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Recherches sur les notions de création et éternité du
monde. UNIA - 2015-2016 - (2 Février 2016) - Richard Beaud.
IV - Big-bang ou création ?
Introduction.
La question posée par ce titre peut paraître étrange après le parcours que nous avons fait
jusqu'à maintenant. Nous avons vu, dans un premier temps, à la lecture des premiers
chapitres de la Genèse, que ceux-ci posent la question du sens de l'homme et de tout ce qui
existe. Il s'agit du sens du monde et de la vie. Celui-ci s'obtient à partir de la célébration du
shabbat qui met en lumière le rapport Dieu-homme exprimé dans les livres bibliques par la
notion d'Alliance. Le verbe "créer" tire son sens de cette vision théologique. Il ne s'agit donc
pas d'un "faire" de la part de Dieu qui aurait vécu, antérieurement à la création, dans une
certaine solitude. Nous avons vu qu'une telle vision relève d'un pur simplisme.
Les deux conférences qui ont suivi nous ont donné l'occasion de comprendre ce qui était
engagé dans la notion "d'éternité du monde". Aristote et Averroès défendent cette thèse
tandis que Maïmonide et Thomas d'Aquin la refusent, mais avec nuance, nous l'avons vu,
pour Thomas d'Aquin. En effet pour lui, ce n'est que par la foi que nous apprenons que le
monde est créé. Rationnellement, rien ne s'oppose à ce qu'une chose créée par Dieu, ait
toujours été. Nous avons donc vu que nous sommes en présence de deux discours : l'un
théologique qui attribue tout ce qui est à un acte de Dieu, et l'autre, au Moyen Age, mais qui
remonte à Aristote, philosophique, partisan de l'éternité du monde. Ce sont deux
épistémologies différentes : la première, théologique, s'interroge sur le sens de l'existence, sur
le fondement préalable de l'affirmation de foi en Dieu qui se révèle dans l'histoire ; la
deuxième, philosophique, s'interroge sur ce que signifie "être". Pour Aristote, les choses sont.
Il s'agit d'essayer de comprendre ce qui fait qu'elles sont et sont ce qu'elles sont. Le principe
de leur existence, c'est leur acte d'être, c'est à dire leur substance. Elles existent concrètement
du fait de la "materia prima". De ce fait, le temps et l'espace sont des accidents de l'existence
concrète des choses. Ainsi ces deux épistémologies se situent à des niveaux différents
d'essaie de compréhension. L'épistémologie théologique vise le rapport "Homme-Dieu" dont
la finalité est le salut de l'homme. L'épistémologie philosophique vise la compréhension de
ce qui est.
Mais depuis l'avènement de la science, nous sommes posés devant des questions
nouvelles. L'astrophysique nous apprend que notre cosmos remonte à 14 milliards d'années.
De ce fait, nous apprenons, écrit l'astrophysicien Marc Lachière-Rey1 que "le processus
fondateur de l'univers, s'il en existe un, n'a pu se dérouler dans le cadre de l'univers puisqu'il a abouti,
précisément à créer ce cadre, [...] la physique ne peut concevoir ce qui aurait pu se dérouler avant, que
cet avant soit chronologique [...] ou fondateur, explicatif [...]. Un "autre-univers" - par définition - ne
pourrait avoir aucune interaction avec le nôtre. Sinon, il ferait partie du nôtre". Le big-bang, non
seulement constitue le commencement de tout ce qui est, mais il est aussi le commencement
1 Je prends cette citation dans Pierre Gisel et Lucie Kaemmel, La création du monde, discours religieux,
discours scientifiques, discours de foi, Genève, Labor et Fides, 1999, p. 95; le texte de Lachière-Rey, Les
origines, se trouve dans "Recherches de sciences religieuses", 81, 1993, p. 539-557 ; la citation p. 546 ss.
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du temps et le commencement de l'espace. Espace, temps et matière sont, dès lors, trois
données qui sont absolument inséparables. D'une certaine manière elles se confondent. Il ne
nous est même pas possible de poser la question de l'avant big-bang, puisque la notion
d'avant est temporelle et, de ce fait, liée au big-bang lui-même. Nous somme autorisés à dire,
d'une certaine manière, que notre cosmos se perd dans la nuit des "temps"... D'autre part, la
terre sur laquelle nous sommes, est apparue voici 4, 6 milliards d'années2. Il y avait de la lave
et de la fumée. De gros nuages chargés d'eaux encombraient le ciel. De fortes pluies
tombaient, remplissaient les régions les plus basses de la terre et formaient les océans. Il y a
3,5 milliards d'années, c'était le début de la vie. Des algues apparaissent dans les océans.
Elles vont rejeter des gaz. L'atmosphère se charge en oxygène. Il y a 600 millions d'années,
des méduses, des vers, des oursins et des étoiles de mer font leur apparition ; il y a 500
millions d'années, apparaissent les premiers poissons ; il y a 360 millions d'années, les
premiers animaux sont capables de vivre sur la terre ferme où les plantes commencent à se
répandre. Il y a 220 millions d'années, les reptiles dominent le monde. C'est l'époque des
dinosaures. C'est, il y a 65 millions d'années que ceux-ci disparaissaient. Ce sont alors les
mammifères qui viennent dominer la terre, mais aussi les mers avec les baleines, les orques
et les dauphins. Quant aux ancêtres des hommes, ils apparaissent, il y a 4 millions d'années,
mais les plus vieux fossiles connus, communs aux singes et aux hommes, remontent semble-
t-il, à 7 millions d'années. Nous venons donc de loin.
C'est toute cette longue histoire que nous portons en nous. Nous sommes, ainsi que tous les
existants, les produits d'une longue évolution dont les scientifiques essaient de repérer les
virages et les ramifications. La science moderne et contemporaine explore devant nous le
magnifique tableau de l'éclatement originel qui donna naissance à l’Univers, puis à la vie qui
va en se ramifiant en de multiples formes jusqu'à la conscience réflexive qui caractérise
l'homme. Depuis l'apparition de l'homme, celle-ci se complexifie encore, de l'homme de
Neandertal à l'homme du Cro-Magnon et des premiers de ce dernier jusqu'à nous. L'évolution
est un fait et elle continuera toujours. Alors, notre question "Big-bang ou création ?", si
étrange qu'elle puisse paraître, ne peut pas ne pas être traitée dans notre parcours. D'ores et
déjà, nous sentons qu'il serait simpliste de prendre position pour l'une ou l'autre propositions
car l'une et l'autre se situent sur des plans différents.
Il nous revient ainsi d'essayer de comprendre ce que "création", au sens théologique du
terme, signifie dans le contexte de la science contemporaine qui nous parle du big-bang et de
l'évolution. Parmi les scientifiques, aussi bien astrophysiciens que paléontologues, il y en a
qui tiennent à se cantonner dans les limites de leur science qui consiste dans la description et
l'interprétation des faits et des fossiles découverts. Ils évitent et refusent tout recours à
quelque causalité que ce soit. Mais il y en a qui n'hésitent pas à franchir le pas vers une
finalité ou une cause extérieure comme principe explicatif de l'évolution et de l'ordre du
monde.
Nous allons procéder en deux points :
-- Notre premier point sera consacré à l'étude de la pensée de quelques auteurs, soit finalistes,
soit antifinalistes.
-- Le deuxième point de notre parcours nous permettra de comprendre pourquoi la théologie
ne peut pas ne pas interroger, dans sa réflexion, les données de la science et comment ainsi
elle est amenée à mieux comprendre le contenu de la foi en Dieu quand elle le reconnait
comme créateur
2 Je prends ces renseignements dans le livre de Claire Cormeil, Du big-bang à l'homme, Cannes, 2011.
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I -- Parcours dans la pensée de quelques auteurs des sciences de
la vie et astrophysiciens, finalistes et antifinalistes.
Le but de la science consiste à comprendre ce qui est. Elle s'attache dans un premier temps
à décrire l'objet considéré ; ainsi en est-il de l'astrophysicien et du paléontologue. Mais la
compréhension implique nécessairement une interprétation. L'interprétation pose
nécessairement les questions du pourquoi, du comment et aussi celle de la provenance. Ainsi,
le scientifique ne peut pas, dans son essai de compréhension, ne pas faire appel aux notions
métaphysiques. Les questions du "pourquoi", du "comment" touchent inévitablement celle de
la finalité.
C'est à cette question que nous allons nous livrer dans ce premier point : les interprétations
que proposent les paléontologues et les astrophysiciens des observations qu'ils ont faites ou
des fossiles qu'ils ont découverts, et ceci nous le verrons
-- dans un premier temps, dans les sciences de la vie,
-- dans un deuxième temps, dans l'astrophysique.
1 -- Dans les sciences de la vie.
a) -- Partons de la position de Darwin.
Darwin affirme que l'évolution s'est déroulée grâce à des mutations qui ont eu lieu par
hasard. Les individus qui en étaient porteurs ont été avantagés par la sélection naturelle.
Voici en résumé, l'essentiel du raisonnement de Darwin dans L'origine des espèces. La
plupart des individus d'une espèce présentent de petites différences transmissibles à leur
descendance (Aujourd'hui on sait qu'il s'agit de mutations génétiques, ce que ne savait pas
Darwin). Certaines de ces mutations présentent un avantage pour l'individu qui en est
porteur. Toutes les espèces font face à une limitation des ressources dont elles disposent (cf.
Malthus). Les individus dotés d'un avantage survivront plus facilement. Statistiquement,
leurs espèces auront plus de descendants. Avec le temps, tous les représentants de leurs
espèces descendront d'eux. Si l'environnement change brutalement, les individus porteurs de
mutations qui leur permettront de vivre dans le nouvel environnement seront très avantagés
et remplaceront très vite les individus "normaux". On dira que la pression de la sélection
naturelle est très forte. Donc le Darwinisme n'est pas, comme on le croit parfois, une théorie
selon laquelle l'évolution serait due au hasard. C'est le couplage "hasard-sélection naturelle"
qui ferait l'évolution.
b) -- Chez les Post-darwiniens.
C'est, me semble-t-il, chez les Post-darwiniens qu'apparait la notion de finalité, car il faut
bien expliquer le pourquoi de la direction de la sélection naturelle.
J'en cite quelques uns.
--> D'abord un ultra-darwinien qui refuse tout finalisme. Il s'agit de Richard Dawkins,
biologiste, professeur à Oxford. Il a publié en 1989, chez Robert Laffont, un livre devenu
célèbre qui s'intitule L'horloger aveugle. La thèse de ce livre est la suivante : quand nous
voyons des organes complexes comme l'œil, ou d'autres caractères extraordinaires des êtres
vivants, nous avons l'intuition qu'un architecte ou un grand horloger doit être à l'origine de
leur conception. Mais c'est une illusion. Le processus aveugle de la sélection naturelle est
4
capable d'accomplir tout cela sans aucune intentionnalité. Donc refus absolu de tout
finalisme. La sélection naturelle qui privilégie toujours le plus fort est la seule explication
possible de l'évolution.
--> Je cite encore un autre antifinaliste : il s'agit de Edward Wilson qui est un éthologiste,
c'est à dire un spécialiste qui s'intéresse au comportement des individus en société. Il
applique la notion se sélection naturelle aux sociétés animales et humaines, et arrive à la
conclusion que les groupes sélectionnent des comportements pour sauver le groupe. C'est
ainsi qu'apparaissent des comportements surprenants, comme celui de se sacrifier pour que le
groupe vive. De telles attitudes sont le produit d'une sélection naturelle en vue de la vie du
groupe. C'est ainsi que selon cet auteur, les hommes sont prêts à inventer n'importe quoi pour
sauver le groupe et ces inventions se transmettent. Wilson appelle cela "le gène altruiste".
