément au taoïsme en croyant qu’il détient la clef de tous ses problèmes ou de le rejeter en bloc en le mettant définitivement au rang des superstitions, il serait plus judicieux de s’interroger sur son sens actuel.

sous le royaume de Goguryeo, le peuple en avait depuis longtemps assimilé de nombreux éléments à sa culture. Néanmoins, il n’allait jamais parvenir à s’imposer en tant que religion ou à imprimer sa marque à l’égal du dogme bouddhique ou de l’érudition confucéenne. Quant au secours apporté par toute religion, le peuple le cher-chait dans un culte indigène fondé sur le chamanisme, tandis que les intellectuels de culture taoïste se retiraient le plus souvent du monde pour se consacrer au yang-sheng, c’est-à-dire « nourrir la vie ». C’est cette situation particulière qui caractérise la culture taoïste présente en Corée.

Les Coréens ont longtemps attribué une dimension sacrée au ciel, à la terre et à l’eau, cette croyance ayant une incidence sur le taoïsme et ses divinités éponymes qui règnent sur ces éléments. Il s’y ajoute les Quatre empereurs célestes, dont Gouchen, qui représente l’étoile polaire, et la déesse de la terre Houtu, ainsi que les Souverains stellaires des cinq planètes et des sept étoiles, dont le soleil et la lune, et les Rois dragons des quatre mers.

De l’époque de Goryeo à celle du moyen Joseon, des offrandes aux divinités taoïstes dites jaecho étaient accomplies sous la direction de l’État et les croyants y adressaient alors des prières aux dieux des étoiles, dont la Grande Ourse, pour qu’elles apportent la prospérité aux souverains et à leurs sujets. Les tombes en pierre d’époque Goryeo sont d’ailleurs gravées de représen-tations du soleil, de la lune et de la Grande Ourse. Sur

l’acte du registre funéraire retrouvé dans la Tombe de Muryeong, l’un des souverains du royaume de Baekje, comme sur celui d’un moine bouddhique de Goryeo, il est fait mention de Houtu, la déesse de la Terre. Depuis des temps anciens, avant de prendre la mer, les pêcheurs ne manquaient jamais d’invoquer les Rois dragons pour qu’ils éloignent les tempêtes et veillent sur leur destin, comme en attestent nombre d’exemples de ce culte aux divinités taoïstes.

Sous le royaume de Goryeo, où le rite taoïste consis-tait souvent en prières pour la prospérité des monarques et de tout le pays, tout homme vertueux se devait d’avoir découvert les voies du confucianisme et du bouddhisme, mais aussi du taoïsme, sur lequel il devait aussi régler son mode de vie. Pendant la période de Joseon, qui vit le néo-confucianisme être instauré en idéologie d’État, le taoïsme fut abaissé à un rang inférieur à celui des deux autres confessions, en dépit de quoi son importance continua de se manifester dans la littérature et la peinture.

En outre, les divinités et immortels taoïstes échap-pant au passage du temps et à la mort, ils étaient objet de vénération chez les gens du peuple, qui imploraient souvent leur protection par la prière. Dans les derniers temps de Joseon, les peintures les plus appréciées étaient les palseon qui représentaient les huit immortels taoïstes les plus révérés, ainsi que celle de l’immortelle Xi Wangmu, invoquée en tout premier lieu lors des ban-quets, et enfin les peintures vouées au souhait de longé-vité. Les figures les plus représentées dans cette pein-

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ture comprennent aussi le Dieu de la longévité Shoula-oren, le Dieu Dongfangshuo, symbole de longue vie, le Dieu des sciences Wenchangdijun et le Dieu de la richesse Guanshengdijun.

Les pêches de Xi Wangmu et les champignons de Lingzhi, que la plupart considéraient être source de jeunesse, ainsi que les Dix symboles de longévité que sont notamment le cerf, la grue et la tortue étaient aussi très présents dans l’imagerie de la peinture votive et de l’artisanat.

 

comment accomplir de bonnes actions et devenir un immortel taoïste

Les plus pratiquants des taoïstes aspiraient à se

joindre aux immortels et s’y employaient par des recherches et leur application. Pour accéder à cet état, il existe selon la doctrine deux voies possibles qui sont le waidan, c’est-à-dire une alchimie externe, parce que faisant appel à des substances externes telles que les élixirs, et le neidan, l’alchimie interne fondée sur l’ac-cumulation d’énergie corporelle par un exercice phy-sique adéquat. De tous les waidan, l’Élixir d’or était le plus connu, mais le sulfure de mercure et le plomb qui se trouvaient parmi ses éléments provoquaient souvent l’empoisonnement et la mort. À partir de la dynastie des Song, le waidan tomba en désuétude. L’essor du neidan qui y succéda en Corée remonte au IXe siècle où Kim Gagi, Choi Seung-woo et le moine Jahye du Silla Unifié en rapportèrent de la Chine des Tang où ils avaient fait leurs études. Cette alchimie interne allait atteindre son apogée sous le royaume de Joseon où des érudits tels que Kim Si-seup (1435-1493) et Jeong Ryeom (1506-1549) figuraient parmi ses plus fidèles adeptes. Nom-breux étaient ceux qui, tout en ne possédant pas une maîtrise professionnelle de cette pratique, s’y exerçaient pour des raisons de santé, à l’instar de l’illustre néo-confucianiste Lee Hwang (1501-1570) aussi connu sous le nom de plume de Toigye.

Selon la doctrine taoïste, celui qui ne s’astreignait pas au respect des valeurs morales aurait beau absorber quantité d’élixir et entretenir son corps par l’entraîne-ment, jamais il n’accèderait au statut d’immortel taoïste et sa vie s’en trouverait même écourtée. À la fin de l’époque Joseon, se multiplièrent les ouvrages exposant les préceptes du taoïsme dans le domaine de la morale et des valeurs universelles, y compris celles du confu-cianisme et du bouddhisme. Les Coréens leur firent bon accueil car ils étaient d’une lecture facile et aussi utiles

sur le plan pratique que moral.Certaines divinités taoïstes issues de religions

indigènes chinoises peuvent avoir leur équiva-lent en Corée. Très tôt, les Coréens ont attribué une dimension sacrée à la terre, aux rivières, aux montagnes et aux arbres, en raison de la proximité

qu’ils avaient avec eux, et leurs croyances voulaient que des esprits bienfaisants veillent sur leurs villages,

forteresses et logis. Des divinités taoïstes allaient faire leur apparition en Corée et en se mêlant aux autres rites, se fondre complètement dans la religion du pays, tel le Dieu Chilseong issu de la Grande Ourse, le Dieu Seon-ghwang protecteur des forteresses et villages ou le Dieu de la cuisine Jowang qui commandait au feu, pour s’inté-

Boîte à encens gravée d’immortels taoïstes, royaume Goryeo, XIIIe siècle, plaqué argent, diam. 5,6 cm, Musée national de Corée.

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en conviant ainsi à s’interroger sur la place actuelle de la culture taoïste. Ce faisant, elle a permis de prendre

conscience de ce que, loin d’être étranger aux préoc-cupations actuelles ou d’avoir perdu tout sens, cette culture reste en prise avec le quotidien.

Quand les difficultés accablent l’homme, il est naturel qu’il recherche le réconfort, mais en pareil cas,

plutôt que de s’en remettre aveuglément au taoïsme en croyant qu’il détient la clef de tous ses problèmes ou de le rejeter en bloc en le mettant définitivement au rang des superstitions, il serait plus judicieux de s’inter-roger sur son sens actuel. Nul ne peut nier l’apport du taoïsme dans l’histoire coréenne, pas plus que la survi-vance de certains traits de sa culture dans la vie quoti-dienne sous forme de rites saisonniers ou de religions populaires encore très présents, en conséquence de quoi le taoïsme s’avère encore tout à fait adapté à la plupart de nos besoins actuels. J’ai l’espoir que sur la base de cette exposition, des recherches seront entreprises pour remonter aux origines de la culture coréenne tradition-nelle, dont subsistent certaines pratiques, et étudier les différents modes de vie qui coexistent au sein de cette tradition.

En tant qu’organisatrice de cette exposition, je serai comblée si elle a pu servir de tremplin pour que nos contemporains créent de leurs mains de nouveaux contenus culturels à partir de cette culture taoïste qu’ils ont pu découvrir par eux-mêmes.

grer entièrement dans la religion coréenne.Par son ouverture d’esprit et sa tolérance, le taoïsme

s’est allié harmonieusement avec le bouddhisme et les religions populaires, faisant parfois aussi appa-raître de nouvelles religions comme le Donghak. La philosophie de l’ermite taoïste a exercé une grande influence sur la littérature, la peinture et tous les autres arts, y compris par la pratique du fangshu dominée par les immortels taoïstes et très présente dans les romans héroïques de la fin de Joseon. Ce sont les éru-dits d’alors, ainsi que d’autres personnages qui avaient choisi de mener une vie de solitude qui ont assuré la transmission de cet art de la maîtrise de soi auquel ils s’adonnaient et qui faisait appel aux vieilles croyances religieuses coréennes vouant un culte aux montagnes en même temps qu’à celles portant sur les immortels taoïstes.

