indifférence et impuissance - université laval
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Indifférence et impuissance
Axel Honneth et les pathologies de notre liberté
Mémoire
Stéphane Trudel
Maîtrise en philosophie
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
© Stéphane Trudel, 2016
Indifférence et impuissance
Axel Honneth et les pathologies de notre liberté
Mémoire
Stéphane Trudel
Sous la direction de :
Marie-Hélène Parizeau, directrice de recherche
iii
Résumé Alors que dans ses précédents travaux, Axel Honneth se proposait de reconstruire la Théorie
critique, dans le cadre d’une nouvelle philosophie sociale, soutenue par le concept hégélien
de reconnaissance, une réorientation fut observée dans le contenu de son plus récent ouvrage :
Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique. En ayant auparavant pris appui
sur la théorie de la reconnaissance, il tente désormais d’utiliser une méthode similaire, mais
en dressant cette fois-ci un cadre descriptif qui s’articule autour du concept de liberté. Pour
y parvenir, il met en lumière les limites des libertés morales et juridiques, pour proposer une
liberté sociale comme thérapie, qu’il décline sous les trois formes du « « nous » des relations
personnelles », du « « nous » de l’agir à l’œuvre dans l’économie de marché », puis du
« « nous » de la formation démocratique de la volonté ». L’objet de notre recherche est donc
de dresser un bilan critique de cette œuvre, puis de tenter de cerner, en mettant cette
conception honnethienne de la liberté en dialogue avec d’autres auteurs, si Axel Honneth a
pu laisser certaines zones d’ombre ou angles morts au passage.
iv
Abstract
As in his previous works, Axel Honneth suggested the reconstruction of the Critical Theory,
as part of a new social philosophy supported by the Hegelian concept of recognition, a shift
was observed in the content of his latest book: Freedom’s right: The Social Foundations of
Democratic Life. Having previously worked on his own theory of recognition, he is now
trying to use a similar method, but this time building a descriptive framework that revolves
around the concept of freedom. To achieve this, Honneth highlights the limits of the moral
and legal freedoms, in order to provide a social freedom as therapy. He describes his social
freedom in three forms: the sphere of personal relations, the market sphere and the public
political sphere. The purpose of our research is to make a critical assessment of his work, and
then try to identify, by placing the Honneth’s freedom design in dialogue with different
authors. This will allow us to conclude if Honneth’s left blind spots in the process.
v
Table des matières
Résumé ............................................................................................................................................ iii
Abstract ........................................................................................................................................... iv
Table des matières ............................................................................................................................ v
Remerciements ................................................................................................................................vii
Introduction ...................................................................................................................................... 1
PARTIE I (DU LIBRE REFUS DE L’ENGAGEMENT) ............................................................... 9
Chapitre 1 La nouvelle lutte d’Axel Honneth. ............................................................................ 10
1.1 Francfort : ouverture aux pathologies de la raison ............................................................ 10
1.2 La lutte pour la reconnaissance ......................................................................................... 12
1.3 Reconnaître la nécessité d’une éthicité démocratique du droit à la liberté ....................... 20
Chapitre 2 Pathologies de la liberté juridique ............................................................................. 26
2.1 Protégez-nous de nous ....................................................................................................... 26
2.2 De la perte de souveraineté ............................................................................................... 33
2.3 Le droit à la bêtise humaine .............................................................................................. 35
Chapitre 3 Pathologies de la liberté morale ................................................................................ 41
3.1 Sur l’individualisme moral ................................................................................................ 41
3.2 Du point de vue moral pathologique .................................................................................. 47
3.3 Passage de la morale à l’extrémisme .................................................................................. 54
Chapitre 4 La liberté sociale comme thérapie ............................................................................. 60
PARTIE II (LES PATHOLOGIES DE LA LIBERTÉ SOCIALE) ............................................... 69
Chapitre 5 De la liberté sociale ................................................................................................... 69
Chapitre 6 Des relations personnelles limitées ........................................................................... 71
6.1 Le « nous » dans les relations personnelles ....................................................................... 72
6.2 L’amitié ............................................................................................................................. 72
6.3 Les relations intimes .......................................................................................................... 76
6.4 Les familles ........................................................................................................................ 83
6.5 « Évolutions sociales négatives » ou relations personnelles pathologiques ? ................... 91
Chapitre 7 Le marché comme iniquité ........................................................................................ 96
7.1 Le « nous » de l’agir à l’œuvre dans l’économie de marché ............................................. 97
7.2 Y a-t-il une morale pour le marché ? ................................................................................. 98
7.3 Le nous comme responsables de notre consommation..................................................... 107
vi
7.4 Le nous réifié par le travail............................................................................................... 115
7.5 Esclaves de nos pathologies ............................................................................................. 123
Chapitre 8 De la « démagocratie » ............................................................................................ 127
8.1 Le « nous » de la formation démocratique de la volonté ................................................. 127
8.2 Un espace pour la démocratie ? ........................................................................................ 128
8.3 Liberté sociale sous condition .......................................................................................... 137
8.4 Le droit à la démocratie ? ................................................................................................. 142
8.5 Pour un nationalisme européen ........................................................................................ 147
8.6 Quand la pathologie de l’ignorance mène au manque d’intérêt ....................................... 150
Conclusion ................................................................................................................................... 155
Bibliographie ................................................................................................................................ 163
vii
Remerciements
Merci à Mme. Marie-Hélène Parizeau, pour son soutien inconditionnel, à Tina, mon
exceptionnelle conjointe et alliée de tous les instants, à mes correcteurs, ainsi qu’à tous ceux
qui ont su de près ou de loin contribuer à mon cheminement dans ce magnifique univers que
représente celui de la philosophie.
1
Introduction
Axel Honneth, par ses nombreuses publications, a su au cours des dernières années
reprendre, voire repenser la Théorie critique1, puis marquer l’histoire de la philosophie et de
la sociologie contemporaine. Inévitablement, le parcours philosophique de l’auteur fut porté
par les questions relatives à la reconnaissance, au mépris, puis à la réification. Toutefois,
l’objet actuel de notre recherche n’est pas de nous pencher à nouveau sur l’analyse de ses
positions sur la question de l’identité, mais plutôt d’explorer ce qui semble être l’apogée de
son programme de recherche : Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique
(2015)2.
Avec la publication de La lutte pour la reconnaissance (1992)3, Honneth a su marquer
d’une façon exceptionnelle la recherche philosophique, en apportant un éclairage nouveau à
la Théorie critique. Il conserva de la Théorie critique cette façon de remettre en question les
habitudes sociales communes, afin d’en souligner certaines limites et d’y proposer comme
solution, une approche éthique conséquente4. Comme principal levier ayant pu lui permettre
d’établir son cadre théorique, Honneth emprunta chez Hegel5 cette question de la lutte pour
la reconnaissance6.
1 « Apparue en Allemagne à la fin des années 1920, la Théorie critique naît dans le cadre singulier de la ville
de Francfort et surtout de son Institut de recherche sociale (Institut für Sozialforschung) fondé en 1923. Appelé
à diriger cet institut en 1931, Max Horkheimer va contribuer avec ses collègues à l’apparition et à la formation
de ce courant de pensée » (Voirol, O. (2013). « Préface », dans Honneth A., Un monde de déchirements, trad.
Pierre Rusch et Olivier Voirol, Paris : La Découverte, p.8). Les principaux collègues d’Horkheimer sont entre
autres Theodor W. Adorno et Herbert Marcuse. Alors que Jürgen Habermas a représenté la seconde génération
de ce mouvement, Honneth est aujourd’hui reconnu comme étant celui qui incarne le mieux la troisième
génération. 2 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, trad. Frédéric Joly et Pierre Rusch, Paris : Gallimard (éd. originale allemande 2011), 596 pages. 3 Honneth, A. (2000). La lutte pour la reconnaissance, trad. Pierre Rush ; Paris : Les Éditions du Cerf (éd. originale allemande 1992), 347 pages. 4 « Dans la Théorie critique de l’École de Francfort, de Horkheimer à Habermas, en passant par Adorno, il a
toujours été tenu pour évident que ces tendances de l’évolution de la société résultant d’une institutionnalisation
ou d’une pratique déficientes d’un potentiel de la raison déjà engendré dans l’histoire devaient être critiquées
en tant que pathologies sociales. » (Honneth, A. (2006). La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie
critique, trad. Olivier Voirol, Pierre Rush et Alexander Dupeyrix, Paris, La Découverte, coll. « La
Découverte/Poche », p. 36) 5 Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831). En réponse aux travaux de Kant et de Fichte, Hegel développa
le principe de raison dans l’histoire, en plus de produire deux ouvrages toujours majeurs dans le corpus de
l’idéalisme Allemand : La phénoménologie de l’esprit (1807) et Principes de la philosophie du droit (1821). Il
enseigna la philosophie suivant une logique dialectique. Il influença bon nombre d’auteurs tels : Adorno,
Feuerbach, Habermas, Heidegger, Marcuse, Sartre et principalement Karl Marx. 6 Pour Hegel, la reconnaissance devait impérativement se réaliser par une relation de contrainte d’un contre
tous. Cette vision « sauvage » nous semble toutefois pessimiste, alors que chez Fichte, par exemple, la question
de reconnaissance fut déjà présente, mais traitée beaucoup plus sous l’angle de l’intersubjectivité et d’un appel
à l’interdépendance que Fichte qualifia d’Uebereinstimmung. Il s’agissait non pas d’une relation d’op-position
au sens de contrainte ou sous une perspective de méfiance comme chez Hobbes, mais plutôt d’une question de
réciprocité et d’autolimitation propre à l’espace mutuel de réalisation de projets de vie. L’approche de Fichte
était ce qui s’apparente le plus de l’actuel Social-Libéralisme à la John Rawls.
2
Né le 18 juillet 1949, à Essen, puis directeur de l’Institut de recherche sociale qui siège
en Allemagne, Honneth a pu étudier, pendant son parcours universitaire, sous la direction de
Jürgen Habermas7. C’est justement pendant cette relation avec Habermas qu’il a pu
approfondir son intérêt pour la philosophie sociale et devenir associé au projet de la Théorie
critique. Ce projet de la Théorie critique fut auparavant initié par l’École de Francfort8 et
notamment par certains de ses principaux auteurs comme Herbert Marcuse9, Max
Horkheimer10 et Theodor W. Adorno11.
Ainsi, il publia coup sur coup, en traduction française, La lutte pour la reconnaissance
(1992), Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel
(2008)12, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique (200613), La réification :
Petit traité de Théorie critique (2007)14. Par la suite, après quelques années de retrait ayant
pour but d’élaborer et d’enrichir le cadre conceptuel de ses recherches, il publia Un monde
de déchirements (2013)15, Ce que social veut dire : 1. Le déchirement du social (2013)16, Ce
que social veut dire : 2. Les pathologies de la raison (2015)17 et finalement, Le droit de la
liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique (2015).
7 Jürgen Habermas (1929-) est un auteur marquant de l’école de Francfort, il travaille sur la Théorie de l’agir
communicationnel (1981) et sur l’éthique de la discussion (De l’Éthique de la discussion (1991)), en plus de
réagir aux positions d’auteurs tels : Jean Piaget, Laurence Kohlberg, Sigmund Freud et Karl Otto-Apel. Il a
principalement enseigné et influencé la philosophie morale et sociale. 8 L’École de Francfort est incarnée par un groupe d’intellectuels ayant été impliqués dans l’Institut de recherche
sociale (Institut für Sozialforschung) fondé en 1923. Ses membres les plus célèbres sont Max Horkheimer
(1895-1973), Theodor W. Adorno (1903-1969), Herbert Marcuse (1898-1979), Jürgen Habermas (1929-) et
Axel Honneth (1949-). 9 Herbert Marcuse (1898-1979) est philosophe et économiste. Il quitta l’Allemagne pour la Suisse et les États-
Unis en 1933, pendant la prise de pouvoir des nazis. Il enseigna dans diverses universités américaines. Son
livre le plus connu est L’homme unidimensionnel (1964). 10 Max Horkheimer (1895-1973) fut directeur de l’Institut de recherche sociale et l’un des fondateurs de la
Théorie critique. Il quitta lui aussi l’Allemagne pour se rendre à Genève, Paris et New York où il refonde
l’Institut pour la recherche sociale à l’université Columbia, où celle-ci siège toujours. Il rédigea, conjointement
avec Theodor W. Adorno, La dialectique de la Raison (1947). 11 Theodor W. Adorno (1903-1969) est philosophe, sociologue et musicologue. Il a choisi, contrairement aux
Horkheimer et Marcuse de revenir de façon ponctuelle en Allemagne, malgré l’arrivée des nazis au pouvoir. Il
a rédigé avec Max Horkheimer, La dialectique de la Raison (1947). 12 Honneth, A. (2008). Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, trad. Franck Fischbach, Paris : La Découverte (éd. originale allemande 2001), 127 pages. 13 Honneth, A. (2006). La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique., trad. Olivier Voirol, Pierre Rush et Alexander Dupeyrix, Paris : La Découverte, coll. « La Découverte/Poche », 349 pages. 14 Honneth, A. (2007). La réification : Petit traité de Théorie critique, trad. Stéphane Haber, Paris : Gallimard (éd. originale allemande 2005), 141 pages. 15 Honneth, A. (2013). Un monde de déchirements, trad. Pierre Rusch et Olivier Voirol, Paris : La Découverte, 299 pages. 16 Honneth, A. (2013). Ce que social veut dire : 1. Le déchirement du social, trad. Pierre Rusch, Paris : Gallimard (éd. originale allemande 1990 & 1999 ; 2007 ; 2010), 334 pages. 17 Honneth, A. (2015). Ce que social veut dire : 2. Les pathologies de la raison, trad. Pierre Rusch, Paris :
Gallimard (éd. originale allemande 1990 & 1999 ; 2007 ; 2010), 379 pages.
3
Ses inspirations furent vastes et multiples, alors qu’au-delà de la Théorie critique, il a
pris appui sur certains auteurs de l’Aufklärung, de la psychologie contemporaine, de la
sociologie et de l’école française de philosophie18. Pour bien illustrer le cheminement qu’il a
suivi pour réaliser la construction de son concept de liberté sociale comme thérapie, il
accorda, dans ses deux tomes de Ce que social veut dire, un chapitre entier à un nombre
considérable d’auteurs canoniques propres à ces divers courants théoriques. Son projet de
recherche couvre donc un spectre très vaste de philosophes, puis il touche de près et de loin
à pratiquement tous les auteurs importants qui ont pu inspirer ou faire évoluer cette science
qu’est devenue la sociologie.
Toutefois, suite à ses principales publications sur la reconnaissance, le mépris et la
réification, Honneth prit un moment d’arrêt, afin de développer ce que plusieurs considèrent
comme sa propre théorie de la justice, qu’il expose enfin dans Le droit de la liberté : Esquisse
d’une éthicité démocratique (2015). Dans son plus récent ouvrage, Honneth reprend là où il
avait laissé dans Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit
de Hegel (2001). Cette fois-ci, par contre, il utilise certains éléments déjà en place chez
Hegel, mais il parvient à en dépasser le cadre théorique, puis à développer, voire expliciter
ce qu’il nommait déjà à l’époque, la liberté sociale comme thérapie.
Alors que son ouvrage sur Hegel visait principalement à souligner certaines limites des
libertés juridique et morale, il y ajoute désormais, en plus de mieux développer sa critique
des deux précédents types de liberté, un vaste segment sur cette liberté sociale thérapeutique.
En fait, il oppose celle-ci aux diverses pathologies observables dans les libertés juridiques et
morales de nos sociétés occidentales contemporaines, pour démontrer qu’à ses yeux, seul le
lien social offre une véritable reconnaissance de la dignité des individus. C’est aussi ce même
lien social qui permet aux individus d’aspirer à une liberté qui soit vraiment effective.
Cependant, il nous manque plusieurs éléments pour réussir à expliquer comment Axel
Honneth a pu faire ce saut entre La lutte pour la reconnaissance (1992) et Le droit de la liberté
: Esquisse d’une éthicité démocratique (2015). Comment l’auteur a pu passer d’un large
travail sur la question de la reconnaissance, pour finalement aboutir à un projet de recherche
sur la liberté ?
Au fil de nos lectures, nous avons pu constater une véritable progression dans la pensée
d’Honneth. À partir des bases hégéliennes présentées dans ses premiers travaux, nous
pouvions constater, dans La lutte pour la reconnaissance, une première esquisse de la
18 Dans ses deux tomes de Ce que social veut dire, Honneth accorde un chapitre entier à chacun de ces auteurs :
Emmanuel Kant, Johann Gottlieb Fichte, Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Jean Paul Sartre, Claude Lévi-
Strauss, Maurice Merleau-Ponty, Cornelius Castoriadis, Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, Laurent Thévenot et
David Miller, en plus des Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Franz L. Neumann, sans oublier Jürgen
Habermas, Karl Popper, Michael Walzer et Sigmund Freud.
4
méthode qu’Honneth entendait utiliser pour mener à terme son programme de recherche. Son
approche, qui repose sur une perspective critique, tentait de mettre en évidence la principale
limite de nos sociétés occidentales contemporaines. Selon Honneth, les individus souffrent
désormais d’un déficit de reconnaissance et doivent inévitablement s’engager dans une lutte
pour parvenir à développer leur propre identité. Selon l’auteur, ce sont les modes de
reconnaissance affective, juridique et culturelle qui permettent aux individus de se forger une
identité qui leur est propre.
Par sa théorie de la reconnaissance, Honneth tentait de répondre à l’éthique de la
discussion que proposait Jürgen Habermas. Cette éthique de la discussion nous avait laissés
face au problème de la faisabilité pratique d’une discussion réellement informée, qui avait
pour but d’offrir un véritable accès et un juste droit de parole à tous les individus concernés
par cette discussion. Avec son analyse, Honneth est parvenu à démontrer comment la
reconnaissance doit se présenter en amont de tout processus discursif. Cette interprétation
qu’offre Honneth de l’éthique de la discussion permet d’envisager un processus de discussion
équitable et légitime. Avant de pouvoir s’exprimer, un individu doit impérativement être
reconnu pour sa qualité propre d’interlocuteur. Cependant, la lecture habermassienne de nos
processus discursifs semble, pour bon nombre d’auteurs, dont Axel Honneth, improbable ou
même impossible.
C’est donc après la démonstration de ce phénomène pathologique, propre au déficit de
reconnaissance dans nos sociétés contemporaines, qu’Honneth tenta, dans Les pathologies
de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel (2001), de dresser un
parallèle entre le déficit de reconnaissance comme pathologie, puis celui du déficit d’accès à
une liberté qui ne se voudrait pas que formelle, lui aussi propre à nos sociétés occidentales
contemporaines. Lorsqu’il rédigea son travail sur Hegel, Honneth, dans une perspective plus
sociologique que philosophique, ne relevait simplement que les éléments qu’il jugeait les
plus pertinents à l’élaboration de sa critique. Toutefois, il n’était toujours pas parvenu à en
proposer une forme concrète de dépassement. À ce stade de son développement
philosophique, Honneth était parvenu à créer une magnifique synthèse de l’éthicité
(Sittleichkeit) hégélienne19, sans cependant réussir à proposer cette forme de liberté sociale
comme thérapie, telle qu’il l’entrevoit désormais dans son plus récent ouvrage.
Avant de parvenir à réaliser cette tâche, Axel Honneth fit un autre long détour, en
travaillant sur La société du mépris (2006), et La réification : Petit traité de Théorie critique
(2007). Dans le premier de ces deux ouvrages, Honneth avait pour but, ni plus ni moins, de
19 « Le second concept central – celui d’ « éthicité » - me paraît quant à lui contenir la thèse selon laquelle, dans
la réalité sociale sinon en général, du moins dans celle de la modernité, on rencontre des sphères d’action au
sein desquelles des inclinations et des normes morales, des intérêts et des valeurs sont déjà par avance
amalgamés dans la forme d’interactions institutionnalisées. » (Honneth, A. (2008) Les pathologies de la
liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, p. 28)
5
reconstruire la Théorie critique. Pour réussir à actualiser cette Théorie critique, Honneth a
choisi de s’attaquer au capitalisme néolibéral propre à notre ère sociale-démocrate, puis au
point de vue moral, comme conception idéalisée de la reconnaissance, telle qu’entretenue par
nos sociétés occidentales contemporaines. Dans son traité sur la réification, Honneth s’est
plutôt tourné vers cette forme de réification20, telle que décrite par Georg Lukacs21, qui limite
les partenaires, les proches et les pairs, au simple rôle d’objet. Par cette critique, Honneth
tente de mettre en évidence les limites de la chosification du Moi.
Il semble donc y avoir une logique derrière cette continuité qui soutient ces concepts
de reconnaissance pathologique, de capitalisme néolibéral, de perspective morale et de
réification. D’ailleurs, ce dernier concept de réification, par une actualisation sans précédent
de la rationalisation du monde, conduit selon Honneth, l’être humain à s’auto-réifier. Les
normes sont aujourd’hui tellement soutenues par une majorité d’individus, puis transmises
de génération en génération, que les citoyens en viennent à se dépouiller de leur propre
identité et par le fait même, de leur souveraineté.
Comme le travail qu’Axel Honneth a effectué sur la question de la reconnaissance, en
traitant du mépris et de la réification, nous semblait inachevé, il nous est désormais possible
de comprendre qu’il a fait le choix de réorienter la fin de ses travaux, afin de compléter sa
première intuition philosophique qui, inspirée d’Hegel, portait sur le concept de liberté. Il
réorganisa ses travaux en se demandant comment des individus en déficit de reconnaissance,
chosifiés et dépouillés de leur identité, pourraient accéder aux conditions réelles de la liberté.
Alors que la théorie de la reconnaissance fut maintes fois critiquée par des auteurs tels
que Nancy Fraser22, Yves Charles Zarka23 ou Paul Audi24, nous comprenons mieux
aujourd’hui que celle-ci, dans l’œuvre complète d’Honneth, n’était pas l’aboutissement, mais
20 « Dans ce contexte éthique, il est question de « réification » ou de processus apparentés à la réification
dans un sens décidément normatif. On définit par là un comportement humain qui viole des principes moraux ou éthiques, dans la mesure où il traite les autres sujets non pas conformément à leurs qualités d’êtres humains, mais comme des objets dépourvus de sensibilité, des objets morts, voire des « choses » ou des « marchandises ». » (Honneth, A. (2007). La réification : Petit traité de Théorie critique, p. 17) 21 Georg Lukacs est né le 13 avril 1885 à Budapest. Sociologue Marxiste, il s’intéressa à l’histoire de la
littérature et à la psychologie. Honneth a entre autres su reprendre son idée de réification. Nous lui devons La
destruction de la raison : Schelling, Schopenhauer, Kierkegaard (2010), De la pauvreté en esprit (2015) et
Dialectique et Spontanéité (2001). Il décéda à l’âge de 86 ans, le 4 juin 1971. 22 Nancy Fraser (1947-), philosophe féministe, enseigna la science politique et la philosophie à la New School
University (N.-Y.). Travaillant sur les questions de justice et de redistribution, elle prend d’ailleurs part à un
débat avec Axel Honneth. Ils ont aussi co-rédigé Redistribution or Recognition ? (2003) et elle a aussi publié
Qu’est-ce que la justice sociale ? (2011). 23 Yves Charles Zarka (1950-), philosophe continental, s’intéresse à la subjectivité, au libéralisme, au
républicanisme et aux auteurs tels Hobbes, Montesquieu, Rousseau et Tocqueville. Il a aussi travaillé sur Hegel
et, plus récemment, Axel Honneth. Il dirige la chaire de philosophie politique de l’université Paris-Descartes
et le centre PHILéPOL. 24 Paul Audi (1963-) est Docteur en philosophie. Il publie régulièrement des articles ou des essais portant sur
l’âme, l’esthétique et la compassion.
6
bien le point de départ de sa nouvelle Théorie critique. Selon Honneth, la plupart des
individus ressentent un besoin absolu d’être reconnus et acceptés par le ou les groupes socio-
économiques auxquels ils appartiennent et sont a priori identifiés.
En réponse à cette affirmation, certains auteurs soulevèrent une question toute simple :
Qu’en est-il de ceux qui ne veulent pas être reconnus par leurs pairs ou qui ne veulent
simplement pas s’y voir être associés ? Paul Audi, pour sa part, reproche même à Honneth
d’avoir négligé une quatrième forme de reconnaissance, qui pourrait être formulée comme
« la reconnaissance du droit à la dérogation d’autrui vis-à-vis du monde commun. 25»
D’ailleurs, c’est cette critique qui fut la plus souvent énoncée à l’endroit d’Honneth et qui
nous permet encore aujourd’hui de remettre en question le bien-fondé de cette théorie
honnethienne de la reconnaissance. Par contre, lorsque nous reprenons cette Lutte pour la
reconnaissance selon la perspective d’un processus de continuité, pouvant s’inclure dans un
programme de recherche sur la liberté, ces critiques souvent évoquées perdent rapidement de
leur force et de leur pertinence.
Afin de pouvoir expliquer le vide laissé, entre la publication de La réification : Petit
traité de Théorie critique (2007) et Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité
démocratique (2015), l’éditeur d’Axel Honneth lui a demandé de présenter le cheminement
de sa réflexion, dans un livre d’introduction26. C’est ce qu’Honneth a réalisé dans ses deux
tomes de Ce que social veut dire (Ce que social veut dire : 1. Le déchirement du social et Ce
que social veut dire : 2. Les pathologies de la raison). Par ces deux ouvrages il est possible
d’accéder à ce qu’Axel Honneth a su conserver, d’auteurs tels que Kant27, Hegel, Marx28,
25 Audi, P., (2003). « Mépris et estime de soi », dans Cités, no. 54, Paris (France) : PUF, p. 162-164. 26 « Quelle qu’en soit l’issue, je suis d’ores et déjà doublement redevable à Éric Vigne : d’une part, pour avoir
pris le risque de publier dans sa prestigieuse collection deux volumes composés d’articles dispersés, d’autre
part pour m’avoir par ses amicales instances convaincu de rédiger cette introduction dans laquelle j’entreprends,
sous l’œil vigilant d’un public de lecteurs, de me rendre compte à moi-même de mon évolution intellectuelle. »
(Honneth, A. (2013) Ce que social veut dire : 1. Le déchirement du social, p. 10) 27 Emmanuel Kant (1724-1804). Auteur marquant des Lumières allemandes (Aufklärung), il a développé des
concepts comme le Jugement synthétique apriori, la Chose en soi et l’Impératif catégorique. Il publia entre
autres, ses trois célèbres critiques (Critique de la raison pure (1781), Critique de la raison pratique (1788),
Critique de la faculté de juger (1790)). 28 Karl Heinrich Marx (1818-1883) est un historien, philosophe, sociologue et économiste Allemand. Il a
beaucoup travaillé sur les notions de capital, du travail et du prolétariat. Il a notamment publié Libéralisme et
révolution (1847), Le Capital (1867) et Manifeste du parti communiste (1848).
7
Freud29 et même de la philosophie sociale française (Sartre30, Merleau-Ponty31,
Castoriadis32).
Ce cheminement, dans l’œuvre complète d’Axel Honneth, nous a permis de mieux
comprendre son cadre théorique et conceptuel, afin de nous attaquer à une lecture plutôt
serrée de la réactualisation qu’il fait des Principes de la philosophie du droit (2003)33 d’Hegel.
Quoique centrée sur le concept de liberté, l’œuvre n’abandonne toutefois pas totalement le
concept de reconnaissance. En fait, afin de bien illustrer nos conceptions occidentales
actuelles de la liberté, Honneth se réfère de façon continuelle à certaines de nos institutions,
qui sont orientées vers la reconnaissance.
Pour parvenir à notre analyse, nous proposons donc dans notre première partie, une
lecture honnête des critiques honnethienne de la liberté juridique et de la liberté morale, qu’il
considère être des formes pathologiques de la liberté. Dans une seconde partie, nous
explorerons, de façon bien plus approfondie, l’interprétation que fait Honneth du concept
d’éthicité, tel que proposé par Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit. Comme
La lutte pour la reconnaissance (1992) d’Honneth, fut pour plusieurs raisons critiquée, nous
tenterons par notre recherche, d’illustrer si cette nouvelle entreprise portant cette fois-ci sur
la liberté, souffre des mêmes défauts et contient elle aussi certaines failles.
Dans le premier chapitre de notre travail, nous tenterons de mettre en évidence le
chemin parcouru par Axel Honneth, pendant son passage à l’école de Francfort, en plus
d’expliquer l’influence que la Théorie critique a pu avoir sur sa façon de philosopher.
Ensuite, nous tenterons d’expliciter d’une façon accessible, la théorie de la reconnaissance
qu’il a depuis proposée. Cela devrait nous permettre de justifier son passage d’une entreprise
portant sur la reconnaissance à cette entreprise encore plus vaste qui porte désormais sur la
liberté. Suite à cela, nous pourrons mettre en évidence les critiques adressées par Honneth, à
nos conceptions occidentales contemporaines de la liberté juridique et de la liberté morale.
De la première, Honneth relève souvent le formalisme, alors qu’en ce qui a trait à la liberté
29 Sigmund Freud (1856-1939). Père de la psychanalyse, il travailla sur les questions de transfert, d’inconscient,
puis sur les questions de sexualité. Il publia, entre autres : Études sur l’hystérie (1895), L’interprétation des
rêves (1900), Cinq leçons sur la psychanalyse (1910) et Métapsychologie (1915-1917). 30 Jean-Paul Sartre (1905-1980). Fortement porté par la phénoménologie, il travaille principalement sur
l’existentialisme et sur la théorie de la connaissance. Essayiste prolifique, il publia, entre autres : L’Être et le
Néant (1943), L’existentialisme est un humanisme (1946) et plusieurs nouvelles, pièces de théâtres et romans. 31 Maurice Merleau-Ponty (1908-1961). Sa célèbre Phénoménologie de la perception (1944) résonne encore
aujourd’hui, autant en philosophie qu’en psychologie. Influencé par Husserl, il a à son tour influencé les
Castoriadis, Deleuze, Ricoeur et tous les autres participants au courant de la phénoménologie. 32 Cornelius Castoriadis (1922-1997). Intéressé par l’épistémologie, l’anthropologie, la politique et l’économie,
il développa une vaste réflexion sur l’autonomie pour s’opposer au structuralisme de Foucault. Il envisageait
le monde comme un « étant total ». Pour lui, les questions de justice et de vérité doivent demeurer ouvertes et
évolutives. 33 Hegel, G.W.F. (2003). Principes de la philosophie du droit, Trad. Jean-François Kervégan, Paris : PUF, 500
pages.
8
morale, souvent considérée comme une solution aux limites découlant de la liberté juridique,
Honneth relève plutôt le caractère pathologique. Suite à ces critiques, nos chapitres IV et V
viendront expliquer de façon détaillée, la théorie qu’Axel Honneth utilise pour soutenir son
concept de liberté sociale comme thérapie. Nous y illustrerons comment celle-ci peut
s’incarner dans le « « nous » dans les relations personnelles », le « « nous » de l’agir à
l’œuvre dans l’économie de marché », puis le « « nous » de la formation démocratique de la
volonté ».
Alors qu’Honneth nous propose une liberté sociale comme thérapie, il nous semble que
plusieurs autres perspectives, comme celles émises par Amartya Sen34, Georg Simmel35, Joan
Tronto36, Daniel Innerarity37 ou, encore, Eva Illouz38, nous permettent de garder une certaine
distance face à cette lecture honnethienne de la liberté, qui nous semble beaucoup trop
généralisée. Honneth, avec ses lunettes de sociologue, nous propose un cadrage honnête du
concept de liberté, sans toutefois s’assurer d’inclure dans sa grille de lecture, l’ensemble des
individus pouvant être désireux d’accéder à la liberté. Par son manque de perspective, il
néglige les conditions actuelles de nos interactions sociales et semble avoir arrêté son analyse
quelque part, au tournant des années 1980.
Pourtant, le but premier qu’avait Honneth, en réalisant cette investigation, était de
proposer une nouvelle théorie de la justice39, qui parviendrait à dépasser celles de Rawls40,
de Walzer ou même de Sen, qu’Honneth jugeait toujours défaillantes. Il considérait que de
34 Amartya Sen (1933-) est économiste et philosophe. Il travailla principalement sur les questions de justice et
d’économisme moral. Enseignant, nous lui devons L’idée de justice (2012), Identité et violence (2010),
Repenser l’inégalité (2012) et plusieurs autres ouvrages. 35 Georg Simmel (1858-1918) est l’auteur de Les Pauvres (1998), Philosophie et société (1987) et L’argent
dans la culture moderne et autres essais sur l’économie de la vie (2006), il s’intéressa principalement aux
concepts de l’étranger et aux questions de forme et de pauvreté. 36 Joan Tronto (1952-) est professeure de science politique. Elle s’intéresse principalement aux applications
concrètes du « care » dans nos sociétés, en plus de maintenir un souci pour la condition des femmes. Elle a
publié, notamment : Le risque ou le « care » (2012), Moral boundaries : a political argument for an ethic of
care (1993) et Caring democracy : markets, equality and justice (2013). 37 Daniel Innerarity (1959-) est philosophe et professeur à l’Université de Saragosse. Il a notamment rédigé :
L’éthique de l’hospiralité (2010), La société invisible (2013) et La démocratie sans l’état : Essai sur le
gouvernement des sociétés complexes (2006). 38 Eva Illouz (1961-) est sociologue et enseignante à l’Université hébraïque. Elle travaille principalement sur
les questions de l’amour et de l’intimité. 39 « Avec cet ouvrage, Axel Honneth marque une étape décisive dans ce qu’il appelle « le parcours de la
reconnaissance », c’est-à-dire l’appréhension de la société contemporaine comme mue par les luttes visant à la
reconnaissance par autrui de la spécificité et de l’égale dignité de chaque individualité. Prônant une répartition
équitable des libertés individuelles entre tous les membres de la société, il repense à nouveaux frais une théorie
de la justice, qui, afin d’échapper à la simple proclamation de principes idéaux, allie impérativement analyse
empirique et réflexion normative. » (Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité
démocratique) 40 John Rawls (1921-2012) est un penseur et un professeur important du XXe siècle. Il s’intéressa aux questions
de justice et d’équité. Ses œuvres Théorie de la justice (1971), Libéralisme politique (1993) et la justice comme
équité (1984) sont encore étudiées aujourd’hui. Influencé par les auteurs de la modernité et des Lumières, il
aura su à son tour influencer la plupart des auteurs traitant de philosophie sociale ou politique.
9
tels auteurs proposaient une perspective trop en amont, abstraite, théorique, voire
déconnectée ou dépourvue de réalisme, plutôt que de s’inspirer des multiples vécus de
signification partagés par nos sociétés. Pourtant, la lecture que nous présentons de l’œuvre
d’Honneth, nous démontre qu’il n’est absolument pas parvenu à dépasser ce qu’il a lui-même
su critiquer chez ses pairs.
Comme nous avons pu reprocher à Habermas de rêver à la conception d’une utopique
communauté de discussion idéale et informée, nous pourrions reprocher à Honneth, d’asseoir
son éthicité démocratique (liberté sociale comme thérapie) sur des concepts de famille, de
couple et d’amitié, qui ne tiennent aujourd’hui plus la route. Dans une même perspective,
nous pourrions critiquer la lecture qu’il fait du « « nous » de l’agir à l’œuvre dans l’économie
de marché », puis du « « nous » de la formation démocratique de la volonté », alors qu’elle
nous semble totalement déconnectée du monde réel et des implications du politique qui en
fait pourtant bel et bien partie.