Wilson applique cette méthode à la religion. Pour lui, c'est pour survivre que les hommes
ont inventé la religion. C'est ainsi que nous sommes programmés à l'endoctrinement. Je vous
lis deux extraits de son livre principal qui est La sociobiologie, publié en 1987 aux Editions
du Rocher. Le premier extrait concerne l'origine de la religion, le second concerne notre
programmation à l'endoctrinement :
1er
Extrait. "La paradoxe éternel de la religion est qu'elle conserve une force dans toutes les sociétés en dépit du fait
qu'il est aisé de démontrer que la majeure partie de sa substance est fausse. Les hommes préfèrent croire
que savoir." (op. cit, p. 553)
Selon ce texte, les hommes préfèrent croire que savoir. Cela veut dire que la religion fut
inventée pour renforcer la cohésion sociale et morale. Pour Wilson, les gènes suscitant la
croyance en Dieu chez l'homme, ont été sélectionnés par la sélection naturelle. Il y aurait un
gène de Dieu. Notre cerveau se serait câblé pour la croyance.
2ème
Extrait -- Il nous montre que nous sommes programmés pour l'endoctrinement, toujours
en vue de la conservation du groupe : "Il est absolument aisé d'endoctriner les êtres humains. Ils ne demandent que cela [...] Quand la
conformité devient trop faible, les groupes s'éteignent. Les individualistes s'attribuant tous les avantages
et se développant au détriment des autres. Cela accélère la vulnérabilité de la société et précipite son
extinction. Les sociétés contenant des fréquences élevées de gênes de conformité remplaçant celles qui
disparaissent, augmentant la fréquence du gêne dans la population globale. (Op. cit, p. 555).
On pourrait multiplier les citations de ce genre.
--> Un autre auteur du nom de Daniel Dennett qui n'est pas un scientifique mais un
philosophe spécialisé dans les sciences cognitives, et qui enseigne aux Etats-Unis (Université
de Tufts), est l'un des plus importants représentants du Darwinisme fort ; donc refus absolu
du finalisme 3. Pour lui, l'idée centrale de Darwin est que l'évolution est un algorithme, un
processus aveugle, mécanique que Darwin a nommé "sélection naturelle".
Dennett insiste énormément sur cette idée d'algorithme. D'habitude, dit-il, les algorithmes
font des choses simples, mais dans la nature, toutes les caractéristiques que nous trouvons ont
été créées par l'algorithme darwinien :
"Le processus sous-jacent ne consiste en rien d'autre qu'en un ensemble d'étapes individuellement
aveugles qui se suivent sans l'aide de la moindre direction intelligente". Il écrit cela dans son livre
publié en 2000, chez Odile Jacob, Darwin est-il dangereux ? (p. 68).
Et plus loin, il ajoute : "Que vous les aimiez ou pas, des phénomènes comme celui-ci manifestent le
cœur du pouvoir de l'idée darwinienne. Une petite machinerie moléculaire est la source ultime de tout
l'agir, donc de la signification et donc de la conscience dans l'univers." (p. 232).
3 Cf. à ce sujet, Jean Staune, Notre existence a-t-elle un sens, une enquête scientifique et philosophique,
Presse de la Renaissance, 2007, p. 222-223-224.
5
c) -- Tous les Darwiniens n'épousent pas cette position extrême.
Il existe un courant, dit darwinien faible qui introduit, pour expliquer l'évolution qui va vers
du plus compliqué, la notion de hasard.
Dans cette ligne, on peut citer un éminent scientifique, Stephen Jay Gould 4, décédé en
2002. Cet auteur, en bon darwinien, lutte avec énergie contre toute attribution à l'homme
d'une place particulière dans l'Univers. Voici ce qu'il écrit : "L'être humain est un pur produit du
hasard et non le résultat inéluctable de la directionalité de la vie ou des mécanismes de l'évolution" 5 .
Donc, pour cet auteur, s'il y a la vie, si nous sommes là, c'est par pur hasard. Pour lui, "Homo
sapiens est un détail de l'histoire de la vie et n'en incarne pas une tendance"6. Cette notion de hasard
mériterait d'être étudiée en détail, ainsi que son application par Gould dans le contexte de
l'évolution. Nous ne pouvons pas le faire ici. Mais ce qu'il faut retenir, c'est que pour Stephen
Jay Gould, il n'y a aucune cause extérieure au vivant lui-même qui puisse expliquer son
évolution. Il n'y a que des causes internes. Stephen Jay Gould, comme la plupart des
scientifiques, veut expliquer l'évolution par des causes matérielles.
A ce propos, je me permets de citer Richard Lewontin qui définit parfaitement l'attitude que
veut prendre le scientifique :
"Nous avons un engagement préalable pour le matérialisme. Ce n'est pas que les méthodes ou les
institutions scientifiques nous contraignent en aucune façon que ce soit d'accepter une explication d'ordre
matériel du monde des phénomènes, mais c'est au contraire notre adhésion préalable à la causalité
matérielle qui nous force à créer une méthode d'investigation et une série de concepts qui produisent des
explications matérielles, quand bien même celles-ci s'opposeraient à notre intuition, ou laisseraient
perplexes les non-initiés ; le matérialisme est, de plus, absolu en ce que nous ne pouvons accepter la
moindre présence divine" (New York Review of books, 9 janvier 1997 ; in Jean Staune, op. cit, p. 236.).
Donc rejet de toute cause autre que matérielle, mais à la différence du courant darwinien
fort, dans le courant darwinien faible, il y a une place accordée au hasard à côté de la
sélection naturelle dans laquelle le plus fort s'impose. Dans ce contexte, la notion de hasard
serait appelée à la rescousse du fait du manque de toute autre piste pour expliquer pourquoi
l'évolution est allée dans tel sens plutôt que dans tel autre, ce qui aurait très bien pu être
possible. Il faut avouer que si la notion de hasard a ce sens, on comprend que de nombreux
scientifiques la refusent comme principe explicatif.
d) -- Vers l'affirmation d'une finalité.
A côté de ces positions pour lesquelles l'évolution s'explique par la sélection et le hasard,
donc par le seul matérialisme, il y a un courant qui semble aller vers l'affirmation d'une
finalité. Non pas au sens d'une causalité extérieure, mais au sens où la force intérieure7 du
vivant dans l'évolution viserait un but. Il s'agitait d'une finalité interne. Ce courant utilise
pour s'exprimer les mots "répétabilité", "convergence", "attracteurs", que je voudrais
brièvement présenter :
d. 1 -- Stephen Jay Gould dont nous venons de parler et qui appartient au mouvement
darwinien faible, dit, avec d'autres darwiniens d'ailleurs, que si l'on devait recommencer
l'évolution, il serait bien improbable qu'elle produise de nouveau des êtres pourvus de
conscience. Précisément à cause de la place du hasard dans le processus de l'évolution.
Mais dit-il encore, il faut reconnaître qu'à côté du hasard, il y a dans l'évolution un
phénomène de "répétabilité" ; et les anti-darwiniens utilisent ce phénomène pour refuser la
4 Son grand livre publié en français est La structure de la théorie de l'évolution, Gallimard, 2006.
5 Cf. Stephen Jay Gould, L'éventail du vivant, Le Seuil, 1997, p. 216.
6 Cf. L'éventail du vivant, Op. cit, p. 361.
7 C'est la force qui vient du Big Bang, qui se continue dans l'expansion de l'univers.
6
liaison "sélection naturelle-hasard". Selon ces derniers, il ne peut pas ne pas y avoir une
direction inscrite dans le vivant.
Je vous cite un texte de Stephen Jay Gould où il présente ce fait : "Les évolutionnistes anti-
darwiniens ont toujours présenté le développement répété d'adaptations très similaires au sein de souches
différentes comme un argument contre la position pivot du darwinisme selon laquelle l'évolution se
déroule sans plan et sans direction. Le fait que des organismes différents convergent à plusieurs reprises
vers les mêmes solutions n'indique-t-il pas que certaines directions du changement sont préétablies et ne
sont pas une conséquence de la sélection naturelle agissant sur la variation fortuite ? Ne devrions-nous
pas considérer la forme répétée elle-même comme la cause finale de nombreux phénomènes évolutifs qui
y conduisent ?" (Le Pouce de Panda, p. 36).
Bien entendu, Gould répond par la négation à cette question ; il ne peut accepter aucune
finalité. Pour lui, tout relève de la sélection naturelle et du hasard. Mais le problème est posé
et nombre de scientifiques seront pour l'affirmation d'une "finalité interne". Je vais en citer
deux :
d.2 -- Christian De Duve.
-- Christian De Duve qui est Prix Nobel de médecine, écrit ceci :
"Selon la théorie que je défends, il est dans la nature même de la vie d'engendrer l'intelligence partout où
(et dés que) les conditions requises sont réunies. La pensée consciente appartient au tableau
cosmologique, non pas comme un quelconque épiphénomène propre à notre biosphère, mais comme une
manifestation fondamentale de la matière. La pensée est engendrée et nourrie par le reste du cosmos"
(Poussière de vie, Fayard, 1996, p. 493).
Et plus loin, l'auteur poursuit en écrivant : "J'ai opté pour un univers signifiant et non vide de
sens, non parce que je désire qu'il en soit ainsi, mais parce que c'est ainsi que j'interprète les données
scientifiques dont nous disposons" (op. cit, p. 238).
Que dire ? Cette position n'utilise pas le terme finalité mais le mot "sens", le mot
"interpréter" ; l'auteur dit qu'il est de la nature de la vie d'engendrer l'intelligence. Permettez-
moi de vous rendre attentifs au saut épistémologique que fait Christian De Duve. En effet,
quand il dit "qu'il a opté pour un univers signifiant et non vide de sens", "qu'il interprète les données
scientifiques", et donc avec les mots opter, univers signifiant, sens, interpréter, l'auteur cesse
d'être un scientifique. Il passe au niveau philosophique. Il déclare ainsi que ce qu'il observe
"doit" avoir un sens et c'est lui qui met ce sens. La finalité n'est donc pas inscrite dans les
choses observées ; c'est l'observateur qui, pour comprendre ce qu'il observe, insuffle un sens.
-- C'est d'ailleurs ce que faisait également Stephen Jay Gould avec le matérialisme et le
hasard. Le hasard ne relève pas de l'observation. Il est une théorie explicative destinée à
mettre des faits en rapport les uns avec les autres afin de comprendre.
-- Ainsi en est-il également de Richard Lewontin dans le texte que nous venons de lire (p.
6). Celui-ci commence par déclarer qu'il a "un engagement préalable pour le matérialisme" et que
la seule causalité qu'il puisse accepter est la "causalité matérielle". Une telle affirmation n'est
plus une affirmation qui relève du scientifique, car la causalité elle-même, fut-elle matérielle,
n'est jamais observable. Ce qui relève de l'observation, ce sont deux états différents du même
corps. Le passage de l'énergie de l'un à l'autre n'est pas observable. Ce qui relève de
l'observation, c'est un résultat et non pas la causalité. Tout cela me fait conclure que soit les
adversaires du finalisme, soit ceux qui l'introduisent dans la théorie explicative, quittent le
niveau scientifique pour s'élever au niveau philosophique. Tous font œuvre d'interprétation.
d.3 -- Deux autres auteurs, Simon Cronway-Morris et Stuart Kaufmann que nous
allons citer maintenant vont dans la même direction. Sans être finalistes au sens strict du
terme (d'ailleurs, ils s'en défendent), ils voient un sens à l'évolution et c'est pour cette raison
que sont utilisés les mots de "convergence" et "attracteur". A ce titre, comme De Duve, ils
quittent le domaine purement scientifique pour faire appel à la philosophie car dire qu'il y a
"convergence", c'est en fait "faire converger".
