kadath chroniques des civilisations disparues - 064

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    COMIT DE REDACTION : ivan verheyden, rdacteur en chef patrick ferryn, secrtaire de rdaction jacques bury, jacques gossart, jean-claude mahieu AVEC LA COLLABORATION DE : jean-claude berck, robert dehon, serge dewit, hilaire heim, jacques keyaerts, josiane misson, nicole torchet, jacques victoor, eugne zimmer CHANGES AVEC LES REVUES : archaeoastronomy (john b. carlson, tats-unis) atlantis (jacques dars, france) bres (j.p. klautz, pays-bas) nouvelle cole (alain de benoist, france) the ley hunter (paul devereux, grande-bretagne) MAQUETTE DE GRARD DEUQUET

    Cest tre un ternel enfant que dignorer ce qui sest pass avant nous.

    Cicron

    1

    Les rdacteurs de ce dossier tiennent remercier particulirement les personnes et institution suivantes : JEAN LAVA-CHERY, pour laimable mise disposition des carnets de notes de son pre HENRI LAVACHERY ; JACQUES et CLAUDE VIGNES et ANTONI PUJADOR, pour leur documentation photographique et informations diverses ; ANNE BERTRAND, pour ses travaux photographiques ; le BRITISH MUSEUM, pour les renseignements sur la statue Tingi Tingi. Ils expriment galement leur gratitude PELAYO TUKI, assistant au muse de Hangaroa, MICHEL FAGE et CARMEN PAOA, ainsi qu ROSITA CARDINALI et NICO, pour leur aide et amical accueil lle de Pques.

    Au sommaire notre dossier sur la statuaire de lle de pques

    lle de pques, trente numros plus tard, Patrick Ferryn........ des statues qui en disent long, Franois Dederen.... un examen critique de la statuaire pascuane, Jean Bianco... les statues de lle de pques avaient un nom, Jean Bianco..... pr-inventaire des statues pascuanes, Jean Bianco......

    post-scriptum, 30-46 carte, 40-41 tablettes, 51 bibliographie, 78 plans encarts

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    A la recherche

    De kadath

    LLE DE PQUES, TRENTE NUMROS PLUS TARD... De cette minuscule le de Pques, quelque 165 km2 tout au plus, deux cent soixante-cinq ans aprs sa dcouverte, on ignore toujours... le nombre exact des statues si fameuses ! Cest peine imaginable et pourtant ce constat est bien rel. Evidemment, des inventaires sont connus mais, pour avoir t dresss aux temps hroques des premires expdi-tions ceci dit sans contester leur valeur docu-mentaire ils sont incomplets, contradictoires et maintenant obsoltes. combien plus important que la seule vaine satisfaction de dtenir un chiffre exact lunit prs, il y a le fait quun mticuleux recensement et un examen des innombrables singu-larits de la grande statuaire de lle, ne peuvent qutoffer notre connaissance de ceux qui en furent les matres duvre. On comprend mal, ds lors, quune telle tude ne soit point disponible. Et de se perdre encore davantage en conjectures si, comme notre ami Jean Bianco le pense, ces informations taient en outre susceptibles de contribuer lever le voile du mystre de lcriture pascuane... Plusieurs missions scientifiques (je veux dire : qui se voulaient vocation plus scientifique que celles de Thor Heyerdahl ou de Francis Mazire) ont eu lieu depuis plus dune vingtaine dannes, quelque-fois mandates par de puissantes institutions ou rsultant dinitiatives prives. On a creus des tran-ches, fouill, redress et restaur, amnag des sites, explor des grottes, men des enqutes ethno-logiques et anthropologiques, projet la construc-tion dun nouveau muse, etc., et le plus souvent au prix defforts dispendieux. En juillet 1986, Han-garoa, jeus loccasion de mentretenir avec lar-chologue pascuan Sergio Rapu, lactuel gouver-neur de lle. Il me fit part de projets pour lesquels

    il qumandait alors des fonds un peu partout dans le monde, notamment pour acqurir du matriel de forage devant permettre de sonder le sol du site dAnakena. Et tout dernirement dailleurs, linfati-gable Thor Heyerdahl lui porta assistance. Egale-ment, des essais de reconstitution du mode de transport des statues, selon divers procds, ont maintes fois t tentes. Lune delles, plus rcente, bnficiera dun grand retentissement puisquun film y a t consacr et sera judicieusement exploi-t, ma-t-on assur, auprs dun bon public qui ne demande qu tre pat. On sait aussi quune ex-pdition britannique, patronne par le prince Char-les et pour laquelle des moyens importants avaient t engags, a avort prs du but. Ces exemples ne sont pas limitatifs. Bien entendu, on fit des trou-vailles et certaines dimportance, comme celle prsent clbre, en 1978, des yeux qui ornaient les orbites tailles pour les loger, donnant ainsi la vue aux statues une fois quelles taient hisses sur leur plate-forme. Voil qui confirma Sergio Rapu, lheureux dcouvreur, et fut coup sr bnfique au tourisme en permettant de beaux clichs des majestueux colosses, non plus aveugles mais scru-tant les cieux dun regard de corail incrust de tuf rouge ou dobsidienne. Sans doute maccusera-t-on desprit chagrin, il nempche que je me demande, en totalisant les efforts et les fonds dpenss depuis plus de deux dcennies, sil ny a pas une dispro-portion entre linvestissement et les rsultats, si lon considre le fond mme de la question, ou plutt des multiples questions que nous pose lle de Pques ? Notorit et oprations de sduction focalises sur lessor du tourisme nont-elles pas ravi la priorit ltude intrinsque du patrimoine archologique ?

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    Comme pour opposer un dmenti cette inqui-tude, parut en 1979 Nouveau regard sur lle de Pques , luxueux ouvrage collectif (25 chapitres) ralis sous la houlette dAndr Valenta et qui se voulait assurment un vnement auprs dun pu-blic francophone intress (Ed. Moana, France). Sil offre au profane une masse dinformations en vrac, ce nouveau regard ne nous a gure clairs ni apport du neuf. A lexception du chapitre IV de Marie-Charlotte Laroche ( Lexpdition Rogge-veen ), des notes de Franois Dederen et de sa carte des monuments de lle (dj parue dans notre numro 34 !), le seul article qui se dmarque nest, vrai dire, quune traduction dun rapport scientifi-que publi indpendamment du livre. Il sagit de Histoire de la vgtation de lle de Pques au quaternaire rcent : quelques indications palynolo-giques prliminaires , de John R. Flenley, profes-seur de gographie lUniversit anglaise de Hull et spcialiste en palynologie. Il confirme que les Pascuans disposaient bel et bien de bois, aux envi-rons de lan 1000 de notre re, puisque les analyses polliniques ont identifi trois espces darbres. La misrable vgtation et surtout labsence de bois avaient stupfi les premiers navigateurs, donnant lieu aux hypothses les plus dlirantes pour expli-quer le transport des normes monolithes. On sait maintenant avec certitude que le Sophora Toromi-ro ainsi que des palmiers auraient pu fournir de solides poutres et des leviers, et que des cordages auraient pu tre tresss avec lcorce dune varit dhibiscus, la Triumphetta. Quoi quil en soit de la mthode utilise par les Pascuans, il faut cependant prciser que celles proposes jusqu ce jour par Heyerdahl, Mulloy, Schwartz ou dautres, demeu-rent hypothtiques. Nanmoins, voil dj de quoi tranquilliser ceux pour qui cette question ne parut jamais nigmatique. Mais, ds lors que la raison veut quils se servirent de ce bois qui couvrait peut-tre mme gnreusement des rgions de lle, je comprends difficilement pourquoi certains auteurs ne cessent de rpter que les Pascuans restrent jamais prisonniers de leur insularit. Cest bien un comble pour de hardis navigateurs ! Epinglons aussi dans ce livre le chapitre Groupe HLA et polymorphisme des indignes de lle de Pques de E. Thorsby, J. Colombani, J. Dausset, J. Figueroa et A. Thorsby, qui expose les rsultats obtenus par une mission franco-norvgienne de 1971. Son but fut de tenter didentifier les gnes des Pascuans daprs le systme HLA (Human Leucocyte Antigene), dcouvert par le Professeur Jean Dausset, rcompens par le Prix Nobel de mdecine en 1980. Rien dindit cependant, puis-que ce texte date de 1972. Ivan Verheyden en avait dit un mot dans larticle intitul Un aprs-midi de chien pour la matine des autres (KADATH n 39), o il rendait compte de notre entrevue avec le sieur Valenta et ses disciples. Celui-ci, pour qui lle de Pques ne recle plus aucun mystre (voir ce mme n 39) et ne peut, ne doit en aucune ma-

    nire tre dune origine autre que polynsienne, nhsite dailleurs pas rduire les conclusions des chercheurs cits plus haut ses prises de position personnelles. Ceux-ci crivirent en effet, dans les commentaires finals de leur article : ... Toutes les donnes historiques, archologiques, ethnologi-ques et autres indiquent que les natifs de lle de Pques et des autres les polynsiennes reprsen-tent un mlange de populations de diffrentes ori-gines. Certaines peuvent provenir dAmrique du Sud et le reste de lOuest (Mlansie et Micron-sie, Indonsie). La contribution sud-amricaine peut avoir t plus importante lle de Pques que dans les autres les polynsiennes, mais plus tard cette population primitive doit avoir t complte-ment mle dautres immigrants polynsiens . Et un peu plus loin, on lit galement : Toutes les donnes archologiques prises dans leur ensemble indiquent, cependant, que paralllement aux apports de lOuest, les Polynsiens et les Indiens dAmrique du Sud peuvent avoir reu beaucoup de gnes provenant dun patrimoine commun. Une autre explication de la prsence parmi les Polyn-siens dlments provenant dAmrique du Sud, pourrait tre une migration venue directement dAmrique du Sud en Polynsie . Voici mainte-nant ce que dit Valenta en guise dintroduction ce rapport dont il est ici question : En clair, cela veut dire que les Pascuans sont bien originaires de la lointaine Polynsie, comme le raconte depuis toujours la tradition orale, ici confirme par la science (bas de la page 212). Pour ce qui est de la porte de lenqute gntique elle-mme, Jean Bianco dira plus loin dans ce dossier ce que lon peut en penser. Remarquons enfin le chapitre XI du mme livre : Splologie lle de Pques , que le lecteur intress retrouvera sous une forme lgrement diffrente dans le numro 221 (fvrier 1987) de la revue franaise Archeologia : Les cavernes de lle de Pques . Il semble que Valen-ta envisagea un tome II, mais que des vnements ultrieurs compromirent cette perspective. Des membres du groupe MEIPAIPA dnomination de lexpdition de 1979 dont le livre est laboutis-sement sen sont depuis lors dsolidariss la suite de diffrends internes, et lon apprit plus tard lchec dune autre entreprise qui suscita divers commentaires : ...Lobjectif dlirant de M. Va-lenta a t abandonn, certes, mais le projet HLA Tahiti verra le jour sans sa collaboration (extrait du quotidien La Dpche du 22 janvier 1986). Pour en revenir, aprs cette brve digression, aux rsultats relativement pauvres recueillis depuis un peu plus de vingt ans, on pourrait effectivement regretter que davantage dnergie nait pas t consacre lexamen attentif des vestiges jonchant le gigantesque muse lair libre quest Rapa Nui. Sans faire appel de coteuses assistances ext-rieures, du matriel lourd ou des moyens sophisti-qus, il suffirait peut-tre dun peu plus de curiosi-t. Avec de la main-duvre locale, on aurait pu