Bref, sans être trop critiques à l’égard de l’excellent travail qu’a su accomplir Honneth,
qui a dévoué sa vie à parachever l’œuvre d’Hegel, nous nous permettrons toutefois de
maintenir certaines réserves face aux résultats de ses recherches. En fait, nous espérons
même que ces quelques réserves nous permettront, dans un travail subséquent, de proposer
une éthicité démocratique encore mieux peaufinée. Celle-ci pourrait assurément bénéficier
de tout cet immense travail accompli par Honneth, en plus de parvenir à combler certains de
ces vides, mis en évidence par la présente lecture que nous faisons de son œuvre.
10
PARTIE I (DU LIBRE REFUS DE L’ENGAGEMENT)
Chapitre 1 La nouvelle lutte d’Axel Honneth.
1.1 Francfort : ouverture aux pathologies de la raison
Axel Honneth, philosophe et sociologue, tente donc de reprendre les recherches des
Adorno, Habermas, Horkheimer et Marcuse, afin de prolonger les avancées historiques
réalisées par ces auteurs de l’école de Francfort. En quelque sorte, Honneth est considéré
comme le principal représentant de la troisième génération de cette école, qui a l’habitude de
se positionner en réaction aux coutumes sociales communément partagées ou, encore, de
réagir aux courants et aux réalités politiques du moment. Dans La société du mépris. Vers
une nouvelle Théorie critique, un recueil d’articles singuliers, Honneth explique le chemin
qu’il a parcouru pendant ses recherches, afin d’innover et de se distancer quelque peu de ses
prédécesseurs.
Ainsi, il adresse certaines critiques à l’endroit des Marcuse, Adorno, Horkheimer et
Habermas. Soulignant cette façon commune qu’ont eu chacun de ces auteurs, de réagir face
à la société de leur époque, Honneth parvient à démontrer pour quelles raisons leurs théories
n’ont pas réussi à s’implanter de façon permanente. Selon lui, tous ces auteurs, à leurs
manières singulières et respectives, ont échoué dans leurs tentatives de mettre en place un
véritable processus de reconnaissance entre les individus d’une même communauté.
À ses yeux, chacune des écoles précédentes étaient désireuses de mettre au jour les
normes de rationalité communes les plus élevées et de les ériger à titre de repères normatifs.
Cette idée, déjà présente chez Hegel, permet ainsi de mettre en évidence les conditions ou
les attentes sociales communes propres à chaque communauté, pour une époque donnée. Les
actions et/ou comportements qui ne répondent pas aux attentes normatives (pas
nécessairement juridiques mais communément observables) communes et implicites, sont
dès lors considérées comme « pathologiques ».
Dressant un parallèle avec Marx, pour qui les pathologies pouvaient être observables
en relation avec les normes effectives de production d’une société, Honneth souligne le
transfert opéré chez Marcuse. Pour ce dernier, la référence à la norme et la définition du
pathologique s’effectuent principalement en relation avec les considérations esthético-
normatives de la population :
Dans le cas de Marcuse, l’instance d’universalité rationnelle se déplace
progressivement dans ses derniers écrits vers la sphère d’une praxis esthétique
apparaissant comme le médium d’une intégration sociale dans laquelle les sujets
11
peuvent satisfaire leurs besoins sociaux dans une coopération non coercitive ; par
conséquent, la pathologie sociale intervient ici dès le moment où l’organisation
de la société commence à réprimer le potentiel rationnel issu du pouvoir
d’imagination ancré dans le monde vécu41.
Chez Marcuse, il est toujours question de se référer au concept de norme acceptable.
C’est donc dans une telle perspective, qu’Honneth tente à son tour d’articuler une théorie
critique qui rend possible la mise en évidence des pathologies de son époque, qui est aussi la
nôtre. Par contre, avant de développer sa propre lecture du phénomène pathologique,
Honneth n’aurait pu passer sous silence les perspectives auparavant développées par les
Adorno, Horkheimer et Habermas.
Tandis que chez Horkheimer, le travail humain représentait « la » référence en ce qui
a trait aux normes à suivre, Habermas proposait, pour sa part, une normativité qui repose sur
le concept d’entente communicationnelle. Adorno, lui, semble faire le pont entre Hegel et
Honneth, alors que sa conception d’une rationalité accomplie reposait déjà sur une certaine
forme d’éthique. Son éthique s’appuyait sur un modèle de communication « désintéressée »
et sur le don ou sur l’amour inconditionnel qui est offert sans attente, sans finalité et sans
égoïsme. Conséquemment, chacun de ces auteurs cherche à isoler un cadre de référence
normatif à partir duquel les individus pourraient travailler, afin d’assurer un certain équilibre
dans leurs interactions :
C’est la référence à une telle instance de la praxis rationnelle qui permet aux
auteurs de poser leur analyse de la société comme un diagnostic des pathologies
sociales guidé par une théorie de la raison : les déviations par rapport à l’idéal à
atteindre avec la réalisation sociale de l’universalité rationnelle peuvent être
décrites comme des pathologies sociales parce qu’elles s’accompagnent d’une
perte douloureuse des possibilités d’autoréalisation intersubjective42.
Ce très sommaire survol de certains aspects qu’Honneth a su conserver de la Théorie
critique, nous permet donc de mieux comprendre de quelle façon l’auteur entend élaborer
son concept de pathologie. De plus, nous pouvons mieux comprendre pourquoi son premier
ouvrage, Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de
Hegel, fut orienté vers le déploiement d’un tel concept. Cette lecture à rebours des auteurs de
la Théorie critique, nous permet aujourd’hui de mieux comprendre qu’ils traitèrent, chacun
à leur façon, des pathologies propres à leur époque respective. Cependant, suite à cette
première et assez brève investigation sur nos relations pathologiques, Honneth orienta ensuite
ses travaux vers sa lutte pour la reconnaissance, qui devint centrale à l’élaboration de tout
son cadre théorique. Il lui semblait primordial, avant de parvenir à explorer nos multiples
41 Honneth, A. (2006). La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, p. 108 42 Ibid., p. 108-109
12
conceptions occidentales de la liberté, d’illustrer de quelle façon les individus en venaient à
être reconnus ou réifiés, par leurs pairs ou par nos diverses institutions.
1.2 La lutte pour la reconnaissance
Dans le chapitre V de La lutte pour la reconnaissance, Honneth illustre assez bien, par
la démonstration du cœur de sa théorie, comment nos modèles de reconnaissance
intersubjective se réalisent par nos relations d’amour, de droit, puis de solidarité. Il reprend
ainsi les concepts propres à l’éthicité hégélienne de la famille, de la société civile et de l’État.
Ce seront d’ailleurs ces mêmes concepts, qui lui permettront de conserver une organisation
tripartite et de nous proposer une liberté sociale comme thérapie. Celle-ci prend forme, selon
Honneth, dans nos relations interpersonnelles (famille), dans nos actions sur le marché
(société), ainsi que par notre libre droit à la participation démocratique (État). Cependant,
afin de focaliser ses recherches sur la notion de reconnaissance, Honneth limite son analyse
à la famille immédiate, aux reconnaissances propres à une implication en communauté, puis
à une reconnaissance formelle, à titre d’individu membre de l’État.
Pour son travail sur la famille (amour), Honneth a pu se référer à la psychanalyse de
Freud43 et à la psychosociologie, telle que conceptualisée par George Herbert Mead44. C’est
d’ailleurs en référence à ce dernier, qu’Honneth nous suggère un cheminement relationnel
(amour, droit, solidarité) qui permet à l’individu d’atteindre une perception optimiste de lui-
même. Honneth suggère qu’en analysant les impacts empiriques perçus à chacun de ces trois
stades, nous arriverons effectivement à la conclusion qu’il puisse s’agir en quelque sorte de
stades de développement moraux, organisés d’une façon progressive, continue et
hiérarchique.
Afin de bien illustrer la progression observable au sein de la famille, comme foyer
permettant la reconnaissance amoureuse, Honneth se réfère aux dépassements qu’a pu
réaliser Donald W. Winnicott45 relativement aux travaux de Freud. Comme le suggérait
Winnicott, l’enfant doit traverser maints stades successifs d’attachement, avant de parvenir à
une certaine autodétermination ou à une relation saine à soi. Ayant traversé des stades de
survie, de dépendance et d’agressivité envers sa mère, l’enfant, suite au détachement
43 Sigmund Freud (1856-1939) est psychanalyste, médecin et professeur. Il a travaillé sur les concepts de
transfert, de complexe d’Œdipe et sur les questions de sexualité. Il a publié notamment : L’interprétation des
rêves (1900), Études sur l’hystérie (1895) et Trois essais sur la théorie sexuelle (1905). 44 Georges Herbert Mead (1863-1931) est philosophe, sociologue et psychologue. Il travailla sur les concepts
de socialisation et d’interaction. Il fonda la psychologie sociale en se reposant sur le béhaviorisme et sur
l’influence indirecte que peuvent avoir les individus sur leurs pairs. Il a publié entre autres Mind, Self and
Society (1934), The Philosophy of the Present (1932) et Essays in Social Psychology (2001). 45 Donald Winicott (1896-1971) est Docteur en médecine pédiatrique. Il travailla sur l’aire transitionnelle et
l’objet transitionnel. Il travailla aussi sur le concept toujours discuté de « mère suffisamment bonne ». Il a
publié notamment : La haine dans le contre-transfert (2014), Les objets transitionnels (2010), Jeu et réalité,
l’espace potentiel (1975) et plusieurs autres œuvres.
13
progressif de celle-ci, en vient à découvrir son autonomie par la relation à l’objet46. Ce sera
toutefois la façon dont la mère offrira certains soins à l’enfant, qui influencera fortement,
selon Winnicott, la façon dont celui-ci développera cette relation à l’objet et, par le fait même,
l’atteinte de son autonomie :
La concentration de l’enfant sur cette partie du soi que Mead appelle le « je »
présuppose donc qu’il puisse s’attendre à ce que la personne aimée lui conserve
son affection, même lorsqu’il tourne ailleurs son attention. Or cette assurance
n’est à son tour que la face externe de la certitude acquise que ses besoins seront
constamment satisfaits par l’autre, pour qui ils possèdent une valeur unique.
Dans cette mesure, la « capacité d’être seul » représente l’expression pratique
d’un rapport individuel à soi-même qu’Erikson47 a décrit sous le nom de
« confiance en soi » : quand il est sûr de l’amour maternel, l’enfant acquiert une
confiance en lui-même qui lui permet de rester seul sans inquiétude48.
C’est donc par une confirmation de sa personne, de son identité ou de sa réalité, par le
regard de sa mère et par la reconnaissance qu’elle lui offre, que l’enfant parvient à développer
son autonomie personnelle et une certaine capacité à évoluer seul. C’est la recherche d’un
équilibre entre ces deux individualités (mère-enfant) qui permet, selon Honneth, d’assurer
une reconnaissance intersubjective. Aussi, lorsque cet équilibre devient défaillant, l’auteur
suggère, comme il le fait aussi avec le concept de liberté, que la relation puisse être considérée
comme « pathologique » :
Des déséquilibres de cette nature interrompent, comme le montre Jessica
Benjamin49, le mouvement de va-et-vient entre l’égocentrisme et la fusion avec
autrui, en le remplaçant par un schéma rigide de complémentarité réciproque : la
dépendance symbiotique de l’un des partenaires finit alors par se rapporter
complémentairement aux fantasmes agressifs de toute-puissance sur lesquels
l’autre partenaire reste fixé. Pour Jessica Benjamin, il ne fait pas de doute que
ces altérations de l’équilibre de la reconnaissance doivent être imputées à des
troubles psychiques, dont l’origine commune réside dans un dysfonctionnement
du processus de détachement de l’enfant à l’égard de sa mère50.
46 Quoique représentée de diverses façons, selon les nombreuses écoles de pensées, la relation à l’objet de la
psychanalyse réfère généralement à l’objet de la pulsion. Chez Winnicott, comme il s’agit là du référant utilisé
par Honneth, la relation à l’objet utilise l’objet transitionnel qui prend souvent la forme d’un jouet ou souvenir
à caractère affectif. Celui-ci permet un passage à l’autonomie progressif, alors que par le principe de transfert,
l’enfant parvient à transposer certaines émotions ou craintes adressées à un parent, généralement la mère, vers
cet objet. L’objet n’est donc ni moi, ni non moi. 47 Erik Erikson (1902-1994) est un psychanalyste américain. Il propose la théorie du développement
psychosocial selon huit stades, chacun exprimé selon une gradation qui passe d’un pole bénéfique à un pôle
néfaste. Sa carrière de psychologue et d’écrivain l’amena à rédiger des œuvres comme : Enfance et société
(1959), Adolescence et crise (1994) et Identity and the life cycle (1959). 48 Honneth, A. (2000). La lutte pour la reconnaissance, p. 177 49 Jessica Benjamin (1946-) est une psychanalyste féministe. Elle est reconnue pour son travail sur les structures
sociales, sur la relation à l’objet et sur le concept d’intersubjectivité psychanalytique. 50 Honneth, A. (2000). La lutte pour la reconnaissance, p. 180
14
C’est donc par ce premier équilibre entre détachement et affection, puis reconnaissance
ou réification, que l’individu réalise qu’il pourra développer une relation à soi et une relation
« auprès de soi dans cet autre ». Par l’amour, l’individu s’ouvre « à cette strate fondamentale
de sécurité émotionnelle qui lui permet non seulement d’éprouver, mais aussi de manifester
tranquillement ses besoins et ses sentiments. 51» Ainsi, il lui est possible d’anticiper les autres
relations intersubjectives propres au respect de soi, que sont le droit et la solidarité :
Le dessein profond du système hégélien est de présenter l’esprit dans la liberté
consommée qui est son être-auprès-de-soi. Or précisément, l’être-auprès-de-soi
n’est ni commencement abstrait ni résultat scindé de son processus. L’esprit en
tant que révélation, ou si l’on veut, l’esprit tout court, est être-auprès-de-soi mais
cet être-auprès-de-soi est une Odyssée qui conserve, sursumée, son Illiade. C’est
une relation à soi qui est aussi une relation à un autre et qui n’est relation parfaite
à soi qu’en tant que relation parfaite à son autre. L’esprit en tant que révélation
est soi-même dans un autre, soi-même grâce à un autre et aussi en dépit de et
malgré cet autre conquis et embrassé, vaincu et étreint. La nature de l’esprit c’est
d’être, c’est-à-dire se retrouver dans un autre. Or cet autre n’est pas un simple
récipient mais un partenaire libre de son maintien de soi. Et ce maintien n’est
pas une quiétude, un être-avec paisible, mais un processus dynamique et
dramatique52.
Suite à cela, Honneth se penche donc sur la perspective d’une reconnaissance par le
droit. Cette forme de reconnaissance se distance toutefois grandement de cet amour qui
parvenait à doter l’individu d’une confiance en soi face à la complexité du monde. Cette
nouvelle relation de reconnaissance réciproque, est articulée par Hegel et Mead autour des
obligations qu’un individu détient envers ses pairs. Ce sont ces obligations réciproques qui
permettent à un individu de s’attendre à l’obtention d’une même reconnaissance par ses
pairs :
Il faut que nous ayons intégré la perspective normative d’un « autrui généralisé »,
qui nous apprend à reconnaitre les autres membres de la communauté en tant que
porteurs de droits, pour pouvoir aussi nous comprendre nous-mêmes comme des
personnes juridiques, dans la mesure où nous sommes assurés de voir certaines
de nos exigences satisfaites dans le cadre social53.
Ainsi, afin de permettre une conception sécuritaire et sécurisée de l’espace d’échange
public, il devient inévitable de reprendre la conception fichtéenne de limitation réciproque54.
51 Ibid., p. 181 52 Vetö, M. (2000). De Kant à Schelling: les deux voies de l’idéalisme allemand, vol. 2, Paris : Éditions Jérôme
Millon, p. 124 53 Honneth, A. (2000). La lutte pour la reconnaissance, p. 183 54 « La conscience de soi ne se constitue comme sphère d’activité autolimitée que par une relation d’ordre
intersubjectif qui prend la forme d’une communauté d’autolimitation réciproque grâce à l’accord-
15
Chez Fichte55, il ne saurait y avoir de moi sans toi ou de toi sans moi. Il devient donc
impératif, afin de garantir notre propre liberté, de désirer que celle-ci soit limitée. Cette auto
limitation permet d’offrir les mêmes chances ou les mêmes opportunités, aux autres individus
qui partagent avec nous, un cadre commun de liberté. Cette relation de limitation réciproque
doit s’effectuer avec l’ensemble des pairs, pour créer en quelque sorte une toile de
médiations. Sans l’avoir affirmé, Fichte semble aujourd’hui avoir été l’un des précurseurs de
la pensée sociale-libérale, telle que développée chez Rawls avec des concepts de Maximin
(principe de différence)56 et celui du voile d’ignorance57, qui avaient pour but de permettre
une certaine reconnaissance minimale dans l’espace libéral, accordée à chacun des individus.
C’est donc cette limitation qui permet la cohabitation entre les individus. Cependant, malgré
le fait que Fichte nous semble parvenir à mieux définir cette reconnaissance réciproque,
Honneth préfère pour sa part, s’appuyer sur la conception hégélienne de la reconnaissance :
Dans l’État […] l’homme est reconnu et traité comme être rationnel, comme
libre, comme personne et l’[individu] singulier, de son côté , se rend digne de
cette reconnaissance par ceci qu’il obéit, en surmontant la naturalité de sa
conscience de soi, à un univers, à la volonté qui est en et pour soi, à la loi – qu’il
se conduit ainsi à l’égard des autres d’une manière universellement valable - ,
qu’il les reconnaît comme ce pour quoi il veut lui-même passer, comme libres,
comme des personnes58.
C’est donc sur cette conception formelle du droit qu’Honneth prend appui. Cependant,
il se réfère tout de même aux écrits de Mead, alors que ce dernier, par son concept d’« autrui
généralisé », propose une forme plutôt abstraite ou un certain gabarit de l’« autre », que tous
les individus peuvent tout à tour incarner. Mead reprochait principalement au droit formel le
reconnaissance des tendances ou des corps. Ce qui signifie, chez Fichte, que le rapport constitutif du face-à-
face des consciences de soi est de l’ordre de l’influence ou encore de la promesse mutuelle, c’est-à-dire de la
volonté partagée.» (Maesschalck, M. (2000) « Éducation et jugement pratique chez Fichte », dans Goddard, J.-
C. Fichte; le Moi et la liberté, Paris : PUF, p. 142) 55 Johann Gottlieb Fichte (1762-1814) est un théologien et philosophe faisant partie de l’idéalisme allemand.
Ayant travaillé sur les notions de Moi absolu et d’intersubjectivité, il a notamment publié Les principes de la
Doctrine de la science (1794), Fondement du droit naturel selon les principes de la Doctrine de la science
(1796-1797) et Le système de l’éthique selon les principes de la Doctrine de la science (1798). 56 Le Maximin ou le minimax suggère la limitation des pertes et la maximisation des gains possibles. Ce
principe vise une atteinte minimale des conditions de vie pour les plus faibles, sans pour autant limites les gains
potentiels libéraux. Ce principe est un élément important, voire essentiel, à la concrétisation pratique d’une
pensée sociale-libérale. Les inégalités sont acceptables si la progression bénéficie d’abord aux moins bien
nantis. 57 Comme chez certains penseurs du contrat social, John Rawls propose une position originelle, qui compte tenu
d’un voile d’ignorance, permet à chacun de se détacher de ses propres conditions et considérations, pour se
projeter dans l’ensemble des positions possibles et ainsi réfléchir sur ce qui serait minimalement préférable pour
chacun des individus. Le fait d’hypothétiquement ignorer notre position sociale, devrait, selon Rawls, nous
permettre de développer une certaine empathie, mais surtout une certaine crainte face aux conditions des
positions les moins enviables. 58 Hegel, G.W.F. (1988). Encyclopédie des sciences philosophiques, III, Philosophie de l’esprit, trad. B.
Bourgeois. Paris : Vrin, p. 211s
16
niveau d’abstraction dans lequel les individus devaient être maintenus, qui se limite au seul
niveau d’une relation d’ego et d’alter59. Pour Mead, il était plutôt pertinent de rattacher la
reconnaissance juridique à un contexte social ou à une communauté. Inversement, Honneth
y voit là une autre limite que la conception hégélienne n’avait pas de son côté à défendre :
Dans la mesure où Mead, avec son concept d’« autrui généralisé », se rapporte
seulement à un tel ordre élémentaire de droits et de devoirs coopératifs, il ne peut
attribuer à la reconnaissance juridique qu’un contenu normatif limité : ce qui,
dans le sujet individuel, accède ici à la reconnaissance intersubjective, c’est
seulement son appartenance légitime à un groupe social organisé sur le modèle
de la division du travail. Nous avons certes vu que même une telle forme
traditionnelle de reconnaissance juridique assure déjà une protection sociale de
la « dignité » humaine du sujet ; mais celle-ci coïncide encore entièrement avec
le rôle social imparti à l’individu dans le contexte d’une distribution largement
inéquitable des droits et des charges60.
Donc, cette perspective meadienne de la reconnaissance juridique, déjà trop
contextualisée, vient simplement reproduire les conditions d’injustice déjà présentes dans ces
contextes où elle prend place. Ainsi, il devient nécessaire pour Honneth, que le système
juridique ait des visées plutôt universalisables. La notion d’égalité et celle de liberté
deviennent deux impératifs qui assurent la participation des individus et le bon
développement de ces interactions opérées, dans un cadre normatif commun. Les lois et
coutumes doivent être les mêmes pour tous et être reconnues par tous.
De plus, afin de permettre une application universelle des principes juridiques, il est
nécessaire que le droit parvienne à se distancer de la morale. Cela lui permet de ne pas
accorder trop d’importance à la particularité et de se maintenir dans une position objective
qui soit plus formelle. Il semble selon Honneth nécessaire de faire une distinction entre la
reconnaissance, qui demeure plutôt formelle, et l’appréciation, qui elle, laisse place aux
critères d’appréciation et au jugement plutôt subjectif. Le droit, une fois que nous tentons de
l’appliquer, ne peut qu’être appuyé sur des cadres formels et sur des éléments empiriques.
Toutefois, cette place accordée à l’empirie, ouvre paradoxalement un nouvel espace pour la
considération des singularités :
59 « […] : pour parvenir à établir une relation ininterrompue avec eux-mêmes, les sujets humains n’ont pas
seulement besoin de faire l’expérience d’un attachement d’ordre affectif et d’une reconnaissance juridique, ils
doivent aussi jouir d’une estime sociale qui leur permet de se rapporter positivement à leurs qualités et à leurs
capacités concrètes. […] Car l’alter et l’ego ne peuvent s’estimer réciproquement en tant que personnes
individualisées que dans la mesure où ils se réfèrent aux mêmes valeurs et aux mêmes fins, en fonction
desquelles chacun mesure l’importance de ses qualités personnelles pour la vie de l’autre ou ce qu’elles lui
apportent. » (Honneth, A. (2000). La lutte pour la reconnaissance, p. 206) 60 Honneth, A. (2000). La lutte pour la reconnaissance, p. 185-186
17
Aussi la structure même de la reconnaissance juridique – précisément parce
qu’elle présente, dans le contexte moderne, un caractère universel – appelle-t-
elle inévitablement une mise en œuvre spécifique à chaque situation : un droit
universellement valable demande toujours à être mis en question à la lumière de
descriptions empiriques, afin que soit déterminé le cercle des sujets humains qui,
à titre de personnes moralement responsables, sont destinés à en bénéficier. Nous
verrons que ces interprétations de situation, conditionnant l’application des
droits, constituent l’un des terrains sur lesquels peut aujourd’hui se jouer la lutte
pour la reconnaissance61.
Ici réside donc un espace de tensions entre une reconnaissance juridique abstraite et
une reconnaissance particulière portant sur les qualités de l’individu. Cependant, c’est la
progression historique et cette multiplication des divers droits et exigences normatives, qui
ont pu nous offrir une piste d’orientation plus claire. La pression est devenue telle depuis ce
temps, que la latitude permise aux individus d’incarner des entités singulières s’est sans cesse
vue restreinte. Le droit détient aussi désormais l’avantage d’avoir depuis été divisé en trois
ordres (droits civils, droits politiques et droits sociaux). Déjà avec une telle tripartition, il y a
moins d’empiètement lors des nombreux litiges juridiques.
Ainsi, l’univers du droit est devenu tellement vaste et étendu, que très peu d’individus
peuvent aujourd’hui s’en voir être exclus ou même parvenir à s’en dégager. Des éléments
comme l’éducation obligatoire et universelle, ainsi que des considérations étendues pour les
criminels tous genres, par exemple, ont eu pour effet d’étendre les pouvoirs de la justice à
l’ensemble des sphères publiques. Désormais, personne n’y échappe :
L’institutionnalisation des libertés civiles a pour ainsi dire inauguré un processus
d’innovation permanente qui devait produire au moins deux nouveaux ordres des
droits subjectifs, parce que l’histoire a ensuite montré, sous la pression des
groupes lésés, que tous les individus concernés ne disposaient pas des éléments
nécessaires pour participer sur un pied d’égalité à un processus d’entente
rationnelle : […]. C’est pourquoi, avec les enrichissements successifs qu’a
connus au cours des siècles derniers le statut juridique du citoyen, il a aussi fallu
élargir l’idée qu’on se faisait des capacités distinctives qui constituent l’homme
en tant que personne. […] : le sujet, quand il se trouve reconnu juridiquement,
n’est plus seulement respecté dans sa faculté abstraite d’obéir à des normes
morales, mais aussi dans la qualité concrète qui lui assure le niveau de vie sans
lequel il ne pourrait exercer cette première capacité62.
Donc, cette sphère juridique évolue sans cesse et ne peut plus être réduite à la simple
reconnaissance abstraite entre les individus. Alors que l’enfant pouvait développer sa
confiance, par cette reconnaissance basée sur l’amour maternel, il lui est cette fois-ci
61 Ibid., p. 192 62 Ibid., p. 199-200
18
possible, par ce passage à une reconnaissance juridique, de parvenir à l’obtention d’un certain
respect :
On peut considérer que le respect de soi est à la relation juridique ce que la
confiance en soi est à l’amour, puisqu’en effet les droits légaux peuvent être
compris comme les signes devenus anonymes du respect social, de la même
manière que l’amour nous est apparu comme l’expression affective d’une
sollicitude qui résiste même à l’éloignement : tandis que l’amour maternel crée
en chaque être humain le fondement psychique à partir duquel il pourra se fier
aux pulsion nées de ses propres besoins, ses droits légaux lui font prendre
conscience qu’il peut aussi se respecter lui-même, parce qu’il mérite le respect
de tous les autres sujets63.
Sans ce respect et cette confiance, l’individu ne peut simplement pas, selon Honneth,
parvenir à l’autonomie. C’est par ces impératifs qu’il pourra développer sa dignité, puis ce
seront ces deux concepts véhiculés par l’amour et le droit, qui permettront à l’individu de
s’introduire au troisième degré de reconnaissance qu’Honneth qualifie de solidarité. Ce sera
cette troisième sphère de la reconnaissance qui produira un réel passage d’une forme de
reconnaissance abstraite à une forme de reconnaissance plus concrète. Comme l’individu
aura pu développer ce qu’Honneth considère être les conditions sine qua non d’une
reconnaissance formelle, il lui sera désormais, dans un contexte de solidarité, possible
d’évaluer l’espace effectif que lui accorde la société.
Ainsi, après s’être affairé à expliciter comment l’individu développe sa confiance
personnelle et un certain respect de soi, Honneth utilise cette perspective de la solidarité
comme moyen pour tout individu, de développer une forte estime personnelle. Au-delà de la
relation d’affection particulière et de la relation juridique, l’individu doit avoir l’opportunité
de mettre à l’épreuve ses capacités sociales et de participer à la vie éthique. L’implication
dans une communauté de valeurs permettra donc à l’individu d’obtenir une validation
réciproque plus profonde de son être. C’est donc grâce à cette troisième sphère proposée par
Honneth, qu’il est enfin possible de considérer l’étendue et la diversité de toutes ces
personnalités individuelles et singulières, qui peuvent évoluer ensemble au sein d’une même
communauté.
Tandis que la reconnaissance fondée sur l’amour permet une réciprocité ou une
reconnaissance reposant sur une relation d’un à un, la reconnaissance juridique, elle, permet
de reconnaître la correspondance d’un individu singulier au concept générique d’individu
juridique. La reconnaissance par la socialité, elle, suggère de reconnaître la particularité, dans
l’immensité de l’abstrait et du formel. Alors que l’individu est reconnu sur une base
individuelle par l’un de ses deux parents, puis de façon plutôt abstraite par notre système
63 Ibid., p. 201-202
19
juridique, il lui est dorénavant possible d’être reconnu par sa communauté, dans toute sa
singularité.
C’est par ce processus de reconnaissance que l’individu se retrouve enfin objectivé.
Comme la valeur individuelle était auparavant évaluée selon un critère de conformisme, la
reconnaissance, elle, élargit désormais son spectre pour inclure une vaste somme de
caractéristiques. Elle permet ainsi l’apparition d’une conception quasi démocratique du
concept d’individu convenable ou conventionnel :
Parce qu’on ne décide plus d’avance quels modes de vie doivent être admis
comme éthiques, ce ne sont pas des qualités collectives, mais les capacités
développées par chacun au cours de son histoire personnelle qui en viennent
désormais à commander l’estime sociale. Une conséquence nécessaire de
l’individualisation des prestations est que les valeurs sociales s’ouvrent aux
différents modes de réalisation de soi de la personne humaine. Un certain
pluralisme axiologique, certes encore tributaire des appartenances de classe et de
sexe, entre désormais dans le système de référence culturel qui mesure la
contribution et donc la valeur sociale des chaque individu64.
Cette nouvelle perspective permet désormais la reconnaissance de multiples formes
d’autoréalisation. De plus, l’implication des autres individus et de certains groupes sociaux,
dans le processus de reconnaissance d’un individu, vient à la fois enrichir et complexifier les
relations réciproques. N’ayant plus affaire à seulement deux individus (mère-enfant) ou à un
concept fixe et trop abstrait (personnalité juridique), les luttes pour la reconnaissance seront
dès lors multipliées et auront enfin une portée plus grande pouvant tendre vers l’universalité
:
Les rapports d’estime sociale sont, dans les sociétés modernes, l’enjeu d’une lutte
permanente, dans laquelle les différents groupes s’efforcent sur le plan
symbolique de valoriser les capacités liées à leur mode de vie particulier et de
démontrer leur importance pour les fins communes. […] : plus les mouvements
sociaux parviennent à rendre l’opinion publique attentive à l’importance négligée
des qualités et des capacités qu’ils représentent collectivement, plus ils ont de
chances d’accroître la valeur sociale ou la considération dont leurs membres
jouissent au sein de la société65.
L’évolution des rapports de reconnaissance ouvre donc la porte à une multitude
d’asymétries, alors qu’il est désormais question de positionner un individu, face à un groupe,
puis face à un mouvement ou même en relation avec une communauté. C’est donc par la
valeur accordée à ce vaste tissu social que le terme « solidarité », trouve chez Honneth tout
64 Ibid., p. 214 65 Ibid., p. 216-217
20
son sens. Cette reconnaissance provenant de ses pairs, permet à l’individu de développer une
plus grande estime personnelle. La multiplication des interactions se concrétise en un savoir
commun, qui exprime les valeurs et les préférences intersubjectives de reconnaissance
réciproque.
Cette estime de soi peut progressivement passer de la confiance, à l’assurance, alors
que son renforcement se voit amplifié si l’individu tend à correspondre aux exigences
implicites de ce vivre-ensemble dans lequel il évolue. Cependant, c’est véritablement ce
dernier aspect de la reconnaissance qui fut, comme nous l’avions précédemment illustré, chez
Honneth, critiqué. Cette correspondance aux attentes exprimées par un groupe de pairs, ne
semble plus développer l’estime de soi, mais plutôt mener au conformisme, au mutisme ou à
l’auto-réification. Ce conformisme pathologique est pourtant salué par une majorité
d’individus dont les perspectives ne reposent que sur un historicisme commun, qui ne
s’appuie sur aucune forme de rationalité probante et qui risque de s’avérer tout à fait erroné.
Bien que ces liens nécessitent une reconnaissance active, par un partage de l’espace commun,
il pourrait s’avérer tout à fait illégitime et nous amener à dire que ce qui est vrai ou bon est
en fait ce que les gens désirent. Cette tension entre reconnaissance et conformisme n’est pas
sans nous rappeler certaines appréhensions soulevées, par Alexis de Tocqueville66, face aux
possibles dérives démocratiques d’une tyrannie de la majorité67.
1.3 Reconnaître la nécessité d’une éthicité démocratique du droit à la liberté
S’étant donc affairé à critiquer ses prédécesseurs de l’école de Francfort, puis ayant par
la suite travaillé à développer une théorie de la reconnaissance permettant de mettre en
évidence les conditions propres à l’inclusion des individus au vivre ensemble, Honneth
sentait que sa tâche n’était pas totalement accomplie. Comme il s’est principalement appuyé
sur Hegel pour tracer les contours de sa théorie de la reconnaissance, deux avenues, selon
Honneth, se sont avérées possibles. D’une part, il s’agit pour les individus d’évaluer la valeur
normative des règles implicites communes, selon la perspective d’une vie bonne, tandis que
d’autre part, il devient plutôt impératif d’envisager la réalisation effective, des conditions
propres à l’instauration d’une véritable justice sociale.
Comme ces deux perspectives de vie bonne et de justice sociale semblent difficilement
réconciliables, Honneth a tout d’abord choisi de compléter son travail sur la vie bonne (La
lutte pour la reconnaissance). Cependant, l’évaluation d’une lutte pour la reconnaissance ne
66 Alexis de Tocqueville (1805-1859) est un philosophe politique et un historien. Il a principalement travaillé
sur la Révolution française et la démocratie américaine. Il publia notamment De la démocratie en Amérique t.
01 et t. 02 (1835-1840) et Mémoire sur le paupérisme (1835). 67 « Si jamais la liberté se perd en Amérique, il faudra s’en prendre à l’omnipotence de la majorité qui aura
porté les minorités au désespoir et les aura forcées de faire un appel à la force matérielle. On verra alors
l’anarchie, mais elle arrivera comme conséquence du despotisme. » (Tocqueville, A. (2010). De la démocratie
en Amérique. Paris : Flammarion, p. 98)
21
lui semblait pas pouvoir être considérée comme achevée, sans qu’elle ne soit évaluée, au
regard des impacts qu’elle peut produire sur la question de la justice sociale :
Bien que j’eusse refermé ma Lutte pour la reconnaissance sur une perspective
éthique, en essayant de déterminer les conditions sociales dans lesquelles tous les
membres de la société recevraient la part de reconnaissance nécessaire pour
participer librement à la vie publique, je me demandais encore si cette orientation
vers la « vie bonne » fournissait le biais approprié pour atteindre les objectifs
d’une théorie critique de la société68.
Alors que la perspective de la « vie bonne », déjà mise de l’avant chez Aristote, s’était
toujours retrouvée en opposition avec le point de vue de la justice69, Honneth détenait donc
une opportunité, compte tenu de l’état de ses recherches, de parvenir à amalgamer ces deux
éléments longuement maintenus à distance. Selon l’auteur, « la lutte pour la reconnaissance
peut être comprise, selon le point de vue adopté, aussi bien comme l’indicateur d’une
pathologie sociale que comme l’indice d’une injustice. 70» Dans tout le cheminement
historique des questions sur la liberté, les principaux acteurs purent être classés selon la
perspective d’une réalisation de soi ou, encore, selon la perspective d’une lutte pour la justice.