7
(1) Le premier de ces deux auteurs est Simon Conway-Morris, professeur à Cambridge. Il est
l'un des grands paléontologues actuels. Il s'affirme explicitement darwinien dans son livre
célèbre, Life's solution, (Cambridge, University Press, 2003).Voici ce qu'il précise
concernant cet ouvrage qu'il a écrit : "Le but principal de cet ouvrage est de montrer que les
contraintes qui s'exercent sur l'évolution et la présence de nombreux phénomènes de convergence
rendent l'émergence de quelque chose comme nous à peu près inévitables". (p. 328).
Cet auteur ne dit pas qu'il est inscrit dans les êtres vivants inférieurs que nécessairement
l'homme devait en sortir. Non ! Il dit que compte tenu des hasards et de la sélection naturelle,
tels que ces deux éléments ont fonctionné, l'homme ne pouvait pas ne pas en sortir. Ce n'est
pas du finalisme au sens strict ; c'est néanmoins une interprétation des faits (donc
philosophique) qui indique un sens, une direction. Ceci est corroboré par l'extrait suivant de
son livre (p. 309) : "Le consensus actuel est que chaque espèce est le résultat d'un processus dû au hasard et qu'il y a un
grand nombre de possibilités, probablement bien plus que le nombre de planètes habitables dans la
galaxie. Selon une telle conception, il est improbable que les habitants d'une planète puisse ressembler à
ceux d'une autre planète. Le phénomène de la convergence évolutionniste indique au contraire que le
nombre d'alternatives est strictement limité [...] Si cela est correct, cela suggère que la façon dont
l'évolution "navigue" vers une solution fonctionnelle particulière peut fournir la base d'une théorie plus
générale de la biologie. Cette approche postule l'existence de quelque chose d'analogue à des
"attracteurs" par lesquels les trajectoires évolutionnistes sont canalisées vers des formes fonctionnelles
stables (Life's solution, p. 309).
(2) Le deuxième auteur que je voudrais mentionner est Stuart Kaufmann. Il est biologiste et
mathématicien au Santa Fe Institute. Il appartient à l'école appelée celle de l'auto-
organisation. Les vivants passent par des grades, des stades. On appelle également cette
école, l'école du gradualisme. Lisons un extrait de son livre fondamental At home in the
Universe (Oxford, University Press, 1995) où il affirme que, dans cet univers, l'homme était
attendu :
"Depuis Darwin, nous nous sommes tournés vers une seule force : la sélection naturelle [...] Sans elle,
nous pensons qu'il n' y aurait rien d'autre qu'un désordre incohérent Je vais argumenter dans ce livre
que cette idée est fausse. Comme nous le verrons, les sciences de la complexité et de l'émergence
suggèrent que l'ordre n'est pas un accident, qu'il existe de grands "gisements" d'ordres spontanés [...]
L'étendue de ces ordres spontanés est bien plus grande que ce que nous avions pensé [...] L'existence
d'ordres spontanés est un défi fantastique aux idées établies en biologie depuis Darwin [...] Si cela est
vrai, quelle révision de la vision du monde darwinienne nous attend ! Nous ne sommes pas un accident,
nous étions attendus. Mais la révision des conceptions darwiniennes ne sera pas facile. Les biologistes
n'ont aucun cadre conceptuel dans lequel étudier un processus évolutionniste qui combine sélection et
auto-organisation . Comment la sélection agit-elle sur des systèmes qui ont un ordre spontané ?" (op. cit,
8). J'ai pris cette citation dans Jean Staune, Notre existence a-t-elle un sens, p. 241.
d.4 -- Petite réflexion sur et à partir de ce texte : " Nous étions attendus".
L'expression "Nous étions attendus" ne doit pas être comprise au sens d'un finalisme fort.
Kaufmann dit explicitement qu'il n'est pas finaliste. Ce qu'il veut dire, c'est que les lois de la
nature font spontanément émerger des niveaux d'ordres complexes qui donnent à la sélection
naturelle un matériau de base de toute autre nature que les mutations du hasard. Comme ces
ordres s'enracinent dans les lois de la nature, cela nous permet de nous sentir à nouveau "chez
nous" dans l'Univers, alors que, selon son interprétation, le darwinisme avait vidé le monde
de toute signification. Donc, c'est l'évolution qui sécrète des conditions essentiellement liées
au vivant ; l'action de ce vivant et de son milieu, ensemble, créent des conditions qui font
passer ce vivant à un autre niveau. Ces conditions se transmettent de telle sorte qu'un jour la
conscience émerge. Comme nous le verrons, ce dynamisme rejoint l'interaction des causes
matérielle, formelle et finale dont parle Aristote. Cela veut dire que le niveau de réflexion de
Kaufmann est philosophique ; ces affirmations ne relèvent pas de l'observation mais de la
réflexion philosophique.
8
A cela j'aimerais ajouter la réflexion suivante : les auteurs cités prennent tous soin
d'affirmer qu'ils refusent tout finalisme. Ils veulent, par cette affirmation, insister sur leur rôle
de scientifique branché sur l'observation. Nous leur en savons gré. Mais il faut par ailleurs
reconnaître que malgré cette mise en garde, plusieurs de ces scientifiques n'arrivent pas à se
cantonner à leur seul domaine d'observation. Ils ne peuvent pas ne pas déborder dans le
domaine philosophique. De ce fait, sans reconnaître une finalité effective intérieure au
vivant, ils ne peuvent pas ne pas aller néanmoins dans cette direction ; c'est ce que me
suggèrent les mots utilisés de "convergence", "attracteurs", "auto-organisation", ainsi que
l'expression de Kaufman concernant l'homme : "Nous ne sommes pas un accident, nous
étions attendus". Ces scientifiques qui se veulent matérialistes et antifinalistes, ne peuvent
pas ne pas accepter "une direction" de l'évolution.
e) -- Deux auteurs finalistes : Michael Denton et Rémy Chauvin.
Je voudrais présenter maintenant deux auteurs ouvertement finalistes : Michael Denton et
Rémy Chauvin.
.
e.1 -- Le premier est Michael Denton qui est un biochimiste généticien, professeur à
l'Université de Otago en Nouvelle Zélande. Il a écrit un livre L'évolution a-t-elle un sens ?
(Fayard, 1997) dans lequel la notion de la répétabilité de l'évolution tient une place centrale.
La constatation de la répétition des mêmes faits le conduit à refuser la sélection de Darwin.
Pour lui, c'est cette répétabilité qui fait émerger le vivant à un degré supérieur. Il y a une
force dirigée de l'intérieur qui pousse l'évolution. Pour Denton, cette force est présente
partout dans l'univers. Cela veut dire qu'il y a une finalité dans le monde ; peut-être même,
dit-il, hors du monde. Une force attirerait le monde.
Je voudrais citer trois textes de cet auteur. Dans le premier, il affirme clairement la
téléologie. Dans le deuxième, l'auteur rejoint les thèses chrétiennes. Denton se déclare non
croyant ; s'il rejoint les thèses chrétiennes, c'est parce qu'il veut dire que la récupération
d'Aristote par la théologie faisant du premier Moteur Dieu lui-même, constitue dans l'histoire
de la pensée, le meilleur modèle de ce que la science est amenée à affirmer maintenant.
Quant au troisième texte, il veut affirmer l'échec total du réductionnisme darwinien qui,
finalement, réduit le vivant à une machine. Pour Denton, c'est le contraire, le vivant est animé
par une finalité qui est orientée. Voici ces trois textes :
1er
Texte. "La thèse de la téléologie tire sa force de l'accumulation des arguments en sa faveur. Elle ne se fonde
pas sur une seule preuve mais sur l'addition de toutes ces preuves ; sur la longue chaine de coïncidences
qui conduit de façon si convaincante vers l'objectif très particulier de la vie ; sur le fait que toutes ces
preuves indépendantes s'emboitent les une dans les autres pour donner une magnifique totalité
téléologique. Dans le domaine de l'évolution, la thèse se dégage également de l'addition des preuves.
Prises une à une, ces preuves ne font que suggérer une possibilité ; mais considérées ensemble, elles
donnent une image globale qui soutient fortement la notion d'évolution dirigée". L'évolution a-t-elle un
sens, p. 516, cit in Jean Staune, op. cit, p. 244.
2eme
Texte.
"En raison de la doctrine de l'Incarnation qui impliquait que Dieu avait pris la forme humaine, aucune
religion ne dépendait davantage de la notion d'une position absolument centrale et singulière de l'homme
dans le cosmos que le christianisme. La vision anthropocentrique de la chrétienté médiévale est peut-être
l'idée la plus extraordinaire que l'homme ait jamais formulée. C'est une théorie fondamentale et d'une
prétention radicale. Aucune théorie humaine ne l'égale en audace puisqu'elle stipule que toute chose se
rapporte à l'exigence de l'homme [...] Quatre siècles après que la révolution scientifique eut paru détruire
cette conception, bannir Aristote et rendre caduque toute spéculation téléologique, le flot incessant des
découvertes s'est spectaculairement retourné en faveur de la téléologie. La science qui depuis quatre
cents ans semblait le grand allié de l'athéisme, est enfin devenue, en cette fin du IIe millénaire, ce que
9
Newton et beaucoup de ses premiers partisans avaient ardemment souhaité : le défenseur de la foi
anthropocentrique." L'évolution a-t-elle un sens ? p. 522, cit. in J. Staune, op. cit, p.245.
3ème
Texte. "L'échec total du réductionnisme dans le domaine des êtres vivants et l'échec total des tentatives de
fabriquer des nouvelles formes contrastent avec le domaine des machines. Pour les avions ou les machines
à écrire, les propriétés et le comportement de l'ensemble peuvent être prédits de façon très précise d'"en-
bas" à partir d'une analyse complète de leurs composants. C'est parce que les composants des machines
n'ont pas mis en place des interactions réciproques complexes et des feed back [...] A l'inverse, les
systèmes organiques sont essentiellement des réalités allant du tout vers la partie (top-down). Les formes
organiques sont des totalités non modulaires, elles ont un ordre qui leur est propre et qui ne se manifeste
que dans le fonctionnement du tout [...] Les ensembles organiques ne peuvent pas être bâtis morceau par
morceau à partir de molécules indépendantes, parce que leurs parties n'existent qu'à travers la totalité".
Denton, Organism and machine : the flawed analogy, texte cité in Jean Staune, op. cit, p. 245-246.
e.2 --- Le deuxième auteur finaliste que je voudrais citer est la Professeur Rémy Chauvin qui
est retraité de la Sorbonne. Ce spécialiste éthologue8 affirme sans complexe son finalisme et
en donne les raisons basées sur l'observation de la nature. L'évolution "ne revient pas en
arrière", dit-il, des tendances de fond s'y manifestent telles que le progrès du psychisme chez
les insectes, les oiseaux, les poulpes, les mammifères. Il y a, en ces vivants, comme quelque
chose qui veut se réaliser. Telle est la finalité dans le monde des vivants. Pour lui, "l'évolution
s'intéresse à un but à atteindre". Je cite un texte de cet auteur qui est très significatif de sa
pensée. Ce texte est tiré de son livre La biologie de l'esprit (Ed. du Rocher, 1985, p. 19-20) :
"-- La vie se caractérise par l'énorme marge de sécurité, l'immense adaptabilité à des variations très
étendues du milieu, la pluralité des solutions, également fonctionnelles pour un même problème.