 

quelle place actuelle ?En mettant sur pied cette exposition, je me suis dit

qu’il serait bon que les artistes et visiteurs contempo-rains produisent eux-mêmes des histoires de poursuite du bonheur, en s’inspirant de celles sous-jacentes à la culture taoïste, afin de donner à celle-ci une nouvelle dimension de réserve de contenus culturels, qui en l’oc-currence sont aussi précieux qu’abondants. Cette expo-sition présente la particularité exceptionnelle d’avoir fait découvrir des œuvres tout en faisant l’objet d’une nou-velle interprétation par des artistes contemporains et

1 Encensoir en bronze doré de Baekje, Royaume Baekje, bronze doré, H. 61,8 cm, Trésor national n°287; Musée national de Buyeo. Ce magnifique objet se situe dans la lignée des encensoirs de la Chine ancienne qui représentaient la montagne sacrée des immortels taoïstes, mais il comporte en outre des éléments religieux et esthétiques.2 Le soleil, la lune et les cinq sommets, Royaume Joseon, acquis en 1909, 194,7 x 219,0 cm, encre et couleurs sur soie. Au siècle dernier, les peintures appartenant à ce genre étaient le plus souvent exécutées à l’aide de pigments importés d’Occident en passant par la Chine, tandis que celle-ci faisait appel à des pigments traditionnels de pierre et minéraux.

2

Encensoir en céladonen forme de qilin,royaume Goryeo, XIIe siècle, H. 26,3 cm, Musée national de Corée.

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esCapade

Du temps de mes vingt ans, un jour de début d’été que je me promenais tranquillement au bord d’un fleuve, j’ai regardé les rayons de soleil se répandre sur l’eau verdâtre et j’ai respiré les parfums apportés par le vent. J’ai décidé de faire de la poésie le but suprême de ma vie. Je passerais chaque seconde de chaque heure de la journée à créer et à composer des poèmes. Je nourrissais alors un rêve, qui était de visiter tous les villages du pays et d’y passer la nuit en quête d’inspiration.Gwak Jae-gu Poète | Lee Han-koo, Cho Ji-young Photographes

paradis de la littérature et du thé

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Le Mont Jiri doit sa célébrité à la magie de ses paysages changeant avec les saisons. À l’aube, ses cimes sont d’une étonnante beauté sous la neige. Ses monts aux innombrables légendes composent un parc national qui s’étend sur cinq cantons des trois provinces du Gyeongsang du Sud, du Jeolla du Nord et du Jeolla du Sud, dans la partie méridionale de la péninsule.

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J’aurais voulu tout savoir du moindre village : quelles sortes de fleurs s’y trouvaient, où le ciel était le plus

beau la nuit, de quoi parlaient les gens groupés autour de la fontaine et ce qu’on y chantait les jours de fête. Il me semblait que j’écrirais de plus beaux poèmes, ceux dont je rêvais depuis toujours, si je voyais les choses par moi-même au lieu d’en entendre parler. Je voulais aller sur les lieux et sentir les odeurs. Pendant toute la première randonnée que j’ai faite au cours d’un voyage, l’idée m’est venue d’aller voir un fleuve qui s’écoule au pied du Mont Jiri, le Seomjin, ainsi que la ville de Hadong située dans la province du Gyeongsang du Sud, à seulement une qua-rantaine de kilomètres de Suncheon où j’habite. Au sou-venir de ma première visite, je mourais soudain d’envie de revenir sur les lieux.

sur les berges du seomjinC’est dans les années soixante-dix que j’ai fait mon

premier voyage à Hadong. Tout le long du Seomjin, le Mont Jiri dressait ses imposantes parois qui me recou-vraient de leur ombre. Je marchais sans m’arrêter jusqu’à ce que le jour décline, puis je plantais ma tente sur une plage et tantôt je m’endormais en regardant les étoiles, tantôt je profitais du clair de lune pour écrire à un ami, étendu sur le sable. Je me souviens d’avoir écrit ces mots : « Il fait si clair, cette nuit, que je lis Rabindra-nath Tagore et Hermann Hesse. Les grandes ronces qui couvrent les rives ont un parfum si agréable qu’il m’em-pêche de dormir ». Hadong tenait pour moi d’une nou-velle Utopie, du paradis sur terre.

Dans les années soixante-dix, il régnait dans le pays une atmosphère bien différente de la douce quiétude que je venais de découvrir. On entendait la plainte dou-loureuse du peuple asservi par un régime militaire et le pays était l’un des plus pauvres que comptait l’Asie. Le long des artères principales des villes, des hommes res-taient sur le qui-vive aux postes de contrôle et sur les

barricades. Des policiers arpentaient les rues à grandes enjambées, talkie-walkie en main, tandis que d’autres en civil arrêtaient et fouillaient les passants, inspectant les sacs sans motif précis. Au bel âge de mes vingt ans, j’aimais la poésie plus que tout et voulais en faire mon métier, sans pour autant avoir la certitude d’y trouver le salut. Serais-je capable d’écrire toute ma vie ? Pourquoi étais-je né dans ce pays ? Pour un jeune homme de vingt ans contraint de mener une existence étouffante, j’ima-gine que cette aventure était une question de survie.

du marché de Hwagae au temple de ssanggyeSur l’embarcadère de Hwagae où je suis arrivé après

cinq jours de marche à pied, je suis monté dans un bac que le passeur faisait avancer en tirant sur une corde tendue entre les deux rives du fleuve. Impressionné de voir qu’il servait de lien entre le Jeolla et le Gyeongsang situés de part et d’autre, j’étais plus heureux encore de constater que des gens de ces deux provinces voya-geaient côte à côte. Quand j’ai demandé à une vieille dame d’où elle venait, avec un sourire affable qui décou-vrait ses gencives, elle m’a répondu qu’elle revenait de chez les beaux-parents de l’un de ses enfants. Après avoir débarqué, je m’en suis allé au marché de Hwagae, qui est l’une des principales curiosités de Hadong.

Si les vieux bâtiments d’autrefois ont disparu, ainsi que certaines installations, les souvenirs que m’a lais-sés le marché sont intacts. Des deux côtés de la rue, s’alignaient les baraques aux planches goudronnées des marchands. Je me sentais bien en longeant ces échoppes écrasées de soleil. Quoi de plus exaltant qu’un petit tour au marché ? Les magasins vendant étoffes de lin ou de coton, riz, plantes médicinales et outils pour l’agriculture y côtoyaient des tavernes, brasseries et auberges à l’ancienne. En 1990, les baraques décré-pites ont cédé la place à des constructions modernes, mais pour garder toute son authenticité au vieux mar-

Ce marché à l’ancienne a lieu tous les cinq jours à Hwagae. Carrefour séculaire du commerce entre les villages de montagne, il offre aujourd’hui un grand attrait touristique.

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Les champs de thé de Hadong sont exposés à la brume et à l’humidité de par leur proximité avec le Seomjin. Les feuilles qu’ils produisent se récoltent à la main, entre fin avril et début mai. Elles se distinguent par un arôme et une qualité que leur confère ce milieu particulièrement propice à leur culture et permettent la préparation de délicieuses infusions au goût velouté.

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ché, il aurait mieux valu le conserver tel quel et en construire un plus moderne à proximité.

Après y avoir flâné, j’ai poussé jusqu’au temple de Ssanggye, qui se trouve au village d’Unsu-ri, dans l’agglomération de Hwagae-myeon appartenant au canton de Hadong. Y a-t-il adresse plus poé-tique que celle-ci, où Hwagae signifie « fleurs épanouies » et Unsu, « arbres dans les nuages » ? Tandis que je marchais dans la cour du temple, parmi les cerisiers en fleur, un jeune moine s’est approché et s’est enquis de la raison de ma visite, ce à quoi j’ai répondu que c’était pour faire des poèmes. Cet échange aussi bref qu’un koan a dû piquer sa curiosité car il m’a invité à prendre le thé dans sa chambre et j’ai accepté d’un signe de tête. Je l’ai bien regardé faire pendant qu’il pla-çait une poignée de feuilles de thé dans une théière aussi blanche que l’ivoire. Quand il m’a demandé à nouveau pourquoi je faisais de la poé-sie, sa question m’a laissé perplexe, car jamais on ne m’en avait posé d’aussi difficile.