Tandis qu’Honneth soutient que l’ensemble des théories sur la justice ne reposent
généralement que sur un seul principe fondamental (vie bonne ou justice), ce sont ses lectures
sur la thèse proposée par David Miller, qui sont venues donner une impulsion à cette nouvelle
éthicité démocratique, qu’il tente de mettre en lumière dans Le droit de la liberté : Esquisse
d’une éthicité démocratique. Ainsi, c’est à partir des trois principes évoqués par Miller
(besoin, mérite et égalité71), qu’Honneth a pu dresser un intéressant parallèle avec la structure
tripartite de sa théorie de la reconnaissance :
C’est seulement dans l’article « Le tissu de la justice » - écrit quelques années
plus tard et reproduit au début de la troisième partie du présent volume
68 Honneth, A. (2015). Ce que social veut dire : 2. Les pathologies de la raison, p.12 69 Alors que Platon s’intéressait à la question du juste, Aristote soumet la question du politique à celle de
l’éthique, alors qu’il nous interroge sur le bien, sur qu’est-ce que la vie bonne et sur la façon dont nous devons
mener notre vie: « Nous supposons que le propre de l’homme est un certain genre de vie, que ce genre de vie
est l’activité de l’âme, accompagnée d’actions raisonnables, et que chez l’homme accompli tout se fait selon le
Bien et le Beau, chacun de ses actes s’exécutant à la perfection selon la vertu qui lui est propre. À ces conditions,
le bien propre à l’homme est l’activité de l’âme en accord avec la vertu, et si les vertus sont nombreuses, selon
celle qui est la meilleure et la plus accomplie » (Aristote, Éthique à Nicomaque, livre 1, chapitre 7.) Ainsi,
selon Aristote, la vie bonne réfère à l’homme vertueux, qui ne positionne pas les questions de justice en amont,
mais plutôt celles pouvant porter vers une tempérance, puis sur une condition du réalisme, au profit de
l’idéalisme platonicien auquel il offrait une réponse. 70 Honneth, A. (2015). Ce que social veut dire : 2. Les pathologies de la raison, p. 14 71 Ainsi, selon Miller, il importe de viser à ce que chacun ait droit à ses biens afin de combler ses besoins. Cela
doit aussi se faire de façon équitable, relativement au principe d’égalité, mais cependant pas de façon à inciter
les gens au détachement du social. Il tente ainsi de maintenir une composante de mérite qui peut permettre aux
individus d’améliorer continuellement leur position, sans toutefois le faire au détriment de leurs pairs.
22
(« Facettes de la justice ») – que je suis parvenu à donner à la perspective ainsi
esquissée une forme claire et fondée. Un chemin direct conduit de là à mon
dernier ouvrage, Das Recht der Freiheit, où j’aborde directement la théorie de la
justice comme une reconstruction de la différenciation et de l’évolution
historique des trois sphères de reconnaissance sur lesquelles se fonde la liberté à
l’époque moderne72.
C’est donc de cette façon qu’Axel Honneth a pu aboutir à cette nouvelle lecture du
droit de la liberté. Cependant, l’intérêt initial qu’Honneth entretenait pour la question des
pathologies de la liberté, déjà présente dans ses travaux sur Hegel, fut un autre seuil sur lequel
Honneth a pu s’appuyer pour mener à bien une théorie qui repose à la fois sur la
reconnaissance et sur les pathologies du social. Ses travaux sur les précédentes écoles de
Francfort, lui ont aussi permis d’entrevoir, dans la première génération et principalement
chez Adorno, la possibilité de jumeler ces deux irréconciliables perspectives de la justice et
de la relation à soi :
Car d’après l’interprétation que je développe ici, l’entreprise critique de la
première École de Francfort ne consiste justement pas à choisir entre l’une ou
l’autre de ces deux voies, elle représente au contraire la tentative ambitieuse
d’engager les deux projets dans une seule et même opération. Je propose en
particulier de situer le point de départ de la critique dans une reconstruction
« immanente » des idées normatives directrices qui ont servi jusque-là à légitimer
la société bourgeoise-capitaliste. […] le procédé de la Théorie critique combine,
particulièrement dans la Dialectique de la raison73, le diagnostic d’une pathologie
sociale avec les objectifs d’une théorie de la justice74.
C’est donc en s’inspirant de cette réussite anticipée chez Adorno et Horkheimer,
qu’Honneth est parvenu à transposer ces concepts d’amour, de droit et de solidarité, présents
dans La lutte pour la reconnaissance, pour les inclure dans la liberté sociale (déjà incarnée
par la Sittlichkeit d’Hegel), sous les catégories du « « nous » des relations personnelles », du
« « nous » de l’agir à l’œuvre dans l’économie de marché » et du « « nous » de la formation
démocratique de la volonté collective ».
Ces trois sphères représentent donc les principales caractéristiques de la liberté sociale
comme thérapie, qui tente de répondre aux limites pathologiques de nos conceptions
occidentales contemporaines des libertés juridiques et morales. Honneth se propose, toujours
en s’inspirant de la psychanalyse de Freud et Mead, puis des Principes de la philosophie du
72 Honneth, A. (2015). Ce que social veut dire : 2. Les pathologies de la raison, p. 16 73 Adorno, T. W. et M. Horkheimer (1974). La Dialectique de la Raison, Trad. Éliane Kaufholz, Paris :
Gallimard, 294 pages. 74 Honneth, A. (2015). Ce que social veut dire : 2. Les pathologies de la raison, p. 19
23
droit d’Hegel, d’esquisser une théorie de la justice qui dépassera les précédentes, qui furent
à ses yeux, de simples réponses à celle (La théorie de la justice75) réalisée par John Rawls.
Pour mener à bien son investigation, Honneth suggère non pas de demeurer près des
principes de justices abstraits ou formels, mais plutôt de travailler de façon ascendante en
s’inspirant des coutumes et des principes de reconnaissance concrets, déjà empiriquement
observables dans nos sociétés démocratiques puis transportés dans l’histoire. Ainsi, il se
propose de procéder à une « reconstruction normative » pour regrouper les règles implicites
déjà présentes et universellement reconnues dans notre vivre ensemble.
Pour parvenir à accomplir la tâche qu’il propose, Honneth tente de mettre en évidence
les prémisses de sa théorie de la justice, qui repose sur le principe de la liberté. Tout d’abord,
Honneth entend s’appuyer sur l’idée développée par Talcott Parsons, selon laquelle « les
valeurs éthiques qui constituent la « réalité ultime » de toute société se diffusent dans les
sous-parties, par le biais du système culturel, en caractérisant les orientations d’actions de ses
membres à travers plusieurs rôles. 76» De cette façon, Honneth fait allusion à ces règles non
écrites, mais communément acceptées qui sont pratiquées ou endossées par la plupart des
individus d’une même communauté. Ainsi, ces normes implicites nous informent sur le
contenu développé par ce mouvement ou cette force que représente l’éthicité démocratique.
Ensuite, la seconde prémisse d’Honneth suggère que les idées ne peuvent être
indépendantes du contexte où elles naissent et ne détiennent aucune autonomie par rapport
aux communautés qui les portent. « Le point de référence moral d’une théorie de la justice
devrait s’appuyer sur ces valeurs ou idéaux qui, en tant qu’affirmations normatives,
constituent dans le même temps les conditions de reproduction d’une société donnée. 77»
Ainsi, des notions comme le juste et le bien, selon une telle perspective, ne peuvent être
envisagées, indépendamment de la communauté où celles-ci sont définies. Les qualités ou
les défauts que nous attribuons à autrui dépendent donc du contexte dans lequel nous
évoluons et des attentes qui en découlent.
Pour restreindre ou limiter une référence trop facile à ces normes immanentes, qui
pourraient tendre vers l’autoréférentialité ou vers une certaine circularité, Honneth propose
comme troisième prémisse de considérer la procédure méthodologique de la reconstruction :
Afin d’échapper à ce risque consistant à n’appliquer que de façon purement
immanente les principes de justice à la réalité effective donnée, nous ne devons
pas supposer que la réalité sociale elle-même est un objet qui a déjà été
suffisamment analysé ; il nous faut au lieu de cela mettre d’abord en relief ses
75 Rawls, J. (2009). Théorie de la justice, trad. C. Audard. Paris : Points, 665 pages 76 Idem. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 18-19 77 Ibid., p. 20
24
qualités et traits essentiels, tout en démontrant au cours de l’analyse la
contribution respective de chaque sphère sociale à la sauvegarde et à la
concrétisation des valeurs déjà institutionnalisées dans cette société78.
Par son approche, Honneth parvient donc à prémunir la société face à de potentielles
dérives normatives, tout en s’assurant d’observer les comportements sociaux au regard de
normes concrètes et observables.
Finalement, comme quatrième prémisse, Honneth fait référence à cette possibilité de
toujours remettre en question, dans une perspective critique, les règles normatives
communément soutenues. De cette façon, il tente d’anticiper une critique qui pourrait lui être
adressée, relativement au fait de se vautrer dans un certain « procéduralisme ». « Il ne peut
simplement être question de mettre au jour et reconstruire les instances de la Sittlichkeit, de
l’éthicité, déjà existante : il doit aussi s’agir de critiquer celles-ci à la lumière des valeurs
incarnées. 79» Ainsi, Honneth, en nous rappelant le pragmatisme américain80, suggère une
certaine forme d’évolution permanente de l’éthicité, qui repose sur les valeurs du moment :
[…] et parce que les objectifs de la reproduction sociale sont pour l’essentiel
déterminés par les valeurs acceptées, une reconstruction « normative » signifie
en conséquence qu’il s’agira de répertorier et de classer ces routines et ces
institutions à l’aune d’un critère bien précis : celui de leur contribution
individuelle à la stabilisation et la mise en œuvre de ces valeurs81.
C’est donc par l’appui sur ces quatre prémisses qu’Axel Honneth entrevoit la possibilité
de produire une théorie de la justice qui repose sur le concept de liberté. De cette façon, il
parviendra peut-être à achever ce qu’avaient pu entrevoir seulement quelques auteurs,
78 Ibid., p. 24 79 Ibid., p. 26 80 Inspirée du monde vécu et du réalisme, le pragmatisme américain est ce courant qui gagna sa reconnaissance
grâce à des auteurs tels que Charles Sanders Peirce, William James et John Dewey. Cette théorie philosophique
s’oppose aux conceptions idéalistes, alors qu’elle considère plutôt nécessaire d’évaluer les conditions et
implications pratiques de nos divers schèmes de pensée. Il consiste à se demander quelles seront les
conséquences pratiques, réelles ou empiriques d’une décision plutôt que d’une autre, afin de trancher sur
certains débats. Selon cette doctrine, le savoir se construit de façon progressive, sur un modèle de quasi essai-
erreur, alors qu’il est impératif de garder à l’esprit que, malgré qu’un consensus soit possible sur une position
ou une affirmation, que nous pourrions découvrir une réponse tout à fait nouvelle dans l’avenir. Cette vision
ne nous semble pas si loin de la formule du temps en spirale propre à la dialectique hégélienne, alors que pour
le pragmatisme, le savoir vient s’auto-évaluer de façon constante, en effectuant un retour sur ses prémisses, qui
deviennent informées par de nouveaux résultats obtenus. « Cependant, le pragmatisme, malgré son attachement
aux faits, ne souffre pas du même penchant matérialiste que l’empirisme ordinaire. Il ne voit pas d’inconvénient
à concevoir des abstractions tant qu’elles vous permettent de vous mouvoir parmi les faits particuliers et qu’elles
vous mènent quelque part. » James W. (2010). Le pragmatisme, Paris : Flammarion, p. 121) 81 Ibid., p. 23
25
comme Michael Walzer82, Luc Boltanski83 et Laurent Thévenot84, c'est-à-dire : un modèle de
justice complexe qui saurait ne pas reposer exclusivement sur le principe de l’égalité
82 Michael Walzer (1935-). Diplômé des universités de Harvard et de Cambridge, il travailla principalement
sur l’éthique, le politique et la justice. Enseignant de carrière, il a entre autres publié Sphères de justice (1997),
Traité sur la tolérance (1998), Critique et sens commun (1999) et Guerres justes et injustes (1999). 83 Luc Boltanski (1940-). Sociologue pragmatiste, nous lui devons plusieurs œuvres en co-rédaction avec MM.
Pierre Bourdieu et Laurent Thévenot. Il publia cependant en 2004, La condition fœtale, qui ouvrit un débat sur
les contradictions en sciences sociales et sur l’articulation entre structuralisme et phénoménologie. 84 Laurent Thévenot (1949-). Cet économiste et sociologue français a publié de nombreux articles ou ouvrages
co-dirigés avec MM. Luc Boltanski et Pierre Bourdieu. Il fait toujours aujourd’hui de la recherche.
26
Chapitre 2 Pathologies de la liberté juridique
2.1 Protégez-nous de nous
Tel qu’introduit précédemment, Honneth, dans son livre Les pathologies de la liberté :
Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, exprimait cette intuition selon
laquelle nos conceptions contemporaines de la liberté sont porteuses de sévères limites. Dans
Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, il reprend les mêmes critiques
et se propose d’entrée de jeu de mettre en évidence trois pathologies, propres au concept de
« liberté juridique ». Pour y parvenir, il prend principalement appui sur une conception
libertarienne du libéralisme85, selon laquelle les individus doivent inévitablement bénéficier
de droits subjectifs, afin de réaliser leur volonté individuelle.
Comme cette liberté juridique est celle qui dégage l’individu de toute responsabilité
face à autrui, en plus de constituer avec la liberté morale, l’une des deux conditions
élémentaires pouvant permettre l’accès à une vie libre et épanouie, il semble impératif pour
Honneth d’en valider la portée. Il reprend donc la conception du droit formulée chez Hegel
afin de déterminer la place que devrait détenir le droit formel dans nos pratiques quotidiennes.
« Sous le titre de « droit abstrait », il (Hegel) veut placer le lieu social de cette conception
moderne de la liberté selon laquelle le sujet individuel exerce sa liberté sous la forme de
droits subjectifs. 86»
C’est cette somme de droits subjectifs (les droits à la vie, à la liberté et à la propriété87),
tels qu’actuellement formulés en Occident, puis mis en évidence dans Le traité du
gouvernement civil88, de John Locke89, qui a pour fonction d’assurer un espace de liberté, à
chacun des individus désireux de mener à terme le projet de vie qui lui tient à cœur. Cette
85 Philosophie politique dérivée du libéralisme mettant l’accent sur le droit naturel incarné par la liberté
individuelle. Principalement soutenus par le principe de non-agression, les penseurs libertariens pronent une
forte réduction de l’État. Le défenseur le plus connu du mouvement nous semble Robert Nozick. « Le point
de départ de la pensée libertarienne est la dignité fondamentale de chaque individu humain, qui ne peut être
bafouée au nom d’aucun impératif collectif. Cette dignité réside dans l’exercice souverain de la liberté de choix
dans le cadre d’un système cohérent de droits. Le libertarisme prétend ainsi articuler de manière conséquente
une idée dont l’attrait, aujourd’hui, ne le cède en rien à l’idéal utilitariste d’une société heureuse : une société
juste est une société libre. » (Arnsperger C. et P. Van Parijs (2000). Éthique économique et sociale, Paris : La
Découvertes, p. 29) 86Honneth, A. (2001). Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, p.50 87 Haarscher, G. (1993). Philosophie des droits de l’homme, Belgique : Éditions de l’Université de Bruxelles,
p. 17 88 Locke, J. (1992). Traité du gouvernement civil, Trad. David Mazel, Paris : GF-Flammarion, 381 pages. 89 John Locke (1632-1704) est philosophe politique. Il fut marquant par ses écrits sur le contractualisme, le
libéralisme et l’empirisme : Essai sur la tolérance (1667) ; Essai sur l’entendement humain (1690) ; Les deux
Traités du gouvernement civil (1690) ; etc. Influencé par un groupe d’auteurs aussi variés que les Platon,
Aristote, Descartes et Hobbes, il influença à son tour les Hume, Kant, Paine et Hayek.
27
sphère d’actions et de possibilités est en fait protégée par les cadres légaux et juridiques, afin
d’éviter tout envahissement de la part d’autrui :
On dira qu’il s’agit de prérogatives accordées à l’individu (elles seront plus tard
élargies aux groupes, ce qui on le verra, ne manquera pas de soulever des
difficultés considérables), tenues pour tellement essentielles que toute autorité
politique (et tout pouvoir en général) se devrait d’en garantir le respect ; les droits
de l’homme constituent les protections minimales permettant à l’individu de
vivre une vie digne de ce nom, à l’abri des empiètements de l’arbitraire étatique
(ou autre) ; ils dessinent par conséquent une sorte d’espace « sacré », infrangible,
ils constituent autour de l’individu une sphère privée et inviolable ; bref, ils
définissent une limitation (du moins pour ce qui concerne la « première
génération » des droits de l’homme) des pouvoirs de l’État, à laquelle
correspondent ce que l’on appelle les « libertés fondamentales » de l’individu90.
C’est donc grâce à l’État de droit démocratique que les individus, depuis plus de trois
siècles, parviennent à s’accorder mutuellement un espace d’interaction et de réalisation
individuelle. Par contre, l’espace produit par de tels droits subjectifs ne permet la mise en
place que d’une conception formelle de la liberté et n’engage en rien les individus à se
reconnaître réciproquement. Pour eux la liberté ne demeure qu’articulée sous la forme
d’idées, mais n’offre aucune condition positive de réalisation, et c’est cela qu’Honneth
explique :
En effet, les sujets, en tant que destinataires de ces droits, peuvent en principe les
exercer sur un mode purement privé, sans voir peser sur eux les exigences de
l’interaction sociale, alors qu’ils ne peuvent se comprendre, en tant qu’auteurs de
ces droits, que dans une coopération active avec les autres sujets de droit91.
90 Haarscher, G. (1993). Philosophie des droits de l’homme, Belgique : Éditions de l’Université de Bruxelles,
p. 11 91Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 114
De cette façon, les individus n’ont aucun engagement réel envers les autres, alors que
la seule règle universelle qui subsiste est celle de la non-nuisance vis-à-vis d’autrui. Une telle
perspective n’offre donc aucune considération pour la mise en place de conditions positives
et non simplement formelles de la liberté. L’État ou la communauté se voient dégagés de
toute responsabilité relative à la réalisation de ces conditions, qui pourraient donner un réel
accès à tous, à cette liberté effective. Nous référons ici à une liberté non pas seulement
formelle, en droit, qui protège l’individu de toute contrainte ou obstruction, mais plutôt réelle,
qui met en place les conditions positives pouvant permettre aux individus d’être
véritablement libres de créer leur propre épanouissement.
Cette conception de la liberté a pu être observée dans certains modèles sociétaux
idéaux, comme celui de L’Utopie92 de Tomas More93. Dans cette société idéalisée,
l’ensemble des individus se voit attribuer la même reconnaissance en dignité, tout en devant
toutefois accorder cette même reconnaissance à tous leurs concitoyens :
Ainsi, tout le monde, en Utopie, est occupé à des arts et à des métiers réellement
utiles. Le travail matériel y est de courte durée, et néanmoins ce travail produit
l’abondance et le superflu. […] le gouvernement ne cherche pas à fatiguer les
citoyens par d’inutiles labeurs. Le but des institutions sociales en Utopie est de
fournir d’abord aux besoins de la consommation publique et individuelle, puis de
laisser à chacun le plus de temps possible pour s’affranchir de la servitude du
corps, cultiver librement son esprit, développer ses facultés intellectuelles par
l’étude des sciences et des lettres. C’est dans ce développement complet qu’ils
font consister le vrai bonheur94.
Dans un ordre d’idées plus contemporain, nous pourrions poser notre regard sur un
concept comme le Maximin de John Rawls, qui suggère aux individus la nécessité de prendre
des décisions qui auront pour effet de maximiser « ce que vous obtiendriez si vous vous
retrouviez dans la position minimale. 95» De cette façon, tout en respectant l’immense variété
de projets de vie possibles, le principe du Maximin est « une formule qui maximise le
minimum susceptible d’être obtenu. 96» Ce principe exprime une reconnaissance en dignité
des individus, alors qu’il assure que toute amélioration des conditions de vie tend à bénéficier
d’abord aux plus démunis. Pour Rawls, « les libertés de base et leur priorité doivent plutôt
92 More, T. (1997). L’Utopie, trad. V. Stouvenel. France : Flammarion, 124 pages. 93 Thomas More (1478-1535) est philosophe et théologien. Proche d’Érasme, il participa grandement au
développement de l’humanisme. Malgré une œuvre écrite considérable, il est principalement connu pour la
publication L’Utopie (1516). 94 More, T. (1997). L’Utopie, p.65 95 Kymlicka, W. (2001). Les théories de la justice : une introduction, trad. M. Saint-Upéry Paris : La
Découverte, p. 78 96 Ibid., p.78
29
garantir également pour tous les citoyens les conditions sociales essentielles au
développement adéquat et au plein exercice conscient de ces facultés. 97»
Pourtant, malgré l’existence théorique de tels présupposés, nos sociétés occidentales
contemporaines s’en tiennent toujours à ne reconnaître que les conditions formelles du droit.
Cependant, Honneth précise que les individus, afin d’accéder à ce système de droits, se
retrouvent déjà liés de façon intersubjective, alors que ce lien d’intersubjectivité est l’une des
conditions préalables à la reconnaissance des droits individuels :
Compte tenu du fait que les sujets sont toujours déjà préalablement liés les uns
aux autres par des relations intersubjectives, une telle justification de principes
universels de justice ne doit pas prendre son point de départ dans la représentation
atomiste en vertu de laquelle la liberté de l’individu consiste essentiellement dans
la mise en œuvre du libre arbitre individuel en tant que cette mise en œuvre n’est
ni troublée ni influencée par les autres98.
Ainsi, Honneth parvient à soulever l’une des principales pathologies propres à la
« liberté juridique », telle que nous la connaissons aujourd’hui. En fait, les individus, une fois
qu’ils sont reconnus au niveau légal dans toute leur individualité et toute leur potentialité, ne
sont effectivement pas tenus de se soucier d’autrui. Cette conception de la liberté ou de
l’interaction demeure strictement négative, alors que tout respect de l’espace individuel,
jumelé au retrait de toute contrainte, sont considérés comme les deux seuls éléments qui
devraient suffire à garantir une liberté effective. Cependant, comme nous le savons
désormais, une telle conception de la liberté, qui ne saurait aucunement engager l’homme
vers un quelconque processus de réciprocité, demeure incomplète. Honneth illustre ce
problème :
Le système du droit [Recht] affirme garantir aux individus un espace
d’autonomie privée, où ceux-ci peuvent se retirer de toutes les obligations et de
tous les engagements liés au rôle social afin d’explorer la signification et la
direction de leur conduite de vie [Lebensführung] individuelle99.
Les nombreux ajouts aux droits subjectifs (droit à la santé, à l’éducation, au travail, à
la sécurité sociale, à un niveau de vie décent, etc.100), qui avaient pour but de protéger de part
et d’autre l’individu de toute obstruction à sa liberté individuelle, afin qu’il puisse explorer
ses propres intuitions et réaliser sa propre idée du bien, du juste, du beau ou du bon, ont,
semble-t-il, produit un effet pervers. Entre autres, cette forme négative de liberté strictement
97 Rawls, J. (2007). Libéralisme politique, trad. C. Audard. Paris : PUF, p. 392-393 98 Honneth, A. (2008). Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, p.30 99 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 115 100 Haarscher, G. (1993) Philosophie des droits de l’homme, p. 39
30
juridique dégage l’individu de tout engagement communicationnel101 et le limite à ne
considérer sa liberté que du point de vue des hypothétiques contraintes qui pourraient lui être
imposées. L’individu entre donc dans un modèle d’un contre tous102, par lequel il en vient à
souhaiter pouvoir se réaliser sans avoir à ne rendre de compte à qui que ce soit:
Selon cette représentation, nous avons vu que les conditions de la liberté
individuelle se limitent au droit de faire pour son intérêt propre tout ce qui n’est
pas interdit dans le cadre de l’ordre juridique établi. En d’autres termes, rien
d’autre n’est nécessairement requis pour la réalisation de sa propre liberté qu’un
paquet de droits individuels qui laissent l’individu libre de choisir au sein d’une
multiplicité d’actions possibles103.
De prime abord, cette « liberté juridique » nous semble, telle qu’Honneth l’analyse,
porteuse de sévères pathologies. Cependant, pour Honneth, le fait de simplement procéder à
une redistribution ou à un partage équitable des conditions de réalisations empiriques de la
liberté (finances, alimentation, éducation, habitation, etc.) ne constituerait pas plus une
condition suffisante. Selon lui, la liberté passe, au-delà de la redistribution, par la
reconnaissance, d’autant plus que chez Honneth, nous avons droit, au-delà d’une simple
théorie de la reconnaissance, à une véritable « morale de la reconnaissance ».
Axel Honneth, rappelons-le, dans La lutte pour la reconnaissance propose une théorie
de la reconnaissance intersubjective qui se décline selon les trois thèmes que sont l’amour,
le droit et la solidarité. L’amour auquel il réfère s’incarne dans la famille, le couple et
l’amitié. Quand il soulève le concept de droit, il traite d’une part de l’identité juridique
individuelle, mais il tâche rapidement d’élargir sa lecture aux droits dits politiques, qui
s’incarnent dans l’histoire et dans la participation citoyenne. Finalement, sa conception de la
solidarité fait référence aux notions d’honneur, de prestige et de considération :
[…] ; il [l’honneur] désigne désormais l’aune à laquelle le sujet, et lui seul,
choisit d’évaluer les aspects qu’il estime absolument dignes d’être défendus dans
la conception qu’il se fait de lui-même. En revanche, la place que la notion
d’honneur occupait auparavant dans l’espace public de la société est
progressivement reprise par les catégories de « considération » ou de
101 Chez Habermas, par exemple, il est question de reprendre la perspective propre à Hegel et Marx, puis
d’expliciter l’intuition de la totalité morale « à partir du modèle de la formation non contrainte de la volonté,
dans le cadre d’une communauté communicationnelle obéissant à des nécessités de coopération ». (Habermas,
J. (1988). Le discours philosophique de la modernité. Douze conférences [Der Philosophische Diskurs Der
Moderne : 12 Vorselungen], (Trad. Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz), Paris : Gallimard, p. 349-
350) Cependant, dans une conception juridique de la liberté, cette coopération n’est pas une obligation. 102 L’individu se perçoit donc seul et non plus en coopération, mais plutôt en opposition à tous ceux ou à la
plupart de ceux qui l’entourent. 103 Honneth, A. (2008). Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel,
p.71
31
« prestige », qui traduisent le degré d’estime sociale que l’individu s’attire par
ses prestations et ses capacités individuelles104.
Ainsi, s’il veut parvenir à un réel épanouissement et obtenir une liberté qui soit
concrète, l’individu doit, selon la théorie de la reconnaissance d’Honneth, accéder à la
reconnaissance par au moins l’une, sinon trois de ces sphères (amour, droit, solidarité).
Alors que certains auraient pu considérer ce refus de prendre soin d’autrui ou le fait de
reconnaître ce dernier d’une façon purement négative, comme un modèle minimum de
reconnaissance, Honneth, s’y refuse : le refus de l’engagement n’est en fait qu’une
pathologie. Selon sa perspective de la reconnaissance, le fait de se dégager de ses obligations
envers le monde représente l’une des principales limites, qui est malheureusement une
conséquence envisageable de ces droits subjectifs. Pourtant, ceux-ci avaient au départ pour
but de dégager l’homme des risques pouvant survenir dans un état de nature sauvage et
individualisé.
Au-delà de simplement protéger l’individu, ces droits lui permettent désormais de se
soustraite à toute obligation morale, si ce n’est celle de n’imposer aucune contrainte envers
autrui. Les individus en viennent ainsi à ne se représenter que comme des personnalités
abstraites et dépourvues d’attachement. Sans cet attachement, ils n’ont plus rien à s’opposer,
puis ne peuvent ainsi plus rien savoir sur eux-mêmes. L’habitude que peuvent avoir les
individus de se reconnaître de façon réflexive, voire négative, en relation avec leurs pairs, ne
peut dès lors plus se réaliser. Ce thème de la reconnaissance par opposition ou par réciprocité
fut d’ailleurs exhaustivement développé chez des auteurs comme Fichte, Hegel, ou même
Sartre, desquels Honneth a su s’inspirer.
Du côté de Fichte, la référence à l’appel et aux hommes raisonnables en dehors de soi
fut explorée dans ses Conférences sur la destination du savant105, puis dans son Fondement
du droit naturel, selon les principes de la doctrine de la science106. Dans son second théorème
du Fondement du droit naturel, selon les principes de la doctrine de la science, Fichte affirme
que « l’être raisonnable fini ne peut s’attribuer à lui-même une causalité libre dans le monde
sensible sans l’attribuer à d’autres. 107»
Hegel, pour sa part, soutient que le sujet a besoin d’une opposition pour réaliser sa
pleine conscience :
104 Honneth, A. (2000). La lutte pour la reconnaissance, p. 214 105 Fichte, J. G. (1969). Conférences sur la destination du savant (1794), trad. Jean-Louis Vieillard-Baron,
Paris : Vrin, 2° éd. corrigée 1980, 166 pages. 106 Fichte, J. G. (1984). Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, trad. A.
Renault, Paris : PUF, 418 pages. 107 Ibid., p. 46
32
« C’est pourquoi, en vertu de l’autonomie de l’objet, elle [la conscience de soi]
ne peut parvenir à la satisfaction que dès lors que celui-ci accomplit lui-même la
négation sur lui ; et il faut qu’il accomplisse cette négation de soi-même à même
soi, car il est en soi le négatif, et doit nécessairement être pour l’autre ce qu’il
est. 108»
Selon Honneth, l’œuvre de Sartre suppose pour sa part déjà que le sujet cherche à
compenser par des projets d’existence constamment renouvelés, son manque originel
d’objectivité et d’unité avec lui-même. Le passage à la sphère intersubjective se produit
quand Sartre essaie d’expliquer comment ce sujet, évoluant dans un état de conscience
préréflexive peut prendre conscience de lui-même. Bref, les références à cette notion
d’intersubjectivité ou de réciprocité furent, dans la modernité et encore aujourd’hui, un
élément central pour échapper au mode d’objectivation de l’autre.
Ainsi, dans cette totale abstraction, les individus deviennent déracinés, puis
n’obtiennent plus cette reconnaissance qui est, selon Honneth, un prérequis à la liberté
effective. Lorsqu’un individu ne dispose plus d’aucune reconnaissance, comment peut-il bien
réaliser ce qui provient de sa volonté propre ? Sans parvenir à délimiter cette volonté propre,
comment peut-il en venir à comprendre que les actions qu’il pose puissent être celles qui sont
propres à sa liberté ou à l’expression de son identité ?
De la même façon que le questionnement de soi éthique exige que nous
disposions d’un minimum de propriété privée, il nécessite également un arrière-
plan culturel, un horizon, riche en contrastes, de visions différentes de vies
bonnes et réussies. Faute de telles conceptions alternatives, ce processus
d’exploration de soi se verrait extrêmement limité, car l’individu serait privé des
impulsions intellectuelles nécessaires à l’invention d’objectifs de vie tout
autres109.
Bref, sans cette limitation réciproque110 que vient fournir la reconnaissance et
l’engagement envers autrui, la liberté individuelle devient alors une liberté qui porte à
s’individualiser et à s’isoler. L’individu libre ne devient plus qu’une simple coquille vide.
Alors que certains tentent tant bien que mal d’accéder à la liberté et même à la
108 Hegel, G.W.F. (1991). Phénoménologie de l’Esprit, trad. J.P. Lefebvre. Paris : Aubier, p. 148-149 109 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 122 110 « C’est pourquoi il faut, comme Fichte l’établit à juste titre, un « choc extérieur », qui permettra à l’individu
de se représenter pour la première fois sa propre activité autonome au moment même où il se rapporte à un
objet qui la limite ; mais un tel objet, qui désamorce la régression à l’infini, parce qu’il impose par lui-même au
sujet pour la première fois une représentation de sa propre liberté, ne peut être qu’un autre sujet, entrant avec le
premier dans un certain genre de communication. La forme particulière de cette « libre causalité réciproque »,
qui remplace ainsi l’opposition sujet/objet de la première tentative de déduction, Fichte la décrit provisoirement
à l’aide du concept d’ « appel » : le premier sujet se sent appelé par son vis-à-vis à déployer une activité
autonome, de sorte qu’il ne peut réagir à son tour, au moment de préparer sa propre réponse, qu’en s’assurant
simultanément de sa propre liberté. » (Honneth, A. (2013). Ce que social veut dire. I. Le déchirement du social,
p. 74)
33
reconnaissance, Honneth décrit comme une pathologie cette capacité qu’ont d’autres
individus à vouloir se détacher totalement du monde qui les entoure. Cependant, nous nous
retrouvons aujourd’hui victimes de ces moyens que nous avions nous-mêmes choisis, pour
nous protéger des contraintes provenant de cette vie en communauté. Malheureusement, nous
sommes ainsi parvenus à dépasser ce vivre-ensemble, fondé sur la réciprocité, pour revenir à
ce modèle d’un contre tous, où seul l’un prime sur la communauté.
2.2 De la perte de souveraineté
Un autre effet pervers de cette quête de liberté que soulève Honneth, est cette passion
pour les nouvelles technologies qu’entretient une bonne part d’entre nous. Alors que
l’avènement de tous ces nouveaux médiums avait pour but d’offrir de nouvelles alternatives
d’autoconfirmation, qui auraient peut-être pu dépasser cette limite précédemment soulevée
selon laquelle chacun peut se retirer du monde comme il l’entend, il semble encore une fois
que l’effet obtenu ne fut pas celui escompté :
Avec la révolution des technologies de communication, non seulement l’espace
dédié à l’organisation de la vie privée s’est bien sûr considérablement étendu tout
au long du siècle et demi écoulé, mais les possibilités de contrôle de cette liberté
par l’État se sont également sans cesse améliorées. […] Chaque opportunité plus
grande donnée à l’individu de déterminer ses objectifs de vie individuels à l’aide
des nouvelles techniques de communication, en se protégeant des interventions
de tiers, s’est vue immédiatement suivie d’une offensive correspondante du fait
des services de sécurité étatiques, visant, au motif de la prévention des risques, à
mettre à bas ce mur technologiquement édifié et à rendre cet espace accessible à
des contrôles étatiques potentiels111.
Tandis que notre tentative de nous munir de droits formels, afin de nous protéger contre
toute contrainte sociale a eu pour effet inverse de permettre à tout un chacun de se retirer de
notre vivre-ensemble démocratique, cette nouvelle tentative de nous réapproprier la
communication et l’engagement entre pairs, par le développement des nouvelles
technologies, porte avec elle deux nouvelles pathologies. D’une part, il est désormais possible
à qui le veut bien, d’accéder à toute l’information nécessaire sur quiconque en viendrait à se
montrer trop peu méfiant, puis d’autre part, il devient tout aussi possible à l’État, sous la
couverture de maints prétextes, de légitimer son intervention auprès des citoyens et d’accéder
à une multitude d’informations qui étaient auparavant de l’ordre de la vie privée.