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    dgager certaines statues pour en dnombrer et dcrire les particularits que les injures du temps et les dprdations ont quelquefois irrversiblement altres. Cest parce que ce travail simple et mtho-dique faisait dfaut depuis trop longtemps que Jean Bianco, aid en cela par Franois Dederen, sest fix pour objectif, voici plusieurs annes dj, de reconstituer une bauche dinventaire en compul-sant une documentation considrable. Evidem-ment, ils ntaient pas les seuls tre convaincus de lurgence et de la ncessit de la tche ; dautres recherches taient en cours mais, une fois de plus, peu ou prou taient accessibles. Un atlas fut nan-moins publi en 1981, premire concrtisation dun projet qui dbuta quelque vingt ans auparavant et auquel stait attele lquipe chilienne de larcho-logue Claudio Cristino Ferrando. Nous en reparle-rons. En nier la valeur serait ridicule mais de gran-des lacunes subsistent, dont les descriptions tant

    espres, et Dieu sait combien dannes il faudra attendre la parution dun volume suivant Signalons aussi quau moment o nous procdions llaboration finale de ce dossier, nous parvenait le numro de mars-avril 1987 de la revue Archaeo-logy, contenant un article de Jo Anne Van Tilburg, intitul : Symbolic Archaeology on Easter Island (Volume 40, Number 2, The Archaeologi-cal Institute of America, Box 1901, Kenmore Sta-tion, Boston MA 02215, USA). Cette chercheuse amricaine, attache au Rock Art Archieve de lUniversit de Californie Los Angeles, y rsume ses analyses stylistiques de la sculpture monolithi-que lle de Pques ; tude mene conjointement

    avec lInstituto de Estudios, Universidad de Chile, responsable de latlas prcit. Van Tilburg rappelle que 11.913 vestiges archologiques ont t recen-ss, rassembls sur 6927 sites fichs par les Chi-liens. Parmi ceux-ci on dnombre 239 sites cr-moniels, les ahu, et entre 800 et 1000 gants de pierre, les moai. Assiste de ses collgues chilien-nes, Patricia Vargas C. et Lilian Gonzales N., elle rpertoria pour sa part un total de 745 statues ; ce nombre en comprend 394 regroupes au volcan Rano Raraku, 336 en dehors et 15 dans les muses ailleurs dans le monde. Vous verrez, dans les pages qui vont suivre, que Jean Bianco avanait lestima-tion de 750 statues au total. Le reste de larticle de Van Tilburg demeure trs gnral il sera plus intressant de lire le livre, forcment plus fourni, quelle rdigera probablement un jour mais il va dans le mme sens que les conclusions de Jean Bianco et les confirme.

    Osons cependant le dire, au risque de paratre prsomptueux : davantage dinformations vous seront proposes ici. Dores et dj, elles ont fait progresser le dcryptement de lcriture. Cette dmonstration, notre collaborateur la dveloppera peut-tre dans un numro venir, mais il lui fallait dabord poser un jalon intermdiaire indispensa-ble, que constitue ce dossier. La pertinence de ses observations en matire de dchiffrement des hiroglyphes pascuans a t publiquement salue par le Professeur Thomas Barthel, qui fait autorit dans ce domaine depuis longtemps. Les articles de Jean Bianco, publis dans les numros 20 et 22 de KADATH, parvinrent par un bienveillant hasard

    Moai barbiche, proche de lahu Tongariki

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    entre les mains de lminent spcialiste allemand et une rencontre des deux chercheurs eut lieu, en fvrier 1983, au Muse de lHomme Paris, en prsence notamment de Madame Laroche, vice-prsidente de la Socit des Ocanistes. Cest cette occasion, et aprs de longs changes, que Barthel cautionna la validit du travail de Bianco et dclara lui cder le flambeau. Ajoutons encore, car on en parle frquemment, quune tentative dencodage de plusieurs tablettes par IBM France avait suscit quelques remous lpoque (de mme que la rumeur, avre fausse, dune exp-rience sovitique analogue). Disons-le bien haut : rien de transcendant nen est jamais issu... car lordinateur nest pas une baguette magique ; il est bien connu quil ne restitue que ce quon lui a transmis. A ce contrariant tat de fait sajoutent les insuffisantes comptences en matire dcri-ture pascuane des informaticiens en charge du projet ; mais ceci est une autre histoire. Lle de Pques mest apparue par un jour plu-vieux de lhiver austral la fin de juillet 1934 , crivit Alfred Mtraux. A deux jours prs, mais 52 ans plus tard, jeus exactement la mme vision en y dbarquant ! Mais, contrairement lillustre ethno-logue qui attendit deux mois avant de se rendre au Rano Raraku, je ne pus contenir mon impatience et cest explorer cette partie de lle que je consacrai le plus de temps, en dpit des conditions mtoro-logiques parfaitement excrables en cette priode. Quimporte, les brves claircies rapidement chas-ses par des tourbillons de vents de tempte hur-lants, les soudaines averses orageuses et les gron-dements furieux de locan, firent de la grande carrire des statues ...au fond dune solitude o personne ne va plus , disait Pierre Loti le plus impressionnant des dcors que jeusse pu rver. Aux alentours du volcan stale un autre monde, intemporel et exclusivement peupl de gants ptrifis, car toute prsence humaine est absolument inexistante lorsquon le contemple depuis les sommets du volcan. A quelques dtails prs, que seuls les spcialistes remarquent, rien ne semble avoir chang depuis cinquante ans, voire un sicle ou deux, et peut-tre mme davantage. Beau-coup de photographies illustrant les ouvrages de Mtraux, Lavachery ou Routledge, paraissent avoir t ralises voici peu. En ce haut-lieu et partout dans lle, le regard que je promenai sur les vestiges archologiques ntait cependant pas innocent. Dans notre numro spcial le de Pques, paru en 1979, javais pris le parti de les aborder sous lan-gle des affirmations de Heyerdahl ( Gens dest, gens douest : Viracocha et les siens , KADATH n 34). On peut prouver normment dintrt pour une thse sans pour autant y adhrer, il nem-pche que, malgr un srieux train de rserves, jen demeurais imprgn. Jtais donc lafft de ce qui pouvait tre en accord, ou au contraire dmentait sa thorie dune diffusion provenant de lest. Pour tre franc, je nai rien dcouvert, ni dans un sens ni

    dans lautre. Mon tmoignage dobservateur se bornera enfoncer une porte ouverte ; je suis arriv lle de Pques aprs avoir quitt le Prou, cest--dire aprs avoir vu les aspects les plus extraordi-naires et les plus divers des ralisations des cultures prcolombiennes andines et ctires. Ce que je puis assurer, cest quau terme dun assez long priple pruvien, la vision de lle de Pques laisse le senti-ment manifeste dun tout autre monde qui na stric-tement plus rien de commun. Voil pour les appa-rences, mais peut-tre, effectivement, ne sont-elles que la partie visible de liceberg ? Quant Heyer-dahl, je nai rencontr personne lle de Pques qui ait encore foi en ses ides, bien quil en pour-suive inlassablement la dmonstration sans que cela ninflue sur limmense estime quon lui voue l-bas... Pour clturer ce tour dhorizon non ex-haustif, je mentionnerai encore quune expdition anthropologique eut lieu en 1981, sous la direction du Professeur George W. Gill, de lUniversit du Wyoming, de Sergio Rapu et de Claudio Cristino, et sponsorise notamment par la prestigieuse Na-tional Geographic Society. Pendant prs de trois mois, 19 sites ayant servi de spultures et rpartis sur lensemble de lle, furent fouills. On recueillit ainsi un chantillonnage vari dossements repr-sentant 200 individus, portant 308 le total de la collection anthropologique que jai pu voir dans une annexe du petit muse. A ce propos, une phrase releve sous la plume dun certain Jim Wheeler (vraisemblablement un des assistants-volontaires de la mission) et publie dans Archaeoastronomy, la revue de notre confrre John B. Carlson, dit en parlant de ces restes humains : ...Some of the skeletons were found to be of Ame-rican Indians ... (Vol. V (3), 1982, page 8.) Voil qui devrait alimenter la thse heyerdahlienne, mais qui nest toujours pour linstant quune information non vrifie pour laquelle je nai obtenu aucune confirmation. Si notre numro 34 (toujours disponible, pour ceux qui ne le possderaient pas encore) fut un numro spcial , en ce sens que ses divers rdacteurs tent-rent de dresser un bilan provisoire de ce quils sa-vaient alors de lle de Pques, nous qualifierons plus volontiers ce numro 64 de dossier . En effet, les diffrents articles publis ici sarticulent autour dun aspect particulier de la question, la grande statuaire. Outre le rsultat de ces longues et patientes investi-gations, le lecteur trouvera galement ici des docu-ments iconographiques tout fait uniques, du fait que ni les livres ni les revues couramment accessi-bles en librairie, ni les reportages jinsiste, car ceux-ci sont raliss par des gens qui vont sur place ! ne se donnent la peine de rechercher... De nom-breux lecteurs ayant exprim le vu, lors dun der-nier sondage effectu, de trouver de temps autre des tudes plus approfondies, puisse ce dossier le de Pques rpondre leur souhait.

    PATRICK FERRYN

  • De nombreuses annes dtude consacres la statuaire de lle de Pques mont permis darriver la conclusion que les observations faites sur ce sujet sont incompltes et quaucune synthse nen a t ralise. Il est exact que beaucoup de voya-geurs ont trouv que toutes les statues taient pra-tiquement identiques, et quils ont t sans doute tromps par la dgradation avance de ces effigies en tuf, surtout sur les ahu ctiers. Si lon se donne la peine dexaminer attentivement celles-ci ainsi que leurs pukao, meules de tuf rouge poses sur leurs ttes, on saperoit que les sculpteurs ont taill dans la pierre des dtails bien particuliers. Je suis de plus en plus convaincu que chaque statue porte des marques spcifiques car, selon moi, elle reprsente un chef dcd, un parent important ou pourquoi pas, un Tangata-Manu ou homme-oiseau. Reportons-nous aux explications donnes Thomson par les indignes en 1886 : les sculptu-res se voulaient tre les effigies de personnalits importantes dont elles allaient perptuer le souve-nir. Elles nont jamais t considres comme des idoles. Les indignes avaient leurs gnies tutlai-res, leurs dieux et leurs desses, mais ils les repr-sentaient sous la forme de statuettes de bois et de pierre qui navaient pas de relation avec les sta-tues, moai, qui trnent sur les monuments funrai-res. Pour faciliter lanalyse, jai partag cette observation en cinq paragraphes : 1. chignons, coiffes, couvre-chefs ; 2. tte : oreilles, menton, cou, nez, cavits orbitales, bouche, barbe, tte en gnral ; 3. buste : chemise, mamelons et seins, ombilic, bras, mains, cartouches ; 4. dos : colonne vertbrale, ceinture, couronnes ; 5. tatouages, peintures corporelles. 1. Chignons, coiffes, couvre-chefs. Taills dans une carrire particulire se trouvant derrire le village de Hangaroa (le Puna Pau), les pukao reprsentaient mon avis des chignons ; ils taient en gnral cylindriques, avaient de 2 3 mtres de diamtre, et de 1 2 mtres de haut.