Je ne pouvais me résoudre à avaler tout de suite le breuvage vert pâle que le moine m’avait servi. Cette couleur me paraissait d’une beauté si irréelle que j’hésitais presque à prendre ma tasse et à la lever. C’était la première fois que je buvais du thé. Longtemps après, j’ai appris que la première plantation coréenne de thé s’était trouvée non loin de là. En redescendant du temple, je me disais que je vivrais bien toute ma vie à la montagne pour continuer d’y respirer l’arôme pénétrant du thé vert.

Un village au parfum de littératureC’est La terre, le roman épique de Park Kyung-ree, qui a fait

découvrir aux Coréens le village de Pyeongsa-ri situé dans le canton de Hadong. Il s’agit d’une grande saga qui parle de l’amour de la terre et de celui des gens, lesquels sont représentés par de nombreux per-sonnages confrontés aux bouleversements qui ébranlent le pays au

début du siècle dernier. Son intrigue et les passions qu’elle déchaîne font encore palpiter bien des cœurs. Voilà quarante ans de cela, j’ai découvert ce village où l’orge mûre répandait partout son parfum. C’est là aussi que j’ai vu pour la première fois un grenier. Les paysans qui travaillaient la terre dans les vallées en avaient toujours un chez eux. De la lucarne des greniers de pavillons, on avait une vue déga-gée sur le Seomjin et les vastes champs alentour. Dans ces mêmes greniers, le soir venu, une ou deux familles s’asseyaient sur le plan-cher en bois ou en bambou, au retour des champs, pour y manger et y bavarder longuement. Il y régnait une atmosphère apaisante.

Le plus beau grenier du village était celui d’une maison qui se trouvait un peu à l’écart, sur la gauche d’un chemin à flanc de coteau. C’était une construction à étage attenante au côté droit de la façade et l’impression de vitalité sereine et innocente qui en émanait ajou-tait encore à la beauté des rives du Seomjin et de la plaine d’Agyang. À l’occasion d’une autre visite, j’allais malheureusement apprendre la démolition de ce grenier, mais il est peut-être inévitable que toute forme de beauté disparaisse de nos vies, avec le temps.

Subitement, les lumières du village ont jailli devant moi. Ce scintil-lement me rappelait des galets chatoyant sous l’eau ou ce vers com-posé à grand peine, au lendemain d’une nuit d’affreux tourments. Il m’est venu à l’esprit que sur cette Terre, le plus beau chef-d’œuvre réalisé par l’homme était ce chatoiement lumineux d’un village dans la nuit. C’est la vue de ce spectacle fascinant qui a inspiré de grandes œuvres à Picasso, van Gogh et Chagall. Il en va sûrement de même dans l’art poétique. Aussi longtemps qu’existera la poésie en ce bas monde où il faut bien que l’on vive, celui-ci restera aussi le lieu le plus merveilleux qui soit et que tout poète se doit de porter dans son cœur. Malgré toute la misère et la souffrance dont il est le théâtre, il doit bien s’y trouver l’un de ces lieux idéaux dont chacun de nous rêve. Tout en cheminant, je me sentais peu à peu libéré d’un poids.

Rendu célèbre par le roman épique Toji (La terre) dû à l’immense Park Kyung-ni, le village de Pyeongsa-ri, où se déroule son action, est une contrée bénie des dieux car, outre qu’il est un haut lieu de la littérature, il est doté de nombreux paysages d’une grande beauté. Reconstitution éponyme de la maison de Choe Champan. Haricots en grain et en pâte séchant devant la cuisine.

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Le marché de Hwagae Ce marché à l’ancienne se trouve à mi-chemin entre les villes de Hadong et Gurye, qui appartiennent respectivement aux provinces du Gyeongsang du Sud et du Jeolla du Sud. Ce marché est de dimensions assez modestes, puisque sa longueur est de cinquante mètres et sa superficie totale, de 132 à 165 mètres carrés. Au cours de la première décennie du XVIIe siècle, il se situait au carrefour des échanges commerciaux entre les villages des versants du Mont Jiri. Le Seomjin était alors une importante voie navigable qui permettait aux habitants des provinces du Gyeongsang et du Jeolla d’accourir à ce marché pour y troquer ce qu’ils récoltaient dans les montagnes et les champs de l’arrière-pays contre des fruits de mer de la mer du Sud. Il attire aujourd’hui les touristes par son intérêt historique et culturel.

La maison de Choe Champan à Pyeongsa-riLa terre, ce roman épique de Park Kyung-ree, situe principalement son intrigue au village de

Pyeongsa-ri qui se trouve dans l’agglomération de Hwagae-myeon, dans le canton de Hadong. La Maison de Choe Champan qui se trouve dans ce village est en réalité une reconstitution de celle du roman, réalisée dans un but touristique et ouverte au public. Dans ses dix constructions en bois et à toit de tuiles qui occupent une superficie de 508,48 mètres carrés, elle accueille, outre différentes manifestations culturelles liées au roman, des activités variées à caractère littéraire.

Le temple de SsanggyeSitué au pied d’une colline s’élevant au sud du Parc national du Mont Jiri, le temple de Ssanggye aurait été construit par le Ven. Sambeop, lui-même élève du Ven. Uisang, en l’an 722. Comme son nom l’in-dique, puisque ssang signifie deux ou double et gye, vallée, il est blotti entre deux vallées. Au mois d’avril, la région offre à la vue le magnifique spec-tacle de ses cerisiers en fleur, de son eau limpide, de ses formations rocheuses aux formes surpre-nantes et de ses arbres centenaires s’alliant avec une exceptionnelle harmonie. Parmi les vestiges

du passé qui s’y trouvent, le plus célèbre est la Pagode commémorative du Maître Zen Jinong (trésor national n°47), que fit édifier le roi Jeong-gang, cinquantième monarque de Silla, en récom-pense de la haute vertu du moine qui y étudia.

Le premier champ de thé La première plantation de thé réalisée en Corée se situe non loin du temple de Ssanggye et a été classée Monument provincial n°61 du Gyeongsang du Sud en vue de sa conservation. Elle s’étend sur une longueur d’environ douze kilomètres, en bordure du village de Tap-ri appartenant à l’agglomération de Hwagae-myeon, jusqu’à l’entrée même du sanctuaire et par-delà, jusqu’au village de Sinheung. Les champs de thé sauvages accrochés aux versants et ceux qu’a mis en culture l’homme composent de splendides paysages et fournissent au visiteur l’occasion de voir de près ces lieux de production du thé de qualité qui fait la réputation de Hadong. Les habitants de Hadong et Gurye en font trois récoltes annuelles qui se déroulent aux mois de mai, juillet et août.

De la lucarne des greniers de pavillons, on avait une vue dégagée sur le Seomjin et les vastes champs alentour. Dans ces mêmes greniers, le soir venu, une ou deux familles s’asseyaient sur le plancher en bois ou en bambou, au retour des champs, pour y manger et y bavarder longuement. Il y régnait une atmosphère apaisante.

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Ils ont ChoIsI leur voIe

Kim Nyung-man, photographe-archiviste des grands moments de l’histoireVoilà plus de quarante ans que Kim Nyung-man conserve les archives de l’histoire moderne coréenne par la photographie, prise comme moyen d’expression et témoin des moments clés de l’histoire. À cet égard, il s’estime heureux d’avoir fait ce qu’il aimait le mieux et où il pouvait donner le meilleur de lui-même.Yoon Se-young Rédacteur en chef du mensuel Photo Art Magazine

D’aucuns affirment que l’histoire appartient à ceux qui l’écrivent, car ils font renaître le passé par son évocation. La photographie,

parce qu’elle constitue le plus neutre et le plus fidèle des supports, facilite aujourd’hui ce travail de mémoire en captant l’instant pré-sent de manière saisissante. Né en 1949, le grand photographe Kim Nyung-man s’est fait le témoin des événements qui ont marqué un tournant dans l’histoire moderne coréenne. S’étant très tôt découvert des dispositions pour cet art, il a su en tirer parti au mieux.

de la recherche documentaire au métier de photographeDans le canton de Gochang, qui fait partie de la province du Jeolla

du Nord et dont est originaire Kim Nyung-man, s’élèvent les ruines de remparts dont nul ne savait de quand ils dataient. En 1969, le conseil général ayant annoncé qu’un prix récompenserait toute personne qui le découvrirait, Kim Nyung-man, qui venait d’achever ses études secondaires et n’avait pas encore choisi son futur métier, a décidé de participer à ce concours.

