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K A & C ISSN 1016-0744 The Royal Tombs of the Joseon Dynasty ISSN 1225-9101 A RTS ET C ULTURE DE C OR ÉE Vol. 11, N° 1 Printemps 2010 La tradition clanique des «jongga»

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Koreana Spring 2010 (French)

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K o r e a n a r t & C u l t u r e vol. 24, no. 2 Summer 2009

ISSn 1016-0744

The Royal Tombs of the Joseon Dynasty

ISSn 1225-9101

a r t s e t C u l t u r e d e C o r É E vol. 11, n° 1 Printemps 2010

La tradition clanique des «jongga»

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BEAUTÉS DE CORÉE

Le « tteoksal »

e « tteoksal », ce moule en bois qui aurait été créé sous le royaume de Goryeo (918-1392) pour assurer la décoration de morceaux de pâte de riz dits « jeolpyeon », représente

un petit trésor d’artisanat par les multiples motifs traditionnels qu’il permet de réaliser. C’est dans la région de Honam, ce gre-nier à riz de la péninsule coréenne, qu’en furent découverts les plus anciens spécimens.Quant au « jeolpyeon », il fait partie des « tteok », c’est-à-dire de petites portions de pâte de riz fort simples, mais qui prennent toujours place sur les tables de fête ou de cocktail. Elles s’obtien-nent en frappant du riz cuit à la vapeur à l’aide d’un maillet pour lui donner une consistance malléable, puis en le façonnant en forme de boule que l’on aplatit en y exerçant une forte pression afin d’exécuter le motif à sa surface, puis de napper le tout d’une couche d’huile de sésame.Les « tteok » participent à ce point des cérémonies et rituels traditionnels coréens qu’un dicton affirme : « Quand le « tteok » paraît, la cérémonie doit être préparée ». Ces friandises d’origine ancienne figurent ainsi de longue date parmi les offrandes que l’on dépose sur les autels dressés en l’honneur des ancêtres, mais étaient aussi présentes en abondance, dès que survenait une fête, à l’intention des convives ou voisins. Le « jeolpyeon » permettait tout particulièrement de prévoir de telles occasions car il conservait longtemps toute sa fraîcheur et son aspect d’ori-gine.

Dans les familles, les « tteoksal » de bonne facture se transmet-taient de génération en génération, à l’égal de tout autre bien du patrimoine, de sorte que ceux à qui on offrait des « jeolpyeon » pou-vaient imaginer sans mal leur provenance au vu de leurs décora-tions composées de fleurs, nuages ou poissons, ainsi que de sym-boles de longévité et de bonne fortune, quand n’y figurait pas la représentation du cosmos dite « taegeuk ». Il arrivait que certains motifs soient réservés à des occasions particulières, comme celui du poisson, qui convenait au premier anniversaire d’un enfant, tandis que symboles de bonne augure ou fleurs marquaient le soixantième anniversaire. À diverses circonstances correspon-daient ainsi autant de « tteoksal », certains présentant toutefois un décor différent sur leurs deux faces, comme le spécimen pré-senté ici.Les « tteoksal » anciens pouvaient se composer de céramique ou de bois, ce dernier provenant le plus souvent du pin, du plaque-minier, du chêne, du ginkgo, du bouleau ou du jujubier, mais en aucun cas d’un arbre ayant été frappé par la foudre, puisque les pâtisseries qui y étaient moulées étaient destinées à être présentées en offrande lors de rituels ou de cérémonies. Aujourd’hui encore, les ouvriers ébénistes reprennent sur leurs fabrications les motifs de « tteoksal » traditionnels dans leurs œuvres en bois, tandis que les maîtresses de maison concilient tradition et modernité en employant ces instruments pour confec-tionner des gâteaux de style occidental.

L

© Ahn Hong-beom

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Arts et Culture de Corée Vol.11, N° 1 Printemps 2010

Des quatre coins du pays, les descendants du « jongga » accourent à la demeure ancestrale de Yi Won-jo et s’y rassemblent dans le quartier des hommes pour s’y préparer au rituel dit de la « tablette ancestrale à perpétuité », qui débute par la répartition, d’un commun accord, des rôles qui leur reviennent dans cette cérémonie.

© Seo Heun-kang

La tradition clanique des «jongga» 8 La place des « jongga » dans la société actuelle Yi Soon Hyung

16 Les traditions rituelles et culinaires des « jongga » Lee Yeun ja

24 Une flânerie dans les musées coréens des « jongga » Charles La Shure

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Publication trimestrielle de la Fondation de Corée2558 Nambusunhwan-ro, Seocho-gu, Séoul 137-863 Corée du Sudwww.kf.or.kr

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34 DOSSIERS

Les « projets de ville créative » se multiplient | Lee Sun-chul

40 ENTRETIEN Ahn Eun Me

Ahn Eun Me, chorégraphe néo-chamaniste du XXIe siècle | Kim Nam-Soo

46 ARTISAN Kim Young Hee

L’œuvre en jade de Kim Young Hee, une révélation de la grâce Park Hyun Sook

52 CHEFS-D’ŒUVRE

Entre mondes profane et sacré, le Pont de Seungseongyo du Temple de Seonamsa | Cheon Deukyoum

56 CHRONIQUE ARTISTIQUE

Un nouveau foyer d’art contemporain coréen à Séoul | Chung Jae Suk

62 À LA DÉCOUVERTE DE LA CORÉE

La Corée, ce cadeau de ma vie | Robert J. Fouser

66 SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE Bae Bien-U

Bae Bien-U et ses photographies évocatrices de la peinture à l’encre coréenne | Yoon Seyoung

72 ESCAPADE Daejeon

Daejeon, cette ville où l’on prend le temps de vivre | Kim Hyungyoon

80 CUISINE

Calmar sauté en sauce piquante sur son lit de riz : un plat équilibré et économique | Shim Young Soon

84 REGARD EXTÉRIEUR

Corée, la force du dedans à l'épreuve du Monde | Sebastien Falletti,

86 VIE QUOTIDIENNE

Le « makgeolli » sort de l’ombre | Huh Shi Myung

91 APERçU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE

JeoNg Ji A La révélation de la vieillesse dans La lumière du printemps de Jeong Ji-a | Kim Kyung-soo

La lumière du printemps | Traduction : Kim Jeong-Yeon et Suzanne Salinas

Koreana sur Internethttp://www.koreana.or.kr

© Fondation de Corée 2010Tous droits réservés. Toute reproduction intégrale, ou partielle, faite par quelque procédéque ce soit sans le consentement de la Fondation de Corée, est illicite.

Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles des éditeurs de Koreana ou de la Fondation de Corée.

Koreana, revue trimestrielle enregistrée auprèsdu Ministère de la Culture et du Tourisme (Autorisation n° Ba-1033 du 8 août 1987), est aussi publiée en chinois, anglais, espagnol, arabe, russe, japonais et allemand.

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La tradition clanique des «jongga»

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en langue coréenne, le vocable « jongga » désigne une famille descendant en lignée directe du fondateur d’un clan ou d’un illustre personnage par le biais du fils aîné des générations successives, comme il en existe

aujourd’hui encore en Corée. De par l’ancienneté de leurs origines, qui remontent parfois à quatre siècles en arrière, c’est-à-dire à la fin de la première moitié de la dynastie Joseon, ils constituent les héritiers par excellence de la

philosophie confucianiste qui domina cette époque. À ce titre, ils représentent autant de biens précieux du patrimoine culturel national, ainsi que les dignes représentants d’un ensemble de valeurs et modes de vie

traditionnels qui subsistent jusque dans la Corée contemporaine, pourtant fondée sur une structure familiale de type nucléaire.

La tradition clanique des «jongga»

Le Takcheongjeong, pavillon du « jongga » de Kim Hyo-ro, s’élève au village de Gunja, près d’Andong, une ville de la province de Gyeongsangbuk-do www.gunjari.net (en coréen seulement)).

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La place des « jongga » dans la société actuelleLes Coréens demeurent fortement attachés au principe de lignée des « jongga » selon lequel la manière d’être et de penser de leurs ancêtres se transmet à leurs descendants de génération en génération. C’est afin de mieux comprendre les fondements de cette croyance ancienne qu’un scientifique s’est consacré dix-huit années durant à l’étude de ces familles d’élite, en recherchant leurs origines et signification, ainsi que leurs spécificités, place actuelle et perspectives d’avenir.

Yi Soon Hyung Professeur au Département d’études familiales et pédologiques de

l’Université nationale de Séoul

Seo Heun-kang, Lee Dong-chun Photographes

La persévérance avec laquelle les Coréens s’acharnent à faire poursuivre des études à leurs enfants est manifeste si l’on pense que plus de quatre-

vingts pour cent des jeunes possèdent un diplôme universitaire. Leur mo-tivation est telle qu’aux États-Unis, le président Barack Obama à invité le corps enseignant à s’inspirer de l’éducation en Corée, dont les ressortissants représentent aussi la plus forte proportion d’étudiants étrangers dans ce pre-mier pays. Cette ténacité a eu pour conséquence d’élever considérablement le niveau de qualification de la population active et celui du développement économique d’une nation qui se situe aujourd’hui au neuvième rang mondial, mais aussi de mieux instaurer la démocratie dans les mœurs politiques et d’as-surer le progrès social, autant de réussites qui sont dues à la philosophie confu-cianiste qu’épousa la Corée de Joseon.

Les principes du confucianismeDès son avènement, voilà près de six siècles, la dynastie Joseon institua en

doctrine d’État le confucianisme, dont la force exceptionnelle, sur les plans tant spirituel que pratique, allait assurer la continuité de son règne pendant cinq cents ans. Ce mode de pensée se caractérise par l’importance qu’il accorde aux vertus morales et personnelles, ainsi qu’au rôle du savoir dans la transmis-sion des principes et règles de vie qui régissent la bonne conduite, mais n’envi-sage à aucun moment le devenir de l’âme après la mort.

Selon la croyance confucéenne, tout individu aspire à se forger le caractère d’un érudit, qui doit s’efforcer d’atteindre, par l’étude et l’amélioration per-sonnelles, l’humanité et la fidélité préconisées par Mencius. La première constitue le fondement des rapports humains, qui reposent sur les « Trois liens et Cinq

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« Jongga » du général Nam I-heung se trouvant dans le canton de Dangjin-gun, dans la province de Chungcheongnam-do (www.chungjanggong.or.kr (en coréen seulement). Les tombes des ancêtres sont visibles, à gauche, sur la colline ensoleillée située derrière la maison

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relations ». Tandis qu’en Occident, on recherche la signification de l’existence dans l’individu, le point de vue joseonien définit sa raison d’être par les relations avec autrui. En outre, la fidélité constitue un élément crucial de ces rapports, car elle est une vertu nécessaire non seulement entre un roi et ses sujets, mais aussi en-tre un professeur et ses élèves, les parents et leurs enfants, le mari et la femme et même entre amis.

Intégrité morale, discipline et patience représentent les les vertus cardinales de tout érudit, la première parce que son honneur et sa vie en dépendent, la deuxième en lui permet-tant d’étouffer ses instincts et de renoncer aux gratifications, mais aussi en guidant sa conduite dans la vie quotidienne et les relations humaines, ainsi que dans la recherche scientifique, tandis que la troisième s’avère tout aussi indispensable pour la maîtrise de ses désirs personnels. La discipline s’avérait donc indissociable de la patience chez le lettré de jadis, ce bagage lui étant précieux pour l’acquisition des connaissances et leur bon usage aux fins d’une existence digne.

Les « jongga », fondements de la vieEn définissant le foyer familial comme l’unité élémentaire

de la nation, le confucianisme encourageait ainsi à faire preuve de fidélité et de piété filiale, et ce, dans la conduite des affaires de l’État comme dans celles de la famille, en fonction de critè-res identiques. Famillisme et collectivisme constituaient donc les deux piliers de la doctrine officielle, le premier en considé-rant les membres de la famille, à l’exclusion de toute autre per-sonne, comme les parties d’un tout solidaires dans un même effort pour atteindre leurs objectifs communs.

En conséquence, toute décision afférente à l’usage et à l’acquisition de terres, comme de biens pécuniaires ou ma-tériels, relevait des compétences de la famille et non de l’individu. Si d’aventure ce dernier manifestait un besoin, c’est à la première qu’il incombait d’y répondre, de même qu’elle se mobilisait pour lui venir en aide si un différend l’opposait à un étranger. Enfin, dans la conduite des activités économiques comme dans la fondation d’un foyer, tous les membres de cel-le-ci se devaient impérativement de satisfaire aux attentes de celle-ci, dont la survie même dépendait du respect de ce prin-cipe fondamental.

Quant au « jongga », il consiste en une famille qui descend en lignée directe du fondateur d’un clan ou d’un illustre per-sonnage par le biais du fils aîné de chaque génération. Dans le

premier cas, qui correspond aux plus grands « jongga », les ori-gines de ceux-ci peuvent remonter à un millénaire, tandis que les plus modestes ont pour ancêtre un personnage ayant, par sa conduite exemplaire ou son érudition remarquable, mérité de figurer parmi les maîtres spirituels de la nation, un décret du gouvernement ordonnant alors que sa tablette funéraire de-meure à jamais au sanctuaire familial.

Présent dans toutes les familles sous la dynastie Joseon, ce dernier abritait les tablettes des défunts ancêtres des quatre générations antérieures, comme cela était le cas de celles des rois et maîtres spirituels, qui se trouvaient respectivement à Jongmyo et Munmyo, à l’Académie de Seonggyungwan. Dans ce dernier sanctuaire, les souverains de Joseon conservèrent pendant cinq siècles les tablettes funéraires de dix-huit sages considérés, par leur enseignement, comme les piliers spirituels de la nation.

Entre leurs ancêtres et leurs descendants, les sujets de Jo-seon se percevaient eux-mêmes comme des intermédiaires ou messagers chargés de transmettre les enseignements et princi-pes des premiers aux seconds et de même qu’ils vénéraient cet héritage spirituel, ils recueillaient et conservaient leurs écrits pour les léguer aux générations à venir. À cet effet, ils allaient jusqu’à les préserver des incendies en les dissimulant tantôt sous une toiture en tuile, tantôt, soigneusement enveloppés, entre les pierres d’un mur, car ils attachaient plus d’impor-tance à ce patrimoine de l’esprit qu’à celui des biens familiaux, d’autant que la pauvreté témoignait aussi de l’intégrité morale du lettré.

S’il arrivait qu’un tel idéalisme se heurtât aux écueils de la réalité, bien des « jongga » ne disposant pas des ressources né-cessaires à l’accomplissement convenable des rituels ancestraux ou à la réception d’invités, ces chefs de famille et leurs épouses n’en assumaient pas moins leur rôle avec ferveur, au risque de connaître des difficultés économiques, en menant une vie exemplaire qui leur valait respect, aide et encouragements de la part des autres membres du clan.

Les « jongga » vivaient dans l’attente d’un futur grand homme en la personne de leur fils aîné ou d’un quelconque autre membre du clan et tandis qu’ils espéraient la venue de ces prodiges, le clan se mettait en quête des enfants les plus talentueux afin de les prendre à leur charge dans la perspective qu’ils s’illustrent un jour pour services rendus à la nation. En vertu de ce principe, les « jongga » ne disposant pas d’une des-

1 Classé n°81 au patrimoine des documents populaires importants, ce plafond est celui du pavillon de Simsujeong qui se dresse à Yangdong, un village de l’agglomération de Gyeongju située dans la province de Gyeongsangbuk-do (contenu en anglais : www.invil.org/english/village/daegu/contents.jsp?con_no=23876).

2 Sanctuaire ancestral du « jongga » de Yi Won-jo au village de Hangae, dans le canton de Seongju-gun appartenant à la province de Gyeongsangbuk-do.

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Sous la dynastie Joseon, la pensée confucianiste dominante voulait que l’Homme se conformât à un idéal de vie et une éthique collective fondés non sur l’individu en tant que tel, mais sur ses relations avec autrui, un principe qui peut s’avérer d’autant mieux adapté à la société d’aujourd’hui.

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cendance masculine s’efforçaient ainsi d’adopter des enfants particulièrement doués dans toute leur parenté, car ces bons éléments, s’ils s’avéraient exceller à l’étude, assureraient par la suite leur prospérité et pourraient éventuellement suivre la voie de leurs ancêtres en accomplissant quelque haut fait. Par-delà le présent, c’est la continuité entre passé et futur que cherchait à réaliser le « jongga », et ce, sans jamais perdre de vue la for-mation, l’épanouissement ou le déclin de l’ensemble de son clan, plutôt que ceux d’un individu ou d’un foyer donné.

Les Coréens de jadis estimaient en effet que les accom-plissements et la sagesse de leurs ancêtres se transmettraient à leur descendance par le biais de la génération actuelle, en vertu d’une conception de l’Histoire selon laquelle la formation du

caractère résultait de l’héritage du passé, c’est-à-dire des réali-sations, de la pensée et de l’histoire des ancêtres, lesquelles se perpétuaient par la formation adéquate des jeunes générations.

La formation d’un « jongga »C’est au foyer familial que les futurs érudits entamaient

leur apprentissage, au sein de cette unité élémentaire de la société qu’unissaient des liens de parenté et qui se fondait sur la structure centrale des « jongga ». Ces derniers ambition-naient d’assurer la prospérité de l’ensemble de leur clan tout en misant sur la réussite personnelle de leur fils aîné, qui se devait donc d’assumer la triple responsabilité d’acquérir une érudition, de maîtriser sa généalogie pour effectuer les rituels

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ancestraux adéquats, et enfin de défendre l’intégrité du clan, en entretenant des relations harmonieuses avec les proches et en offrant l’hospitalité à autrui.

Ainsi, tout fils aîné avait le devoir de se cultiver et se conduire de manière convenable, tout en acquérant le savoir et les vertus propres à un érudit grâce à des lectures et leçons quotidiennes qui lui permettraient un beau jour d’accéder aux honneurs et à la richesse par sa réussite. Celle-ci était subor-donnée à son entrée dans la fonction publique après avoir étu-dié la littérature rédigée dans la langue écrite officielle d’alors, qui était le chinois.

Afin de s’y initier, il commençait dès l’âge de cinq ou six ans à vivre dans les logements exclusivement maculins aux cô-tés de son grand-père. Là, il faisait la découverte de textes tels que Mille caractères, qui lui apportaient les rudiments de cette discipline, et passerait plus tard à la lecture de Connaissances élémentaires ou des Secrets pour en finir avec l’ignorance, ce manuel pour enfants qu’écrivit Yi I en l’an 1557, et enfin sous la direction de précepteurs ou d’enseignants du village, à celle de classiques chinois comme La pratique équilibrée (Zhongyong) et Grand apprentissage, qui lui permettraient d’acquérir les valeurs, l’état d’esprit et l’éthique d’un érudit car ce faisant, l’éducation morale était menée de front avec l’apprentissage des textes afin qu’il prenne conscience de la né-cessaire adéquation entre ses actes et connaissances.

Le cadre de cette instruction se conformait au principe de séparation des logements réservés aux deux sexes dans les maisons de jadis. Dans sa petite enfance, le fils aîné habitait ceux des femmes afin d’en acquérir les vertus d’entraide et la faculté d’adaptation aux situations du quotidien, en particulier auprès de sa grand-mère, qui possédait une grande expérience dans ce domaine, était en règle générale d’un caractère doux et disposait de suffisamment de temps pour se consacrer à cette formation, ainsi que d’une grande proximité avec les enfants, autant d’éléments participant de l’équilibre psychologique de ces derniers.

Dès qu’ils étaient capables de se déplacer et d’aller seuls aux toilettes, c’est-à-dire à l’âge de cinq ou six ans, ils partaient alors pour les appartements de leur grand-père. Cette existence aux côtés de leurs deux grands-parents, dans la petite enfance, leur permettait de faire le difficile apprentissage de la maîtrise de soi et de la modération en prenant exemple sur des personnes à l’esprit certes moins rapide que les jeunes, mais en tout cas plus posé. Au contact de ces adultes, ils disposaient ainsi de modèles de comportements qui les incitaient à réprimer leurs instincts et à se conformer aux règles de la vie en société. De cette édu-cation en milieu traditionnel, ils acquéraient maîtrise de soi et

patience, ainsi que la force de résister aux tentations et de faire face aux conflits, dans la perspective de pouvoir répondre aux exigences d’une société régie par des valeurs élevées, tout en se dotant des vertus cardinales d’un érudit digne de ce nom.

Pour le « jongga », la socialisation visait à se conformer aux règles de la collectivité par l’acquisition d’un ensemble de mécanismes psychologiques résultant de la formation du caractère et de la découverte de situations collectives, la pre-mière d’entre elles portant sur l’évolution du tempérament et du comportement résultant de l’accoutumance au mode de vie du « jongga » qui, par son caractère fondamentalement confucianiste, est propice à l’intégration sociale, selon le pro-cessus que décrivent les théories de la socialisation des enfants.

Quant à la découverte de situations collectives, elle com-prend l’écoute et l’observation par lesquelles l’enfant parvient à reproduire les comportements des adultes et se fonde sur trois mécanismes psychologiques de base qui sont la reconnaissance du modèle, son observation, sa reproduction et sa consoli-dation, outre les gratifications qui en découlent. Le premier d’entre eux relève de la théorie de l’apprentissage par imitation que prônent des psychologues occidentaux tels qu’Albert Ban-dura, tandis que les deux autres s’assimilent à un mécanisme psychologique d’apprentissage social. Si ces notions de psycho-logie n’ont fait leur apparition en Corée qu’à la fin des années soixante, des principes analogues furent employés antérieure-ment en Corée, d’abord à l’époque Joseon, aux seules fins de la socialisation des « jongga », puis de manière systématique, dès le XVIIe siècle, grâce à leur transmission de père en fils.

Les chefs de famille « jongga »Au début de cette dynastie, l’érudit néo-confucéen Jo

Gwang-jo (1482-1519) écrivit, dans son ouvrage intitulé Ensei-gnement familial de Jeongam : « Quelle que soit l’intelligence d’une personne à sa naissance, ce n’est qu’après avoir pour-suivi des études qu’elle sera en mesure de comprendre l’art de vivre en ce monde », signifiant par là que tant qu’un individu n’avait pas suivi d’instruction, il n’était pas apte à appréhender complètement les principes qui gouvernent le monde, pas plus qu’à décider de l’orientation qu’il convient de donner à son existence et qu’en conséquence, il pouvait ignorer jusqu’à la va-leur de celle-ci. L’idée qu’il énonçait est remarquablement illus-trée par cette strophe d’un poème de Liu Yong, qui vécut sous la dynastie des Song et qui fait ainsi l’éloge de l’instruction :

« Si les parents ne dispensent pas d’enseignement à leurs enfants en les élevant, c’est qu’ils n’ont aucune affection pour eux,

Le village de Yangdong situé à Gyeongju, une agglomération de la province de Gyeongsangbuk-do

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Si leur enseignement n’est pas fait de rigueur, c’est aussi qu’ils manquent d’amour envers eux,

Et si un enfant n’apprend pas ce qu’on lui enseigne, c’est qu’il ne sait pas s’aimer.

C’est pourquoi, élever un enfant signifie en même temps lui donner un enseignement en étant rigoureux,

Alors si l’enseignement est strict et l’apprenant diligent, la réussite est assurée ».

L’exigence d’instruction s’expliquait par une double rai-son, à commencer par la dignité qu’un individu ne pouvait conquérir que par l’acquisition du savoir, qui devait s’effectuer en parallèle avec celle des valeurs morales, conformément aux préceptes du confucianisme. Cette philosophie mettait ainsi l’accent sur l’usage qui est fait des connaissances acquises, dans l’optique d’un enseignement ne se limitant pas à la seule ac-cumulation de savoirs, comme cela semble le cas aujourd’hui, mais visant à donner une orientation à l’existence humaine. Il en résulte que les hommes de Joseon conféraient à l’instruction une valeur intrinsèque, avant tout parce qu’ils nourrissaient l’espoir de pouvoir par ce biais atteindre leurs objectifs, mais aussi parce qu’ils aspiraient à accéder aux idées de grands pen-seurs et d’en tirer les enseignements pour devenir d’authenti-ques érudits à l’esprit profond qui soient susceptibles d’assurer la continuité du confucianisme. Si les lettrés du sud-est de la Corée, comme ceux de la ville d’Andong, accordaient une telle importance à cet apprentissage, au détriment de la réussite ma-térielle, c’est qu’ils souhaitaient maintenir l’adéquation préco-nisée par le confucianisme entre la morale et le savoir.

Au demeurant, l’instruction pourrait aussi guider les éco-liers sur la voie de la réussite moyennant qu’ils subissent avec succès les examens de la fonction publique pour y servir l’État, un honneur qui rejaillirait de ce fait sur tout le clan. En les

plaçant sur la voie de la réussite, le passage de ces épreuves leur permettait aussi d’acquérir prestige et rang social élevé, avec tous les avantages matériels qui en découlent.

L’amour de l’étude dont étaient animés les hommes de Jo-seon les menait à entreprendre deux parcours bien différents. Pour les uns, il supposait de rester au village pour s’y charger de l’accomplissement des cérémonies consacrées aux ancêtres et y veiller sur leurs terres. Le chef de famille et son épouse emménageaient alors dans la demeure du « jongga », au village clanique, et se chargeaient du rituel, ainsi que de l’accueil des invités, tout en pourvoyant aux besoins des autres membres du clan habitant toujours la localité. À l’inverse, d’autres s’établis-saient dans les régions qui offraient davantage la possibilité de bénéficier d’une éducation de meilleure qualité et de nouer des liens d’amitié avec le voisinage, certains chefs de famille ayant la conviction qu’une humble existence villageoise ne leur permet-trait pas d’améliorer le sort des leurs. Ils entreprenaient alors d’élire domicile dans la capitale pour y faire instruire leur fils par des précepteurs ou dans des établissements fréquentés par les enfants de grandes familles.

Persuadés que la vie en milieu rural limitait les chances d’apprentissage et ferait de leurs fils des campagnards à l’es-prit simple, ils s’évertuaient à les envoyer vivre à Séoul, où ils auraient accès aux informations les plus récentes et pourraient se lier d’amitié pour la vie avec des camarades de classe issus de familles illustres, autant d’atouts précieux, notamment pour ceux qui ne possédaient pas une intelligence exceptionnelle ou qui ne parvenaient pas à obtenir de poste prestigieux au sein du gouvernement.

La conception que se faisaient de l’instruction les sujets de Joseon a façonné la manière de penser des familles d’aujourd’hui, chez lesquelles la postérité des ancêtres et la prospérité du clan re-présentent toujours une motivation et une préoccupation très

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1 Ces jarres en terre cuite permettent la conservation de sauces et concentrés de soja soigneusement élaborés selon des recettes familiales vieilles de plusieurs générations.

2 Au village de Sangju, les membres du clan réu-nis à Okdong Seowon s’apprêtent à participer à un rituel ancestral.

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importantes dans le domaine de l’éducation. Cet acharnement à l’étude qu’ils éprouvaient de manière viscérale et qui faisait partie intégrante du psychisme collectif a traversé les siècles sans perdre le moins du monde de sa vigueur.

L’avenir des « jongga »Après avoir douté des perspectives d’avenir qui s’offraient aux

leurs jusque dans les années quatre-vingts, les chefs de « jongga » semblaient déjà les envisager avec davantage d’optimisme une décennie plus tard, car l’abondance matérielle qu’avait apportée la rapide modernisation du pays au cours de la précédente, en assurant plus de stabilité, avait suscité un regain d’intérêt pour l’étude de l’histoire familiale. C’est à cette même époque que le grand public allait redécouvrir et apprécier les coutumes et tra-ditions, comme en atteste l’action entreprise pour conserver les biens précieux que constituent à ce titre les maisons de « jongga ». Quant aux pouvoirs publics, ils ont voilà peu mis en place des modalités de soutien financier visant à encourager l’entre-

tien de ces demeures traditionnelles, ainsi qu’à en perpétuer les rituels et traditions culinaires spécifiques.

Dans la Corée d’aujourd’hui, on assiste au déclin de la notion fondamentale de lien du sang sur laquelle repose la famille et qui pouvait certes avoir une incidence négative sur l’indépendance d’esprit et l’aptitude à la prise de décisions de l’individu. Toutefois, cet idéal humain que poursuivait la so-ciété confucianiste de Joseon et cette conception d’une com-munauté définissant son identité non au niveau des individus, mais à celui des relations qu’ils tissent entre eux, ne représen-tent-ils pas des valeurs plus cruciales aujourd’hui que par le passé ? Il importe d’assurer la conservation et la transmission de l’héritage culturel, tant matériel qu’immatériel, que se sont légué les « jongga » d’une génération à l’autre, en particulier, cette culture de l’esprit qui privilégie l’intégrité morale chez l’intellectuel au détriment des possessions matérielles, tout en aspirant à doter les enfants d’une solide instruction, et qui doit demeurer l’un des piliers de la société présente et à venir.

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Au fil des siècles, les « jongga » coréens ont conservé un ensemble de rituels traditionnels qui rythment leur vie de l’âge adulte à la mort, en passant par l’union conjugale et le culte des ancêtres du clan, ce dernier rite étant perpétué avec particulièrement de rigueur et jouant aussi un rôle important dans le maintien des traditions culinaires raffinées qui lui sont associées.

Lee Yeun ja Directrice de l’Association de la culture du thé UleeLee Dong-chun, Seo Heun-kang Photographes

Les traditions rituelles et culinaires des « jongga »

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En décembre 1995, l’UNESCO décidait de classer au Patri-moine culturel mondial un sanctuaire de Séoul dénommé

Jongmyo, qui abrite les châsses renfermant les tablettes funé-raires des rois et reines de la dynastie Joseon et où se déroulent en l’honneur de ces illustres ancêtres, tous les mois de mai, un cérémonial très précis accompagné de musique et d’offrandes alimentaires. À l’heure actuelle, la Corée est le seul pays d’Ex-trême-Orient à perpétuer cette tradition régie par les principes du confucianisme et attire donc à cette occasion d’innombra-bles visiteurs venus de nations voisines qui se trouvaient jadis dans la sphère d’influence de cette philosophie.