Alors que pour la précédente pathologie, l’homme en venait lui-même, par son refus à
l’opposition et à la relation réciproque, à s’extraire de soi, ce sont désormais les interventions
des autres (contraintes qui devaient être à l’origine empêchées par les divers droits subjectifs,
111 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 122
34
négatifs) ou de l’État qui peuvent le désincarner et le priver d’une identité qui lui est propre.
La limite entre la réalité et la fiction se présente de façon (de) plus en plus poreuse, alors qu’à
peu près tous les citoyens de l’Occident, ont désormais accès à pratiquement n’importe quel
type d’information, sans pourtant détenir les ressources pour en valider les fondements :
Internet a entraîné l’apparition de pratiques culturelles de communication
virtuelle qui, pour l’essentiel, permettent, dans une bien plus grande mesure que
par le passé, d’explorer et d’expérimenter des objectifs de vie alternatifs tout en
étant entièrement protégé du regard d’autrui ; mais, dans le même temps, dans le
sillage de nouvelles modalités d’utilisation de ce genre, se multiplient les
possibilités d’utiliser les transferts d’informations anonymes confidentielles dans
le but de diffuser de la propagande anticonstitutionnelle ou à des fins
criminelles112.
Paradoxalement, cette quête de liberté réalisée dans ce monde de plus en plus virtuel,
prend progressivement la forme d’une prison dont les murs tendent à se refermer. Les
diverses formes de contrôle de l’État entrent en contradiction avec la quête originale de
liberté, défendue par les droits subjectifs. Désormais, l’homme ne se retrouve plus jamais
seul, puis de façon permanente, toujours à découvert. Ce nouveau vivre-ensemble virtuel,
aux frontières quasi illimitées, tend à se rapprocher de plus en plus de l’état de nature
hobbesien113 que l’homme d’Occident tentait de fuir en se soumettant à l’État.
Il devient intéressant de nous pencher sur le concept de souveraineté, alors que la
souveraineté de soi peut être interprétée ici comme la possibilité de s’autodéterminer, qui
s’exprime en quelque sorte dans ce désir d’un certain détachement ou d’une certaine
indépendance face au monde. Ici, par l’explosion de nouveaux médiums de plus en plus
complexes, l’individu se retrouve progressivement, par sa propre négligence, dépouillé de sa
souveraineté. Son être ou son soi, doit désormais faire explicitement face aux critiques ou
aux ragots de tous ceux qui ont accès aux divers canaux de communication internet. De plus,
cette souveraineté devient parallèlement soumise en offrande à un État aux besoins de
sécurité sans cesse grandissants. Le problème, c’est que les individus ont fait le choix affirmé
de remettre cette souveraineté à ce nouveau Léviathan114.
112 Ibid., p. 123 113 « Hobbes se basait sur une notion d’état de nature dont les traits étaient radicalement individualistes et
matérialistes : l’homme, mû par l’instinct d’auto-conservation, cherche à tout prix à se prémunir contre
l’agression éventuelle par plus fort que lui, et, comme l’avenir s’avère toujours imprévisible, il est tenté
d’accumuler toujours plus de pouvoir (de protections potentielles). D’où un état d’homo homini lupus, une
guerre de tous contre tous. » (Haarscher, G. (1993). Philosophie des droits de l’homme, p. 74-75) 114 « Dès lors, les individus se mettent à calculer : pour mieux garantir leur sécurité, il leur faut transférer leur
liberté de s’autogouverner à un tiers « artificiel » qu’ils vont instituer par une série de pactes sociaux conclus
entre eux ; chacun s’engage à se défaire de – à « aliéner » - sa liberté de s’autogouverner à condition, bien
entendu, que tous les autres en fassent autant, sans quoi le résultat escompté – la sécurité – ne serait pas atteint.
[…] Le « Léviathan » possède donc un pouvoir absolu, il ne doit respecter aucune « liberté » (au sens où on en
35
Par ce besoin de sécurité de plus en plus évident, sans cesse renforcé par l’extension
perpétuelle des droits subjectifs, les citoyens occidentaux en sont venus à s’abandonner aux
diverses instances de pouvoir, comme Hobbes l’avait suggéré dans Le Léviathan115. Ils font
ce choix afin de protéger une identité personnelle qu’il leur est de plus en plus difficile à
identifier, compte tenu du flou laissé par le croisement opéré entre tous ces droits et une
absence quasi totale d’obligations.
2.3 Le droit à la bêtise humaine
Une dernière pathologie propre à la liberté juridique, décrite par Honneth, découle
encore une fois accidentellement d’un objectif qui était à l’origine plutôt légitime. Alors que
les premiers droits évoqués, visant à assurer la protection formelle de l’individu contre toute
extériorité, tendaient à la réalisation d’un moi « privé », détenant le droit à
l’autodétermination, une nouvelle catégorie de droits, les droits politiques, vise davantage à
permettre aux individus de s’impliquer dans la société et de voir leur reconnaissance étendue,
par une participation sociale soutenue :
Mais les droits politiques semblent vouloir faire de nouveau en sorte que ces
mêmes sujets de droit ne restent pas en permanence dans cette sphère privée ainsi
circonscrite : ils leur donnent tout un ensemble de possibilités juridiques de
participer activement à la formation de la volonté démocratique, et d’influencer
ce faisant, dans le même temps, la législation politique ; et plus sera forte la
participation des individus à une telle pratique commune, plus ces individus
feront usage d’un type de liberté qui, dans sa dépendance constitutive aux autres
sujets, diffère entièrement de la liberté de se retirer dans la sphère privée116.
Ces droits politiques qui tendent à dépasser les simples droits libéraux individuels,
visent à légitimer l’expression du pluralisme axiologique dont l’Occident moderne est
porteur. Jusqu’ici, nous avons mis l’accent sur le fait que les droits subjectifs permettent à
l’individu de se retirer de la communauté. Désormais nous tâcherons d’illustrer la
problématique opposée, exprimée dans le fait d’avoir droit à son opinion, puis au droit de
l’exprimer, sans que celle-ci ne doive au préalable faire l’objet d’une quelconque évaluation
ou validation. Par cette ouverture au pluralisme, voire ce certain relativisme moral, et ce refus
de tout idéalisme, ayant pu découler des chocs de la Seconde Guerre mondiale 117, nous
parle dans la théorie des droits de l’homme), son seul devoir consiste à garantir la sécurité des sujets. »
(Haarscher, G. (1993). Philosophie des droits de l’homme, p.75) 115 Hobbes, T. (2009). Léviathan, trad. G. Mairet. Paris : Gallimard. 116 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 127 117 Nous faisons ici simplement référence aux nombreux chocs que pu laisser la Seconde guerre mondiale.
Hannah Arendt disait à ce sujet : « De la même façon que la terreur, même dans sa forme pré-totale, simplement
tyrannique, ruine toutes relations entre les hommes, de même l’auto-contrainte de la pensée idéologique ruine
toutes relations avec la réalité. La préparation est couronnée de succès lorsque les gens ont perdu tout contact
avec leurs semblables aussi bien qu’avec la réalité qui les entoure ; car en même temps que ces contacts les
36
rejetons désormais toute conception absolue des idées du bon, du beau ou de tout autre
concept qui pourrait s’élever au transcendantal. L’opinion de chacun doit être respectée et
considérée comme valable et admissible a priori :
Quelle que soit la raison de l’acte réalisé par mon vis-à-vis, quels que soient les
mobiles éthiques qui doivent également y jouer un rôle, je suis, en tant que
personne juridique, tenu de respecter ses décisions, tant qu’elles ne portent pas
atteinte aux principes du droit positif approuvés par nous tous118.
Certes, les actions ne doivent pas nuire à autrui, car nous demeurons tous formellement
protégés des possibles contraintes pouvant découler du monde extérieur. Cependant, par cette
ouverture à un certain relativisme moral, les droits formels dévoilent une boîte de pandore,
alors que le fait de reconnaître toute opinion personnelle, comme légitime a priori, autorise
bon nombre de dérives comme celles propres à la démocratie, que nous avons précédemment
évoquées.
Le concept de raison aura su, à travers les présomptions des Skinner ou Kohlberg, ou
à un autre niveau, par les horreurs commises par le IIIe Reich, nous démontrer les limites
d’une pensée idéalisée et les vices d’un savoir absolu, fini et excessivement rationnel.
Cependant, le pragmatisme américain a aussi su nous prévenir des limites découlant d’une
pensée magique, qui ne reposerait pas sur une discussion ouverte et informée entre individus,
mais plutôt sur de simples opinions. Nous savons aussi que la communauté de
communication idéale119, souhaitée par Habermas, est difficilement réalisable en pratique.
Habermas rejette simplement toute présomption à une quelconque idée finale. Il redoute
« que la fondation ultime réclamée par Apel n’aboutisse précisément à cela, c’est-à-dire à la
fondation d’une super-norme selon laquelle la justice en général doit exister. 120» D’autre
part, l’effort demandé à chacun des individus pour entretenir ses connaissances sur plus d’un
sujet devient de plus en plus insoutenable. Ainsi, le fait de maintenir ces droits ouverts en ce
hommes perdent à la fois la faculté d’expérimenter et celle de penser. Le sujet idéal du règne totalitaire n’est
ni le nazi convaincu, ni le communiste convaincu, mais l’homme pour qui la distinction entre fait et fiction (i.e.
la réalité de l’expérience) et la distinction entre le vrai et le faux (i.e. les normes de la pensée) n’existent plus. »
(Arendt, H. (1972). Le système totalitaire, Paris : Seuil, coll. « Politique », p. 224) 118 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 130 119 Cette communauté idéale devrait donc être constituée d’individus ayant un accès effectif aux discussions et
les capacités intellectuelles et cognitives pour y participer : « Cela veut dire : j’ai présupposé, en faisant
abstraction de la situation historique de la vie éthique concrète – de la même manière que lorsqu’il s’agissait
d’établir, par la voie pragmatico-transcendantale, la fondation ultime des normes fondamentales idéales - , que
tous les membres de la communauté réelle de communication (entendons par là l’humanité actuellement
existante) seraient en mesure et seraient principiellement prêts à le faire, de prendre part à l’institutionnalisation
et à l’exercice des discussions pratiques (à tous les niveaux). » (Otto-Apel, K. (1994). Éthique de la discussion,
Trad. Mark Hunyadi, Paris : Les Éditions du Cerf, p. 75) 120 Habermas, J. (1999). De l’éthique de la discussion, trad. M. Hunyadi. Paris : Flammarion, p. 167
37
qui a trait à l’implication citoyenne, permet d’envisager, encore là, une multitude de dérives.
C’est pour cette raison qu’Honneth voit en ce droit politique une nouvelle pathologie :
Il est permis de parler de « pathologie sociale » chaque fois qu’un certain nombre
de membres de la société, ou l’ensemble de ces membres, ne se montrent plus en
situation, en raison des évolutions sociales, de comprendre convenablement la
signification de ces pratiques et de ces normes. […] Il est ici question de déficits
de rationalité faisant que des convictions ou des pratiques de premier niveau ne
peuvent plus être acquises ou utilisées, de façon appropriée, par les intéressés, à
un niveau second121.
Honneth ne réfère pas ici aux individus qui intentionnellement pourraient chercher à
transmettre de fausses informations ou qui, par pure négligence ou par simple opportunisme,
tiendraient des propos invalidés. Il fait plutôt référence à cette difficulté qu’ont bon nombre
d’individus à suivre le courant de la vie commune. Compte tenu de l’inflation législative, ce
simple droit positif dont il est depuis le début question, ne cesse de se complexifier. Le simple
fait de comprendre les divers codes de loi occidentaux relève pratiquement de l’exploit. En
plus de cela, le flot d’informations qui provient de toutes parts devient simplement impossible
à suivre et encore plus compliqué à démystifier.
Alors que nous faisions référence aux divers risques de l’explosion des nouvelles
technologies, il ne faut pas non plus négliger cette corruption de l’information dont les médias
sociaux sont si fréquemment victimes. Nous n’avons qu’à penser à plusieurs pages facebook
satiriques comme JournaldeMourreal ou actualité.co, qui pondent de fausses nouvelles à la
limite entre le possible et le risible122.
Dans une perspective plus marquée et aux conséquences plus lourdes, nous pouvons
penser aux diffamations de plus en plus observables pendant les diverses campagnes
politiques ou, encore, à ces scandales hollywoodiens découlant de publications de photos ou
vidéos truqués, volés ou piratés. De plus, cette dispersion de photos ou d’informations
personnelles erronées se fait souvent par le commun des utilisateurs, alors que les pirates ne
font que rendre ces éléments accessibles, en les laissant se propager sur la toile. Ainsi, ces
pirates se retrouvent absolument dégagés de toute responsabilité, alors qu’il est souvent
même impossible de remonter jusqu’à la source123.
121 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 137 122 Plusieurs individus qui ne sont pas à l’affût du détail ou qui n’ont pas l’habitude de valider leurs sources
peuvent se méprendre à confondre ces fausses nouvelles à caractère humoristique de ces pages satiriques, avec
le véritable fil d’information comme Le Journal de Montréal et Actualité.ca. 123 Nous pouvons penser aux photos récemment publiées des Jessica Simpson, Justin Bieber ou même, en ce
qui a trait aux attaques politiques, à la campagne fédérale canadienne de 2015, pendant laquelle les
conservateurs ont créé plusieurs montages visant à ternir l’image du chef libéral, Justin Trudeau. Donal Trump,
pendant les primaires américaines de 2015, s’est aussi permis d’attaquer de façon gratuite plusieurs de ses
38
S’il s’avère difficile pour certains politologues ou spécialistes, enseignants et
chercheurs universitaires, de faire le ménage parmi ce vaste flot d’informations, imaginez
comment la tâche devient insurmontable pour certains individus aux aptitudes cognitives
moins bien développées ou simplement perdues avec le temps. En fait, est-il désormais
possible à quiconque, compte tenu du rythme effarant que la vie moderne impose, de pouvoir
aspirer à une compréhension exhaustive et approfondie des divers fils d’actualité. Cette
fâcheuse situation mène à deux problèmes principaux qui sont soulignés par Honneth : les
individus sont tellement focalisés sur les droits subjectifs qu’ils en viennent à perdre de vue
le potentiel moral qu’offre l’agir communicationnel ; ensuite, ils peinent à reconnaître qui ils
sont réellement et à dépasser ce Moi strictement juridique. Honneth rappelle ici cette critique
qui était déjà présente chez Hegel :
Si quelqu’un n’a aucun autre intérêt que son droit formel, alors celui-ci peut
n’être que pur égoïsme, comme cela arrive souvent à un cœur et à un esprit
borné ; car l’homme inculte est celui qui se raidit le plus dans son droit, tandis
que l’esprit grandiose aperçoit les autres côtés que la Chose possède aussi. Le
droit abstrait est donc d’abord pure possibilité et, en ce sens, il est quelque chose
de formel, d’opposé à la complétude des rapports. C’est pourquoi la
détermination sincère donne une autorisation, mais il n’est pas absolument
nécessaire que je persévère dans mon droit parce qu’il n’est qu’un aspect de
l’ensemble des rapports124.
De cette façon, les individus se replient et évoluent sans cesse dans ce modèle d’un
contre tous. Selon Honneth, cette vision nous détache totalement du monde vécu, pour laisser
les individus évoluer tels des coquilles vides :
Alors qu’ils étaient auparavant accoutumés à s’entendre les uns les autres en
ayant recours à des valeurs, normes et coutumes partagées, ils se montrent
désormais toujours plus en mesure, dans leurs rapports avec leurs partenaires de
l’interaction, d’adopter un positionnement stratégique destiné à défendre avec
succès, à l’aide du droit, leurs intérêts menacés. […] La subsomption des
processus du monde de la vie au médium du droit contraint les intéressés à faire
abstraction de leurs expériences concrètes, et à ne reconnaître leurs besoins que
dans la mesure où ils s’accordent à un schéma d’intérêts généralement spécifiés,
fragilisant ainsi dans l’ensemble la vie communicationnelle125.
Ainsi, les individus ne savent plus qui ils sont, mais ils deviennent qui ils peuvent être.
Ils entrent pratiquement dans un modèle de survie, puis la simple idée de s’impliquer
opposants républicains, mais aussi la principale candidate démocrate, Hilary Clinton, en faisant allusion à ses
activités sexuelles. 124 Hegel, G.W.F. (2003). Principes de la philosophie du droit, Trad. J.F. Kervégan, Paris : PUF, p. 147 125 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 141-142
39
démocratiquement devient en quelque sorte un fardeau et demande un engagement que de
plus de en plus d’individus se refusent à concrétiser126. En plus de cela, ils ne parviennent
plus à partager et échanger en toute réciprocité. À partir de ce modèle défensif, la société
occidentale leur demande donc de s’impliquer socialement, en accordant la même valeur à
leurs opinions qu’à celle d’individus spécialistes sur maintes questions devenues toujours
plus complexes.
Comment, alors qu’ils se retrouvent dans un mode d’isolement, leur serait-il possible
de se positionner sur des questions éthiques et morales qui peuvent avoir une incidence sur
l’ensemble de leur communauté ? Comment peut-on demander à ces individus de participer
aux processus démocratiques, alors que leur identité se trouve diluée, d’une part par ce droit
à l’isolement, puis d’autre part par cette tentative de les ramener au collectif, en venant les
inclure dans ces nouveaux réseaux sociaux où toutes les opinions s’expriment et où de
multiples désinformations sont accessibles ? Deux résultats sont possibles: soit ils en
viendront à s’impliquer de façon superficielle, en ne validant pas nécessairement ou en
n’ayant pas la possibilité de valider les sources de leurs propos ; soit il préfèreront la chaleur
du foyer, pour s’y terrer et visionner quelques autres « bonnes émissions » à la « Anything »
Idol.
Isolés d’une part, en tant qu’êtres, puis d’autre part désinformés par un accès facile à
une information populaire souvent non validée, ces individus peinent à s’impliquer
socialement. Cet inconfort dû à une évidente maladresse face aux questions de société les
plus complexes, que plusieurs d’entre eux ressentent assurément, a ensuite pour effet de les
mener à davantage d’isolement, afin qu’ils puissent se prévaloir de leur droit à la solitude.
Rejeté et forcé à être libre parmi ses pairs, l’homme moderne trouve son réconfort dans cette
liberté qu’il possède, de se faire lui-même prisonnier.
126 Si nous prenons par exemple les statistiques d’Élections Canada, pour 2011, nous voyons que le taux de
participation des 18-24 ans et des 25-34 ans se situait à 50%. Chez les 35-44 ans, le taux se situait à peine au
dessus de la moyenne nationale, qui est de 59%. Cependant, chez les 45-54 ans, le taux se retrouvait à 70% et,
encore mieux, à 82% chez les 65-74 ans. Il est donc possible d’observer une baisse d’intérêt chez les générations
les plus jeunes, qui furent moins portées vers l’engagement et la responsabilité politique. Avec une participation
moyenne de 59%, nous pouvons nous questionner sur la légitimité d’une démocratie dont la moitié du peuple
choisit de s’exclure. (Statistique Canada, Facteurs associés à la participation électorale,
www.statcan.gc.ca/pub/75-001-x/2012001/article311629-fra.htm/a1 [visité le 20 août 2015])
Pour la France, « 93% des Français en âge de voter et résidant en métropole sont inscrits sur les listes électorales.
Malgré la procédure d’inscription d’office des jeunes de 18 ans, les hommes jeunes sont moins souvent inscrits.
Les moins diplômés et les Français nés à l’étranger s’inscrivent également moins sur les listes électorales.
Concernant la participation, 13% des électeurs n’ont pas voté à l’élection présidentielle. Ce taux atteint 19%
pour les jeunes de moins de 25 ans qui sont déjà moins nombreux à être inscrits sur les listes. » (Vie Publique,
Élections : la participation électorale en 2012, http://www.vie-publique.fr/actualite/alaune/elections-
participation-electorale-2012.html [visité le 20 août 2015]) Ici encore, nous pouvons constater que les moins
de 25 ans, qui n’apparaissent pas en grand nombre sur les listes, présentent un taux de participation encore plus
faible que les classes d’âge supérieures.
40
En l’absence de reconnaissance, l’homme ne parvient simplement plus à se délimiter
et à saisir l’étendue de sa libre action. Seul avec lui-même, il se vautre dans sa personne
juridique et ne parvient plus à la véritable liberté. Un auteur comme Fichte, par exemple,
propose comme solution l’idée selon laquelle la véritable liberté ne peut que se réaliser dans
la moralité. Chez Fichte, la liberté, pour devenir réelle, doit dépasser les limites du juridique
et s’incarner dans une reconnaissance réciproque. Il l’exprime d’ailleurs de façon
remarquable dans ses Conférences sur la destination du savant :
Seul est libre celui qui veut rendre libre tout ce qui l’entoure, et le rend libre en
fait par une certaine influence dont on n’a pas toujours remarqué l’origine. Sous
son regard, nous respirons plus librement ; nous ne sentons rien qui nous limite,
nous entrave ou nous opprime ; nous sentons un plaisir inhabituel à être et à faire
tout ce que le respect de nous-mêmes ne nous interdit pas127.
Par cette affirmation, Fichte rappelle que la simple liberté juridique demeure
absolument formelle. Les individus, afin de véritablement accéder à la liberté, doivent selon
l’auteur, passer par ce stade de reconnaissance réciproque et s’accorder une équitable dignité.
Honneth, pour sa part, a lui aussi longuement travaillé sur cette réciprocité, dans ses travaux
portant sur la reconnaissance. Cependant, il s’empresse de rappeler que cette liberté morale
est elle aussi porteuse de nombreuses pathologies. Certes, elle semble représenter un fort
progrès par rapport à la liberté juridique, qui elle, est strictement abstraite, mais elle comporte
tout de même certains risques, qu’Honneth tente aussi de mettre en lumière.
127 Fichte, J. G. (1969). Conférences sur la destination du savant (1794), trad. Jean-Louis Vieillard-Baron, 2°
éd. corrigée 1980, Paris : Vrin, p. 52
41
Chapitre 3 Pathologies de la liberté morale
3.1 Sur l’individualisme moral
Dans son livre Les pathologies de la liberté, Honneth tente de mettre en évidence la
présence de limites propres à notre conception de la liberté morale. La conception morale à
laquelle l’auteur réfère est cette « psychologisation » ou cette « rationalisation » croissante
de la vie intellectuelle et spirituelle. Dans une telle approche, l’individu parvient à se doter
d’un code, de maximes ou d’une grille d’analyse de ses propres comportements au regard
des valeurs, maximes ou principes qui lui semblent être les plus légitimes.
La vision qu’il propose et qui sert depuis longtemps de référant à bien des débats
philosophiques, est essentiellement celle d’Emmanuel Kant, qu’il met parfois en dialogue
avec celle de Jürgen Habermas et celle de Christine Korsgaard. Nous faisons ici référence au
« principe formel d’universalisation de l’impératif catégorique, au moyen duquel, d’après
Kant, l’individu doit tester toutes les maximes d’action pour savoir si elles peuvent être
élevées au rang de loi, doit être transformé en un principe régulateur de formation de
consensus quant à l’universabilisation.128 »
Ainsi, chez Kant, une maxime qu’un individu ne pourrait vouloir être universelle, serait
à rejeter. Pour y parvenir, la loi morale doit valoir non seulement pour des hommes, mais
pour tous, avec une absolue nécessité. De cette façon, Kant propose des impératifs (devoirs)
hypothétiques et catégoriques. Les impératifs hypothétiques font figure de moyens,
permettant d’arriver à une autre fin, tandis que les impératifs catégoriques, sont ceux qui se
retrouvent nécessaires pour eux-mêmes, sans rapport à une autre fin. Ces derniers sont donc
chez Kant des impératifs de moralité. Ils se rapprochent de règles, lois ou commandements.
L’impératif catégorique en amont de toute autre considération morale sera donc, chez Kant :
« Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle
devienne une loi universelle. 129» Puis à partir de cela, il sera possible d’extraire un impératif
pratique : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans la personne de tout
autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. 130»
Chez Kant, toute action doit tendre vers la reconnaissance de l’humanité, puis tendre vers
cette universalité rationnellement admise. C’est cette exigence rationnelle qui admet la
nécessité du devoir et qui permet d’exprimer la dignité de la personne agissant comme son
propre législateur.
128 Otto-Apel, K. (1994). Éthique de la discussion, p. 70 129 Kant, E. (1963). Fondements de la métaphysique des mœurs, 1ere et 2e sections, trad. J. Costilhes. Paris :
Hatier, p. 34 130 Ibid., p. 40
42
L’autonomie morale proposée par Kant, ne détient toutefois aucun caractère
contraignant, ce qui, selon Honneth, laisse ce principe d’autonomie morale sombrer dans un
certain formalisme. Un individu qui pourrait concevoir une situation comme étant
convenable, malgré le caractère discutable de cette dernière, pourrait alors juger celle-ci
souhaitable pour ses pairs, sans considérer la réception que ces derniers pourraient faire d’une
telle situation. Comme la liberté juridique précédemment critiquée, la liberté morale permet
à l’individu de se retirer de sa communauté, pour ensuite s’enfermer dans une coquille
d’idéaux moraux autoréférentiels :
Comme dans l’institutionnalisation de la liberté juridique, certaines pratiques de
reconnaissance mutuelle accompagnent l’institutionnalisation de l’autonomie
morale. En effet, les sujets s’attribuent les uns les autres un type particulier de
statut normatif, attendant de lui une forme spécifique de rapport à soi individuel.
À l’instar exactement de l’autonomie privée garantie dans le système juridique
moderne, le principe d’autonomie morale, qui est également organisé comme un
système d’action, permet seulement la liberté : il ne la réalise pas
institutionnellement. En effet, ici aussi, les individus ne se voient donner que
l’opportunité certes non garantie par l’État, mais accordée par la culture, de se
retirer des obligations intersubjectives afin de se relier ensuite, à la lumière d’une
perspective morale spécifique, à un monde de la vie auparavant vécu comme un
monde divisé131.
Comme ce fut le cas pour notre section précédente de l’analyse des pathologies de la
liberté, la liberté morale permet donc ce même retrait de l’individu, face à ses obligations
intersubjectives. Que ce ne soit par le pouvoir de son identité juridique ou par sa supposée
autonomie morale, l’individu a le droit non seulement à sa liberté individuelle, mais aussi à
son égocentrisme et à son isolement moral et affectif. Cette forme d’individuation représente,
selon Honneth, l’un des aspects les plus problématiques de nos conceptions actuelles de la
liberté :
L’idée selon laquelle nous disposons de la liberté morale de nous retirer des
exigences sociales déraisonnables et des attentes en terme de rôles sociaux après
avoir examiné leur universabilité potentielle est devenue un modèle culturel
d’orientation qui a profondément imprégné le monde de la vie social [sic] à
travers les œuvres littéraires et les discours politiques132.
Le clivage pourtant créé par Kant, fut assez important et permit pendant quelques
siècles d’envisager la notion de liberté morale comme étant la conception la plus efficace de
rendre la liberté effective. Chez Kant, l’idée de ne pas être déterminé par les impulsions
naturelles, mais de plutôt parvenir à l’autonomie par la raison, venait s’ajouter au fait que
131 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 151 132 Ibid., p. 156
43
cette raison devait potentiellement pouvoir obtenir une approbation universelle, afin de
représenter les deux conditions préexistantes à cette autonomie morale :
En combinant ces deux postulats, Kant parvient à une conclusion à la fois radicale
et de grande portée : nous ne sommes libres que tant que nous orientons notre
agir en fonction de la loi morale. Tout sujet qui n’examine pas ses propres actes,
et ne se demande pas s’ils pourraient rencontrer l’approbation de tous les autres,
ou pourraient justement constituer une « loi universelle », n’agit pas librement.
Ce sujet se laisse en effet diriger par des motifs qui ne sont pas rationnellement
examinés par lui, et se laisse donc influer par la loi naturelle (naturgesetzlich)133.
Par cette explication qu’Honneth apporte, sur les origines ou les pré-conditions propres
à cette conception de l’autonomie morale, il nous semble évident d’y voir un paradoxe avec
cette possibilité de s’individualiser, que la liberté morale offre désormais aux individus.
D’une part, l’individu aspire à se libérer et à atteindre une certaine subjectivité, alors que
d’autre part, il se doit, selon Kant, de conserver un souci constant de la réception qui pourrait
être adressée, par autrui, aux actions qu’il réalise. Cette possibilité de toujours remettre en
question ce qui est exigé de soi par ses pairs, que possède désormais l’individu, entre donc
en opposition avec cette nécessité morale de tendre vers l’universalisation de nos impératifs :
Kant lui-même affirme de façon très claire et convaincante que l’exercice de cette
liberté morale ne peut en rien être lié à des préconditions de type social ou
psychologique. Parce que le fait d’en appeler au principe d’universalisation ou,
comme il le dit lui-même, à l’« impératif catégorique », est quelque chose qui
intervient, dans nos réflexions morales-pratiques, avec une certaine nécessité
« transcendantale », le sujet n’a pas à disposer de certaines vertus intellectuelles,
ni d’un pouvoir social quelconque, pour adopter un tel positionnement critique.
Tout individu, quelle que soit sa position sociale, quelles que soient ses capacités
intellectuelles, a toujours la liberté de mettre en question la légitimité de ce qui
est exigé de lui134.
Désormais, il est possible de rejeter toute position morale proposée par un « autre »,
par le simple fait de ne pas reconnaître son universalité. Cette perspective a eu pour effet
d’universaliser principalement le concept de dignité, selon lequel chacun des individus a droit
à la reconnaissance de ses positions ou convictions morales, mais détient aussi une légitimité
critique face aux positions qui peuvent diverger de la sienne. Ainsi, les positions de chacun
peuvent s’équivaloir, mais il en va aussi de même des critiques qu’ils peuvent porter envers
les positions des autres individus :
Il est en effet désormais possible de se concevoir comme des sujets dont les
convictions morales ne peuvent tout simplement pas être ignorées, au moins pour
133 Ibid., p. 153-154 134 Ibid., p. 155
44
ce qui est de l’organisation des relations sociales. L’idée universaliste de
« dignité », entre-temps devenue une composante indispensable de la
compréhension normative que se font d’elles-mêmes les sociétés libérales-
démocratiques, vient confirmer cette importance de l’autonomie morale en
accordant à tous les individus la capacité et le droit de s’imposer à eux-mêmes
les critères régissant leur agir135.
Cette problématique ou pathologie, soulevée par Honneth, nous ramène pratiquement
au même niveau que celui atteint en illustrant la dernière pathologie de la personne juridique.
Selon celle-ci, chacun des points de vue, aussi déformé qu’il puisse avoir été par une
information insuffisante, devrait s’avérer légitime et équivalent à chacune des autres
perspectives. Ainsi, nous réalisons très bien que toute forme de liberté qui ne parvient pas à
mettre en place des conditions positives, en demeurant simplement dans la non-limitation ou
la non-contrainte, ne peut accéder à l’effectivité.
Sous une perspective plus contemporaine, Honneth réfère aussi à la conception
qu’entretient Christine Korsgaard136, de l’autonomie morale. Selon elle, l’autonomie morale
appelle bien plus qu’à la seule intention de rendre universellement acceptable ses impératifs
personnels. Son interprétation tend plutôt à redéfinir l’identité ultime et profonde de
l’individu. Cette identité propre au sujet devient en fait l’identité pratique de celui-ci. C’est
par ces limites qu’il s’impose, qu’il tend à lui-même se donner une règle de concrétisation
pratique et de relation effective au monde. L’être doit incarner cet être idéal qu’il se propose
à lui-même. Cependant, comme le soulève à nouveau Honneth, cette conception demeure
tout aussi formelle et permet toujours à l’individu, si l’être au monde qu’il lui convient de
nous présenter, en est un qui préfère s’isoler, de le faire.
Korsgaard semble prendre pour acquis que la capacité à l’auto-jugement des individus,
saurait les mener à une réflexion profonde sur leurs engagements moraux. Cependant, une
telle spéculation s’avère à la fois optimiste et simpliste, alors qu’elle semble exclure tout
amoralisme. Pourtant, cette réalité qu’elle rejette a été empiriquement démontrée comme
possible et même probable. Toute identité pathologique (selon les jugements aprioriques de
la psychologie contemporaine), si elle convient à l’individu qui la projette, aura sa place dans
notre monde et se détachera totalement de la vision suggérée par Korsgaard.
Cette observation pousse donc Honneth à regarder du côté d’Habermas et de sa
« conscience morale postconventionnelle »137 afin de voir si une conception plus engagée de
135 Ibid., p. 157 136 Christine Korsgaard (1952-) est une philosophe kantienne. Elle s’intéresse principalement aux questions de
morales, de métaphysique et de philosophie de l’esprit. Elle a notamment publié: Self-Constitution (2009), The
Sources of Normativity (1996) et Creating the Kingdom of Ends (1996). 137 La morale postconventionnelle est en fait un stade de morale qui serait censé permettre à l’individu de
s’élever au-dessus du domaine juridique, proposant une forme d’utilitarisme pour le plus grand bien du plus
45
la liberté morale pouvait s’y trouver. Comme « l’autonomie morale, et donc la capacité de
relier son agir à des principes moraux que l’on s’impose à soi-même, est plutôt comprise par
Habermas comme le stade final d’un processus de formation que doivent aujourd’hui suivre,
avec une certaine inévitabilité, tous les sujets compétents 138», il semble y avoir quelque
chose de l’ordre d’une obligation pratique qui soit mieux représentée.
Habermas, suivant ici le travail de Lawrence Kohlberg dans le cheminement du
jugement moral, identifie quatre stades par lesquels l’individu doit procéder. Le premier, qui
est le stade du petit enfant, répond plutôt aux obligations afin de ne pas déplaire, sans
véritablement détenir une quelconque conscience morale. Ensuite, au second stade,
l’adolescent parvient à différencier les normes générales des normes singulières et ainsi
analyse certains conflits de valeur, pour réaliser que ce ne sont pas toutes les problématiques
qui peuvent être aisément résolues. Au troisième stade de développement moral, se crée une
certaine compréhension. Les individus se retrouvent en relations avec des individus, desquels
ils peuvent désormais attendre une conception morale qui soit similaire. Une certaine forme
de réciprocité s’installe, alors que l’individu conçoit ses conflits comme se réalisant dans une
arène ou dans un cadre commun. Ce cadre sera, chez Habermas, inévitablement
communicationnel, puis mènera l’individu au quatrième et dernier stade de la compréhension
morale :
Habermas suppose ainsi, comme phase dernière du développement moral, une
prise de conscience des sujets. Ceux-ci réalisent qu’il leur faut, en cas de conflit,
suivre des normes morales au sujet desquelles toutes les parties concernées sont
parvenues à un accord à travers une procédure discursive, libre de toute
contrainte, et qui se montre ouverte à la possibilité d’une réinterprétation et d’une
« fluidification » (Verflüssigung) des besoins personnels139.
Cependant, cette démarche, quoique présentant une approche rationnelle, justifiable et
bien structurée, souffre toujours selon Honneth du même déficit. Le présupposé qu’un
individu désire se joindre au groupe communicationnel est impératif à la réalisation de cette
conscience de l’intersubjectivité, demeurant à nouveau simplement formelle et n’empêchant
toujours aucun individu de se retirer de cette communauté et de se diriger vers l’isolement.