Commençant par faire le tour de l’enceinte plus de dix fois pour y trouver quelque trace du passé, il l’a minutieusement observée et a filmé toutes les inscriptions qui se trouvaient sur ses pierres. Dans une bibliothèque municipale, il a consulté tous les ouvrages qui por-taient sur le royaume de Joseon et y a glané des informations qu’il a ensuite mises en parallèle avec ses clichés. Ce long travail lui a permis de dater l’édification des murailles à l’an 1453, deuxième du règne de Danjong (1441-1457, r. 1452-1455), lui-même sixième monarque de Joseon.

Kim Nyung-man se souvient à ce propos : « Je n’aurais pas eu

à me donner tant de mal si les livres parlant de la construction des murs avaient cité cette date à un endroit ou à un autre. C’est à ce moment-là que j’ai compris à quel point les archives sont impor-tantes. De plus, j’ai été séduit par la photographie en m’en servant pour vérifier le résultat de mes recherches. Alors avec l’argent du prix, je suis parti étudier la photographie à Séoul ».

Après s’être initié aux rudiments de cet art dans un institut privé de la capitale, le jeune homme est retourné au pays pour photographier différentes réalisations du mouvement dit Saemaeul, c’est-à-dire de la nouvelle communauté, dans lequel s’était engagé le pays en 1971. Dans les zones rurales concernées, l’œil de son appareil n’a rien lais-sé échapper de la mutation qui s’opérait pour que ces campagnes pauvres et arriérées se changent en communautés modernes. Puis, deux ans plus tard, Kim Nyung-man s’est inscrit au Département de photographie de l’Université Chung-Ang pour y acquérir une forma-tion plus solide.

Pendant les vacances, il mettait à profit son séjour dans son village natal pour réaliser des vues de paysages et de scènes de la vie rurale. Ses camarades d’études avaient beau le traiter de péquenaud parce qu’il photographiait toujours la campagne, il poursuivait imperturba-blement la tâche qu’il avait entreprise pour se faire le témoin de tout un monde voué à disparaître.

Après avoir obtenu son diplôme, en 1978, il a été engagé comme reporter photographe au Dong-A Ilbo, où il restera vingt-trois ans. Toujours présent quand les événements l’exigeaient, il sera le specta-teur de ceux qui secoueront Gwangju en mai 1980, dits du Mouvement pour la démocratie, ainsi que des manifestations de même nature qui

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Kim Nyung-man, photographe-archiviste des grands moments de l’histoire

© Kw

on Hyouk-jae

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1 Des policiers anti-émeutes s’accordent une pause au profit d’un répit dans les manifestations (Haengdang-dong, Séoul, 1982). 2 Entre deux repiquages de jeunes plants de riz, une jeune paysanne allaite le bébé que sa grande sœur porte au dos (Gochang, province du Jeolla du Nord, 1974). 3 Au « village de la trêve » de Panmunjom, où la tension est palpable, un soldat nord-coréen s’intéresse au téléobjectif d’un journaliste sud-coréen(Panmunjom, 1990).

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auront lieu au centre de Séoul tout au long de la décennie, ainsi que des faits qui se produiront au « village de la trêve » de Panmunjom et à Cheong Wa Dae.

Kim Nyung-man s’estime chanceux d’avoir eu la possibilité de se former aux deux manières de voir différentes de l’art et du journa-lisme, puisqu’avant d’exercer le second, il a pratiqué le premier sous forme de photographie.

la chance de tout publierC’est par son talent artistique que Kim Nyung-man s’est d’abord

fait connaître, tout en continuant à faire son métier de reporter photo envoyé sur les lieux d’accidents et d’événements divers. Sur le grand nombre de clichés qu’il rapportait, le rédacteur en chef ne retenait qu’une seule photo, ce qui ne décourageait pas leur auteur d’apporter une touche artistique à chacune d’entre elles.

De cet énorme travail, naîtront des séries thématiques, dont Gwan-gju, ce jour-là, qui illustre le Mouvement pour la démocratie de cette ville, Panmunjom, qui évoque la partition en deux Corées, Qu’est-ce que la présidence?, qui retrace six années d’expérience en tant que photographe affecté à Cheong Wa Dae et Vingt années de soulève-ments, qui porte sur ses vingt ans de carrière dans le reportage photo.

En 2005, Kim Nyung-man s’est vu récompenser de son profession-nalisme par la remise du Prix du photographe étranger au Festival international de photo de Higashikawa, dans le Hokkaido, ce savoir-faire s’étant particulièrement manifesté dans la série Vingt années de soulèvement, qui fait découvrir les multiples facettes de la Corée des années quatre-vingts et quatre-vingt-dix.

Après son départ à la retraite en 2001, Kim Nyung-man a inlassa-blement photographié sa région natale, mais aussi Séoul, Panmun-jom et la zone démilitarisée, puis a rassemblé les vues réalisées au

À l’époque de la modernisation des campagnes, cette paysanne de dos cheminant sur une route poussiéreuse, au retour du marché des environs, contraste avec la vitesse du taxi qui soulève un nuage de poussière (Gochang, Province du Jeolla du Nord, 1976).

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Ce vieil homme qui a quitté voilà longtemps sa ville natale aujourd’hui située en Corée du Nord se recueille pour prier, l’air grave, en tenant les fils de fer barbelés de la DMZ, du côté sud de celle-ci, après avoir rendu hommage à ses ancêtres au Pavillon Imjingak à l’occasion du Nouvel An lunaire. (Imjingak, province de Gyeonggi, 1993)

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sein d’un recueil intitulé Portrait des temps qu’il vient de faire paraître au début de l’année. Cet ouvrage dresse ainsi un état des lieux assez complet de la société coréenne des quarante dernières années tout en retraçant sa carrière en guise de profession de foi. Près de deux cent soixante-dix clichés portent un saisissant témoignage sur les événements les plus marquants de l’histoire coréenne moderne.

Han et humourL’œuvre de Kim Nyung-man déborde de chaleur humaine et l’hu-

mour y est présent sur chaque cliché, quel que soit le thème abordé, qu’il s’agisse de la vie rurale, de la pauvreté de certains quartiers de Séoul ou de la tension qui règne à Panmunjom. On les découvre entre rires et larmes et leur auteur fournit ainsi un exutoire, par l’humour, au han, ce douloureux sentiment d’amertume qui participe du carac-tère national.

Comment ne pas éprouver de compassion pour cette mère qui est assise sur un talus bordant une rizière, pendant les travaux des champs, et allaite son bébé posé sur le dos de sa grande sœur ? Cette scène nous arrache aussi un sourire, car on y ressent tout l’amour de cette mère qui, de ses mains sales, remonte doucement la cou-verture. Elle semble pourtant exténuée par son dur labeur qui ne lui laisse même pas le temps de nourrir son enfant chez elle.

Sur les photos de manifestations de rue, on voit d’autres sujets comme ce policier des forces anti-émeutes qui se bouche le nez avec du coton le temps d’une brève pause ou ce passant se couvrant la tête avec un sac en plastique, sur fond de fumées de bombes lacrymo-gènes dont on croirait sentir l’odeur forte et c’est non sans humour que le photographe a saisi ces instants ou chacun essaye son « truc » pour y échapper.

Ce ton humoristique se retrouve même dans les vues de Panmun-jom, lieu d’affrontement et de tension exacerbée. Sur l’une d’elles, un militaire nord-coréen penche la tête avec une curiosité naïve pour regarder à travers l’objectif du photographe sud-coréen. Malgré tout l’endoctrinement qu’il a peut-être subi, il semble vouloir à tout prix son envie de le voir.

Kim Nyung-man apporte les précisions suivantes : « Je suis ori-

ginaire de Gochang, le berceau du pansori, qui est notre opéra nar-ratif traditionnel. Il suffit d’écouter un peu Chunhyangjeon, Heung-bujeon ou Simcheongjeon pour s’apercevoir que leurs personnages savent garder le sens de l’humour jusque dans les situations les plus désespérées, les plus navrantes. On devine toute l’émotion qu’ils contiennent de cette manière. C’est dans cet esprit que j’ai voulu prendre des photos qui montrent non seulement ce qui est visible de l’extérieur, mais aussi ce qui se passe au fond d’un être ».

Lui-même doit bien être pour quelque chose dans cet humour dont s’imprègnent ses clichés en toute circonstance et qui est l’un des traits distinctifs de son art.

la division nationale, un thème toujours d’actualitéSoixante et un ans ont passé depuis qu’a pris fin la Guerre de

Corée, mais la division des deux Corées est toujours au centre des préoccupations de Kim Nyung-man. En attestent les innombrables photos qu’il prend de Panmunjom et de la DMZ depuis trente ans et il n’aura de cesse de le faire jusqu’à ce que la péninsule soit réunifiée et que sa production prenne valeur de témoignage d’une époque révo-lue.