Au sanctuaire des « jongga »Si le sanctuaire de Jongmyo constitue un lieu sacré parce

qu’il accueille les rituels réservés aux souverains de la dynastie Joseon, ceux qui sont consacrés aux « jongga » sur l’ensemble du territoire possèdent une importante signification en tant que dépendances de demeures claniques aujourd’hui encore occupées par les descendants. Les « jongga » habitent un vil-lage constitué d’un unique clan que fonda leurs ancêtres voilà quatre ou cinq siècles, mais où la tradition est encore vivace, comme en témoigne la présence de nombreuses bâtisses de style ancien. Au sanctuaire familial qui renferme les tablettes funéraires de leurs ancêtres, se déroulent des cérémonies dont le protocole exige des préparations culinaires variées et le port d’habits particuliers, ainsi que le partage ultérieur de ces mets avec les voisins, avec un sens de la communauté dont béné-ficient ceux qui ne mangent pas toujours à leur faim. Cette pratique assure en outre la continuité des traditions culinaires coréennes.

Depuis deux millénaires, c’est-à-dire de l’époque des Trois Royaumes (Ier s. av. J.-C. - VIIe s.) à celles de Goryeo (918-1392), puis de Joseon (1392-1910), le culte des ancêtres, dont l’observation constitue l’aboutissement de la piété filiale, n’est pas réservé à la famille royale et à l’aristocratie, mais en-globe l’ensemble de la population, y compris les milieux popu-laires, ce qui lui confère d’autant plus de valeur au sein de ce patrimoine culturel qu’il est impératif de conserver précieuse-ment.

Les différentes formes de rituels En Corée, le culte des ancêtres est indissociable de la qualité

de « jongga », dont ne peuvent dès lors se réclamer les familles qui ne l’observent pas. Dix années durant, j’ai réalisé des études dans ce domaine et recueilli des informations auprès des mem-bres de cent vingt « jongga », qui ont renseigné quatre cent quatre-vingt-dix questionaires. Afin que ces travaux portent sur des traditions encore existantes, j’ai exclusivement inter-rogé des personnes qui possédaient un sanctuaire familial dont les héritiers continuaient d’assurer l’entretien.

Parmi les nombreuses cérémonies que réalisent les « jongga » sous différentes dénominations, figurent en premier lieu le rituel commémoratif se déroulant la veille de l’anniversaire du décès d’un ancêtre, les offrandes matinales effectuées au Jour de l’An lunaire et à la fête des récoltes de Chuseok, ainsi que la visite sur le tumulus où repose la dépouille des ancêtres. Hormis cela, elles comportent aussi le rituel dit « de la tablette ancestrale à perpétuité », qui vise à conserver le souvenir d’un lointain ancêtre renommé pour avoir particu-lièrement contribué au bien-être de la nation ou de son clan. Dans un tel cas, il est alors possible de déroger à la règle selon

Dans la province de Gyeongsangbuk-do, ces membres du « jongga » des Choe de Gyeongju ont été convoqués à la résidence du clan pour accomplir un rituel consacré à leur vénéré ancêtre, le général Choe Jin-rip.

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Après s’être entendus sur les rôles des participants au rituel et sur les modalités de son exécution, les membres du « jongga » de Kim Hyo-ro, qui se trouve à Gunja, ce village situé près d’Andong, dans la province de Gyeongsangbuk-do, affichent l’avis rendant publiques ces informations.

laquelle les tablettes ne sont conservées que pendant quatre gé-nérations et de garder indéfiniment celle de cet illustre person-nage. À Andong, une ville de la province de Gyeongsangbuk-do qui respecte aujourd’hui encore les traditions du confucia-nisme, seules les familles qui continuent d’accomplir le rituel d’enchâssement à perpétuité peuvent se revendiquer de la qua-lité de « jongga », selon l’acception la plus authentique de ce terme.

Une cérémonie d’enchâssement consiste quant à elle, au terme de trois années de deuil, à déposer la tablette funé-raire d’un fils aîné auprès de celles de ses ancêtres qu’abrite le sanctuaire familial. En outre, les événements familiaux d’importance sont solennellement annoncés aux ancêtres lors d’une cérémonie.

Il convient aussi de mentionner celle des offrandes nou-velles, qui consiste à faire présent aux ancêtres de la première récolte de céréales, le rituel commémoratif de la pleine lune, qui a lieu lors de la première de ces phases au calendrier lu-naire, et celui du printemps, par lequel on fête l’arrivée de la saison nouvelle en confectionnant un gâteau de riz agrémenté de pétales d’azalées. Quant à la cérémonie du Dano, elle s’ac-compagne de la préparation d’un autre type de ces pâtisseries, les « surichwi », ainsi nommés parce qu’ils ont pour ingrédient une fleur de la famille des marguerites, et d’un punch aux ceri-ses, tandis que le rituel de Chilseok, qui se déroule au septième jour du septième mois lunaire, utilise pour offrande de la pâte fraîche composée de farine de blé nouveau. À ces différentes cérémonies dont tout « jongga » a l’obligation de s’acquitter, s’ajoutent celles qui marquent le dixième mois du calendrier lunaire par une action de grâces consacrée à la récolte, le sol-stice d’hiver, par la préparation d’une bouillie de haricots rou-ges et le premier mois de l’année lunaire, par un rituel destiné à apaiser les dieux du logis pour assurer la paix et l’harmonie des lieux.

Ainsi, année après année, les « jongga » n’accomplissent pas moins de trente cérémonies, voire cinquante dans certains cas, afin de commémorer le souvenir de leurs ancêtres ou de marquer le passage des saisons et ils perpétuent ainsi certains des aspects les plus remarquables d’une culture séculaire qui

participe de l’identité du peuple coréen et fait sa fierté.

Le protocoleLes figures centrales du « jongga » sont le chef de famille et

son épouse, qui sont chargés du bon entretien des tablettes fu-néraires des ancêtres, de procéder aux cérémonies et de mettre au monde un mâle qui assurera la continuité de la lignée fami-liale et dirigera le rite consacré aux ancêtres selon les règles qui le régissent, faute de quoi les parents ont coutume de recourir à l’adoption.

Des nombreux chefs de « jongga » que j’ai interrogés, la plupart se conforment toujours aux différentes obligations qu’impose la tradition, ce qui a de quoi surprendre à l’époque où nous vivons et pour assumer pleinement leurs responsabi-lités, certains ont même renoncé à l’exercice de leurs activités professionnelles. En effet, la gestion des affaires du clan et l’accomplissement rigoureux du rite voué aux ancêtres exige d’eux considérablement de temps et d’efforts, outre une excel-lente connaissance de la généalogie, avant de pouvoir imposer leur autorité de chef de famille devant l’affluence presque inin-terrompue de parents et autres personnes venues leur rendre visite.

Ainsi, ils sont tenus de conserver en mémoire non seu-lement le nom de leurs aïeux, mais aussi le poste qu’ils oc-cupaient dans l’administration et leurs réalisations les plus remarquables, car seul le souvenir des innombrables anec-dotes relatives à ces personnages et une parfaite connais-sance de l’époque où ils vivaient leur vaudra tout le respect qui est dû à un chef de famille digne de ce nom. Il leur faudra aussi se rappeler l’emplacement de toutes les tombes de leurs ascendants directs, ainsi que les dates auxquelles ont lieu les différentes cérémonies à leur consacrer, mais également sa-voir lire les œuvres classiques chinoises dans le texte afin de déchiffrer les documents anciens, d’où la bonne maîtrise de la calligraphie qu’atteignent certains d’entre eux. Enfin, ils ont à retenir le nom de tous leurs proches parents, la relation fami-liale qui les unit et la date de toutes les cérémonies les concer-nant, car celles-ci sont l’occasion de leur rendre opportuné-ment visite en signe de déférence, autant d’obligations qui, on

Chaque année, les « jongga » n’accomplissent pas moins de trente cérémonies en l’honneur de leurs ancêtres, voire cinquante dans certains cas, et perpétuent ainsi certains des aspects les plus remarquables d’une culture séculaire qui participe de l’identité du peuple coréen et fait sa fierté.

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le comprendra, supposent de disposer d’importants moyens financiers.

L’épouse du patriarche doit pour sa part posséder une très forte personnalité pour affronter les difficultés en tout genre qui ne peuvent que survenir dans une existence tout entière vouée à l’« exécution des rituels consacrés aux ancêtres et à la réception des invités », lesquelles l’accaparent bien davantage que les tâches domestiques quotidiennes qui sont le lot de toute femme au foyer.

Chez le « jongga » du clan des Kwak de Hyeonpung, quand déferlent les membres du clan par autocars entiers, le printemps venu, cinq personnes ne suffiraient pas à leur servir à manger et à boire pour les recevoir comme il se doit. Quitte à pas-ser plusieurs nuits blanches à préparer les cérémonies destinées aux ancêtres et à ne pas se mettre à table pour mieux s’occuper des visiteurs et parents, la « première dame » s’acquitte non seulement de bon cœur de la lourde mission qui est la sienne, mais recommencerait si elle avait à le faire dans une autre vie, car elle tire fierté de sa condition d’épouse de chef de famille, comme en atteste le fait que ses filles aient épousé les fils d’autres « jongga ».

Par l’opiniâtreté dont ils font preuve pour assumer plei-nement et dignement leur rôle en faisant toujours passer le « nous » avant le « moi », ces conjoints exemplaires devraient être pris pour modèle par leurs compatriotes bien souvent velléitaires, car c’est la persévérance de ces nobles âmes qui a permis d’assurer la descendance du clan par le biais des fils aînés de chaque génération, dans le cadre traditionnel d’une demeure souvent vieille de plusieurs siècles.

Les liqueurs et gâteaux de riz de rigueur Vieux de trois siècles et demi, l’ouvrage intitulé Découverte

des saveurs alimentaires est dû au clan des Yi de Jaeryeong, ce quartier constitutif de l’arrondissement de Won-ri situé à Seokbo-myeon, une ville du canton de Yeongyang-gun, lequel appartient à la province de Gyeongsangbuk-do. C’est sur la confection de boissons alcoolisées que portent cinquante et une des cent quarante-six recettes que compte ce traité de cuisine dont l’auteur, Dame Jang d’Andong, se classe parmi les grandes figures culturelles du pays depuis le mois de novembre 1999.

Les « jongga » devaient fabriquer eux-mêmes quantité de ces boissons pour les présenter en offrande à l’occasion des différentes cérémonies ou les servir à leurs nombreux parents et invités. À une époque où les techniques de la ré-frigération n’existaient pas encore, leur conservation s’avérant difficile dans la plupart des cas, c’est peu avant ces événements familiaux qu’il fallait s’en munir en quantité suffisante, mais

aussi d’une composition différente selon la saison, tels les vins aux fleurs de prunelier, au chrysanthème ou aux feuilles de lo-tus, ainsi que ceux que désignait une durée de fermentation de sept ou dix jours, par exemple.

À Andong, une ville de la province de Gyeongsangbuk-do, le « jongga » de la branche de Yean, qui se trouve au village de Gunja et se rattache au clan des Kim de Gwangsan, a lui aussi rédigé un traité de cuisine, lequel s’intitule Recettes variées de haute cuisine et représente mille années d’une histoire culinaire qui nous est parvenue quatre siècles et demi plus tard. Ce sont près de soixante recettes de boissons alcoolisées différentes qui y sont répertoriées et expliquées, aux côtés de celles des « dasik »,

Ce fils aîné du « jongga » de Nam I-heung dépose de l’alcool en offrande devant la tablette funéraire de l’un de ses ancêtres, lors du rituel dit de la « tablette ancestrale à perpétuité »

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ces pâtisseries traditionnelles à base de farine de châtaigne ou de pignon qui figurent toujours en bonne place sur les autels rituels dressés en l’honneur des ancêtres.

Dans le village d’Oeam qui fait partie d’Asan, cette agglo-mération de la province de Chungcheongnam-do, le « jongga » du clan des Yi de Yean est réputé pour le vin de fleur de lotus dont il fait l’offrande lors des cérémonies qu’il accomplit en l’honneur de ses ancêtres. Le Beopju de Gyeongju, cette marque très prisée de vin de riz aujourd’hui disponible dans le commerce, s’inspire de la recette d’une boisson également consommée dans le cadre d’un tel culte par douze générations de « jongga » de haute condition.

À Bonghwa, cet autre village situé dans la province de Gyeongsangbuk-do, le « jongga » du clan des Kwon d’Andong réalise depuis trois siècles la fabrication traditionnelle de déli-cieuses friandises destinées aux autels rituels, dont des bis-cuits multicolores, des gâteaux de riz frits et des petits fours au gingembre. Sur l’île de Jejudo, le « jongga » du clan des Yang confectionne quant à lui des gâteaux de riz en forme de soleil, de lune, d’étoile et de globe terrestre dans le but peut-être d’invoquer un climat propice sur cette île souvent exposée aux intempéries. En revanche, le « jongga » de Bak Munsu ne fournit pas de telles pâtisseries en offrande, conformément aux dernières volontés exprimées par ce dernier dans son testa-

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ment, dans l’espoir que les nobles renoncent à leur consomma-tion par égard pour les petites gens qui souffraient souvent de malnutrition, lorsqu’ils ne connaissaient pas la disette, durant les mois difficiles qui précédaient la récolte de l’orge, de sorte qu’il présente aujourd’hui encore des gâteaux en farine de châ-taigne.

Dans nombre de foyers, les gâteaux de riz doivent se su-perposer les uns aux autres sur une hauteur égale à celle d’un adulte assis et, si de telles piles se composaient jadis exclusi-vement de gâteaux de riz cuits à la vapeur, allaient s’y ajouter par la suite des variantes de différentes couleurs provenant de l’utilisation de jujube et de miel, de farine frite ou de boules de riz convenant mieux aux familles les plus cossues. Chez les descendants des plus vertueux érudits, l’épouse allait jusqu’à vendre de sa chevelure pour fournir en abondance les aliments et boissons destinés aux rituels, car une croyance voulait, en ces circonstances, que de la générosité de la table dépendent les heurs ou malheurs d’une maisonnée.

Les familles conservant jalousement le secret de fabrication de leurs spécialités, la provenance en était connue de ceux qui les consommaient une fois le rituel achevé, car les hôtes répar-tissaient les mets restants entre leurs voisins du village et les foyers les plus défavorisés dans le but de « répandre les bonnes fortunes » et montraient ce faisant l’exemple à suivre au petit peuple.

Devant l’abondance et la variété de ces victuailles, celui-ci en venait à vivre dans l’attente des cérémonies rituelles de la no-blesse, plus encore que des jours de fête du calendrier, notam-ment quand sévissait la famine. Les épouses de chefs de famille cultivaient l’indispensable art de décliner les recettes par dizai-nes à partir d’un seul et unique ingrédient pour les multiples cérémonies que l’on vouait non seulement aux ancêtres, mais aussi au Ciel et à la Terre. Comme il leur fallait en tout premier lieu s’assurer que ne manquent pas gâteaux de riz, boissons alcoolisées et autres plats de bonne confection, elles tenaient à cette mission plus encore qu’à la prunelle de leurs yeux.

Une histoire millénaireEn vue d’un rituel commémoratif, la famille effectuait ces

préparations à la seule intention d’un aïeul, tandis que pour la cérémonie des offrandes nouvelles, qui se déroulait dans tous le pays au Nouvel An lunaire ou à la fête des récoltes, par exem-ple, on offrait à un grand nombre d’ancêtres aliments divers et fruits de la première récolte. À l’occasion du premier, le riz se consommait à l’état de pâte découpée en rondelles que l’on plongeait dans de la soupe, tandis que pour la seconde, il l’était sous forme de pâtisseries en pâte de riz fourrée. Au village folk-lorique de Hahoe, qui appartient à l’agglomération d’Andong, les « jongga » accomplissent aujourd’hui encore le rituel de la fête des récoltes quand vient le neuvième jour du neuvième

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À Suwon, ville de la province de Gyeonggi-do, les membres du « jongga » de Sim On s’avancent vers les tombes de leurs ancêtres pour y accomplir un rituel.

mois lunaire, soit près d’un mois après la date normalement prévue, afin que les offrandes proviennent en réalité de la pre-mière récolte.

Une cérémonie d’offrandes diffère d’un rituel com-mémoratif par l’absence totale de lecture de prières et par l’unique verre d’alcool qui les accompagne. La nomencla-ture des plats réservés au Nouvel an lunaire ou à la fête des récoltes figure dans l’ouvrage ancien intitulé Souvenirs des Trois royaumes, au chapitre consacré à la région du Mont Garak. Quand, en l’an 661, le roi Munmu accéda au trône du royaume de Silla unifié qui succédait à ces trois États, il déclara : « Si Gaya est tombé, son roi Suro fut mon ancêtre maternel, alors j’ordonne que soient poursuivis les rituels à son intention. À chaque fête nationale [les troisième et septième jours du pre-mier mois, le cinquième du cinquième mois et les huitième et quinzième du huitième mois lunaire] apportez alcool, boissons de riz sucrées, gâteaux de riz, riz, thé et fruits ».

À ce propos, il convient de constater la présence de ces six préparations, près de mille trois cents ans après que Suro en fit mention, et si peu de nations sont riches d’une histoire plus que millénaire, plus rares encore sont celles qui se flattent de posséder une cuisine rituelle depuis aussi longtemps, de sorte que la Corée peut légitimement s’enorgueillir du remarquable patrimoine culturel qui est le sien. Enfin, soulignons en passant que le thé figurait parmi les différentes offrandes présentées lors des rituels commémoratifs.

La symbolique des plats rituelsSur l’autel dressé lors des cérémonies d’offrandes et de

l’anniversaire du décès d’un ancêtre, prennent toujours place du riz, des verres d’alcool, de la soupe, des baguettes et cuillè-res, ainsi qu’une coupelle de condiments et une autre de sauce de soja, toutes deux étant disposées au plus près de la tablette funéraire. Les nouilles, brochettes de viande, légumes, gâteaux de riz et sauces diverses, ainsi que le poisson, s’alignent quant à eux en une deuxième rangée. À celle-ci s’ajoute une troisième qui rassemble trois sortes de soupes chaudes pouvant se com-poser de poisson, de viande ou de bouillon sans concentré et s’intercalant avec des fritures de viande et de légumes. Der-rière elle, une quatrième rangée réunit une collation à base d’aliments séchés tels que lieu, viande et poulpe, que côtoient des légumes cuisinés de trois couleurs différentes, du kimchi de radis et une boisson sucrée au riz. Enfin, des fruits variés for-ment la cinquième et dernière rangée.

En ce qui concerne ces derniers, les familles peuvent les agencer selon des règles qui leur sont propres, en plaçant par exemple les rouges à l’est et les blancs à l’ouest, ou dans un ordre donné pour ce qui est des jujubes, châtaignes, poires

et kakis. Si les textes anciens ayant trait aux différents rituels ne stipulent pas expressément quels fruits sont à utiliser, un examen attentif des différents mets révèle que chacun d’entre eux possède une signification symbolique. Tel est le cas, notamment, de ces légumes cuisinés aux trois couleurs dif-férentes que sont le blanc des racines, campanules ou radis, le noir des tiges ou pousses de plantes comme la fougère et le vert des feuilles d’épinard ou des brins de persil, puisque racines, tiges et feuilles représentent respectivement les ancêtres, les pa-rents et la génération présente.

Cette symbolique concerne aussi les plats embrochés, dont la constitution différente correspondait à chacun des trois ver-res d’alcool, à savoir celle du poisson d’eau de mer, de la viande, du tofu ou des légumes qui proviennent tous trois de la terre, la variété des aliments étant quant à elle le reflet de la piété filiale. Dans la catégorie des fruits, le jujube incarnait l’aspiration des descendants à la prospérité et la châtaigne, le lien immuable qui les unissait à leurs ancêtres, puisque, après que l’arbre a été planté et qu’il est arrivé à l’âge adulte, la graine dont il est issu continue d’exister, d’où l’emploi du bois de châtaigner dans la fabrication des tablettes funéraires. Si le kaki figure aussi parmi les aliments rituels, c’est que lorsque sa graine est mise en terrre, le plaqueminier qu’elle donne ne produit que de petits fruits astringents et au bout de trois à cinq années, il faut en prélever une branche pour la greffer sur un autre, qui produira alors des fruits de qualité. Cet arbre prend donc valeur de mé-taphore pour évoquer l’impératif d’une bonne éducation en vue de s’intégrer comme il se doit au corps social.

L’ouvrage intitulé Chant de l’amanach des fermes fait mention comme suit de la soupe à la pâte de riz, laquelle est traditionnellement réservée au rituel du Nouvel An lunaire : « Il est un plat rituel de soupe qui se prépare à l’aide de tranches de pâte de riz accommodées en un bouillon », et d’ajouter : « Une fois découpée en rondelles, la pâte de riz ressemble à une pièce de monnaie ». Cette forme arrondie a en fait été voulue pour symboliser le soleil se levant au matin du Nouvel An, ce qui explique que le cordon de pâte qui s’employait à l’origine ait été par la suite découpé selon une forme circulaire ou ovale, et non angulaire, afin de conserver son sens premier à cet aliment.

Si la tradition des différents rituels évoqués plus haut se perpétue depuis plusieurs millénaires, c’est afin de témoigner du respect qu’éprouvent les Coréens pour leurs parents et an-cêtres, de renforcer les liens entre collatéraux et d’entretenir des relations harmonieuses avec leurs proches. À cet égard, les rituels consacrés aux ancêtres jouent en Corée, on l’a vu dans ce qui précède, un rôle décisif pour assurer solidarité et bien-être au sein de cette famille qui représente l’un des biens les plus précieux dont il a été fait don à l’humanité.

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La manière de se représenter un musée varie selon les personnes, certaines y voyant un lieu où règnent calme et silen-ce propices à la réflexion, tandis qu’il évoque pour d’autres une porte ouverte sur les temps révolus qui font l’histoire de l’Homme. En outre, on y appréciera davantage une salle ou une exposition donnée pour y avoir trouvé ce quelque chose de particulier qui inspire, émerveille ou remplit d’émoi. Cela n’a rien que de très normal si l’on se souvient que le mot « musée » provient du vocable grec « mouseion », lequel désigne un lieu ou un sanctuaire consacré aux Muses, ces déesses grecques qui inspiraient écrits littéraires et œuvres d’art. En Corée, cette dimension spirituelle est bien présente dans les musées des « jongga », car ceux-ci, en même temps qu’ils fournissent un aperçu inestimable de son passé, permettent de relier celui-ci au présent et d’honorer la mémoire des ancêtres dont l’esprit, s’il a quitté voilà déjà longtemps son enveloppe charnelle, se perpétue pour l’éternité grâce à ces lieux.

Charles La Shure Professeur à l’École d’interprétation et de traduction de l’Université Hankuk des études étrangères Seo Heun-kang Photographe

Une flânerie dans les musées coréens des « jongga »

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Le terme « jongga » a pour traduction littérale « famille ou foyer en chef », ce qui n’en rend pas le sens plus intelligible

et pour être plus exact, il conviendrait de dire qu’il désigne des familles aux ancêtres célèbres dont la descendance est assurée par le fils aîné et qui accédèrent parfois à cette renommée en tant que fondateurs d’un clan, mais le plus souvent parce qu’ils s’illustrèrent en leur temps par des exploits ou pour un service rendu à la nation qui leur valurent de se voir honorer à leur dis-parition par l’octroi d’une « tablette ancestrale à perpétuité ».

Aux origines des « jongga »En Corée, la notion de « jongga », comme, de manière gé-

nérale, le culte traditionnel des ancêtres, sont profondément

ancrés dans la philosophie confucianiste, prédominante sous la dynastie Joseon (1392-1910), où elle définissait avec précision les relations sociales, notamment entre monarque et sujets ou entre père et fils, ainsi que les devoirs qui en découlaient jusqu’après le décès. C’est à cette fin que furent édifiés des sanctuaires qui étaient destinés à abriter les « tablettes ancestrales », ces plan-chettes gravées du nom de l’ancêtre honoré, et qui prenaient valeur de symbole en même temps qu’elles permettaient à son âme de reposer en paix.

À la fois privilège et obligation, l’accomplissement du rite consacré aux défunts incombait à l’aîné des enfants et à sa fa-mille, qui à l’occasion de la commémoration annuelle de leur disparition, confectionnaient les mets destinés aux offrandes et procédaient à des cérémonies en l’honneur de chacun de ces ancêtres, en contrepartie de quoi ces derniers assuraient sécuri-té et prospérité à leur descendance. La coutume en est demeu-rée si vivace que ces « familles en chef » s’acquittent aujour- d’hui encore de tels rituels.

La tradition veut que ce cérémonial remonte jusqu’aux quatre générations antérieures, de sorte qu’à la mort d’un chef de famille, le dépôt de sa tablette dans le sanctuaire entraîne le retrait de celle du représentant précédent de la quatrième génération. Font exception à la règle les « tablettes ancestrales à perpétuité » qui, comme cela est précisé plus haut, étaient attribuées en cas d’actes de bravoure ou pour services éminents rendus à la nation, auquel cas le souverain ou d’autres digni-taires de l’État ordonnaient que les rituels concernés soient voués à leurs auteurs de manière perpétuelle, c’est-à-dire sans prendre en considération le nombre de générations qui leur faisaient suite, de sorte que son souvenir était à jamais commé-moré au sein du sanctuaire familial.

Ce sont de tels ancêtres que descendent pour la plupart les « jongga », dont les familles, outre qu’elles s’acquittent de l’exécution des rites ancestraux, sont aussi chargées de la conservation des documents et objets de valeur pour assurer leur transmission au fil des générations, certaines d’entre elles allant jusqu’à exposer ces trésors dans de petits musées ou des salles qu’elles aménagent à cet effet, comme celles que présente ci-après le présent article et qui sont uniques en leur genre.

Unjanggak, le « jongga » de Kim Seong-ilNotre périple commence par Andong, cette ville de la

province de Gyeongsangbuk-do que d’aucuns qualifient de « capitale de la culture spirituelle » coréenne, puisqu’elle fut longtemps un centre des sciences et des arts, mais aussi évi-demment de philosophie et de culture confucianistes, d’où les nombreux musées de « jongga » qui s’y trouvent.

Celui de Kim Seong-il se situe au nord-ouest de l’agglo-mération, sur la route qui mène au Temple de Bongjeongsa, et lorsque le visiteur en pousse la porte, il se trouve face à une vaste cour gazonnée et bordée sur sa droite d’un jardinet aux plantations amoureusement soignées, rochers naturels et

Le Musée Chunghyeon du « jongga » de Yi Won-ik (site internet: www.chunghyeon.org)

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sculptures en pierre. En continuant sur la gauche, il découvre ensuite la maison adossée à une petite colline où pousse le pin coréen.

À notre arrivée, nous y avons été accueillis par Kim Jong-gil, qui est le quinzième descendant de Kim Seong-il, mais ne possède pas encore le titre de chef de famille, puisque celui-ci est octroyé après les trois années de deuil faisant suite au décès paternel, lequel s’est produit dans ce cas il y a deux ans de cela. Notre hôte nous fait alors passer dans la petite chambre où les visiteurs viennent aujourd’hui encore présenter leurs respects au défunt et où nous découvrons la tenue qu’il laisse accrochée au mur pour la porter dans ces circonstances en tant que me-neur de deuil. C’est au mois de mai, quand le printemps fera sentir le doux souffle de sa brise, que prendra officiellement fin cette période de deuil et que la famille accomplira la cérémonie par laquelle la tablette ancestrale de son père viendra prendre place dans le sanctuaire familial. Ce faisant, cette dernière se substituera à celle de son arrière-arrière-arrière grand-père, qui sera extraite des lieux et ensevelie, tandis que demeurera évidemment la « tablette ancestrale à perpétuité » qui fut consa-crée à Kim Seong-il et placée à l’extrême gauche du sanctuaire.

Tout en dégustant en notre compagnie un thé accompagné d’une délicieuse collation de kakis séchés, petits gâteaux au pollen de pin et biscuits au gingembre préparés à notre inten-tion par la maîtresse de maison, Monsieur Kim nous expose les problèmes que posent les « jongga » dans la Corée actuelle, par le compromis qu’ils exigent entre tradition et modernité. « La structure sociale traditionnelle fondée sur la famille est en pleine désagrégation et l’on peut difficilement renverser cette tendance. Il faut tout à la fois s’adapter à la vie moderne et conserver la tradition des « jongga » estime-t-il, puis il évoque ces ancêtres dont il a le devoir de perpétuer l’esprit.

Kim Seong-il (1538-1593) figura parmi les principaux disciples de l’illustre érudit confucéen Toegye et c’est à l’âge de trente ans qu’il entra dans la fonction publique, tout en occupant diverses places et en voyageant en Chine et au Japon dans le cadre de missions diplomatiques. Lors des incursions qu’entreprit le Japon en Corée à la fin du XVIe siècle, l’homme entreprit de sillonner tout le pays pour soutenir et encoura-ger les combattants de la résistance et s’acquitta de cette tâche jusqu’à sa mort avec un patriotisme qui le fera passer à la posté-rité, de même que sa grande érudition et l’affection qu’il portait aux petites gens.

Le petit Musée d’Unjanggak attenant à l’habitation abrite près de deux mille pièces et documents dont deux cents portent sur Kim Seong-il. Si la conservation des nombreux objets ou reliques légués de père en fils fut dans un premier temps assu-rée au domicile familial, la difficulté croissante d’y poursuivre celle-ci, ainsi que leur entretien, allait conduire le clan des Kim de Uiseong à faire construire les locaux d’Unjanggak avec l’aide et le soutien du gouvernement.

Aujourd’hui, les précieuses reliques de Kim Seong-il et du clan des Kim de Uiseong attirent toujours plus de visiteurs dans cet établissement qui, outre sa salle d’exposition, possède une réserve où sont déposées de nombreuses pièces d’une grande valeur. Pour découvrir ses expositions, ils s’adressent au di-recteur afin de convenir d’un rendez-vous en vue d’une visite guidée, mais l’ouverture au public devrait intervenir dans un proche avenir.