    Ils taient pourvus leur base, cest--dire du ct de la tte, dune mortaise o venait simbri-quer le haut de celle-ci. De lautre ct, cest--dire au sommet, il y avait un appendice, sorte de tenon cylindrique central entour parfois dune lgre gorge. On peut apercevoir un peu partout dans lle des pukao gravs de guirlandes, plu-mes, volutes et autres motifs divers. Henri Lava-chery a trs bien illustr ces dtails dans son ou-vrage en deux volumes consacr aux ptrogly-phes de lle de Pques. Il est intressant de signa-ler que les navigateurs des XVIIIe et XIXe sicles, ont rapport que les Pascuans se teignaient quel-quefois les cheveux en rouge, les relevaient au-dessus de la tte en une sorte de chignon que quelques-uns, peut-tre des chefs de clans, garnis-saient dune sorte de diadme fait de tapa (corce darbre) et de plumes. Roggeveen, lors de son passage dans lle en avril 1722, a vu que les pu-kao coiffant les statues taient entours de pierres blanches, reprsentant probablement une cou-ronne de fleurs liant les cheveux au-dessus de la tte. A Anakena, un grand nombre de boules

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    LE PASSE PRESENT

    DES STATUES QUI EN DISENT LONG

  • blanches de 12 15 centimtres de diamtre, ayant laspect du bton, ont t trouves sous les statues enfouies dans le sable. Sergio Rapu les a entasses prs du muse et sinterroge en-core sur leur usage. Je crois quelles reprsen-taient les couronnes en question. 2. La tte. Les oreilles A part quelques exceptions releves sur diffrents ahu, la plupart des moai avaient des oreilles aux lobes fort allongs, et la ressemblance avec les anciens Pascuans est ici confirme. Lors de son passage en 1914, la mission Scoresby Routledge put encore voir au moins une femme avec les oreilles allon-ges. Lallongement des lobes pouvait avoir un but ornemental ou correspondre un signe de dignit. Pour tirer celui-ci, on le perait avec un poinon fabriqu partir dune arte de poisson ou dun os. Dans louverture ainsi obtenue, on introduisait pour commencer de petites rondelles dos ou de bois, ensuite des corces darbustes enroules en forme de res-sorts ; ainsi lchancrure slargissait-elle de plus en plus et recevait par la suite des orne-ments beaucoup plus lourds et plus beaux, comme des vertbres de requins, ce qui per-mettait de lallonger dlibrment. Entre 1722 et 1800, des navigateurs remarqurent que les

    Pascuans avaient les oreilles tellement allon-ges quils accrochaient la partie pendante la partie suprieure aprs lavoir plie. Si nous considrons les gravures de lpoque, les pho-tographies et nos propres observations, nous trouvons un large ventail dappendices auri-culaires ; il suffit pour sen rendre compte de feuilleter les ouvrages de Cook, Heyerdahl, Lavachery, Mtraux, Routledge, pour ne citer que les plus connus (fig. A, B, C, E). Le menton Il na pas beaucoup retenu lat-tention des observateurs, et pourtant lon y dis-tingue parfois une marque assez singulire et inexplique. Il sagit dun Y allant du milieu de la lvre infrieure la pointe du menton. Cette gravure est en relief et ressemble un bourrelet. Etait-ce un tatouage, un signe propre un clan, nous nen savons plus rien. On peut cependant observer cette particularit sur la fameuse briseuse de vagues , ou si lon prfre Hoa Haka Nana Ia (fig. D) qui se trouve au British Museum de Londres et qui fut ramene par le navire Topaze en 1869. Dautres exemples existent, mais les dprdations naturelles les rendent difficilement discernables : la statue n 293 du rpertoire dEnglert et qui se trouve dans la carrire du Rano Raraku, de mme que la statue avec pukao de lahu Kote Riku poss-dent ces particularits. 7

    A B C D

    E F G

    H

  • Le cou Encore une rgion pratiquement n-glige par les observateurs, et pourtant les Pas-cuans ont galement recouvert de gravures cet-te partie du moai. Un des meilleurs observa-teurs en la matire fut encore une fois le Belge Henri Lavachery, lors de son passage avec la mission archologique franco-belge de 1934-35, dans laquelle se trouvait le remarquable ethnologue suisse Alfred Mtraux. Lavachery sut dceler ces gravures qui reprsentaient des tatouages en forme de lignes ondules, che-vrons, etc... (fig. C, H, E, F). H. Stolpe les a galement remarqus et nous en parle dans son tude publie en 1899 (fig. G). Le nez On pourrait crire longuement sur le nez en forme de proue, si caractristique des moai. L aussi il y a des exceptions et il suffit de regarder le profil de la statue Hanga One One, qui se trouve lextrmit de la galerie Mercator aux Muses Royaux dArt et dHis-toire de Bruxelles. A mon avis, deux races bien distinctes se sont partag la statuaire de lle de Pques. La premire, qui devait tre celle des longues-oreilles , possdait ce nez en forme de proue et taillait les moai, tandis que la se-conde, celle des courtes-oreilles , taillait les statuettes de bois, ou moai kava kava, au nez en forme de pic. La tradition orale nous rapporte que cette dernire race finit par vaincre lautre et par lanantir compltement, exception faite de quelques individus. Les cavits orbitales et les yeux Depuis la d-couverte de lle de Pques, et jusquen 1955-56, il fut not que deux types de statues se rencontraient sur Rapa Nui ; depuis lors, quelques statues totale-ment aberrantes ont t mises au jour. Ces deux types sont reprsents par les gants de pierre de la carrire du Rano Raraku et par ceux des plates-formes du bord de mer. Les premiers, souvent plus grands, plus effils et fichs en terre sur une assise de mllons, nont jamais dorbites ni dyeux. Ceux des ctes, par contre, sont plus massifs, plus obses et ont tous ces cavits oculaires caractristiques, part une exception observe jusqu prsent sur la cte sud. Nous savons depuis peu, grce Sergio Rapu Haoa, que les statues des ahu possdaient des yeux. Ils taient en corail phosphorescent et taient taills dans ce que les plongeurs appellent vulgaire-ment un cerveau de Neptune . La pupille en tuf rouge, de mme matire que le pukao, tait cylin-drique et venait se loger dans une cavit amnage tout spcialement au centre de lil. Contrairement ce que lon pourrait penser, les yeux ntaient pas enchsss dans la statue, mais tout simplement poss dans une gorge pratique dans la partie inf-rieure de la cavit orbitale. Cest lahu Nau Nau, dont il effectuait la restauration, que Sergio Rapu mit au jour 26 morceaux dyeux en mai 1978. C-

    tait une remarquable dcouverte et le doute ntait plus permis : les moai avaient eu des yeux et regar-daient le ciel et les habitants des airs. Daprs les rcits que jai pu recueillir sur place lors de mon sjour en 1979, jai appris que les Pascuans de la gnration prcdente avaient ramass auprs des ahu, et la demande des vanglisateurs, de nom-breux morceaux de corail informes. Ignorant que ces dbris taient en ralit des restants dyeux bri-ss par la guerre du renversement des statues, le huri moai, les Pascuans les faisaient brler dans des grands fts de mtal afin den obtenir de la chaux pour blanchir les maisons. Pendant la mission de 1979, la chance me fut donne de trouver, avec une anthropologue franaise, un grand morceau dil lemplacement dun ancien village situ 300 m-tres de la cte sud, aux alentours de lahu Hitara. Ceux qui auront laubaine de se rendre l-bas pour-ront voir dans le nouveau muse don du gouver-nement japonais un il reconstitu, de 36 centi-mtres de longueur et en excellent tat (voir KA-DATH n 34, p. 24). La bouche et la barbe La bouche ddaigneuse des statues est bien connue, et je ne my attarde-rais pas si un moai de la carrire navait attir particulirement mon attention par la forme sp-ciale de ses lvres dcoupes. Comme la mticu-losit des sculpteurs nest plus dmontrer, il sagit mon avis dune scarification des lvres, et non dune hypothtique denture (ci-dessous).

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  • Plusieurs moai de la carrire possdent gale-ment une barbe, ou plus exactement une barbi-che de forme rectangulaire, comme la statue en forme de tiki polynsien que Thor Heyerdahl dcouvrit en 1955-56 (voir KADATH n 34, p. 41). Elle se trouve encore au pied de la falaise extrieure du Rano Raraku. Nous savons par les gravures anciennes que les Pascuans portaient la barbe, alors que la plupart des statuettes moai kava kava portent un bouc. Ceci est mon avis un argument supplmentaire permettant daffir-mer que chaque moai taill dans la carrire tait la reprsentation fidle dun personnage parti-culier. La tte en gnral Notre observation serait incomplte si nous oubliions de mentionner que certaines statues des ahu avaient encore quelque chose de difficilement discernable et trs peu re-marqu. Au sommet de la tte et la base du tronc, se trouvent quelquefois des gravures en forme de 8 concentriques, qui rappellent les mas-ques du dieu Make Make. Sagissait-il dune pro-tection, dune identification pour les chefs ayant t homme-oiseau, ou de la signature du sculp-teur, ou encore de graffiti ? Ceci demeure une question rsoudre (figures ci-dessous).

    3. Le buste. La chemise Sur certaines statues de la carrire et des ahu, on remarque une dnivellation entre la fin du cou et le dbut du tronc, comme si lon voulait attirer lattention sur le fait que les anctres portaient une sorte de chemise. Un dtail sembla-ble apparat plus bas, dans laxe vertical de la sta-tue, hauteur du col. On peut remarquer une d-coupe semi-circulaire vers le bas, dont on ne peut saisir la signification. Lorsque lon essaie de trou-ver les autres extrmits de cette hypothtique chemise, rien napparat aux poignets ni la fin du buste. Personne ma connaissance na pu expli-quer ce dtail (fig. D). Sergio Rapu met lhypo-thse du raccordement des clavicules. Les mamelons et les seins Comme je lai dj dit, les sculpteurs soignaient les moindres dtails de leurs uvres, et cest ainsi que la prcision tait souligne dans le buste par le marquage en relief des mamelons ; trois statues prsentent encore aujourdhui des seins trs marqus. Rapa Nui ren-dait-il galement hommage certaines prtresses, comme la prophtesse Angata, ou encore certai-nes femmes de chefs ? Il semble que la chose ne soit pas impossible. Lombilic Nous constatons que les ombilics sont toujours bien mis en valeur sur les statues et sont toujours prominents sur les colosses par-gns par les intempries, cest--dire par Hiro le dieu du vent et de la pluie. Contrairement ce que certains ont pu croire, ce nombril ressort forte-ment et nous en trouvons encore une fois la raison dans les traditions et les lgendes. Lhistoire nous dit que pour lhomme du Pacifique, le canon de la beaut passe par une forte corpulence et un nom-bril bien dvelopp. Le nom mme de lle nest-il pas tout un symbole : Te Pito O Te Henua, le nombril du monde ? Les bras Les bras, curieusement, napportent rien de nouveau lobservateur, sauf le saillant du coude dont los est bien visible, ainsi que celui de lextrieur de larticulation du poignet. Les mains restent galement un vaste point dinterrogation pour celui qui les admire dans la carrire. On y voit en effet des dtails de toute beaut et dune finesse exquise, qui ont t heureusement protgs pendant des sicles par les boulis, volontaires ou non (fig. I et J au verso). Les mains Les mains sont composes de cinq doigts trs effils, beaucoup plus longs que la normale, poss sur labdomen, les pouces se rele-vant quelquefois vers lombilic. Ces mains ne sont jamais jointes ni croises comme le signalent certains guides touristiques, mais donnent un air de suffisance et de dtente leur propritaire. Le plus curieux dans le dtail de ces doigts, cest labsence absolue dongles, dautant plus difficile comprendre que partout ailleurs sur la statue les

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  • dtails sont dune saisissante ralit. Aprs des annes de rflexion, je me permets de suggrer une raison cet tat de choses. Nous savons que le premier dieu pascuan ntait pas Tanga-roa, mais trs certainement Make Make, grand protecteur incontest du monde des volatiles. Pour nous en convaincre, reportons-nous la crmonie de lhomme-oiseau qui se perptrait tous les ans sur le site grandiose dOrongo, si-tu sur lextrmit de la crte sud-ouest du vol-can Rano Kau. Nous pouvons donc supposer que les anctres reprsents par les moai taient des disciples du dieu Make Make et que cela se voyait sur les statues, les bras tant lvocation des ailes et les mains celles des plumes dun volatile symbolique. La ralit rejoignant nouveau la lgende et la tradition...