-- L'étroitesse de l'adaptation, c'est la mort ; les spécialisations raffinées des organes ne sont souvent que
l'art pour l'art, développées sans nécessité.
-- Il est impossible, sauf exception, de savoir si un dispositif est nuisible ou utile, ni jusqu'à quel point.
-- Partout où existe un dispositif compliqué, on peut en trouver un autre plus simple, souvent à proximité
immédiate, et qui ne paraît pas fonctionner plus mal.
-- L'évolution s'intéresse au but à atteindre et non pas aux moyens qui peuvent varier indéfiniment
(exemple : l'aile et le vol).
-- Le néodarwinisme n'est qu'un ensemble de tautologies qui ne peuvent satisfaire que les âmes pieuses.
-- Le milieu ne dirige pas grand chose et autorise à peu près n'importe quoi. Il n'est sélectif que dans un
petit nombre de cas tout à fait extrêmes.
-- Les états supérieurs du psychisme autorisent tous les câblages et atteignent leurs sommets dans des
organismes très différents.
-- La direction générale du processus ressemble à une volonté diffuse dans tous les êtres animaux et
végétaux, et qui les relie (par exemple l'orchidée et la guêpe qui la féconde). Il ne faut pas gloser sur ce
finalisme mais chercher comment s'exerce cette volonté diffuse. Des expériences sont possibles".
On peut citer de lui un autre livre Le Darwinisme, ou la fin d'un mythe, Ed. du Rocher,
1997.
f) -- Conclusion.
Nous pourrions continuer cette liste et trouver encore d'autres finalistes et d'autres
antifinalistes. Cela n'aurait pas beaucoup d'intérêt. On peut repérer la ligne suivante :
-- Les antifinalistes appartiennent au courant darwinien fort et au courant darwinien faible.
Les "faibles", avons-nous vu, tiennent compte du hasard dans la sélection naturelle. Nous
avons vu que les mots qu'ils utilisent pour illustrer leur matérialisme, sont proches ou
appartiennent au domaine philosophique (répétabilité, convergence, attracteur). A mon avis,
à ce titre, ils ne sont pas exempts d'un certain finalisme, bien qu'ils s'en défendent.
-- Quant aux finalistes, ils se posent en critique du Darwinisme et de la sélection naturelle
comme seuls principes explicatifs de l'évolution. La plupart des savants de ce courant
8 C'est à dire spécialiste du comportement animal. Il critique tout particulièrement la sociobiologie.
10
appartiennent au courant néolamarkiste (comme Barry Hall, Université de Rochester ;
Edmond Steele, Australie ; John Joe Mc Faddeh, biologiste, Angleterre ; etc...). C'est à ce
courant qu'appartiennent les finalistes. Mais je précise que leur finalisme n'a rien à voir avec
la foi religieuse. Pour eux, il est nécessaire d'ajouter au mécanisme darwinien le concept de
capacité à évoluer. Il y a dans le vivant une mémoire interne qui se "fabrique" qui indique le
sens de l'évolution, dont le seul but est l'apparition de la conscience. Pour eux, une autre
théorie de l'évolution est possible que celle de Darwin. Donc ce finalisme est celui d'une
force interne qui conduit à la conscience. Mais, c'est ce stade ultime de conscience qui pousse
à reconnaître cette cohérence des parties formant ce tout. C'est cela, à mon avis, qu'exprime
Aristote avec les causes matérielle, formelle et finale.
2 -- Dans l'astrophysique : le principe anthropique et la question de Dieu.
Un texte de Stephen Jay Gould, que nous avons cité plus haut (p. 5-6) disait que si on ré-
enroulait le film qui a conduit du Big Bang à notre univers, et qu'ensuite on le re-déroule, il
n'est pas du tout certain que ce nouvel univers serait identique à celui dans lequel nous
sommes. Nous ne serions certainement pas ici. Alors, une question se pose : l'apparition de
l'homme relève-t-elle du hasard ? La réponse à cette question est double selon les savants : ---
- "Oui, par hasard" répondent certains. Ainsi en est-il pour Jacques Monod dans Le hasard
et la nécessité (Seuil, 1970).
-- "Impossible", répondent d'autres. L'homme a été voulu, disent-ils ! Une cause a conduit
l'évolution jusqu'à l'homme. C'est ici que se trouve Teilhard de Chardin.
Je voudrais m'arrêter brièvement à cette question en la traitant en deux points : d'abord, le
principe anthropique, puis la question de Dieu telle qu'elle est présentée par quelques savants.
a) -- Le principe anthropique9.
Le principe anthropique est le principe selon lequel l'apparition de l'homme, c'est à dire de
la conscience, est inscrite dans l'évolution. Si les choses étaient différentes, nous ne serions
pas ici pour en parler. Or, si nous sommes ici, c'est bien pour en parler; Donc nous sommes
voulus dès le départ. Ce principe se présente sous trois formes. Arrêtons-nous y brièvement.
Les représentants connus sont Jacques Demaret et Dominique Lambert dont les idées sont
exposées dans le livre publié en 1994, chez Armand Colin, Le principe anthropique,
l'homme est-il le centre de l'univers ? Il faut également citer les noms de deux américains,
John Barrow et Frank Tripler. Barrow a publié un livre chez Hachette, en 1997, dont le titre
est Les origines de l'univers. Avec Tripler, il publie à Oxford, en 1986 (University Press),
The anthropic cosmological principle. A partir de ces auteurs, on peut résumer en trois
lignes principales, les données du principe anthropique :
a.1 -- Le principe anthropique faible, d'abord. Celui-ci ressemble à une tautologie. Voici
ce qu'écrit Brandon Carter (astrophysicien), un autre représentant du principe anthropique :
"Ce que nous pouvons nous attendre à observer doit être compatible avec les conditions nécessaires de
notre présence en tant qu'observateurs" 10
Par cette phrase, Carter ne dit rien d'autre que ceci :
puisque nous sommes là, il faut bien que l'univers ait les conditions requises pour permettre
notre apparition. Il faut reconnaître que c'est une formulation rapide !
9 Cf. Sur ce principe, l'article de Trinh Xuan Thuan in Le monde s'est-il créé tout seul ? Albin Michel,
2008, p. 36 et suivantes. 10
Brandon Carter, Large number coïncidences and the anthropic principle in cosmologie, in Confrontation
of Cosmological theories with observational date, Symposium IAU n° 63, Malcolm Sim Longair, 1974.
11
a.2 -- Le principe anthropique fort. L'autre ligne exposée par Carter est celle du principe
anthropique fort. La formulation donnée est nettement plus finaliste. La voici : "L'univers (et
donc les paramètres fondamentaux dont celui-ci dépend) doit être tel qu'il permette la naissance
d'observateurs en son sein, à un certain stade de son développement".(cf. op cit. ci-dessus note 10). Une
telle phrase affirme que l'homme, d'une certaine manière, était attendu dans notre univers.
D'une certaine manière, il était "programmé", ou il "s'est programmé" de telle sorte qu'il n'est
pas possible que l'homme n'apparaisse pas.
Une telle position ne pouvait pas ne pas susciter des réactions vives. J'en donne quelques
unes. Certaines se reconnaissent dans cette ligne, d'autres la rejettent, comme nous pouvons
le voir. Toutes ces citations montrent la connotation nettement finaliste du principe
anthropique fort. Voici ces réactions (cf. Jacques Demaret et Dominique Lambert, Le
principe anthropique, l'homme est-il le centre de l'univers ? (Armand Colin, 1994); cité in
Jean Staune, op. cit, p. 159 ss.) :
"Le principe anthropique représente le principe le plus fondamental dont nous disposons, vu que les
explications physiques qu'il fournit sont basées sur le phénomène physique le plus solide que nous
connaissions, à savoir notre propre existence. Le principe anthropique est, je crois, ce que nous aurons
jamais de plus proche d'une explication ultime" (Joe Rosen).
" Le principe anthropique ne peut manifestement pas fournir d'explication scientifique au sens propre.
Au mieux, il peut offrir une satisfaction de type "bouche-trou" à notre curiosité relative aux phénomènes
pour lesquels nous n'avons pas encore obtenu d'explications scientifiques authentiques" (Martin Rees).
"La reconnaissance du principe anthropique devrait être considérée comme un mouvement décisif dans
le développement de la science, ouvrant de nouvelles voies vers des aspects inconnus de l'Univers"
(Nicolas Dallaporta).
"Contrairement aux principes de la physique conventionnelle, le principe anthropique n'est sujet à
aucune réfutation expérimentale - le signe sûr qu'il ne s'agit pas d'un principe scientifique. L'influence de
principe anthropique sur le développement des modèles cosmologiques contemporains a été stérile : il n'a
rien expliqué et il a même exercé une influence néfaste" (Heinz Pagels).
"Je crois que le principe anthropique a non seulement constitué un stimulant à la recherche en
cosmologie mais qu'il fournit aussi un point de rencontre passionnant entre la théologie et les sciences et
qu'il a certainement servi à réintégrer le facteur "être humain" qui, pendant des siècles, a été exclu des
sciences physiques" (George Coyne).
"Je déteste profondément la théorie du principe anthropique et la considère comme un dernier recours
absolu au cas où tous les arguments physiques échoueraient. L'essence entière de l'argumentation
anthropique semble aller à contre-courant de tout ce qu'on aspire à réaliser en tant que scientifique"
(Malcolm Sim Longair).
Toutes ces réactions sont intéressantes. Il y a les "pour" et les "contre". Cela est normal.
Ces réactions émanent toutes d'astrophysiciens ; certain sont finalistes, d'autres refusent cette
explication. Comme nous l'avons remarqué à propos des sciences de la vie, ces positions
relèvent non pas de l'observation, mais de l'interprétation des données de l'observation. Donc
ce finalisme est philosophique, comme aussi le refus du finalisme. Ce qui pousse vers
l'interprétation finaliste, c'est le besoin de cohérence qu'éprouvent les chercheurs pour
comprendre le sens de leurs découvertes/expériences.
--> A ces citations, je me permets d'ajouter une citation de l'astrophysicien Hubert Reeves
que l'on ne peut pourtant pas taxer de finalisme absolu. Pour éviter l'expression "finalisme" et
surtout l'expression "principe anthropique", il parle de "principe de complexité". L'univers
se complexifie et, de ce fait, prend des formes plus complexes : ainsi l'homme est apparu.
Voici son texte :"L'univers possède depuis les temps les plus reculés accessibles à notre exploration, les
propriétés requises pour amener la matière à gravir les échelons de la complexité" H. Reeves, L'heure de
s'enivrer, Le Seuil, 1985, p. 165.
--> Quant à l'astrophysicien Trinh Xuan Thuan 11
dont les opinions finalistes sont bien
connus, pour lui, le stade ultime de la complexité semble être le développement de la
11
Trinh Xuan Thuan défend la thèse du hasard. Il donne pour cela deux arguments : (1) la beauté et
l'harmonie du monde; (2) l'unité qu'il y a dans le monde où tout se tient; cf. Le monde s'est-il créé tout
seul ? Collectif, Paris, Albin Michel, 2008, p. 49-50.