Au nombre des pièces les plus remarquables qui y sont ex-posées, figurent une paire de lunettes et un étui à lorgnons qui ont appartenu à Kim Seong-il lui-même et sont les plus anciens de ce type à subsister en Corée, ainsi qu’une selle de bois qui pourrait être d’origine tout aussi lointaine, si les recherches

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À gauche, ces objets et tables sont employés au rituel du « jongga » de Kim Seong-il, tandis que le rouleau situé à droite porte des idéogrammes signifiant littéralement « cent ans de vent frais » pour symboliser les traditions familiales perpétuées fidèlement de génération en génération.

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Vieux de plusieurs générations, le compte rendu du « jongga » de Kim Hyo-ro définit très précisément le protocole et la tradition des rituels voués aux ancêtres.

scientifiques dont elle fait l’objet viennent à le confirmer. Ces objets côtoient aussi des « hopae », ces petits morceaux de bois ou d’os qui tenaient lieu de cartes d’identité sous la dynastie Jo-seon. Le Musée d’Unjanggak abrite également d’innombrables documents qui apportent aux chercheurs des indications d’une valeur inestimable sur l’histoire et la culture de la dynastie, de même que des textes pouvant avoir constitué les comptes ren-dus de conférences royales auxquelles assistèrent leurs auteurs. Le contenu de ces derniers était tenu rigoureusement secret, puisque ni le premier ministre, ni le roi lui-même n’avaient le droit de les consulter, et ce n’est qu’aux fins de la rédaction des annales du royaume qu’ils étaient ultérieurement exploités à ti-tre de référence. Les spécimens qui se trouvent au Musée d’Un-janggak furent dressés par Kim Seong-il en personne. Cet éta-blissement comporte aussi différentes pièces écrites qui, si elles présentent une importance limitée pour l’histoire officielle, n’en offrent pas moins un aperçu intéressant de la vie des sujets de Joseon. Elles comportent notamment l’original d’un texte que rédigea Kim Seong-il lors d’un concours administratif et où sont encore visibles les marques rouges qu’y inscrivit le jury pour en signaler les meilleurs passages, ainsi que les résultats et le classement finaux. « Aujourd’hui, cette note équivaudrait à 80 sur 100, ce qui est excellent », précise Kim Yong-su, notre guide.

Le moment venu de quitter ces lieux paisibles, nous re-broussons chemin et en sortant de la maison, découvrons un nouveau bâtiment en construction qui accueillera des objets en provenance de la réserve d’Unjanggak et dont il est à espérer qu’il intéressera nombre de visiteurs.

Sungwongak, le « jongga » de Kim Hyo-roEn cheminant un peu plus vers l’est, en direction de l’aca-

démie confucianiste de Dosan Seowon, puis en gravissant une colline par une route étroite, la forêt de pins disparaît soudain et un petit village ancien s’offre à la vue du voyageur. Il consti-tue le site historique d’Ocheon, plus connu par son toponyme de Gunja qui signifie à peu près « homme de vertu » ou « gen-tilhomme » car l’histoire dit que le magistrat d’Andong s’y soit exclamé : « Au village d’Ocheon, il n’est d’habitant qui ne soit gentilhomme !». Située à l’origine un peu plus à l’est de son emplacement actuel, cette agglomération allait y être déplacée en 1974 afin de la préserver lors de la construction du barrage d’Andong, qui allait engloutir sous les eaux toute la contrée environnante. Aujourd’hui, on le croirait sorti tout droit d’un tableau, avec ses maisons basses accrochées à flanc de colline, dans la verdure des pins et sous le bleu du ciel. Aux confins orientaux du village, un grand zelkova surplombe les toits des dernières habitations de l’agglomération.

C’est à la sortie du village que nous rencontrons notre guide du jour, M. Kim Bang-sik, frère cadet du chef de famille et di-recteur du Musée, ainsi que d’autres établissements du village. Pendant ses loisirs, cet homme à l’air rêveur et à la voix douce pratique la photographie d’art pour réaliser des vues de son vil-lage, en digne héritier de son ancêtre Kim Hyo-ro (1454-1534), qui à la différence des nombreux autres « jongga » de la région, avait quitté la fonction publique et était retourné au pays pour y mener l’existence pleine de quiétude d’un pur érudit. Sur sa tombe, figure l’épitaphe suivante, qui fut composée par Toegye : « Refusant d’être esclave des concours de la fonction publique, cet autodidacte ne se laissa jamais influencer et se comporta toujours avec droiture et honnêteté. Il accomplit avec déférence et dévouement les rituels ancestraux qu’il enseigna également à ses descendants, manifesta du respect à ses parents et de l’affec-tion à ses frères et sœurs. Par sa mentalité comme par son com-

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1 Encensoir du « jongga » de Yi Won-jo

2 Ces lunettes et leur étui ayant appartenu à Kim Seong-il sont exposés dans le petit musée de son « jongga » (photographie: Park Tae-shin)

3 Vêtements exposés en vitrine au « jongga » de Nam I-heung, dont à gauche, un habit de cour brodé d’un

dragon. (photographie: Park Tae-shin)

portement, ce fut à tous égards une personne remarquable ». À sa mort, les érudits confucianistes firent ériger un sanctuaire tout entier destiné à recueillir sa tablette ancestrale.

Nous nous rendons en compagnie de M. Kim à l’orée du village, là où s’élèvait le Musée de Sungwongak qu’abritait une bâtisse certes traditionnelle par son style, comme celles de l’ensemble de la localité, mais plus moderne par son matériau de construction, le ciment. En 1974, le déplacement du village permit de découvrir près de mille deux cents livres, ainsi que d’autres documents qui dormaient sous les madriers dans un coin du grenier de Hu-jodang, une construction de bois vieille de quatre siècles et demi. C’est sur des fonds publics qu’allait être construit le Musée de Sungwongak, en 2007, en vue de la conservation et de l’exposition de ces pièces ancien-nes. La consommation d’électricité et les autres charges afférentes à ce bâtiment y étant en revanche à la charge des membres du clan, l’éta-blissement ne se visite que sur ren-dez-vous, précise M. Kim en relevant le rideau métallique de la porte d’entrée.

Après avoir franchi le seuil, un second groupe nous rejoint, en compagnie duquel nous entamons la visite et qui se mon-tre particulièrement intrigué, voire fasciné, par les précieux documents et objets divers exposés. D’emblée, nous avons l’attention attirée par une série d’édits royaux, dont le premier porte octroi à titre posthume de la qualité de « jongga » à Kim Hyo-ro selon la procédure requise pour qu’il soit reconnu en tant que tel. Les lettres matrimoniales qui composent aussi ces intéressantes archives, aux côtés de testaments, accompa-gnaient jadis les présents que le marié faisait parvenir à sa fu-

ture belle-famille, et au vu du peu de dextérité avec lequel ont été tracés les caractères du présent spécimen, nous imaginons sans mal que ces hommes devaient être bien jeunes lorsqu’ils contractaient une union. Quant aux testaments, qui assuraient en Corée les mêmes fonctions qu’en Occident, les exemplaires qui en sont exposés ici mettent remarquablement en lumière

certains aspects des premiers temps de la dynastie Joseon en donnant une tout autre idée d’une société qu’il est communément admis de qualifier de patriarcale. Avant les invasions japonaises de la fin du XVIe siècle, les propriétés étaient équitablement réparties entre héritiers de sexe masculin et féminin, et les femmes disposaient à leur gré de leurs biens, même après le mariage. Cette forme de droit coutumier allait toutefois changer au lendemain de ces incur-sions car les difficultés que traversait alors la nation imposèrent une inter-prétation plus dogmatique du confu-cianisme et les femmes y perdirent en liberté.

Outre ces précieux documents, nous admirons un miroir de bronze

dont M. Kim suppose qu’il fut rapporté du Japon, ainsi qu’une série de coffrets en bois d’une exécution complexe qui renfermaient jadis les tablettes ancestrales. D’autres objets en-core rappellent au visiteur qu’en ces temps lointains, la paix ne régnait guère, comme en témoigne cette boîte contenant des flèches gravées du nom de leur propriétaire, de sorte que si l’on trouvait le corps d’un soldat tombé au champ de bataille, on savait aussitôt qui l’avait abattu.

Dans l’enthousiasme général des visiteurs, la conversation va bon train, puis lorsque s’achève la visite, notre hôte nous convie à la poursuivre par celle du Hujodang. Dans cet édifice

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datant de l’époque Joseon, nombre d’éléments employés dans la construction sont en réalité d’un style remontant au royau-me de Goryeo (918-1392), notamment en ce qui concerne les madriers ou les seuils, et l’observation des premiers nous per-met d’apercevoir ce petit recoin où furent découverts les docu-ments.

À la sortie du Hujodang, M. Kim part à la rencontre de nouveaux venus à la veille de leur nuit dans une maison tradi-tionnelle du village et il nous faut alors redescendre les degrés de pierre, longer les zelkova et faire nos adieux à ce « village des hommes vertueux ».

Yeongmogak, le « jongga » de Ryu Seong-ryongNotre périple se poursuit jusqu’au sud de la ville même

d’Andong, puis encore un peu à l’ouest, pour parvenir au vil-lage folklorique de Hahoe. Cette pittoresque agglomération compte plus de cent maisons traditionnelles, dont douze sont classées au patrimoine culturel, et se situe sur une sinuosité du Nakdonggang. C’est d’ailleurs de cette caractéristique géo-graphique que ce village tire son toponyme, puisque Hahoe signifie littéralement « méandre ». Elle attire d’innombrables visiteurs venus y admirer les vieilles bâtisses, y découvrir une originale culture et y assister aux spectacles organisés dans le cadre du Festival annuel de danse masquée et aux feux d’ar-tifice traditionnels. Quant à nous, c’est vers le petit Musée de Yeongmogak que nous nous acheminons, en quête des reliques et objets provenant du « jongga » de Ryu Seong-ryong.

Le village folklorique de Hahoe appartient à un clan unique qui est celui des Ryu de Pungsan et dont l’un des membres les plus connus est Ryu Seong-ryong (1542-1607), pour avoir été premier ministre sous le règne du roi Seonjo (r. 1567-1608) avant de se voir nommer com-mandant en chef des forces armées après 1590, lorsque le Japon envahit la Corée. Cet homme politique doublé d’un brillant stra-tège s’avéra être aussi un fin lettré puisque,

à la fin de ce conflit, il rédigea un document intitulé Rapport de remontrances destiné à prévenir de futurs malheurs, dans le-quel il consigna par le menu les erreurs parfois cruelles qu’avait commises la classe dirigeante avant et pendant les hostilités.

À l’entrée du village, nous nous engageons dans la rue prin-cipale pour nous diriger tout droit vers l’ouest en résistant à la tentation de découvrir les venelles adjacentes et arrivons sans plus tarder à Chunghyodang, où s’élève le « jongga » de Ryu Seong-ryong derrière lequel se trouve le Musée de Yeongmo-gak. Dans cet établissement ouvert toute l’année au public, les visiteurs qui nous ont précédés examinent en silence les pièces exposées. Outre le Rapport de remontrances, elles comportent divers documents conservés par la famille au fil des généra-tions, notamment le récit de nombreux événements, des ar-chives relatives aux invasions japonaises et un édit royal faisant l’éloge de Ryu Seong-ryong pour le service qu’il rendit au mo-narque en escortant la famille royale jusqu’à Uiju pour assurer sa sécurité lors de l’invasion japonaise.

Aux côtés de ces spécimens de la plus grande valeur qui soit pour la famille Ryu, figure un ensemble de reliques révélant un autre aspect de la vie de son ancêtre. Il s’agit notamment de ses armure et casque de commandant en chef des armées qui témoignent des dangers qu’il eut à affronter. De sa vie quoti-dienne, subsistent une paire de souliers de cuir et des cordon-nets ornés de perles pour chapeaux, tandis qu’une tablette cé-rémoniale d’ivoire ayant servi lors des rituels ancestraux royaux ou d’entrevues avec le souverain témoigne de son rôle de haut fonctionnaire.

À notre départ de Yeongmogak, quoique tentés de rebrousser chemin vers le village

et ses nombreux attraits, nous nous ré-signons à différer cette visite puisqu’il nous faut maintenant quitter la région d’Andong et pousser plus au nord-ouest, vers la péninsule de Taean située dans la province de Chung-cheongnam-do, car c’est là, à une

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1 Le « jongga » de Kim Hyo-ro

2 Consacré au « jongga » de Ryu Seong-ryong, le Musée de Yeongmogak se situe dans le village de Hahoe, près d’Andong, une ville de la province de Gyeongsangbuk-do (site internet: www.hahoe.or.kr).

trentaine de kilomètres à l’ouest du bourg de Dangjin, que se trouve le « jongga » du général Nam I-heung.

Chungmogwan, le « jongga » du général Nam I-heungÀ notre arrivée sur les lieux, nous sommes accueillis par

Nam Ju-hyeon, le chef de famille qui nous guidera dans no-tre visite des deux petits bâtiments constitutifs du Musée. Construits en 1980 sur ordre de l’État, ils sont regroupés sous l’appellation de Chungmogwan, qui peut se traduire par « Salle commémorative de Chungjang », c’est-à-dire du Général Nam I-heung (1576-1627) à qui fut octroyé ce titre. À l’instar des autres personnages que nous avons découverts au gré de ce pé-riple, le Général Nam connut une existence semée de périls. En 1624, c’est lui qui soumit l’armée rebelle de Yi Gwal lorsque ce dernier se souleva contre le roi Injo, bien que ses troupes fussent trois fois moins nombreuses que dans le camp adverse. Ce haut fait qui mit fin à la rébellion lui valut de se voir nommer par le roi Injo (r. 1623-1649) « sujet méritoire de premier ordre ». Trois années s’étaient écoulées quand les Jurchen entreprirent une incursion en Corée et le Général Nam se vit confier la dé-fense d’Anju face à un effectif militaire dix fois supérieur et s’il parvint quelque temps à refouler l’envahisseur, les hommes qui avaient été dépêchés en renfort furent contraints de se replier avant d’entrer dans Anju. C’est alors que le Général résolut d’ouvrir les portes de la forteresse à l’ennemi, non qu’il eût la moindre intention de capituler, mais dans le but de canaliser son avance jusqu’à l’arsenal, où il fit exploser les munitions au prix de sa vie pour le décimer par cette terrible déflagration. À l’annonce de sa mort, le roi Injo en éprouva un profond cha-grin et décréta le deuil national en son honneur.

Lorsque Nam Ju-hyeon évoque son ancêtre, il le fait avec toute la fierté et la modestie dont l’emplissent les exploits de ce militaire. En poussant la porte du premier bâtiment, on se trouve face à un portrait accroché au mur et de son siège, le Général Nam semble, l’espace d’un instant, attendre le visiteur pour le saluer. Il s’agit du tableau dont lui fit présent le roi Injo en récompense de sa victoire sur l’insurgé Yi Gwal. En tournant sur la gauche, nous découvrons différentes vitrines renfermant des objets remarquables liés à la vie et à la mort de ce grand mi-litaire. Le regard est aussitôt frappé par une splendide robe de cérémonie en soie blanche brodée de dragons, que le Général lui-même ne porta jamais, puisque c’est le roi Injo en personne qui s’en dévêtit pour en recouvrir le cerceuil de son fidèle sujet tant sa peine fut grande lors de ses funérailles. Il s’agit en réalité d’une reproduction, mais M. Nam Ju-hyeon nous présente aussitôt l’original qui se trouve rangé à l’arrière du présentoir et malgré les quelques fils qui s’en sont défaits, on croirait voir les créatures bondir et se tordre sur le tissu chatoyant.

À ses côtés, se trouve le vêtement de cuir que portait le Général Nam sous son armure et qui demeure dans un re-marquable état de conservation en dépit de son âge quatre fois centenaire. Notre guide nous explique que les petits trous nets qui s’y trouvent sont ceux des flèches qui percèrent l’armure, comme en attestent les taches de sang encore visibles qui les entourent. En ces instants, nous nous sentons projetés dans le passé pour y découvrir l’histoire par nous-mêmes, et non pour l’apprendre. Dans ce cas, comme dans celui de la robe royale, c’est la conservation à l’intérieur d’une grande jarre enfouie sous terre au-dessous de la maison qui permit de préserver ces pièces des bouleversements de l’histoire de Corée.

officiellement répertorié en qualité de musée privé, le Musée de Chunghyeon est en même temps une fondation dont le président, Yi Seung-gyu, souligne le rôle décisif en expliquant que lorsque son épouse et lui-même auront disparu, ce second établissement continuera d’œuvrer pour l’avenir du premier.

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Le visiteur aura le loisir d’admirer bien d’autres reliques ayant trait tantôt à la carrière militaire du Général, tels ce car-quois et cet arc court utilisés à cheval, tantôt à des facettes plus paisibles de sa vie, par exemple cette série de « hopae » en bois, ivoire et os, mais il est un objet qui se détache particulièrement de cet ensemble, à savoir une simple tuile peinte de couleur vert-bleu dont la surface en partie recouverte de mousse prend presque l’éclat de l’or sous l’éclairage de la vitrine. En réalité, ce spécimen est d’une valeur particulière, car les tuiles de cette teinte étaient d’ordinaire réservées à la demeure royale et c’est le roi Injo qui en octroya deux au Général pour lui témoigner sa reconnaissance, l’une d’entre elles ayant été brisée voilà quel-ques années lors de la réfection du toit, tandis que l’autre resta heureusement intacte.

À notre sortie du premier bâtiment, on gravit la colline jusqu’à la porte du sanctuaire familial, mais nous bifurquerons sur la droite avant d’y parvenir pour visiter le second bâtiment. Deux imposants coffres de bois semblent occuper tout entière la partie droite de la petite salle, mais M. Nam nous entraîne tout d’abord vers un ensemble de documents composé de courriers personnels, testaments, édits royaux et autres textes de grande valeur pour l’histoire familiale. Après les avoir pré-sentés, il revient aux coffres de bois, qui s’avèrent en réalité être les cercueils dans lesquels furent mis en terre le Général et son épouse. Ces coffres sont d’une épaisseur et d’une solidité telles que notre guide se souvient de la difficulté que lui et les siens eurent à les soulever car ils ne trouvaient pas les crochets situés sur leur couvercle.

Au terme de notre visite, comme nous demeurons béats d’admiration devant l’habileté des artisans de jadis, M. Nam

tire cette conclusion : « L’important ne réside pas dans la valeur de ces objets, mais dans l’esprit qui les anime. C’est en ce sens que l’on se doit de les conserver, car à travers eux, transparaît l’esprit de nos ancêtres. » Cette remarque nous paraît fort juste au souvenir de la robe royale, du vêtement de cuir percé par les flèches et maculé de sang, ainsi que des nombreuses autres reliques que nous avions admirées en tant que symboles d’une combativité indomptable.

C’est sur ces considérations que s’achève notre passage à Dangjin car nous devons maintenant remonter vers le nord, dans la périphérie de Séoul, où se trouve le Musée de Chunghyeon, ultime étape de notre voyage.

Le Musée de Chunghyeon, « jongga » de Yi Won-ikLe Musée de Chunghyeon se distingue des précédents par

la proximité de la capitale, à partir de laquelle on peut s’y ren-dre par les transports en commun. Très peu de « jongga » sont évidemment restés intacts aux environs de la capitale, puis-que Séoul, contrairement à des villes telles qu’Andong, fut le théâtre de féroces combats pendant la Guerre de Corée et que nombre de bâtiments historiques y furent détruits et avec eux, tous les objets qu’ils pouvaient renfermer. Fort heureusement, le « jongga » de Yi Won-ik figure parmi ceux qui sont sortis indemnes de cette commotion. Le Musée de Chunghyeon pré-sente aussi la particularité d’être officiellement répertorié en tant qu’établissement privé. Chercheur et professeur émérite à l’Université Yonsei, le président de la Fondation qu’a créée Yi Seung-gyu et qui porte son nom souligne toute l’importance de la Fondation en expliquant que lorsque son épouse et lui-même auront disparu, elle continuera d’œuvrer pour l’avenir

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du Musée.M. Yi descend, à la treizième génération, de Yi Won-ik

(1547-1634), qui occupa la fonction de Premier ministre sous le règne de trois souverains différents et se distingua dans le domaine politique, mais aussi militaire, lors des invasions japonaises. Ce remarquable dirigeant se doublait d’un fonc-tionnaire hors pair qui éprouvait un réel attachement pour ses administrés et dont l’intégrité était connue de tous, puisqu’il n’accepta jamais le moindre pot-de-vin et s’employa à alléger les souffrances des petites gens. Quand le roi apprit qu’il vivait dans une habitation des plus humbles, il entreprit de lui en faire donner une qui convienne à sa condition, mais se heurta par trois fois au refus de Yi Won-ik au motif qu’il ne fallait pas accabler le peuple et, quand il finit par céder à ses instances, ce fut à condition qu’elle soit de dimensions plus petites que les logements de fonction habituels. À la mort de Yi Won-ik, une tablette le commémorant fut déposée au sanctuaire du roi Injo.

Comme les autres musées que nous avons déjà visités, celui de Chunghyeon se composait à ses débuts d’une petite salle où la famille exposait les reliques et objets de son patrimoine, jus-qu’à ce qu’en 2003, elle décide de créer la Fondation du même nom et convertisse l’ensemble du « jongga » en un musée privé. « Les musées des « jongga » ont une vocation principalement culturelle et spirituelle », estime M. Yi. « Ils sont tout entiers fondés sur les principes de loyauté et de piété filiale prônés par le confucianisme sous la dynastie Joseon ». Quant à Mme Ham, son épouse qui assure la direction de l’établissement en paral-lèle avec la présidence de l’Association coréenne des musées privés, elle précise que celui de Chunghyeon fait souvent office

d’espace éducatif et culturel, en proposant notamment des cours d’initiation aux traditions locales à l’intention des enfants de la région, afin qu’ils prennent conscience de l’importance de celles-ci.

La visite des lieux débute par une salle d’exposition où l’on entre de plain-pied, dans le premier bâtiment situé sur la droite. Elle renferme de nombreux objets d’usage courant tels que braseros, fers à repasser et pots de chambre, mais aussi des vitrines où sont exposées des meubles provenant de logements réservés aux hommes ou aux femmes et présentant une concep-tion nettement plus fine et élaborée dans le deuxième cas. Cette salle abrite également une sélection des plus beaux modèles de tables basses pour le dîner qui sont issues de diverses collections privées et qu’a rassemblées Mme Ham. Dans la société aris-tocratique de Joseon, les convives étaient servis chacun à une telle table et le nombre qu’en comportait une demeure était révélateur de sa prospérité. Dans la dernière pièce située au rez-de-chaussée, nous faisons la découverte insolite, mais fascinante d’objets personnels ayant appartenu à M. Yi et Mme Ham lors-qu’ils vivaient maritalement au domicile de leurs ancêtres, telles les montres qu’ils s’offrirent en cadeau de mariage, le transistor dont M. Yi fit présent à son épouse ou encore de la vaisselle, autant d’articles rappelant que l’histoire des « jongga » est bien présente dans le quotidien de leurs descendants.

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Ces quatre portraits de Yi Won-ik se trouvent au Musée de Chunghyeon du « jongga» de Yi Won-ik

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À son arrivée au premier étage, le visiteur découvre notam-ment deux portraits de Yi Won-ik, dont le premier fut exécuté sur commande royale et présente le style caractéristique de l’art traditionnel du portrait de palais. Réalisé au contraire par un peintre indépendant, celui de gauche représente Yi Won-ik dans sa jeunesse. Souhaitant lui rendre hommage de son vivant, ses admirateurs lui avaient fait édifier un sanctuaire dit «vivant», par opposition à ceux qui sont d’ordinaire construits après la mort, mais l’intéressé entra dans une telle colère qu’il déchira la toile, laquelle, après avoir été restaurée, finit par prendre place aux côtés de son portrait officiel.

Une seconde vitrine abrite un poème que composa Yi Won-ik en personne à la mort de son épouse pour exprimer tout le chagrin et les regrets qu’elle lui causa, car en dépit de leur union conjugale, les époux furent longtemps séparés par les guerres et autres conflits. Mme Ham est si touchée par ce poème qu’elle a tenu à nous en faire elle-même la lecture et ses dernières lignes restent aujourd’hui encore gravées dans notre mémoire : « Je souhaite amèrement vous suivre, / et n’ai aucun désir de vivre longtemps sur cette terre. / Si nous devons être liés sous la terre, / nos liens karmiques seront sûrement ce qu’ils ont été auparavant ». Telles sont les dernières volontés qu’exprime Yi Won-ik dans cette sorte de testament qui révèle une éton-nante facette de cet homme d’un caractère éminemment prati-que. Il laissa pour consigne à sa famille de ne pas lui consacrer d’enterrement en grandes pompes, de ne faire venir ni moine ni chaman pour accomplir les cérémonies et de ne pas être soumise aux croyances draconiennes du Pungsu(feng shui), lors du choix de l’emplacement de la tombe. Au lieu de cela, il préconise d’envelopper son corps dans un simple linceul et de l’ensevelir à un endroit qui soit d’un accès facile, puis d’appor-ter quelques modestes offrandes pour la cérémonie. La corres-pondance adressée à ses descendants comporte également des instructions pratiques analogues qui témoignent de sa grande sagesse.

La salle que nous venons de visiter ne constitue bien évi-demment qu’une partie du Musée, car celui-ci, qui représente le « jongga », comporte en outre la petite maison d’origine octroyée par le roi, le sanctuaire abritant le portrait de Yi Won-ik, deux pavillons, les anciens locaux d’une école confucianiste privée et le cimetière familial. Si l’habitation a fait l’objet de rénovations, puisque M. Yi et Mme Ham y ont vécu après leur mariage, elle n’en conserve pas moins son style et son charme désuets. Ce logement de fonction attribué par le roi porte le nom de Gwangamdang, qui signifie littéralement « la maison de la vue et des sentiments » et qui fut choisi par le roi pour donner en exemple la conduite de Yi Won-ik et inciter autrui à s’en inspirer sincèrement. Devant cette bâtisse, se dresse un Oriental Arborvitae quatre fois centenaire aux côtés d’un ro-cher plat où il se dit que Yi Won-ik avait coutume de s’asseoir pour jouer d’un instrument à cordes appelé « geomungo » à l’ombre d’un arbre beaucoup plus jeune. Ici s’achève notre pro-

menade au Musée de Chunghyeon, qui met aussi un terme à ce petit périple dans l’univers des musées coréens des « jongga ».

Quelques réflexions sur un voyageS’il ne nous a été donné de découvrir qu’une partie des

musées consacrés aux « jongga », nous n’en avons pas moins acquis la certitude que ces petits établissements et leurs collec-tions d’objets et de documents représentent autant d’éléments précieux du patrimoine culturel et historique national. Nombre d’entre eux sont des pièces que l’on s’attend certes à trouver en pareils lieux, telle la plus vieille paire de lunettes de Corée, mais quantité de livres, lettres, édits royaux et autres documents nous ont réservé de véritables surprises, outre qu’ils représen-tent une collection particulière d’archives historiques d’une ampleur sans égale au monde. Contrairement à certains de ces textes, qui jouèrent un rôle indispensable pour établir la généa-logie des « jongga », tous ceux qui ne remplirent pas cette fonc-tion ne peuvent attester par leur présence que du respect suscité par la sagesse des ancêtres.

C’est précisément là que réside toute la valeur et l’impor-tance de ces musées des « jongga », où l’histoire ne se résume plus à un concept abstrait, mais vit et respire au sein même de la famille. Leur nombre n’en demeure pas moins limité au regard de celui des « jongga » eux-mêmes car les familles qui continuent d’habiter leurs demeures ancestrales, éprouvant souvent des difficultés à gérer les vastes collections de précieux objets et documents qu’elles renferment, en font don à des musées de plus grande envergure. Si ces derniers offrent la possibilité de conserver de tels trésors, c’est en les extrayant de leur contexte d’origine et ceux-ci ne représentent plus alors que de simples reliques parmi d’autres, quoique demeurant parfois tout aussi remarquables pour certains d’entre eux. Dans no-tre cas, c’est la révélation de l’histoire que chacun d’entre eux recèle de la bouche même des familles et intéressés qui aura constitué l’un des aspects les plus exaltants de notre périple.

Plus de six ans après que le Musée de Chunghyeon a été officiellement répertorié en tant que musée privé, il demeure aujourd’hui encore le seul qui le soit à l’échelle nationale en ce qui concerne les « jongga », comme le déplore d’autant plus M. Yi qu’il tire fierté de cette appellation, tandis que les autres petits établissements que nous avons parcourus, en dépit de leur va-leur et de leurs attraits, doivent encore mener un combat pour porter leurs trésors à la connaissance du grand public. On ne saurait pour autant oublier le cas encourageant du « jongga » de Kim Seong-il, à Andong, qui s’est doté d’un nouveau bâtiment pour y créer un musée, ou les efforts entrepris ailleurs pour rendre de tels établissements plus accessibles, alors dans l’im-médiat, contentons-nous d’espérer que cette tendance est ap-pelée à se poursuive afin que les musées des « jongga » puissent être source d’inspiration pour le plus grand nombre, tout en s’acquittant de leur mission décisive dans la formation cultu-relle et spirituelle des individus.

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Les « projets de ville créative » se multiplient

Dans le cadre d’une action engagée pour que les artistes disposent de lieux de création et la popula-tion, de centres culturels pleins de vie, les collectivités locales mettent en œuvre nombre de projets d’aménagement et l’heure est donc venue de dresser un bilan de l’état actuel et des perspectives d’avenir de ces « espaces artistiques régionaux polyvalents » dont se dote le pays. Lee Sun-chul Planificateur culturel et président du Studio des fleurs de pomme de terre

DOSSIERS

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Printemps 2010 | Koreana 35 Winter 2009 | Koreana 35

D ans les pays développés, le concept de « ville créative » séduit depuis longtemps les urbanis-tes des grandes métropoles dans la perspective de l’aménagement de ce que l’on nomme aussi des « villes culturelles ». Aujourd’hui, ces projets se concrétisent dans le cadre de poli-

tiques et programmes bénéficiant de différents types de soutien et se situent ainsi en rupture avec les déclarations d’intention sans effet du passé. Les idées et démarches variées qui sont mises en œuvre dans la planification et la gestion de tels projets accordent une importance particulière aux avantages que ceux-ci sont susceptibles d’apporter et à l’amélioration des infrastructures déjà existantes à leur intention, puisque dans certains cas, on a opté pour la reconversion, à des fins culturelles, de locaux disponibles ou de sites à caractère historique, plutôt que de construire des installations de grande envergure.