    Les cartouches Pour en terminer avec la face antrieure du tronc, un autre lment troublant se remarque sur les moai de la carrire qui ont fait lobjet de fouilles. Cest ainsi que la mission Heyerdahl mit en vidence, lors de ses fouilles de 1955-56, une particularit sur plusieurs sta-tues, au niveau du bas du tronc et de la naissance des jambes. Noublions pas, au passage, que cest la mission Routledge qui fit les premiers grands travaux de recherches dans les carrires intrieure et extrieure du Rano Raraku : nous lui devons les premires observations sur la base des moai de la carrire. Llment que je veux voquer est une sorte de cache-sexe ressemblant un cu de chevalerie, dont la partie centrale serait un paralllpipde rectangle en relief (fig. J). Que pouvait bien signifier cet ornement ? Sergio Rapu est persuad quil sagit dun tui pnien ; pour ma part, je pense plutt un orne-ment de ceinture, en tapa par exemple. Pas un seul des navigateurs de passage lle na fait allusion un tui de ce genre. Un jour peut-tre, lors de fouilles trs mthodiques au Rano Rara-ku, aurons-nous les rponses nos questions.

    4. Le dos. La colonne vertbrale Cette partie du moai a fait galement lobjet de beaucoup dhypothses trs souvent farfelues, surtout propos du niveau de la ceinture et de la naissance des fesses. Pour commencer avec la nuque, il faut noter une dni-vellation nettement marque en forme de V trs ouvert, entre celle-ci et les omoplates. Lextrmit infrieure du V rejoint parfaitement laxe vertical du moai. La colonne vertbrale, si elle nest pas marque avec ralit, est cependant souligne par un sillon vertical bien trac allant de la nuque jus-qu la ceinture. Le haut du dos faisait parfois lobjet de scarifications diverses et souvent inin-telligibles. Le plus bel exemple nous est fourni nouveau par la statue du British Museum, Hoa Haka Nana Ia, dont le dos est littralement recou-vert de gravures reprsentant des rames, des oi-seaux, etc... Une statue dcore dune faon prati-quement identique se trouve la gauche de lan-cien bureau de poste, avenue Policarpo Toro lle de Pques. Je ne puis affirmer quil sagit l dun travail ancien, car les angles des gravures sont trs nets, et de plus la statue tant adosse un mur, il est difficile den faire une observation correcte. Le haut du dos et le sommet de la tte ont fait parfois lobjet de mutilations rituelles qui consistaient enlever un disque parfait, plus ou moins grand mais pais, dans le corps du moai. Un exemple est visible sur la statue de lahu Kioe, prs du village de Hangaroa. On peut constater le mme phnomne sur le sommet dune statuette moai kava kava du muse dEdimbourg et dune autre au muse de Rome. Que signifiait ce genre dopration, rite magico-religieux ou envie de saccaparer la force ou le mana de son ennemi ? La ceinture et les couronnes Le bas du dos dun certain nombre de statues est caractris par trois sillons parfaitement parallles pousant la ligne courbe de la taille et surmonts dune ou deux couronnes. Ces dernires sont en relief. Cou-ronnes et sillons du haut se touchent. La partie de la couronne au contact du sillon perd sa courbure et devient parallle au sillon ; dtail important, comme nous allons le voir. Sous les trois sillons apparat, en relief et dlimit par deux incisions parallles, une sorte de M majuscule bien trac dont les sommets touchent le bas de la ceinture. Que signifie tout ceci ? Faute de certitude, je don-nerai simplement mon opinion : je pense que les trois sillons hauteur de la taille nvoquent, en fait, quune ceinture de corde ou de tapa. Les cou-ronnes au-dessus de la ceinture sont, pour moi, des cercles qui ressemblent une ou plusieurs boucles de cordes permises seulement par le rang lev du personnage. La reprsentation du M ma-juscule serait limage des cordons passant entre les jambes et maintenant le cache-sexe, ou ltui

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  • pnien dont parle Sergio Rapu. Il est assez curieux de constater que certains rapprochements peuvent tre voqus entre les sumo japonais et les moai des ahu de lle de Pques : mme corps volumi-neux et obse, mme sorte de chignon pour cer-tains au-dessus de la tte, et pour le matre, le yo-kozuna, ceinture de corde et boucle dans le dos au-dessus de celle-ci, mme pose des mains sur labdomen en position de dtente, caractristique des Asiatiques. Il faut cependant remarquer que lon ne trouve pas de continuation de la ceinture sur le devant des moai. Peut-tre est-elle cache par les mains ? Des fouilles au Rano Raraku nous apprendront sans doute quelque chose de plus dans ce domaine, comme dans beaucoup dautres. Il faut encore signaler que certaines statues poss-dent sur chaque fesse une grande volute grave en doubles traits. 5. Tatouages ou peintures corporelles. On peut lheure actuelle affirmer que les moai taient dcors, sur la poitrine et le ventre, de couleurs diffrentes, certainement en rouge et en blanc, faisant penser des tatouages. Cest ainsi que, en 1934, Henri Lavachery put encore apercevoir des traces de peinture sur deux sta-tues de lahu Vinapu ou Tahiri. En 1972, Made-moiselle Hyvert, dlgue de lUNESCO en mission lle de Pques, signale dans son rap-port que les chantillons prlevs sur plusieurs moai des ahu rvlent des traces de peinture une priode lointaine. Il sagit de moai des ahu Tongariki et Vinapu, et du moai n 50 de lahu Akivi. Lenduit rouge, appel kiea, est fait de cendres rouges piles, riches en oxyde de fer. Le blanc provient de la calcination des coquilla-ges, il se nomme marikuru. Si nous reprenons le texte de Lavachery, nous pouvons lire que La partie du tronc porte des traces de pein-ture, les bandes rubannes sont blanches avec quelques points rouges, et les surfaces pleines taient peintes en rouge (statue du Vinapu). Il note aussi quune autre statue du Vinapu, reste lextrieur de lahu, porte encore au cou des

    traces de peinture rouge. Nous trouvons de pareilles affirmations dans le rcit de Palmer sur le transport de la briseuse de vagues , depuis Orongo vers Hanga Piko. Dans le rap-port de Mademoiselle Hyvert, cit plus haut, nous pouvons galement lire : certaines sta-tues prsentent une mince pellicule doxyde de fer que lon peut considrer comme un enduit de peinture base de limonite .

    FRANOIS DEDEREN (TE PITO)

    11 Rfrences bibliographiques. Castex, Louis : Les secrets de lle de Pques ,

    Paris Hechette 1966. Heyerdahl, Thor : Norwegian Archaeological

    Expedition to Easter Island and the East Pacific , Forum Publishing House, Stockholm (Sweden), Thor Heyerdahl and Edwin N. Ferdon Jr., 1965.

    Lart de lle de pques , Papeete, Editions du Pacifique 1977.

    Lavachery, Henri : Les ptroglyphes de lle de Pques , Anvers, De Sikkel 1939.

    Mulloy, William and Figueroa, Gonzalo : The Akivi-Vai Teka complex and its relationship to Easter Island architectural prehistory , Hawaii, University of Hawaii at Manoa 1978.

    Picker, Fred : Rapa Nui Easter Island , New York, Paddington Press 1974.

    Putigny, Bob : Ile de Pques , Papeete, Editions du Pacifique 1973.

    Ribera, Antonio : Operation Rapa Nui , Barce-lona, Pomaire 1975.

    Scoresby Routledge : The mystery of Easter Island , London, Sifton, Praed and Co Ltd. 1919.

    Stolpe, Hjalmar : ber die ttowriting der Osterinsulaner , Berlin, R. Friedlander und Sohn 1899.

    Zuber, Christian : Lle de Pques , Paris, Edi-tions Galapagos - films 1980. La petite prin-cesse de lle de Pques , Paris, G.P. 1980. Les mystres de lle Pques , Paris, Vilo 1980.

  • Moai : smantique et origine du mot. Pratiquement chaque crit spcialis ressasse la mme chose : lle de Pques, les statues sont dnommes moai, et ce nom est inconnu en Polynsie o il en existe pourtant. Plutt que de rpter le mme constat dimpuissance, je me suis attach tenter de reconstituer lorigine de ce mot. Les vocabulaires et dictionnaires mo-dernes de lle adoptent lorthographe moai , mais des ouvrages anciens contiennent aussi la graphie mohai . Pourquoi ce h supplmen-taire, qui reprsentait donc un phonme encore bien prsent dans la langue du sicle pass ? Un livre rcent de deux chercheurs australiens r-pond partiellement la question ; jai eu lhon-neur den faire la critique pour la revue alle-mande Anthropos (1). Ce h se substitue, dans plusieurs mots des vieux vocabulaires, une sorte de coup de glotte (lhamza des peuples smites, polynsiens, etc...), not actuellement ou par certains linguistes. Autrement dit, les missionnaires et explorateurs qui perurent quelques mots pascuans ntaient pas des lin-guistes et adoptrent une orthographe dfec-tueuse. Je crois que, comme pour dautres mots polynsiens et pascuans, ce h tait le tmoin visible dun phonme qui a disparu, et que la vraie graphie qui aurait d tre moai est devenue moai (2).

    REACTIVATION

    ARCHEOLOGIQUE

    UN EXAMEN CRITIQUE DE LA SATUAIRE PASCUANE

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    (1) Voir plus loin, en page 46, le post-scriptum sur The Language of Easter Island . (2) Les traces du h disparu (en ralit un hamza qui reprsentait, daprs moi, la consonne r disparue encore plus tt) subsistent cependant, puisque nous lisons dans danciens ouvrages moi avec un accent sur le a, ce qui indique une accentuation de la voyelle ; cette accentuation tait cense reprsen-ter lhamza de la prononciation (en anglais lhamza = glottal stop, break ).