Il déclare à ce sujet : « J’ai pris une photo d’un vieil homme tout ridé qui, pendant la guerre, a quitté sa ville natale aujourd’hui située en Corée du Nord et tient les barbelés de la DMZ, du côté de la Corée du Sud. Cette photo symbolise tout à fait les souffrances infligées par cette partition. Encore aujourd’hui, elle est affichée au Pavillon Imjingak, à la DMZ. Je l’ai prise il y a déjà vingt ans. Peut-être que cet homme n’est plus de ce monde. Mais la péninsule, elle, est toujours divisée ».

Kim Nyung-man sait à la perfection saisir toutes les petites émo-tions du quotidien, celles que l’on oublie sans mal avec le temps, car il entend accomplir son travail d’archivage tant sur la micro-histoire que sur la macro-histoire. Voilà plus de quarante ans qu’il retrace le passé, dans son langage photographique qui fait chaud au cœur et par l’évocation de la vie de ceux qui en ont été partie prenante. L’un des aspects de cette histoire, celui de la division nationale, demeure à ce jour inachevé.

Au début de l’année, paraissait Portrait des temps, un livre rassemblant deux cent soixante-dix photos par lesquelles Kim Nyung-man porte un saisissant témoignage sur les événements les plus marquants de l’histoire coréenne moderne. À travers l’objectif, il a suivi l’évolution de la Corée rurale au lendemain de l’industrialisation, les mouvements de Gwangju et les manifestations de Séoul pour la démocratie, fixant aussi sur la pellicule des scènes de la vie dans ce « village de la trêve » de Panmunjom qui représente la division idéologique des deux Corées.

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Livres

Charles La Shure Professeur au Départem

ent de langue et littérature coréennes de l’Université nationale de Séoul

Plus encore que la complainte populaire préférée des Coréens depuis des siècles, Arirang figure parmi les grands symboles

culturels de leur pays. Conscient de l’intérêt croissant que suscite ce chant, l’Institut des études de civilisation coréenne s’est asso-cié à la Fondation des arts du spectacle coréens pour lui consacrer en décembre 2011 une conférence internationale qui rassemblait de nombreux spécialistes coréens et étrangers. L’ouvrage intitulé Ari-rang in Korean Culture and Beyond : Arirang from Diverse Perspec-tives réunit les textes des différentes communications présentées lors de cette manifestation.

Son argument y est développé en six parties. Dans la première d’entre elles, qui introduit l’ouvrage, Cho Dong-il avance l’idée qu’il faut voir en Arirang une véritable dimension scientifique digne de recherches interdisciplinaires recouvrant la musique, la littérature, le folklore, l’histoire et la géographie. Dans un deuxième temps, le chant est présenté sous un angle purement musical. Lee Bo-hyung et Kim Young-un reviennent sur ses origines situées dans la province de Gan-gwon à partir de laquelle il s’est diffusé sur l’ensemble du territoire. Tandis que le premier se livre à une étude poussée sur le plan musi-cal, en complétant celle-ci des notations de différentes versions, le second présente les adaptations qui en ont été faites par des composi-teurs modernes. Min Eun-gi conclut cette partie en analysant la place

actuelle de ce chant et en s’interrogeant sur les moyens de le faire toujours plus apprécier.

Dans un troisième volet à caractère lit-téraire et culturel, Kang Deung-hag s’inté-resse au rôle de vulgarisation qu’a joué le cinéma dans la diffusion de ce chant et à l’effet mobilisateur et galvanisant qu’a pro-duit celui-ci en retour sur les masses oppri-mées. Quant à Kim Ik-doo, il passe en revue les formes symboliques et thématiques variées sous lesquelles s’est manifestée la présence d’Arirang dans la littérature. Enfin, Park Ae-kyung montre comment Arirang a acquis une audience plus large en Corée et à l’étranger par le biais de la K-pop en souli-gnant les avantages et inconvénients de cette évolution. Un quatrième volet entraîne le lec-teur par-delà les frontières sous la plume de Jung Pal-yong, un réfugié nord-coréen, ancien étudiant de l’Université des beaux-

arts de Pyongyang, qui compare les versions respectives des deux pays et suggère que la Corée réunifiée en fasse son hymne natio-nal. Un article de Zhang Yishan évoque l’apport d’Arirang à la culture chinoise et la signification qu’il revêt pour les ressortissants coréens. Gim Ban Bohi clôt ce chapitre par un retour historique sur la diffusion de ce chant à l’étranger et sur son ancrage dans la mémoire collective des populations d’origine coréenne, notamment en Chine.

La cinquième partie franchit elle aussi les frontières, mais avec un autre pays asiatique, puisque Yukio Uemura se penche sur le chant folklorique japonais La berceuse du village d’Itsuki en faisant remon-ter ses origines à Arirang, tandis que Wang Yingfen et Tran Quang Hai évoquent la diffusion d’Arirang, respectivement jusqu’à Taïwan et à l’Asie du Sud-Est. Dans la sixième et dernière partie de l’ouvrage située hors de ce continent, Lee Byong-won analyse, à partir de son expérience de la vie à Hawaï, les changements qu’a subis ce chant en arrivant aux États-Unis. Pour sa part, Simon Mills suit le parcours d’Arirang en Europe pour s’intéresser à la manière dont il est inter-prété par des musiciens étrangers. Enfin, Jean Kidula envisage le chant folklorique en tant que symbole d’un peuple ou d’une nation, puis établit un parallèle entre la Corée et le Kenya en raison de leur passé commun de pays colonisés et de leur égal identique attache-ment à leur identité culturelle.

Arirang in Korean Culture and BeyondTextes compilés par Sheen Dae-cheol, 309 pages, Presses de l’Institut des études de civilisation coréenne, 25 000 wons, Séoul

L’étude la plus exhaustive et approfondie d’Arirang  en langue anglaise

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luttant pour le renouveau du monde rural, dont l’action se fondait sur la certitude que c’est par l’éducation que la Corée s’engagerait dans la voie du progrès, notamment en apportant l’instruction aux habitants des campagnes. Dans ce contexte, il décrit un tissu complexe de relations humaines entremêlées de triangles amoureux qui entre-tiennent un sentiment de suspense. Ces affaires de cœur n’étaient pas étrangères à Yi Kwang-su lui-même, puisqu’il avait divorcé de la femme à laquelle l’avait uni un mariage sur présentation, pour s’enfuir avec une autre, médecin, qui l’avait soigné pendant sa maladie et l’avait soutenu durant sa convalescence.

Se déroulant sur quatre époques elles-mêmes subdivisées en périodes plus courtes, cette structuration de l’œuvre correspond à sa première vocation de roman feuilleton. Dans la première partie, le personnage principal, un dénommé Heo Sung, quitte sa campagne natale

pour faire des études d’avocat à Séoul et il y prend pour épouse Yun Jeong-seon, la fille d’un haut fonctionnaire de l’aristocratie. La deuxième époque le voit retourner au pays et entre-prendre d’œuvrer à son renouveau, tandis que dans la troisième, le récit prend un tour tragique lorsque Jeong-seon tente de mettre fin à ses jours après avoir noué une brève liaison avec un ancien soupirant. La dernière partie conte le soulèvement des villageois excédés par l’arro-gance d’un grand propriétaire terrien.

Outre les qualités littéraires qui en font un chef-d’œuvre, une dimension historique y est présente par l’évocation des mouvements de renouveau rural et des conceptions philoso-phiques d’où ils partaient. Toutefois, il faut se garder de croire que la Corée qu’il dépeint est telle qu’en son temps. Il s’agit plutôt de la vision idéalisée qu’en a le personnage principal de l’intellectuel qui fait en toute circonstances preuve de noblesse d’âme et d’une conduite irré-prochable, tout en jugeant que les petits villages sont condamnés à un retard qu’ils ne pourront jamais combler. Si le livre ne fournit pas une peinture réaliste d’un point de vue historique, il expose les états d’esprit d’un homme idéaliste face à la réalité de la vie sous l’occupation colo-niale.

En raison de la fidélité avec laquelle y sont restitués les sentiments exprimés dans le texte coréen, cette version traduite a été classée par World Literature Today au nombre des soixante-quinze traductions les plus remarquables réalisées au cours de l’année 2013. Si, par le contexte historique où il situe l’intrigue, ce livre peut paraître d’un accès moins facile que les œuvres de fiction plus contemporaines, il correspond à une époque charnière de l’histoire coréenne et intéressera tous ceux qui cherchent à mieux comprendre l’essence même de la Corée et de sa culture.