Il s’agit d’une grande tendance qui concerne aussi bien les grandes villes et leur périphérie que les zones rurales, où ces projets s’inscrivent dans un contexte local particulier. Les collectivités loca-les des agglomérations concernées se lancent résolument dans le réaménagement d’installations et de sites inexploités pour mettre en place des espaces culturels qui soient porteurs de valeurs nou-velles et participent d’une politique de marketing efficace. Ce « recyclage de sites » se démarque de la réalisation antérieure d´installations culturelles entièrement neuves relevant d’une certaine vision d’ensemble de l’aménagement urbain, suite à une prise de conscience aussi louable qu’encoura-geante de l’importance que revêtent le milieu naturel et l’héritage architectural locaux.

Séoul Engagé par la Fondation des arts et de la culture de Séoul, le projet intitulé « Espace créatif de

Séoul » procède d’une stratégie axée sur le recyclage d’installations et de ressources urbaines sous-utilisées. Adoptée en 2008, cette initiative repose sur un principe dit « culturonomique » et a pour objectif de transformer la région de Séoul en une « ville culturelle créative » en élevant sa compétiti-vité à l’échelle internationale, en favorisant la création par la mise à disposition de locaux à l’intention des artistes et en offrant à la population de meilleures possibilités d’accès à l’art et à la culture. Les nouveaux espaces de créativité qui ont ouvert leurs portes à partir de l’automne 2009 ont entraîné la « renaissance culturelle » de la ville, tout en animant la vie locale et en répondant de manière écono-mique aux intérêts des habitants de Séoul en matière de culture, d’éducation et d’environnement.

De ce projet, est né un ensemble d’espaces culturels, à commencer par le Seoul Art Space SEOGYO, un complexe occupant, à proximité de l’Université Hongik, les anciens locaux des services municipaux du quartier de Seogyo-dong. Il convient aussi de citer le Seoul Art Space YEONHI, qui a succédé au Comité de compilation des questions d’actualité situé à Yeonhi-dong, le Seoul Art Space GEUMCHEON, dont le bâtiment fut un temps celui d’une maison d’édition et qui a pour vocation de promouvoir les échanges internationaux dans le domaine culturel et artistique, ainsi que le Seoul Art Space SINDANG aménagé à l’emplacement du centre commercial souterrain de Sindang, dont la rénovation a permis de le reconvertir en un regroupement de studios d’artisanat. Il existe encore d’autres exemples où des espaces de création ont été réalisés dans des installations désaffectées,

1 Dans le quartier de Doksan-dong situé à Séoul, les studios, ateliers et résidences du Seoul Art Space GEUMCHEON occupent les anciens locaux d’une maison d’édition.

2 Une exposition au Seoul Art Space SEOGYO, qui abritait autrefois les services municipaux du quartier de Seogyo-dong.

3 Le centre commercial souterrain de Sindang a été rénové et aménagé pour accueillir le Seoul Art Space SINDANG et ses studios, salles d’exposition et ateliers.

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tel le Village de production de matériaux métalliques se trouvant dans le quartier de Mullae-dong en cours de reconstruction.

En prenant place dans des installations déjà existantes telles que des écoles fermées ou des studios et ateliers publics comme privés, ces nouveaux espaces artistiques régionaux polyvalents favorisent la création artistique tout en apportant des avanta-ges au public. Ce faisant, ils stimulent les échanges culturels à l’échelle nationale et internationale, contribuent au développe-ment de ressources humaines et facilitent l’accès à la culture et à l’art. En outre, le parti pris, au détriment de la construction de complexes entièrement neufs et de grande envergure déjà pré-sents en nombre dans les métropoles, d’exploiter les installations déjà existantes en différents points de la ville en les complétant de nouvelles vocations en fonction de la configuration locale de l’espace, transforme ces structures en centres régionaux de culture dont la mise en relation au plan national bénéficie aux projets individuels.

DaeguSitué dans les anciens bâtiments de KT&G, le Centre de créa-

tion de Daegu résulte d’un projet mis en œuvre par la municipali-té de Daegu dans le cadre d’un ambitieux plan directeur destiné à transformer cette ville en un carrefour régional d’art et de cultu-re. Ce vaste complexe d’une superficie de 48 843 m² comprend un immeuble principal à cinq niveaux, des dépendances et des installations en plein air qui le distinguent des lieux antérieurs, tant par leur ampleur que par leurs usages possibles. Il procède d’une conception intégrée des espaces culturels de l’avenir, qui tout en offrant des lieux de création, des studios destinés à l’hébergement, une médiathèque et différents cours d’art à l’intention des enfants et adultes, puissent accueillir de grandes conférences et faire découvrir la culture contemporaine à leurs riverains.

Incheon et la province de Gyeonggi-doPar la reconversion de constructions modernes réalisées

depuis l’ouverture du port d’Incheon, la municipalité de cette ville a créé un ensemble d’installations dit « Plate-forme artistique d’Incheon » et conçu pour abriter des espaces de création artis-tique. Animées du désir de donner un nouvel élan à leur ville, l’administration et la population voient en cet espace culturel, qui se trouve non loin de la gare d’Incheon et du quartier chinois, la possibilité de redonner vie à leurs quartiers et d’y attirer toujours plus de touristes. Par ailleurs, le Centre de création de Gyeonggi-do, qui a élu domicile dans une école professionnelle provinciale située à Ansan, a reçu un accueil très favorable dans la mesure où il fournit un véritable complexe culturel aux artistes locaux exerçant dans divers domaines, ainsi qu’un lieu adapté non seule-ment à leurs travaux, mais aussi aux expositions, échanges, pro-grammes régionaux et festivals, tout en représentant un monu-ment culturel.

Gangwon-doLa province de Gangwon-do s’est également distinguée par

ses initiatives de création d’espaces culturels dans des locaux désaffectés tels que les écoles qui sont toujours plus nombreuses à fermer leurs portes en raison d’une insuffisance d’effectifs. À Pyeongchang, qui se situe dans l’une des régions coréennes qui bénéficient du meilleur enneigement et s’est portée candidate pour l’organisation des Jeux Olympiques d’hiver, le réaména-gement d’anciens locaux scolaires a ainsi été sous-traité à des consultants privés qui ont mené à bien leur reconversion en gale-ries d’art, théâtres communautaires et résidences pour artistes. Les réalisations les plus réussies comportent le Studio des fleurs de pomme de terre, le Centre des Arts Mooee, le Théâtre Clair de Lune et l’Arène de culture de Suhasan.

Monsieur Yi Jong-ho, professeur à l’Université nationale des arts de Corée, souligne l’importance de l’accès du grand public aux lieux de culture, car dans le cas contraire, ceux-ci risquent de se transformer en autant d’îlots isolés du reste du paysage urbain et d’aller ainsi à l’encontre de leur objectif d’origine.

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1 Un atelier du Seoul Art Space SINDANG

2 Dans le cadre d’un atelier intitulé « Je suis aussi artiste », la Galerie marchande créative de Sindang s’efforce de susciter la participa-tion du public.

3 Le Seoul Art Space YEONHI abrite des activités communautaires dans ses nouveaux locaux.

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Un soutien des pouvoirs publicsL’État a quant à lui résolu d’apporter un soutien croissant à

l’action entreprise au plan régional pour la reconversion des ins-tallations et ressources inexploitées, notamment par le biais de l’initiative, dite de « Reconversion de l’héritage industriel moderne en un réseau artistique et créatif » que parraine le ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme, en parallèle avec la cam-pagne intitulée « Une nation au « pouvoir doux », de culture et de création » et menée dans le cadre d’une politique de diplomatie culturelle. Comme son nom l’indique, ce programme porte prin-cipalement sur la réutilisation des installations qui subsistent de l’époque de l’industrialisation du pays, notamment des sites de production, des gares de chemin de fer et des installations publi-ques en vue d’y aménager des espaces culturels et créatifs.

Dans la mesure où ce patrimoine industriel moderne faisait l’objet de mesures de protection en raison de sa valeur historique et n’avait pu de ce fait être exploité de manière adéquate dans le domaine culturel, le ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme s’est employé, avec l’appui des collectivités locales, à les convertir en de véritables espaces culturels et artistiques, mais aussi en lieux à vocation touristique afin de relancer l’éco-nomie urbaine et rurale, ainsi que de promouvoir la culture au niveau local, ce qui est chose faite. Les exemples les plus remar-quables en sont la reconversion de constructions situées à proxi-mité du port de Gunsan, l’aménagement d’une vallée de l’art dans une ancienne carrière de calcaire de Pocheon, ainsi que celui d’un terrain destiné au stockage du sel, à Sinan, et d’une ancienne usine de la société KT&G, à Daegu.

Depuis maintenant deux ans, on constate la multiplication de telles initiatives. Dans le cadre des travaux qui sont en cours pour relier l’Aéroport international d’Incheon au réseau ferroviaire à grande vitesse, d’ici à la fin de l’année, l’ancienne gare de Séoul, qui se trouve désaffectée depuis la mise en service de ces nou-velles liaisons, fait l’objet d’aménagements visant à la reconvertir en un espace culturel intégré, c’est-à-dire susceptible d’accueillir

à la fois expositions et spectacles. De même, des études, dont l’achèvement est prévu à l’horizon 2012, prévoient la rénovation de l’ancienne centrale thermique de Dangin-ri pour la transfor-mer en un musée de l’industrie moderne qui, selon ses concep-teurs, constituera une « Centrale électrique de créativité culturel-le » conjuguant les caractéristiques culturelles des quartiers de l’Université Hongik et de Sinchon, ainsi que des rives du Hangang.

Les stratégies du succèsLa reconversion à vocation culturelle d’installations déjà

existantes dans une région exige au préalable un travail de pla-nification approfondi s’accompagnant d’études de faisabilité qui doivent prendre en compte un grand nombre de facteurs tels que la nouveauté qu’apporte le réemploi de ces sites, le passé his-torique de ceux-ci et l’exploitation qui peut en être faite, l’intérêt que peuvent présenter certaines activités pour la population et les ressources de la région, les possibilités de financement extérieur, l’élaboration de stratégies de publicité et de marketing, la gestion économique à long terme et le déblocage de fonds budgétaires, autant d’aspects qu’il importe d’analyser de manière détaillée et

1 La Plate-forme artistique d’Incheon est le produit de la reconversion de constructions modernes en centres culturels polyvalents.

2 Une exposition de photographie amateur se déroule sur la Plate-forme artistique d’Incheon.

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qui doivent se conformer à un cadre d’ensemble.Au stade de la planification, il s’avère donc absolument indis-

pensable de définir les conditions à satisfaire pour limiter autant que possible l’échec de tels projets. En outre, il convient de dres-ser un inventaire des ressources susceptibles de mettre en valeur le passé et l’avenir de la région concernée, tout en en créant d’autres de type spécifique, de concevoir les programmes à met-tre en œuvre et d’adopter une politique cohérente de marketing et de gestion, cette dernière devant notamment se fonder sur la nature publique, c’est-à-dire non commerciale, des installations concernées. Les nouveaux locaux doivent être d’un accès facile pour la population, tout en lui fournissant l’occasion de bénéficier de leurs possibilités culturelles et artistiques, de sorte que celles-ci ne se limitent pas aux milieux culturels et aux collectivités loca-les. À ce propos, Monsieur Yi Jong-ho, professeur à l’Université nationale des arts de Corée, souligne l’importance de l’accès du grand public aux lieux de culture, car dans le cas contraire, ceux-ci risquent de se transformer en autant d’îlots isolés du reste du paysage urbain et d’aller ainsi à l’encontre de leur objectif d’ori-gine.

Il convient aussi d’organiser des festivals régionaux et des manifestations culturelles qui joueront le rôle de catalyseurs de la vie urbaine. Cette action doit se dérouler en relation avec les régions limitrophes afin de tirer le meilleur parti de l’ensemble des ressources disponibles. Grâce à l’offre de programmes de formation culturelle et artistique, se créeront naturellement des communautés culturelles dont la multiplication rehaussera la créativité globale du pays. Conjuguée avec différentes formules d’aide, la mise à disposition de logements à des conditions avan-tageuses favorisera l’établissement d’un véritable dialogue entre artistes et riverains. Enfin, il importe de mettre l’accent sur le respect de l’environnement dans les programmes adoptés et les informations qu’ils contiennent afin que ceux-ci se situent en droi-te ligne de l’évolution des zones urbaines vers une réduction des émissions de gaz carbonique, qu’ils témoignent d’un intérêt réel pour les milieux naturels concernés et qu’ils répondent ainsi plus efficacement aux différentes attentes du public, autant de qualités qui leur permettront d’attirer les visiteurs en nombre toujours croissant.

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année passée, le premier prix du Centre d’Art Nam June Paik que s’est vu décerner Ahn Eun Me, en récompense de ses inno-vations dans le domaine de la danse, a permis une « rencontre »

tout aussi exaltante que symbolique, pour le devenir de l’art coréen contemporain, de ses deux plus illustres représentants. Tout comme le premier s’était illustré par son « barbarisme culturel » extra-euro-péen sur une scène d’avant-garde où régnait en maître l’Europe occi-dentale dans les années soixante, la seconde inscrit son œuvre dans le cadre d’une « confrontation culturelle » s’étendant au-delà de l’Asie de l’Est.

Quand la danse défie le tempsPaik Nam June et Ahn Eun Me possèdent en commun l’effort

qu’ils ont entrepris d’explorer les terres vierges de l’art en franchis-sant les frontières culturelles qu’avait imposées l’hégémonie occiden-tale. Si tous deux ont quitté leur pays pour parcourir le monde et que la seconde a aussi réalisé ses activités à l’étranger pour y étendre son audience, notamment en Allemagne et aux États-Unis, leur périple ne se résume pas à un déplacement spatial à l’extérieur de la Corée ou de l’Asie, voire de l’Occident. En effet, il représente une « évolution dimensionnelle » en s’affranchissant d’une perspective unique pour en proposer une qui soit inédite et se situe à la confluence de points de vue différents.

C’est un peu comme si un ami au goût sûr faisait l’éloge de l’un de mes articles et que je prenais le temps de relire celui-ci en me plaçant selon sa perspective pour rechercher ce qu’il y avait trouvé de valable et découvrir ainsi un point de vue nouveau où convergeraient nos deux façons de voir. Un mécanisme analogue se déclenche dans l’œuvre chorégraphique d’Ahn Eun Me, dont la dimension temporelle dépasse

L’

Ahn Eun Me tenant un éventail dans une scène de Chunhyang 2006, où elle interprète le personnage de Chunhyang

Ahn Eun Me, chorégraphe néo-chamaniste du XXIe siècle

ENTRETIEN

Chorégraphe et danseuse de renom, Ahn Eun Me s’est fait particulièrement apprécier en Europe par la créativité de ses compositions centrées sur une thématique traditionnelle, puisque c’est dans le chamanisme qu’elle puise son inspiration, à l’instar du grand vidéaste coréen Paik Nam June aujourd’hui disparu.Kim Nam-Soo Conservateur en chef du Centre d’art Nam June Paik

Choi Young-mo Photographe

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les limites du présent auxquelles se cantonnent de nombreux artistes.« Il est impératif de savoir se placer en retrait et d’appréhender le

temps dans sa lenteur et son passage inexorable. Pour moi, le mou-vement n’a pas seulement lieu à un moment donné, mais représente plutôt une sorte de fossile appelé à être actionné à un moment donné pour créer par ses différentes gestuelles tout un univers de souplesse où l’instant présent s’allonge à l’infini. La danse se doit d’évoquer ainsi les souvenirs, de les réveiller de manière inattendue, plutôt que de se circonscrire au présent et si l’on vient un jour à me considérer comme une sorte d’inconnue, voire d’extraterrestre, c’est que leur mise en présence aura atteint son objectif. »

L’inspiration du chamanismeLe chamanisme a inspiré l’œuvre d’Ahn Eun Me, comme celle de

Paik Nam June. En plein spectacle, il arrive que la première se préci-pite tout d’un coup sur son piano pour en jouer ou griffonne au tableau noir les mots « ciel bleu » révélant la composante chamaniste extrê-me-orientale de son art, notamment mongole, puisqu’ils représen-taient ce que les adeptes de cette région adoraient le plus au monde. Dans toute son œuvre, l’artiste s’est intéressée à cette origine du rituel d’exorcisme dit « gut », au point que le critique d’art et artiste de spec-tacle Allan Kaprow y a vu une certaine forme de « terrorisme culturel asiatique », selon une expression gentiment narquoise qui lui venait du dadaïsme.

C’est de ce chamanisme d’Extrême-Orient qu’Hommage à John Cage, Etude pour Piano Forte et Originale, entre autres créations des débuts, s’inspiraient résolument par leur style, dans l’esprit de ce « barbarisme culturel » dont la notion est due à Walter Benjamin. Par l’hétérogénéité de leurs origines, ils représentaient un défi lancé à

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l’ensemble de la culture occidentale et à son identité jalousement conservée pour rechercher ce « bien-être supérieur » qu’évoquait Nietzsche. Les Occidentaux, à commencer par Oswald Spengler, ayant aujourd’hui pour principale préoccupation le déclin de leur civilisation, voire la fin de leur histoire, portent leur regard sur d’autres cultures, en quête de dynamiques et richesses nouvelles, notamment par le biais de l’anthropologie qui participe étroite-ment de cette évolution culturelle et intellectuelle. Néanmoins, peu importe finalement que leur décadence soit ou non réelle, puisque leur suprématie se perpétue dans le domaine culturel.

Pour sa part, Ahn Eun Me s’efforce de créer la « confrontation culturelle » par un travail sur la voix et sur les postures raidies du corps qui fait appel à des cérémonies chamanistes apaisan-tes, comme l’exorcisme. En incarnant la dichotomie entre forces négatives et positives, le corps se fait la scène d’une lutte entre l’ombre de la modernisation et l’archétype culturel. Tel l’instru-ment tranchant sur lequel danse le chaman, l’interrogation « Qui suis-je ? » stimule l’énergie vitale. Le spectacle 2006 Chunhyang, dont les représentations européennes ont remporté un vif succès, met en présence les forces opposées de l’amour et de la violence par le traitement dramatique de cette épopée coréenne classi-

que d’inspiration purement extrême-orientale. Il a produit une si forte impression sur le public européen qu’il marquera une étape importante de l’histoire de l’art contemporain en Corée, comme en témoigne l’expression de « Pina Baush d’Asie » dont la revue de danse européenne Dance Now a qualifié sa choréographe.

Celle-ci exprime à ce propos le point de vue suivant : « Mes spectacles représentent une « allégorie de l’histoire humaine » en fournissant un aperçu de la violence, des contradictions de la société et du bouleversement de l’ordre visuel et formel. De manière générale, si je n’éprouve aucun intérêt pour la politique, mon travail relève fondamentalement de la « politique de l’art ». Même extrait de tout contexte politique particulier, le corps d’un individu, en suivant ses impulsions, produit des résonances politi-ques ».

Un spectacle pour une remise de prixEn vue de la cérémonie de remise des prix qui allait se tenir

au Centre d’art Nam June Paik, la danseuse avait installé soixan-te-quatorze pianos dans la cour de cet établissement et suspendu vingt-quatre autres au-dessus du sol en hommage au défunt vidéaste. Cette composition évoquait le parallélisme des voies à contre-courant qu’ont suivies ces deux artistes et qu’Ahn Eun Me allait une fois encore emprunter, au cours de son spectacle, en déchirant elle-même la robe plissée de fée confectionnée pour l’occasion à l’aide de cravates blanches, pour en distribuer les

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lambeaux au public tout en exécutant la danse de l’ours en pelu-che d’un conte de fées au son d’une rhapsodie au piano. Cet acte se voulait un clin d’œil à une production de Paik Nam June où celui-ci avait mis en pièces la cravate que portait John Cage. Dans une autre séquence intitulée Chronique d’une belle danseuse, Ahn Eun Me, pareille à la généreuse terre nourricière, se jetait du haut d’une grue, puis, au paroxysme de l’exaltation, s’attaquait à un piano à coups de hache et de ciseaux, comme pour évoquer les bouffonneries accomplies en d’autres temps par Paik Nam June et de même que dans les scènes précédentes, l’exhorter à faire son retour.

« Il n’est pas de salut sans la soif. Il importe d’avoir de la compassion pour les tonalités profondes et basses de la vie ». Qu’entend-elle exactement par là ? Est-ce à dire que même en cette époque post-moderne, où tout est paradoxe, la vie demeure fondamentalement insensible ? À moins qu’elle ne sous-entende que le monde ne connaît pas de progrès réels et qu’il nous faut avoir conscience de ses contradictions ?

Une esthétique chorégraphiqueC’est Princesse Bari-La vie 2009, cette représentation prenant

pour décor un conte moderne narré par un « bari » sur fond de croyances chamanistes, qui allait révéler la chorégraphe de talent qu’est Ahn Eun Me. En recourant à des formes diverses d’expres-sion artistique telles que le « pansori », cet opéra de style coréen

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1~2 Ahn Eun Me danse sur la première photograpnie de ces scènes de Louder! Can You Hear Me!

3~4 Le spectacle intitulé Let Me Change Your Name

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«Pour exalter le présent, il faut y créer un choc épistémologique, ce qui est à mes yeux possible à chaque instant. Alors, la montée d’intensité qui se produit dans ce court laps de temps ouvre tout d’un coup chaque spectateur à lui-même et stimule l’activité de l’esprit ».

à l’interprète unique, le chant narratif chaman et la musique fol-klorique, cette artiste a souhaité évoquer l’histoire par la danse et un accompagnement musical adéquat. Il s’agissait d’une sorte de « symphoca », pour reprendre un terme désignant l’« art sym-phonique » selon Park Yong-gu, cet « homme de la renaissance » coréenne dont la vie s’étend sur près d’un siècle d’histoire de l’Asie de l’Est et pouvant être assimilé au « Gesamtkunstwerk » de Wagner, c’est-à-dire à l’« œuvre d’art totale ».

« Jésus nous a enseigné qu’il fallait savoir pardonner et le seul à mettre ce principe en pratique est le chaman, qui offre à tous les hommes la protection d’une mère en demeurant indifférent au pouvoir. Qui est le « bari », sinon un chaman désireux de sauver le monde, par son amour et sa force vitale ? »

Par ses spectacles mettant en scène des chamans, Ahn Eun Me ne cherche nullement à transmettre un message particu-lier, car son propos n’est pas de traduire la pensée par le mot ou l’image. Quoique inexplicable, l’ouverture au monde constitue une sublime expérience et en tant que telle, le seul et unique objectif que poursuit l’artiste. Par la médiation qu’il assure entre le Ciel et la Terre, le chaman incarne cette souplesse d’esprit qui semble cruellement manquer à l’humanité, car le premier d’entre eux représente la « dynamique de création », tandis que la seconde correspond à un « réseau complet de relations ». Quelle démar-che suit donc la pensée de cette créatrice qui met en scène le bouillonnement de vie résultant de l’association de cette énergie dynamique avec l’environnement constitué en réseau ?

« Pour exalter le présent, il faut y créer un choc épistémo-logique, ce qui est à mes yeux possible à chaque instant. Alors, la montée d’intensité qui se produit dans ce court laps de temps ouvre tout d’un coup chaque spectateur à lui-même et stimule l’activité de l’esprit ». Je ne réalise pas mes chorégraphies par des

calculs mathématiques. Ce à quoi j’aspire, c’est qu’un mouvement dynamique susceptible de me renverser soit assez communicatif pour produire l’effet d’un choc sur le public, alors si celui-ci s’écrie : « On s’est encore fait avoir par Ahn Eun Me !», ce ne sera pas une vaine rhétorique. Bien évidemment, j’ai moi-même à affronter de multiples écueils, car la communication par la danse exige plus que des signes conventionnels connus de tous. S’il peut arriver que ce langage trahisse notre pensée, il faut bien que nous nous en servions, alors face à un tel paradoxe, mes amis de l’âme m’apportent leurs réponses, car c’est en moi-même qu’ils vivent. »

Toute une programmationEn cette année 2010, Ahn Eun Me entend apporter un nouvel

éclairage sur la vie en l’envisageant dans la perspective de la mort, par le biais de sa nouvelle œuvre intitulée Princesse Bari-La mort. Ici, elle conte la vie de la jeune « bari » qui sauve son père, met au monde sept fils, reste sourde à ce qui l’entoure trois années durant, puis muette les trois suivantes, avant de devenir une chamane dont les actes incarnent l’égalité universelle entre les hommes et les nations. Toutefois, il ne saurait être question de présenter cette problématique de manière sérieuse et abstraite, car Ahn Eun Me n’épouse jamais un tel style.

« La piété filiale est la principale notion qui sous-tend cette œuvre et si les principes d’égalité et de démocratie y sont aussi sous-jacents, je les exprime avec un humour imaginatif. J’aspire à atteindre l’ouverture d’esprit par le biais de ces rêves que l’on souhaite voir se réaliser et tant pis si je n’y parviens pas en ce bas monde. Le merveilleux rôle que joue la « bari », cet être à l’esprit pur et imprévisible, sera interprété par une jeune femme âgée de trente-trois ans, mais dotée d’un corps de petite fille pour permettre au public d’aller à la rencontre de cet ange descendu

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1, 3 Extraits du spectacle Princesse Bari-La vie 20092 Vêtue d’une robe de mariée composée de cravates, Ahn

Eun Me interprète cette Chronique d’une belle danseuse qui évoque le Prix du Centre d’Art Nam June Paik dont elle fut lauréate

sur Terre. Je compte inviter à ce spectacle six mille personnes de petite taille. »

Dans le courant de l’année, Ahn Eun Me prévoit en outre la mise en scène d’une nouvelle œuvre pour un spectacle qu’elle donnera à Heidelberg, dans ce pays où elle s’est déjà fait un nom grâce à des œuvres telles que Let Me Change Your Name et Lou-der! Can You Hear Me, que la critique Annette Hofmann a quali-fiées de « débuts très prometteurs », tandis qu’un autre, Ludwig Amman, déclarait : « Cette fantastique nature morte créait un effet de surprise et, dès lors, ne cessait de captiver », ou encore « Il ne fallait pas en perdre une seule seconde. »

Cette chorégraphe qui représente les différentes transfor-mation que subit le corps en usant du sien et de celui des autres danseurs jusqu’à l’épuisement entend ainsi traiter du thème des changements physiques, tant en Occident qu’en Orient, avec toute la force d’action et de réaction dont elle dispose. Il est surprenant de contaster à quel point elle parvient, par sa seule agilité corpo-relle, à figurer ainsi le temps et l’espace, qui sont des concepts si vastes.

« La vérité ne consiste pas à être honnête, mais à réfléchir lon-guement, jusqu’à ce que la pensée elle-même semble une perte de temps. Comme le dit Freud, le « principe de temporalité » s’avère efficace, et au fil du temps, on parvient à une « sou-daine vérité ». Ce sont les traces de cette longue réflexion que je m’efforce de représenter, sous forme d’énergie concentrée, par ma manière de danser.»

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ans ce quartier résidentiel où serpente une ruelle pareille à un ruisseau, la maison du maître-artisan du jade Kim Young Hee se distingue des autres habitations par sa

plaque de porte trop grande pour ne porter qu’un nom, mais trop petite pour être une pancarte. Cette bâtisse qui s’élève dans le quartier de Ganeung-dong à Euijeongbu, une ville de la province de Gyeonggi-do, abrite sur deux étages l’atelier et les pièces d’habitation. Derrière sa façade des plus ordinaires, se dissimule un intérieur au décor merveilleux qui se divise en quatre parties consacrées aux étapes successives de la fabrication, à savoir le découpage et le polissage de la pierre brute, la conception des pièces, la fabrication des moules métalliques et la finition des produits. Dans chacune de ces zones, l’espace se répartit aussi en fonction des différentes opérations qui ne nécessitent pas moins de vingt postes de travail où s’entassent par centaines appareils et trousses à outils.

Contrairement aux ouvriers d’usine, qui réalisent à un ou plusieurs chaque opération de production, Kim Young Hee et son apprenti assurent à eux seuls l’ensemble des procédés, allant et venant en un chassé-croisé incessant et maniant leurs multiples outils avec une remarquable dextérité, car le maître d’atelier du jade est aussi le seul à perpétuer le savoir-faire de fabrication d’objets composés de cette pierre, ainsi que de métaux divers, ce qui lui a valu de se voir classer Bien culturel immatériel n°18.

Les acquis de toute une vieEn Corée, les premières fabrications en jade remontent à

l’Âge de Bronze, car sa couleur est depuis fort longtemps appréciée dans ce pays, comme en témoigne la mise au jour de perles composées de cette pierre, ainsi que d’autres gem-mes, qui représentaient soixante-huit pour cent des objets ainsi découverts dans la tombe royale de Cheonmachong, à Gyeongju. En raison de la rareté des réserves disponibles, qui faisaient du jade brut un matériau particulièrement coûteux, mais aussi de la complexité des techniques mises en œuvre pour sa coupe et son

Le jade a longtemps possédé une grande valeur en Asie, car en Corée, en Chine et au Japon, une croyance voulait que sa présence au foyer ou en voyage permette de se préserver du malheur et de fai-re fortune, mais aujourd’hui, Kim Young Hee est le seul maître artisan à conserver le savoir-faire de fabrication d’objets composés de cette pierre, ainsi que de métaux divers, ce qui lui a valu de se voir classer Bien culturel immatériel n°18 de la province de Gyeonggi-do.Park Hyun Sook Rédactrice occasionnelle | Ahn Hong-beom Photographe

L’œuvre en jade de Kim Young Hee, une révélation de la grâce

DARTISAN

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travail, l’État en réglementait strictement le commerce. Les dif-férents procédés spécialisés intervenant dans la réalisation des produits finis commençaient par la coupe de la pierre d’après un gabarit précis, à laquelle succédait la gravure des motifs et leur polissage, au cours desquels il convenait de s’assurer que ces décors mettent bien en valeur la forme, la couleur et les caracté-ristiques particulières de la pierre. L’exécution de chaque étape de ce processus exigeait un remarquable savoir-faire technique et une grande expérience du métier pour manier tout un outillage spécial comportant scies métalliques, ponceuses, tours et meu-les à diamant.