    Cette tude est une rponse partielle aux probl-mes voqus dans larticle prcdent et repr-sente la synthse dtudes personnelles commen-ces il y a plusieurs annes dj. Elle apportera, je lespre, du nouveau aux mystres poss par les statues pascuanes, pour lesquelles il nexiste effectivement pas de relev des particularits tel-les que les motifs dorsaux, les barbiches, etc... Rarement aussi, lon a os tenter une identifica-tion prcise avec le genre fminin ou masculin. Pratiquement personne na crit que des statues ont des noms qui se retrouvent dans les vieilles gnalogies royales de lle. Des dtails compl-mentaires sur les colosses pascuans que je cite se trouveront souvent dans les dossiers Les sta-tues de lle de Pques avaient un nom et Pr-inventaire des statues pascuanes , qui constituent dans ce numro des approches plus techniques . En 1978 et 79, jaidai des mem-bres de lquipe KADATH prparer ce qui devint le numro 34. Contrairement la prsente parution, ce spcial le de Pques ntait pas consacr la statuaire mais portait cependant les germes de plusieurs chapitres qui vont suivre, et lon y parlait dj des gants barbiche et des statues rouges. Ceux qui sintressent aux colos-ses de pierre mais aussi dautres aspects pas-sionnants de lle de Pques, peuvent donc consulter ce fascicule toujours disponible, qui reflte quelquefois des ides trs diffrentes des miennes. Il est tout lhonneur des membres de cette quipe daccepter de publier mon tude qui ne concorde pas toujours avec les avis exprims alors. Enfin, je remercie ici Brigitte et Patrick Ferryn qui, malgr un sjour trop court en 1986, parvinrent ramener de lle de Pques une foule de renseignements importants qui compltrent et confirmrent des donnes en ma possession.

    JEAN BIANCO

  • Voici le schma illustrant partiellement ma thorie de lorigine du terme moai lle de Pques. Lieu du culte (avec statues de pierre ou non) en Polynsie ancienne, Tahiti, le de Pques, etc... : marai et morai, mara en tahitien mo-derne ;

    mohai : lancien nom pascuan des statues montre une lision du r par un h (en ralit hamza) et aurait d scrire moai ;

    moai : en pascuan moderne, qui est la troisime phase. Llision du r en Polynsie nest pas rare, et les Marquisiens remplacent ce phonme des mots de leur langue par lhamza pour crire ma (mara Tahiti). Actuellement, certains mots pascuans rvlent encore cette lision, puisque les deux graphies kior et kioe existent pour le mot rat en pascuan moderne. Pour marai et morai (moai), le vocabulaire ancien de Roussel nous dit que le passage de a o tait frquent dans les mots locaux. Ahu tait le nom de la partie centrale du mara en certains archipels de la Polynsie. A lle de Pques, ahu repr-sente la totalit de ce monument architectural, quil soit muni de statues ou non. Ces dernires (moai) auraient donc pris le nom dform des lieux cultuels (morai, marai, mara) sur les-quels elles se trouvaient. Le lecteur excusera cette longue digression technique mais elle tait ncessaire pour remettre les montres lheure et faire taire, peut-tre une fois pour toutes, ceux qui dcouvrent dj des mystres lle de Pques rien quen citant cet trange mot : moai. Puisque moai serait donc une dformation de mara, il convient de chercher le nom vritable de ces colosses, mais je ne peux ici avancer pour linstant que deux possibilits : 1 Le nom de certaines statues pascuanes (voir plus loin) commence par ti..., la dformation du vieux tahitien tii (tiki dans certains archipels polynsiens), qui est le nom des antiques sculp-tures tahitiennes en bois ou en pierre ; 2 Le nom des statues ou statuettes tait primi-tivement ata dans certains archipels ocaniens ; or, pour moi, ce vocable serait la forme pre-mire de homme , humain , lle de P-ques et en Ocanie, ainsi que je lai reconstitu dans un dossier linguistique qui paratra bientt dans le Bulletin des Ocanistes du Muse de lHomme Paris. Il est significatif de lire dans de vieux dictionnaires ( Efat) : ...toutes les divinits de cette sorte taient reprsentes par des pierres ou des rochers que nous appelons leurs idoles et connues sous le nom gnral de fatutabu et atatabu. Les esprits dont lorigine tait connue taient les esprits de leurs anctres

    ou hommes dcds et nomms atamat (3). Il est finalement normal, je pense, qu Efat ces masses de pierre sculptes ou non, prirent le nom de lhomme (ata) mais ceci reste prouver pour lle de Pques, bien que cette possibilit ait ma prfrence (4). Le nombre exact des statues et leur inventaire. Il ne sera pas possible dtablir une typologie prcise de la statuaire pascuane tant quun in-ventaire complet nen aura pas t effectu et publi ... ce qui nest toujours pas le cas lheure actuelle ! Cest pourquoi il est utile de parler des diffrentes expditions qui sintres-srent aux statues et des donnes chiffres quelles rassemblrent. Jai souvent lu : il y a environ mille statues lle de Pques . Selon divers auteurs, les chiffres vont de quelques centaines 1200. Ayant travaill une vingtaine dannes sur lle de faon pisodique, il est vrai , larchologue William Mulloy a cit le nombre de mille statues. Dautres scientifiques et des amateurs clairs, ayant fait de nombreux voyages Rapa Nui, sont daccord avec ce chiffre lev. Le Pre Englert (33 ans de sjour lle), plus modestement, parlait de 600 gants... Il est remarquable et risible la fois que quelquun comme lAmricain Thomson, sjournant quelques semaines seulement lle en 1886, tait dj trs proche de la ralit : 555 statues, crivait-il. Comment est-il possible de passer allgrement du simple au double pour le nombre des moai et de lcrire dans des articles ou dans des livres ayant eu une diffusion mon-diale ... alors que ce nest pas la vrit ? A laide dune grosse loupe, une tude attentive de milliers de photos parues dans des centaines de publications me permet dapporter certains claircissements cette nigme (5).

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    (3) Fatu tabu = pierre sacre ; Ata tabu = homme sacr ; Ata mat = homme mort. (4) Quelques exemples limitatifs de mon dossier ata = homme, esprit, statue, etc. : Ata...statue et homme, Rennell et Belloda qui sont des les peuples de Polynsiens teints de Mlansiens ; Ata...homme, statue, masse de pierre reprsentant des hommes dcds, Efat (nom actuel : Vanua-tu) aux Nouvelles-Hbrides ; Ata et Tiki...statue et statuette aux Marquises. (5) 300 titres sur lle de Pques et 450 sur la Poly-nsie dans ma bibliothque personnelle ; cette source fut complte par la documentation des au-tres collaborateurs de KADATH, mais aussi par des recherches la photothque du Muse de lHomme Paris, et par diverses personnalits ou plus simple-ment par des touristes qui me ramenrent des photos et des diapositives.

  • La personne qui a recens les statues a gale-ment numrot les chapeaux lors du mme in-ventaire (voir KADATH n 34). Les numros de ces couvre-chefs se mlent donc ceux des sta-tues, et ceci augmente le total dune centaine dunits. Il semble bien que cette numrotation la chaux se fit seulement pour la premire fois en 1955, pour la venue de lexpdition Heyer-dahl. Quelques erreurs dinterprtation font croire un chiffre plus lev que celui dEn-glert ; cest ainsi que Hyvert, de lUNESCO, renseigne une statue de lahu Tongariki comme portant le n791, mais en ralit ce monolithe est numrot 191 (le sept sans petite barre trans-versale ressemble effectivement au un sur les statues pascuanes). En aot 86, les Ferryn remarqurent que le chapeau situ prs de lex-trmit dun certain ahu portait le mme numro que le premier de lahu suivant, le long de la cte. Manifestement, la numrotation na pas t faite de manire srieuse. Dautres erreurs exis-tent ; je ne les relverai pas toutes ici puisque un pr-inventaire des statues en parle plus loin, mais que le lecteur intress sache quun point deau, vritable visage humain taill dans le ro-cher, porte le n167 alors quon ne peut videm-ment pas tenir cela pour une statue ! Il semble bien que le commandant Arturo Young Ward, de la Marine de guerre chilienne, fut le premier, en 1934, tablir un inventaire des statues de lle et signaler leurs positions sur une carte, mais ces documents, tout comme ceux du Pre Englert, semblent bien cachs. Nous ne perdons cependant pas lespoir de pou-voir les consulter un jour, au Chili, lle de P-ques ou ailleurs. Lon peut pourtant se demander si, pour Ward, nous avons affaire une tude srieuse puisque, daprs mes recherches, son sjour fut trs court et quil semblait bien impos-sible, lpoque, deffectuer un comptage s-rieux en un maximum de dix jours de temps, mme si plusieurs chercheurs y participrent. En 1934, Arturo Young Ward ne pouvait disposer, pour les moai des ahu, que de la carte ctire incomplte de lAmricain Thomson et des plans inachevs de Mrs. Routledge pour ceux du Rano Raraku, le grand volcan-carrire. Les do-cuments la disposition des chercheurs actuels sont bien plus fiables, ainsi que nous le verrons. Depuis linventaire du Pre Englert (dj tabli sur papier avant 1948), dautres monolithes ont t dcouverts par Mulloy, Mazire et dautres, ce qui a augment de quelques dizaines dunits leur nombre ; cest pourquoi la clbre statue agenouille du Rano Raraku, dterre lors des fouilles de 1955-56 par lquipe dHeyerdahl, porte maintenant le numro 680. Les intempries

    et certains photographes effacrent beaucoup de ces numros, et cest pourquoi la plupart des statues nen portent plus ... ce qui a fait croire quelques-uns quils dcouvraient des colosses non encore rpertoris ! Ce rpertoire trs peu connu existe, puisque Thomas Barthel et dau-tres fouilleurs lont eu en main lle. Malgr les tentatives de mon collgue Franois Dederen, nous ne sommes toujours pas en possession de ce vieil inventaire, ce qui complique fortement notre tche et nous empche de prsenter une bauche dinventaire plus complte que celle quon trouvera ici. Il est vrai que plusieurs ahu et leurs statues gisent prsent sous la mer, mais des voyageurs et des scientifiques ont souvent eu le temps de nous les dcrire. Il est vrai aussi que plusieurs dizaines de statues doivent encore tre ensevelies au Rano Raraku, mais cela ne pour-rait influencer fortement le total rel de 700 moai indiqu la fin de ce chapitre. Fin 1981, un atlas archologique de lle de P-ques nous a apport un sang neuf pour linven-taire des moai et des ahu. Cet atlas est incomplet (seize sections de lle sur les trente-cinq pros-pecter y sont reprsentes) et si, sur ces cartes, certains ahu laissent deviner que des moai y figu-rent, dautres plans nindiquent rien... Tel quil est, cet atlas constitue nanmoins un outil formi-dable pour les chercheurs, puisque plusieurs plan-ches nous montrent les statues du Rano Raraku et des environs (391 gants). La date tardive la-quelle nous pmes le consulter (fin septembre 1986) nous a empch den faire une exploitation suffisante, mais il est sr qu lavenir une tude trs fouille sera consacre un rpertoire com-plet des statues pascuanes et de leurs particulari-ts. Pour trouver le nombre exact des statues de lle de Pques, il faut revenir latlas en ques-tion : cet ouvrage renseigne 580 monolithes pour les sections prospectes. Daprs mes calculs, il faut y ajouter 120 statues au moins dans les par-ties non inventories par les spcialistes chiliens. Une majorit du territoire, qui na pas encore t examin par les archologues de cette quipe, nen contient que peu. Mes chiffres sont bass sur les tudes dEnglert, de Lavachery et de Thom-son, qui dcrivent les moai de la cte nord et ceux du haut de la cte ouest de lle qui ne sont pas repris dans latlas. Ce total de 700 doit donc tre trs proche de la vrit, et en procdant autrement lon peut additionner les chiffres dEnglert : 324 statues sur des ahu et perdues en cours de route, auxquelles il faudrait ajouter les 391 statues du Rano Raraku et des environs, comptabilises par latlas ; ce qui ferait un total de 715 pour ce mode de calcul (750 si lon compte les dbris de moai remploys dans les ahu). Le terme de