12
conscience (et pas uniquement chez l'homme). En ce sens, on pourrait presque parler d'un
"principe de conscience". Il rejoint d'une certaine manière la position de Rémy Chauvin que
nous avons étudiée plus haut (p. 9). Voici un texte de l'astrophysicien Trinh Xuan Thuan : "L'existence de l'Univers n'a de sens que s'il contient une conscience capable d'apprécier son
organisation, sa beauté et son harmonie. Il est inévitable que la conscience qui a émergé de l'ordre
cosmique exalte cet ordre en le comprenant. La capacité de notre cerveau a comprendre les lois
naturelles n'est pas un simple accident de parcours, mais un reflet de l'intime connexion cosmique entre
l'homme et le monde". (Le chaos et l'harmonie, p. 430). On pourrait multiplier les références allant
en ce sens chez Trinh Xuan Thuan. On peut en outre se référer à son autre texte La place de
l'homme dans l'univers 12
, cité dans L'homme face à la science, dirigé par Jean Staune,
Critérion, 1992.
--> On peut aussi se référer à Jacques Demaret et Dominique Lambert, Le principe
anthropique, L'homme est-il le centre de l'univers ? Armand Colin, 1994 (cité plus haut, p.
11).
a.3 -- Le principe anthropique super fort. A côté de ces deux formes du principe
anthropique, il en existe encore une troisième forme : il s'agit du principe anthropique super
fort. Je le présente brièvement : l'univers n'est pas seulement adapté à l'existence
d'observateurs intelligents comme nous, mais également à l'existence d'observateurs
beaucoup plus avancés et intelligents que nous. Cette forme du principe est formulée dans le
contexte de la postulation d'un Dieu. Nous traiterons ce problème dans un instant. L'idée de
base est que l'univers n'est pas un chaos, mais qu'il possède une cohérence interne sans
laquelle l'activité scientifique serait impossible. Une telle cohérence ne peut exister que si on
postule un Dieu. S'il existe, c'est lui qui a pris des précautions pour préserver la cohésion de
l'univers. Cet argument rejoint la 5ème
voie de Saint Thomas d'Aquin : la perfection de
l'univers renvoie à un Dieu créateur. Visiblement, l'astrophysicien qui s'avance sur ce terrain,
sort de son domaine. Pour comprendre, il fait appel à des notions philosophico- théologiques.
b -- La question de Dieu.
Venons donc à cette question que nous venons de mentionner. Pour certains
astrophysiciens, la finalité interne qu'ils interprètent comme un fait, est incompréhensible s'il
n'y a pas un concepteur intelligent qui a tout prévu d'avance. Il est le principe d'ordre
nécessaire sur la base duquel l'activité scientifique est rendue possible. Cette explication -
postulation d'un concepteur intelligent n'est pas à confondre avec le courant américain appelé
Intelligent Design. Ce courant américain postule un concepteur intelligent qui, pour arriver à
ses fins, viole les lois de la nature, tandis que celui-ci, postulé chez les scientifiques que je
présente, est le principe nécessaire qui assure la cohésion de l'univers. Une telle cohésion ne
peut qu'être l'effet d'un concepteur intelligent. Ce raisonnement ne peut être tenu que par des
scientifiques 13
. Comme illustration, je ne donne qu'un seul texte, d'un auteur de poids, Albert
Einstein. Celui-ci refusant l'idée d'un Dieu personnel et également l'adhésion matérialiste,
postule un "Dieu de cohérence". Voici ce qu'il écrit :
"Je soutiens vigoureusement que la religion cosmique est le mobile le plus puissant et le plus généreux de
la recherche scientifique [...] Quelle confiance profonde en l'intelligibilité de l'architecture du monde et
quelle volonté de comprendre, ne serait-ce qu'une parcelle minuscule de l'intelligence se dévoilant dans le
monde, devaient animer Kepler et Newton pour qu'ils aient pu éclairer les rouages de la mécanique
céleste dans un travail solitaire de nombreuses années [...] Seul celui qui a livré sa vie à des buts iden-
tiques possède une imagination compréhensive de ces hommes, de ce qui les anime, de ce qui leur insuffle
12
Aussi La mélodie secrète , et l'homme créa l'univers, Gallimard, Folio , Essai n° 160, 1991, p. 309. 13
On peut lire avec intérêt le livre Le monde s'est-il créé tout seul?, Albin Michel, 2008, op, cit : collectif
avec la participation de Trinh Xuan Thuan, Prigogine , Jacquard, de Rosnay, Pelt et Atlan.
13
la force de conserver leur idéal malgré d'innombrables échecs. La religiosité cosmique prodigue de telles
forces. Un contemporain déclarait, non sans justice, qu'à notre époque installée dans le matérialisme, se
reconnaissaient dans les savants scrupuleusement honnêtes les seuls esprits profondément religieux.
L'esprit scientifique, puissamment armé de sa méthode, n'existe pas sans la religiosité cosmique [...] Sa
religiosité (du savant) consiste à s'étonner, à s'extasier devant l'harmonie des lois de la nature dévoilant
une intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines et toute leur ingéniosité ne peuvent révéler,
face à elle, que leur néant dérisoire". Albert Einstein, Comment je vois le monde, Flammarion, 1979, p. 19-
20.
Conclusion.
1 -- Notre parcours à travers les sciences de la vie et à travers les problèmes soulevés et
rencontrés par les astrophysiciens, nous met devant la constatation suivante : les prises de
position devant la complexité du réel, sont, chez les uns et les autres, analogues. L'univers et
le domaine de la vie sont, pour certains savants, marqués par le chaos. Par ailleurs, pour
d'autres, il y a dans le monde de la vie et dans celui de l'astrophysique une force qui pousse
vers l'avant (force d'expansion / évolution). Des percées se dessinent, des orientations se
prennent :
--> Certains savants y voient le fruit du hasard conjugué au déterminisme des forces en
présence ; d'autres parlent de finalité interne. Ce terme leur permet de comprendre la
cohérence des forces en présence, et la direction que prend le devenir. On peut résumer cette
position par l'expression "finalité interne". Les mots utilisés que nous avons mentionnés sont
: cohérence, répétabilité, saltationisme, convergence, attracteur ; mais il y en a d'autres.
--> D'autres savants n'hésitent pas à parler d'une finalité extérieure. Cela veut dire - c'est le
cas de Einstein - faire appel à une intelligence supérieure. Si tel est le cas en astrophysique
avec Einstein, nous avons vu que c'est aussi le cas du Pr. Jacques Demaret et du Pr.
Dominique Lambert. Il s'agit là d'une finalité extérieure. Cela veut dire que le Tout est porté
par une finalité plus large qui ne peut être que postulée.
--> A côté de ces savants, il y a ceux qui refusent toute finalité. Pour eux, le monde, la vie, le
cosmos sont le fruit du hasard. Il aurait pu en être autrement. De plus, disent-ils, toute
interprétation de faits est non scientifique. Avec l'interprétation, on saute dans le domaine
philosophique, or un scientifique ne peut se permettre de tels sauts.
2 -- Concernant cette observation, voici ce que je voudrais ajouter : à mon avis, non
seulement les finalistes font appel à des concepts philosophiques, mais il est clair que toute
interprétation est toujours philosophique en ce sens que l'interprète apporte sa vision, son
angle de lecture. Il ne peut, d'autre part, jamais tout prendre en considération. De ce fait, les
notions de finalité, cause finale, sont nécessairement réductrices ; de plus en utilisant ces
notions, nous faisons toujours part de notre manière humaine de voir qui fonctionne sur le
besoin d'unité pour comprendre, comme l'a bien montré Kant. Donc nous n'atteignons jamais
la réalité en soi. Donc toute théorie basée sur la finalité, tronque le réel qui nous échappe
toujours.
Mais ce ne sont pas que les finalistes qui font appel à ces concepts philosophiques. Ainsi en
est-il des non-finalistes qui se définissent par le matérialisme-déterminisme. Qu'est-ce que la
matière ? Telle est la question philosophique. La subjectivité du chercheur est engagée dans
son objet d'étude. La matière n'est jamais un en-soi.
Ainsi en est-il également du mot hasard. C'est aussi un concept philosophique. Que dit le
chercheur quand il dit que tout dépend du hasard ? Par ce mot, il refuse l'explication par la
notion de finalité ou de direction de l'évolution. Il préfère suspendre son jugement ; mais
suspendant son jugement, il ne refuse pas nécessairement un lien entre les deux états ; il dit
simplement qu'il est incapable de se prononcer à son sujet. Donc, il reconnait ce lien, d'une
certaine façon. Donc, par cette reconnaissance, il avoue que sa subjectivité est incluse dans la
14
perception de ce qu'il appelle réalité. Donc, il reconnait que la réalité n'est pas un en-soi. Par
là, il fait un saut dans la philosophie. Tout cela nous amène à la conclusion qu'il n'y a pas de
science purement objective. Le scientifique ne peut pas ne pas franchir le pas vers la
réflexion scientifique. Comprendre implique la participation de la subjectivité du sujet. Il n'y
a pas de science neutre. Nous en arrivons ainsi à notre deuxième question : comment le
théologien chrétien se situe-t-il par rapport à ces questions ?
II -- Le big-bang, l'évolution et la théologie chrétienne.
Les chrétiens prient dans le "Credo" qu'ils proclament chaque dimanche au cours de la
célébration eucharistique : "Je crois en Dieu, le Père Tout-Puissant, Créateur du ciel et de la terre, de
l'univers visible et invisible ... ". Ils proclament ainsi que Dieu est l'auteur de tout ce qui existe.
Notre question, devant ce fait, est la suivante : comment comprendre cette déclaration de foi
dans le contexte des questions que nous venons de traiter ? La théorie de l'évolution d'une
part, et l'explication du commencement du monde par le Big-bang sont-il en contradiction ou
peuvent-ils trouver leur place à l'intérieur de la théologie chrétienne ? C'est de ces questions
dont nous allons nous occuper maintenant.
1 -- D'abord un peu d'histoire concernant la question "Foi et Savoir".
Cette question demanderait un ample développement tant les opinions sont diverses depuis
le Moyen Age jusqu'à nos jours. Nous devons nous limiter à l'essentiel 14
.
--> L'antiquité chrétienne et le Moyen Age ont vécu d'une vision du monde complexe et
différenciée, mais synthétique, où le savoir en appelait à un croire et où le croire s'articulait à
un savoir. La foi en Dieu qui s'est révélé dans l'histoire afin d'emmener tous les hommes à
participer à sa vie, était le fondement sur lequel la société s'est édifiée. C'est sur cette base
que la théologie chrétienne a absorbé la philosophie grecque, sa cosmologie, sa physique et
son ontologie. D'une certaine manière, ces époques ont adapté, en la « pliant », cette
philosophie à la vision chrétienne du monde et de l'histoire. C'est sur cette base qu'est née la
métaphysique chrétienne, appelée également "théologie naturelle". Celle-ci est un grand
édifice qui, sur la base des causes première et finale, identifiées à Dieu, présentent un monde
absolument cohérent. Le mal étant un accident de l'histoire que le Christ est venu réparer par
sa mort et sa résurrection. Il n'y a pas, à ce stade, d'opposition entre foi et savoir. Dieu est
toute vérité, en conséquence il ne peut pas y avoir opposition entre les vérités de foi et les
vérités philosophiques. La philosophie est "servante" de la théologie.