Pour Honneth, les deux approches, de Korsgaard et Habermas souffrent de la même limite :
Ce qui importe surtout, c’est que les deux notions se fondent sur l’idée kantienne
voulant que, lorsque surviennent des conflits, nous nous défaisons de toutes les
grand nombre. Certaines valeurs étant absolues, celles-ci devraient avoir préséance même sur les lois en
vigueur. Les individus qui atteignent ce niveau de moralité, devraient détenir la capacité de choisir de façon
éclairée ce qui doit être favorisé entre la loi ou toute autre perspective morale. Cette approche est propre à
l’Aufklärung philosophique et fut explicitement théorisée par Lawrence Kohlberg. 138 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 161 139 Habermas, J. (1985). Après Marx, Paris : Fayard, p. 80
46
obligations et de tous les attachements existants afin de déterminer notre agir à
nouveaux frais, à la lumière de réflexions universalisables. Ce qui fait en
définitive, pour la société moderne, la valeur de cette liberté, c’est bien cette
manière de coupler détachement radical et unanimité générale, prise de distance
par rapport à tout le donné et dans le même temps accord universaliste : nous
devons, dès que nous nous retrouvons en conflit avec d’autres, être à tout moment
en mesure de nous extraire, fictivement ou réellement, seul ou collectivement, du
« flux » de nos éthicités relevant du monde de la vie, sans perdre pour autant
l’assentiment de la communauté de tous les humains140.
Et c’est justement ce paradoxe qu’Honneth cherche à dépasser. Il se refuse d’accepter
un point de vue qui prétend pouvoir se détacher du réalisme du monde vécu, en proposant
des maximes rationnellement universalisables, qui sauraient valoir pour l’ensemble des
conflits d’un même type. Pour Honneth, cette possibilité qu’a l’individu de se recroqueviller,
le laisse seul face à une liberté vide et trop abstraite, alors qu’il s’agit désormais d’une liberté
simplement indéterminée. Aucune reconnaissance et aucune réciprocité ne semblent donc
envisagées.
Ainsi, la pathologie de départ demeure indépassée, alors que l’universelle acceptation
de ce possible accès au point de vue moral ou rationnel, fait miroiter chez l’ensemble des
individus l’idée selon laquelle la plupart des positions peuvent atteindre une certaine
équivalence. De cette façon, chacun croit que ses propos ont une valeur qui peut aspirer à
l’universalité et chacun suppose aussi que l’ensemble de ses pairs sont dotés des qualités et
compétences requises pour comprendre et formuler des positions qui doivent être
rationnelles :
L’idée culturelle d’« autonomie morale » génère, dans la mesure où elle
rencontre une acceptation sociale, et crée des dispositions à l’action stables, un
type d’interactions sociales dans le cadre duquel les sujets supposent que leurs
partenaires dans l’interaction sont disposés à parvenir à des jugements rationnels,
sont en mesure de la faire, et s’accordent de ce fait les uns les autres la possibilité
d’adopter un positionnement moral. En cas de conflit, chacun fait confiance à
l’autre pour que soient émis des jugements sur la base de raisons généralement
justifiables et universalisables, de sorte que les convictions morales d’autrui
doivent être autant respectées que les convictions que l’on entretient soi-
même141.
Cette croyance à l’équivalence des positions et à la compétence inhérente aux individus
est même présente chez Habermas, alors qu’il s’agit là d’une des sévères limites de son
approche communicationnelle. Dans la communauté de communication idéale d’Habermas,
l’ensemble des individus ont le potentiel d’être intégrés de façon équivalente dans les divers
140 Honneth, A. (2015), Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 163-164 141 Ibid., p. 166-167
47
processus discursifs et sont a priori compétents, pour offrir des interventions qui sont
pertinentes aux discussions. Cependant, comme nous l’avons déjà soulevé, bon nombre
d’entre eux ressentiront eux-mêmes la limite de leur compétence et préfèreront se retirer, non
pas par choix explicite, mais par un inconfort ou un sentiment de musellement, ressenti à
même certaines communautés de discussion.
Certes, il ne faut pas ici généraliser et affirmer que tous les individus en viennent à
s’isoler et se détacher de cette autolimitation du Moi, qui a pour effet de délimiter les
conditions effectives de la liberté, mais Honneth, par cette critique réalisée dans Les
pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel et dans Le
droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, parvient assurément à en démontrer
le risque et la possibilité réelle. C’est d’ailleurs ce positionnement abstrait du point de vue
moral, détaché de tout contexte empirique, qui représente l’essentiel de la seconde critique
qu’il fait de notre conception de la liberté morale.
3.2 Du point de vue moral pathologique
Cette capacité de l’être à l’autodétermination morale, est aussi porteuse d’une autre
forme de pathologie. De plus, cette seconde pathologie, soulevée par Honneth, découle
directement de la première identifiée précédemment. Comme l’homme, par la liberté morale,
a pu accéder à l’autonomie morale, il lui est possible de se détacher du monde des relations
et de se créer une morale propre à lui-même, mais qui a aussi le défaut de pouvoir devenir
autoréférentielle. Par le fait même, cette morale autoréférentielle et non réciproquement
validée, peut tendre à se renforcer de façon circulaire, dégagée de toute évaluation réflexive
et du choc de la discussion.
En référence à cela, Honneth suggère que la liberté morale permet à l’individu, qui en
vient à sombrer dans l’autojustification, d’accéder à ce qu’il a lui-même pu considérer
comme un niveau supérieur de moralité. Sans sombrer dans les divers parallèles que nous
pourrions faire ici avec les divers stades moraux, tels que schématisés par Lawrence
Kohlberg, nous voyons très bien poindre cette critique connue que l’on adresse généralement
au concept du point de vue moral.
Chez Lawrence Kohlberg, les individus peuvent cheminer par six (6) stades moraux,
dont celui du sommet, qui s’avère être un stade que lui-même avoue aujourd’hui n’avoir
jamais rencontré de façon empirique chez aucun individu. La progression dans l’univers des
stades qu’il propose se ferait de façon verticale. Selon Kohlberg, c’est en tentant d’accéder
au stade supérieur, que l’individu atteint la plus grande objectivité. Cette vision hiérarchisée
du développement moral de l’individu fut cependant fréquemment critiquée, alors que des
48
auteures comme Carol Gilligan142 ou Nel Noddings143, purent soulever d’évidentes limites à
une telle approche organisée par stades ou par niveaux :
Collègue de Kohlberg, Gilligan (1982, p. 18) fut gênée par la découverte
(impliquée par ses travaux) que les filles se situaient généralement à des stades
de développement moral inférieurs à ceux des garçons. Cette découverte l’amena
à examiner si le travail de Kohlberg ne contenait pas un biais de genre. Elle
comprit que, de manière générale, les hommes et les femmes ne suivent pas la
même voie dans le développement moral, qu’il existe du point de vue moral, une
« voix différente » de celle identifiée par Kohlberg comme la voix définitive du
jugement moral adulte. Après l’avoir pleinement élaborée, Gilligan décrivit cette
« voix différente » comme l’expression d’une éthique du care, différente de
l’éthique de la justice placée au sommet de la hiérarchie morale144.
De cette façon, la théorie du genre est venue discréditer cette approche du point de vue
moral rationnel fort présent au XXe siècle. Cependant, déjà chez Hegel, cette critique du
point de vue moral était présente. Sa référence à « l’aveuglement au contexte » soulevait
justement l’idée selon laquelle l’individu qui cherche à atteindre l’impératif catégorique par
la raison, tend à se détacher des accidents contextuels qui pourraient influencer son jugement.
Se doter d’impératifs a pour effet de soumettre toutes les situations, aussi diverses puissent-
elles être, à une seule et unique grille de lecture :
Mais la question préalable de savoir ce qui doit valoir à chaque fois comme
conflit moral, comme exigence pratique renvoie indirectement au point que
Hegel a certainement en vue dans sa critique : aussi longtemps que l’on fait
abstraction de ce que nous nous mouvons dans un environnement social au sein
duquel des conceptions et des points de vue moraux sont déjà institutionnalisés,
la mise en œuvre de l’impératif catégorique demeure dans une certaine mesure
vide et vain. Si, au contraire, nous acceptons la circonstance en vertu de laquelle
l’environnement social nous fournit toujours déjà les différents points de vue de
la délibération morale, alors c’est l’impératif catégorique qui perd sa fonction
fondatrice145.
142 Carol Gilligan (1936-) philosophe et psychologue féministe, fut la pionnière en ce qui a trait au
développement de l’éthique du « care » : Une voix différente (1982). Son travail se fit principalement en
réaction aux écrits de Kohlberg et est encore aujourd’hui très présent dans plusieurs débats sur la position des
femmes en société. 143 Nel Noddings (1929-). Combinant approches analytiques et continentales, ses travaux portent
principalement sur l’éthique et sur l’éducation. Elle a publié bon nombre d’ouvrages qui croisent les intérêts
du « care » et de l’éducation. 144 Tronto, J.-C. (2006). « Au-delà d’une différence de genre. Vers une théorie du Care », dans : Paperman, P.
et S. Laugier (Dir.), Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris : Éditions de l’école des hautes
études en sciences sociales, p. 27-28 145 Honneth, A. (2008). Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel,
p. 74
49
Cette prétention à l’atteinte d’une rationalité objective, présente dans cette perspective
du point de vue moral, est selon Honneth intenable. Une telle approche en viendrait à réduire
l’ensemble des relations d’échanges à de simples adéquations, qui feraient totalement
abstraction des diverses significations du monde vécu. Certes, nous pourrions envisager,
voire accepter qu’à travers l’histoire et les nombreux événements rencontrés, l’humanité a
pu se construire une certaine base de fondements pragmatiques. Ceux-ci seraient globalement
considérés comme légitimes, en attente d’une justification qui viendrait les dépasser. En fait,
Hegel acceptait lui-même cette idée avec son concept de raison dans l’histoire146. Par contre,
il demeure tout de même impossible de plaquer certains impératifs moraux sur l’ensemble
des situations vécues, en croyant que ces impératifs puissent universellement se rendre
applicables. Il semble dans ce cas nécessaire, pour éviter de tendre vers l’idéologie, de limiter
la visée universelle de ces impératifs aux simples questions procédurales.
Afin d’atteindre ce certain point de vue moral, en admettant ici qu’il puisse être atteint,
l’individu devra dépasser le niveau des simples penchants et des simples intérêts personnels,
afin de s’objectiver et développer des positions détachées de toute subjectivité. Cependant,
cette position serait, selon Honneth, un leurre, alors qu’elle demeure simplement
inatteignable et, de plus, rend les interactions simplement dysfonctionnelles :
En cas de conflits intersubjectifs non régulés juridiquement, il est ici attendu de
l’individu qu’il se montre capable de se détacher de toutes ses obligations de rôles
et de tous ses attachements normatifs jusqu’alors existants afin de prendre ses
décisions à l’aune d’un principe d’assentiment universel. Mais en y regardant de
plus près, nous verrons que ces attentes comportementales réciproques
contiennent un type d’illusion nécessaire : il est en effet supposé que le sujet
moral, en mettant progressivement entre parenthèses ses attachements déjà
existants, atteint un stade où ses principes potentiels peuvent rencontrer de façon
sûre et certaine, d’une certaine manière en toute neutralité, un assentiment
universel147.
Quelque peu avant ce passage, Honneth fait même référence à cette nécessité qu’a
l’individu, afin de pouvoir s’introduire au point de vue moral, d’avoir « appris à titre
individuel à adopter la perspective de ceux qui pourraient être affectés par ses actes. 148» Il
146 Selon l’interprétation la plus commune de l’œuvre d’Hegel, l’histoire suivrait un développement dans lequel
serait sous-jacent un principe de raison qui saurait organiser l’ensemble des événements se réalisant dans notre
espace-temps. « De surcroît, l’histoire du monde n’est pas le tribunal de la puissance de l’esprit, c’est-à-dire la
nécessité abstraite et dépourvue de raison d’un destin aveugle ; au contraire, parce que l’esprit est en soi et pour
soi Raison, et parce que l’être-pour-soi de celle-ci est, en l’esprit, savoir, elle est le développement , nécessaire
de par le seul concept de la liberté de l’esprit, des moments de la Raison et, en cela, de la conscience de soi et
de sa liberté : elle est explicitation et la réalisation de l’Esprit universel. » (Hegel, G.W.F. (2003) Principes de
la philosophie du droit, p. 431) 147 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 169 148 Ibid., p. 169
50
s’agît là en fait d’une condition d’accès à la liberté, déjà posée par John Stuart Mill149 dans
son texte De la liberté150. Dans cet ouvrage historiquement marquant, en ce qui a trait à la
question de la liberté, Mill fait entre autres référence au concept de bienveillance
désintéressée, qui s’avère central pour le développement de son utilitarisme151. Cette vision
utilitariste, que nous pouvons aussi considérer conséquentialiste, tend à prendre en
considération l’ensemble des impacts qui se produiront sur la somme des individus visés par
nos actions. Ainsi, la liberté se voit médiatisée non pas par la simple présence formelle d’un
« autre », mais par une tentative réelle d’anticiper les conséquences propres aux actions qu’un
individu peut poser, sur l’ensemble de ses pairs :
Beaucoup refuseront d’admettre la distinction établie ici entre la partie de la vie
qui ne concerne que l’individu et celle qui concerne les autres. Comment,
demandera-t-on, une partie quelconque de la conduite d’un membre de la société
peut-elle rester indifférente aux autres ? Personne n’est entièrement isolé : il est
impossible à un homme de se nuire considérablement et durablement sans que le
dommage ne se répercute au moins sur ses proches, et souvent un cercle bien plus
large. S’il compromet sa fortune, il nuit à ceux qui directement ou indirectement
en tiraient leurs moyens d’existence, et d’ordinaire, il diminue plus ou moins les
ressources générales de la communauté. S’il détériore ses facultés physiques ou
morales, il fait non seulement du tort à tous ceux dont le bonheur dépendait de
lui, mais il se rend incapable de rendre les services qu’il doit généralement à ses
semblables ; […] Enfin, dira-t-on encore, si une personne ne nuit pas directement
aux autres par ses vices ou ses folies, elle n’en est pas moins pernicieuse par son
exemple152.
Il pourrait y avoir bon nombre d’exemples de la sorte, où les actions d’un individu
peuvent porter maintes conséquences pour ses pairs, mais l’essentiel qui ressort ici est que la
liberté ne peut se réaliser de façon absolument détachée de la communauté. Peu importe de
quelle façon l’individu entend réaliser sa liberté, les actes qu’il causera auront certaines
conséquences sur les autres et pour Mill, il est impératif d’évaluer celles-ci.
149 John Stuart Mill (1806-1873). Son travail porta sur les concepts d’utilitarisme, d’empirisme et de
libéralisme. Il fut aussi l’un des premiers auteurs intéressés à la condition féminine. Ses principaux ouvrages :
Système de logique déductive et inductive (1843) ; Principes d’économie politique (1848) ; De la liberté (1859)
et L’utilitarisme (1863). 150 Mill, J.S. (1990). De la liberté, Trad. Laurence Lenglet, Paris : Éditions Gallimard (folio/essais), 242 pages. 151 « L’école qui accepte comme fondement de la morale le principe d’utilité ou du plus grand bonheur pose
que les actions sont moralement bonnes (right) dans la mesure où elles tendent à promouvoir le bonheur,
moralement mauvaises dans la mesure où elles tendent à produire le contraire du bonheur. Par « bonheur », on
entend le plaisir et l’absence de douleur ; par « malheur », la douleur et la privation de plaisir. » (Mill, J.S.
(1998). L’utilitarisme, trad. de Catherine Audard, Paris : PUF, coll. Quadrige, p. 31) Cependant, Mill va
beaucoup plus loin en précisant les conditions de bonheur, douleur, plaisir, en plus d’introduire un facteur
quantitatif dans l’évaluation de la portée de nos actions. 152 Mill, J.S. (1990). De la liberté, p. 184-185
51
Par ce retour au conséquentialisme, Honneth entrevoit déjà une des pistes de solutions
qui pourrait être envisagée pour dépasser cette problématique du point de vue moral. La
perspective à laquelle il réfère n’est pas ce détachement moral que nous entendons depuis le
début, qui laisse entrevoir à l’individu la possibilité de se soustraire à l’ensemble des
particularités ou des singularités. Non, cette perspective, pour ceux qui y sont déjà initiés,
semble bien plus proche d’une éthique du « care »153, alors que l’individu doit, dans certaines
interprétations de celle-ci, plutôt que d’atteindre un point de vue rationnel et détaché,
embrasser l’ensemble des perspectives des « autres » individus concernés à partir des
relations intersubjectives.
C’est précisément à ce moment ou à cette tension entre ces deux perspectives,
qu’Honneth attribue une seconde pathologie à la liberté morale. La critique qu’il adresse à la
liberté morale est cette porte ouverte à laquelle l’individu a accès, qui lui permet de se
soustraire à toute particularité, en prétendant toutefois que ses impératifs catégoriques
puissent demeurer applicables et légitimes dans l’ensemble des situations juridiquement non
régulées. Pourtant, faire abstraction de l’ensemble des conditions du monde vécu nous
semble intuitivement aberrant. Comment parvenir à tenir une position éclairée, sans tenir
compte des conditions propres à chacune des situations et en négligeant la charge
émotionnelle qui puisse être reçue par les individus concernés ? Selon Honneth, adopter une
position morale ne doit pas revenir à masquer l’ensemble des conditions réelles du monde
vécu, mais simplement à éviter ce que nous pourrions qualifier de conflit d’intérêt ou éviter
de laisser une trop grande subjectivité s’insérer dans nos jugements :
L’impartialité ne requiert pas que nous nous montrions indifférents ou amorphes
à l’endroit de nos attachements privés ou de nos relations sociales. Lorsque nous
adoptons une perspective se situant en premier lieu sur un même niveau les désirs
et intentions de tous les intéressés, notre sens des étagements émotionnels de la
proximité et de la distance reste intact. La seule chose que nous refusons, c’est
qu’en cas de conflit nos jugements et nos actes soient influencés par des points
de vue découlant d’une décision de privilégier nos intérêts, nos préférences et nos
attachements propres154.
153 L’éthique du « care » est cette éthique orientée vers une approche subjectiviste au niveau des relations interpersonnelles, alors qu’il importe de se soucier des vécus de signification propres à chacun. Certains auteurs qui incarnent ce mouvement sont entre autres Carol Gilligan, Nel Noddings et Joan Tronto. « Le care est aussi, et à l’évidence, une manière de décrire et de penser le pouvoir politique. […] Le care est relationnel et admet que les personnes – les autres êtres – et l’environnement sont interdépendants. […] Le care suppose que les individus deviennent autonomes et capables d’agir d’eux-mêmes à travers un processus complexe de croissance, de développement, à travers lequel ils sont les uns et les autres interdépendants et transformés dans leur vie. » (Tronto, J. (2012). Le risque ou le care ?, Trad. par Fabienne Brugère, Paris : PUF, page 32) 154 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 172
52
En fait, l’objectivité visée ne peut s’avérer qu’une vive utopie, alors que les individus
feront inévitablement face à certains a priori auxquels ils ne seront point parvenus à se
soustraire ou qu’ils n’auront même pas su identifier. La subjectivité est une organisation
complexe, et bien heureux sont ceux qui croient pouvoir la réduire à une simple adéquation
de jugements. Nous pourrions même soutenir que cette subjectivité, entrevue comme une
intersubjectivité historique155, fait partie intégrante de cette réalité collective dans laquelle
les individus seront appelés à porter leurs jugements. Leur subjectivité devient ainsi une
précondition de leur tentative de poser les jugements les plus possiblement détachés du
monde vécu. Faire abstraction de cette subjectivité constituerait, selon Honneth, une grave
erreur :
Dans un tel contexte communicationnel, de telles interprétations erronées
interviennent chaque fois que l’individu, lorsqu’il lui faut déterminer ses propres
principes d’action, se montre insuffisamment conscient de son niveau de
dépendance à la morale déjà existante à l’œuvre dans sa société. Dès qu’il est fait
abstraction du fait que la relation mutuelle entre autrui et nous-mêmes est
toujours déjà régulée par certaines normes d’action dont nous ne pouvons
disposer à notre guise, les illusions laissant croire à une indétermination sociale
[einer Unsituiertheit] se propagent, faisant surgir différentes formes d’une
pathologie de la liberté morale156.
Par cette forme de déni du réalisme, l’individu ne parvient pas à un niveau d’objectivité
supérieur, mais tend plutôt à sombrer dans une certaine forme d’isolement. Cela peut provenir
de cette incapacité qu’il risque de développer, à entretenir des relations vraies et engagées,
tentant toujours d’entretenir son personnage du moraliste désinhibé157. Le monde social
devient pour ce dernier un simple champ rationnel, face auquel il ne lui est possible d’évoluer
qu’en multipliant les équations logiques idéales, sans toutefois parvenir à retrouver un certain
goût à la vie.
155 Une intersubjectivité historique pourrait être considérée selon une perspective de reconnaissance, conscience
ou réciprocité dans le temps. Une idée semblable se fait déjà sentir chez Kant dans son Traité de paix
perpétuelle ou même dans la philosophie hégélienne par les cycles historiques propres à La raison dans
l’histoire. « Une des implications de la connexion ci-dessus indiquée [entre l’Universel et le particulier] est la
suivante : dans l’histoire universelle, il résulte des actions des hommes quelque chose d’autre que ce qu’ils ont
projeté et atteint, que ce qu’ils savent et veulent immédiatement. Ils réalisent leurs intérêts, mais il se produit
en même temps quelque autre chose qui y est cachée, dont leur conscience ne se rendait pas compte et qui
n’entrait pas dans leurs vues. » (Hegel, G.W.F. (1965). La Raison dans l’Histoire, Trad. Kostas Papaioannou,
Paris : Plon, p. 111) 156 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 179 157 Honneth réfère à ce concept pour la première fois dans Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité
démocratique, puis il l’utilisera régulièrement pour illustrer les limites de la liberté morale : « Parce que les
sujets ne peuvent voir que la liberté qui leur est accordée offre seulement la possibilité très limitée de réparer
sur le mode réflexif des intersubjectivités ruinées ou sévèrement perturbées, ils perçoivent cette liberté comme
la source de l’entière compréhension qu’ils se font d’eux-mêmes, et se privent de cette façon eux-mêmes de
l’opportunité de renouer avec les interactions du monde de la vie. » (Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté :
Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 180)
53
Ne se donnant plus le droit d’agir avec une certaine subjectivité, ce moraliste désinhibé
en vient à perdre tout sens attribuable aux relations d’intersubjectivité. Ce type d’individu
tente ni plus ni moins de se soustraire à l’humanité, non pas en entretenant de lui-même une
vision pessimiste, mais plutôt en se percevant comme cet homme déjà extrait de la caverne
qui se refuse à y retourner158. Ce monde, perçu par ces moralistes comme étant constitué
d’individus immoraux, n’en vaut pour eux plus vraiment la peine :
L’impératif d’impartialité qui est inséparablement associé à la liberté morale
n’est pas compris ici comme le décentrement opéré par un sujet socialement situé,
déjà diversement engagé, mais comme l’abandon de toute identité personnelle.
Les œuvres littéraires mettent fréquemment en scène des profils de ce type, des
personnages seulement motivés par une absoluité morale, mais aveugles aux
obligations déjà constituées dans la situation qui est leur159.
Une telle abstraction du Soi ne se fait pas que par cet aveuglement auquel Honneth fait
référence, mais elle peut parfois pénétrer profondément chez l’individu et devenir une
composante propre à sa personnalité. Alors que la perspective psychosociale qu’Honneth a
su développer découle de l’approche freudienne, il semble avoir manqué ici une excellente
opportunité de développer davantage une telle avenue. Il semble dans sa lecture négliger tout
le travail effectué par la psychologie au cours du XXe siècle, alors que de nombreuses écoles
purent voir le jour, puis théoriser de façon remarquable les facteurs pouvant influencer la
structure de personnalité des individus160. Dans une perspective psychanalytique critique plus
soutenue, certains éléments théoriques auraient certes pu davantage permettre à Honneth
d’approfondir cette idée.
158 L’allégorie de la caverne de Platon est une situation imaginaire racontée au cours d’un dialogue entre Socrate
et Glaucon, dans La République. Dans ce dialogue, il est fait référence à un individu, qui une fois libéré de ses
chaînes, parvient à progressivement quitter l’intérieur de la caverne, pour, après avoir pu réaliser que les divers
stades de connaissance qu’il avait pu auparavant acquérir (sons, ombres, etc.) étaient tous factices, avant d’être
aveuglé par le soleil (la vérité). Cependant, un dilemme persiste toujours pour celui qui a vu la lumière, qui est
de choisir entre le fait de retourner transmettre ce qu’il sait désormais aux autres qui sont toujours prisonniers
ou de demeurer à l’extérieur de cette caverne. Ici, le parallèle fait avec les « moralistes déshinibé », suggère
que ceux-ci ont fréquemment tendance à se percevoir comme ces individus sortis de la caverne, qui détiennent
un savoir que ceux qui y sont toujours (les autres) ne peuvent acquérir d’eux-mêmes. 159 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 183 160 Les approches existentielle/humaniste, cognitive/comportementale, systémique/interactionnelle, puis
psychodynamique/analytique ont toutes proposé un contenu riche en justifications relatives aux divers modes
de construction des personnalités. Ceux-ci peuvent tendre vers un certain relativisme comme l’espace accordé
aux facteurs biologiques ou sociologiques peut varier d’une approche à l’autre : « À ce titre, le choix par
Honneth de faire supporter par la théorie des rapports d’objets de Winnicott sa théorie de la première
reconnaissance, celle du cercle familial, est caractéristique. D’autres modèles psychanalytiques insisteraient
davantage sur les ratages et les refoulements à l’origine de l’identité personnelle et rendraient la belle
construction de l’identité par l’éthique de la reconnaissance plus difficilement tenable. » (Deranty, J. P. (2003).
« Mésentente et lutte pour la reconnaissance : Honneth face à Rancière », dans Renault E. et Y. Sintomer (dir.),
Où en est la théorie critique ?, Paris : La Découverte, 280 pages)
54
Malgré cela, Honneth soutient que par cette fuite vers un moralisme exagéré, ces
individus en viennent une fois de plus à se désincarner et réduisent fréquemment leurs
relations à une morale juridique. De plus, ils développent une perspective de justice qui serait
univoque, car seul le point de vue moral, leur point de vue moral, qu’ils ont développé sur
une base socioconstructiviste avec leurs concitoyens, mais qu’ils se refusent à reconnaître
comme tel, est légitime. Il n’y a donc plus comme justice valable, que celle qu’eux-mêmes
proposent.
3.3 Passage de la morale à l’extrémisme
Dans une perspective assez similaire, mais qui semble en fait représenter une
incarnation différente de ce modèle du « moraliste désinhibé », Honneth soulève une
troisième pathologie propre à la liberté morale, qui s’incarne dans ces mouvements
contestataires propres à l’Allemagne des années 1970. Dès lors, nous pouvons observer un
changement majeur dans la lecture qu’Honneth nous offre des pathologies de la liberté, alors
qu’il n’est désormais plus question d’individus isolés, mais plutôt de groupes « terroristes »,
qui malgré le fait qu’Honneth suggère qu’ils puissent agir par idéalisme moral, pourraient
aussi agir par simple quête de pouvoir et à des fins singulièrement intéressées.
Cette fois-ci, tout en référent à l’institution de l’autonomie morale, Honneth nous invite
principalement à explorer le rôle du « législateur universel ». Ce législateur, en quelque sorte,
incarne par ses actes les revendications d’un groupe complet d’individus désireux de faire
entendre leur voix. Il ne réfère donc plus simplement à cet individu qui se serait positionné
comme suffisamment détaché de son contexte, pour atteindre un point de vue moral soustrait
à toute subjectivité, mais il réfère plutôt aux divers groupes qui peuvent, au profit d’une
certaine idéologie, tenter d’imposer leur vision du monde :
L’institutionnalisation de la liberté morale s’accompagne, dans les sociétés
modernes, d’un phénomène endémique : le terrorisme à prétentions morales. Le
point de départ de ce phénomène est toujours le même : un groupe social en vient
à développer des doutes de type moral quant à la légitimité de l’ordre social
dominant, au motif que cet ordre ne respectait pas les critères de l’universabilité
mutuelle. Tout d’abord, il se constate de bonnes raisons de prendre des mesures
politiques susceptibles de contribuer à pointer du doigt l’injustice présumée de la
société en question ; mais cette voie ainsi ouverte par l’institution de la liberté
morale est abandonnée dès que la mise en question de l’ordre existant dégénère
progressivement en la mise en doute de toutes les règles d’action existantes161.
Par cette proposition, Honneth suggère donc que divers groupes terroristes
contemporains puissent poser leurs actions sur la base d’un moralisme excessif. De façon
toutefois paradoxale, il soulève aussi que les actions posées par ces moralistes excessifs
161 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 185-186
55
puissent reposer sur un principe d’opposition au pouvoir institutionnel qui est alors en place.
Cependant, sous quel prétexte de tels groupes peuvent-ils prétendre que leur vision de
l’Occident soit préférable à celle défendue par nos institutions démocratiques ? D’autre part,
cette proposition soumise par Honneth selon laquelle une opposition au pouvoir en place ou
à la volonté démocratique puisse être considérée comme du « terrorisme », semble très
réductrice. Ces gestes de violence comme ceux commis par la bande à Baader162, auxquels
Honneth réfère, seraient donc une façon de moraliser ces populations occidentales qui
peuvent être, ici je spécule de façon aussi simple qu’a pu le faire Honneth, corrompue par un
processus de surconsommation et une certaine démoralisation due à un individualisme
croissant.
Dans son ouvrage de pratiquement six cent (600) pages, Le droit de la liberté : Esquisse
d’une éthicité démocratique, il nous semble qu’Axel Honneth aurait bien pu se permettre de
développer, préciser et étayer son propos, au-delà de trois (3) simples pages. La lecture qu’il
fait de cette attitude contestataire ou anticonformiste pourrait nous permettre de spéculer,
avec le cas du « printemps érable » par exemple, sur le fait que les étudiants qui furent alors
concernés, en opposition à un gouvernement accusé par ceux-ci de « marchandiser »163
l’éducation, auraient pu être considérés comme ces « terroristes moraux » auxquels Honneth
fait référence. Lors du printemps 2012, un conflit opposa plusieurs associations étudiantes
au gouvernement provincial libéral du Québec, qui proposait alors une hausse considérable
des frais de scolarité pour l’enseignement supérieur. Suite aux propositions du gouvernement
et à l’entêtement de celui-ci à demeurer sur ses positions, de nombreux groupes de
manifestants s’organisèrent dans les rues, afin d’exprimer maintes requêtes, dont celle de
limiter les hausses tarifaires imposées. En quelque sorte, les étudiants s’opposaient à un
gouvernement qu’ils jugeaient moralement défaillant. Pourtant, nous pouvons tout aussi bien
spéculer sur le fait que bon nombre d’entre eux ne comprenaient pas même en totalité les
enjeux visés par un tel conflit.
Qui sommes-nous pour juger des motivations propres à chacun de ces individus, qui
évoluent avec un quotidien qui peut être tout à fait différent du nôtre ? Une telle réduction de
l’opposition au pouvoir, au titre de « terrorisme », rapproche une fois de plus Honneth de
cette critique à laquelle il doit fréquemment faire face, lui reprochant de défendre un appel
au conformisme. Dans sa théorie de la reconnaissance, il se fonde sur un désir que peut avoir
l’individu de correspondre aux attentes du groupe auquel il est le plus naturellement
identifiable, afin de développer une certaine confiance. La lecture qu’il propose du
162 La bande à Baader est en fait Fraction armée rouge. Ce groupe terroriste oeuvra en Allemagne entre 1968
et 1998. La naissance du groupe concorde avec l’apparition des mouvements mondiaux de révoltes d’étudiants.
Ils manifestèrent en opposition au conflit du Viêt-Nam, face à l’assassinat de JFK et en soutien à des hommes
comme he Guevara et Martin Luther King. 163 La notion de « marchandiser » l’éducation réfère au fait de réduire celle-ci à un simple bien de
consommation, plutôt qu’à considérer la culture comme une richesse puis à aussi considérer les externalités
positives qui peuvent en découler.
56
« terrorisme », tel qu’il a pu le vivre en Allemagne vers la fin du XXe siècle, nous laisse
véritablement entrevoir ce même type d’appel au conformisme, comme en témoigne le cas
de la journaliste, Ulrike Meinhof164 :
Il est toutefois certain que la journaliste politiquement très active n’abandonna
pas du jour au lendemain, à ce moment capital de son existence, l’ensemble de
ses convictions morales. Le plus probable est qu’au lieu de cela elle parvint à un
stade, dans son universalisme moral même, jusqu’alors resté intact, où,
brusquement, tout lui parut moralement justifiable pour combattre avec les armes
l’ordre social qu’elle vivait comme un ordre injuste. C’est ici, à l’instant d’une
concentration extrême des événements historiques, que peut s’observer la
transformation de la liberté morale en l’une de ses formes pathologiques. Les
considérations morales d’Ulrike Meinhof – si tant est qu’il soit permis de recourir
à ces termes au regard de son délire grandissant – furent alors synonymes d’une
oblitération progressive de l’ensemble des réalités institutionnelles de son
environnement social, ne donnant plus lieu à la fin qu’à un universalisme
entièrement abstrait, détaché de tout réel : celui des « opprimés de tous les pays »
(« Unterdrückten aller Länder »)165.
Ainsi, en précisant que « le point de départ de ce phénomène est toujours le même »,
Honneth prend un grand risque, alors qu’il semble effectivement suggérer que toute
opposition au pouvoir serait porteuse d’une certaine aspiration au « terrorisme ». Pourtant,
dans une entrevue qu’il a accordée le 16 juillet 1956 Mao Tze Tung166 affirmait que plusieurs
groupes s’opposaient aux États-Unis. Considérant les États-Unis comme la principale
incarnation d’un pouvoir universel, devrions-nous considérer toute communauté qui s’y
oppose comme étant de son côté l’incarnation de ce terrorisme auquel Honneth fait
référence ?
Partout, les États-Unis arborent l’enseigne de l’anticommunisme pour agresser
d’autres pays. Les États-Unis se sont endettés partout dans le monde : ils ont des
dettes envers les pays d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique ; ils en ont aussi
auprès des pays d’Europe et d’Océanie. Le monde entier, la Grande-Bretagne y
compris, déteste les États-Unis. Les larges masses populaires les détestent. Le
Japon les déteste parce qu’ils l’oppriment. Il n’existe aucun pays en Orient qui
ne soit en butte à leur agression. Ils ont envahi notre province de Taïwan. Le
164 Ulrike Meinhof (1934-1976) est journaliste et écrivaine. Elle fut aussi l’une des combattantes les plus actives
du groupe Fraction armée rouge des années 1960 en Allemagne. Elle fut arrêtée, puis jugée et condamnée pour
ses actions. 165 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 188. 166 Mao Zedong (1893-1976) devient, en 1943, le premier président du Parti communiste chinois, avant que ce
parti ne prenne le pouvoir, puis qu’il ait la chance de devenir le premier président de la République populaire
de Chine, le 27 septembre 1954. Il est principalement reconnu pour l’épisode de la Longue Marche et la victoire
de l’Armée populaire de libération (1949). Il publia notamment : De la nouvelle démocratie (1940), De la juste
solution des contradictions au sein du peuple (1957) et La guerre révolutionnaire (1936-1938).
57
Japon, la Corée, les Philippines, le Viet Nam et le Pakistan sont tous victimes de
leur agression, et pourtant certains de ces pays sont leurs alliés167.