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    gants ou de statues , pour la totalit de ces monolithes, est inadquat lorsquon saura quen-viron 250 parmi ceux-ci sont toujours attachs au volcan qui les a vus natre et que, non termins, ce ne sont souvent que des bauches, des visages ou des corps sans tte taills dans le rocher. Les cartes montrant une vue arienne des sta-tues du Rano Raraku et qui figurent sur ma planche dtachable broche au milieu de ce numro, sont drives des cartes originales de lquipe archologique chilienne dirige par Claudio Cristino Ferrando. Patrick Ferryn les a photographies sur un panneau fich au pied du Rano Raraku ; Franois Dederen les a redessi-nes pour KADATH et jai, pour ma part, assu-r la numrotation des moai daprs les donnes du Pre Englert. Le lecteur aura remarqu que sur ces cartes et dans les textes des diffrents articles figurent des centaines de moai numro-ts, alors que jcrivais plus haut que nous ne possdions pas linventaire du Pre Englert ; mais comme je lai dit, ltude de milliers de photos a permis de reconstituer la numrotation originale de la majorit des statues, et nous in-diquerons lorsquun doute subsiste. Lors de leur

    rcent voyage, les poux Ferryn purent encore de visu confirmer, complter et corriger cer-tains des renseignements ainsi obtenus. Jinvite le lecteur qui aura la chance de pouvoir un jour se rendre lle de Pques, tre particulire-ment attentif la numrotation subsistant sur les moai et de nous communiquer ses ventuel-les observations. Toutes les photos seront les bienvenues (il va de soi quelles seront rendues leurs auteurs), et les vues montrant des moai qui nous posent problme (voir pr-inventaire des statues) sont particulirement espres. Les statues en pierre diffrente de celle du Rano Raraku. Dans la quasi-totalit des ouvrages sur lle de Pques lon rpte toujours : presque toutes les statues sont en tuf volcanique et proviennent du Rano Raraku . Ils ne nous donnent prati-quement jamais de dtails sur ces statues vises par le presque de la phrase. Je me suis donc attach rechercher celles qui ne furent pas extraites du Rano Raraku, et ceci mamne des conclusions qui remettent en cause la pater-nit du grand volcan pour les premires statues.

    Trois statues en basalte dans des muses : Hanga One One (Cinquantenaire Bruxelles), Hoa Haka Nana Ia (British Museum Londres), et le moai dOtago (Dunedin en Nouvelle-Zlande).

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    1. Les statues en basalte. Sans verser dans des considrations gologiques, nous pouvons dire que le basalte est une sorte dandsite pure, une lave volcanique trs dense bien plus lourde que le tuf du Rano Raraku. En Belgique, Hanga One One, une statue en basalte ramene en 1935 par Lavachery, orne une salle des Muses Royaux dArt et dHistoire Bruxel-les. Elle mesure 2m70 et pse au moins six tonnes (une description dtaille en a t donne dans KADATH n 2). Abme partiellement par ses voyages et ses dmnagements, elle est originale par son non-conformisme. Sa tte est ronde et possde un occiput bien marqu (une douzaine de moai pascuans ont une tte ronde). A sa base, sur lavant, figure ce qui semble tre la reprsentation dun petit phallus ; Francina Forment, responsa-ble de la section Ocanie de ces Muses Royaux, est daccord avec moi sur ce point. Ce gant pro-vient dun ahu situ prs de Hangaroa, sur la cte ouest, et cette localisation est trs importante comme nous le verrons plus loin... Une deuxime statue en basalte sappelle Hoa Haka Nana Ia et se trouve au British Museum de Londres. Elle a quitt lle de Pques en 1868, poque o elle tait peinte en blanc et en rouge. Ce colosse de 2m40 de haut pse environ quatre tonnes, tant moins massif que le prcdent ; de nombreux glyphes dcorent son dos. Cette statue est du type classique, pareille celles du volcan-carrire, et plusieurs auteurs dtudes srieuses voient en elle un prototype des statues du grand volcan. Elle provient de lintrieur dune des maisons de pierre dOrongo (pointe sud de lle, cte ouest) o elle tait demi enterre. Cette statue devait tre trs importante aux yeux des Pascuans puis-quelle tait lobjet dun culte li aux hommes-oiseaux... Une troisime statue, de mme struc-

    ture que les deux prcdentes, se remarque sur une photo du Muse dOtago (Dunedin), en Nou-velle-Zlande. Il est prcis que ce monolithe a t trouv prs de la maison Brander Tahiti, or ce mme Brander tait la tte dune importante exploitation commerciale lle de Pques, au sicle pass. Il possdait galement Rapa Nui une maison prs de la cte ouest et sur cette mme cte, un petit port spcialement amnag pour son ngoce. Cette statue pascuane en Nou-velle-Zlande doit avoir une taille proche des deux mtres (mesure approximative daprs pho-to). Son type est diffrent de celui des statues du volcan, bien quelle prsente quelques ressem-blances avec celles-ci. Son poids avoisine proba-blement les deux tonnes (trois au maxi-mum)...Toujours sur la cte ouest et en basalte, nous pouvons encore contempler la statue n76 qui est incluse, dos lextrieur, dans un mur de lahu Mai Taki Te Moa. Le moai mesure peu prs 1m90 et possde une tte ronde et de courtes oreilles, lit-on dans le livre qui rend compte des rsultats archologiques de lexpdition Heyer-dahl (il me semble pourtant que certaines photos indiquent une tte classique allonge et des oreil-les plutt longues...). Ce moai, remploy comme pierre dahu, tait compltement encastr dans un mur lorsque Lavachery le vit en 1934, et notre compatriote affirme avoir cart quelques pierres adjacentes pour dcouvrir que ce ntait quun semblant de statue, puisque la tte ne possdait ni yeux ni oreilles, etc. En 1955, au contraire, les archologues qui examinrent cette statue com-pltement libre des blocs qui lentouraient, lui trouvrent une tte bien termine. La conclusion est alors vidente et pourtant jaime lire et relire le livre de Henri Lavachery ainsi que ses autres travaux, et le personnage lui-mme mest fort

    La statue n 76 encastre dans lahu Mai Taki Te Moa (dessin de Mrs. Routledge).

  • sympathique !.. Une statue numrote 84, en ba-salte elle aussi, gt dans la rgion de Hangoteo (Pepe Renga et Puna Marengo, disent encore cer-tains auteurs, mais il sagit toujours de la mme statue). Ce moai relativement petit na que 1m76, une tte ronde et de courtes oreilles. Dtail impor-tant : il a des seins hmisphriques en lger re-lief... Lavachery renseigne une statue de basalte (sixime de ce classement) : cette statue taille

    dans une lave particulirement dense na pu tre extraite par son auteur . Tout comme pour la prcdente, nous sommes ici sur la cte nord, mais si la statue n84 peut encore tre comptabi-lise avec celles de la cte ouest, puisquelle est sise dans une bande territoriale proche, cette statue-ci, non dtache, appartient bien au nord de lle. Mtraux, compagnon de Lavachery, situe ce moai prs dAnakena et confirme quil tait attach. Lavachery donne dans son carnet de travail des prcisions qui me permet-tent de la situer mi-chemin entre la cte ouest et Anakena. Mtraux est affirmatif pour le ba-salte dont est faite la statue, alors que Lavachery est plus vague, comme nous venons de le lire... Une septime statue de basalte (plus exactement un torse) peut se voir dans louvrage de Heyer-dahl dont jai parl plus haut. Le basalte de cet trange moai est gris, tout comme celui de la statue n76, alors que certains moai dj cits sont renseigns comme tant dun basalte noir-tre. Ce grand torse de 1m25 est curieux pour plusieurs raisons : il est dun style tout fait in-habituel et porte, sculpt dans la masse, un cha-peau conique du genre chapeau chinois . Sa localisation louest dAnakena inciterait pen-

    ser quil sagit du mme moai que le sixime de mon classement, mais celui-l ntait pas signal portant un couvre-chef et il faudrait alors admet-tre quil a t dtach de la roche comme le montre louvrage de Heyerdahl... Celui-ci men-tionne encore deux statues en basalte tte ronde et courtes oreilles sur la cte nord ; lune est certainement le moai n84 mais lautre ? En admettant que cette statue soit celle de Lavache-ry et Mtraux, on aurait de toute faon une statue de plus courtes oreilles et tte arrondie, ou alors nous aurions une huitime statue basaltique qui possderait ces caractristiques dj prsen-tes sur plusieurs des moai de ma liste

    Une neuvime (?) statue en cette mme roche trs dure existerait au Chili, o elle fut transpor-te au dbut du sicle. Jacques et Claude Vi-gnes, qui ont dj effectu plusieurs sjours sur lle, nous crivent quelle est en basalte, et je la signale en attendant une vrification ; jen parle dans un autre chapitre, elle semble tre de type classique, et mesure 1m45, nous disent-ils encore.

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    La statue n 84 dans la rgion de Hangoteo.

    Le torse avec un chapeau conique incrust dans la masse.

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    Cette liste de huit ou neuf statues en basalte donne, en premire analyse, quelles sont toutes petites : aucune, en effet, natteint trois mtres. Ceci est peut-tre d la densit leve de cette matire qui, volume gal, atteindrait le double, je crois, du tuf du Rano Raraku. Cest une hypo-thse de travail qui peut tre soutenue si dautres statues de mme matire mais plus grandes n-taient trouves lavenir... et si aucune explica-tion satisfaisante ntait fournie. Toutes ces sta-tues sont issues de la cte ouest et nord-ouest, mais ceci na rien dextraordinaire puisque la go-logie nous apprend que les principaux gisements de basalte de lle sont dans ces rgions. Les deux sexes semblent reprsents mais surtout, plusieurs de ces monolithes ont une tte ronde et de courtes oreilles, et lune est surmonte dun chapeau coni-que taill dans la niasse. Ces dernires particulari-ts tranchent carrment avec les statues classiques du Rano Raraku. Il semblerait donc bien quelles

    aient t tailles par dautres sculpteurs que ceux du volcan, et que leurs caractristiques anatomi-ques indiqueraient une priode o la sculpture tenait encore compte de dtails naturalistes qui disparurent sur les statues classiques, ou qui fu-rent styliss outrance sur celles-ci. La preuve de lantriorit des statues de la cte ouest sur celles du grand volcan se trouve dans les traditions pas-cuanes. Jen ai retrouv une qui stipule bien que les sculpteurs de la premire statue du Rano Rara-ku ne parvenaient pas la tailler convenablement. On leur conseilla de consulter un homme g de la cte ouest (tiens, tiens !) qui habitait un en-droit situ non loin de Hangaroa. Cette lgende (plus longue et dont il existe des variantes) fut narre ds 1914 Mrs. Routledge par un homme du clan Tupa Hotu de la rgion du Rano Raraku. Elle dmontre clairement que des statues furent tailles sur la cte ouest avant celles du volcan, puisque laide dun artisan membre dun clan rival fut demande et que ce fait est reconnu par les Tupa Hotu eux-mmes. 2. Les statues rougetres. Des statues en pierre rougetre existent aussi lle de Pques, et elles sont peu prs toutes dun style qui diffre nettement de celui du grand volcan. Lors de lexpdition Heyerdahl, lon releva non loin du site de Tahai, dans la rgion de Hangaroa, une statue tte triangulaire denviron 2m50 et deux autres grands morceaux de moai de petite taille et tte ronde et courtes oreilles ; ces trois exemplaires taient en tuf rouge, comme ceux de la liste qui va suivre. Ce trio se trouvait parmi les restes dun ahu qui fut baptis Mea Mea, rougetre , et non invento-ri par le Pre Englert, lequel fut trs tonn de cette trouvaille. Trois autres statues de couleur rouge mais plus fonces et attaches la roche furent dcouvertes par la mme expdition. Fort rodes et non termines, elles gisent dans la petite carrire du Maunga Otuu (Tuu Tapu, se-lon dautres sources) quon trouve dans la rgion du site de Tahai mentionn plus haut. Elles sem-blent classiques et ont moins de lm50. Une tte non classique de statue fut mise au jour lors de la restauration de lahu Tahai, et Mulloy stipule bien que cette pierre rouge (plus fonce ?) ntait pas pareille celle du Punapau do proviennent les chapeaux. Une statue ayant t parat-il bic-phale, fut redresse en 1955 prs de lahu Vina-pu (voir KADATH n 34, p. 40). Cette statue-pilier mesure actuellement plus ou moins 2m70 sans ses ttes, et naurait pas dpass trois m-tres dans son tat premier. Dautres ttes et frag-ments de statues rouges furent encore trouvs lle de Pques mais une fois de plus, le lecteur aura compris que plusieurs de ces statues trs

    Une neuvime statue en basalte, et qui se trouve au Chili.