Spécialisé dans la fabrication de bijoux et accessoires de jade vert, d’agate et d’autres pierres fines, ainsi que de cristal et d’ambre, Kim Young Hee n’a été déclaré Bien culturel immatériel qu’à l’âge de quarante-huit ans, c’est-à-dire il y a cinq ans. Si ses

confrères artisans qui ont obtenu ce titre sont ses aînés d’une dizaine d’années, son expérience du métier en atteint une quaran-taine, puisqu’il s’y est formé dès l’âge de treize ans.

« C’est à Hongseong, dans la province de Chungcheongnam-do, que je suis né et que j’ai grandi. J’avais treize ans quand j’ai perdu ma mère, et comme ma famille n’était guère argentée, il m’a fallu arrêter l’école pour partir chercher du travail à Séoul, où j’habitais avec mes deux sœurs et papa. Grâce à une connais-sance de celui-ci, j’en ai trouvé dans l’atelier du maître-artisan joailler Kim Jae-hwan, qui était alors l’un des premiers de Corée. J’étais le plus jeune qu’il ait jamais pris en apprentissage et je travaillais dans son atelier de Jeongneung, où je suis resté dix-neuf ans pour apprendre ses « techniques célestes ». D’un carac-tère taciturne, il était difficile à contenter, mais maintenant que j’y pense, c’est de cela que lui venait sa dureté à la peine. Quoique

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parlant peu, il me prodiguait des conseils et je l’entends encore me lancer tantôt « N’entreprends rien, si tu n’es pas décidé à faire de ton mieux dès le début !», tantôt « N’essaie pas de rectifier tes fautes, reprends tout au commencement !».

Le frère aîné de ce maître artisan n’était autre que Kim Seok-chang, que le folkloriste Ye Yong-hae (1929-1994) qualifia de dernier « artisan joailler royal » de la dynastie Joseon, selon l’expression qu’il créa lui-même dans son ouvrage Bien Cultu-rels humains. Tout aussi talentueux que son illustre frère, il avait la réputation de ne jamais féliciter ses élèves et de les critiquer impitoyablement, de sorte que ceux-ci redoutaient toujours quel-que réprimande. Conscient du talent que possédait son plus jeune apprenti, il le suivait dans son travail avec une affection particulière et lui confiait sans cesse de nouvelles tâches à réaliser !

« Je devais bien avoir vingt-quatre ans quand mon maître, sans se départir de sa sévérité, com-mença à m’accorder quelque attention et me demanda de créer des bijoux différents. Quand je lui présentai la pièce que j’avais fabriquée en suivant ses instructions, il y jeta un regard scrutateur et sans plus de commentaires, me chargea d’un nouveau travail, mais l’expression qu’avait prise son visage tandis qu’il examinait minutieusement le fruit de mon travail représentait en soi un compliment, alors j’ai senti mon cœur déborder de joie ».

Une originale inspirationLorsqu’il parviendra à l’âge de vingt ans,

Kim Young Hee commencera de s’initier, sous la direction de son maître, aux procé-

dés de fabrication d’accessoires traditionnels tels que les « norigae », « jangdo » , « garakji », « gakdae », « tteoljam » et « binyeo », qui sont respectivement des pendeloques, des couteaux d’argent, des anneaux, des ceintures, des ornements et épingles à cheveux. Curieux d’en apprendre davantage sur ces nouvelles merveilles, il se met alors à courir les musées, librairies et bibliothèques en quête d’informations sur leurs origines et leur histoire et découvre avec stupéfaction que les gracieux décors qu’il grave sur ces objets sont porteurs de symboles et de sens cachés.

« Cela me permettra de comprendre que le soleil, la monta-gne, l’eau, le rocher, le nuage, le pin, l’herbe de jouvence, la tor-tue, la grue et le cerf constituent les dix symboles de la longévité

et de l’immortalité, et que la fleur de prunelier, l’orchidée, le chrysanthème et le bambou, que l’on qualifie globalement de

« Au temps jadis, le jade représentait les cinq vertus de la bienveillance, de la justice, de la sagesse, du cou-rage et de la rigueur et aujourd’hui encore, certains clients font réaliser des bijoux qui en sont ornés pour le mariage de leurs enfants, dès que ceux-ci atteignent l’adolescence, tandis que les futurs grands-parents passent commande de petits objets destinés à leurs petits-enfants à venir.»

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Cette épingle aux fines gravues fait partie de reproduc-tions d’accessoires de coiffure que porta l’impératrice Sunjeonghyo

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« quatre plantes gracieuses », représentent en fait les vertus requises de tout gentilhomme. Je découvrirai aussi que, par le passé, le type et la couleur d’un accessoire en jade cor-respondaient à une certaine condition sociale. À chaque nouvelle découverte, je brûlais d’en savoir plus car celle-ci ne faisait qu’accroître ma soif de connaissances. »

En effet, Kim Young Hee a coutume de tirer parti de la moin-dre occasion de s’instruire en entreprenant des recherches sur tout ce qui éveille son intérêt et en consignant leurs résultats dans un cahier pour s’y reporter si besoin est. Dans toute situation dont il n’a pas l’expérience, il sollicite l’aide des personnes compé-

tentes en la matière, c’est-à-dire tantôt de chercheurs, tantôt de peintres de motifs traditionnels, voir de gemmologues

ayant une excellente connaissance du jade et des pierres dures. À tout moment, il conserve son cahier à portée de la main pour y noter tout ce qui se présente à son

esprit car il arrive souvent qu’une idée lui vienne pen-dant qu’il s’accorde quelques moments de détente à la maison et elle risque alors de disparaître tout aussi promptement. À cet effet, il se munit en permanence de deux ensembles de cahiers et stylos qui prendront place sur sa table de nuit et sur celle de la salle à manger, les premiers formant aujourd’hui une pile dont la hauteur est

à la mesure de son insatiable appétit de

savoir sur les objets en jade.Son savoir-faire d’artisan s’étend d’ailleurs bien au-delà de

leur fabrication, laquelle lui a valu de se voir classer Bien cultu-rel immatériel n°18 de la province de Gyeonggi-do, notamment pour ces spécimens d’un grand raffinement répertoriés sous les libellés de « boîte à encens en jade blanc à motifs de pivoine », de « pierre à encre en jade à motifs de pivoine » ou d’« encen-soir en jade » et en 1999, lors de la vingt-quatrième exposition d’artisanat traditionnel coréen, c’est pour des « coffrets en jade vert à double motif de phénix » qu’il allait se voir remettre un prix spécial récompensant la fabrication de ces éléments gigognes qui s’ornent de spectaculaires motifs de phénix et dont les plus petits, composés de jade blanc, s’emboîtent dans un autre de couleur verte. Ses réalisations les plus récentes comportent en outre la reconstitution de la grande couronne d’apparat que porta un roi de la dynastie Joseon.

À cette fin, Kim Young Hee s’est entièrement consacré, pas moins de trois mois durant, à l’étude de cette couronne et des techniques que mit en œuvre sa fabrication. Il possède aussi à

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1 Anneau de jade actualisé. En conciliant tradition et modernité, Kim Young Hee a espoir de faire apprécier à sa juste valeur la beauté élégante des objets de jade, telle cette longue épingle à cheveux délicatement gravée de fleurs de prunelier et de feuilles de bambou.

2 Le couvercle de cette boîte de jade vert s’orne d’élégantes gravures repré-sentant deux phénix, des pivoines, des feuilles de vigne et des nuages. Elle

renferme d’élégants étuis de jade blanc.

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son actif la reproduction d’un portrait sur rouleau de papier représentant un autre monarque de Joseon, Yeongjo, ainsi que de sceaux ayant appartenu au roi Myeongjong et aux reines Inhyeon et Insun. Plusieurs pièces de joaillerie exécutées par ses soins peuvent être admirées au Musée d’art populaire de Seokjuseon, qui se situe à l’Université Dankook et les a éga-lement présentées lors d’une exposition temporaire intitulée « Vêtements traditionnels de Corée du Nord ». Enfin, la recons-titution qu’il a réalisée de la couronne de l’impératrice Sunjeong allait être offerte en 1999 à la reine Elizabeth II d’Angleterre lors de la visite qu’elle effectuait en Corée et figure aujourd’hui encore parmi les biens que conserve la famille royale.

Un précieux matériauAujourd’hui, l’œuvre de Kim Young Hee porte aussi, pour

près de trente pour cent, sur la reproduction de spécimens anciens car il y voit le « summum du métier d’artisan » dans la mesure où elle permet d’admirer le sens de la beauté et la

maîtrise technique dont faisaient preuve les hommes de jadis. Les variétés de jade étant aussi nombreuses que les difficultés que présente leur travail, il est impératif de les sélectionner toutes deux avec soin en vue de l’objectif à atteindre et il arrive au maître artisan de rester éveillé à une heure avancée de la nuit pour coucher sur le papier les idées qui lui sont venues

pendant son sommeil.« Nos ancêtres voyaient en cette pierre le

symbole des cinq vertus cardina-les que sont la bienveillance, la justice, la sagesse, le courage et

la rigueur, alors ils avaient coutume de désigner tout ce qui est beau ou précieux

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1 Coiffe que porta l’impératrice Sunjeonghyo.

2 Sur cette ceinture royale en bois habillée de soie rouge, dou-blée de coton matelassé et revouverte de soie jaune plissée, les éléments de jade blanc sont sertis dans une monture en or et gravés de dragons.

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3 Kim Young Hee gravant des décors élaborés sur une pièce de corail.

4 Cette reconstitution d’un pendentif en forme de papillon ayant appartenu à la reine Yeongchin se compose d’une pièce métallique fixée sur un support en jade et sertie de perles, corail et jade vert foncé.

par son nom, qui est en coréen le vocable « ok ». Ainsi, un garçon-net était qualifié d’ « okdongja », c’est-à-dire le garçon de jade, une douce voix harmonieuse de « son de la perle de jade roulant sur un plateau d’argent » et la personne royale d’ « okche », ce corps de jade qui prenait place sur le trône dit « okjwa », parce que comparé à cette pierre. C’est le jade blanc qui avait la faveur des Coréens, car son aspect immaculé symbolisait pureté et droiture, celui de Chuncheon étant de la meilleure qualité, tandis que pour la couleur bleu-vert, je le préfère lorsqu’il vient de Myanmar.»

Par le passé, les objets de jade n’étaient à la portée que des souverains ou de l’aristocratie, de sorte que ceux qui ont traversé le temps possèdent une valeur inestimable au sein du patrimoine familial, comme ces épingles à cheveux, anneaux ou pendentifs dont Kim Young Hee aime à rencontrer les propriétaires et qui sont toujours associés à de charmantes anecdotes.

« J’ai appris que les amateurs de jade sont ceux qui accordent la plus grande importance à l’amour, à la tendresse, à la loyauté et à la reconnaissance qu’incarne ce matériau. Je comprends maintenant pourquoi certains clients font réaliser des bijoux qui en sont ornés pour le mariage de leurs enfants dès que ceux-ci atteignent l’adolescence, tandis que les futurs grands-parents passent commande de petits objets destinés à leurs petits-enfants à venir, alors à chacune de ces commandes, j’ai conscience de ce que le bijou que je vais réaliser n’est pas un simple objet, mais le moyen d’expression de ces sentiments aussi purs que le matériau lui-même.»

Si on lui demande quelle est la personne qui possède à ses yeux un cœur aussi pur que le jade, il cite celui de Shin Ok-sun, son épouse, qui s’est initiée à l’art des nœuds traditionnels pour mettre toujours mieux en valeur les créations de son mari. C’est avec ses conseils qu’elle sélectionne les fils de soie de la

meilleure qualité qui composeront les pompons multicolores attachés aux précieux pendentifs pour en rehausser la beauté et l’originalité. Dans ses œuvres, Kim Young Hee recherche souvent une alliance de tradition et de modernité, comme sur ces broches dont la forme contemporaine contraste avec de ravissants décors gravés de type traditionnel.

Dans ce même esprit, il recherche les échanges de points de vue avec ceux qui voient en l’art ancien le résidu d’un lointain passé ou une forme d’expression d’un abord difficile, ses enfants lui étant d’une grande aide pour ce faire, puisque sa fille aînée a étudié le travail artisanal des métaux et la conception de bijoux, tandis que son fils et sa cadette poursuivent des études universi-taires de sculpture et de haute-couture. En outre, Kim Young Hee tient une galerie d’art consacrée aux bijoux royaux, qui se nomme Yejibang et se situe dans l’arrondissement de Jongno-gu, à Séoul, plus précisément dans le quartier de Gwanhun-dong. Il y expose ses reconstitutions d’objets anciens aux côtés d’articles de bijou-terie modernes tels que des broches et colliers.

« Contrairement à un dicton coréen, selon lequel il faut sépa-rer le jade des pierres sans valeur, je pense quant à moi qu’une gemme peut naître du polissage d’un simple galet et il en va de même dans la vie. En ayant toujours des sentiments nobles et en s’efforçant de rechercher la beauté et l’intérêt de son quotidien, on peut donner à celui-ci l’éclat d’une pierre précieuse. » Lorsque, dans sa jeunesse, Kim Young Hee travaillait sans relâche du matin au soir, avec pour tout repas un bol de nouilles instantanées, la satisfaction que lui procurait l’achèvement de chaque pièce suffi-sait à lui redonner l’espoir que son avenir serait aussi brillant que le jade qu’il façonnait avec cet art qui, à cinquante-trois ans son-nés, le rend encore heureux le jour, sans cesser de le faire rêver, de nuit.

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CHEFS-D’OEUVRE

Suncheon, dans la province de Jeollanam-do, le temple bouddhiste de Seonamsa se blottit au creux de la profonde vallée du Mont Jogyesan et ses deux vieux ponts de pierre en arc enjambent un ruisseau aux eaux cristallines. Situé en amont, le

plus beau et le plus important par son envergure, dit de Seungseongyo, est classé Trésor national n°400 pour son large arc dessinant un demi-cercle parfait. Entreprise par le moine Yakhyu, sa construction date de l’époque Joseon et plus précisément de l’an 1707 qui fut le trente-troisième du règne du roi Sukjong, une restauration ayant été effectuée cinq ans plus tard suite aux dégâts causés par de fortes inondations.

La légende de SeungseongyoEn Corée, les temples bouddhistes situés en montagne comportent très souvent, à

proximité de leurs accès principaux, des ponts de pierre dont la forme en arc leur vaut d’être aussi dits ponts arc-en-ciel. Les principes du bouddhisme voulant que dans un temple, un « ruisseau interdit » séparât le sacré du monde séculier, il convenait d’y construire un pont pour que les adeptes passent du second au premier après s’être lavés de toute souillure en franchissant ses eaux auxquelles ils conféraient la valeur d’un sym-bole de pureté.

Il existe, à propos de la construction du Temple de Seungseongyo, une légende popu-laire selon laquelle le moine Yakhyu, aussi dénommé Hoam daesa, aurait médité cent jours durant, mais en vain, dans l’espoir d’entrevoir une image du Bodhisattva Avaloki-tesvara, qui est celui de la compassion. Cédant au découragement, il aurait alors tenté de se supprimer en se jetant du haut d’une falaise, quand une femme surgie d’on ne sait où l’en aurait empêché avant de disparaître tout aussi subitement. Persuadé qu’il s’agissait d’Avalokitesvara, le bonze se serait mis en devoir d’édifier un temple dont le pavillon prin-cipal renfermerait l’effigie enchâssée de celui-ci et l’entrée, un gracieux pont arc-en-ciel.

La région de Suncheon bénéficie toute l’année de températures clémentes, de

Le Pont de Seungseongyo, cet ouvrage de pierre en arc qui s’élève à l’entrée du Temple de Seonamsa, représente pour beaucoup un chef-d’œuvre d’archi-tecture aux lignes élégantes qui possède une présence imposante tout en se fondant dans son cadre naturel et c’est aux efforts de moines bouddhistes que l’on doit cet édifice construit à même la roche.

Cheon Deukyoum Professeur à l’École d’architecture de l’Université nationale de Chonnan

Seo Heun-kang Photographe

À

Entre mondes profane et sacré, le Pont de Seungseongyo du Temple de Seonamsa

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Printemps 2010 | Koreana 53 Winter 2009 | Koreana 53

Ouvrage en pierre de type en arc, le pont de Seungseongyo s’orne, au centre de celui-ci, d’une petite gravure représentant une tête de dragon (page 55). Une croyance voulant que cette effigie ait le pouvoir d’éloigner les mauvais esprits, on devine l’intention des bâtisseurs de permettre aux passants d’emprunter ce pont en toute sûreté

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l’ordre de 14°C en moyenne, et d’un niveau annuel de pré-cipitations ne dépassant pas mille cinq cents millimètres, mais dont les valeurs sont supérieures en montagne à celles de la plaine. Le Temple de Seonamsa se situant sur ce pre-mier type de relief, un pont tel que celui de Seungseongyo présente une dimension tout aussi symbolique que pratique, puisqu’il permet d’accéder à ce sanctuaire par-dessus les flots rapides de son ruisseau. Nul doute que la construction d’un tel ouvrage en pierre, dont la beauté et la solidité ont défié le temps, exigea la mise en œuvre de moyens considérables et de techniques architecturales évoluées. Il constituait l’unique moyen d’accéder au Temple de Seonamsa jusqu’à la construction, voilà peu, d’une route adjacente qui permet de délester cet ouvrage d’une fréquentation qui aurait fini par l’endommager.

Un sens esthétique et religieuxDe tous les ponts de pierre en arc que compte la Corée,

celui de Seungseongyo est particulièrement apprécié pour l’harmonie avec laquelle il se fond dans son cadre naturel en dépit de son imposante structure, mais aussi parce qu’il canalise les eaux jusqu’à un grand bassin situé en contrebas, dont la sur-face immobile ajoute à la sérénité ambiante et permet à l’arche de s’unir gracieusement, en un cercle parfait, avec le reflet que renvoie d’elle ce plan d’eau. À n’en pas douter, on se trouve en présence d’un merveilleux ouvrage dont l’élégance est encore rehaussée par le milieu naturel. À partir d’un point d’observation situé en aval, les flots qui s’offrent au regard en contrebas, avec au loin un pavillon et tout en haut, le ciel, composent un tableau en totale harmonie avec l’arc en pierre.

Peu commune selon la tradition bouddhiste, la présence dans la dénomination d’un bâtiment ou d’un ouvrage quelconque de l’idéogramme « seon », qui désigne en chinois un ermite taoïste, évoque ainsi l’image de ces religieux dans celles de Seungseon-gyo et de Gangseonnu, qui en offrent de rares exemples. Ainsi, le pont de Seungseongyo ne se limite pas à un simple ouvrage, mais s’entoure aussi de l’aura mystique du taoïsme, comme pour mieux persuader le visiteur de la grandeur de son nom.

Le pont de Seungseongyo fournit, on l’a vu, un lieu de transi-tion entre le sacré et le monde et si le chemin qui mène au pre-mier n’est jamais d’un parcours facile, les fidèles sincères se font une joie de l’accomplir pour aller rendre hommage à Bouddha, et en ce sens, l’aide apportée à autrui pour y parvenir ne peut que témoigner d’un naturel vertueux, de même que la construction d’un pont offrant un accès plus facile au sanctuaire représente

un acte de piété véritablement digne d’éloge. Dès lors, face à un ouvrage d’une beauté et d’une solidité telles, on imagine aisément que tous ceux qui participèrent à sa construction y consacrèrent tous leurs efforts.

Dans la Corée pré-moderne, la construction des ponts était placée sous l’autorité des ministres du roi et, plus rarement, du temple bouddhiste concerné, en raison des techniques comple-xes et de la main-d’œuvre nombreuse qu’elle mettait en œuvre, la direction des travaux étant assurée par les moines, comme ce fut le cas du pont de pierre en arc du Temple de Heungguksa, ainsi que d’un autre se situant à Beolgyo, une ville de la province de Jeollanam-do. Le procédé fut le même au chantier de Seung-seongyo, comme en atteste un monument commémoratif situé au nord de cet ouvrage et gravé d’innombrables détails afférents au projet, notamment les noms de ses maître-d’œuvre et princi-paux donateurs.

Les principes de conceptionAu niveau du pont de Seungseongyo, le lit de la rivière ne

dépasse guère la dizaine de mètres pour une portée de 8,8 mètres de cet ouvrage solidement ancré sur un sol de granit et gneiss. Quant au tablier, il possède une largeur de 3,6 mètres qui suffirait à deux personnes circulant en sens inverse pour s’y croiser sans la moindre difficulté. Enfin, l’arc se compose de plus de cent quarante blocs de pierre de taille de grosses dimensions.

En outre, celui-ci dépasse en largeur tous ceux des nombreux ponts de pierre en arc que compte la Corée. La sûreté de ses assises se conjugue à l’absence de toute superstructure pour lui permettre sans peine de supporter sa charge et de résister à un fort reflux d’eau. Ses bâtisseurs ont procédé par un empilement minutieux, en partant du bas, de blocs de pierre parfaitement dimensionnés et solidarisés, aux dimensions croissantes au fur et à mesure qu’ils remontaient, et ce, jusqu’à l’obtention du demi-cercle parfait qui assurerait une répartition uniforme de la charge du tablier. À ses deux extrémités, l’ancrage du pont est réalisé par une masse de gravier à laquelle se superpose la terre recou-vrant le tablier.

Contrairement au tablier très arrondi caractéristique des ponts de pierre en arc chinois, celui des ouvrages coréens forme un plateau plus propice à la circulation des piétons. En outre, le pont de Seungseongyo s’orne, dans la partie centrale de l’arc, d’un petit élément gravé qui représente une tête de dra-gon aux yeux baissés et qui, en dépit de ses modestes dimen-

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sions, permet de renforcer la symétrie d’ensemble. Dans la mesure où une croyance veut qu’une telle effigie ait le pouvoir d’éloigner les mauvais esprits, on devine sans mal l’intention de bâtisseurs animés d’un désir sincère de garantir la solidité de l’ouvrage et la sécurité de ses usagers qui le traverseraient pour passer d’un monde sécu-lier fait de souffrances à celui, sacré, de Bouddha.

À une soixantaine de mètres en aval, se trouve un petit pont de pierre, dit de Haseungseon-gyo, dont la structure d’une assez grande simplicité est soutenue par un arc de pierre prenant appui sur une formation rocheuse naturelle. Dépourvu des dimensions et de l’élégance de celui de Seungseongyo, cet ouvrage rudimentaire n’a pas bénéficié d’un classement au patrimoine culturel, quoiqu’il se situe dans le périmètre d’une zone de défense de tels biens.

La construction des arcs de pierreLes techniques d’exécution des ponts en arc virent le jour à

Rome, d’où elles se répandirent jusqu’en Chine en passant par la Perse. En Occident, nombre d’ouvrages de ce type se trouvent sur des sites historiques tels que les jardins suspendus de Babylone ou dans les galeries des égoûts que construisirent les Romains. C’est à partir de la Chine des Tang et avant d’être adopté au Japon, que le pont de pierre en arc fut introduit en Corée, selon toute vraisemblance sous le royaume de Silla (57 av. J.-C. - 668).

Le traité intitulé Samguksagi (Histoire des trois royaumes) fait pour la première fois état de la construction de tels ouvrages en citant plus particulièrement ceux de Judaegyo et Ungjingyo situés à Pyeongyang, dont les chantiers s’achevèrent respective-ment en l’an 414 et en l’an 498. Au demeurant, il ne fournit à ce propos que des indications d’ordre général et ne s’attarde guère sur le style et les matériaux de ces constructions. Les plus vieux ponts de pierre subsistant à ce jour en Corée comportent ceux de

Cheongungyo, Baegungyo, Yeon-hwagyo et Chilbogyo, tous situés au Temple de Bulguksa, lequel fut édifié en l’an 751, dixième du règne de Gyeongdeok, l’un des souverains de Silla.

Hormis celui de Seungseon-gyo, il est souvent fait mention des deux premiers d’entre eux pour être les ponts de pierre coréens les plus anciens. Accro-chés au flanc d’une montagne et ayant dû de ce fait être pourvus de fondations de pierre, les dif-férents pavillons de Bulguksa l’ont été aussi d’escaliers du même matériau qui épousent en outre la forme d’un pont mal-gré l’absence de ruisseau sous leurs degrés. Les ouvrages de Cheongungyo et Baegungyo, du type en arc, se réunissaient en un grand escalier de pierre montant jusqu’à la porte de

Jahamun matérialisant l’entrée du sanctuaire principal. Il existe de par le monde d’innombrables ponts en arc qui

possèdent tous leur beauté propre et appartiennent au patrimoi-ne historique des pays concernés. Ces différents ouvrages met-tent en œuvre des styles et procédés de construction différents en fonction de la région où ils se trouvent, le pont en arc présentant quant à lui la particularité d’un grand équilibre des formes et d’un caractère très fonctionnel. Par comparaison avec les ponts plus rudimentaires qui peuvent se trouver en Corée sous la forme très simple de longues dalles de pierre réunies entre elles, le pont en arc représente un ouvrage remarquable de raffinement esthétique et d’innovation architecturale. Pour être plus précis, le pont de Seungseongyo dont s’est doté le Temple de Seonamsa constitue une construction d’envergure composée de volumineux éléments en pierre dont la manipulation doit avoir été malaisée, en raison de leur poids, à une époque où n’existaient pas les engins modernes que nous connaissons. À cet aspect dimension-nel, s’ajoutent l’élégance des lignes, l’équilibre des structures et l’harmonie de l’environnement naturel qui participent tous de ce chef-d’œuvre de l’architecture ancienne.

À partir d’un point d’observation situé en aval, les flots qui s’offrent au regard en contrebas, avec au loin un pavillon et tout en haut, le ciel, composent un tableau en totale harmonie avec l’arc en pierre.

© Kwon Tae-kyun

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En 2009, le monde des arts coréens a vu ses efforts couronnés par l’attribution de terrains situés au centre de Séoul en vue de la création d’un nouveau mu-sée provisoirement dénommé Musée national de Séoul et rattaché au Musée national d’art contemporain. L’année dernière, l’État avait accordé son soutien à la mise en place d’un musée à l’emplacement de l’ancien siège du Comman-dement de sécurité et de défense et de l’Hôpital général des forces armées du quartier de Sogyeok-dong.Chung Jae Suk journaliste à la section Arts et culture de The Joongang Ilbo

CHRONIQUE ARTISTIQUE

Un nouveau foyer d’art contemporain coréen à Séoul

aucuns ont longtemps déploré que le Musée national d’art contemporain (MOCA), pourtant le premier établissement coréen de ce type, soit situé de manière excentrée à Gwacheon, une ville de la province de Gyeonggi-do, car la

facilité d’accès joue pour beaucoup dans la fréquentation d’un tel lieu. En conséquence, les habitants de Séoul se rendaient le plus souvent au MOCA à l’occasion d’un déplace-ment dans cette agglomération. Comme il semblait que cette situation lointaine aurait mieux convenu à des instituts de recherche très spécialisés et que ceux-ci ne tiraient pas vraiment parti de leur emplacement privilégié, la population se demandait pourquoi on n’avait pas installé ce musée à leur place.

Le choix de la capitale

Depuis longtemps déjà, les artistes et autres personnalités liées à l’art s’intéres-saient vivement au site de l’ancien siège réunissant le Commandement de sécurité et de défense (HDSC) et l’Hôpital général des forces armées (SDAFGH) du quartier de Sogyeok-dong situé en plein centre de Séoul, car ils y voyaient l’emplacement éventuel d’un nouveau musée qui serait rattaché au MOCA. À ce propos, ils faisaient remarquer que la présence d’un nouveau musée d’art contemporain dans ce lieu proche de Sam-cheong-dong apporterait un excellent complément aux nombreux musées et galeries qui s’y trouvaient déjà, tout en offrant à Séoul un attrait supplémentaire qui donnerait un nouvel élan à sa vie artistique.

Dès l’année dernière, les pouvoirs publics annonçaient le plan de construction d’un nouveau musée national qui se rattacherait au MOCA de Gwacheon alors parvenu à sa quarantième année et se situerait à l’emplacement de l’ancien HDSC de Séoul. Quant au MOCA, il allait présenter une exposition intitulée « Au commencement d’une nouvelle ère » au sein des locaux déjà existants de cet hôpital, du 22 octobre au 6 décembre, c’est-à-dire avant le début du chantier de construction aujourd’hui en cours.

D’

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1 Pour son œuvre Riot Felice, Lim Ok-sang avait apposé de nombreux boucliers de policiers roses sur la façade d’un bâtiment

2 L’exposition s’ouvrait sur une représentation de Lee Yong-baek intitulée Angel Soldiers

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D’obscures ombresL’exposition « Au commencement d’une nouvelle ère » a su

tirer le meilleur parti de l’espace alloué dans cet ancien centre opérationnel de commandement stratégique des armées et des activités de contre-espionnage. Au cours des sombres années de la dictature, le personnel du HDSC effectuait des enquêtes et interrogatoires secrets sur toute personne suspectée de consti-tuer une menace pour l’État. Indissociables de l’histoire de la Corée moderne, ces lieux sont un saisissant rappel de la répres-sion exercée par ces régimes militaires. Lorsque, le 26 octobre 1979, l’ancien président Park Chung Hee est abattu par l’un de ses proches collaborateurs, il est aussitôt transporté jusqu’à l’hôpital militaire situé dans cet établissement. Lors de l’ouverture de ce site autrefois interdit au public, l’existence réelle d’un tel contexte a suscité un intérêt bien supérieur à celui qu’aurait éveillé une quelconque exposition d’art. De cet « espace réservé » asso-cié à des souvenirs aussi pénibles, renaı̂t aujourd’hui un « espace ouvert » pour le plus grand plaisir de la population.