Souvent considéré comme l’auteur du premier roman coréen moderne, Yi

Kwang-su a vécu les bouleversements de l’histoire coréenne moderne. Bien qu’ayant fait ses études au Japon, il n’en est pas moins un fervent partisan des mouvements d’indépendance, et ce, dès les premiers temps de l’occupation coloniale. Quand approche la fin de cette présence, il se gar-dera néanmoins de faire figurer dans ses écrits quoi que ce soit qui puisse contra-rier les Japonais, ce qui lui vaudra plus tard d’être taxé de collaborateur. Si les avis sont partagés sur ce point parmi les spécialistes de l’œuvre pleine d’érudition de cet écrivain, il est indéniable qu’il occupe une place de premier plan dans la littérature de l’époque coloniale.

C’est sous forme de feuilleton que La Terre paraît pour la première fois, d’avril 1932 à juillet 1933, dans le quotidien Dong-A Ilbo. L’auteur y évoque les mouvements

Le premier roman moderne coréen traduit à l’intention des lecteurs étrangers

La terreYi Kwang-su, traduit par Hwang Sun-ae et Horace Jeffrey Hodges, 512 pages, 16 dollars, Dalkey Archive Press, Champaign, Illinois, Dublin

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regard eXtérIeur

Cela fait maintenant deux ans et demi que j’habite à Séoul. Pour découvrir la

ville, dès que j’avais un peu de temps libre, j’ai passé la première année à la sillonner en tous sens, d’abord à pied, puis, compte tenu des distances, à bicyclette.

J’ai décidé de passer à la bicyclette en constatant qu’il m’avait fallu sept heures de marche pour revenir de l’ambassade de France à l’ouest jusqu’à chez moi au nord-est, en faisant, il est vrai, un léger détour pour me tremper les pieds dans le fleuve Han. Je garde un souvenir ému de la pan-carte, quelque part dans le bas de Dongil-ro, annonçant Taerung « 7,5km » : l’après-midi était bien avancé, j’avais un peu chaud, mais c’était tout droit, j’étais presque arrivé.

Cette exploration m’a permis de savoir que je me plairais à Séoul. Et de tirer mes premières conclusions sur la commodité des excursions en ville.

En fait, il n’est pas facile de se perdre à Séoul, parce que, à l’échelle de l’agglomé-ration, la ville, bien que très vaste, est à la fois encadrée et ponctuée de montagnes boisées, et traversée par une série de cours d’eau, du ruisseau jusqu’à l’imposant fleuve Han. Ce sont les montagnes, escarpées ou arrondies, qui sont les plus anciennes habi-tantes et les gardiennes de Séoul. Plus pro-saïquement, la ville est aussi quadrillée par un métro au maillage dense, moderne et pratique.

Si l’on est partant pour de longues pro-menades un peu au hasard à travers la ville, il peut être utile de savoir qu’elle est parta-gée en trois grandes zones distinctes.

Le centre historique d’abord, qui doit faire de l’est à l’ouest environ sept kilomètres, soit à peu près la dimension de Paris, de la Bastille à l’Étoile. Située sur la rive droite du

fleuve Han, cette partie centrale est traver-sée horizontalement en son milieu par un axe double, Jong-no, la « Rue de la Cloche », la grand-rue de l’époque, et un miracle de petit cours d’eau, sauvé du béton, qui la longe tout de suite au sud, le Cheonggye-cheon. Ce ruisseau, alimenté artificiellement par pompage dans le fleuve Han, a paraît-il fait couler au moment de son aménagement plus d’encre qu’il ne transporte d’eau, mais il est quand même bien rafraîchissant. La limite nord est constituée par un alignement de palais, adossés à des montagnes. Au sud, c’est le mont Namsan, avec la toupie mon-tée en graine de sa tour. À l’ouest une grande place allongée en rectangle, entre l’ancienne Porte du Sud et le palais présidentiel ; à l’est une autre grande porte, prolongée d’une muraille qui grimpe, et s’en va mine de rien très loin. L’ancien centre-ville représente sans doute un peu moins de la superficie de Paris intra-muros, parce qu’il est a priori moins étendu dans le sens nord-sud.

Ensuite, il y a le nouveau quartier de Gan-gnam, au sud du fleuve (comptez dix à quinze minutes si vous vous risquez à traverser un pont à pied), Gangnam-la-rive-gauche, que les anciens expatriés ici ont vu sortir de terre. J’ai appris récemment que du temps où c’était encore la campagne, il a été jumelé avec une petite commune de la banlieue de Bruxelles. Les avenues y sont plus larges, les immeubles plus cossus, on y voit beau-coup de bâtiments spectaculaires, quelques-uns assez beaux. Lui aussi est bordé de montagnes, où je ne suis pas encore allé, parce qu’elles sont trop loin de chez moi.

La troisième zone, c’est tout le reste. Et là, finalement, il est assez facile de se perdre à Séoul, parce que ces quartiers se res-semblent beaucoup, avec leurs rues où se

Se perdre à SéoulGilles Ouvrard Professeur à l'École d'interprétation et de traduction de l'Université Hankuk des études étrangères

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succèdent petits commerces et échoppes d’artisans, le Séoul quotidien des gens ordi-naires et des marchés, et son mélange d’immeubles plus ou moins anciens. Et tou-jours, même auprès des grands ensembles récents, dès qu’on se hasarde dans les ruelles étagées, au pied des côtes chapeau-tées de forêts, ou jouxtant le parc d’une des innombrables universités, la poésie déglin-guée de quelques vieilles maisons basses aux toits de tuiles ruinés, couverts de bâches usagées, peut-être protégées par le temple bouddhiste voisin caché dans un pli du ter-rain, comme un clin d’œil vers le passé.

Rassurons-nous. Rien n’oblige le tou-riste à aller dans ces quartiers. Et si l’on veut rester concentré sur l’essentiel, finale-ment il n’est pas facile de se perdre à Séoul, car tout y est bien indiqué et ré-indiqué. Les panneaux sont toujours bilingues, alpha-bet coréen, et anglais. Dans les endroits à proprement parler touristiques, comme les palais, ou la rue marchande d’Insadong, des petits groupes de guides en grande tenue saluent déjà le piéton qui ralentit le pas. Ailleurs, il y a de nombreux micro-centres d’information, syndicats d’initiative posés de loin en loin le long des rues. Et les gens sont spontanément serviables, si vous avez l’air de chercher votre chemin, bien souvent ils viennent d’eux-mêmes proposer leur aide. De toute façon, en cas de difficulté parti-culière, pour trouver un taxi, la plupart du temps, il suffit de s’arrêter dix secondes au bord du trottoir.

Les taxis ne sont pas chers, mais pour se rendre quelque part, en général on prend quand même le métro. Pour arriver à bon port, il est très important de retenir le numé-ro de la bonne sortie. Car ici les sorties d’une même station peuvent être distantes de plusieurs centaines de mètres, et si l’on part dans la mauvaise direction, on risque de perdre un temps considérable avant de se retrouver. En cas d’oubli, la solution, me direz-vous, est toute simple : il suffit de jeter un coup d’œil au plan du quartier, valeur sûre de la signalétique métropolitaine, ami

du touriste hésitant. Au début de mon séjour, échaudé après quelques déconvenues de Parisien trop sûr de lui, qui pense « Je sors, je vais bien trouver », je suis revenu vers le plan, en prenant le temps de le consul-ter avant d’affronter la rue. Mais là, une fois dehors, je ne comprenais pas.

En effet, alors que j’avais bien pris mes repères, les premiers temps je me suis régu-lièrement perdu en sortant du métro : les rues n’allaient pas dans le sens attendu, les bâtiments n’étaient pas à leur place. Per-plexité. Au point que j’ai fini par renoncer au plan, en me contentant de suivre à la lettre les indications notées avant le départ : à la sortie n° tant, aller tout droit et tourner à gauche au Paris-Baguette, etc (au fait, j’y pense, je n’ai pas encore compris pourquoi connaître l’adresse précise ne permet pas de parvenir au bon endroit, mais ne com-pliquons pas). Déconcerté, et vaguement vexé que mon sens de l’orientation, d’habi-tude efficace, soit mis en échec sur la terre coréenne...

Et puis un jour, lumière. Je me suis aperçu d’une chose. Les plans de quartier, soignés et clairs, ne sont pas systématiquement orien-tés vers le nord... Ils sont présentés selon un principe que je n’ai pas encore éclairci, peut-être la commodité en fonction de la configu-ration du quartier, en tout cas avec des orien-tations qui semblent aléatoires.

D’accord, je reconnais que je suis un petit voyageur, car il est vrai que d’autres pays de la région font la même chose. J’admets par ailleurs volontiers que je ne suis pas à la page, qu’il suffit aujourd’hui d’avoir un smartphone et l’application idoine pour par-venir à l’objectif sans encombre, en suivant le trajet qui s’affiche.