  • anciennes taient dun style hors du commun et avaient une taille plus humaine et des formes plus ralistes que les gants du grand volcan. Rien ne permet daffirmer que ces moai rouges sont tous issus du Maunga Otuu, et il est vident que le Punapau offre aussi une possibilit de taille pour certains dentre eux. Tout comme pour les statues de basalte, une enqute gologi-que srieuse est ncessaire et permettra dtablir lorigine exacte de ces moai. Il semble que lAmricaine Van Tilburg ait entrepris une tude pousse de ces monolithes rougetres, mais nous nen avons pas les rsultats pour linstant. 3. Les statues en tuf du Rano Raraku. Je ne mtendrai pas longtemps sur la matire

    bien connue qui a servi la fabrication des moai, mais il est sr que le tuf de cette carrire tait fort variable suivant le chantier, ainsi que lcrit Ma-demoiselle Hyvert, gologue de lUNESCO. Tout dabord, un certain nombre ne sont pas de grande taille (moins de trois mtres) et plusieurs statues dahu qui proviennent de ce volcan ne sont pas les colosses que lon cite toujours. Les deux sexes sont reprsents et la fameuse statue agenouille et barbiche est assurment une exception parmi les 391 statues de ce volcan teint. Je ne suis pas le seul penser que ce moai particulier est dune poque plus ancienne que les autres de la carrire, et jai relev quon raconta en 1882 Geiseler que la partie pic de la carrire tait la plus ancienne ; or cest l que se trouve prcis-ment notre gant agenouill tte ronde.

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    Le trio rougetre de lahu Meamea, non loin du nouveau muse (visible sur le clich du haut).

  • 4. Les moai en tuf blanchtre du plateau de Pok. Lavachery crit qu lahu Pukukereta, sur le plateau de Pok, se trouvent cinq statues blan-ches presque enterres (en 1934) et perdues dans les hautes herbes. Son collgue Mtraux les a lui aussi remarques, mais il cite sept ou huit moai pour cet ahu. Englert ne le reprend pas dans son inventaire et personne dautre nen parle. Cette trouvaille trs intressante ne peut avoir t invente, puisquil est exact que des gisements de pierre blanche se trouvent sur ce plateau. La description de ces statues montre une identit de style avec celles du volcan-carrire. Dans son rapport pour lUNESCO, Hyvert cite deux moai du village dHangaroa en trachyte alcalin (la pierre blanchtre cite plus haut) et pense quils proviennent de Pok. La gologue prcise que lorigine exacte de la carrire na pas encore t dtermine parmi les innombrables zones de lave vritable. Cette liste de diffrentes sortes de pierre ayant servi sculpter les statues nest peut-tre pas encore complte et il est possible que, dans un avenir proche, des analyses pousses nous en apprennent plus. Ma longue numration de ces statues particulires aura fait comprendre quil y eut au moins une demi-douzaine de carrires de taille lle de Pques aux temps anciens, dau-tant plus que Geiseler affirma reconnatre, en 1882, les restes dune antique carrire aux sta-tues sur les flancs du Rano Kau la pointe sud de lle. Mme si la grosse majorit des moai provient du Rano Raraku, les diffrences exis-tant entre ceux du volcan et quelques-uns des autres que nous venons de voir sont telles quil est impensable daffirmer que le Rano Raraku est le lieu dorigine des premires statues de lle. Nous avons vu que les lgendes pascuanes elles-mmes semblent dmentir la paternit du grand volcan pour les premires statues, mais surtout il ne faut pas oublier que des dizaines de fragments de moai, nayant souvent aucune res-semblance avec ceux du Rano Raraku, sont inclus dans les murs de nombreux ahu construits et reconstruits tout autour de lle. Ceci dmon-tre nettement quavant que la statuaire tradition-nelle du volcan ne soit place sur les ahu, il exis-tait dautres types de monolithes ncessairement plus anciens. Les diffrences observes sur ces colosses de pierre me font penser deux grandes priodes bien distinctes pour le travail de la pierre et que, pour chacune de ces priodes, il y eut des tapes qui donnrent des sous-types de statues. Mais plus simplement, nest-il pas nor-mal denvisager que deux peuples diffrents taillrent des statues diffrentes en ces deux p-riodes ? On pourrait stonner de ne pas trouver

    ici une analyse comparative des divergences stylistiques que lon pourrait relever sur les cen-taines de moai de lle, mais un travail aussi ex-haustif ncessiterait un trs long sjour sur place. De quelques statues particulires. Une statue pascuane quasi inconnue se trouve actuellement dans une rserve du British Mu-seum Londres. Elle fut enleve de lle en 1868 par le navire anglais Topaze, en mme temps que sa consur beaucoup mieux connue nomme Hoa Haka Nana Ia et dont jai dj parl. Une photo (rare) de cette statue, que jai pu tudier lUniversit Libre de Bruxelles et qui provient de la collection Lavachery, montre, sur le socle qui la supporte, son nom ancien : moai Tingi Tingi. En tudiant les crits de J. L. Palmer, qui tait sur le Topaze et raconte abon-damment le court sjour quil fit lle de P-ques du 1er au 7 novembre, lon saperoit que le vrai nom de cette statue est Libi Hoa Ava, ce qui est la dformation et la mtathse de Viri Hoa Ava. Palmer prcise sur une carte lempla-cement o le moai fut trouv, un endroit au sud de lle entre Mataveri et Vinapu, sur un ahu intrieur. Il indique aussi que Tingi Tingi tait le nom dun ciseau de pierre qui servait tailler les statues, et que ce ciseau fut galement offert au commandant du bateau et ramen en Angleterre. Il semble donc quune certaine confusion existe

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    Le moai Tingi Tingi, dans une rserve du British Museum

  • entre le moai et le nom du ciseau qui servit le sculpter. La hauteur de la statue est prcise, environ cinq pieds, et mes mesures (daprs photo du moai et du socle) confirment quelle fait environ 1m50, ce qui est peu pour une sta-tue pascuane. Elle tait lobjet dune espce de culte puisque, lors de certaines ftes et en certai-nes occasions, lon dansait autour delle. Da-prs la situation gographique quelle occupait, je pense comme Mrs. Routledge, qui en parle aussi, que cette statue tait peut-tre une sorte de borne de territoire puisquelle tait situe sur la frontire qui sparait laire du Rano Kau de celle dune autre tribu. Malgr sa taille humaine , ce moai doit atteindre un poids respectable puisquil est trs massif. Il est dun style lgrement diffrent de celui des statues du Rano Raraku, et il serait intressant de possder des renseignements plus prcis que ceux que nous offre sa photographie (assez vague) mais surtout de connatre la matire dans laquelle est sculpt ce moai : tuf ou basalte ? On peut rai-sonnablement se poser la question puisque des statues atypiques existent en basalte. Je me dois dailleurs de prciser quune lettre reue tout rcemment du British Museum, en mai 1987, confirme quil sagit bel et bien de basalte. Mrs. Routledge signale aussi sur une carte lemplace-ment primitif du moai (plus lest que sur la carte de Palmer) et elle ajoute quen 1914 les indignes sen souvenaient encore parfaitement ainsi que de lendroit o il se trouvait. En tu-diant latlas archologique de lquipe chilienne de Claudio Cristino, jai pu retrouver un lieu nomm moai Hoa Ava qui se trouve aussi entre Mataveri et Vinapu mais un peu plus au nord de ces localits. Il sagit sans nul doute du lieu do-rigine du moai oubli de Londres. Un moai avec son pukao (chapeau), Washing-ton aux Etats-Unis, semble un peu mieux connu et pourtant que de btises ai-je lues son pro-pos ! Il est, parat-il, en tuf du Rano Raraku et a t enlev en 1886 de lahu intrieur sur lequel il se trouvait avec une autre statue. Il suffit de bien lire Mrs. Routledge et Barthel pour ap-prendre cela. Les renseignements donns par ces deux auteurs, compars certaines cartes de lle et aux versions des Amricains Thomson et Cooke qui participaient lexpdition de 1886, permettent de dire que cette statue ne sappelle pas Viri Viri moai A Taka, comme le pensent plusieurs auteurs et non des moindres, qui la confondent avec une statue fminine dAnakena. Cette statue ne provient pas non plus dAnakena mais tait, comme je lai dit, sur un ahu intrieur (un des quelque vingt-cinq ahu trs mal connus situs lintrieur de lle)

    en compagnie dune autre statue qui est num-rote 153 (lorsque Barthel la vit en 1957 en tout cas). Cet ahu porte un nom : A Pepe, qui est aussi celui du mont au pied duquel il se trouve. La statue 153 montre un rei (croissant lunaire) grav sur le corps, et sa consur de Washing-ton est raye par-devant de longues lignes qui reprsentaient peut-tre des tatouages. Le pu-kao de la statue quon pourrait numroter 153 bis est grav de plusieurs cercles, et il est remarquable de constater que celui dune statue de la cte sud de lle (ahu Hanga Te Tenga, sans doute) portait des motifs sembla-bles lorsque le Franais Pinart la vit en 1877, alors que la statue de Washington est situe dans le nord de lle. Ce moai est renseign avec des hauteurs qui paraissent fausses (la ver-sion allemande dun ouvrage de Mtraux cite 1m60) et, daprs des photos o lon voit la statue sur son socle ainsi quun personnage qui se tient tout prs, jestime que le moai mesure 2m15 2m50, ce qui nest pas mal quand mme ! Encore une fois, tout comme pour la statue prcdente, nous ne trouvons aucune description du dos ; des motifs dorsaux existent peut-tre et personne nen parle ! Il reste du pain sur la planche pour les chercheurs et les visiteurs des muses qui sintressent aux sta-tues de lle de Pques...

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    Le moai de Washington, vu de face et de profil.