--> A l'aube des temps modernes, à partir du XVIème
siècle, cette synthèse va se briser. La
connaissance se fait à la fois plus expérimentale (active et pratique) et plus mathématique
(déductive et combinatoire). Le sujet humain mis en scène est un sujet libre et créateur. Il
découvre sa responsabilité et sa place dans l'univers. Les formes du savoir, à la différence du
Moyen Age, deviennent critiques et dissociatives. Elles donnent lieu, à la Renaissance, à
l'exaltation et à l'angoisse.
Aux premiers temps de la modernité occidentale (Renaissance et Lumières), la science est
analytique. Elle décompose. Le Discours sur la Méthode (1637) de Descartes en donne un
14
Pour cela, je me réfère à Pierre Gisel et Lucie Kaennel, La création du monde, discours religieux,
discours scientifique, discours de foi, Genève, Labor et Fides, 1999, p. 99.
15
exemple. La vision globale est celle d'un mécanisme. Le monde et le cosmos sont régis par
des lois internes que l'observation va permettre de découvrir. Le jugement est la conclusion
d'une procédure correctement, méthodiquement menée, et il vaut à l'encontre de l'imagination
que l'on renvoie à la superstition, celle qui marque le fond des traditions et des institutions et
dont il faut se libérer. Qu'on se souvienne du Traité théologico-politique (1670) de Spinoza.
Dans ce contexte, la nature est éprouvée culturellement et existentiellement comme lieu de
l'absence de Dieu, alors qu'au Moyen Age, elle menait à Dieu. Elle n'est plus lourde de
symboles et des traces de Dieu. Au contraire, elle est froide et objectivée, soumise à la
mesure. Elle est quantitative. S'il y a un créateur, il est renvoyé au commencement. Il a créé
le mécanisme de départ. Et s'il y a un salut, celui-ci est d'un autre ordre. Il est lié à la foi en
Dieu qui est mort sur la croix. Ainsi, la Renaissance est l'époque où commence à se
manifester une nette séparation entre, d'une part, le domaine de la science et de la recherche
et, d'autre part, celui de la foi. La contemplation du monde ne mène plus nécessairement à
Dieu. Copernic (1473-1543) propose une vision du monde totalement neuve. D'une part, la
Terre cesse d'être immobile ; elle effectue une rotation sur elle-même en vingt quatre heures
et d'autre part, elle est déchue de sa position centrale. Elle effectue une révolution autour du
Soleil en une année, à l'instar des autres astres qui auront chacun leur propre temps de
révolution. Copernic continue cependant de croire que la sphère des astres, immobile, fixe les
limites de l'univers. Johannes Kepler (1571-1630) est un ardent défenseur du système
héliocentrique de Copernic. Pour lui, le Soleil n'occupe pas le centre des orbites planétaires,
mais il constitue l'un des foyers des ellipses que décrivent les planètes. C'est lui qui va
découvrir que la vitesse des planètes sur leur orbite est d'autant plus rapide que la planète est
près du Soleil. Enfin, corolairement à cette découverte, il montre que le temps des
révolutions des planètes est d'autant plus grand qu'elles sont plus éloignées du soleil. Avec
Copernic et Kepler, c'est toute la cosmologie qui est établie sur des bases nouvelles.
Deux grands hommes vont encore marquer cette période. D'abord, Galilée (1564-1643) qui
sera condamné par l'Inquisition, après la publication de son livre où il démontre la supériorité
du système de Copernic par rapport à ceux qui le précèdent. Il s'agit de son Dialogue sur les
deux principaux systèmes du monde. Selon l'Inquisition, non seulement Galilée soutient que
la Terre n'est pas le centre du monde et qu'elle est mobile, mais, ce qui est plus grave, il
contredit la Bible où se trouve un texte d'après lequel il est évident que le soleil tourne autour
de la terre et non l'inverse. Il s'agit du texte de Josué (Jos 10, 12-14), où livrant bataille
contre les Amorites, il s'adresse à Yahvé pour que le soleil s'arrête sur la vallée d''Ayyalôn où
se trouve Gabaôn. Et le soleil s'arrête ! C'est ce texte que contredit la théorie de Galilée qui
est amené à l'abjuration. L'autre nom à mentionner est celui de Newton (1643-1727). Son
génie est d'avoir, à la lumière du principe d'inertie, déduit des lois de Kepler la loi de la
gravitation universelle. Il estime que, normalement, la trajectoire de la Lune devrait décrire
une ligne droite, mais parce qu'elle est attirée par la terre, son orbite se stabilise à une
distance où la force centrifuge s'équilibre avec l'attraction terrestre.
--> Au cours du XVIIIème
siècle, l'astronomie voit son champ d'observation s'élargir à
l'infini avec l'étude du monde des étoiles. Puis les progrès de l'astrophysique, liés à la mise au
point de techniques toujours plus performantes et d'instruments de plus en plus puissants,
permettront de déchiffrer le monde des rayonnements invisibles. Terminons par la mention
d'Albert Einstein (1879-1955) à qui nous sommes redevables de la théorie de la relativité
générale qui mène à la découverte de l'expansion de l'Univers.
Le caractère distinctif de cette longue période qui commence avec le XVIème
siècle est
celui d'une autonomie du monde. Au début, celle-ci est englobée dans l'affirmation d'un
Dieu qui tient le tout dans une unité. Mais petit à petit, Dieu sera éloigné de ce tout qui
fonctionne sur le fondement de ses propres lois, bien que certains auteurs, comme nous
16
l'avons vu dans notre première partie, éprouvent le besoin de l'affirmer comme principe
ultime de cohésion du tout. Désormais, un climat de tension règnera toujours entre certains
théologiens d'une part, et certains scientifiques d'autre part, les premiers affirmant la
nécessité de Dieu pour la compréhension du tout, les seconds mettant l'accent sur le
dynamisme interne de la matière.
--> Disons un mot du positivisme et du fidéisme qui vont marquer tout le XIXème
siècle.
Nous savons que le XIXème
siècle a vécu d'une véritable idéologie du progrès et de l'idée
d'une substitution, inéluctable et profitable, de la religion par la science, qui est la seule vraie.
Substitution de la science aux mythes et aux fables bibliques. Auguste Comte devient le
fondateur d'une "Eglise positiviste" et l'auteur d'un "Catéchisme positiviste" (1852 ). La
science seule, parce qu'elle a affaire à ce qui est observable et matériel, dit le vrai. Auguste
Comte, dans son analyse de l'histoire humaine, y voit une marche vers une rationalisation
progressive. Il y distingue trois stades fondamentaux, d'abord celui de l'âge théologique où
règnent les mythes et les croyances, puis l'âge métaphysique et philosophique où la raison
commence à se manifester dans son autonomie. Mais il lui a fallu du temps pour se dégager
des mythes ; enfin l'âge définitif et ultime est l'âge scientifique. Pour Auguste Comte, la
science suffisait à rendre compte de ce qu'est l'humain anthropologiquement et socialement.
On était, à cette époque, incapable de comprendre la fonction des mythes. Leur pluralité
suffisait à prouver leur fausseté.
Le positivisme va faire couple, du côté des croyants, avec le fidéisme. Ce mot vient du mot
latin "fides" qui signifie la "foi". Pour comprendre le fidéisme, il faut remonter aux grands
philosophes du XVIIIème
siècle, Kant, Fichte, Hegel auxquels succèdera Schleiermacher. Ce
qui caractérise ces philosophes, c'est leur lecture rationnelle des dogmes de la foi chrétienne.
On le voit en particulier dans La Philosophie de la religion de Hegel, qui récupère les
dogmes de la foi chrétienne comme étant des figures que se donne l'Esprit dans son devenir.
La réaction ne va pas se faire attendre. La vérité ne relève pas de la raison seule. Celle-ci est
ouverte dans sa transcendance au Tout Autre qui est le transcendant. Il y a, dès lors, deux
sources de connaissances, la raison et la révélation. Dans la révélation, c'est Dieu qui se
dévoile lui-même dans les mots humains. La théologie a pour tâche l'étude des rapports entre
les deux. Le fidéisme, de Bonnald - (1754-1840) et de Lamennais (1782-1852), constitue
une" enflure" de la thématique de la révélation. La foi, étant une adhésion à Dieu qui se
manifeste, est une illumination de la raison qui, de ce fait, fait une confiance absolue à Dieu.
La raison, avec sa force et sa pertinence, n'a plus qu'à se mettre à l'écoute de Dieu qui parle.
Il y a un fidéisme protestant qui insiste sur cette relation personnelle de l'homme au Dieu qui
parle au coeur. Il y a un fidéisme catholique qui fait confiance à l'autorité ecclésiale
hiérarchique, responsable du donné révélé.
Dans le climat positiviste du XIXème
siècle, qui met l'accent sur la raison et sur la science
comme seule source de la connaissance "vraie", la tension entre foi et savoir était telle que le
dialogue entre scientifiques et théologiens était extrêmement difficile. Pour les scientifiques,
c'est leur méthode scientifique qui peut les amener au "vrai" qui n'est jamais répétitif ; pour
les théologiens, le "vrai" est Dieu qui se révèle dans l'histoire. Je présente volontairement
cette problématique de manière un peu "carrée", pour mettre en lumière les éléments en jeu.
Il faudrait naturellement apporter des nuances. Les théologiens chrétiens ne se pas cantonnés
dans une opposition stricte et systématique. La crise du modernisme a permis de comprendre
que le binôme révélation/foi est absolument inséparable du fonctionnement de la raison
reconnue dans son autonomie et ses méthodes sans cesse en évolution.
17
2 -- Le Créationnisme 15
et le "dessein intelligent".
--> Le créationnisme - Pour les croyants juifs, chrétiens, musulmans, le concept de
création désigne l'acte par lequel Dieu promeut à l'existence et en dehors de lui, une réalité
qui ne préexistait en aucune manière. C'est à partir du IIème
siècle que les chrétiens
promeuvent l'idée de création "ex nihilo". Par cette idée, les croyants ont le souci de
distinguer l'affirmation de la création d'autres catégories expliquant l'origine du monde,
héritées en particulier du monde grec où il est question de procession et d'émanation à partir
de l'unité divine originaire. Ces visions sont appelées "monistes". Elles caractérisent les
mythes de création égyptiens par exemple. Il y a "procession" lorsque, sans qu'intervienne
une division de substance, une nature immuable est communiquée tout entière à plusieurs
êtres. Il y a "émanation" lorsqu'un être tire de sa propre substance, à titre de réalité séparée,
une substance semblable ou analogue, ou encore lorsqu'un être produit en lui-même une
nouvelle manière d'être, à la fois distincte de lui-même et indistincte. Et il y a
"transformation" lorsqu'un agent extérieur intervient pour changer l'état d'un être. Par la
notion de création, les croyants veulent affirmer d'une part l'absolue transcendance et
différence de Dieu par rapport à ce qui est créé, et d'autre part affirmer que ce qui est créé à
commencé d'être. Il a commencé d'exister. Le principe ultime de son existence est Dieu. En
ce sens, on peut dire d'une certaine manière que tous les croyants sont créationnistes.