Toujours est-il que je garde de cette découverte une certaine méfiance envers les habitudes, et une grande admiration pour le cerveau des Coréens, capables de fixer men-talement le schéma du quartier et se recon-naître à la sortie sans avoir, préalablement, à pencher la tête voire se tordre le cou devant le plan.

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délICes CulInaIres

le dessert glacé dont on raffoleDessert rafraîchissant à base de glace pilée que vient agrémenter une délicieuse garniture, le bingsu a toujours été apprécié en période estivale, mais il se consomme désormais en toute saison car son succès ne se dément pas. Dans les lignes qui suivent, nous passerons en revue les différentes recettes de cette préparation très appréciée des Coréens en retraçant les circonstances historiques particulières dans lesquelles elle a vu le jour.Yoon Duk-no Critique culinaire | Lim Hark-hyoun, Cho Ji-young Photographes

I l n’est pas donné à tout le monde de connaître le « bingsu du Pôle Sud » car il se prépare dans ces contrées glaciales où les virus

eux-mêmes ne résistent pas à des températures de - 50°C, avec de gros morceaux de glace arrosés d’une rasade généreuse de sirop de fraise, après quoi on n’a plus qu’à en râcler vivement la surface pour détacher des fragments aussitôt dégustés. Également appe-lée connue sous le nom de bingsu de l’Antarctique, cette préparation n’est connue que des chercheurs qui séjournent longuement dans les centres où ils mènent leurs études et dont le film japonais Le Chef du Pôle Sud évoque la vie. Étant donné le côté extrême de ces situations, on serait tenté de se dire que le dessert en question n’existe qu’au cinéma ou dans notre imagination.

Il n’en est rien car voilà déjà deux millénaires, les hommes consommaient à peu près la même préparation, si ce n’est que le lieu d’extraction de son principal ingrédient se trouvait quelque part dans les Alpes ou l’Himalaya. Néron lui-même, qui régna au Ier siècle, en est l’un des plus illustres exemples puisque l’histoire dit qu’il donna un jour un banquet quelque peu original. Des coureurs arrivèrent à Rome par la plus grande de ses artères, la célèbre Voie Appienne, pour y apporter de pleins seaux de glace qu’ils avaient recueillie sur les montagnes enneigées, en rivalisant de vitesse dans leur course éperdue contre le temps et la chaleur. La précieuse denrée fut mêlée à du miel, du jus de fruit et du vin pour confectionner un mets glacé qui pourrait bien être l’ancêtre de nos sorbets d’aujourd’hui. En effet, cette anecdote revient invariablement dans les textes qui retracent l’histoire des glaces et de leur consommation.

la «  renaissance » de la crème glacéeÀ l’image du retour aux idées et à l’art antique gréco-latins de la

Renaissance, les glaces à l’ancienne connaissent aujourd’hui un regain de faveur. On assiste en effet à un étonnant renouveau de ces pré-parations gourmandes à mi-chemin entre la neige glacée de Néron et les glaces fruitées chinoises renommées dans toute l’Asie au XIe siècle. Elles se déclinent en d’innombrables variantes de la recette du bingsu qui vont des plus classiques à base de fruits comme la fraise et la mangue ou de haricot rouge sucré avec du sirop à des versions plus originales au thé vert, au vin ou au lait glacé pilé dit « flocons de neige », ou encore aux injeolmi, ces bouchées de pâte de riz gluant enrobées de farine de haricot, quand elles ne comportent pas de fro-mage ou de café. Elles ont pour dénominateur commun de s’obtenir en pilant de la glace en menus fragments pour reproduire l’aspect de la neige et d’y ajouter des ingrédients divers à son goût, dont des hari-cots rouges, fruits et jus de fruits, comme pour se rapprocher le plus possible des crèmes glacées des origines. C’est du XVIIe siècle que date la création des glaces à l’italienne, ces préparations d’une consis-tance plus moelleuse à base de crème anglaise fouettée qui leur valut d’être appelées « crème glacée ». Toutefois, il faut savoir que d’autres desserts glacés les avaient précédées.

En Europe, c’est le sorbet qui fut le premier consommé par l’aris-tocratie. Il consistait en une boisson, lactée ou non, qui se composait de fruits ou jus de fruits glacés. Dans la Rome et la Grèce antiques, on avait coutume débiter la glace des montagnes en gros blocs qui se conservaient jusqu’à l’été, où on les consommait broyés avec du jus de fruits, des épices ou du vin pour se rafraîchir.

Le bingsu:

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Composé de glace pilée et garnie de haricots rouges bien cuits, de bouchées de pâte de riz gluant et de fruits séchés croquants ou de fruits à coque émincés, le bingsu aux haricots rouges constitue le rafraîchissement coréen par excellence à consommer en période de canicule.

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Pour confectionner un bingsu, il suffit de recouvrir de la glace pilée d’une ou plusieurs garnitures pouvant se composer de haricots rouges, de pâte de riz gluant et de fruits à coque tels que les cacahuètes, les amandes ou les noix, mais il est aussi possible d’ajouter de la crème glacée. On mélange ensuite la garniture de son choix avec la glace, mais il est aussi possible de les déguster séparément.

Dans l’Orient ancien, existaient de multiples variantes du bingsu coréen. Elles comprenaient non seulement celui aux haricots rouges tel qu’il existe encore de nos jours, mais aussi de nombreux autres au yaourt glacé, aux cerises ou à l’eau de vie de prune, cette dernière recette trouvant son prolongement dans le bingsu au vin que nous connaissons. De tous temps, les Coréens ont fait usage de glace, en été, soit pour confectionner le punch aux fruits dit hwachae, soit pour en faire un plateau où mettre les fruits à conserver, d’où le terme bing-gwa qui désigne des fruits glacés.

Comment ces différentes recettes de bingsu et de binggwa ont-elles pu parvenir jusqu’à nos jours ? Pendant des millénaires, les anciens ont découpé de la glace qu’ils conservaient de l’hiver à l’été et selon cer-tains historiens, ce n’est qu’au XIe siècle qu’aurait été mis au point un procédé révolutionnaire dans le stockage de la glace. Il en résulta un accroissement de la demande suite à la baisse du prix de la glace, qui aurait alors favorisé une forte consommation de bingsu. Celui-ci n’en demeurait pas moins un « produit de luxe » réservé à un petit nombre d’aristocrates ou d’autres sujets ayant fait fortune. Le bingsu allait se répandre dans tout l’Orient un siècle plus tard, suite à la production de sorbetières par le Japon qui venait le premier d’accéder à la modernité.

Une « cuisine lente » et une recette simpleDans les premiers temps, en raison surtout de

l’introduction des crèmes glacées, le bingsu ne se consommait guère qu’au goûter des enfants parce que bon marché, mais en ce XXIe siècle, il fait un retour en force en Asie, non seulement dans sa version d’origine coréenne, mais égale-ment sous forme de kakigori japonais et de bao-bing chinois tout aussi appréciés. Sous des noms différents, il s’agit de préparations foncièrement identiques, mais c’est le bingsu coréen qui sus-

cite le plus d’engouement, ce qui s’explique certainement par la place qui est celle des mets froids dans la cuisine traditionnelle, comme les nouilles servies avec de la glace, alors que les Chinois aiment à boire leur thé chaud en toute saison.

Ceci dit, pourquoi préférer le bingsu à de la crème glacée ? Sa « Renaissance » dans la vie quotidienne asiatique est liée aux ten-dances particulières de ce XXIe siècle et en l’occurrence à celle de la cuisine, qui évolue vers plus de lenteur. Le bingsu s’inscrit dans ce cadre, tandis que la crème glacée relève plutôt de la cuisine rapide. Pour le confectionner, il suffit de recouvrir de la glace pilée d’une ou plusieurs garnitures pouvant se composer de haricots rouges, de pâte de riz gluant et de fruits à coque tels que les cacahuètes, les amandes ou les noix, mais il est aussi possible d’ajouter de la crème glacée. On mélange ensuite la garniture de son choix avec la glace, mais il est aussi possible de les déguster séparément. Autant de possibilités d’ap-porter sa touche personnelle à ce dessert.

la tradition du dessert glacé en Asie de l’estLes Coréens anciens aimaient à déguster, outre le bingsu, une pré-

paration appelée bingjeup qu’ils confectionnaient avec de la glace pilée mêlée à des jus de fruits ou à des épices. Le premier fut introduit dans toute l’Asie de l’Est où il fut longtemps apprécié. Dans le traité intitulé Histoire des Song, qui rassemble des informations sur l’histoire de cette dynastie, il est dit que : « L’empereur offrait aux fonctionnaires de haut rang du milsabing [une glace fine au miel] les jours de forte chaleur ». Il semblerait qu’il s’agissait de bingsu au miel et haricots rouges et si tel fut le cas, cette lointaine version ne devait guère diffé-rer de l’actuelle. Dans un manuscrit japonais du début du XIe siècle, le Makura no Soshi, c’est-à-dire le « livre de chevet », figure un passage traitant d’un rafraîchissement composé de glace pilée au couteau et arrosée de sève de kudzu au moment de la servir dans un bol métal-lique qui évitait sa fonte. S’il est permis de s’interroger sur le choix de cet arôme amer, l’ensemble de la préparation présentait des analogies avec le bingsu d’aujourd’hui, en particulier sous la forme traditionnelle qu’elle prend dans le dessert dit kakigori, où la glace pilée est arro-sée de sirop. De même, le bingsu au haricot rouge qui se consomme aujourd’hui en Corée rappelle le milsabing de la Dynastie des Song.