  • En 1911 (6), une mission scientifique chilienne enleva une statue dun ahu proche de Hangaroa ; cette statue quasi oublie se trouve aujourdhui dans une salle (interdite au public depuis des dizaines dannes) du Muse dHistoire naturelle Santiago. Une photo rcente, prise par Claude Vignes, montre une statue dont la taille serait de 1m80, et dont le style sapparente celui des statues classiques du volcan-carrire. Lauteur de la photo prcise quelle est en basalte mais je pense quun examen approfondi doit tre effec-tu avant de confirmer la chose, nous verrons

    pourquoi la statue suivante. Comme souvent dans de pareils cas, les informations propos de ce moai sont trop peu nombreuses et des vues ou des renseignements complmentaires seront les bienvenus. Vignes nous apprend aussi quun deuxime moai se trouve prs du premier, ce qui confirme pleinement les dires de Lavachery puisque notre compatriote crivait dj en 1935 quil existait deux statues pascuanes dans la ca-pitale chilienne. Comme pour la premire statue, jai pu retrouver la date approximative de lenl-vement qui se situe entre 1920 et 1930. Une source stipule que ce deuxime moai provient des environs du Rano Raraku, mais dautres ren-seignements indiquent nouveau Hangaroa. Les deux sources sont daccord pour affirmer quil se brisa au moment de lembarquement sur le navire chilien, mais lune stipule que la cassure se fit au nez et lautre dit au cou. La photo de Vignes montre une statue longiligne recolle au milieu du tronc. Un renseignement compl-

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    Les moai exils, de gauche droite : celui de Vina del Mar, celui du Muse dHistoire naturelle de Santiago, et celui ornant une grande artre de la capitale. Pour ce dernier, notre correspondant Claude Vignes prcise quil mesure 1m65 sans le pukao, et quil proviendrait de la baie de Hangaroa, prs de lahu A Rongo, o il gisait dans les sables ; pour ma part, je soutiens que, sil est authentique, il a toutefois t retaill en plusieurs

    endroits.

    (6) Plusieurs auteurs mal informs indiquent 1905 ; ces mmes auteurs confondent aussi les membres de diverses expditions de lpoque ! Pour ne pas com-mettre les mmes erreurs, jai dress une liste de tous les navires connus qui sont passs lle de Pques. Cest certainement la plus complte ce jour.

  • mentaire, issu dune des deux sources, dit que la statue brise fut retaille par un Pascuan, en quinze heures de temps car le navire attendait... A la lumire de ces renseignements, lon com-prend que cette deuxime statue tait plus grande quon ne le voit maintenant et que si elle atteint encore deux mtres (?) actuellement, elle devait en avoir au moins trois ou plus lorigine. Son style sapparente prsent celui de certai-nes statuettes pascuanes en bois et cest tout na-turel puisque lartisan qui la retailla tait renom-m pour les remarquables uvres en bois qui sortaient de ses mains. Le fait que la statue se brisa au moment de lembarquement prouve, selon moi, que ce second moai ne peut tre en basalte, comme le dit aussi Claude Vignes , et cette preuve nest gure discutable lorsquon songe quil ne fallut que quinze heures un Pas-cuan, non habitu tailler de grandes statues de pierre, pour en retailler une qui aurait t en ba-salte, matire excessivement dure comme on sait. Cette uvre tardive est sans doute faite en tuf du Rano Raraku comme tant dautres... Une troisime grande statue se trouve au Chili : elle est plante au bord de la route, au sortir de Vina del Mar vers Valparaiso , crit un auteur. Le nom One Makihi se lit prs de la statue, par ail-leurs en tuf, et que je crois provenir dun ahu du mme nom situ sur la cte sud, dans la rgion du Rano Raraku. Avec cette dernire, nous avons termin notre tour du monde des statues pascuanes en ba-lade . En rsum, jaurai donc cit le moai de Bruxelles, celui dOtago (Dunedin), les deux de Londres, celui de Washington et les trois du Chili dont un est retaill. A ce total, il faut ajou-ter deux grandes ttes exposes au Muse de lHomme Paris ainsi quune autre se trouvant Washington. Au nombre des vestiges regrou-ps ici, daucuns seraient tents dadjoindre le spcimen coiff de son chapeau et trnant sur une place de Santiago. Cest peut-tre une pice rcente : il suffit de regarder les (trop) belles gravures dorsales excutes avec un outil de fer, tandis que le pukao ressemble plus un chapeau melon qu un vrai couvre-chef de statue pascuane ! Un autre moai fich aux abords dun arodrome chilien est la rplique moderne de celui de Londres. Actuellement, lEspagne nous offre aussi le rsultat dun sculpteur qui a (mal) copi les modles origi-naux. Notons encore que diverses statues de lle de Pques voyagrent jusquaux Etats-Unis et au Japon, mais elles sont finalement revenues et ce sont des moulages que lon voit prsent dans ces pays ( lexception de la statue authen-tique de Washington, bien sr). Certaines autres

    pices qui se trouvent dans plusieurs muses du monde mritent plutt le nom de grandes sta-tuettes puisque, ni par la taille ni par le poids, on ne peut les assimiler aux grandes statues. En 1979 paraissait dans KADATH la photo dune grande statue debout, un pukao sur la tte. Photographie par des Amricains transitant par lle de Pques durant la Seconde Guerre mon-diale, cette statue fut donc la premire tre re-dresse, et KADATH demandait qui avait t responsable de lvnement, pourquoi et quand il avait eu lieu et ce qutait devenu ce grand moai. En 1982, dans louvrage Nouveau re-gard sur lle de Pques , lon rpondait (indirectement et mal !) aux questions soule-ves...et lon omettait de prciser que javais personnellement trouv et communiqu les (bonnes) rponses Mr. Valenta par lentremise de Franois Dederen. Je peux donc enfin rparer cet oubli dAndr Valenta, et rpondre vala-blement aux lecteurs de KADATH. Le moai sappelait A Hani et il fut redress en 1938 (ou 1939) avec son pukao, pour fter le cinquante-naire de lannexion de lle de Pques au Chili. Linstigateur de lrection fut le gouverneur de lpoque, qui tait aussi mdecin-chirurgien de la marine chilienne. Il est donc faux de prtendre que ctait un mdecin et non le gouverneur qui fit redresser la statue , comme on le lit dans louvrage que jai cit. Le Docteur Tejeda-Lawrence, qui est le gouverneur en question, conserve une photo-souvenir de lvnement (en fait, on redressa deux statues lors de cette com-mmoration). La statue mesure environ cinq mtres et non sept, et elle se trouve brise prs de lembarcadre des pcheurs Hangaroa. Les seuls renseignements complmentaires qui figu-rent dans le livre de 1982 et qui ne sont pas de ma provenance, disent quun raz de mare la renversa en 1946 et quelle se trouvait entre lahu Tautira et lahu Puna Poho, ce qui tait facile dterminer puisque javais indiqu la situation du moai bris (7).

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    (7) Lorsquil visita lle de Pques en 1979, Valenta questionna les habitants mais ne put rien apprendre, et ce nest que quinze mois plus tard quil rcolta quelques dtails concernant ce moai. Il est navrant que certaines personnes omettent de citer la source de leurs renseignements et sapproprient le travail dautres chercheurs pour mieux se faire valoir.

  • Pour en terminer avec celui-ci, jajouterai quil sagit peut-tre du moai numrot 9 par le Pre Englert et que sa taille est de 5m70, lit-on. Daprs mes recherches, il y avait une statue denviron cette hauteur sur un ahu nomm Han-ga Varvar (troisime ahu de la liste de Thom-son) et situ prs de notre statue. Puisque cest la seule de cette taille tout prs de Hangaroa et quon peut parfaitement valuer la hauteur du moai publi dans KADATH en 1979, il ne fait aucun doute quil sagit du mme, dautant plus que jai retrouv sur une carte de latlas chilien le nom de moai A Hani, situ prcisment prs de lembarcadre des pcheurs. Chaque statue portait un nom. Les grandes expditions de Geiseler, Thomson et Routledge rapportrent que chaque statue avait un nom. Il est sr que de par leur nombre elles ne peuvent tre toutes des divinits. Les premiers explorateurs (Cook, Forster, etc...) obtinrent pour les statues des noms qui taient accols au mot ariki (grand chef, roi). La statue de basalte Hoa Aka Nana Ia tait considre comme une divinit ; ctait peut-tre un anctre divinis et un culte lui tait rendu. La preuve de limportance de cette statue est quavant larrive des Anglais qui lem-menrent Londres, aucune statue des ahu navait russi rester debout, alors que cette statue-ci resta plante dans sa maison de pierre dOrongo. Les principaux auteurs connus pour leurs crits pas-cuans citent quelques noms de statues ; il est mal-heureux de constater que jamais une liste vrai-ment complte nait t dresse pour les noms recueillis. Beaucoup de ces patronymes sont maintenant oublis mais en effectuant un norme travail de compilation, Franois Dederen et moi-mme pouvons prsenter une liste de plusieurs dizaines de noms. La plupart de ceux-ci semblent descriptifs, mais il faut se mfier dune premire impression puisquil est notoire que souvent nos noms propres sont galement descriptifs : Dubois, Dupont, Dumoulin, Petitjean, etc... Il sera donc utile de faire un travail en profondeur pour analy-ser, corriger et complter les donnes obtenues. Les diffrentes versions des contes pascuans assi-gnent quelquefois des noms diffrents certains moai bien dfinisou des noms identiques des moai diffrents ! Jai constat que quelques noms anciens de statues figurent dans les gnalogies royales de lle : il est alors plausible de penser que les moai reprsentent des anctres pascuans de haut rang. A plusieurs reprises, des noms cits ne sont pas les noms des statues mais bien ceux des sculpteurs, dit-on. Il faudrait vrifier si vrai-ment les noms recueillis lont t en connaissance de cause. Na-t-on pas confondu sculpteurs et sculptures ?

    Nest-il pas possible que le sculpteur (matre douvrage, commanditaire ?) dune statue soit aussi le personnage reprsent par celle-ci ? Ce qui signifierait alors que la statue tait excute du vivant du personnage reprsent...Ce nest pas impossible, puisque des exemples illustres existent de par le monde tels les pharaons dEgypte et dautres souverains clbres. Une tude des noms antiques de quelques statues des les Marquises a t faite par Thor Heyer-dahl qui, profitant des divergences constates, croit pouvoir affirmer quil ne faut pas faire confiance aux sources insulaires, et quune identification de certaines de ces statues mar-quisiennes avec des rois est ncessairement sujette caution. Je rtorquerai simplement quune exprience tente, en nos temps moder-nes, auprs de Monsieur-tout-le-monde pro-pos de nos propres statues, donnerait certaine-ment des rsultats tonnants et consternants la fois ! Noublions pas que les Pascuans actuels sont les descendants des 111 rescaps des an-nes 1870, parmi lesquels se trouvaient de nombreux enfants. Une quinzaine de familles anciennes seulement tait reprsente par cette centaine de personnes, et il est normal quelles ne connaissaient plus les noms des statues ap-partenant un clan diffrent des leurs. Les raz-zias pruviennes qui dtruisirent toute la classe intellectuelle de lpoque contriburent grande-ment cet tat de choses. Les statues tatoues . Sur beaucoup de moai, lon remarque des signes gravs. La plupart sont des graffiti rcents mais il en est qui, indiscutablement, portent des gra-vures anciennes. La grande statue en basalte de Londres possde toute une srie de signes sur le dos : rames de danse, oiseaux, etc. La statue 366, dont jai retrouv le nom pascuan Taotao Poki, cest--dire petit tatou , tait dnomme tatoued back par Mrs. Routledge ; effective-ment, comme sa compagne la 367, elle arbore de nombreux motifs dorsaux. Il est certain quune tude comparant les tatouages des anciens Pas-cuans et les gravures des statues reste faire mais ds prsent, je peux mettre en vidence quelques points de convergence. Les tatouages du cou. Plusieurs dessins reprsentant des Pascuans du sicle pass montrent que les hommes portaient ces tatouages, qui sont