Pourtant une telle déclaration, il faut le reconnaître, est inexacte, car parmi les croyants, la
majeure partie affirment leur foi tout en éprouvant comme une nécessité d'accepter
l'évolution et les données liées au Big-bang. Pour eux, il ne peut pas y avoir opposition entre
la foi et la raison, la théologie ayant pour tâche d'essayer de comprendre ce que signifie
"croire" en Dieu dans le contexte d'un monde en évolution et d'une science sans cesse
amenée à remettre en question ses propres découvertes, ainsi que l'a bien montré Karl
Popper. Le terme de "créationnisme" est réservé pour catégoriser les mouvements
antidarwiniens qui refusent l'évolution. Ces mouvements se caractérisent par une lecture
littérale de la Bible, en particulier des trois premiers chapitres de la Genèse. Comme le
décrivent ces chapitres, Dieu est l'auteur de l'Univers et des différentes espèces (arbres,
fleurs, animaux, hommes) qui peuplent le monde. Il les a créés telles qu'elles sont. Les
créationnistes sont fixistes, c'est à dire qu'ils refusent toute transformation et toute évolution.
Cette lecture de la Bible est appelée "fondamentaliste". Du fait que Dieu en est le fondement,
c'est au récit biblique qu'il faut faire confiance. Le créationnisme est né aux Etats Unis, dans
les milieux protestants ; il y a, nous le savons, une forte dimension politique qui s'est
exprimée dans certains Etats d'Amérique, jusqu'à interdire l'enseignement de l'évolution dans
les écoles. Parmi les créationnistes, il y en a qui, pour faire concorder leur lecture de la Bible
avec les données de la science, vont jusqu'à identifier les sept jours de la création biblique
avec les diverses périodes géologiques (Quaternaire, Tertiaire..). On appelle cette méthode, le
"concordisme" !
Bien évidemment la théologie chrétienne refuse toutes ces positions extrémistes. A la base
de ces positions, il y a à l'origine, mise à part la dimension politique liée aux parties de la
droite américaine, un obscurantisme, un refus de la science et de la raison, et la recherche
d'un besoin de sécurité.
--> Le "dessein intelligent" -- La théorie du "dessein intelligent", bien qu'elle présente des
analogies avec le créationnisme, s'en distingue profondément. Le créationnisme commence
par une conclusion. Comme nous l'avons vu, pour le créationnisme, le récit biblique de la
création est parfaitement fiable. Il décrit la venue à l'existence du monde et de tout ce qui
15
Sur le Créationnisme, cf. Jacques Arnould, Dieu, le singe et le Big-bang, Paris, Cerf, 2000, p. 67 ss.
18
existe. Sur cette affirmation, pour les créationnistes, commence la recherche de preuves dans
le monde naturel pour soutenir cette affirmation de départ. Les théoriciens du Dessein
Intelligent commencent par le monde réel et ils fixent leurs conclusions postérieurement :
que la vie sur terre fut façonnée par un Agent Intelligent, quel que soit cet Agent, Dieu ou
une cause interne. Nous l'avons vu dans notre première partie, pour l'astrophysicien Trinh
Xuan Thuan, l'univers savait depuis toujours que l'homme viendrait. Il était, ou s'était préparé
pour cela. Voici, en bref, l'essentiel de cette théorie 16
:
"La théorie du Dessein Intelligent dit que "des causes intelligentes sont nécessaires pour expliquer les
structures biologistes complexes et riches en information et ces causes sont détectables empiriquement". Certaines particularités biologiques défient l'explication darwinienne standard "hasard-chance". Ils
semblent avoir été conçus. Comme une conception requière logiquement un concepteur, la conception
apparente est citée comme preuve de l'existence d'un Concepteur. Il y a trois arguments principaux dans
la Théorie du Dessein Intelligent : (1) la complexité irréductible, (2) la complexité spécifique et (3) le
principe anthropique.
(1) La complexité irréductible est définie comme "... un système unique, composé d'éléments compatibles
qui interagissent pour réaliser les fonctions élémentaires ; le retrait de n'importe lequel des éléments
provoque l'arrêt du système". Plus simplement, la vie est composée d'éléments reliés entre eux et qui sont
mutuellement interdépendants pour fonctionner de manière utile. Une mutation aléatoire peut générer le
développement d'un nouvel élément, elle ne peut expliquer le développement d'une multitude d'éléments
nécessaires dans un système fonctionnel. Par exemple, l'œil humain est de toute évidence un système utile.
Sans le globe oculaire (qui est lui-même un système complexe irréductible), le nerf optique et le cortex
visuel, un oeil muté de manière aléatoire serait en fait contreproductif et dangereux pour la survie de
l'espèce et serait donc éliminé par le processus de la sélection naturelle. Un œil n'est pas un système utile
à moins que toutes les parties soient présentes et fonctionnelles au même moment.
(2) Le concept de la complexité spécifique dit que, comme des éléments de complexité spécifique peuvent
être trouvés dans des organismes, une forme de direction doit en être à l'origine. L'argument de la
complexité spécifique déclare qu'il est impossible à des éléments complexes de se développer par un
processus aléatoire. Par exemple, une pièce remplie de 100 singes et 100 machines à écrire peut à terme
produire quelques mots et peut-être même une phrase, mais elle ne produira jamais une pièce de théâtre
shakespearienne. Et combien plus complexe est la vie biologique qu'une pièce de Shakespeare !
(3) Le principe anthropique déclare que le monde et l'Univers sont "finement ajustés" pour permettre la
vie sur terre. Si le ratio des éléments de l'air était légèrement modifié, de nombreuses espèces cesseraient
d'exister. L'existence et le développement de la vie sur terre requièrent tellement de variables qu'il est
impossible qu'ils ne soient ajustés par des événements aléatoires et non coordonnés.
Même si la Théorie du Dessein Intelligent n'a pas la prétention d'identifier la source de l'intelligence
(que ce soit Dieu, des OVNI, etc ...), la grande majorité des théoriciens sont théistes. Ils considèrent
l'apparition de desseins qui prévalent le monde biologique comme une preuve de l'existence de Dieu. Il y
a aussi quelques athées qui ne peuvent nier les preuves fortes du dessein intelligent, mais qui ne veulent
pas reconnaître un Dieu Créateur. Ils ont tendance à interpréter les données comme prouvant que la
terre fut semée par une sorte de race supérieure de créatures extraterrestres."
Le cœur de la théorie du "Dessein intelligent", c'est le principe anthropique. Celui-ci repose
sur la notion aristotélicienne de causalité finale. Il faut donc qu'il y ait un concepteur qui soit
au fondement de tout ce qui est et qui dirige l'évolution vers sa finalité qui est l'homme.
Puisqu'il est là, l'homme est voulu depuis toujours. Que cette causalité soit interne ou externe
à l'Univers, elle est nécessaire. C'est ce raisonnement qui est à la base de la théorie du
Dessein Intelligent. La critique s'est élevée à plusieurs niveaux face à cette théorie. D'abord,
au niveau scientifique, car cette théorie privilégie l'homme, en en faisant le but de l'évolution.
Mais sur quel droit, dit-elle. Pourquoi privilégier l'homme ? Il s'en est fallu de peu qu'il
n'existât point. Et malgré cela, l'évolution aurait continuée. La critique se manifeste
également au niveau philosophique. La notion de causalité, et Kant l'a bien démontré, relève
avant tout de la structure de la raison humaine qui voit tout sous le point de vue de la finalité.
C'est ce point de vue qu'à son insu, le chercheur privilégie quand il interprète les données
qu'il observe dans son microscope. En fait, il se trouve devant un "grouillement" d'éléments
16
Je prends le texte qui suit sur Internet. Il a l'avantage d'être bref et précis.
19
dont il est incapable de prévoir la direction qu'il prendra et surtout de dire quel est, ou quels
sont les éléments qui vont s'imposer. Ainsi en est-il dans le domaine de l'astrophysique. Le
fait que l'homme apparaisse au bout d'une longue évolution, remontant jusqu'au Big-bang,
cela ne signifie pas que l'évolution devait aller en ce sens. Il est nécessaire de laisser une
place au hasard, à l'imprévu. Le point d'arrivée ne permet pas d'élaborer une théorie
explicative du devenir. Ce qui est arrivé ne devait pas nécessairement arriver. Face à la
théorie du Dessein Intelligent, les théologiens ont pris des positions diverses, en fonction de
leur conception de la révélation. Tous rejettent l’explication par celle d'une finalité
uniquement interne. Pour les théologiens, l'homme est destiné à partager la vie de Dieu ;
l'homme est, de ce fait, voulu par Dieu. Dieu est ainsi à la base de l'existence du Tout ; le
devenir de ce Tout qui aboutit à l'homme, repose sur la volonté de Dieu qui, certes, respecte
l'ordre et l'autonomie du monde. Dieu porte le monde, mais c'est le monde lui-même qui
déploie toutes ses potentialités. Telle est la position du Pape Benoit XVI qui tenait avec ses
anciens étudiants, à Castel Gandolfo, durant l'été, des séminaires sur cette question 17
.
L'argument ultime qui porte toute cette pensée est celui de l'âme humaine. Malgré tous les
apports et les éclairages que peuvent apporter les sciences dans l'avènement de la conscience
humaine qui est une conscience réflexive, c'est Dieu lui-même qui crée l'âme humaine qui est
le lieu ultime de dialogue entre l'homme et Dieu. C'est sur le fondement de cet acte créateur
qu'il est possible de dire que l'homme a une destinée spirituelle. Le cardinal archevêque de
Vienne, Christophe Schönborn a durci cette position. Son souci, dans les critiques légitimes
qu'il adresse à la théorie d'un concepteur divin, est de dénoncer le fait que celui-ci doit se
cantonner dans un rôle de "super machine" qui dirige le tout vers un but. Dieu est pour lui
celui qui appelle l'homme à la liberté. Christophe Schönborn veut préserver à l'homme, cet
espace de liberté et de responsabilité qui lui appartient. En cela, il a raison, mais il le fait dans
le refus de la confiance en la matière. Pourquoi faire intervenir Dieu pour expliquer
l'avènement de l'homme à son humanité. Ch. Schönborn fait un saut épistémologique
injustifiable. Théologiquement, rien ne justifie une intrusion directe de Dieu dans l'évolution
du monde qui aboutit à l'avènement de la conscience réflexive. On sent derrière la position
théologique de cet auteur, un besoin de sauvegarder la théorie traditionnelle 18
.
3 -- Pour une théologie de la création.
--> Innombrables sont les publications aujourd'hui proposées, concernant le domaine qui
nous occupe. Toutes, du moins celles qui intéressent, c'est à dire celles qui sont ouvertes aux
recherches scientifiques et qui prennent en compte l'évolution et les théories du Big-bang,
considèrent qu'une saine théologie ne peut pas ne pas tenir compte des données des sciences.
Toutes refusent le créationnisme qui repose sur un refus de l'herméneutique et des genres
littéraires dans lesquels s'exprime la Bible. La théologie repose sur la prise en compte de
toutes les ressources de la raison ouverte à la transcendance et de ce fait à la foi en un Tout
Autre qui se révèle aux hommes. La théologie a pour fonction d'essayer de comprendre cette
relation.