En ce qui a trait à cette question relative à l’opposition singulière face au pouvoir de la
majorité, il devient à nouveau très intéressant de nous référer à John Stuart Mill et à son
œuvre De la liberté168 :
À la vérité, les hommes de génie sont et demeureront probablement toujours une
faible minorité ; mais pour qu’il y en ait, encore faut-il entretenir le terreau dans
lequel ils croissent. Le génie ne peut respirer librement que dans une atmosphère
de liberté. Les hommes de génie sont, ex vi termini, plus « individuels » que les
autres, et donc moins capables de se couler, sans que cette compression ne leur
soit dommageable, dans les quelques moules que la société fournit à ses membres
pour leur éviter la peine de se former un caractère. Si, par timidité, les hommes
de génie se résignent à entrer dans un de ces moules, et à laisser s’atrophier cette
partie d’eux-mêmes qui ne peut s’épanouir sous une telle pression, la société ne
profitera guère de leur génie. Si en revanche, ils sont doués d’une grande force
de caractère et brisent leurs chaînes, ils deviennent une cible pour la société qui,
parce qu’elle n’a pas réussi à les réduire au lieu commun, se met alors à les
montrer du doigt et à les traiter de « sauvages », de fous ou autres qualificatifs de
ce genre169.
Le fait qu’Honneth cherche donc à rattacher différence ou opposition au terme de
« terrorisme », se distance fortement de cette vision que pouvait entretenir Mill de
l’originalité ou du génie. Selon Honneth, s’il y a différence, il y a absence de reconnaissance
et s’il y a affirmation de cette différence, il y a absence de liberté. Quoique ne parvenant pas
à éviter la tournure assez simpliste qu’il nous propose du terrorisme contemporain, Honneth
tente tout de même d’apporter une légère clarification :
Il existe, dans la modernité, d’autres formes d’agir terroristes, qui n’invoquent
pas en priorité l’atteinte aux intérêts universels, mais plutôt la défense de valeurs
spécifiques. Mais, lorsque les protagonistes se sont laissé guider, dès le
commencement de leurs actions, par des idées d’universalisme moral, c’est la
logique mortifère d’une dé-limitation [Entgrenzung] de l’auto-législation fondée
qui vient inspirer la formation de leurs convictions terroristes : parce que ces
protagonistes excluent les normes d’action déjà existantes de la justification de
leurs propres actions, pour ne retenir de très abstraite façon que les intérêts d’une
partie opprimée de l’humanité, les bonnes intentions initiales se transforment
fatalement en délires de grandeur et de violence révolutionnaire170.
167 Zedong, M. (1956). L’impérialisme américain est un tigre de papier, entretien accordé à deux personnalités
latino-américaines, le 16 juillet. 168 Mill, J.S. (1990). De la liberté, 242 pages. 169 Ibid., p. 160-161 170 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 186
58
Par cette justification, Honneth arrive tout de même à mieux expliquer de quelle façon
la tentation à l’extrémisme peut prendre place chez certains individus. Cependant, ce
qu’Honneth semble toujours négliger, c’est cette notion de « certains individus » qu’il a lui-
même évoquée, alors qu’il suppose les actions de « l’ensemble d’un groupe donné » puissent
reposer sur une même idéologie moralement supérieure, du même type que celle exploitée
par le « moraliste désinhibé ». D’aucune façon il ne laisse entrevoir que de tels gestes
puissent être posés par des individus en situation d’isolement, totalement détachés de leur
groupe d’appartenance. Pour mener à bien son traitement, Honneth a soudainement choisi
d’utiliser un raccourci assez simple et de limiter au concept de groupe son investigation. Il
entre ainsi en contradiction avec la méthode qu’il a jusqu’ici explorée, alors que depuis le
début de son travail, il ne dirige ses critiques que sur des perspectives plutôt individuelles.
Même ses deux critiques que nous avons su précédemment illustrer, portaient sur
l’impossibilité d’universaliser la morale et d’y accéder de façon rationnelle. Pourquoi donc
en revient-il, sur cette analyse du terrorisme contemporain, à faire porter à un groupe, une
seule et même lecture du monde qu’il qualifie de « morale idéologique ».
Par contre, l’élément principal qu’Honneth tente de mettre en évidence, par cette
critique du « terrorisme », est cette tentation qu’a l’homme d’utiliser la violence pour faire
passer ses messages. Parfois, et cela Honneth ne le soulève même pas, certains individus ou
certains groupes peuvent, au nom de la paix, faire la guerre. Pour mieux démontrer cette
pathologie qui, nous en demeurons convaincus en est une, il nous semble qu’il lui aurait été
préférable d’utiliser des cas isolés. L’exemplification de certains individus, qui posent
effectivement des gestes terroristes pouvant porter atteinte à leur propre vie, en justifiant
ceux-ci par une idéologie morale, aurait offert à l’auteur, il nous semble, un meilleur point
d’appui. Avec le type d’exemples offertes par Honneth, il semble bien évident que les
perspectives du jeu d’influence politique ou de la simple quête de pouvoir, ont rapidement
été évacuées de l’analyse. Honneth aurait même pu développer davantage sa critique et
mettre en évidence la complexité qui se rattache à ces questions. Il semble que par leurs
actions militaires, les pays membres des Nations Unies (principalement les États-Unis),
entrent eux-mêmes en contradiction avec les principes moraux par lesquels ils tentent de
justifier leurs prétentions impérialistes :
Alors que les bombes et missiles pleuvaient sur Bagdad et les malheureux
conscrits irakiens tapis dans le sable, George Bush annonçait fièrement le slogan
du nouvel ordre mondial : « C’est nous qui avons le dernier mot. » Le « dernier
mot » a bientôt été explicité avec clarté lorsque les fusils se sont tus et que Bush
est revenu à la pratique antérieure consistant à fournir aide et soutien à Saddam
Hussein pendant que celui-ci écrasait sans merci les soulèvements chiites et
kurdes sous les yeux des forces alliées victorieuses, qui ont refusé de remuer le
59
petit doigt pour intervenir. […] Un plan saoudien de soutien au soulèvement
chiite indigène a été rapidement étouffé par l’administration Bush171.
Le fil conducteur utilisé par Honneth depuis le début de sa critique sur la liberté morale
nous semble toujours porteur, mais le type d’exemples qu’il a choisi d’utiliser pour cette
section sur le terrorisme nous apparaît cependant trop limité. Une telle question est très
complexe et comme nous avons pu le soulever, il devient très difficile de nous positionner et
d’affirmer laquelle, parmi deux communautés, peut représenter la communauté de référence
et laquelle autre, peut pour sa part représenter la communauté dite « terroriste ».
Bref, le fait de ramener le terrorisme contemporain à l’idéalisme moral, semble trop
réducteur pour y appuyer un tel argumentaire sur les pathologies de la liberté morale, d’autant
plus que dans certains pays, l’idée de liberté demeure très abstraite, ou du moins très distincte
de la conception néolibérale que nous en entretenons. Honneth, il nous semble, ne peut se
permettre d’évacuer l’ensemble du contenu culturel et sociohistorique propre à toutes ces
communautés non modernes qui se retrouvent en interaction avec l’Occident. Encore là, un
certain paradoxe devient évident, alors qu’Honneth rappelle sans cesse l’importance des
divers vécus de signification. Ici, il n’en tient pourtant aucunement compte et il réfléchit les
tensions vécues par l’Orient ou par le Moyen-Orient, comme saurait seulement le faire un
homme de l’Occident moderne.
Quoiqu’il en soit, la démonstration des deux premières pathologies qui proposent d’une
part un isolement face au monde et d’autre part, une perspective aveugle au monde vécu,
nous semble juste. En ce qui a trait à cette pathologie pouvant mener au terrorisme, elle est
peut-être possible, mais Honneth, probablement par maladresse méthodologique, n’est pas
parvenu à nous le démontrer de façon claire et indiscutable. Comme solution, une
présentation d’individus isolés, qui sont porteurs des mêmes traits de personnalité que les
« moralistes désinhibés », aurait assurément mieux justifié la prise de position endossée par
Honneth. Malgré ce constat d’échec, tout comme ce fut le cas dans sa déconstruction de la
liberté juridique, Honneth est tout de même parvenu avec son investigation sur la liberté
morale, à démontrer certaines limites de celle-ci.
171 Chomsky, N. (2002). Le pouvoir mis à nu, trad. L. de Bellefeuille. Montréal : Écosociété, p. 130
60
Chapitre 4 La liberté sociale comme thérapie
Étant parvenu à illustrer maintes limites propres aux systèmes d’action de la liberté
individuelle, incarnés par la liberté juridique et la liberté morale, Honneth se propose alors
de reprendre le principe hégélien de l’éthicité, pour illustrer les avantages qu’une conception
sociale de la liberté peut détenir sur une conception plutôt subjective et égocentrée de celle-
ci. Les critiques précédemment mises en évidence, propres à la liberté juridique et à la liberté
morale, avaient donc pour effet de préparer cette proposition d’une liberté sociale comme
thérapie.
Cette idée de liberté sociale comme thérapie, Honneth l’avait elle aussi déjà illustrée,
alors qu’il y accorda la majeure partie de son œuvre Les pathologies de la liberté : Une
réactualisation de la philosophie du droit de Hegel172. Ainsi, Honneth a mis l’accent sur le
concept d’ « être-auprès-de-soi-dans-l’autre », afin de démontrer la réciprocité
inconditionnelle à cette réalisation d’une liberté effective des individus. Il s’appuyait même
sur ce concept de « volonté libre », qui représente les conditions nécessaires à la libre
interaction qu’Hegel considérait comme les « biens de base »173 :
Manifestement, de telles conditions sociales ou institutionnelles doivent
précisément être comprises comme le concept d’ensemble d’un ordre social juste
permettant à chaque sujet individuel de se mouvoir au sein de relations
communicationnelles qui peuvent être exprimées comme l’expression de sa
propre liberté ; car c’est uniquement dans la mesure où les sujets parviennent à
participer à des relations sociales de cette sorte, qu’ils peuvent aussi réaliser leur
liberté sans contrainte dans le monde extérieur174.
172 À l’époque de cette ancienne rédaction, les critiques d’Honneth envers la liberté juridique et la liberté morale
étaient bien moins étoffées, mais il avait déjà une idée de l’endroit où il voulait se diriger, avec une liberté
sociale comme solution aux problèmes courants. « Le passage à l’ « éthicité », en même temps qu’il permet de
surmonter les attitudes pathologiques, doit aussi permettre de comprendre les conditions communicationnelles
qui constituent la présupposition sociale grâce à laquelle tous les sujets peuvent accéder de façon égale à la
réalisation de leur liberté : [..]. » (Honneth, A. (2008). Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la
philosophie du droit de Hegel, p. 83) 173 Pour Hegel, les pré-conditions qui permettent la réalisation d’une liberté effective, dans un contexte
d’interaction sociale, devraient faire partie intégrante des biens de base et dépasser les simples biens pouvant
assurer la survie. « On peut peut-être également dire qu’il considère des relations communicationnelles comme
le « bien de base (« basic good ») qui est requis dans l’intérêt de tous les hommes pour ce qui regarde la
réalisation de leur liberté. Quoi qu’il en soit, quand on formule les choses de cette manière, il faut aussitôt
ajouter que Hegel, à la différence de Rawls, n’admet pas que ce bien de base puisse être réparti de façon juste
selon de quelconques principes ; bien plutôt, il semble qu’il veuille en venir à l’idée selon laquelle la « justice »
des sociétés modernes dépend de la mesure dans laquelle elles peuvent permettre à tous les sujets une égale
participation au « bien de base » que sont de telles relations communicationnelles. » (Honneth, A. (2008). Les
pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, p. 41) 174 Honneth, A. (2008). Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel,
p. 40-41
61
Il s’agit en fait, pour Honneth, d’illustrer que le tissu social puisse constituer le socle
de nos questionnements moraux, qui ne peuvent donc pas être envisagés sans ce construit
social auquel nous prenons part. Une fois qu’il réalise cela, l’individu se retrouve libéré face
aux sentiments de vacuité ou de solitude. Honneth reprend même un intéressant passage des
Principes de la philosophie du droit, afin de démontrer l’importance qu’un tel cadre social
revêt pour l’individu :
Dans l’obligation, l’individu a plutôt sa libération, d’une part à l’égard de la
dépendance où il se tient dans la simple impulsion naturelle, ainsi qu’à l’égard
de l’oppression dans laquelle il est en tant que particularité subjective prise dans
les réflexions morales au sujet de ce qui doit être et de ce qui peut être, d’autre
part à l’égard de la subjectivité indéterminée qui ne parvient pas à l’existence et
à la détermination objective de l’agir, et qui reste en elle-même et comme une
ineffectivité175.
Une telle conception de l’éthicité, propose donc un accès à une liberté négative, mais
tout aussi à une liberté positive, alors qu’elle permet d’envisager les conditions de réalisation
pratiques d’une liberté réelle. Cette conception vient assurément agir chez Honneth, comme
thérapie, puisqu’il y est question de permettre une certaine reconnaissance sociale face à bon
nombre de souffrances vécues par des individus juridiquement ou moralement isolés. Comme
le concept de reconnaissance est au centre de l’œuvre d’Honneth, puis que son discours fut
aussi fortement influencé par les conceptions pathologiques de la psychanalyse freudienne,
il devient évident que la reprise de cette éthicité hégélienne répond aux conditions de la
démonstration qu’il entend faire. C’est d’ailleurs en référence à la psychanalyse, qu’Honneth
tend à critiquer l’approche communicationnelle habbermasienne, alors qu’il croit que ce
dernier n’aurait pas dû chercher à organiser sa théorie selon une progression comme nous
pouvons la voir chez un auteur comme Lawrence Kohlberg :
Aussi, Jürgen Habermas, en développant sa Théorie de l’agir communicationnel
(1981), était-il parfaitement fondé à prendre ses distances avec la psychanalyse,
et à lui substituer une psychosociologie évolutive inspirée de Kohlberg et Piaget,
qui devait expliquer en accord avec les concepts directeurs du système les
possibilités de réussite d’une conscience morale postconventionnelle. […] Je suis
néanmoins convaincu, contre Habermas, qu’il y a beaucoup de bonnes raisons de
renvoyer une théorie critique de la société à la psychanalyse (au sens le plus
large)176.
C’est donc en relation avec cette quête du soi, propre à la psychanalyse, qu’Honneth
cherche à réorganiser sa nouvelle critique de la liberté autour du phénomène de
175 Hegel, G.W.F. (2003) Principes de la philosophie du droit, p. 255 176 Honneth, A. (2013). Un monde de déchirements, p. 232-233
62
reconnaissance, propre à la liberté sociale. Il ne s’agit toutefois pas d’une quête formelle
d’accroissement moral, mais plutôt d’une observation des conditions de moralité
généralement admises par certaines communautés données, dans cette quête que chacun
effectue vers son individualité et sa liberté.
Si Honneth réfère autant au principe d’état pathologique et suggère sa liberté sociale
comme pouvant être une thérapie, c’est inévitablement à cause des recherches qu’il a pu
effectuer à partir de la psychanalyse. Par contre, il n’a pas retenu de celle-ci une source
d’inspiration autant qu’un tremplin critique vers son approche qui se veut bien plus
psychosociologique. De la psychanalyse, il retient la difficulté de reconnaître l’influence
pouvant découler d’une immersion de l’individu dans la communauté. Cependant, il
entretient pratiquement le même type de réserves envers la sociologie, qui elle peine à
reconnaître la place de l’individu dans cet imposant « Nous » que forme la société :
Ces occultations réciproques ont pour effet qu’aucune des deux orientations ne
perçoit plus combien son domaine d’objet est aussi modelé par l’autre. Autant la
psychanalyse a du mal à admettre que l’immersion dans un groupe social peut
être bénéfique aux forces constitutives du Moi individuel, autant l’étude
sociologique des groupes ignore combien l’expérience collective peut se révéler
menaçante pour l’individu, en qui elle réactive inconsciemment des relations
d’objet primitives. Mais une conséquence plus lourde est que ces réductions
unilatérales semblent interdire d’emblée une mise en commun des fonds
conceptuels respectifs des deux disciplines. Les motifs auxquels on impute dans
chaque cas l’adhésion au groupe sont tellement éloignés qu’on a l’impression
d’être devant deux phénomènes sociaux totalement différents177.
Cependant, alors qu’Honneth admet que cette psychanalyse freudienne est assurément
dépassée, puis que la notion de pulsion et d’ego de l’enfant sont devenues des vestiges
oubliés, il maintient toutefois que l’essence de la psychanalyse, elle, demeure pertinente.
Cette essence, qu’il reprend comme fondement de ses actuels travaux, quoiqu’il le fasse en
référant de façon exhaustive à Hegel et Mead, est celle de la quête pour la liberté intérieure
et pour l’individualité. C’est cette même pulsion qui a dirigé Honneth vers des travaux sur la
reconnaissance, puis maintenant, sur une apogée orientée vers le droit de la liberté :
Ma thèse est que l’on risque ainsi de perdre l’héritage central de la théorie
freudienne, l’élément qui parmi tous ceux qui sont en effet devenus discutables
conserve jusqu’aujourd’hui sa validité : l’idée que l’être humain est d’abord un
être divisé, intérieurement clivé, mais qu’il possède pourtant, parce qu’il est
intéressé à étendre sa liberté « intérieure », la capacité de réduire, voire de
dépasser ce clivage à travers sa propre activité réflexive. Dans toutes les
différentes dimensions que comporte cette unique idée anthropologique, Freud
177 Idem. (2015). Ce que social veut dire : 2. Les pathologies de la raison, p. 234
63
ajoute à l’image traditionnelle de l’homme un élément essentiellement nouveau,
qui a pour noyau l’élargissement de la relation à soi : le sujet ne peut accéder à
ses activités psychiques qu’à partir de la perspective interne que lui ouvre la
représentation déjà familière de sa propre liberté178.
Ainsi, c’est par cette quête d’autodétermination propre à la psychanalyse, que
l’individu en vient paradoxalement à réfléchir sur son extériorité. Cela lui permet d’obtenir
l’information nécessaire sur ce Soi qu’il tente de construire. C’est donc à partir de cet élément
central qu’Honneth a su orienter sa quête théorique vers les concepts de reconnaissance et de
liberté. Par contre, il ne pourrait point se limiter à cette quête formelle de soi, alors que la
réalité du monde vécu, du vrai monde comme le dit Honneth, demeure incontournable à
l’élaboration des conditions d’une liberté effective.
Selon Honneth, la véritable éthicité ne réside non pas dans le droit formel ou dans nos
idéaux moraux, qui trop souvent demeurent abstraits, mais s’incarne plutôt de façon subtile
dans l’ensemble des interactions que nous entretenons de notre vivant. Ce sera donc en
référence à certaines institutions communes, qu’Honneth tentera de reconstruire une théorie
de la liberté. Il se rapporte généralement au contexte de la famille, à celui du marché et à
celui de l’implication politique. Ces trois sphères qu’il avait déjà considérées comme
présentes chez Hegel, dans le passage sur l’éthicité, des Principes de la philosophie du droit,
lui permettent d’opposer à la liberté individuelle jusqu’alors constituée de la liberté juridique
et de la liberté morale, l’idée d’une liberté sociale :
La capacité de se savoir lié à des rôles bien précis, correspondant à différents
lieux de la vie sociale, et donc de distinguer entre, par exemple, les obligations
en vigueur sur le lieu de travail et celles en vigueur dans la sphère familiale, cette
capacité, donc, est restée largement inentamée, alors même que la rigidité de ces
modèles de rôles individuels a été significativement réduite. La persistance d’une
telle capacité de différenciation n’a rien de très surprenant, car elle représente
une composante de la réserve de savoirs socialement nécessaire, sans laquelle les
processus élémentaires de coordination de l’agir social ne seraient absolument
pas possibles. Cet agir social a en effet besoin d’une réserve de base de
différenciations communément partagées informant sur le mode intuitif chaque
individu des règles, normes et routines qui sont attendues de sa part dans les
divers domaines de son environnement social179.
C’est donc ce nébuleux tissu d’institutions sociales qu’Honneth se propose de
démystifier, afin de mettre en lumière des règles communes que nous partageons
inconsciemment. Par cette approche, il croit parvenir à extraire de notre agir commun, les
normes que nous pourrions considérer comme nos impératifs moraux, qui permettent de
178 Ibid., p. 265 179 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 199
64
réguler les diverses interactions dans lesquelles nous œuvrons. Peut-être après cela sera-t-il
possible d’en arriver à un consensus plus souple, que par de longs processus discursifs
comme pouvait le proposer Habermas :
Bien que je ne puisse pas encore en donner une justification suffisamment étayée,
je vais dans les pages qui suivent m’appuyer sur des distinctions devenues
routinières dans le monde de la vie, faisant que de telles institutions relationnelles
peuvent se constater dans la sphère institutionnelle des relations personnelles
(VI.1.), dans la sphère institutionnelle de l’agir propre à l’économie de marché
(VI.2.), ainsi que dans la sphère institutionnelle de la vie publique politique
(VI.3.). Dans chacun de ces trois systèmes d’action, il importera chaque fois
d’extraire peu à peu le modèle de reconnaissance mutuelle et les obligations de
rôles complémentaires sur la base desquels les membres de la société peuvent
concrétiser des formes de liberté sociale dans les conditions de leur temps180.
Par contre, Honneth avoue d’entrée de jeu que ce projet risque de demeurer imparfait,
puis que les portraits qu’il parviendra à décrire dans son investigation seront des « idéal-
typiques » face auxquels bon nombre d’écarts individuels sont envisageables. Cette
conception d’idéal-typiques, est calquée sur ces idéaltypes de Max Weber, qui sont devenus
propres à la quête de compréhension des relations entre les humains :
Les types idéaux sont non pas pensés sur un apriori de déductions exclusivement
logiques et définitionnelles, mais construits à partir de la réalité sociale dont par
synthèse et abstraction ils ont choisi, extrait et accentué certaines caractéristiques
jugées représentatives d’un fait ou d’un ensemble de faits ayant cours dans
l’histoire. Ces choix, extractions et accentuations sont l’œuvre du savant. Ils sont
structurés en s’éloignant de cette réalité par leur pureté logique, pour mieux la
retraiter et la penser (chacun d’eux est ainsi « idéal »). Ils ne sont donc pas issus
d’une sorte de synthèse de l’existant, comme autant de copies de lui, mais
permettent une analyse de cet existant181.
Cependant, Honneth croit vraiment pouvoir démontrer que de tels écarts ne
représentent pas des pathologies, mais plutôt des « évolutions sociales négatives ». La
différence entre les deux interprétations réside, selon Honneth, dans le fait que les évolutions
négatives ne sont pas supportées par notre vivre ensemble, et ne seraient observables que de
façon ponctuelle, brève et temporaire. Malgré ces quelques écarts, Honneth soutient que la
liberté sociale se réalise déjà au quotidien. Même si nous voulions nous y soustraire, elle est
présente dans l’ici et le maintenant.
180 Ibid., p. 200 181 Dantier, B. (2004). Les « idéaltypes » de Max Weber, leurs constructions et usages dans la recherche
sociologique. », Extrait de Max Weber, Économie et société, tome 1 : Les catégories de la sociologie, Paris,
Plon/Agora.
65
C’est la compréhension des composantes communicationnelles ou institutionnelles de
ce vivre ensemble, qui permet aux individus d’éviter les pathologies explicitées dans nos
précédents chapitres. Quand les individus peuvent eux-mêmes réaliser les limites propres aux
libertés juridiques et morales, l’institutionnalisation d’une liberté sociale s’avère possible :
Sans la représentation libératrice de ce qu’ils ne souffrent d’être indéterminés que
parce qu’ils ont adopté sans s’en apercevoir, au sein de leur praxis de vie, des
conceptions unilatérales de la liberté, les sujets ne peuvent absolument pas
accéder à ce concept intersubjectif de justice qui est donné dans l’idée d’une
éthicité moderne182.
C’est donc en accédant à la compréhension de l’intersubjectivité que les individus
parviendront à la liberté effective. Quoiqu’elle se réalise déjà, selon Honneth, de façon
naturelle, cette liberté sociale s’élèvera au rang d’éthicité, lorsque la somme des individus
seront parvenus à intérioriser ces normes implicites que l’auteur tente, par l’investigation
qu’il réalise dans Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, et qu’il avait
déjà introduite dans Les pathologies de la liberté, de mettre en évidence :
La libération de la pathologie ne peut pas avoir d’autre sens que celui d’une
orientation en direction d’une justice comprise dans les termes d’une théorie de
l’intersubjectivité. En d’autres termes, l’analyse thérapeutique a immédiatement
des conséquences sur la conception de la justice parce que le fait de surmonter
de façon critique les pathologies sociales et de devenir conscient des fausses
convictions met en route l’appropriation des présuppositions
communicationnelles et procure la compréhension des conditions nécessaires de
la liberté183.
Ainsi, la mise en évidence des conditions propres à la liberté sociale, comprise comme
se réalisant dans la sphère des relations interpersonnelles, la sphère du marché et la sphère
de la participation démocratique, va bien au-delà d’une mise en place des conditions plutôt
matérielles et propres à la réalisation d’une liberté effective. Une telle réalisation permet
plutôt de traiter, à titre de thérapie, les individus qui souffrent et qui ont pu s’enliser dans des
conditions de solitude, de vacuité et d’abattement, telles que suggérées par Hegel dans ses
Principes de la philosophie du droit184.
182 Honneth, A. (2008). Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel,
p. 83 183 Ibid., p. 84 184 Entre les paragraphes 136 et 141 de ses Principes de la philosophie du droit, Hegel tente de mettre en
évidence les effets pervers que peuvent créer la liberté juridique et la liberté morale sur les individus qui font le
choix de se soustraire à leurs obligations communautaires ou communicationnelles. Il utilise alors les thèmes
de solitude, vacuité et d’abattement.
66
Comme il l’a auparavant fait dans La lutte pour la reconnaissance, Honneth se réfère
encore à ce besoin d’être reconnu en tant qu’individu, pour justifier la vision qu’il entretient
de cette liberté sociale comme thérapie. En fait, s’il tente de défendre celle-ci, en ayant
préalablement essayé de mettre en évidence les limites des libertés institutionnalisés avec
lesquelles l’Occident œuvre actuellement, c’est qu’il lui semble inévitable, afin que ceux-ci
puissent véritablement accéder à la liberté effective, que les individus parviennent à
comprendre ce tissu intersubjectif d’actions réciproques dans lequel ils évoluent :
Si la réalisation de la liberté individuelle est liée à la condition de l’interaction
parce que les sujets ne peuvent s’expérimenter eux-mêmes comme libres dans
leurs limites que face à un partenaire humain, alors il faut que vaille pour
l’ensemble de la sphère de l’éthicité le principe selon lequel elle doit consister en
des pratiques de commerce intersubjectif. Les conditions de l’autoréalisation
individuelle, que cette sphère doit procurer pour permettre d’échapper à la
souffrance liée au fait d’être indéterminé, doivent d’une façon ou d’une autre être
composées de formes de communication dans lesquelles les sujets peuvent
réciproquement apercevoir dans l’autre une condition de leur propre liberté185.
Ainsi, le concept de reconnaissance auquel Honneth fait référence est celui pour lequel
les individus ne sont pas seulement reconnus de façon formelle ou seulement abstraite, mais
plutôt par leurs actions. Ce sont nos actions réciproques qui délimitent le niveau de
reconnaissance que nous offrons à nos pairs. Comme purent le suggérer Kant ou Hegel, il est
nécessaire de se comporter envers autrui de façon à ce que les actions que nous lui adressons,
puissent être souhaitables même pour nous-mêmes186 :
La « reconnaissance » signifie d’abord ici, comme auparavant, se confirmer
réciproquement et de façon non contrainte dans des aspects déterminés de la
personnalité qui dépendent à chaque fois du mode de l’interaction sociale. […]
Se reconnaître réciproquement ne signifie pas seulement aller à la rencontre de
quelqu’un avec une attitude déterminée, confirmatrice, mais cela signifie aussi et
d’abord de se comporter par rapport à l’autre de manière déterminée qui est
exigée par la forme correspondante de reconnaissance187.
Sans cette forme de reconnaissance, il ne saurait y avoir, selon Honneth, de liberté
effective. Il propose donc que ce soit à travers l’éthicité hégélienne, qu’il rattache à la liberté
sociale, que les individus puissent vraiment accéder à ces conditions de concrétisation d’une
liberté partagée. Ce partage, tel que déjà mentionné, doit donc se réaliser dans nos relations
185 Honneth, A. (2008). Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel,
p. 87 186 Il s’agit là de cette idée selon laquelle l’impératif de réciprocité devient incontournable. Comme déjà émis
dans les commandements du catholicisme, Kant avec son intention d’universaliser les impératifs catégoriques,
ouvrit la porte aux auteurs suivants tels Fichte et Hegel pour travailler sur ce concept de reconnaissance. 187 Honneth, A. (2008). Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel,
p. 88-89
67
interpersonnelles, dans nos processus d’interaction propres au marché, puis par notre libre
engagement démocratique. Comme la liberté se voit reconnue de façon réciproque, l’individu
devrait, s’il souhaite obtenir sa propre liberté, s’assurer de respecter celle des autres, puisque
sans universalité, la liberté effective devient simplement inaccessible à tous :
Il doit y avoir des modèles de pratiques intersubjectives grâce auxquels les sujets
peuvent parvenir à l’autoréalisation en tant qu’ils se rapportent les uns aux autres
d’une manière telle qu’une reconnaissance parvient à s’y exprimer grâce à la
façon dont ils se prennent mutuellement en considération188.
C’est donc à ces modèles de pratique intersubjective (relations interpersonnelles,
marché, processus démocratiques) qu’Axel Honneth veut accorder la suite de son travail.
Cela a pour but d’illustrer comment, de façon implicite, les individus en sont parvenus à un
commun accord en ce qui a trait aux conditions morales de l’éthicité. Comme Honneth le
rappelle fréquemment, ces conditions de considération réciproque, universellement et
implicitement acceptées, n’ont nécessité aucune formulation juridico-normative, puis aucun
processus idéal de discussion démocratique. Cette somme d’habitudes morales a pu, toujours
selon Honneth, se construire de façon progressive, par la réalisation de l’ensemble des actions
intersubjectives entretenues en Occident.
En dépliant ces trois sphères de la liberté sociale, ou de l’éthicité telle que proposée
chez Hegel, Axel Honneth tentera de mettre en évidence la structure motivationnelle
inhérente aux processus de formation implicite des relations humaines. Comme nos
impératifs sont selon l’auteur déjà entrelacés et présents dans nos interactions, la transmission
se fait de façon naturelle et commune. De façon implicite, la plupart des individus accèdent
à certaines règles morales, sans toutefois chercher à les schématiser. Cependant, c’est ce code
moral qu’Honneth entend expliciter en dégageant ces éléments jusqu’ici sous-jacents à nos
modèles d’interactions, pour les mettre en évidence et tenter d’extraire en quelque sorte une
constitution des « actions communicationnelles » propres aux peuples occidentaux.
De cette façon, Honneth propose une reconstruction normative des processus de liberté,
qu’Hegel avait thématisé sous la « famille », la « société civile », puis l’ « État ». C’est à
partir de ces trois concepts, qu’Axel Honneth avait dressé sa théorie de la reconnaissance.
Désormais, dans Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, il utilise les
thèmes de « relations interpersonnelles », de « l’agir à l’œuvre dans l’économie de marché »
et de « la formation démocratique de la volonté », afin de mieux illustrer les impératifs
implicites propres à notre conception de la liberté sociale. Il tentera de démontrer les bienfaits
propres à chacune de ces trois sphères de réalisation de cette liberté sociale, mais il voudra
188 Ibid., p. 93
68
aussi mettre en évidence ce qu’il ne qualifie pas de pathologies, mais plutôt d’« évolutions
sociales négatives ».
69
PARTIE II (LES PATHOLOGIES DE LA LIBERTÉ SOCIALE)
Chapitre 5 De la liberté sociale
Maintenant que nous avons pu mettre en évidence les limites propres aux libertés
juridiques et morales, en plus d’illustrer pourquoi Axel Honneth suggérait la liberté sociale
comme thérapie, il nous est possible d’explorer, de façon plus exhaustive, comment Honneth
conçoit cette liberté sociale. Alors que dans Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité
démocratique, Axel Honneth décline la liberté sociale en trois ordres (le « « nous » des
relations personnelles », le « « nous » de l’agir à l’œuvre dans l’économie de marché » et le
« « nous » de la formation démocratique de la volonté »), nous pourrons ici mieux explorer
ces ordres, puis découvrir si elles sont porteuses, elles aussi, de pathologies qui viendraient
limiter leur portée. Il sera pour y parvenir très intéressant d’analyser ce concept
« d’évolutions sociales négatives », auquel Honneth fait référence. En nous penchant sur
certains auteurs qui critiquent déjà les diverses conceptions occidentales contemporaines de
la liberté, nous verrons dans quelle mesure ces évolutions négatives ne sont pas en fait
d’autres formes de pathologies, qu’Axel Honneth, afin de maintenir la structure qu’il accorde
à sa théorie, se refuserait à voir comme telles.
Dans le chapitre III de son plus récent ouvrage, Axel Honneth traite de la liberté sociale
comme d’une solution aux pathologies qui peuvent découler des conceptions juridiques et
morales contemporaines de la liberté. Pour justifier son choix, Honneth réfère aux auteurs
que sont Karl-Otto Apel et Jürgen Habermas, afin de démontrer que leur théorie de la
discussion s’appuie de façon apriorique, sur le concept de liberté sociale. Honneth ne voit
donc pas la discussion comme un élément à ajouter au concept de liberté, mais plutôt comme
une condition sine qua non de la réalisation du cadre social de la liberté. C’est en prenant
appui sur cette précondition propre à la réalisation d’une communauté de discussion,
qu’Honneth peut affirmer poursuivre, voire développer, les travaux d’Habermas :
Le modèle théorique communicationnel élaboré en commun par Karl-Otto Apel
et Jürgen Habermas propose un concept de liberté individuelle qui, s’il se situe
encore à l’intérieur du territoire de la liberté réflexive, renvoie déjà à celui d’une
liberté sociale ; car, à la différence de conceptions traditionnelles, monologiques,
de la liberté réflexive, ces deux auteurs soutiennent que seule une interaction
discursive intersubjective peut permettre le type d’auto-contrôle [sic] rationnel
qui fait le noyau le plus intime de la liberté. Ce qui rend « sociale » cette nouvelle
conception, discursive, de la liberté, c’est le fait qu’elle envisage une institution
bien déterminée de la réalité sociale non plus comme un pur et simple additif à
la liberté, mais comme le médium et la condition de la mise en application de
cette liberté. De ce point de vue, les sujets individuels ne peuvent réaliser les
70
actes réflexifs nécessaires à l’auto-détermination qu’à la condition d’interagir
socialement avec d’autres, agissant de même sur le mode de la réciprocité189.
Par cette affirmation, Honneth semble aller au-delà du fait de suggérer que la liberté
sociale puisse constituer une thérapie. La socialité serait, selon lui, un élément inévitable qui
est déjà présent en amont, avant toute autre caractéristique pouvant être considérée comme
une condition fondamentale de la liberté. Par cette proposition, Honneth s’inscrit assurément
dans la continuité des auteurs du contrat social190 et des penseurs de l’idéalisme allemand191.