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1 Bingsu à la mangue composé de lait glacé et aromatisé à ce fruit.2 Longtemps réservé à la consommation estivale en raison de ses vertus rafraîchissantes, le bingsu est aujourd’hui un dessert apprécié en toute saison.3 Tout un chacun peut composer un bingsu à son goût en l’agrémentant des ingrédients de son choix.4 Bingsu au thé noir et sirop dont on arrose la crème glacée étendue sur un lit de glace pilée.

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aperÇu de la lIttérature Coréenne

Dans ce qui arrive à Jung, la rédactrice d’articles publicitaires d’un journal régional, tout commence par une petite erreur. À cause

de celle qui s’est glissée dans le nom du restaurant dont elle parlait dans l’un de ses textes, le journal a été contraint de rappeler les cinq mille exemplaires qu’il avait déjà expédiés à plus de cent distributeurs pour coller des vignettes rectificatives sur chacun d’eux. Il peut certes arriver à tout le monde de mal lire un nom sur une enseigne, mais dès qu’elle l’a fait, la protagoniste va aller à la dérive et sortir de la norma-lité, mue par le même mécanisme que quand elle est montée dans le bus 8 au lieu du 4 qu’elle voulait prendre. Ce qui n’était à l’origine qu’une insignifiante erreur va ouvrir une brèche dans son quotidien et provoquer un drame. Le lecteur pourra le comprendre s’il lui est arrivé de se perdre dans des divagations après avoir mal déchiffré quelque inscription, comme ce personnage. Le procédé narratif adopté par l’auteur consiste ainsi à créer une complicité entre protagoniste et lec-teur en entraînant celui-ci dans des élucubrations de l’imagination qui l’éloignent du réel, à partir de faits ou aspects dont ils partagent l’expé-rience.

Dans son œuvre antérieure, l’auteur s’est aussi attachée à révéler ces petites choses du quotidien que l’on n’a plus le temps de remar-quer, mais qui éveillent sous sa plume des trésors d’imagination. On retrouve un peu la même démarche analogue dans Invader Graphic (2009), où les petits morceaux de carrelage vus dans la rue symbo-lisent une résistance silencieuse à l’ordre social. C’est aussi le cas dans Douces vacances (2009), dont le héros se lance dans une cam-pagne d’extermination des puces après en avoir découvert au pied de son lit ou près des meubles, ce qui lui fait redouter une invasion de ces insectes à l’échelle planétaire. Enfin, Le syndrome de l’ape-santeur imagine une nouvelle pandémie éponyme s’abattant sur le monde après que le personnage principal a cru voir la lune se casser en six morceaux. Ces exemples révèlent à eux seuls toute l’inventi-vité et l’humour qui sont ceux de l’auteur, comme dans cette nou-velle émaillée de mots d’esprit qui nous arrachent un sourire un peu

moqueurs, mais baignant constamment dans une atmosphère feu-trée dont le ton, pareil à la voix faible de Jung, vise à rendre compte posément de la réalité.

« (...) Jung s’était retrouvée seule devant l’aquarium du restaurant de sushi, ou du moins en avait-elle l’impression, bien qu’entourée de collègues. Un maquereau y tournait sans cesse et très rapide-ment en rond. En fait, c’était la force des remous qui l’obligeait à faire ces tours et lui donnait en même temps une impresssion de fraîcheur. L’animal croyait-il nager à sa guise ? Pour le savoir, il aurait suffi de couper l’arrivée d’eau ou d’attendre qu’il bondisse hors du récipient, où ne l’attendait que la dureté de l’asphalte. (...) »

La vivacité de son imagination, qui frôle parfois l’absurde, a cepen-dant une autre facette plus sombre, comme l’envers sinistre de la réalité. Par la métaphore des maquereaux nageant dans l’aquarium du restaurant de sushi, l’auteur adresse une inquiétante mise en garde sur les conséquences graves d’une erreur pourtant insigni-fiante. Emportés toujours dans le même sens par la puissance des remous, ils ont la sensation de se déplacer par eux-mêmes, alors qu’ils ne font que suivre le mouvement. Le propos nous rappelle aus-sitôt celui du Rêve du papillon de Chuang-tzu ou de films tels que The Matrix ou The Truman Show. Face à la confusion d’un monde régi par une logique purement capitaliste, l’auteur nous invite à nous deman-der si toute notre vie n’est pas une grave erreur.

Toutefois, la nouvelle n’a pas tant pour but de souligner le manque de liberté et l’absence de conscience existentielle structurée chez l’individu moderne que d’attirer l’attention sur le sentiment de « soli-tude » auquel il est condamné en s’évadant du quotidien, comme la protagoniste, qui se sent seule, bien qu’entourée de collègues. Tan-dis que ceux-ci continuent de vivre dans l’illusion qu’ils se déplacent par leurs propres moyens, alors que c’est la force de l’eau qui les entraîne, Jung est comme un poisson tombé sur l’asphalte en sau-

De la légèreté des liens et des fautes

CrItIque

Chang Du-yeong Critique littéraire

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tant. Propulsés avec rapidité par le flot puissant, les autres n’ont guère le temps de chercher à comprendre Jung ou à sympathiser avec elle. En outre, il se peut qu’elle ait été aussi isolée quand elle vivait à leurs côtés. En se retrouvant exclue de leur monde par son licenciement, elle s’aperçoit un peu tard qu’elle est depuis longtemps seule. La sympathie qu’éprouve le lecteur pour elle parce qu’elle n’a commis qu’une petite erreur qui déchaîne son imagination n’est-elle pas comparable à la « solitude » du maquereau gisant sur l’asphalte ?

Dans la nouvelle Une table pour une personne (2009) aussi due à l’auteur, un institut privé propose des cours à ceux à qui manger seul au restaurant fait peur. N’étant pas parvenu à surmonter sa gêne d’être seul en dépit d’une formation de trois mois, l’un d’eux confie : « Ce que j’aurais voulu, c’était d’apprendre à manger seul sans me sentir mal à l’aise, mais tout ce que m’ont apporté ces cours, c’est la consolation de me dire que je ne suis pas le seul dans ce cas. Nous sommes une sorte de chaîne de magasins unipersonnels ». Ces paroles expriment une vérité certes évidente, mais non moins fon-damentale, à savoir qu’il suffirait que les gens seuls se rassemblent pour ne plus l’être.

Ce truisme semble aussi valoir pour L’ongle du chef. En suivant le cheminement de Jung, qu’une minime précipite dans un abîme de solitude, nous devons continuer à lire à ses côtés, c’est-à-dire à com-prendre sa solitude et son isolement. Tout en contemplant la solitude dans laquelle elle s’enferme, les observateurs que nous sommes sympathisent avec elle et lui apportent du réconfort, la nouvelle les interpellant du même coup pour qu’ils se demandent s’ils n’auraient pas eux aussi besoin d’être consolés. L’auteur y laisse entendre que, s’il n’est pas en son pouvoir de changer la réalité ou la vie de son per-sonnage, elle estime que nous, poissons qui sommes toujours dans l’aquarium, avons un devoir impératif de « sympathie » et de « conso-lation » envers les autres, même si, ce faisant, nous commettons aussi d’une certaine manière une « erreur ».

Yun Ko-eunAvez-vous déjà vu de ces minuscules

vignettes que l’on colle pour masquer des

fautes d’impression ? C’est une solution

provisoire qui permet d’éviter une longue

et coûteuse reprise de tout le texte.

Si vous êtes de ceux à qui il est arrivé,

ne serait-ce qu’une fois, d’ôter l’un de ces

cache-misère, vous vous plongerez avec

délectation dans L’ongle du chef, où Yun

Ko-eun fait à tout moment surgir le rêve du

quotidien. Gardez-vous toutefois de trop

y entrer ou vous risqueriez à votre tour

de n’être plus qu’une « tache » entre les

lignes.

© Park Jae-hong

Page 66: Koreana Summer 2014 (French)

84 A r t s e t c u l t u r e d e C o r é e