--> Je me permets d'adresser une critique à l'ensemble des recherches dont j'ai pu prendre
connaissance 19
sur ce sujet ; dans cette lignée, je voudrais proposer une piste de réflexion
17
Pour cela, voir Vincent Aucante, Création et évolution, la pensée de Benoit XVI, Nouvelle revue
théologique, 130, 2008, p. 610-618. 18
Pour Ch. Schönborn, on peut se référer à son livre Schöpfung und Evolution - Zvei Paradigmen und ihr
gegenseitiges Verhâltnis, Wiener Vorlesungen, Vienne, Pius Verlag, 2009. 19
Je n'en cite que trois : Jean-Michel Maldamé, Création par évolution, Paris, Cerf, 2011 et L'atome, le
singe et le cannibale, Paris, Cerf, 2014 ; Hans Küng, Petit traité des commencements de toutes choses,
Paris, Cerf, 2008 ; le troisième étude que je tiens à mentionner est celle publiée dans Mysterium Salutis,
n°6 et 7, Dogmatique de l'histoire du salut, Paris, Cerf, 1971. Cette étude, à laquelle ont collaboré ---->
20
théologique qui tient compte de la pertinence des résultats de la recherche scientifique. La
critique que j'adresse à ces publications actuelles, c'est qu'elles sont toutes habitées par une
peur de ne pas être fidèles à la théologie traditionnelle qui insiste sur l'acte créateur posé à
l'origine. C'est cette peur qui est à l'origine de la distinction devenue habituelle entre l'origine
et le commencement :
-- Le "Commencement" relève d'un repérage dans l'histoire, sur la base de la méthode
scientifique. C'est ainsi que l'on peut repérer le commencement de tel fait ou mouvement. Le
Big-bang est ainsi compris comme étant le commencement de notre cosmos, du temps et de
l'espace. Personne ne fut contemporain du Big-bang. Il se perd dans la nuit des temps. On y
accède que par le calcul des astrophysiciens. Néanmoins, c'est en lui qu'est fondé le
commencement du Tout.
-- "L'origine" relève d'un autre ordre. Ce mot trouve son sens dans le contexte
anthropologique. Il a affaire avec le sens de l'être humain, le sens de sa vie. Il est inséparable
de l'expérience que fait l'homme de la transcendance et qui le conduit à postuler l'existence
d'un Tout Autre en fonction duquel le sens de l'existence se dévoile. Il s'avère ainsi que c'est
cette question philosophique, liée au sens de l'existence, qui se dévoile être la plus
importante. Les questions liées au commencement et à l'évolution qui aboutit à l'homme, se
trouvent englobées dans celle de l'origine qui, elle-même, se dévoile être une question
tournée non pas vers le passé, mais vers le devenir de l'homme. Sur le fondement de la
question de l'origine, l'être humain découvre l'ampleur de sa liberté et de sa responsabilité. Et
dans le contexte de la postulation d'un Tout Autre (Dieu) auquel il se découvre lié, celui-ci
étant son partenaire, il découvre que c'est à lui à prendre en charge sa vie, c'est à dire à la
créer. Plus il la créera belle, plus il se donnera d'être homme. Les présentations habituelles de
la théologie de la création, si intéressantes qu'elles soient, ne tiennent pas assez compte de ce
fait. Elles sont trop exclusivement rivées à l'acte créateur dont elles essaient d'expliquer
qu'une fois le Tout créé, rien ne s'oppose à ce qu'on en accepte l'évolution, Dieu étant le
soubassement qui "veille" au bon fonctionnement des choses. Le souci dogmatique de
fidélité à la formulation traditionnelle du dogme me semble être un trait marquant des études
actuelles. Elles se veulent néanmoins ouvertes, mais elles éprouvent le besoin de garder Dieu
dans les parages, Dieu qui, à l'occasion, est prêt à intervenir dans le cours des choses.
--> En réalité, il ne faut pas avoir peur d'affirmer, sur la base de la postulation d'un Dieu
comme partenaire de l'homme - donnée fondamentale de la foi - que Dieu n'intervient pas
directement dans l'histoire. Il est. Voilà tout ! De ce fait, il est avec nous. D'où la découverte
de sa paternité, de l'incarnation, du don de l'Esprit.
--> Ainsi, du fait que nous, les êtres humains, nous sommes "du monde", nous avons à
prendre en compte tous les résultats de la science, toutes les théories des scientifiques. Nous
avons à prendre en compte leurs diversités, leurs oppositions. Certaines parlent de hasard,
d'autres refusent cette notion. Certains parlent de finalité, d'autres refusent cette notion.
Certains parlent de Big-bang, d'autres sont réticents par rapport à cette explication. La
théologie a à se mettre à l'écoute de cette diversité et à la prendre en compte. Elle-même n'a
rien à dire sur ces sujets car ce n'est pas de cela dont parle la Bible.
--> De quoi parle-t-elle ? Son but unique est l'homme et le sens de son existence. Nous
avons vu lors de notre première conférence que le texte des deux premiers chapitres de la
Genèse, bien qu'ils utilisent le terme "commencement", en fait oriente la réflexion sur le sens
de l'être de l'homme. Nous avons vu que le contexte du Shabbat, en fait, est un rappel de
l'Alliance. Ces textes n'ont pas comme objectif de nous renseigner sur le passé. Ce sont au
contraire des textes d'hommes qui s'interrogent sur leur identité. Ces hommes
s'autodécouvrent " partenaires" de Dieu. Pour l'exprimer, ils utilisent le mot "créer", terme
plusieurs auteurs, à la différence des autres études, part de l'histoire du salut. La réflexion théologique y
est fondée sur la théologie trinitaire. Elle ne s'est pas focalisée sur la notion de commencement.
21
qui n'exprime pas un faire de la part de Dieu, mais la complémentarité homme-Dieu dans la
perception du respect de la différence entre Dieu et l'homme, ce dernier n'étant que parce que
Dieu est. A mon avis, réduire la création à l'acte créateur à partir duquel du non-être surgit
l'être, c'est se cantonner dans un couloir étroit où toutes les questions ne sont que
complications. Plutôt que de dire que Dieu est créateur, il vaudrait mieux dire qu'il est appel
adressé à l'homme à l'écoute d'une Parole qui l'invite à se donner d'être. Dieu est
transcendant, l'homme est transcendant ! Ils ont un destin commun.
--> Alors, d'où venons-nous ? Réponse : de la nuit des temps. Il n'y a que la matière qui
existe. Et nous découvrons que celle-ci est conscience et esprit. Sur ce sujet, ce sont les
scientifiques qu'il faut écouter. Malgré les oppositions qui sont les leurs - et cela est normal
dans le domaine de la recherche - ils n'ont jamais fini de nous aider à mieux comprendre qui
nous sommes. Mais les philosophes nous apprennent également combien l'esprit est vaste.
Devant lui, s'ouvrent de vastes champs de liberté, de responsabilité. L'homme n'aura jamais
fini de se donner d'être. Dans cette quête, l'homme découvre qu'il y a Dieu, c'est à dire un
partenaire à partir duquel les grandes questions de l'existence, comme celles de la mort, du
mal et de la souffrance, de l'amour, peuvent obtenir des réponses. Ainsi la question de la
création fait intervenir tous ceux qui sont habités par la question du sens de notre existence. Il
est impensable que tous ne travaillent pas ensemble : scientifiques de toutes disciplines,
philosophes et théologiens. Tous ont à apprendre les uns des autres, non-croyants, croyants,
agnostiques.
Conclusion.
Nous comprenons après le parcours que nous venons de faire, que la réflexion biblique sur
la création n'est pas un récit dogmatique qui expose comment les choses se sont passées. Ce
texte de la Genèse est un texte liturgique lu dans la célébration. Son but est la proclamation
de la transcendance de Dieu. Mais transcendance non pas fermée sur elle-même. Au
contraire, elle est ouverte, appel à l'être. C'est d'elle que surgissent des êtres dont Dieu fait ses
partenaires. La Bible disant cela, ne regarde pas vers le passé, mais elle se fixe dans l'éternel
présent de l'homme qui s'interroge et qui répond à sa question.. Il découvre que son destin de
liberté consiste à marcher vers l'avant dans la confiance, car il a tout en lui-même pour se
donner de vivre libre et responsable. Voila ce qu'exprime ce verbe "créer" dans la Bible. Il
prend son sens dans le contexte de l'Alliance.
Sur cette base, il nous revient, à nous hommes libres, d'essayer d'articuler cette foi avec les
données de la science. Ce sont deux domaines différents. Il n'y aura jamais de synthèse
définitive, car la science est toujours évolutive. Elle nous aide, de ce fait, à mieux
comprendre qui nous sommes.
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22
BIBLIOGRAPHIE
Astrophysique -- Evolution.
- Bernard d'Espagnat, Le réel dévoilé, Paris, Fayard, 2004.
- Stephen Hawking, Une brève histoire du temps, Paris, Flammarion, 1989.
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La mélodie secrète, Et l'homme créa l'univers, Paris, Gallimard,
Folio - Essais, 1991.
Désir d'infini, Des chiffres, des univers et des hommes, Paris,
Fayard, 2013.
Origines, la nostalgie des commencements, Paris, Gallimard, Folio
Essais, 2003.
- Stephen Hawking - Léonard Mlodinow, Ya-t-il un grand architecte dans l'univers ?
Paris, Odile Jacob, 2011.
- Ian Tattersall, L'émergence de l'homme, Gallimard, Folio-Essais, 1999.
- L'univers, la vie, l'homme, Emergence de la conscience, sous la direction de Henry de
Lumley, Paris, CNRS Editions, 2012.
- Alexandre Meinesz, Comment la vie a commencé, Paris, Bélin "Pour la science", 2011.
- Yves Coppens, Histoire de l'homme, Paris, Odile Jacob, 2008.
Théologie.
- Jean-Michel Maldamé, L'atome, le singe et le cannibale, Paris, Cerf, 2014.
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Cerf, 2011.
- Jacques Arnould, Dieu le singe et le Big-bang, Quelques défis lancés aux chrétiens par
la science, Paris, Cerf, 2000.
Sous le voile du Cosmos, Quand les scientifiques parlent de Dieu,
Paris, Albin Michel, 2015.
- Gustave Martelet, Evolution et Création, Paris, Cerf, 1998 - 2014 (2 Vol.).
- Hans Küng, Petit traité du Commencement de toutes choses, Paris, Seuil, 2008.
- François Euvé, Penser la création comme jeu, Paris, Cerf, 2000.
- Thierry Magnin, Entre science et religion, Ed. du Rocher, 1998.
- Pierre Gisel et Lucie Kaemmel, La création du monde, Discours religieux, discours
scientifique, discours de foi, Genève, Labor et Fides, 1999.
-----------------------------------
23
TABLE des MATIERES.
Introduction. 1
I -- Parcours dans la pensée de quelques auteurs des sciences de la vie et
astrophysiciens, finalistes et antifinalistes. 3
1 -- Dans les sciences de la vie. 3
a - Partons de la position de Darwin. 3
b - Chez les post-darwiniens. 3
c - Tous les darwiniens n'épousent pas cette position extrême. 5
d - Vers l'affirmation d'une finalité. 5
d.1 - Stephen Jay Gould. 5
d.2 - Christian de Duve. 6
d.3 - Deux autres auteurs : Simon Cronway-Morris et Stuart
Kaufmann. 7
d.4 - Réflexion sur le texte "Nous étions attendus". 7
e - Deux auteurs finalistes : Michael Denton et Rémy Chauvin 8
e.1 - Michael Denton. 8
e.2 - Rémy Chauvin. 9
f - Conclusion. 9
2 -- Dans l'astrophysique : le principe anthropique et la question de Dieu. 10
a - Le principe anthropique. 10
a.1 - Le principe anthropique faible. 10
a.2 - Le principe anthropique fort. 11
a.3 - Le principe anthropique super fort. 12
b - La question de Dieu. 12
Conclusion. 13
II -- Le Big-bang, l'évolution et la théologie chrétienne. 14
1 -- D'abord un peu d'histoire concernant la question Foi et Savoir. 14
2 -- Le Créationnisme et le "Dessein Intelligent". 17
3 -- Pour une théologie de la création. 19
Conclusion. 21
Bibliographie. 22
Table des Matières. 23
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