Tout comme les artistes qui exposaient leurs œuvres, cer-tains des visiteurs venus les découvrir dans ces lieux autrefois inaccessibles étaient même parcourus de frissons face au contraste frappant qu’ils présentaient avec des salles d’exposition ordinaires aux murs blancs et à haut plafond, en raison de leur passé obscur. Dans les bâtiments, la trace laissée par les régi-mes militaires et l’armée était encore perceptible car il en éma-nait non seulement des relents d’armes et de métal, mais aussi le souvenir criant des victimes de la répression perpétrée par le pouvoir d’alors. Les salles vides distillaient comme une impres-sion de détresse, et le corps de bâtiment, qui aurait pu constituer un œuvre d’installation en soi, un sentiment d’angoisse et de cruauté.

Une démarche tournée vers l’avenirL’exposition se décomposait selon les trois volets suivants :

« Projet de musée : pour un nouveau musée d’art », qui présentait les œuvres des participants aux côtés des collections du MOCA , suivi de « Projet d’espace : les nouveaux débuts de l’art » qui met-tait l’accent sur les dimensions spatiales, historiques, sociales et matérielles du site en attirant l’attention sur la constitution du bâtiment hospitalier, et enfin « Projet documentaire », qui ras-semblait des informations sur la transformation de ce domaine autrefois réservé à l’élite au pouvoir en un lieu complètement ouvert au public.

Elle présentait notamment la particularité de faire usage de petites salles qui abritaient autrefois des bureaux pour les consa-crer chacune à l’œuvre d’un artiste et créaient ainsi un effet tout différent de celui des salles des autres expositions, qui se tiennent souvent dans de vastes espaces compartimentés par des cloi-sons. Ici, le visiteur est convié à se déplacer d’une salle à l’autre en suivant un parcours balisé au sol qui lui rappelle le passage des occupants antérieurs. En ces lieux qui semblent encore han-tés par les âmes que le temps a emportées, les artistes, par le biais de leurs créations, se sont réellement efforcés d’établir une communication d’un genre nouveau avec les visiteurs.

Cette exposition proposait pour commencer, dans la salle de réunion de l’ancien HDSC, le spectacle intitulé Angel Soldier qu’avait réalisé l’artiste des médias Lee Yong-baek et qu’inter-prétaient cent hommes et femmes évoluant sur une scène jon-chée de fleurs par milliers et vêtus d’uniformes de style militaire ornés de motifs floraux et marqués du nom de célèbres artistes aujourd’hui disparus tels que le vidéaste coréen Paik Nam June ou l’artiste d’avant-garde John Cage. Vie et mort, guerre et paix fleurissaient côte à côte sur les uniformes de ces soldats « angé-liques » en un camouflage formant un immense tapis de fleurs, dans ce spectacle dont le titre Angel Soldier révèle la vigueur avec laquelle l’artiste réprouve la violence qu’exercent les hommes entre eux.

Autre œuvre d’installation, Imagining Three Dimensional

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Space, due à Jheon Soo-cheon, possédait une dimension épi-que que traduisait son envergure particulièrement importante puisqu’elle n’occupait à elle seule pas moins de sept salles. Elle prenait pour décor le bureau d’un commandant militaire d’alors en le reconstituant dans ses moindres détails afin que le visiteur puisse revivre le passé comme s’il s’y trouvait. Dans la salle des douches où jaillissait l’eau, on aurait cru que le commandant allait surgir d’un moment à l’autre, mais l’on y entrevoyait aussi une référence aux horreurs de la torture. En passant dans une spa-cieuse chambre, on apercevait sur le lit une image audiovisuelle à caractère érotique projetée de manière trouble, au son de conver-sations indistinctes diffusées par les équipements et placées sur écoute, autant de scènes tirées d’une réalité que personne n’osait évoquer, d’un passé qui semblait être le fruit de l’imagination et donc voué à l’oubli, mais sur lequel cette composition portait un

regard plein de profondeur.Quant à Lim Ok-sang, elle livrait aussi une œuvre de grande

ampleur pour laquelle elle avait réaménagé, avec le concours d’architectes, un bâtiment autrefois réservé aux chauffeurs mili-taires et dont elle avait recouvert toute la façade de nombreux boucliers de policiers... de couleur rose ! Cet aspect tout aussi provocateur que saugrenu se retrouvait dans son titre en forme de calembour Riot Felice qui jouait sur l’expression anglaise « riot police », laquelle signifie « police anti-émeute ». La note de gaieté qu’elle ajoutait ainsi à cette manifestation, c’est-à-dire à un acte éminemment masculin, apportait à celle-ci une nuance plus féminine. En évoquant une maison close, l’intérieur invitait les visiteurs à une réfléxion sur les vicissitudes de cette vie humaine si sujette à de soudains revirements.

Par l’imagination débordante qui s’exprimait dans leurs

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1 For the National Safety, de Kim Taejun, évoquait les abus auxquels recoururent les régimes autoritaires pour réprimer la population, notamment la surveillance et l’intimidation.

2 Dans son œuvre d’installation The Sublime–The Space of Heterotopia, Kang Airan conviait le visiteur à s’emparer d’un des livres exposés à l’extérieur de la salle, comme pour favoriser l’interaction

3 C’est la convoitise des hommes dans ce monde matérialiste qu’avait voulu évoquer Kim Ji Min, dans son œuvre intitulée Attention, par la représentation de visages ronds recouverts de lentilles convexes.

4 Due à Yun Suknam, 1025: With or Without Perso se composait de 1025 statues en bois de chiens abandonnés.

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œuvres d’une grande profondeur, les jeunes artistes refaisaient le monde à leur guise, telle Kim Kira qui défiait bravement le confor-misme de la société en s’intéressant à ses minorités défavorisées et marginalisées pour en prendre la défense. Dans sa composition intitulée Coca Killer, elle condamnait les différentes formes de « propagande » produites par une société capitaliste axée sur la consommation, en invoquant métaphoriquement les stratégies de marketing de Coca Cola, sa bête noire, et par ce biais, semblait apostropher les visiteurs pour savoir s’ils comptaient continuer encore longtemps à absorber ce produit qui est à ses yeux res-ponsable de dangeureuses accoutumances et de graves risques pour la santé dans le monde entier.

Au commencement d’une nouvelle èreQuel message fondamental souhaitaient donc transmettre les

soixante-trois artistes, confirmés ou non, que rassemblait cette manifestation ? Due à Park Yongseok, l’œuvre d’installation inti-tulée See You Again in the Newer Appearance apportait un impor-

tant élément de réponse à cette question par sa représentation satirique des désirs du spectateur. Son auteur avait déposé au sol les lampes fluorescentes usées de l’ancien HDSC pour créer un effet d’illumination souligné par la composition musicale Fluo-rescent Lamp de Choi Tae-hyun. Ces éclairages qui diffusaient autrefois leur lumière sur les salles et chambres du HDSC ne faisaient qu’accomplir à nouveau les mêmes fonctions, quoique de manière différente, puisqu’elles illuminaient cet espace vacant à qui redonnerait vie un musée, mais dans quel type d’avenir nous projetaient-elles ? Par elles, l’artiste avait voulu représen-ter métaphoriquement la reconversion de l’espace en un lieu de divertissement à l’intention du public.

Largement dimensionné, l’espace d’exposition comptait de multiples œuvres dont l’analyse minutieuse, avec l’aide d’un guide audio, exigeait plus de deux heures de temps. Déclinant toute une gamme de styles artistiques contemporains, de l’art informel des années soixante-dix au Single Channel Video des années deux mille, cette manifestation semblait faire don au visiteur de compo-

Intitulée « Au commencement d’une nouvelle ère », une exposition destinée à attirer l’attention sur le lancement de ce projet long-temps attendu se déroulait dans des locaux déjà existants qui, pour beaucoup, conservent le souvenir redoutable des atteintes systématiques aux droits de l’homme qui y furent perpétrées par des régimes dictatoriaux à l’encontre de leurs propres citoyens.

1 Dans Gun, Germs, and Steel, de Choi Jeong Hwa, des centaines de paniers en plastique aux couleurs fluorescentes s’entassaient sur le toit de l’ancien siège du Commandement de sécurité et de défense et en arrière-plan de cette œuvre, on apercevait sans difficulté le Palais de Gyeongbokgung tout proche.

2 Above W, Above X, Y, Z, de Won Dayeon, mettait à la disposition du public des chaises en bois et en fil de fer gainé de plastique.

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sitions variées tout en lui remettant en mémoire l’histoire des régimes militaires dont émanait le HDSC et qui, par un comble d’ironie, ont de l’avis général favorisé l’accomplis-sement rapide d’un développement économique crucial pour la Corée.

Les v is i teurs souha i tant s’accorder un répit ou une simple détente se rendaient sur la terrasse située sur le toit, où, tout en prenant l’air et en contemplant le paysage urbain, ils pouvaient méditer à loisir sur l’œuvre de Choi Jeong Hwa, qui prend sou-vent pour thème les marchés populaires. Elle transforme leurs marchandises de pacotille en articles de qualité, tels ces paniers en matière plastique présents en abondance qu’elle affectionne tout particulièrement, conformément à la devise qu’elle s’est choisie : « Qu’est-ce que l’art ? Ce que je fais est aussi de l’art ! » et qui dénote l’existence de liens directs entre celui-ci et la vie.

Ainsi en allait-il de l’œuvre Gun, Germs, and Steel qui se composait de plusieurs centaines de ces objets de couleur rouge ou jaune et que l’artiste avait empilés sur une grande hauteur pour inviter le visi-teur à porter un regard nouveau sur le Mont Inwangsan qui, s’il se situait au loin, faisait paraître plus

proche le Palais de Gyeongbokgung situé à ses pieds et prenait du coup l’allure d’une sorte d’arrière-cour.

La reconversion du HDSC en musée, qui lui confère une voca-tion artistique, a représenté beaucoup plus qu’un simple chantier de construction, car elle constitue l’aboutissement des rêves enthousiastes d’individus courageux qui se sont sacrifiés pour que s’instaure la démocratie en Corée et c’est à ces héros authenti-ques, mais trop souvent oubliés, que le nouveau Musée national de Séoul rendra donc un hommage à leur mesure.

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3 The Fossil of Fear, œuvre d’Ahn Kyu-chul

4 Memory of Wind;Cloud-like Scenery, due à Kim Yun soo

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Dans la vie, les occasions se présentent souvent au moment où l’on s’y attend le moins et c’est ainsi qu’au prin-temps 2008, j’eus connaissance de ce que le Département de pédagogie coréenne de l’Université nationale de Séoul recherchait un professeur étranger en vue de l’enseignement du coréen comme langue étrangère. Je présentai donc ma candaditure à ce poste que je finis par obtenir, ce qui me permit de faire mon retour en Corée au mois de septembre 2008. Il s’agissait pour moi d’un événement tout aussi important que glorieux, car c’est chez moi, et bien chez moi, que j’avais l’impression de rentrer et la langue m’est revenue, mais, plus encore que cet apprentissage, j’aimais à l’aborder en tant qu’initié et partie prenante à la vie universitaire.

Robert J. Fouser Maître de conférences au Département de pédagogie coréenne de l’Université nationale de Séoul

Ahn Hong-beom Photographe

La Corée,

À LA DÉCOUVERTE DE LA CORÉE

ce cadeau de ma vie

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l peut arriver de se trouver à l’étranger et de se deman-der ce que l’on est venu y faire », comme s’interrogeait, dans les années quatre-vingts, la célèbre chanson des

Talking Heads « Once in a Lifetime » et de fait, il est bien difficile de répondre à cette question. Pour ma part, je n’ai aucun mal à expliquer ma présence en Corée, sur laquelle les gens d’ici me questionnent souvent, car elle est liée à la langue et à la culture, ces deux éléments inséparables qui forment un tout, à l’instar du yin et du yang de la philosophie orientale, qui a d’ailleurs exercé un fort attrait sur moi. Avec le temps, la première a fini par m’attirer plus que la seconde, rythmant l’évolution de mon rap-port au pays selon les trois étapes successives de l’étude, de l’observation et de la participation.

La Corée des années quatre-vingtsC’est à l’été 1982 que j’ai entamé cette première phase à

l’occation d’un voyage au Japon, dont j’avais étudié la langue et la littérature à l’Université du Michigan. À partir de ce pays, en com-pagnie de camarades de cours, j’ai pris un ferry de Shimonoseki à Busan pour passer une semaine en Corée et me suis rendu en train à Séoul, puis au retour, j’ai effectué ce même itinéraire en sens opposé. À cette occasion, j’ai eu le plaisir de constater que j’étais en mesure de déchiffrer quelques caractères chinois dans les journaux et que si l’on parlait japonais, il était assez facile d’acquérir la maîtrise du coréen, cette langue aux résonances si agréables à mes oreilles !

En 1983, alors qu’approchait l’échéance du diplôme, cette curiosité que j’éprouvais toujours pour la langue coréenne m’a incité à passer une année dans le pays pour l’étudier, avant de termi-ner mon cursus universitaire. À cet effet, l’Ambassade de Corée à Washington m’a fourni des renseignements sur les deux éta-blissements d’enseignement supérieur qui proposaient alors des cours de coréen, à savoir l’Université nationale de Séoul et l’Uni-versité Yonsei, un choix qui s’est depuis lors beaucoup diversifié. Après avoir opté pour la première, j’y ai subi une formation inten-sive toute une année durant et pour ce faire, ma connaissance du japonais m’a indéniablement été d’une grande aide, notamment en raison de la construction analogue des phrases et de nom-breux vocables communs provenant du chinois. Ces cours m’ont énormément appris, de sorte qu’à mon retour aux États-Unis, j’avais déjà acquis une assez bonne maîtrise de la langue.

Après avoir obtenu une maîtrise de linguistique appli-quée, j’ai pris la décision de partir pour la Corée afin d’y enseigner l’anglais et de parfaire mes connaissances en vivant dans le pays. Si le Japon, en pleine bulle de croissance, constituait alors une destination incontournable, c’est la Corée qui m’a de loin le plus séduit. Après les sept années que j’y ai passées à enseigner l’anglais dans l’Armée coréenne, puis à l’institut KAIST et à l’Uni-versité Koryo, c’est non sans peine que j’ai dû me résoudre à quit-ter le pays, en 1993, pour entreprendre mes études de doctorat.

Lorsque je repense à cette époque, il me semble que la Corée m’a surtout attiré par la simplicité de sa vie quotidienne et par sa société en pleine mutation. Chaque jour me réservait son lot de surprises car lorsqu’il commençait, je n’avais pas la moindre idée de ce qui m’attendrait dans l’après-midi. Dans les années quatre-vingts, ce pays a été secoué par les profonds bouleverse-ments dont s’accompagnait le passage d’un régime dictatorial, tenant d’un nationalisme pur et dur, à une société démocrati-que. Il connaissait en outre un rapide essor de son économie et la capitale s’y était transformée en un immense chantier en vue des Jeux Olympiques de 1988. Cette époque fut aussi celle

Le Professeur Robert J. Fouser affirme : « Chaque jour me réservait son lot de surprises, au contact d’un univers jusqu’alors inconnu de mots et d’expressions ».

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d’un remarquable éveil culturel où les Coréens retrouvaient leurs racines tout en s’ouvrant aux influences étrangères par le biais de voyages ou d’études. Les jeunes furent alors qualifiés de « génération 386 » parce qu’étant nés deux décennies plus tôt, ils n’avaient eu à subir ni guerres ni domination coloniale, pas plus que la misère. En ce qui me concerne, je n’ai eu que rarement à souffrir de l’anti-américanisme marqué de l’époque, car il partici-pait à mes yeux de la démocratisation et du renouveau culturel du pays. Ainsi, tout en faisant l’apprentissage de sa langue et de sa culture, je ne cessais de m’interroger sur l’orientation qu’il pren-drait sur le plan social sous l’effet de ces turbulences.

Un véritable bain de culture coréenneEn 1993, mon inscription en cycle de doctorat au Trinity Col-

lege de Dublin, représente une transition vers une nouvelle étape, celle de l’observation, dans la mesure où je demeurais en contact avec la Corée au moyen de courriels, lesquels étaient encore peu répandus à l’époque, et d’un abonnement à une revue. Après quelques années d’études en Irlande, le poste de maître de confé-rences d’anglais que je me suis vu proposer au Japon allait me permettre d’entretenir plus facilement ces liens avec la Corée. J’éprouvais alors un vif intérêt pour l’art et la littérature coréens, pour une raison qui m’échappe, à moins que ce ne soit à la faveur de mes séjours en Irlande et au Japon, qui me permettaient peut-être de les observer à loisir de l’extérieur, ou alors, était-ce que j’avais perçu le « dynamisme » fondamental qui s’en déga-geait, bien avant que le slogan « Dynamic Korea » ne soit mis à la mode ? En tout état de cause, ces années 1996 à 2002 se sont avérées fécondes, puisque j’ai multiplié articles de journaux et rubriques hebdomadaires au Korea Herald. Il m’a aussi été donné d’accéder à la plus haute culture par la traduction en langue anglaise d’un ouvrage érudit d’initiation à la littérature coréenne qui est dû à Kim Heung-gyu, cet éminent professeur de littérature classique coréenne de l’Université Koryo, et s’intitule Understan-ding Korean Literature (comprendre la littérature coréenne).

Le vif succès de l’internet, la miraculeuse reprise succédant à la crise financière de 1997-1998 et l’enthousiasme délirant susci-té par la Coupe du Monde furent autant de manifestations de cette spontanéité et de ce dynamisme qui m’avaient tant séduit dix ans auparavant. En 1997, la victoire aux élections présidentielles du défunt Kim Dae-jung révéla à elle seule la rapidité fulgurante à laquelle avait évolué la Corée, puisque dans le respect des règles de la démocratie, ce scrutin venait consacrer le triomphe de celui qui se trouvait encore en exil en 1983, lors de ma première venue,

Quand je suis revenu en Corée en 2008, c’est chez moi que j’ai eu l’impression de rentrer. Si nombre des magasins et restaurants que j’avais fréquentés avaient disparu, les rues me semblaient ô combien familières !

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c’est-à-dire seulement quatorze années après, un intervalle de temps qui peut certes paraître court à l’échelle des luttes politi-ques. Dans un autre domaine, j’aurai aussi été témoin de l’appari-tion du « hallyu », cette vague de culture de masse que fit déferler la Corée en cessant de se cantonner au rôle de « protectrice de la culture » pour en devenir « productrice », ce qui a été chose rare dans l’histoire. Cette renaissance coréenne faisait les gros titres d’une presse qui la présentait désormais comme un pays stable et sûr ayant par le passé connu bien des heurs et malheurs.

Un apprentissage en initiéMon séjour au Japon avait franchi le tournant du siècle et

voilà que mes écrits sur la Corée s’amenuisaient insensiblement, ce qui ne laissait pas de me troubler quelque peu. Estimant que l’enseignement de l’anglais ne convenait plus vraiment à une personne d’âge moyen et sentant peut-être mes inquiétudes se confirmer, j’entrepris la recherche d’un nouveau poste et finis par découvrir celui, tout à fait inattendu pour moi, de professeur de coréen dans une université japonaise. L’Université de Kagoshima me chargea en effet, en 2006, de mettre en place un cursus de langue coréenne, ainsi que des cours sur internet, et cette pre-mière expérience hors du cadre de l’enseignement de l’anglais marqua pour moi le début d’une troisième étape, de nature plus active, dans mes relations avec la Corée, celle de la participation.

En élaborant le cursus d’enseignement requis, il me semblait que je jouais quelque rôle au sein d’un spectacle, car le travail s’avérait des plus passionnants. Outre la sélection des cours à proposer, il s’agissait de choisir les manuels, de recruter des chargés de cours et d’approvisionner le fonds documentaire de la bibliothèque. Je me souviens encore du frisson de plaisir qui me parcourait, en réunion, chaque fois que je devais prendre la parole pour me faire l’avocat de l’apprentissage du coréen. Quant à l’enseignement de cette langue en japonais, s’il me parut quelque peu curieux dans les premiers temps, je m’y accoutumai sans tarder car ces langues ont tant en commun qu’il est facile de les confondre, au point qu’il m’est souvent arrivé d’oublier en quelle langue je m’exprimais. Après avoir été relégué au second plan au début des années quatre-vingt-dix, voilà que cet idiome faisait aujourd’hui son retour.

Dans la vie, les occasions se présentent souvent au moment où l’on s’y attend le moins et c’est ainsi qu’au printemps 2008, j’eus connaissance de ce que le Département de pédagogie coréenne de l’Université nationale de Séoul recherchait un pro-fesseur étranger en vue de l’enseignement du coréen comme

langue étrangère, une activité qui me paraissait s’inscrire dans le prolongement logique de celle que j’exerçais à Kagoshima dans la formatom de futurs chercheurs et professeurs de cette langue. En conséquence, je présentai ma candaditure à ce poste que je finis par obtenir, ce qui me permit de faire mon retour en Corée au mois de septembre 2008. Il s’agissait pour moi d’un événement tout aussi important que glorieux, car c’est chez moi, et bien chez moi, que j’avais l’impression de rentrer. Si nombre des magasins et restaurants que j’avais fréquentés avaient disparu, les rues me semblaient ô combien familières ! Je renouais peu à peu avec mes vieux amis et anciens étudiants et de ce fait, je vécus cette premiè-re année comme une sorte de fête en l’honneur de mon retour. De même que l’enseignement du coréen à Kagoshima avait créé dans mon esprit quelques confusions linguistiques, ma nouvelle vie y sema parfois le même trouble dans les premiers temps et j’avais parfois l’impression de n’avoir jamais quitté le pays, comme si ce hiatus de quinze ans n’avait été en fait que de longues vacan-ces.

Il y avait aussi la langue, dont je découvrais jour après jour de nouveaux aspects au contact d’un univers jusqu’alors inconnu de mots et expressions. Cependant, plus encore que cet apprentissage, j’aimais à aborder la langue en tant qu’initié et que partie prenante à la vie universitaire, conseillant les étudiants, relisant mémoires de maîtrise et thèses de doctorat, participant aux réunions des comités de professeurs ou sollicitant des financements, et ce, toujours en coréen. Dans ce monde qui m’était nouveau, l’apprentissage suivait son cours et chaque jour était différent.

Au milieu de ces constantes évolutions et multiples décou-vertes, j’ai toutefois eu la surprise de constater que rien n’avait au fond changé, puisque demeuraient cette spontanéité et ce dynamisme qui m’avaient enchanté lorsque je me trouvais en phase d’étude de cette culture, mais aussi quand je commen-çai à l’observer, et que subsistaient aussi cette politesse des étudiants, de même que cette soif de connaissance qui habite tout Coréen moyen. Chaque jour apporte son lot de surprises et d’événements qui incitent à la réflexion et tandis que je regarde cette ville si hétéroclite du haut du balcon de l’appartement que j’habite à Nuha-dong, non loin du Palais de Gyeongbokgung, j’attends avec impatience les nombreuses surprises que cette vie me réserve encore, puisqu’il s’avère que mon séjour en Corée est appelé à se poursuivre, et je souris à l’idée que je ne m’y serai jamais ennuyé.

Lorsque l’Université de Kagoshima, en 2006, m’a chargé de mettre en place un cursus de langue coréenne, ainsi que des cours sur internet, cette première expérience hors du cadre de l’enseignement de l’anglais a marqué le début d’une troisième étape, de nature plus active, dans mes relations avec la Corée.

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Bae Bien-U s’est acquis une renommée internationale par les vues qu’il a réalisées, d’après une commande de l’État es-pagnol, de l’Alhambra et des Jardins du Generalife, lesquels sont classés au Patrimoine mondial depuis 19 84, outre qu’il a photographié le Palais de Changdeokgung et les pins de Gyeongju, en Corée, ainsi que les fleurs et arbres exotiques de Tahiti, mais en dépit des voyages aux quatre coins du monde dans lesquels l’a ainsi entraîné sa carrière, c’est le paysage marin de sa ville natale de Yeosu qui demeure son sujet de prédilection.

Yoon Seyoung Rédacteur en chef de SajinYesul

SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE

Bae Bien-U et ses photographies évocatrices de la peinture à l’encre coréenne

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Vue de la série des pins, la « marque de fabrique » de Bae Bien-u.

ae Bien-U prévoit de se consacrer cette année à l’Europe, notamment en exposant à Salzburg ces photographies de pins, qui sont sa marque de fabrique, sur les affiches et car-

tes postales du festival de musique qui s’y tiendra l’été prochain, puis en donnant une conférence à l’Université de Zurich, en qua-lité de professeur invité, en parallèle avec l’exposition dont il fera l’objet en novembre à Paris.

Après avoir entrepris de faire connaître ses œuvres à l’étran-ger, vers la fin des années quatre-vingt-dix, cet artiste a davantage produit dans de lointaines villes comme New-York, Paris, Londres, Zurich, Berlin ou Madrid, que dans son propre pays. La portée internationale de son œuvre photographique s’est manifestée par sa présence parmi les collections d’établissements de renommée mondiale tels que le Musée d’Art comtemporain de Houston, le Musée de photographie contemporaine de Chicago et le Musée national d’art moderne de Tokyo, aux côtés des Collections de Sol Le Witt, Elton John et Sisley.

Une vision à l’horizontaleAu mois de novembre 2009, une importante rétrospective

était consacrée à Bae Bien-U au Musée national d’art contempo-rain et au Palais de Deoksugung de Séoul dans le but, comme l’a précisé le comité organisateur de cette manifestation, de donner au public l’occasion d’apprécier l’essence picturale de son univers photographique. Parmi les quatre-vingt-dix-sept œuvres qui la composaient, figuraient de délicats paysages marins et terres-tres de son village natal, avec leurs pins, leurs beaux sommets de montagnes et collines, ainsi que des vues du Jardin secret dit Biwon qui s’étend au Palais de Changdeokgung, mais aussi de l’Alhambra et des Jardins du Generalife espagnols, autant de lieux réalisant une harmonie aussi saisissante que merveilleuse entre les créations de l’homme et leur cadre naturel. Le Musée national d’art contemporain a pu y constater que, par la vision artistique qui s’y exprime, ces œuvres ont suscité dans un public d’origines diverses, tant en raison de son histoire que de sa cultu-re, un réel échange fondé sur la notion de beauté selon son accep-tion traditionnelle en Corée, tout en permettant à leur auteur de s’élever au rang des meilleurs professionnels du monde.

La photographie de Bae Bien-U représente une alliance de finesse féminine et de hardiesse masculine, car l’artiste a tout autant la capacité de plonger dans l’immensité de la mer que d’apprécier le charme simple d’une fleur ou d’un arbre, ce dua-lisme conférant à sa création un caractère audacieux que vient tempérer une expression raffinée et métaphorique. En outre, la franchise et la sensibilité qui caractérisent toutes deux sa person-nalité se conjuguent en de véritables œuvres d’art que sont ses vues de pins, mers, fleurs tahitiennes et majestueuses construc-tions du sanctuaire de Jongmyo.

Kim Jong Ku, professeur à l’Université féminine d’Ewha, estime que si ses paysages touchent autant le cœur du public par-delà les frontières, c’est par son originale « vision à l’horizontale » qui procure à l’observateur une impression faite de sérénité, de

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1 Cette photographie appartenant à la série des paysages marins souligne la beauté de la côte à Yeosu, qui est la ville natale de Bae Bien-u.

2 Bae Bien-u a un jour déclaré : « L’appareil photo est le pinceau de l’ère moderne ».

présence puissante et de profondeur. Si nombre d’artistes ont certes réalisé une œuvre paysagère, celle de Bae Bien-U fait naître une émotion particulière par la beauté et la profondeur qui s’y expriment de manière calme et sereine.

Des paysages marins et des pinsSi la série des pins a fait le renom mondial de Bae Bien-U, celui-ci n’en sou-

ligne pas moins que ses dernières productions porteront plutôt, comme à ses débuts, sur le littoral de Yeosu. Né dans cette agglomération de la province de Jeollanam-do, cet artiste se passionnait pour le dessin dès le cours primaire et c’est un étudiant plus âgé qui allait lui faire connaître le monde de la photo-graphie à l’époque où il étudiait la conception et la communication visuelles à l’Université Hongik, éveillant en lui cet engouement pour le huitième art, dont la conjugaison avec son insatiable soif de voyages allait l’encourager à un change-ment de cap.

« Dans mon enfance, je n’avais pas d’appareil photo, alors je dessinais la mer. Je raconte donc toujours que j’ai commencé à prendre des photos de la mer depuis la première année de l’école primaire. Là où je me sens le mieux et où j’ai le plus d’inspiration, c’est dans ma ville natale, près de la mer du sud, alors celle-ci restera au centre de mes œuvres. »

Des bords de mer, cet artiste épris de voyages en a vu dans bien des pays, en particulier autour de la Méditerranée, mais il affirme que ces périples n’ont fait que le conforter dans l’admiration qu’il voue à ceux du littoral méridional coréen, dont il souhaite éperdument faire découvrir les merveilleux paysages au public

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mondial. Ainsi, son plus grand bonheur est de retrouver cette Mer du Sud et sa myriade d’îles que recouvre une épaisse végétation de camélias et de pins parmi lesquels il aime tant à se promener.

D’un caractère pourtant ouvert et dynamique, Bae Bien-U éprouve en effet plus d’intérêt pour la flore que pour la faune, comme cette savane qu’il est allé admirer lors d’un séjour en Afrique, au lieu de partir pour un safari par goût de l’aventure, et il se souvient à ce propos de la forte impression que lui ont faite les baobabs. Si les arbres et fleurs de ces grandes plaines africaines l’ont fasciné, c’est qu’il affectionne particulièrement le règne végétal dans son ensemble, comme en témoignent ses vues des pins de Gyeongju, des monts de l’Ile de Jeju et des forêts de Tahiti. Suite à la livraison de la célèbre série des pins, qu’il expo-sera en 2006 à la Galerie d’art espagnole Thyssen, l’État espagnol lui passera commande pour photographier les constructions de l’Alhambra et les jardins du Generalife.