Pour la plupart de ceux-ci, l’intersubjectivité ou la réciprocité fait en sorte que l’individu
n’est pensable qu’en relation avec ses pairs. C’est d’ailleurs vers une telle conception
qu’Honneth tente de nous diriger, en effectuant sa démonstration qui porte sur les effets
thérapeutiques de la liberté sociale. En fait, il suggérait déjà, dans La Lutte pour la
reconnaissance, une avenue similaire, alors qu’il y affirmait que tout individu cherche à se
faire reconnaître par ses pairs. Il s’agit une fois de plus d’une démonstration de son intention
de positionner l’individu au cœur du social.
La critique qu’Honneth adresse à l’éthique de la discussion, est de maintenir cette
condition du social, à l’extérieur de la discussion elle-même. Pourtant, Apel et Habermas
soutiennent que l’individu doit absolument se situer auprès de ses pairs pour discuter.
Seulement, plutôt que de considérer cette communauté de discussion comme l’un des
multiples accidents du monde vécu, ils l’érigent en événement transcendantal ou en méta-
institution :
Le fait que l’individu dépende de partenaires discursifs pour formuler sa volonté
propre, et faire de cette façon l’expérience de la liberté, est ici envisagé tantôt
comme un fait anhistorique, rationnel, et tantôt comme une nécessité
historiquement efficiente ; mais ces auteurs ne tirent jamais de leur prémisse de
départ – voulant que la liberté est nécessairement intersubjective – la conclusion
que des structures de pratiques institutionnalisées sont nécessaires pour amorcer
ce processus d’auto-détermination réciproque. Dans la théorie de la discussion,
la « discussion » est comprise soit comme un événement transcendantal, soit
comme une méta-institution, mais jamais comme une institution particulière dans
la multiplicité de ses manifestations sociales ; c’est qu’il y manque la décision
qui conduirait à la concrétion historique elle-même nécessaire à une bonne
compréhension des fondements institutionnels de la liberté192.
C’est donc dans le but de dépasser cette aporie laissée patente par les auteurs de
l’éthique de la discussion, qu’Honneth a dû se rabattre une fois de plus sur la lecture
189 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p.71 190 On peut ici faire allusion aux Grotius, Hobbes, Locke, Rousseau ainsi qu’aux reprises faites par les Kant,
Fichte et Hegel. 191 Les principaux auteurs de l’idéalisme allemand sont : Kant, Fichte, Schelling et Hegel. 192 Ibid., p. 72
71
hégélienne de la liberté. Cela explique pourquoi Honneth se réfère fréquemment à la
Sittlichkeit (éthicité), pour développer sa conception thérapeutique de la liberté sociale. Le
problème des autres conceptions de la liberté comme, par exemple, la liberté négative ou la
liberté réflexive, est de n’offrir que des conditions de liberté qui demeurent abstraites. De
cette façon, l’individu ne peut jamais réellement accéder à une liberté juste, équitable et
réalisable effectivement:
Bien que l’extension intérieure de la liberté vienne garantir que soient seulement
poursuivis des buts n’obéissant à aucune autorité extérieure, les chances
véritables que ces buts soient réalisés ne sont absolument pas prises en compte.
[…] : non seulement les intentions individuelles doivent être menées à bien sans
la moindre interférence extérieure, mais la réalité extérieure, sociale, doit pouvoir
être conçue comme libre de toute hétéronomie et de toute contrainte193.
C’est donc dans le but d’explorer comment la liberté sociale peut nous permettre
d’atteindre une certaine effectivité, qu’Honneth lui accorde une place si importante et tente,
par cette division en trois sphères qu’il opère, de nous démontrer explicitement ses avantages.
Ce qu’il entend réaliser, c’est de mettre en évidence les règles communes qu’à peu près tous
les individus d’une même communauté peuvent partager, sans toutefois réaliser l’importance
qu’ils y accordent. À partir de cette observation et de cette extraction, il lui sera possible
d’illustrer, d’une façon plus schématisée et ordonnée, quels sont ces critères et impératifs que
nous observons, que nous respectons et qui peuvent nous permettre d’envisager notre
socialité comme une liberté sociale thérapeutique.
Honneth pourra donc se référer à la Sittlichkeit hégélienne et à la structure de celle-ci,
en plus de dresser certains parallèles avec sa propre théorie de la reconnaissance, qui offre
aussi le même genre de structure194. Cela lui permettra de démontrer les parallèles
conséquents entre ces deux approches théoriques et cette nouvelle éthicité démocratique qu’il
nous propose. Il en reviendra à nous de demeurer vigilants face aux propositions de l’auteur,
afin de déceler certaines failles qui pourraient illustrer des limites ou des pathologies, propres
à cette liberté sociale, entendue comme éthicité démocratique.
193 Ibid., p. 73 194 Il semble important à ce stade de rappeler que dans le chapitre V de La lutte pour la reconnaissance, Honneth
illustre assez bien, par la démonstration du cœur de sa théorie, comment nos modèles de reconnaissance
intersubjective se réalisent par nos relations d’amour, de droit, puis de solidarité. Il reprenait ainsi les concepts
propres à l’éthicité hégélienne de famille, société civile et d’État. Ce seront d’ailleurs ces mêmes concepts qui
lui permettront de conserver une organisation tripartite et de nous proposer une liberté sociale comme thérapie,
qui est incarnée dans nos relations interpersonnelles, dans nos actions sur le marché ainsi que par notre libre
droit à la participation démocratique (famille, société, État).
72
Chapitre 6 Des relations personnelles limitées
6.1 Le « nous » dans les relations personnelles
Lorsqu’il introduit le « « nous » dans des relations personnelles », Honneth se réfère
principalement aux relations amoureuses, puis, d’autre part, aux relations amicales. C’est en
rappelant cette reconnaissance mutuelle qui est propre aux relations personnelles,
qu’Honneth entend mettre en évidence l’aspect thérapeutique de sa conception sociale de la
liberté. À travers le temps, nous en sommes venus à accepter certains processus relationnels
qui nous permettent d’espérer et d’obtenir une reconnaissance qui offre les conditions propres
à l’atteinte d’une liberté effective.
Un fait intéressant que soulève Honneth, mais qui demeure toutefois propre à nos
sociétés occidentales, est cette évolution de nos concepts relationnels qui a permis de
dépasser les anciennes conceptions de la famille, du mariage ou des relations sexuelles que
nos sociétés entretenaient auparavant. L’évolution du rôle de la femme et l’éclosion d’un
espace pour les relations à caractère homosexuel ou bisexuel, sont venus modifier
considérablement le portrait de nos attentes socioculturelles. Il sera donc impératif de traiter
la liberté sociale en tenant compte de ces nouvelles formes de quête à l’identité, propres à
notre monde occidental contemporain :
Les sociétés occidentales n’ont pas été les seules à assister à une dissolution du
lien institutionnel qui avait jusqu’alors existé entre les relations sexuelles, le
mariage et la famille. Non seulement, des modèles de liaisons publiquement
reconnus entre homosexuels ont commencé entre-temps à se développer aux
côtés des relations hétérosexuelles, mais des changements plutôt considérables
se sont également produits dans les structures institutionnelles de l’amitié. Une
reconstruction normative cherchant à montrer que les relations personnelles
constituent une première sphère de liberté sociale doit s’attacher à ces nouvelles
formes d’intimité et de vie privée, qui sont en plein développement195.
C’est par l’extraction de ces mœurs qu’il nous deviendra possible de cartographier les
cadres institutionnels implicitement légitimés, qui permettent aux individus de se positionner
parmi ces diverses catégories de reconnaissance. Afin d’illustrer ces cadres, Honneth
s’attaque donc aux variantes de la liberté sociale que sont l’amitié, les relations intimes et la
famille.
6.2 L’amitié
Ce qui s’avère très intéressant avec l’amitié est cette façon dont elle parvient à se
dégager de tout encadrement institutionnel trop formel, alors qu’elle n’est régie par aucun
195 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 207
73
code juridique, comme le sont par exemple, les relations amoureuses et familiales. Cette
souplesse propre à la relation amicale permet à l’auteur d’aisément illustrer ce qu’il entend
par ces codes ou ces mœurs implicites que nos communautés parviennent à reconnaître
comme étant justes, sans qu’il ne soit nécessaire de les formaliser ou les institutionnaliser.
Ainsi, Honneth tient à rappeler comment il nous semble évident de parvenir à différencier les
fausses amitiés des amitiés authentiques, sans toutefois devoir nous référer à une quelconque
charte des relations formelles entre individus :
Ce [sic] à quoi nous nous rapportons ici, ce n’est pas à la compréhension que les
personnes y étant parties prenantes se font d’elles-mêmes, mais à un entrelacs de
pratiques aux contours tout à fait vagues dont nous faisons le critère de nos
jugements. Ce n’est pas seulement de l’extérieur, en adoptant le point de vue
d’une tierce partie, mais plutôt dans la communication interne entre amis, que
certaines normes d’action sont mutuellement présupposées sur le mode implicite.
C’est en règle générale lorsque surviennent des crises qu’il s’agit de surmonter
que ces normes sont toujours ensuite formulées explicitement. Mais, même dans
de tels cas, les règles correspondantes ne sont pas simplement déduites des
interprétations que se font d’elles-mêmes les parties prenantes au fil de la
relation : elles sont considérées comme existant même à l’extérieur de l’amitié
partagée, dans le monde social196.
Cette façon d’échanger entre deux individus possède donc quelque chose qui non
seulement dépasse le formalisme des relations juridiques, mais qui semble aussi dépasser
l’engagement formel et rigide propre aux groupes de discussion ou aux communautés
d’échange. Le tout se fait de façon naturelle et enracinée dans le monde vécu. Malgré cela,
les querelles qui peuvent survenir nous rappellent rapidement certains critères normatifs, qui
sont généralement admis et qui nous permettent d’identifier certaines impasses comme étant
de véritables crises amicales. Par cette libre action conjuguée, propre aux relations d’amitié,
il devient possible d’énoncer certains critères ou certaines attentes, qui font partie de cette
conception commune que nous, occidentaux contemporains, entretenons de ce type de
relation :
Les sujets maîtrisent intuitivement les règles normatives voulant que les « vrais »
amis se doivent entre eux de se soucier sur le long terme de leurs préoccupations
personnelles respectives et de se consulter au sujet des décisions difficiles ; se
doivent de garder la plus grande discrétion sur leurs aveux respectifs, et de ne pas
divulguer intempestivement de telles informations à des tiers ; se doivent, dans
les situations de crise individuelles, d’être présents pour conseiller et montrer de
la prévenance ; et se doivent enfin d’être en empathie de façon habituelle avec
l’ami (e), y compris lorsque ses décisions privées semblent incompréhensibles197.
196 Ibid., p. 208-209 197 Ibid., p. 214
74
Quoique ces conditions puissent varier quelque peu dans le temps et dans l’espace, il
demeure évident qu’avec une telle liste de règles normatives et implicites, Honneth parvient
à dégager l’essentiel de la relation amicale. Au-delà de toute la recension historique qu’il
nous livre sur l’évolution des relations amicales, en partant de l’Antiquité pour se rendre à la
philosophie morale écossaise, en passant par le Moyen-Âge et en accordant une forte
importance à la conception aristotélicienne de l’amitié, il appert que l’essentiel de notre
enquête actuelle se rapporte à ces règles actuelles communes d’échange entre amis.
Les conditions propres à la réalisation de ces amitiés contemporaines, ont pour
principal objectif de mener l’individu vers le bien ou vers la morale. Toutefois, il semble que
ce qui est primordial, soit de nous questionner sur ce qui peut nous mener à croire que de
telles règles normatives puissent, dans la relation amicale, mener l’individu vers l’atteinte
d’une liberté réelle. Il semble selon Honneth que ce soit cette possibilité de se dénuder, de
dévoiler sa propre culture et le monde intérieur vécu, qui permette à l’individu, dans la
relation amicale, d’atteindre une certaine liberté plus concrète :
Le point ici décisif, c’est que les amitiés modernes ont pour spécificité de
permettre à une personne de faire l’expérience de sa volonté propre tout en
sachant que son articulation est désirée de son côté par un vis-à-vis concret, tout
en sachant donc, de cette façon, qu’elle ne peut plus être l’objet d’une clôture de
l’intérieur. Les obligations de rôles complémentaires à travers lesquelles les
pratiques de l’amitié sont aujourd’hui déterminées autorisent une divulgation
mutuelle des sentiments, positions et intentions qui, sans vis-à-vis, ne
trouveraient aucune oreille, et qui auraient alors à être éprouvés comme relevant
du non-représentable. Cette expérience d’une « délivrance » (Befreiung) de nos
volontés dans la conversation et de l’être-réuni (Beisammensein) de l’amitié nous
est si naturelle que nous ne pouvons plus guère utiliser le terme de « liberté »
pour la décrire, quand bien même lui seul pourrait expliquer ce que nous
recherchons tout d’abord et avant tout dans les amitiés, et alors même qu’il est
seul à saisir la place qu’elles occupent dans nos vies sociales198.
En fait, c’est cette possibilité d’obtenir une forte reconnaissance chez l’autre qui donne
une telle force à la relation amicale. Celle-ci, contrairement aux relations de couple ou aux
engagements familiaux, est soutenue par de moins grandes attentes, est plus souple et plus
ouverte aux fluctuations. Cela n’est pas sans rappeler le concept hégélien d’« être, dans cet
autre, auprès de soi-même ». Dans l’amitié, l’individu atteint ce droit d’être lui-même, sans
appréhension particulière :
Ce qui joue ici un rôle bien plus important, c’est le désir d’être soutenu dans des
situations existentielles extrêmes, d’être conseillé lorsqu’il s’agit de prendre des
décisions privées délicates, ou le plaisir de partager des centres d’intérêts
198 Ibid., p. 216
75
communs avec d’autres. L’accroissement de la liberté qu’offre le fait de pouvoir
confier sentiments et expériences sans réserve aucune a pour spécificité d’être
une expérience difficilement verbalisable ; elle s’accomplit sans que nous lui
prêtions consciemment attention, elle n’est donc pas particulièrement articulable
[sic] oralement, et se traduit de façon indirecte dans des sensations de
décontraction, d’aisance et de soulagement soudaines, qui accompagnent de
façon typique l’échange communicationnel entre amis199.
Certes, un tel portrait de l’amitié est fort inspirant. Cependant, même Honneth demeure
ouvert à accueillir certains éléments nouveaux, qui peuvent venir complexifier notre
définition d’une relation d’amitié. Le rythme et la pression étant deux composantes
inhérentes à l’ensemble de nos interactions, l’amitié ne saurait s’y soustraire :
Au vu des dernières années écoulées, il est désormais permis d’émettre
l’hypothèse, en matière de diagnostic des temps présents, qu’aujourd’hui, en
raison de l’individualisation renforcée et, tout particulièrement, de pressions
accrues au rendement, la forme sociale de l’amitié personnelle se voit menacée
dans son existence. Parce que les membres de la société se voient tenus de faire
leurs preuves sur le lieu de travail dans un contexte de forte concurrence
professionnelle, et de montrer à titre individuel une aptitude au rendement, et
parce que la flexibilisation de la vie professionnelle fait d’une orientation
privatiste vers les opportunités de carrière personnelles une nécessité
quotidienne, ils n’ont plus guère l’opportunité de pratique(r) ce type de bonne
disposition désintéressée à exprimer une sympathie personnelle, qui est
indispensable au maintien d’amitiés fondées sur la confiance200.
Malheureusement, cet individualisme tel que décrit de façon assez juste par Honneth
fait en sorte que l’amitié se retrouve instrumentalisée, au profit d’un modèle relationnel
permettant de gravir les échelons du social. Pouvons-nous dès lors toujours parler d’amitié ?
Selon Honneth, malgré un portait peu reluisant des relations amicales, celles-ci seraient
toutefois communément évaluées au regard des critères précédemment énumérés. Ces
nouveaux types de relations, portées vers le rendement, endossent, selon lui, différentes
nominations, du type : « relation de copains », « relations de travail » ou, encore,
« camaraderie ».
Une telle distinction aurait même, toujours selon Honneth, pour effet de mieux
catégoriser les relations amicales, par types et par intérêts singuliers. Ainsi, l’auteur n’y voit
pas « pathologie » mais plutôt « évolution sociale négative », alors qu’il ne s’agirait que de
traits passagers, qui ne seront pas appelés à durer dans le temps, puis qui sont propres aux
simples coutumes passagères du moment. Cependant, alors qu’Axel Honneth prend la peine
de nous décrire l’évolution des relations personnelles, comme étant ce qui a su socio-
199 Ibid., p. 217 200 Ibid., p. 218
76
historiquement construire nos grilles de lectures actuelles, comment peut-il soudainement
modifier son approche et juger de telles altérations négatives comme étant simplement
temporaires et accidentelles ?
De plus, il nous serait aisément possible d’ajouter que, face à cet individualisme
croissant et à cette quête de dépassement, qui caractérisent nos sociétés occidentales
contemporaines, bon nombre de relations amicales semblent aujourd’hui plutôt néfastes pour
les protagonistes qui s’y sont engagé. Nous pouvons songer à ces individus qui pourront
utiliser certaines informations confidentielles ou personnelles d’autrui, pour changer leur
rang social ou, encore, à ces entrelacements entre relations amicales et relations amoureuses
ou familiales. Certaines de ces relations font naître des conflits d’une telle importance, que
certains individus y paient de leur vie, par le suicide ou par la tuerie201.
À ce genre de phénomène, il serait aussi possible d’ajouter la montée croissante des
nouvelles technologies. Celles-ci permettent un partage accéléré et parfois accidentel
d’informations personnelles divulguées au sein d’un petit groupe d’amis et qui se trouvent
parfois soudainement exposées à un public plus large et non concerné. Ceci vient exposer
cette nouvelle fragilité qui est propre aux relations d’amitié. De plus, nous pourrions soulever
le paradoxe des individus requérant une certaine forme de vie privée que peut leur offrir
l’amitié, mais qui utilisent paradoxalement les médias sociaux afin de rendre public les
moindres détails de leur vie202.
Bref, alors que l’amitié a certes déjà pu défendre certaines valeurs normatives
implicites comme le partage, l’empathie et le secret, il semble bien que l’éclatement dont
celle-ci est aujourd’hui victime aille bien au-delà de la simple évolution sociale négative. Un
tel bouleversement et une si forte perversion d’un type de relation jusqu’ici dénué de tout
besoin institutionnel, nous apparaît davantage comme une condition pathologique propre à
nos relations d’amitié et, par le fait même, propre à la conception sociale de la liberté telle
que conçue par Honneth.
6.3 Les relations intimes
Suite au traitement qu’il fait des relations amicales, Axel Honneth s’attaque à une
frange assurément plus délicate de la liberté sociale, qui est celle des relations intimes. Tandis
que l’histoire a su nous présenter de multiples formes de relations intimes, fortement
201 Il nous suffit de songer au cas local du médecin Guy Turcotte, qui a récemment été reconnu coupable de
meurtre au premier degré, sur ses deux jeunes enfants, alors qu’après avoir découvert, par messagerie courriel,
que sa conjointe a tenu une relation extraconjugale avec leur meilleur ami, celui-ci aurait tenté de s’enlever la
vie et de s’en prendre à ses deux jeunes enfants. 202 D’une façon de plus en plus fréquente, bon nombre d’individus profitent de plateformes virtuelles comme
Facebook ou encore Twitter, afin d’étaler leurs dernières recettes, leurs états d’âmes ou, encore, leurs couleurs
politiques du moment. Certains se dévoilent publiquement sans aucune forme de retenue particulière.
77
influencées par les rôles sociaux distincts propres aux concepts de classes, il est aujourd’hui
plus aisé de circonscrire et d’illustrer en quoi peut correspondre la notion de relation intime.
L’histoire de l’Antiquité ou même du Moyen Âge, a pu nous introduire aux relations
intimes de grande passion. Cependant, une séparation entre relations intimes et mariage est
aujourd’hui bien plus marquée qu’il ne le fut à aucune autre époque. Désormais, la relation à
deux est envisageable sans cette notion d’engagement que nous nommons « couple » et ce
type d’union est désormais plus facilement considéré, lorsqu’il n’est pas question d’y inclure
un ou des enfants. Cette situation contraste vivement avec certaines époques pendant
lesquelles les individus étaient contraints de répondre aux exigences familiales en épousant
un partenaire déjà promis ou, encore, d’endosser les volontés du clergé et ainsi produire bon
nombre d’enfants. Il est désormais possible de concevoir la relation intime comme
l’incarnation d’une certaine liberté affective dégagée des regards externes :
À l’intérieur du mariage, désormais envisagé comme « libre », le principe de
l’égalité de l’homme et de la femme commença à prévaloir sur le plan normatif,
même si les modèles de rôles traditionnels et la domination masculine veillaient
à ce que la répartition des devoirs du ménage reste extrêmement inégalitaire. […]
Le principe institutionnalisé voulant que les relations intimes devaient relever de
la libre décision entre des partenaires égaux est bien ce qui permit à des plus en
plus de femmes, tout au long de ce même siècle, de commencer à prendre au
sérieux leurs sentiments amoureux, et de se rebeller contre les rapports
dominants203.
En référant ainsi au XIXe siècle, Honneth parvient à démontrer cette évolution
considérable, observée entre une ancienne conception des relations intimes et la lecture que
nous faisons désormais de nos relations de couple. Certes, la liberté des relations du XIXe
siècle n’était absolument pas réciproque ou intersubjective, mais les normes implicites
commençaient à prendre forme et l’émancipation de la femme eut pour effet d’accélérer
grandement ce cheminement vers l’effectivité. Alors que de façon paradoxale, les deux
guerres mondiales permirent bon nombre d’évolutions positives pour les femmes, ce ne fut
absolument pas le cas en ce qui a trait aux relations amoureuses. En fait, la distance entre les
conjoints et la précarité des relations ont même eu pour effet de ramener un certain
conservatisme à l’avant-plan :
Pour cette raison, les décennies 1920 et 1950 furent deux moments du XXe siècle
où l’institution du mariage bourgeois, avec toute l’autorité masculine et tout le
pouvoir de coercition qui le caractérisaient, connut une renaissance spectaculaire,
même si de nombreuses relations intimes alternatives commencèrent alors à
s’instaurer, hors de tout cadre juridique, parmi certaines couches, plutôt
marginales, de la société – des couples homosexuels vivaient ensemble
203 Ibid., p. 223
78
illégalement, des hommes et des femmes avaient des relations d’une vie entière
hors des liens maritaux, et les femmes commençaient de plus en plus à entretenir
des liaisons extra-maritales. Mais ce ne fut qu’après la dissipation définitive des
derniers effets retardateurs de la Seconde Guerre mondiale, et après que la
prospérité économique en Occident eut permis une individualisation accélérée,
que tous ces changements purent amener à des pratiques institutionnalisées, et
devenir une composante légitime de la vie sociale de tous les jours204.
C’est donc suite à un tel refoulement causé par ces périodes de guerre, qu’un véritable
éclatement a eu lieu au niveau de nos conceptions occidentales des relations intimes.
L’accélération continue de la reconnaissance des droits des femmes a aussi eu pour effet
d’amplifier ces modifications que nous pouvons aujourd’hui considérer comme historiques,
en plus d’assouplir certains cadres juridiques. La notion de remariage a alors fait son
apparition et la démoralisation des choix et des orientations sexuelles connut une croissance
sans précédent :
Ce qui se produisit avec ces bouleversements juridiques et culturels, qui, après
coup, ont été rangés sous le dénominateur commun de la « révolution sexuelle »,
peut au mieux-être décrit, avec un certain recul, comme le début d’une
désinstitutionalisation progressive de la famille nucléaire. Ce processus aboutit à
une autonomisation institutionnelle des relations intimes ou amoureuses : le lien
intersubjectif fondé sur des motifs sexuels et émotionnels a été à ce point
découplé de l’ensemble institutionnel de la vie commune familiale et de
l’éducation de l’enfant qu’il se présente désormais comme un système de
pratiques sociales parfaitement autonome, et qui, en principe, est accessible à tout
membre adulte de la société205.
Désormais, le couple ne se pense plus comme une relation qui serait conditionnelle au
concept de famille. Il en va de même de la notion de relation sexuelle, qui n’est plus
conditionnellement attachée au concept de couple, alors que nous assistons à un retour au
libertinisme. Cette transformation des cadres juridiques nécessite donc une plus grande
compréhension des règles de plus en plus implicites, qui régissent ces nouveaux types de
relations. On y voit dès lors naître un certain paradoxe entre les attentes préalables à une
relation de couple (empathie, partage, engagement, etc.) et certains éléments propres aux
nouvelles configurations des liaisons dites interpersonnelles (passion, refus d’engagement,
brièveté, intérêts volages).
Ainsi, les bases de la relation de couple, qui pouvaient permettre la reconnaissance des
individus se transforment. Alors que l’idée du couple, pour faire place à l’intersubjectivité,
demandait une certaine projection commune dans le temps, de la part des deux protagonistes,
204 Ibid., p. 224 205 Ibid., p. 225
79
il semble de plus en plus nécessaire de trouver un nouveau référent pour permettre le
remplacement de cette reconnaissance dans le temps. La conception à laquelle réfère
Honneth, demeure pourtant empreinte d’un certain conservatisme :
Dans l’esprit non seulement des protagonistes, mais aussi de l’observateur
proche, une telle relation ne satisfait à la norme qui lui est intrinsèque qu’à la
condition que les deux partenaires se montrent constamment attentifs aux
transformations de leur comportement respectif, qui viennent signaler un
changement dans les préférences ou les intérêts constitutifs de la personne. […]
En effet, ce n’est que là où deux personnes se mettent d’accord pour accompagner
avec bienveillance l’évolution de leurs personnalités respectives, y compris
lorsqu’elles empruntent une direction impossible à anticiper, qu’il est permis de
parler d’une relation intersubjective méritant le nom de relation
« amoureuse »206.
Un tel commentaire de la part de l’auteur, vient jeter un sévère discrédit sur tout autre
type de relation qui pourrait témoigner d’un fort engagement, mais qui ne se ferait pas « pour
le meilleur et pour le pire », comme le demandait l’adage religieux puis laïc, qui fut si
communément accepté. En fait, malgré le fait qu’Axel Honneth reconnaisse que la durée
dans le temps ne soit pas la seule caractéristique qui puisse permettre de juger de la qualité
d‘une relation, il précise de façon explicite que les relations pouvant durer dans le temps et
survivre aux fluctuations des subjectivités, sont les seules qui méritent de porter le titre de
« relation amoureuses ».
C’est donc afin de dépasser cette limite dans le temps, qui serait venue réduire les autres
types de relations à des formes d’amitiés plus intenses, qu’Honneth ajoute aux relations
amoureuses un caractère plus singulier et distinctif. Celui-ci permet d’embrasser le type de
relations conservatrices et traditionnelles, tout comme ces relations dites « nouveau genre ».
De plus, Honneth précise que le caractère de la temporalité, peut aussi s’exprimer de façon
parfois très profonde dans certains types d’amitié et ne plus représenter une caractéristique
exclusive à la relation amoureuse. Ainsi, il lui fallait véritablement soulever cet autre critère
qui s’avère cette fois-ci exclusif aux relations amoureuses, qui est selon lui la sexualité :
Certes, seul l’amour se caractérise par une anticipation d’une histoire destinée à
être vécue en commun, dont il est, dès le départ, fait l’expérience, dans son
orientation même vers l’avenir, comme d’un élément consolidant de la relation ;
mais un reflet de cette structure spécifique de temporalité pourrait également se
constater dans de nombreuses formes d’amitié. Ce qui distingue pourtant le
rapport amoureux de toutes les formes d’amitié, et ce qui fait de lui une institution
unique de l’attachement personnel, c’est un désir mutuel d’intimité sexuelle et un
grand plaisir pris à la copropriété du partenaire. Il n’existe aucun autre lieu, à
206 Ibid., p. 227
80
l’exception peut-être de l’unité des soins intensifs ou de la maison de retraite, où
le corps humain, dans toute son incontrôlable indépendance et toute sa fragilité,
est aujourd’hui aussi socialement présent que dans les interactions sexuelles d’un
couple en train de s’aimer207.
Par cette affirmation, Honneth ouvre une véritable brèche qui permet effectivement
d’envisager une certaine constance entre les relations traditionnelles du type mariage
institutionnalisé et les relations nouveau genre, plus libertaires. Pour renforcer cette idée, il
soutient même que la notion de perversion sexuelle fut quelque peu diluée depuis des
décennies. Il affirme que ces brèves relations, parfois hétérosexuelles, homosexuelles ou
même mixtes, sont de plus en plus reconnues comme faisant partie intégrante du paysage
normatif des relations de couple occidentales contemporaines. Les cas considérés comme
déviants, aujourd’hui, sont principalement ceux qui altèrent la condition physique ou
psychique des individus non consentants (car un nombre quand même important d’individus
s’adonnent à ce qu’il y a quelques années à peine, aurait été considéré comme pouvant brimer
l’intégrité physique ou psychique d’un individu). Les cas les plus importants de ce type, sont
aujourd’hui ceux qui impliquent généralement des enfants d’âge mineur.
En ce qui a trait à ces formes de perversions parfois non partagées par les deux
protagonistes, Honneth soulève que c’est justement ce fait qu’elles ne trouvent pas d’écho
réciproque, qui permet de les discréditer et de les soustraire de ce qualificatif de relation
amoureuse. Donc, malgré le fait qu’il puisse parfois y avoir violence au sein d’un couple, le
fait de remplir la condition du consentement réciproque devrait suffire à légitimer cette
relation ou ce rapport et lui donner le titre de relation amoureuse. Honneth remonte même
jusqu’à Fichte pour expliquer que cette reconnaissance du fait charnel était en place il y a
déjà deux siècles :
Fichte savait déjà, bien évidemment dans le cadre des limites culturelles de son
temps, que la liberté à l’œuvre dans de telles relations est une affaire de « relation
naturelle et morale des cœurs », et non une affaire de régulations juridiques. C’est
l’expérience de l’intimité sexuelle et de la complicité des corps qui prépare le
terrain au type de réciprocité non contrainte qui constitue la forme dans laquelle
est exercée la liberté sociale. Une approche phénoménologique se focalisant sur
l’enrichissement réciproque à l’œuvre dans les comportements amoureux permet
de saisir cela bien plus aisément que dans le cas de l’amitié, où le rôle de
médiation est en grande partie joué par la discussion208.
Ce qu’Honneth tente de défendre, avec une telle démonstration et en s’appuyant sur
l’un des prédécesseurs de l’idéalisme allemand, c’est l’idée que les relations comme nous les
connaissons aujourd’hui, permettent une plus grande liberté que le faisaient les relations de
207 Ibid., p. 228 208 Ibid., p. 233
81
type juridique. Il ne suffit que de songer aux mariages forcés pour reconnaître que
l’engagement réciproque, quoique pouvant être de durée très brève, est plus près d’une
décision libre et éclairée que ce qu’ont pu être les engagements juridiques planifiés et forcés.
C’est donc dans cet engagement de la totalité de l’être, qu’Axel Honneth voit enfin
l’accès à une effectivité du libre choix amoureux pour les deux membres du couple. Quand
nous revenons à cette notion hégélienne « d’être dans cet autre, auprès de soi-même », il nous
devient plus aisé de saisir ce que représentait cette quête de reconnaissance, de réciprocité et
d’intersubjectivité, chère aux penseurs allemands. Pour Honneth, la communication des
corps dépasse largement la communication verbale propre aux discussions amicales :
À la différence de cette forme de liberté sociale, la relation amoureuse témoigne
d’une proximité incomparablement plus grande entre ses protagonistes. En effet,
c’est ici l’identité physique entière qui est impliquée dans la réciprocité : les deux
individus s’enrichissent et se complètent l’un l’autre non pas seulement en
s’encourageant et en se soutenant mutuellement dans leur culture éthique
respective, mais aussi, et avant tout, dans la satisfaction réciproque de leurs
besoins physiques, qui semblent à chacun d’eux tout particulièrement importants
pour sa vitalité et son propre bien-être. Dans la forme sociale de l’amour telle que
nous la connaissons aujourd’hui, chacun est une condition de la liberté de l’autre
dans la mesure où il devient pour l’autre une source d’expérience physique de
soi209.
En fait, les règles d’engagement implicites sont si reconnues par chacun des individus,
que si l’un enfreint celles-ci, la relation pourra dès lors avorter. Nul besoin de se soumettre à
un jugement ou à une évaluation juridique. Les individus sont libres de s’engager, et de se
dégager de la façon qui leur convient le mieux. Cependant, il ne faudrait pas oublier un
élément central qui demeure problématique, et que même Honneth ne saurait solutionner par
sa bonne volonté : la possibilité que la rupture ne se fasse pas ou ne soit pas reconnue de
façon réciproque.
Cet élément, qui cause tant de problèmes au niveau juridique, en cause tout autant au
niveau normatif, qui est implicite à ces relations libérales dites de nouveau genre. L’individu
qui se retrouve délaissé, qu’il soit marié ou pas, ressent également une perte de
reconnaissance. Ainsi, sa liberté à lui demeure simplement formelle, alors qu’il demeure à
ses propres yeux toujours un conjoint, mais seulement en potentialité ou en puissance. En
subissant le rejet de l’autre, il se retrouve dans l’impossibilité d’exercer son libre choix, qui
aurait été d’entretenir cette union avec cet ex-partenaire de vie, qui ne devient dès lors plus
qu’une composante de son identité négative.
209 Ibid., p. 234
82
L’élément qu’Honneth identifie comme une évolution sociale négative, propre à la
relation de couple contemporaine, est l’approche carriériste qui peut pervertir ou mettre un
terme à certaines relations. Toujours portés vers l’avancement et la performance, un nombre
croissant d’individus en viennent à ne plus s’engager dans une relation de collaboration, mais
plutôt dans une relation d’opposition, alors que leur conjoint n’est rien de plus qu’un « autre »
ou qu’une ressource humaine qui se veut remplaçable à tout moment. Nous pourrions
pratiquement nous demander si ces relations juridiques tant critiquées n’offraient pas un
certain frein à cette pathologie attribuable au couple actuel, alors que par l’institution du
mariage, les individus se retrouvaient légalement engagés à développer un minimum de
respect à l’endroit de leur conjoint. L’engagement formel traditionnel maintenait les deux
individus, malgré une dispute ou une prise de direction différente, toujours réputés comme
faisant partie du même couple. À l’époque dans une perspective patrilinéaire, l’attribution du
nom du conjoint permettait de conserver une trace historique de cet engagement réciproque.
Les ruptures actuelles, pour leur part, qu’elles impliquent ou non la présence d’un enfant,
emportent cette trace d’intersubjectivité institutionnelle dans le néant, en permettant aisément
aux femmes de reprendre leur nom de naissance.
Heureusement, Honneth sait reconnaître un second élément qui nous semble
pathologique, qui est l’insécurité à laquelle les individus engagés dans une relation nouveau
genre sont confrontés. Désormais, ils doivent accorder autant d’énergie à évaluer les risques
de rupture amoureuse, évaluer leurs comportements et les incidences de ceux-ci, qu’à
s’engager dans la réalisation de projets communs :
Il est certain que nous n’avons pas là, en premier lieu, les signes d’une
réimplantation de l’amour dans le contexte de reproduction sociale. Nous avons
plutôt affaire ici aux symptômes d’un évidement de l’intérieur des capacités
individuelles à l’attachement, dont l’explication réside dans la nécessité
d’évaluer constamment l’ensemble des relations personnelles au prisme de
l’avancement professionnel. Dans cette mesure, l’institution de la relation intime
« pure », liée à l’acceptation réciproque de certaines obligations de rôle, qui n’est
que depuis peu l’objet d’une démocratisation pleine et entière, et qui est donc
désormais accessible, d’une manière ou d’une autre, à la population entière,
semble aujourd’hui, une nouvelle fois, en crise210.