Avec une grande maîtrise technique, il fait entrer dans ses créations une part de cette délicate esthétique de l’art coréen de la peinture à l’encre dite « sumukhwa », par un travail sur la lumière qui en évoque le contraste du gris et du noir et par une remarquable mise en valeur du blanc qui en rappelle les gracieux contours tracés au pinceau. La beauté de ses œuvres ne réside pas dans les troncs d’arbre qui hachurent l’image de leurs lignes droites ou courbes, mais des espaces vides qui s’intercalent entre eux et semblent inonder la forêt de brume.

Ses photographies marines ou de montagne, à Jeju, procèdent du même

3 Cette vue de la mer à Tahiti provient d’une série de paysages marins.

4 Photographie de la série consacrée au « Temple de Hyangiram ». Lorsqu’il travaillait à ce projet, Bae Bien-u parcourait tous les jours à pied une vingtaine de kilomètres, de chez lui à ce sanctuaire.

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Pour Bae Bien-U, le moyen idéal de parvenir au meilleur cliché est tout simplement d’« en prendre autant que possible » et, à la question de savoir s’il réalise encore des vues de pins vingt-cinq ans plus tard, il se contente de répondre que ces arbres, tout comme sa carrière, ont connu bien des changements au fil du temps.

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effet, notamment dans le deuxième cas, où les contours estompés du relief créent, à leur jonction avec le ciel, un espace blanc qui n’est pas pour autant vide, puisque l’observateur peut donner libre cours à son imagina-tion pour le doter d’un contenu. Dans la peinture à l’encre traditionnelle, les zones laissées en blanc participent de la composition d’ensemble tout autant que les colorées et les plus fins esthètes, tant coréens qu’étrangers, n’ont pas manqué d’être sensibles à la reprise de ce principe en photogra-phie.

Une production inlassableSi Bae Bien-U jouit aujourd’hui d’un succès qu’il n’aurait jamais cru

pouvoir atteindre, à ses débuts, voilà une trentaine d’années de cela, il ne lui a pas pour autant tourné la tête et l’homme demeure tout aussi pas-sionné par son art. À l’époque de son travail sur la série des pins, jamais il n’aurait imaginé, même dans ses rêves les plus fous, que la moindre de ces vues se vendrait au bas mot à cent millions de wons, soit près de quatre-vingt-dix mille dollars ! Parmi les plus fervents admirateurs et collectionneurs de ses œuvres, figurent les propriétaires de marques pres-tigieuses telles que Sisley, Mango ou Cartier, ainsi que le président Lee Myung-bak, qui en a offert un album intitulé The beauty of Korea (La beauté de la Corée) à son homologue américain, Barack Obama, lors du sommet coréano-américain tenu en juin 2009, car leur mode d’expression possède bel et bien une portée universelle !

Bae Bien-U n’est pourtant pas d’avis que cet exceptionnel succès soit dû à ses seuls efforts, estimant au contraire qu’à long terme, ce sont plutôt les circonstances toujours changeantes de la vie qui viennent forcément corroborer les principes de celui qui s’est toujours consacré à sa carrière. À ses yeux, sa situation actuelle résulte ainsi de cette concomitance for-tuite et susceptible de disparaître tout aussi rapidement qu’elle est appa-rue. Quoi qu’il en soit, l’homme ne s’appesantit pas sur ces considérations d’ordre matériel, car c’est la photographie qu’il aime pour elle-même, sans se soucier des hauts et bas de sa carrière.

« Je ne pourrai me retirer que lorsque j’aurai photographié tous les paysages de la côte sud. J’ignore combien de temps encore j’aurai la force de travailler, mais pour le moment, je me sens capable de parcourir la côte pendant dix ans encore ! », confie-t-il à propos de son avenir.

Au cours des trente années où il a enseigné à l’Institut des arts de Séoul, il n’a cessé de faire part de ses convictions à ses étudiants : « Il n’y a pas de raccourci, dans ce métier. Il faut travailler sans relâche pour voir s’ouvrir les horizons », à savoir qu’il n’est pas de recette du succès et que celui-ci est une question de temps et d’efforts. Pour Bae Bien-U, le moyen idéal de parvenir au meilleur cliché est tout simplement d’« en prendre autant que possible » et, à la question de savoir s’il réalise encore des vues de pins vingt-cinq ans plus tard, il se contente de répondre que ces arbres, tout comme sa carrière, ont connu bien des changements au fil du temps.

Il en va de même pour la mer qui, bien que constamment présente, est aussi en perpétuelle transformation au gré des marées, des jours et des saisons qui passent, et peut donc être perçue de manière toujours diffé-rente, comme sur ces clichés que l’artiste ne cesse de réaliser d’elle.

1 Photographie de la série Tahiti

2 Un exemple de la série Orum

3 Photographie du Pavillon de Buyongjeong de la série consacrée au Palais de Changdeokgung

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ESCAPADE

Outre qu’elle constitue un nœud ferroviaire et autoroutier, la ville de Daejeon, dont le toponyme signifie en coréen « un grand champ » et évoqua longtemps les eaux thermales toutes proches de Yuseong, s’est découvert une nouvelle vocation dans le domaine de la recherche et de la formation.

Kim Hyungyoon Essayiste | Ahn hong-beom Photographe

Daejeon, cette ville où l’on prend le temps de vivre

© Yun Ki-jung

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Situé au pied du Mont Gyejoksan, le Parc historique d’Uam rappelle la mémoire du célèbre érudit confucianiste Song Si-yeol qui étudia en ces lieux sous la dynastie Joseon et l’on y trouve l’agréable jardin où il avait coutume de méditer ou de s’accorder quelque repos en toute tranquillité.

Ne sois pas triste, je m’en vais,Sans un mot d’adieu.Le premier train part de Daejeon à minuit cinquante,Dans cette nuit silencieuse où tout dort.Qui aurait cru que je pleurerais et gémirais toute seule ?Ah…l’omnibus à destination de Mokpo vient juste de s’en aller !C’est par ces mots que débute le « Blues de Daejeon », qui

figure en bonne place au répertoire de la chanson populaire coréenne depuis sa création en 1959. Nombre de Coréens se sont essayés à l’interpréter, y compris les chanteurs les moins talentueux tels que moi, qui ai pourtant coutume de rester discrè-tement assis dans un coin quand on m’entraîne dans un « norae-

bang », ce karaoke coréen. Si j’en ai encore quelques paroles à l’esprit, que dire alors des natifs de Daejeon, qui ne peuvent pas ne pas la savoir sur le bout des doigts ! Ses accents retentissent à chaque fois que les Hanwha Eagles, l’équipe de baseball locale, jouent sur leur terrain et elle demeure ainsi l’émouvant et éternel symbole de la ville.

Des montagnes et ruisseauxVille du train, Daejeon se situe au carrefour des grandes

liaisons desservant toutes les villes coréennes, notamment celles de Gyeongbu et Honam qui sont les plus importantes, cette der-nière étant exploitée depuis 1914 et ayant pour terminus, au sud,

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cette même ville de Mokpo vers laquelle prend la fuite l’homme du « Blues de Daejeon ». La construction de la première, qui relie Séoul à Busan, s’était achevée dix ans auparavant. Cette activité ferroviaire se double de celle d’un important nœud autoroutier où convergent les plus grands axes s’étendant du nord au sud et d’est en ouest, de sorte que Daejeon se situe au cœur des réseaux de transport terrestre coréens.

Cette ville se situe pourtant au sein d’une province, celle de Chungcheongnam-do, que les Coréens ont coutume de quali-fier de lente, car les habitants, d’un naturel doux, parlent et se comportent de manière posée, sans presque jamais manifester de colère ou de nervosité, tandis que ceux du Gyeongsangnam-do plus septentrional sont d’un tempérament si impulsif qu’ils n’hésitent pas à se confier au premier inconnu de rencontre. C’est ce caractère si particulier des habitants du Chungcheon-gnam-do qu’évoque à merveille un chant au rythme tout en len-teur pour décrire un homme qui tourne les talons sans même prendre congé d’une femme, seule et en larmes dans le noir.

Il se dégage de Daejeon une forte impression, jusque dans son cadre naturel fait d’amples champs bordés de petites col-lines aux doux reliefs et aux trois cours d’eau qui arrosent du nord au sud de vastes terrains communaux avant de se jeter dans le Geumgang. Entreprenant une balade au crépuscule sur les berges du Gapcheon, je l’ai poursuivie jusqu’à la nuit tombée en cheminant sur un sentier recouvert de toile qui parcourait un espace vert non clos, puis ai franchi le ruisseau pour découvrir l’autre rive, dont l’assez grande largeur permet également aux promeneurs, joggeurs et cyclistes d’y circuler en sens opposé. L’obscurité qui régnait n’avait apparemment pas découragé un jeune pêcheur de s’y rendre pour lancer sa ligne dans les eaux.

Ayant résolu, le lendemain, de me rendre au bord du Yudeung-cheon, j’ai pu y constater à quel point peut être bénéfique l’exis-tence d’un lieu de promenade aussi paisible et agréable au centre d’une grande ville. Lorsqu’il m’était arrivé de me trouver dans celle-ci pour des raisons professionnelles, je n’avais jamais eu

le loisir d’en découvrir la périphérie et j’étais donc d’autant plus décidé, cette fois-ci, à profiter pleinement de tous ses charmes naturels. Tout en m’avançant sur les berges, la vue des hauteurs environnantes me rappelait que cet important nœud de transport aménagé à la faveur d’un relief plat ne s’entourait de pas moins de onze monts d’une altitude ne dépassant certes pas quatre à cinq cents mètres d’altitude, notamment à l’ouest, où celui de Jangtaesan s’élève à 374 mètres, car la montagne, de même que les habitants au cœur généreux, est ici soucieuse d’épargner à autrui les moindres obstacles et difficultés.

En poussant plus à l’est, j’ai alors gagné le Mont Gyejok-san, qui culmine à 429 mètres et dont le nom signifie en coréen « la montagne en patte de poule » en raison de ses crêtes qui s’écartent les unes des autres dans plusieurs directions, comme les doigts en éventail de ce volatile. Une légende veut que les premières pluies succédant à une sécheresse soient les pleurs versés par cette montagne, sur la cime de laquelle se dresse une ancienne forteresse dont la construction fut réalisée sous le royaume de Silla, c’est-à-dire au sixième siècle, et qui aurait par la suite servi de base militaire à l’époque de Goryeo, puis de Joseon, jusqu’au XIXe siècle, quoiqu’il s’en trouve pour affirmer qu’elle daterait de la monarchie de Baekje. Une escalade d’une vingtaine de minutes sur ses versants abrupts permet de parvenir jusqu’à cette place forte dont les murs de pierre s’élèvent sur tout le pourtour du sommet et de ce point d’observation, l’on com-prend alors sans mal pourquoi cette petite hauteur qui se déploie en tous sens fut comparée à une patte de poule.

Je m’apprête alors à gagner le sommet avant d’amorcer la descente, quand j’ai soudain le regard attiré par les lointains ver-sants qui s’entrecroisent et le chatoiement des eaux bleues du lac Daecheongho. Craignant toujours de bousculer les marcheurs qui arrivent en sens opposé, même sur des sentiers dont la lar-geur suffit amplement au passage de deux ou trois personnes y circulant côte à côte, je constate qu’ils sont ici trop étroits pour que deux marcheurs s’y déplacent en même temps et que l’on

1 Entre la gare de Daejeon et celle de Séoul, cinquante trains à grande vitesse dits KTX (Korea Train Express) transportent quoti-diennement les voyageurs en seulement une heure

2 Les environs de Gapcheon sont très appréciés des habitants de Daejeon pour la pratique des sports nautiques.

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s’y place donc en file indienne. Par ailleurs, je remarque l’insuffi-sance de signalisation aux points de bifurcation, à l’exception de quelques rares marquages qui ne font que semer plus de confu-sion dans l’esprit des marcheurs et ne les aident nullement à s’orienter. En outre, j’imagine non sans inquiétude les difficultés que rencontrerait un visiteur étranger qui se rendrait ici pour la première fois, en l’absence de toute traduction des indications en langue étrangère.

Après être redescendu, je poursuis mon chemin vers l’est pour me rendre à Daecheongho, où je me trouve d’abord face à un terrain vague, et c’est alors que je sens la faim me tenailler, mais l’heure du déjeuner étant depuis longtemps passée, je ne découvre aucun restaurant ouvert dans les environs. Il me fau-dra alors prendre mon mal en patience, d’autant que même le ventre affamé, un promeneur peut toujours apprécier la beauté d’un magnifique paysage, mais voilà que de vilains fils barbelés encerclant les rivages du lac viennent décevoir mes attentes, outre qu’ils barrent l’accès à ce plan d’eau. Ce matin même, avant

mon départ pour le Mont Gyejoksan, j’avais effectué une petite excursion au barrage situé au-dessus du lac, ce dernier n’étant toutefois pas accessible à cet endroit. Renonçant à poursuivre mon ascension beaucoup plus loin, jusqu’à l’observatoire d’où j’aurais pu l’apercevoir, je m’étais résigné à redescendre dans l’espoir d’atteindre le rivage pour toucher l’eau du pied et enten-dre son doux clapotement. Quelle n’avait pas été ma déception quand je n’y avais découvert que ces barbelés parmi lesquels fôlatraient les oiseaux migrateurs, tout en comprenant que leur présence s’impose pour protéger la seule réserve d’eau potable dont disposent les habitants.

Des onze monts qui entourent Daejeon, je n’ai guère vu que celui de Gyejoksan, bien que tous les sites internet et guides tou-ristiques affirment qu’ils possèdent tous des attraits qui leur sont propres, en particulier ceux de Bomunsan, Sikjangsan, Jangtae-san et Maninsan qui sont en outre d’un accès rapide à partir du centre de l’agglomération. Quant à moi, je partage tout à fait cette opinion au vu de ma petite randonnée d’un jour sur cette monta-

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L’essor de Daejeon a d’autant plus bénéficié à la ville toute proche de Yuseong et à ses bains que la nouvelle liaison ferroviaire desservant cette ville située au cœur du pays est susceptible de lui amener des habitants de toutes les régions. Non loin des établis-sements thermaux, se trouvent concentrés un grand nombre de restaurants, bars et salles de karaoke, de sorte que le visiteur peut parcourir tout ce quartier à pied en moins d’une heure de temps.

1 Le Parc des expositions de Daejeon

2 La forteresse de Gyejoksanseong fut édifiée tout en haut d’une montagne au sixième siècle de notre ère, c’est-à-dire à l’époque des Trois Royaumes.

3 Les stations thermales de Yuseong proposent un sauna pour les pieds où le visiteur habillé de vêtements d’hiver se contente de tremper les pieds dans une eau de source chaude qui a la propriété d’éliminer le stress.

gne en « patte de poule ».

À la découverte du thermalismeEn quête d’un lieu où passer la nuit, j’ai porté mon choix sur la

célèbre ville d’eaux de Yuseong, laquelle se situe à onze kilomè-tres à l’ouest de Daejeon. C’est à l’ère dite archéenne que l’eau souterraine, de qualité alcaline parce que comportant du radium, y serait remontée en s’infiltrant entre les couches d’un granit qui serait le plus ancien de la péninsule, et se serait accumulée à la surface en une réserve demeurant à une température d’environ 40°C. En raison de leurs vertus curatives contre différentes mala-dies de peau, ainsi que pour le traitement des neuralgies et autres affections connexes, les eaux thermales de Yuseong étaient déjà citées dans les chroniques historiques, voilà plus d’un millénaire de cela, mais ce n’est qu’au début du XXe siècle, suite à la mise en service des lignes de chemin de fer de Gyeongbu et Honam, qu’elles allaient commencer d’attirer des visiteurs. À partir de 1932, année où la province de Chungcheongnam-do prit pour capitale Daejeon pour succéder à Gongju, Yuseong et sa région allaient connaître un essor de leurs activités touristiques.

Le toponyme de Daejeon, qui signifie en coréen « un grand champ », est entré dans un large usage en Corée suite à la mise en service de la ligne de chemin de fer de Gyeongbu, sur laquelle la gare de Daejeon se situe à mi-parcours. N’ayant par le passé attiré que de rares visiteurs, cette ville située dans une zone rurale des plus paisibles allait se transformer en un nœud de communi-cation d’envergure régionale. Si Gongju, en tant qu’agglomération la plus importante de la province, avait jusqu’alors paru la mieux

adaptée à l’aménagement d’une gare située à mi-longueur de la ligne de Gyeongbu, les nobles coréens dits « yangban », par natu-re conservateurs et imperméables à toute influence culturelle extérieure, s’étaient vigoureusement opposés à la construction de cet ensemble d’installations qu’allait dès lors accueillir la ville voisine de Daejeon.

L’arrivée du chemin de fer, ce symbole de la révolution indus-trielle, allait plonger ce « grand champ » dans un tourbillon de changements car, en la transformant en un carrefour des trans-ports de passagers et de marchandises, elle allait rapidement faire sa prospérité. Dès lors, cette agglomération allait acquérir de nouvelles fonctions administratives en complément des acti-vités commerciales antérieurement réalisées à Gongju, qui en constituait le centre dans la province de Chungcheong. Cet essor fulgurant allait aussi bénéficier à Yuseong et sa région, en faisant d’elles l’une des premières destinations thermales du pays, puis-que les liaisons ferroviaires permettaient aux Coréens de toute provenance de s’y rendre. Non loin des établissements thermaux, se trouvent concentrés un grand nombre de restaurants, bars et salles de karaoke, de sorte que le visiteur peut parcourir tout ce quartier à pied en moins d’une heure de temps.

Pas moins de cent quarante-cinq établissements thermaux ont été officiellement répertoriés à Yuseong, notamment sous forme d’hôtels et motels si nombreux que de nuit, on croirait qu’ils constituent une sorte d’exposition et cherchent, chacun à leur façon, à attirer le client par leur devanture exotique et leurs enseignes voyantes au néon. Au cours de mon petit périple, j’ai pu constater par moi-même que la majorité d’entre eux n’étaient

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pas seulement fiables et pourvus de toutes les installations modernes, mais aussi d’un niveau de confort et de propreté égal à celui des hôtels quatre étoiles de New York ou Londres pour un prix quatre fois moindre et avec, en moins, ces désagréables planchers grinçants que l’on trouve parfois dans certains vieux établissements de cette dernière ville. Tandis que les chambres d’hôtel européennes ne possèdent pas toujours de réfrigérateur, elles en comportent toujours un dans le cas présent et la maison offre parfois même gracieusement tubes de dentifrice, brosses à dent, savonnette, lotions d’après-rasage et serviettes de toilettes, outre que des films peuvent y être mis à la disposition du client, à en croire les brochures des hôteliers, en conséquence de quoi, je ne peux que conseiller vivement aux touristes étrangers d’y des-cendre, sachant qu’ils ne tariront pas d’éloges à leur propos après y avoir séjourné.

Comme je me proposais de rester dormir à Yuseong, je me suis mis en quête de l’un de ces motels, auxquels j’ai finalement préféré un « jjimjilbang » ouvert 24 heures sur 24, à savoir une sorte de complexe regroupant un sauna, une station thermale, des bains publics et des chambres à coucher, autant d’éléments constitutifs d’un cadre très coréen. Si les sauna d’Europe du Nord et d’Allemagne n’ont pas leur pareil, ceux de Corée sont les seuls

à rester en permanence ouverts pour accueillir le client. Cette tradition du « jjimjilbang » s’avère ainsi unique en son genre, car elle permet non seulement de profiter de ces bains de vapeur ou d’eau, mais aussi de déguster des en-cas ou des repas, ainsi que de s’accorder une sieste seul ou dans une grande salle mixte. Ces établissements fournissent bien évidemment des vêtements de bain dont le port est obligatoire dans les parties communes, de même qu’un comportement respectueux d’autrui. Les étran-gers seront eux aussi bien avisés de les fréquenter, moyennant qu’ils ne soient pas incommodés par d’éventuels ronflements, et nombre de travailleurs immigrés ou expatriés ont déjà profité de cette formule d’hébergement à Séoul. Pour une modique somme équivalant à un cinquième du prix d’une chambre de motel, j’ai moi-même passé la nuit dans un « jjimjilbang » dont la bonne eau chaude regorgeant de radium m’a procuré bien-être et détente.

Les enseignements du passéNon loin de Yuseong, se situe la technopole de Daedeok

Innopolis qui, sur une superficie de 27,6 km², comporte le Musée national des sciences, le Parc des expositions, le Centre des sciences et de la culture de Daedeok et un centre médical, sans compter la soixantaine d’instituts de recherche et d’immeubles

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résidentiels destinés aux chercheurs et à leur famille. Au début des années quatre-vingt-dix, alors que je m’y rendais pour la pre-mière fois, je me souviens avoir été frappé par l’étendue de cette zone aux centres de recherche clairsemés de part et d’autres de larges artères que parcouraient de rares automobiles, ce qui n’exigeait pas moins de redoubler de prudence car l’ampleur de la chaussée incitait à la vitesse. Vingt années ont passé et cette tech-nopole n’a guère changé d’aspect, à l’exception de la circulation qui y est plus dense.

Daedeok Innopolis compte dix-neuf établissements d’ensei-gnement parmi lesquels figure le prestigieux KAIST (Korea Advanced Institute of Science and Technology), qui se flatte d’accueillir un effectif d’environ cent soixante-dix mille étudiants, de sorte que dans l’esprit de chacun, le nom de Daejeon évoque immédiatement une ville se consacrant à ces formations, ainsi qu’à la recherche et au développement. Si elle peut aujourd’hui s’acquitter de cette mission, c’est qu’elle bénéficie d’une situation géographique centrale au sein du pays, tout en étant d’une grande facilité d’accès, et qu’elle comporte de vastes étendues encore non aménagées, mais aussi parce qu’elle est riche d’une longue histoire.

En effet, c’est dans son quartier de Mokdal-dong, au pied du Mont Bomunsan, que furent mis au jour, en 2004, les restes momifiés les plus anciens de Corée, lesquels se trouvaient ense-velis, aux côtés d’une collection de vêtements anciens, dans la tombe de la famille du clan des Song, qui sont les descendants de l’érudit Song Hyo-sang de Joseon. La restauration ultérieure de ces pièces vestimentaires au nombre de quarante allait per-mettre de les faire découvrir au public lors d’une exposition qui se déroulait dernièrement au Musée préhistorique de Daejeon. Cette manifestation a vivement intéressé les spécialistes de la culture populaire, dans la mesure où elle présentait des articles d’habillement qui apportaient un nouvel éclairage sur la vie quo-tidienne de la Hoseo Sarim. Cette société de lettrés confucianis-tes, dont le siège se situait près de Chungcheong, se rattachait à l’École des érudits de Giho qui s’employait à diffuser les ensei-gnements de Yi I, l’un des plus grands érudits néo-confucianistes

de la dynastie Joseon. Parmi ses membres les plus illustres, ce groupe comptait notamment Song Si-yeol et Song Jun-gil, qui furent longtemps vénérés par la population de Daejeon pour leurs enseignements spirituels, leur droiture et leur comportement exemplaire.

À l’est de Daejeon, dans une zone boisée bordant le quartier de Gayang-dong, se trouve le Parc historique Uam, à l’empla-cement même où vécut et étudia Song Si-yeol, un érudit répon-dant au nom de plume de Uam qui naquit en l’an 1607, mourut à l’âge de quatre-vingt-deux ans et représente l’archétype de l’érudit coréen par la ténacité à toute épreuve dont il témoigna. Au nombre des objets exposés, figurent une maquette des locaux où il poursuivit des études, ainsi que plusieurs exemplaires de ses écrits et des articles divers. Quant aux reliques de Song Jun-gil, elles se trouvent dans un parc aménagé aux environs de Don-gchundang, qui fut un temps son domicile et dont le nom signifie « toujours comme au printemps ». Sur le panneau apposé à la façade, figure le nom de la maison qu’y inscrivit son ami et confrère Song Si-yeol, qui lui survécut.

En face de la gare de Daejeon, se trouve la bouche d’une station de métro attenante à un centre commercial qui déborde de clients jusqu’à une heure tardive, notamment de jeunes gens venus y rechercher les dernières tenues à la mode ou les gadgets électroniques les plus récents, tandis que les marchés tradition-nels, qui proposent à la clientèle du quartier des articles d’usage courant à bas prix tout au long de l’année, connaissent un fort déclin. Par ce contraste frappant, les lieux témoignent du puissant dynamisme qui a transformé la paisible ville de jadis en une cité urbaine pleine d’animation. Dans cette ville de Daejeon où l’on sait prendre le temps de vivre, ces mutations se sont produites avec plus de rapidité et d’étendue que d’aucuns l’auraient imaginé, ce qui fait d’ailleurs peut-être toute la force tranquille de cette agglo-mération. Après avoir jeté un dernier regard à ce monument gravé du texte de la chanson « Blues de Daejeon » qui s’élève au centre de la place située en face de la gare, je m’en suis allé prendre le train, content de ma visite.

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1 Au barrage de Daecheong, les rives de la vaste retenue d’eau que forme le Geumgang au pied des montagnes environnantes offrent au regard une vue spectaculaire.

2 Sous la dynastie Joseon, l’illustre érudit Song Jun-gil (1606-1672) demeura à Dongchundang, non loin de Daejeon.

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Si le calmar a de tout temps eu la faveur des Coréens, il les séduit aujourd’hui par des qualités nutri-tionnelles notamment présentes dans la recette dite « ojingeo deopbap », une préparation à base de riz relevé d’une épaisse sauce au calmar sauté.

Shim Young Soon Directrice de l’Institut coréen de recherche culinaire Shim Young-soon et auteur de Les meilleures saveurs de la cuisine coréenne

Ahn Hong-beom Photographe

il existe de par le monde quelque cinq cents espèces de calmar, ce mollusque aussi appelé encornet, pas plus de quinze à vingt d’entre celles qui se trouvent dans les eaux coréennes sont en

réalité comestibles. Leur pêche se pratique tout le long du littoral péninsu-laire et en toute saison, mais plus particulièrement des mois d’août à octobre

où il est présent en abondance, la congélation des prises sur les bateaux permet-tant d’en consommer à tout moment de l’année.

Valeur nutritionnelleRiche en protéines, le calmar possède aussi une forte teneur en vitamines A,

E, B1 et B2, ainsi qu’en niacine, potassium, zinc et cuivre, les deuxième, sixième et septième de ces éléments favorisant l’activation des cellules tout en facilitant l’absorption du fer. Quant au contenu protéinique, il atteint dans le calmar séché une concentration trois fois supérieure à celle du bœuf. Également pourvu d’acide phosphorique en quantité, le calmar se marie bien avec les légumes alcalins. S’il s’en trouve pour éviter sa consommation en raison des cent quatre-vingts milligrammes de cholestérol qu’il contiendrait pour cent grammes, des étu-des ont prouvé dernièrement que cette substance n’élevait pas les risques de maladies chez l’adulte lorsqu’elle était présente dans le poisson et les crustacés, d’où une nouvelle hausse de la consommation du calmar, d’autant que ce der-nier, par rapport aux deux premiers, renferme deux à trois fois plus de taurine, qui abaisse le taux de cholestérol, et vingt-cinq à soixante fois par comparaison avec la viande, à savoir de 327 à 854 grammes pour cent grammes. Sur le calmar séché, cette substance est visible extérieurement à l’état de traces de poudre blanche. Si l’importance des matières grasses est minime chez ce mollusque, des acides gras comme l’EPA et le DHA y sont largement représentés, de même que le sélé-nium, qui joue un rôle indispensable aux fonctions cellulaires de base, affaiblit les effets des minéraux et prévient la formation de cellules cancéreuses. Enfin, l’encre qu’il sécrète, composée d’un pigment, la mélanine, et d’un agent de

En Corée, le riz au calmar sauté est très prisé pour sa saveur et ses grandes qualités nutriti-ves.

Calmar sauté en sauce piquante sur son lit de riz : un plat équilibré et économique

CUISINE

S’

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Pour mieux tirer parti de sa richesse nutritionnelle, le calmar s’accommode de préférence avec la peau, car les stries en diagonale qui s’y trouvent permettent d’éviter les déperditions de chair, outre qu’elles participent de la présentation.

conservation, élimine les bactéries et empêche l’apparition d’ulcères.

Comment choisir et apprêter le cal-mar

Lorsque le calmar est frais, sa couleur doit être d’un brun bleuâtre et ses yeux, globuleux, tandis que sa peau présente un aspect translucide et brillant et que les ventouses dont sont munis les tentacules ne doivent pas s’en détacher, car leur forte adhérence révèle que le mollusque a été pêché il y a peu, tandis que dans le cas contraire, celui-ci possède une teinte uniformément sombre ou rougeâtre. Des différentes espèces existantes, celle à la chair la plus savoureuse est sans conteste le calmar de luciole au printemps, puis la seiche et le Doryteuthis bleekeri (calmar d’Extrême-Orient), en hiver. On placera les mollusques pêchés du jour dans de l’eau de mer pour les garder vivants deux ou trois jours, car la consis-

tance en sera d’autant plus tendre et agréable par comparaison avec ceux qui ont subi une congélation à-35° C, suivie d’une décongélation.

Lors de la préparation, on s’abstien-dra d’en retirer la peau pour leur conser-ver toutes leurs propriétés nutritives, sachant que lors de la cuisson, celle-ci se rétracte, devient plus coriace et s’assom-brit. En règle générale, il convient de la laisser si le mollusque est destiné à être accommodé avec des sauces foncées ou farci de légumes ou d’autres ingrédients, tandis que l’on préférera la retirer afin d’obtenir une couleur blanche offrant de plus grandes qualités visuelles. Enfin, à l’aide d’un couteau, on pratiquera de peti-tes incisions orientées en diagonale sur l’épiderme pour éviter la rétraction de

celui-ci sous l’effet de la chaleur de cuis-son tout en agrémentant la préparation d’un motif.

De multiples recettesS’il existe d’innombrables façons

d’accommoder le calmar, la plus sim-ple consiste à le cuire à l’étuvée pour le consommer tel quel, après l’avoir fait mariner dans une sauce à base de piment rouge et vinaigre, car c’est sous cette forme que ce mollusque révèle toute la saveur et la tendreté de sa chair. L’assai-sonnement s’obtient en mélangeant cinq cuillerées à soupe de concentré de piment rouge dit « gochujang », avec deux de vinaigre, une de sucre et deux de soda.

Les Coréens apprécient pareillement le calmar frit, qu’ils auront au préalable éviscéré et égoutté en le tapotant de la main avant de le découper en lanières,

puis d’enrober celles-ci de pâte à friture pour les plonger dans

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l’huile chaude et enfin les consommer trempées dans de la sauce de soja. Sous cette forme, il occupe une place de choix parmi les aliments qu’offrent les étals des marchands ambulants, aux côtés des « tteokbokki », ces bâtonnets de pâte de riz relevés de sauce de piment rouge. Enfin, il pourra aussi se déguster entier, c’est-à-dire avec les intestins, pour tirer le meilleur parti de ses qualités gustatives et nutritionnelles.

La préparation ci-dessous se com-pose de riz nappé de sauce épaisse au calmar frit, mais dans le cas où celle-ci paraîtrait d’une réalisation trop complexe, on se contentera tout simplement de riz à la vapeur.

Recette de l’«ojingeo deopbap»Ingrédients1. 2 ½ verres de riz et une pincée de sel

1 cuillerée à café d’huile de cuisine

1/3 cuillerée à café d’huile de sésame

2. 1 calmar (tête, tentacules)

5 grammes de laminaire et 30 grammes d’anchois

1 cuillerée à café de sauce parfumée*

2 verres d’eau, 1 cuillerée à café de sel

3. 1 calmar (corps)

30 grammes de crevettes, 1 piment vert

10 grammes de champignon shiitake, 20 grammes de haricots verts

30 grammes d’aubergine

20 grammes d’oignon, 30 grammes de curcuma

1 ½ cuillerée à soupe d’huile de cuisine

1 cuillerée à soupe de sauce parfumée

Poivre, sel

4.1 cuillerée à café de concentré de piment rouge (« gochujang »)

½ cuillerée à soupe de poudre de piment rouge fine (« gochugaru »)

½ cuillerée à soupe d’amidon de maïs, ½ cuillerée à soupe de sauce de soja

½ verre de bouillon préparé avec les ingrédients du n°. 2

1 cuillerée à soupe de farine de maïs ou 1½ cuillerée à soupe de farine de riz glutineux

* (On réalise la sauce parfumée avec plusieurs épices et d’autres ingrédients. Râper 200g

de radis, 200 g d’oignons, 200 g d’ail et 10 g de gingembre et broyer l’ensemble pour en

exprimer le jus. On peut la conserver dans une bouteille pour en disposer à l’avance.

Son emploi n’est pas indispensable).

Préparation1. Rincer le riz et faire revenir dans une poêle avec les ingrédients du n°1

2. Faire cuire ensemble les ingrédients du n°2 et passer au tamis. Faire cuire le riz dans

le liquide tamisé

3. À l’aide d’un couteau, inciser le corps du calmar dans le sens horizontal à un centimètre

d’intervalle, puis cuire à l’étuvée.

Découper le calmar cuit en diagonale.

Cuire à l’étuvée les crevettes encore non décortiquées, puis retirer la carapace et

découper la chair en lanières.

Émincer les champignons, après avoir enlevé le pied, puis faire mariner dans de la

sauce de soja.

Découper les aubergines en tranches de même épaisseur que celles de calmar et saler

légèrement.

Cuire à l’étuvée les haricots verts, le piment vert et l’oignon, puis émincer.

Découper en tranches le curcuma et cuire à l’étuvée.

Faire frire rapidement, mais à grand feu, tous les ingrédients mentionnés ci-dessus, en

y ajoutant la sauce parfumée, l’huile de cuisine, le sel et le poivre.

4. Faire bouillir l’ensemble des ingrédients du n°4 pour obtenir une sauce que l’on

mélangera avec la préparation du n°3. Utiliser une cuillère pour napper le riz de sauce

au calmar et servir aussitôt.

1 Figurant parmi les ingrédients de base de la cui-sine coréenne, laminaire, anchois et sel entrent dans la composition d’un bouillon adapté à la confection de différentes soupes.

2 Faire brièvement revenir les ingrédients à feu vif.

3 Pratiquer délicatement des entailles dans la chair du calmar.

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La première fois que je me posais sur la grande plaine dénudée de l’aéroport d’In-cheon en 2006, j’ai cru atterrir sur la lune. Pas un arbre, ni une ville à l’horizon sur une terre qui flottait sur les eaux laiteuses de la Mer Jaune, dans une atmosphère mystérieu-sement extra-terrestre. Comme si l’avion en dépassant Pékin, au cœur de l’Empire du Milieu, avait traversé le miroir vers un autre continent à la réalité incertaine. À l’orée du XXIe siècle, le mythe du royaume ermite, qui n’avait eu droit qu’à quelques lignes de Marco Polo et fut absent des cartes des navigateurs occidentaux jusqu’au XVIe siècle, semblait bien tenace.

Une étrangeté qui me frappe encore à chaque fois que j’atterris sur la piste d’Incheon au retour d’un périple dans l’Asie voisine ou l’Europe lointaine. La Corée se distingue, fait les choses à sa manière, se barricade et réussit pourtant à se réinventer et à se saisir de l’air du temps. « Mes concurrents coréens m’étonnent : pour résoudre un problème, ils s’enferment entre eux, cogitent et ressortent avec une solution originale. Alors que notre réflexe est d’aller chercher ailleurs des réponses », m’expliquait un grand patron de l’élec-tronique Taiwanais. Cet étonnant paradoxe entre la fermeture au monde et un dynamis-me intérieur à l’énergie insatiable est un des piliers les plus mystérieux et les plus originaux du destin de la Corée. Et une des clés de la réussite économique du pays.

Cette primauté du « dedans » s’illustre à chaque coin de rue, dans l’architecture comme au détour de la vie quotidienne. À mon arrivée à Séoul je fus frappé par l’allure de blockhaus des grands magasins du centre dont les murs sans fenêtres semblent proté-ger et camoufler l’énergie frénétique qui se dégage à l’intérieur, menée par la fougue des consommateurs coréens. Alors qu’à Bangkok, Singapour ou ailleurs les architectes ont re-cherché la lumière et des lignes audacieuses pour aguicher le passant, ici tous les efforts se concentrent sur l’intérieur. Les façades des Shinsegae ou des Hyundai Department stores tournent le dos au monde extérieur, évoquant des forteresses redoutables plutôt prêtes à repousser l’ennemi qu’à attirer le chaland. À l’image de la politique de terres brûlées mise en place jadis par le royaume sur les côtes pour décourager pirates Japonais et autres enva-hisseurs.

En Corée, l’essentiel se passe à l’abri des regards et des rayons du soleil. C’est le règne du « bang », ces chambres fermées et aveugles qui dominent la vie quotidienne et les loi-sirs de la population. Une métaphore en miniature du royaume ermite. Jjimjilbang, pour le sauna, PC bang pour les jeux en ligne, DVD bang pour le cinéma, Norébang pour chan-ter, etc…C’est là que le Coréen se ressource, retrouve sa force, dépense son énergie, se sent

Corée, la force du dedans à l'épreuve du MondeSébastien Falletti Correspondant du Figaro a Séoul

REGARD EXTÉRIEUR

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vivant, protégé par les murs et son cercle de proches. Sans parler des restaurants les plus recherchés généralement en sous-sol, loin de la lumière du ciel. De même les dédales de centres commerciaux en sous-sols, véritable monde parallèle sous terrain.

Un concept déroutant pour un Européen, dont la civilisation plonge ses racines dans la lumière méditerranéenne, associant naturellement la vie aux rayons du soleil et au grand air. Au Pays du Matin calme, au ciel pourtant souvent si radieux on se protège de la lumière et le Bang prend le pas sur l’Agora grecque, centre de la vie publique, lieu de la rencontre avec l’autre.

Une image puissante me revient pour illustre ce retour insatiable aux entrailles de la terre. Dans la province du Gangwondo, un dimanche de fin d’été, au fond d’un Jjimjil-bang construit dans une mine de Jade, des corps alignés et immobiles comme des cada-vres. Un spectacle presque macabre aux yeux d’un occidental, mais symbole de vie pour les Coréens. Endormis dans des cercueils en plastique, les patients se régénèrent au contact du précieux minéral, suivant une pratique médicale ancestrale. Le Coréen va chercher dans les tréfonds de la terre son énergie. Sa force est intérieure et tellurique quand l’Occi-dental se tourne vers l’horizon et l’altérité pour retrouver son souffle.

Une métaphore qui éclaire le destin de royaume ermite, choisi longtemps par la Corée qui s’est délibérément coupée du monde pendant des siècles, comme très peu de peuples dans l’histoire ne l’ont fait. « Pour vivre heureux, vivons cachés » ont semblé dire ses élites à travers l’histoire. Encouragée par la géographie, l’histoire du pays s’est bâtie sur la pro-tection face aux influences comme aux produits en provenance de l’étranger.

Pour le journaliste, la question fascinante d’aujourd’hui est de voir comment ce mo-dèle se transforme à l’ère de la mondialisation, où les chantres de l’ouverture tiennent le haut du pavé. Comment une société longtemps construite sur la fermeture au monde a réussi à s’intégrer dans l’ère des échanges tous azimuts. La Corée de ces dernières années a su se saisir des ultimes avancées technologiques et autres tendances plus vite que la plu-part de ses rivaux, faisant preuve d’une réactivité extraordinaire. Bien que centrée sur elle-même, elle a réussi à s’adapter aux changements du monde avec une agilité déconcertante. Elle se passionne maintenant pour les idées et les habitudes venant d’ailleurs.

Mais happées par les voyages et les innovations technologiques, les nouvelles généra-tions doivent désormais jongler entre ouverture au monde et tradition. Un défi de taille qui va dessiner la Corée de l’avenir. Avec une question centrale qui se pose à la jeune garde : comment combiner l’esprit de découverte avec la « force du dedans » de ses ancêtres ?

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armi les nombreux événements marquants de l’année 2009, le plus surprenant a sans conteste été le classement du « makgeolli » au premier rang des boissons favorites des Coréens, dans la mesu-re où cet alcool était depuis toujours jugé être de qualité inférieure. En outre, la faible émission de

gaz carbonique dont s’accompagne sa fabrication, par comparaison avec les produits d’importation, lui a valu de se voir décerner par une organisation écologiste coréenne le grand prix des « Citoyens pour un monde meilleur » de l’année 2009, dans la catégorie « Changement climatique et environnemental ».

Si la hausse spectaculaire de la consommation de « makgeolli » ne date que de l’année dernière, cet alcool fait de longue date partie intégrante du mode de vie traditionnel car il dépasse en ancienneté toutes les autres boissons alcoolisées et son usage est donc des plus courants dans la population. Chez les Coréens d’âge moyen, qui n’en a pas absorbé au moins une fois dans sa vie, seul ou en famille, le plus souvent après avoir envoyé ses enfants en acheter à la brasserie du coin ? Sur le chemin du retour, ceux-ci ne manquaient d’ailleurs pas d’en goûter une ou deux gorgées en se demandant ce que les adultes pouvaient bien y trouver, de sorte que la tête leur tournait lorsqu’ils arrivaient à destination.

Une boisson populaireJusqu’en 1988, année des Jeux Olympiques de Séoul, le « makgeolli » se plaçait en tête de tous les

alcools par sa consommation. Après cette manifestation, il allait être rapidement supplanté par la bière, jugée plus moderne, en raison de la forte hausse des voyages à l’étranger et

des importations que favorisait l’ouverture du marché voulue par le gouverne-ment. Dans un pays qui s’urbanisait et se modernisait à un rythme accéléré,

le « makgeolli » ne répondait plus aux goûts des consommateurs et il est presque totalement tombé dans l’oubli jusqu’à cette année 2009 qui a mar-

qué son retour en force non seulement auprès des Coréens, mais aussi à l’étranger. Dans un contexte globalement peu favo-

rable aux exportations, celles de ce produit allaient enregistrer, par rapport à l’année 2008, une pro-

gression spectaculaire de vingt pour cent qui suscite des interrogations sur ses causes.

Ce produit d’une consommation à carac-tère traditionnellement populaire est aussi

connu sous les nom de « takju » et « nongju »,

En 2009, l’Institut de recherche économique de Samsung (SERI) nommait « produit de l’année », devant le vaccin anti-grippe A et la patineuse Kim Yu-Na, un alcool de riz fermenté à l’aspect laiteux dit « makgeolli » qui a longtemps été perçu comme une boisson de qualité inférieure, alors comment expliquer le soudain engouement dont celui-ci fait l’objet ?

Huh Shi Myung Directeur de l’École du « makgeolli » et spécialiste des alcools traditionnels coréens

Ahn Hong-beom Photographe

VIE QUOTIDIENNE

P

Le « makgeolli » sort de l’ombre

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qui signifient respectivement « alcool trouble », en référence à son aspect laiteux, et « alcool des agriculteurs », parce qu’associé au mode de vie rural d’autrefois. En effet, nombre de Coréens en faisaient souvent le brassage eux-mêmes à la maison jusqu’au XXe siècle où, en raison de la taxation de ses ventes, cette production allait être limitée aux établissements agréés par l’État à compter de l’année 1934. En 1995, une nouvelle législation autorisant la fabrication domestique de vin allait inci-ter toujours plus de Coréens à s’essayer à celle du « makgeolli » par plaisir, mais aussi pour obtenir un produit de qualité, comme l’on cultiverait des légumes dans son jardin. Nombre d’étrangers ont également pris goût à cette pratique, comme en témoigne leur présence plus nombreuse aux cours d’initiation que proposent des instituts spécialisés tels que l’école que je dirige.

La fabrication du « makgeolli » est réalisée à partir de riz non glutineux, qui fait partie de l’ali-mentation coréenne de base, quoique s’y ajoute parfois du riz gluant, de l’orge ou du millet. Elle débute par la cuisson de cette céréale dans une petite quantité d’eau, afin d’en réduire la texture sèche et collante, puis on l’additionne de « nuruk » et on la mouille à l’eau. Tandis que la confection des autres alcools fait exclusivement usage de levure, on recourt ici à ce premier agent de fermenta-tion composé de blé complet moulu, de levure et d’un enzyme diastasique dans le but de favoriser ce processus. Il faut ensuite brasser à la main, dans un grand récipient, le riz cuit, l’eau et le « nuruk » dont les proportions sont respectivement de 5, 7,5 et 1, puis verser cette préparation dans un pot et

Dans un restaurant de Séoul, le chef cuisinier d’origine sicilienne Giusep-pe Barone (à droite) porte un toast en compagnie des convives du dîner de Gala du Makgeolli Nouveau 2009.

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l’y laisser fermenter cinq jours, l’été, et sept, l’hiver. On égouttera alors le liquide ainsi obtenu, puis on le tamisera pour en éléminer les impuretés qui le troublent et il sera alors dit brut si on le consomme en l’état, par opposition à sa variante pasteurisée qui s’obtient en le portant à une tempé-rature de 65°C pendant trente minutes.

Des consommateurs jeunes et étrangersLe succès du « makgeolli » tient en grande partie à l’intérêt quasiment obsessionnel que sus-

citent aujourd’hui chez les consommateurs tous les produits susceptibles d’apporter santé et bien-être. Atteignant cinq degrés d’alcool qui sont certes supérieurs à ceux de la bière, il est par contre deux fois moins fort que le vin et a ainsi la faveur des femmes, qui en consomment plus volontiers que d’autres boissons. Son aspect, qui lui vaut d’être qualifié de « saké laiteux » au Japon, résulte de la présence de fibres diététiques, acides aminés et composants organiques constituant autant de substances dont les propriétés bienfaisantes incitent toujours plus de Coréens à en absorber réguliè-rement.

Sa consommation à l’occasion de différentes activités de loisirs explique aussi en grande partie son succès, tandis qu’autrefois les paysans et ouvriers en buvaient par grands bols pour se réchauf-fer et retrouver l’énergie nécessaire à la poursuite de leur dur labeur, tout en se désaltérant et en gardant l’esprit lucide grâce à sa faible teneur en alcool. Aujourd’hui, il compte aussi parmi ses ama-teurs les joueurs de golf et randonneurs, qui ne manquent pas d’en emporter dans leur sac à dos lors de leurs excursions car il se prête bien à la congélation et retrouve son état liquide en deux heures,

1 De nouveaux cocktails mêlent différents fruits à du « makgeolli » pour le plus grand plaisir des jeunes consommatrices.

2 Directeur de l’École de Makgeolli, Huh Shi Myung (deuxième à partir de la droite) lève son verre à la santé de journalistes japonais en visite en Corée pour obtenir des informations sur cette boisson alcoolisée.

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Le succès actuel du « makgeolli » tient en grande partie à l’intérêt quasiment obsessionnel que suscitent chez les consommateurs tous les produits susceptibles d’apporter santé et bien-être, puisqu’il renferme, comme en atteste sa blancheur, des fibres dié-tétiques, acides aminés et composants organiques qui constituent autant de substances dont les propriétés bienfaisantes incitent toujours plus de Coréens à en absorber régulièrement.

ce qui permet alors de disposer d’une boisson tout aussi rafraîchissante qu’énergétique. À preuve de cette pratique désormais habituelle, les multiples étals qui en proposent au pied des montagnes les plus fréquentées, ainsi qu’au bord de leurs sentiers.

Au départ de ces pistes, des restaurants en servent aussi avec leurs plats de « dubu kimchi », c’est-à-dire de tofu au kimchi, sous le nom de « hasanju », qui signifie « alcool de redescente ». Quand aux joueurs de golf, qui préféraient autrefois des boissons plus coûteuses, ils apprécient maintenant d’en prendre un verre en fin d’après-midi, tout comme les marcheurs, après en avoir découvert les excellentes propriétés désaltérantes et tonifiantes.

En somme, le « makgeolli » a aujourd’hui perdu son image d’alcool de bas de gamme et s’est en outre doté d’un conditionnement qui séduit la jeune clientèle des bars situés à proximité des univer-sités, y compris les jeunes femmes qui en raffolent lorsqu’il entre dans la composition de cocktails aux côtés de fraises, ananas, framboises noires ou pêches. Son prix modique de mille wons pour une bouteille de sept cent cinquante millilitres encourage aussi les hôteliers à le mettre à la disposition de leurs clients étrangers en voyage d’affaires ou d’agrément, dans d’élégants flacons de céladon qu’ils placent sur les tables de leurs restaurants afin de promouvoir les traditions coréennes.

La boissson favorite des JaponaisLes touristes en provenance de l’archipel manifestent un goût prononcé pour le « makgeolli »,

que nombre d’entre eux ont appris à mieux connaître lors des fréquents voyages qu’ils effectuent en Corée, depuis la deuxième moitié de l’année 2008, pour tirer parti du taux de change favorable qu’a autorisé la hausse de leur devise. À la question de savoir quelle est la raison de ce penchant, Tanaka Hiroshi, un journaliste de la revue Culture diététique coréenne, dont le premier numéro paraîtra pro-chainement, apporte la réponse suivante : « Certaines Japonaises d’âge moyen, qui apprécient tout

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1 Le « makgeolli » subit une brève fermentation dans cette brasserie commerciale.

2 Le vaste succès du « makgeolli » se traduit par l’apparition de nombreuses marques sur le marché.

particulièrement les feuilletons télévisés et films coréens, se rendent jusqu’à quatre ou cinq fois par an en Corée, où elles ne se contentent plus dès lors d’un menu touristique classique, car elles ont une bonne connaissance du pays. Elles recherchent des plats plus authentiquement traditionnels que ceux, déjà présents depuis longtemps au menu des restaurants de leur pays, que sont le « bul-gogi », qui se compose de viande marinée dans de la sauce de soja et grillée, les « naengmyeon », c’est-à-dire des nouilles froides, le « Chuncheon dakgalbi », à savoir du poulet sauté aux légumes et

le « bibimbap », un mélange de riz et de légumes. C’est dans cet esprit qu’elles ont aussi découvert le makgeolli ».

Kim Hyo-seop, ce cadre de l’important distributeur de « makgeolli » Yidong Japan, affirme que dans les goûts des Japonais, la cuisine coréenne et ses spécialités de kimchi, « galbi » (côtelettes grillées), « gim » (algues séchées) et « yuja cha » (thé au cédrat) ont aujourd’hui cédé la place au « makgeolli », comme en atteste l’existence dans leur pays de brasseries tenues par leurs compatriotes.

Le « Makgeolli nouveau »C’est à l’automne 2009 qu’a été commercialisé en Corée le

« makgeolli » dit nouveau, pour le plus grand plaisir des consomma-teurs, mais à un prix trois fois plus élevé que celui des produits anté-rieurs que l’on considérait être de qualité inférieure. Alors que ces der-niers se composaient d’un riz importé à bas prix, puis conservé en stock pendant deux ans ou plus, ainsi que d’un « nuruk » à base de farine de blé complet en provenance de l’étranger, le « makgeolli » est fabriqué à partir de céréales locales issues de la première récolte, ce que ne manquent pas d’apprécier les consommateurs, mais leur coût trois fois supérieur à celles d’importation se répercute naturellement dans les mêmes proportions sur le prix de la boisson.

Le « makgeolli » nouveau arrive sur le marché le troisième jeudi de novembre, c’est-à-dire à la même époque que le Beaujolais nouveau, qui fait de nombreux adeptes parmi les amateurs de vin du monde entier, y compris en Corée, et pourtant il s’est mieux vendu cette année que ce dernier ! La stratégie de marketing qui a donné au consomma-

teur l’occasion de comparer une nouvelle boisson à celle qui constituait la norme sur le marché s’est donc avérée judicieuse !

Ce concours de circonstances a favorisé l’apparition d’écoles spécialisées qui proposent non seulement aux particuliers des cours d’initiation à la fabrication de cette boisson, mais aussi un plus grand intérêt du peuple coréen pour sa culture par le biais de celle-ci, ainsi que la recherche de découvertes et de nouvelles sensations, autant d’aspect démontrant que le succès du « makgeolli » ne relève pas d’une simple passade.

Les Coréens aiment à le consommer en mangeant tantôt du « pajeon », cette sorte de crêpe épaisse composée de farine, d’œufs, de poireau et d’autres ingrédients tels que les fruits de mer, tantôt du « dubu kimchi ». Celui-ci consiste en une simple portion de tofu nature agrémenté de kimchi sauté, dont la déliceuse alliance de légèreté et de piquant se marie parfaitement avec celle d’une bois-son au subtil mélange de saveurs sucrées, acides et amères pour flat-ter les plus fins palais. Quiconque souhaite se lier d’amitié avec des Coréens sera donc bien avisé de les inviter à en déguster avec un verre de « makgeolli » !

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Jeong Ji-a

À environ vingt-cinq ans, Jeong Ji-a retrace la vie de ses parents dans son premier roman, La

fille d’un partisan communiste, auquel succède en 2004 un recueil de nouvelles, Le bonheur,

dont le texte intitulé Le paysage lui vaudra de se voir décerner le septième Prix littéraire de

Lee Hyo-seok. Quant à La lumière du printemps, il s’agit de la nouvelle titre d’un deuxième

ensemble de textes paru en 2008.

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CRITIQUE

Par ses origines rurales, Jeong Ji-a s’inscrit en rupture, dès ses débuts, avec les autres auteurs de cette génération qui occupe le devant de la scène littéraire coréenne. Ainsi, son œuvre a

pour toile de fond une nature aux effets apaisants dont elle conserve le souvenir précis, chose peu commune parmi ses confrères du même âge nés et élevés en ville, chez qui la modernisation accé-lérée du pays se traduit par une abondance de productions prenant pour décor la cité. En revanche, Jeong Ji-a se démarque résolument de ce groupe par son fort attachement au milieu rural et le regard plein d’affection qu’elle porte sur la vieillesse et le déclin de la vie.

Dans La lumière du printemps, à partir de l’appel téléphonique par lequel une mère annonce à son fils, un homme d’âge moyen, que son père pourrait être atteint de démence sénile, l’intrigue

se développe très simplement par le retour au pays, pour aller chercher les parents qui y sont restés, suivi du trajet jusqu’à l’hôpital en quête d’un diagnostic et enfin du

retour au domicile familial. Selon toute vraisemblance, cette œuvre tient sa notoriété du thème de la vieillesse qu’elle aborde opportunément en cette époque de déclin démographique. À travers ce fils témoin de la déchéance que subissent ses parents avec l’âge et des souffrances qu’ils endurent en

raison d’une maladie gériatrique, l’auteur invite les lecteurs à une réflexion sur la conduite à tenir, à l’âge mûr, dans leurs relations avec leurs parents vieillissants.Ici, les symptômes révèlent le stade assez peu avancé de la maladie, puisqu’ils se

limitent au ralentissement des mouvements, à des distractions et à un acharnement tyrannique à surveiller les faits et gestes de l’épouse, tous éléments qui ne sont guère annonciateurs d’une

crise imminente. En revanche, ils posent réellement problème dans la mesure où ils perturbent les relations d’un vieux couple qui avait jusqu’alors vécu en parfaite harmonie et dont le malheur pèse de tout son poids sur l’état d’esprit de ses enfants. Propos virulents échangés chaque jour par les conjoints et désarroi filial face à leur situation dramatique composent un tableau de plus en plus répandu dans une société où la place des personnes âgées et le comportement qu’elles sont en droit d’attendre de leurs enfants se sont passablement dégradés au fil des générations.

Lorsqu’il assiste à une véhémente dispute tournant autour du plat que le père aurait préféré voir figurer au menu du dîner, le fils est désemparé en constatant que l’image qu’il conservait de ses parents ne correspond en rien à ces féroces vieux grincheux qui s’affrontent à tout propos. S’il est ainsi en proie à la confusion, c’est qu’il n’a pas envisagé que ce vieillissement qui mène à la mort puisse aussi frapper ses parents et n’arrive pas qu’aux autres, mais en prenant conscience de cette réalité, le choc qu’il subit débouche sur une meilleure compréhension de leur situation. Il se rend enfin compte qu’ils ne sont plus ces père et mère qui lui vouèrent une attention sans faille toute leur vie durant, car ils sont aujourd’hui parvenus au soir de leur vie, et qu’il lui incombe d’assumer ce fait pour se tenir prêt à leur disparition imminente. Le récit prend fin sur cette belle expression de lucidité représentée par la vision qu’il découvre d’eux dans le rétroviseur, endormis tête contre tête

Kim Kyung-soo Critique littéraire

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La révélation de la vieillesse dans La lumière du printemps de Jeong Ji-a

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dans la voiture, comme si de rien n’était. Pour ce couple d’octogénaires, quoi de plus normal que d’être épuisé après un lever matinal suivi d’un long parcours ? Tout comme il s’endormait autrefois en pleurnichant, lors d’un interminable voyage, ils avaient eux-mêmes succombé à la fatigue d’un long trajet et sommeillaient. De même qu’ils avaient jadis œuvré à son épanouissement, il lui fallait à son tour les prendre sous son aile et veiller sur eux jusqu’à ce qu’ils laissent la vie leur échapper et payent leur dû aux années passées avant de partir pour l’autre monde.

À la vue de ses parents assoupis, cet homme déjà parvenu à la moitié de sa vie prend conscience du peu de temps qui reste avant qu’il soit à jamais séparé des siens et finit par se résigner à l’idée de son devoir de prendre soin de ces êtres vulnérables. Cette perspective de mort s’oppose au radieux paysage printanier en un contraste saisissant qui confère à cette scène d’autant plus de puissance et de grandeur.

À l’heure où l’espérance de vie, en ne cessant de s’allonger, devrait en principe permettre aux enfants de rester davantage aux côtés de leur géniteurs, cet exceptionnel surcroît de temps prend au dépourvu l’une comme l’autre de ces générations quant aux modalités d’une cœxistence har-monieuse, dans le respect des désirs et besoins de chacun. À cet égard, l’auteur fait œuvre utile par son traitement lucide du thème de la vieillesse et des changements que celle-ci provoque inévitable-ment dans les relations interpersonnelles.

Dans un pays frappé par le déclin démographique, la littérature se doit d’entamer une réflexion sur les implications de l’allongement de la vie lorsque celle-ci est à charge d’autrui. Alors que les familles nombreuses constituaient la norme depuis des décennies, les Coréens d’aujourd’hui s’émancipent de leurs parents pour se marier et aussitôt fonder une famille nucléaire, de sorte que lorsqu’ils prennent de l’âge, les seconds ne peuvent plus compter sur les premiers pour prendre soin d’eux dans les dernières années de leur existence et se retrouvent livrés à eux-mêmes pour rechercher de nouveaux modes de vie. À l’heure actuelle, la question du grand âge ne représente pas une préoccupation d’ordre personnel relative aux rares privilégiés qui jouissent d’une excep-tionnelle longévité, mais un phénomène de société propre à un pays frappé de vieillissement et, de ce point de vue, la littérature a un important rôle à jouer en accordant un plus grand intérêt à cette ultime étape de la vie.

Chacune à sa manière, toutes les autres nouvelles du recueil La lumière du prin-temps se situent dans le prolongement de sa nouvelle éponyme en portant sur la prise de conscience par des personnes d’âge moyen des transformations survenues dans les liens qui les unissent à leurs parents, en raison du grand âge de ceux-ci. Si l’on transpose ces mutations à l’échelle d’un pays entier et de la population qui doit y faire face, alors il incombe bien à l’écrivain de les reconnaître et de les décrire, Jeong Ji-a s’acquittant donc fidèlement de la mission qui est la sienne en centrant son œuvre sur le thème de la vieillesse.

Printemps 2010 | Koreana 93