En bref, il apparaît évident que ces nouvelles relations apportent un déficit de
reconnaissance, puis démontrent une incapacité pathologique des partenaires à s’autolimiter.
Ainsi, les idéaux visés par les Fichte et Hegel sont loin de se réaliser. La croissance du
nombre de divorces observée peut en témoigner211. Par contre, Honneth rattache simplement
210 Ibid., p. 236 211 « Le divorce connaît au Canada une augmentation constante. Par exemple, en 1964, au Québec, 1,3 coupe
sur 1000 divorçait après 5 ans de mariage. En 1976, la proportion est montée à 54 sur 1000. En 1999, 114,4
mariages sur 1000 se sont soldés par un divorce après 5 ans. Finalement, en 2004, il y a eu 52,4 divorces sur
83
cette problématique de la liberté sociale, lorsqu’incarnée par la relation amoureuse, à la
conception actuelle que nous entretenons du marché. Ce fait de transposer toutes les sphères
de nos vies dans une lecture de marché, se transporte dans l’aspect carriériste et individualiste
qui caractérise nos relations de couple contemporaines. Ce transfert de l’attitude
individualiste propre au marché serait la principale raison de cet actuel effritement
relationnel. Toutefois, nous demeurons sceptiques, alors qu’il apparaît infiniment plus
important de considérer l’importance que nous accordons à notre société de droits. Cette
structure semble aujourd’hui exclure tout devoir ou tout engagement, alors que les droits
individuels passent désormais avant ceux des familles ou de tout autre type de groupe ou de
communauté.
6.4 Les familles
Après avoir pu traiter des relations qui s’opèrent entre deux partenaires, la sphère des
familles nous ouvre une porte vers un modèle d’échange pouvant inclure plusieurs individus.
De cette façon, il deviendra intéressant de voir si les observations faites jusqu’ici par Honneth
peuvent s’appliquer à cet autre type de relations qui sont plus étendues. Ce segment nous
permettra donc d’analyser la famille comme premier foyer de socialité. Dans le contexte
familial, l’individu peut vivre, à petite échelle, la plupart des échanges et des conflits
auxquels il fera face lorsqu’il fera son entrée en société.
De façon conséquente avec certains éléments soulevés dans notre portion sur les
relations « nouveau-genre », nous devons maintenant étendre notre critique jusqu’au concept
de la famille pour rappeler que celle-ci n’embrasse plus seulement le modèle nucléaire
traditionnel, mais qu’elle se décline désormais sous les formes de familles monoparentales
ou recomposées.
Les rôles traditionnels et la répartition classique des responsabilités sont maintenant
choses du passé. Un enfant, aujourd’hui, peut avoir deux, trois, voire quatre parents, puis
peut tout aussi bien avoir deux pères ou deux mères. Sans que nous ayons ici besoin d’en
faire l’énumération, une multitude de combinaisons nous semblent maintenant possibles au
niveau de la constitution familiale. Cependant, il est important de spécifier que le cadre
conceptuel traditionnel classique, en ce qui a trait aux idées entourant une famille, est
désormais éclaté.
Paradoxalement, c’est peut-être cette variation ou cette pluralité qui peut constituer,
dans le temps, l’unique constante propre à la définition d’une famille. Au Moyen Âge par
exemple, les enfants étaient appelés à travailler très tôt. Cela ne pouvait donc pas leur offrir
100 mariages au Québec. » (Institut de la statistique du Québec (2008). Proportion des mariages rompus par
un divorce à certaines durées depuis le mariage. Québec.
[http://www.stat.gouv.qc.ca/donsat/societe/demographie/etat_matrm_marg/512.htm.] )
84
le type de jeunesse que nos sociétés contemporaines actuelles offrent désormais aux enfants.
De plus, les phénomènes de l’esclavagisme et du service, à une époque pas très lointaine,
avaient pour effet d’inclure certains nouveaux visages dans le cercle familial dès lors plus
étendu. La famille incluait alors des relations élargies aux deux familles concernées par le
couple (oncles et tantes paternels et maternels, cousins). Toutefois, plusieurs facteurs comme
l’industrialisation, l’urbanisation et l’embourgeoisement ont progressivement transformé le
cadre familial qui se voulait auparavant nucléaire :
Après la Première Guerre mondiale, avec l’accélération de l’industrialisation du
Québec, la famille nucléaire, nommée aussi famille biparentale ou conjugale,
devient le modèle prédominant. Cette famille s’installe de plus en plus en ville,
devient ouvrière. La famille souche disparaît ; la maisonnée est réduite au noyau
parents et enfants. Le couple constitue désormais la pierre d’assise de la famille
moderne212.
C’est d’ailleurs à cette forme de famille, déjà observable en Occident à partir du XVIIIe
siècle, à laquelle bon nombre d’ouvrages psychologiques, philosophiques et sociologiques
contemporains font référence Cette stabilité a d’ailleurs permis de mettre en place un cadre
qui, avant que la famille ne connaisse ses nombreux récents bouleversements, permettait de
réaliser un traitement et une analyse plus appliquée de l’intersubjectivité:
La liberté d’un membre de la famille devait trouver ici sa confirmation et son
épanouissement dans les libertés des autres membres de cette famille. En effet,
les obligations de rôles institutionnalisées se complétant mutuellement
veilleraient à ce que la femme, en tant que mère, puisse satisfaire ses besoins
émotionnels à l’endroit de son époux et de ses enfants, à ce que l’homme, en tant
que père, puisse satisfaire son « appétit » de considération sociale en gagnant un
revenu tiré de son activité professionnelle, se gagnant ainsi la reconnaissance
admirative de son épouse et de ses enfants, et à ce que ces derniers, enfin, grâce
au soin et à l’affection parentaux, puissent atteindre au type d’autonomie
individuelle attendu de leur part par la société. L’idée selon laquelle nous
n’atteignons notre liberté (naturelle) qu’en remplissant sur le mode de la
complémentarité des obligations de rôle semblait être si idéalement concrétisée
dans cette forme de famille bourgeoise que son portrait imaginaire caractérisa,
au moins un siècle et demi durant, la compréhension normative que la société
moderne se faisait d’elle-même213.
Cependant, malgré qu’il nous soit possible d’émettre un tel constat de façon rétroactive,
la famille contemporaine avec laquelle nous devons évoluer, n’est plus celle-ci. Les notions
de rôles, compte tenu de l’émancipation féminine telle qu’entrevue dans notre passage sur
212 Fortier, C. (1997). Les individus au cœur du social. Québec : PUL, p. 235 213 Ibid., p. 242
85
l’évolution du couple, ont eu un impact similaire, sinon plus important encore, sur l’évolution
du concept de famille :
Dans tous les cas, tout laisse penser que les femmes, au XIXe siècle, n’entrèrent
pas seulement en rébellion contre la morale dictée par la domination masculine,
mais commencèrent aussi à attaquer les rapports faits d’oppression qui
prévalaient alors dans les familles bourgeoises. Le droit de l’époux à disposer lui
seul des revenus de la famille, l’autorité qui lui était conférée de prendre à lui
seul toutes les décisions sensibles relatives à l’avenir de la famille, la division du
travail extrêmement inégalitaire du foyer, qui assignait aux mères la charge
entière du soin émotionnel et du labeur domestique quotidien, l’interdiction plus
ou moins stricte faite aux femmes de suivre des études universitaires et, de cette
façon, de mener une carrière brillante – autant d’exemples de discriminations
efficientes au sein de la vie de famille contre lesquelles s’élevèrent, dès le XIXe
siècle, des premiers cris de mécontentement ou de protestation214.
Suite à ce premier bouleversement, est survenu, tel que Talcott Parsons215 avait pu
l’anticiper, un second changement majeur. Il s’agit de la délégation de plus en plus de
responsabilités relatives à l’éducation, aux institutions publiques. Selon Parsons et c’est là
une des analyses possibles parmi bien d’autres216, les familles se sont retrouvé dégagées
d’une certaine pression relative au conformisme. De plus, les mères, en se dégageant de la
responsabilité complète de l’éducation de leurs enfants, ont enfin pu bénéficier d’un soutien
supplémentaire afin de poursuivre leur émancipation. Les femmes allaient enfin accéder à un
niveau de liberté similaire à celui détenu par leurs maris :
Ce changement dans les modèles d’interprétation symboliques eut un impact si
fort sur la structure relationnelle entière de la famille moderne qu’il nous est
difficile aujourd’hui d’en saisir toutes les conséquences. […] Mais les attentes
normatives au sujet du mariage comme de la vie familiale nourries par les
hommes d’un côté et par les femmes de l’autre devaient aussi augmenter
spectaculairement. Parce que les anciennes contraintes de rôle traditionnelles
commençaient à disparaître, les interactions parentales menées dans des
conditions de participation semblaient désormais promettre dans le même temps
214 Ibid., p. 243 215 Talcott Parsons (1902-1979) est sociologue et économiste. Il a élaboré la théorie du fonctionnalisme
systémique de l’action. On y retrouve les influences des Weber, Freud et Durkheim, entre autres. Il a publié
des ouvrages comme : Economy and Society (1956) ; Politics and Social Structure (1969) et Action Theory and
the Human Condition (1978). 216 Il y a cependant bien d’autres interprétations possibles de ce phénomène, dont celle de Foucault sur le
biopolitique. Selon Foucault, la délégation des responsabilités s’apparente bien plus à une nouvelle forme de
main mise du pouvoir sur la vie des gens : « […] passer d’un pouvoir lacunaire, global à un pouvoir continu,
atomique et individualisant : que chacun, que chaque individu en lui-même, dans son corps, dans ses gestes,
puisse être contrôlé, à la place des contrôles globaux et de masse ». (Foucault, M. (1981). Les mailles du
pouvoir ; 2e partie, trad. W. Prado Jr ; conférence prononcée à la faculté de philosophie de l’université de Bahia,
1976. Barbarie, no5, été 1982, p. 34-42)
86
aux deux partenaires qu’ils pourraient voir leur personnalité respective
s’épanouir librement au sein de la famille217.
Comme nous le mentionnions précédemment, ce fut cet appel à la liberté, par les
femmes, qui a permis une évolution et une nouvelle acceptation au niveau de certaines
structures entourant les relations de couple (relations extraconjugales, relations brèves et
ponctuelles, asymétrie des rapports affectifs, etc.). Certes, les relations extra conjugales ont
toujours existé, mais ont été plus ou moins tolérées selon les contextes socio-historiques,
comme par exemple, dans le contexte de la morale hypocrite bourgeoise. A cet effet, il nous
semble qu’Axel Honneth, qui se réclame comme un descendant direct d’Hegel, a
explicitement fait fi de la relation de maître et d’esclave qui sévissait à l’époque entre les
hommes et les femmes. Pourtant, bien avant Honneth, un auteur comme John Stuart Mill
avait déjà pu soulever cet élément :
Toutes les conditions sociales et naturelles concourent à rendre à peu près
impossible une rébellion générale des femmes contre le pouvoir des hommes.
Leur position est bien différente de celle des autres classes de sujets. Leurs
maîtres en attendent plus que leur service. Les hommes ne se contentent pas de
l’obéissance des femmes, ils s’arrogent un droit sur leurs sentiments. Tous, à
l’exception des plus brutaux, veulent avoir, dans la femme qui leur est le plus
étroitement unie, non seulement une esclave, mais une favorite. En conséquence
ils ne négligent rien pour asservir leur esprit218.
La femme, porteuse des désirs d’émancipation et d’égalité croissants, se retrouvait telle
une esclave, devant l’homme qui était socialement légitimé comme son maître. Cela amorça
donc un éclatement de la famille nucléaire traditionnelle au profit de ces multiples formes de
relations qui sont aujourd’hui considérées. Tel que nous l’avons déjà mentionné (p.87), le
nombre de divorces grimpe en flèche, tandis que les critiques envers un modèle familial
contraignant se font de plus en plus vives. Cette nouvelle configuration a donc eu pour effet
d’amener les pères à offrir une plus grande considération envers leurs enfants, alors que cette
attention était auparavant dirigée de façon principale vers leur travail.
Cette nouvelle fragilité de la famille repositionna donc l’enfant au centre du couple,
amenant les parents à évaluer de façon plus considérable les impacts de leurs choix de vie
sur leur (s) enfant (s). Cela a même poussé les gens à évaluer les conséquences de former un
couple avec un partenaire ayant eu un enfant lors de son union précédente. Il faut désormais
anticiper l’évolution probable des comportements du partenaire, si l’ajout d’un enfant
provenant d’une autre union devait venir transformer la dyade du couple en triade. À une
certaine époque, l’évaluation d’une séparation se faisait selon une considération
217 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 248 218 Mill, J.S. (1992). De l’assujettissement des femmes, trad. É. Cazelles. Paris : Avatar, p. 13
87
principalement juridique, qui lorsqu’un conjoint était surpris en défaut d’infidélité, dictait en
quelque sorte la suite des choses et parfois même le principal lieu de résidence de l’enfant.
Nos sociétés contemporaines, elles, font aujourd’hui le choix d’évaluer quels pourront être
les impacts globaux d’une éventuelle séparation, sur le développement cognitif et socio-
affectif de l’enfant et des deux parents :
Les liens entre les familles et les professionnels en tout genre se sont donc
complexifiés et « épaissis » dans les sociétés occidentales. D’un côté, la
participation des professionnels à la vie quotidienne des familles est devenue plus
marquée et étendue. Il y a aujourd’hui peu d’aspects de la vie d’un couple et
d’une famille qui ne soient pas placés sous la loupe d’un expert ou d’un
spécialiste, reconnu socialement pour tenir un discours de vérité à ce sujet. Vivre
en couple et en famille est de moins en moins une affaire privée et naturelle et de
plus en plus une affaire publique et planifiée ou scénarisée219.
En soutenant un tel regard, nos sociétés offrent inévitablement une plus grande
considération aux individus. Certes, elles permettent le dépassement du formalisme
juridique, mais elles soumettent aussi ces individus à de multiples regards, normes et attentes.
Cela n’est pas sans conséquence et a pour effet d’uniformiser nos sociétés et de
malheureusement freiner un développement des individus qui pourrait s’avérer intuitif et
spontané. Cependant, de telles superstructures d’évaluation des pratiques parentales
permettent d’assurer une reconnaissance optimale de l’enfant et d’offrir à ce dernier des
conditions de développement qui sont elles aussi optimales. Finalement, il faut de plus
considérer les résultats que pourra apporter le fait d’offrir à cet enfant, une famille de type
« patchwork » découlant d’une éventuelle réorganisation familiale. Alors qu’auparavant, les
familles reconstituées se créaient suite à une soudaine mortalité ou une maladie sévère de
l’un des deux parents, les raisons pouvant causer ce phénomène sont désormais multiples.
Ces reconstitutions découlent souvent, entre autres, de la rencontre d’une ou d’un nouveau
partenaire, suite à la fin d’une précédente union.
Honneth parvient donc, avec cette relecture socio-historique des transformations de la
famille, à bien justifier pourquoi la famille actuelle représente un excellent foyer de
considération sociale et, par le fait même, un excellent socle pour envisager la liberté sociale
comme thérapie. Désormais, les individus sont considérés pour leur valeur intrinsèque et les
impacts de nos relations sur ceux-ci sont évalués d’une façon tout à fait différente. Cette
reconfiguration des interactions familiales a permis une redéfinition des rôles, en plus
d’accorder une plus grande considération aux aspects phénoménologiques du vécu :
219 Lacharité, C. et J.P. Gagnier (2009). Comprendre les familles pour mieux intervenir. Repères conceptuels
et stratégies d’action. Montréal : Chenelière, p. 12
88
Les obligations normatives entre membres de la famille, qui, jusqu’alors, étaient
liées à des rôles institutionnels figés, ont au fil de cette dé-traditionalisation perdu
leur caractère rigide et statique et, en lieu et place, adopté une forme bien plus
souple, changeant au gré des situations. Les devoirs familiaux ne doivent plus,
aux yeux des parents, que ce soit entre eux, ou dans leurs rapports avec leurs
enfants, adopter en permanence la même constance et la même forme. L’étendue
et la substance de tels devoirs non contractuels se mesurent plutôt pour l’essentiel
aux besoins découlant de la position ou de l’âge respectif de chacun des membres
de la famille220.
Ce fait d’élargir les cadres des tâches, des rôles et des responsabilités propres à chacun
des membres de la famille, a eu un autre effet sur celle-ci. Afin d’assurer le maintien de
bonnes interactions au sein de la famille, la communication efficace et transparente devient
une condition impérative :
Le fait que les obligations intrafamiliales varient désormais bien plus fortement
en fonction des capacités et des besoins des membres envisagés à titre individuel
est naturellement aussi synonyme d’un besoin grandissant de compréhension
communicationnelle. Si ce qui est attendu des individus à l’intérieur de la famille
n’est plus déterminé comme naturellement par le rôle leur ayant été auparavant
assigné, les membres de la famille auront à se mettre d’accord, dans une situation
concrète et donnée, sur leur contribution respective, et ce conformément au
principe de solidarité. Dès que le permet le développement psychologique de
l’enfant, les parents l’impliquent habituellement dans le processus de formation
de la volonté commune221.
Par une telle lecture de ce nouveau mouvement, nous nous situons toutefois plus au
niveau d’un agir communicationnel, tel qu’entendu par Habermas, plutôt qu’arrivés à une
éthicité commune comme le recherche Honneth. Il demeure donc intriguant de voir de quelle
façon Honneth parviendra à mettre en évidence les composantes de l’éthicité propres à la
famille contemporaine. C’est pourquoi il tente de souligner que le relâchement des balises
permettant d’encadrer les conditions familiales, démontre, par l’engagement que prennent les
parents envers leur(s) enfant(s), qu’une certaine forme d’éthicité serait ainsi croissante.
L’engagement ne se veut plus seulement juridique, mais moral, alors que nous sommes
passés d’un cadre de soutien externe, à un modèle de liens internes qui rendent la famille plus
souple, mais tout en maintenant la force qu’on lui connait. Selon l’auteur, cette nouvelle
forme de lien exprime une plus grande liberté que les cadres propres à la famille moderne
bourgeoise, qui dépendait de conditions plutôt juridiques. En fait, la souplesse et la fragilité
du lien relatif au couple, ont su renforcer l’engagement moral des partenaires et des parents
220 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 255 221 Ibid., p. 256
89
à l’endroit des familles. De même, nous pourrions soutenir qu’un respect plus grand est
observable lorsque l’un des parents fait le choix de quitter le foyer familial.
L’expression la plus forte de cette nouvelle liberté est le fait que les enfants et les
parents, deviennent désormais partenaires et réussissent, dans le cas des familles
recomposées par exemple, à dépasser les limites d’un lien strictement biologique. Tous les
membres, transforment désormais ce qui aurait pu être qualifié auparavant d’amitié en
engagement familial profond :
L’enfant peut tenter de devenir un partenaire de l’interaction avec son père ou sa
mère, et les parents se défaire des réalités biologiques de leur âge en devenant
des camarades de jeu de leur fille ou de leurs fils. Dans les deux directions, cette
dé-délimitation (Entgrenzung) à l’œuvre non seulement dans leurs imaginaires,
mais aussi dans leur interaction pratique, représente une émancipation222.
En plus de cela, la souplesse et l’ouverture au changement qui caractérise désormais
ces nouvelles familles, offrent, selon Honneth, une certaine permutation des rôles dans le
temps. Plus nos sociétés s’ouvrent à ces nouveaux modèles familiaux et plus la liberté qui y
règne devient concrète. L’ensemble des membres d’une famille peut désormais mieux saisir
ce qu’est la reconnaissance intersubjective et la participation démocratique :
Aujourd’hui, les enfants vivant au sein de familles bénéficiant de préconditions
socio-économiques favorables peuvent faire très tôt l’expérience de ce que
signifie participer en tant qu’individus à une coopération partagée. Au fil de
l’internalisation des règles de reconnaissance intrafamiliales, ils apprennent à
faire taire leurs intérêts égocentriques dès lors qu’un autre membre de la famille
se montre dépendant de leur aide et de leur soutien. Tout ce qui relève des
capacités et des dispositions à un tel « individualisme coopératif » peut en
principe être acquis à travers la participation à des pratiques familiales entre-
temps devenues synonymes d’engagement mutuel : la capacité à développer le
schéma intellectuel d’un Autre universalisé, à l’aune duquel les responsabilités
intrafamiliales doivent être réparties en toute équité et en toute justice ; la bonne
disposition, lorsqu’il s’agit de négocier de telles responsabilités sur le mode de
la délibération, à assumer véritablement ces devoirs contenus implicitement dans
la position occupée ; enfin, la tolérance requise chaque fois que d’autres membres
de la famille viennent à cultiver des styles de vie ou des préférences entrant en
contradiction, pour des raisons éthiques, avec les siens propres223.
Bref, la famille dans sa forme actuelle, offre une bien meilleure extension ou permet
de mieux anticiper et développer les habiletés sociales nécessaires à produire un meilleur
vivre ensemble. Les individus peuvent inévitablement y développer de fortes habiletés
222 Ibid., p. 265 223 Ibid., p. 272
90
sociales et mieux comprendre les principes d’interaction, de reconnaissance et
d’intersubjectivité. Par contre, un tel éclatement de la famille, alors qu’Honneth propose pour
celle-ci un relâchement, semble désormais nous avoir menés vers un renforcement des cadres
juridiques pouvant régir celle-ci :
Étant devenue un objet de connaissances, la famille est également investie
socialement comme une cible d’actions de plusieurs groupes à l’intérieur de nos
sociétés. Les familles ne font pas qu’exister, elles sont prises dans un
enchevêtrement d’exigences et de pressions, mais aussi d’intérêts, de demandes
et de revendications. Le champ couvert par ces discours et ces actions peut être
grossièrement divisé en deux grands territoires plus ou moins indépendants ou
superposés : celui des politiques axées sur la famille (la fiscalité des familles, les
programmes tels que les congés parentaux, la Loi sur la protection de la jeunesse,
la Loi sur l’adoption, etc.) et celui des pratiques institutionnelles et
professionnelles dans les domaines des services de garde, de l’éducation, de la
santé, des services sociaux et de la justice224.
Qui dit renforcement juridique ou institutionnel, dit aussi renforcement du formalisme
intersubjectif. Ainsi, étant à la fois mieux considérés dans leur foyer, par les membres
immédiats de la famille, les individus se voient paradoxalement vidés de leur contenu et
instrumentalisés par un système juridique qui transforme la famille en institution :
À partir des années 1960, les sociétés occidentales se fractionnent et l’image de
monsieur et madame Tout-le-monde et de la petite famille « standard » se fissure.
Dans le champ professionnel du couple, de la famille et de l’enfance, un nouveau
courant émerge, celui des thérapies familiales. […], le couple et la famille sont
devenus des objets sociaux qu’il faut tenter de comprendre et sur lesquels il faut
tenter d’agir. À partir de ce moment, les conduites individuelles des membres
d’une famille sont considérées non plus par rapport à leur signification sur le plan
de leur organisation interne (leurs pulsions, leurs affects, etc.), mais par rapport
au sens et à la fonction qu’elles ont sur le plan de l’organisation du système
familial. L’intervention familiale devient ainsi systémique225.
Oui, les cadres juridiques propres à la famille nucléaire ou patriarcale peuvent s’être
affaissés, mais de nouveaux cadres viennent, il nous semble, renforcer les interventions
juridiques et rigidifier les relations entre individus. Même, nous pourrions pratiquement
affirmer que l’enfant est parfois instrumentalisé pour des fins strictement juridiques ou
monétaires. De plus, Honneth, lorsqu’il faisait référence aux « enfants vivant au sein de
familles bénéficiant de « préconditions » socio-économiques favorables », semblait
reconnaître lui-même implicitement, qu’un certain nombre de foyers ne disposaient pas des
224 Lacharité, C. et J.P. Gagnier (2009). Comprendre les familles pour mieux intervenir. Repères conceptuels
et stratégies d’action, p. 9 225 Ibid., p. 11
91
conditions propices à la réalisation d’une éthicité fondée sur la reconnaissance intersubjective
des libertés individuelles.
Peut-être cet aspect est-il une conséquence des diverses expériences de violence
récemment vécues par ces nouveaux modèles de familles éclatées, mais il semble évident
qu’Axel Honneth ait choisi de négliger un tel aspect. Alors qu’une porte était grande ouverte
pour permettre l’apparition d’un véritable espace de dialogue et une ouverture sur l’éthicité
intersubjective, le domaine juridique s’y invite et vient normaliser chacune des actions et
chosifier les individus. De tels facteurs aggravants, nous semblent être bien plus
pathologiques qu’être de simples évolutions sociales négatives.
6.5 « Évolutions sociales négatives » ou relations personnelles pathologiques ?
Suite à cette analyse de la proposition qu’Axel Honneth livre, en ce qui a trait aux
relations personnelles pouvant incarner l’une des facettes de la liberté sociale comme
thérapie, nous sommes en droit de maintenir certaines critiques. En fait, Honneth reconnaît
lui-même certaines limites ou déviations propres à ce type de relations. Cependant, il se limite
à les considérer comme des « évolutions sociales négatives », alors que certaines d’entre elles
furent déjà considérées, par certains auteurs, comme étant problématiques.
Maintenant, nous est-il possible de les qualifier de pathologies? Pour y répondre, nous
pourrons brièvement nous référer à deux auteurs qui détiennent une certaine notoriété, en ce
qui a trait au traitement qu’ils ont pu faire des relations interpersonnelles. D’une part, on ne
peut éviter la perspective critique défendue par Eva Illouz, cette intellectuelle universitaire
spécialisée en sociologie des sentiments, qui fut même invitée par Axel Honneth lui-même,
en 2004, à réaliser certaines conférences à l’université Goethe de Francfort. Ainsi, nous nous
pencherons sur certains éléments présents dans Les sentiments du capitalisme226 ainsi que
sur certains autres de ses ouvrages ou commentaires. Ensuite, nous tenterons d’analyser la
perspective que nous propose un auteur dont les travaux semblent s’imprégner d’un esprit
similaire à ceux d’Axel Honneth : Daniel Innerarity. Dans son Éthique de l’hospitalité227,
Innerarity nous propose de ne pas dresser une approche normative pouvant régir nos relations
intersubjectives et politiques, mais plutôt de nous ouvrir à la contingence et à accueillir
l’accidentel, voire l’altérité. Une telle approche nous semble tout à fait conséquente avec
l’éthicité démocratique à laquelle Honneth tente de nous mener, dans Le droit de la liberté :
Esquisse d’une éthicité démocratique. En fait, l’approche d’Innerarity nous permet même
d’espérer un dépassement de l’éthicité démocratique honnethienne.
226 Illouz, E. (2006). Les sentiments du capitalisme, (trad. Jean-Pierre Ricard), Paris : Seuil, 201 pages. 227 Innerarity, D. (2009). Éthique de l’hospitalité, (trad. Blanca Navarro Pardinas et Luc Vigneault), Québec:
PUL, 250 pages.
92
Eva Illouz donc, pour sa part, tente de dresser ce portrait du « capitalisme émotionnel »,
alors qu’elle met en évidence la froideur du monde et le désenchantement propre à la
rationalisation, qui nous pousse vers l’individualisme. Alors que nous avons pu soulever
l’aspect pathologique des relations d’amitié trop objectivées et réduites à une simple
marchandisation ou à un simple opportunisme, Illouz illustre pour sa part que cette façon de
faire peut même amener les individus à exprimer encore plus fortement leur désir de
reconnaissance. En fait, l’auteure soutient que ces nouvelles formes relationnelles nouveau-
genre, sont en fait plaquées sur nos attitudes propres à notre action dans ce marché capitaliste.
Honneth l’a lui-même reconnu, mais Illouz, pour sa part, soutient qu’à cause de cela, il nous
faut repenser nos grilles de lecture du monde et non plus l’évaluer au regard de nos attentes
normatives classiques ou traditionnelles. Il faut plutôt nous questionner au regard de cet
éclatement du matérialisme relationnel :
La caractéristique principale de l’intimité moderne, qu’Anthony Giddens célèbre
comme une démocratie en microcosme, est qu’elle peut être interrompue à
n’importe quel moment si elle cesse de correspondre aux émotions, aux goûts et
à la libre volonté. Le choix comme métaphore primordiale de l’individualité est
ce cadre à l’intérieur duquel est exercé l’engagement. Les promesses – au moins
dans le cadre amoureux – prennent un tour comique si les relations se fondent sur
l’exercice permanent du choix et si le choix s’appuie sur un régime affectif de
type « essentialiste » : c’est-à-dire sur l’idée que les relations doivent être
formées et fondées sur des émotions sincères, qui doivent précéder la relation et
la soutenir constamment228.
Illouz démontre même que l’entrelacement entre les sphères publiques et privées crée
un tout nouveau monde, tandis que les médias, autant traditionnels que sociaux, ont pu
contribuer à la diffusion d’un savoir psychologique sans précédent. Désormais, les émotions,
le Moi et l’identité occupent une place sans précédent dans la culture populaire. Même les
entreprises commencent à considérer un espace pour les émotions vécues par leurs employés
dans certaines relations. Illouz ajoute aussi que cette nouvelle ouverture sur des relations
intimes nouveau-genre et cette visibilité accordée à ce changement de perspective, ont eu
pour effet d’accroître, accélérer et relativiser le développement des éléments constitutifs du
couple et de la famille.
Maintenant, une multitude de tests psychologiques et psychométriques sont accessibles
en ligne, pour permettre aux individus de se situer et de s’évaluer au regard des conceptions
moyennes ou médianes d’une saine personnalité. De plus, les femmes et les hommes sont
désormais en mesure de comparer leurs besoins, autant sexuels qu’affectifs en relation avec
ces mêmes moyennes ou médianes auxquelles ils peuvent accéder via la télévision ou via les
médias sociaux. Toutefois, Illouz tente de nous prévenir d’un autre élément que nous avions
228 Illouz, E. (2012). Pourquoi l’amour fait mal, Trad. Frédéric Joly, Paris : Seuil, p. 170
93
nous-mêmes souligné, qui est l’impact de cette obligation morale de l’ouverture à l’autre.
Trop souvent, une certaine pression pousse les gens, toujours en ayant la possibilité de se
comparer à ces standards sociaux auxquels ils ont désormais accès, à offrir une version
tempérée d’eux ou, encore, une version politiquement correcte.
Désormais, un espace d’expression sans précédent est offert aux individus. Compte
tenu de l’avènement des médias sociaux, les gens sont invités à s’exprimer et à échanger sur
des sujets aussi variés que le couple, l’amitié et même la vie de leurs enfants. Ce regard
intersubjectif créé par ces lieux de discussion virtuels, vient toutefois informer cette
population sur ces nouvelles normes populaires, communément endossées par ces
communautés virtuelles. Par contre, en leur offrant accès à toutes ces « normes » et à toute
cette information, la société ne soumet-elle pas un code de conduite explicite, auquel elle
espère voir les individus souscrire et se conformer ?
Cette question, démontre un évident passage du simple concept d’évolutions sociales
négatives au concept explicite de « pathologies ». Quand les gens savent de quelle façon ils
peuvent répondre aux attentes et de quelle façon ils peuvent plaire à cette communauté à
laquelle ils font partie, il y a un fort risque que ceux-ci ne cherchent qu’à se conformer.
Comme nous sommes dans une société fondée, selon Honneth, sur un principe de lutte pour
la reconnaissance, ces opportunités d’exprimer plus clairement notre identité, peuvent
simplement correspondre à une opportunité de plus clairement nous conformer. Cela est
malheureux, mais nous revenons une fois de plus à cette critique fréquemment adressée à
l’endroit d’Honneth. On lui reproche de ne pas promouvoir un appel à la reconnaissance,
mais plutôt un appel au conformisme :
En dépit de l’attrait qu’il exerce et de sa réussite professionnelle, la perception
que cet homme a de son moi est menacée dès lors qu’il n’est pas reconnu de façon
adéquate par sa partenaire, car, comme il le dit lui-même, l’amour est un flot
ininterrompu de signes et de signaux censés renforcer la valeur du moi. La
reconnaissance en amour n’est jamais totalement acquise. En d’autres termes, la
reconnaissance n’est pas donnée une fois pour toutes, c’est plutôt un travail
symbolique complexe qui doit être poursuivi à travers des rituels répétés, et qui
peut menacer et engloutir le moi lorsqu’il n’est pas réalisé comme il convient229.
Certes, l’élargissement des réseaux relationnels ouvre une porte plus vaste à l’accueil
et à la reconnaissance, mais cette limite soulevée pas Eva Illouz, qui a elle-même l’habitude
de faire la promotion de ces nouvelles formes d’agir ensemble, vient nous ramener à la case
départ. En fait, c’est probablement cette façon dont nous percevons les relations
interpersonnelles, selon un cadre conceptuel fortement hérité de la psychologie et attribuable
à l’essor phénoménal qu’elle a connu au XXe siècle, qui nous empêche de dépasser ces
229 Ibid., p. 204
94
limites propres au couple, à l’amitié et à la famille. Cependant, à la lecture de Daniel
Innerarity et de son Éthique de l’hospitalité, il nous semble qu’une nouvelle avenue soit
envisageable pour enfin dépasser ces problématiques laissées en place par ce volet des
relations personnelles, propre à la lecture honnethienne de la liberté sociale comme thérapie.
Dans son Éthique de l’hospitalité, tout comme dans La société invisible230 et La
démocratie sans l’État. Essai sur le gouvernement des sociétés complexes231, Innerarity nous
propose un détachement de l’aspect normatif de l’hospitalité. Il ne nous faut plus appréhender
nos relations face à autrui, mais tenter d’élargir nos horizons et d’accueillir cet autre en sa
totalité. Pour y parvenir, l’auteur repense la relation hégélienne du maître et de l’esclave, au
profit d’une dialectique hôte-visiteur. Dans cette relation, l’hôte se doit d’être prêt à accueillir
l’inconnu, l’étranger ou la surprise. Par cette relation, Innerarity appelle à la capacité de nous
adapter à la contingence. Selon ce dernier, « L’hospitalité se révèle principalement une
catégorie anthropologique première quand on comprend que les choses qui nous concernent
le plus sont celles que nous n’avons pas choisies, que la passivité précède l’activité232. »
Par son approche, Daniel Innerarity nous propose donc de vivre, et non pas de calculer,
anticiper ou rationaliser. Il utilise d’ailleurs son concept du « visiteur de minuit », pour faire
allusion à l’inattendu, à l’étrange et à ce qui peut déranger :
L’éthique de l’hospitalité est l’apprentissage du commerce productif avec
l’altérité, la capacité de se tenir à portée de la réalité, de façon qu’elle puisse,
comme un visiteur autonome, contredire notre propre savoir et dépasser notre
propre vouloir. La compétence éthique fondamentale consiste en l’ouverture au
tout autre et aux autres, à être accessible aux sollicitations du monde, attentif à
ce qui est différent de soi-même. L’expérience morale n’est pas suffisamment
décrite par les catégories du subjectif et de l’objectif ; on l’exprime mieux par la
constellation que forme la rencontre, dans les catégories qui gouvernent le
domaine de la réception233.
Innerarity propose une ouverture sur la réception et l’accueil du don de la vie. Comme
la famille et le couple ne constituent plus des formes fixes comme ce fut auparavant le cas,
puis que la complexité se veut sans cesse grandissante dans ces nouveaux idéaux-types de
relations auxquels nous faisons face, il semble que l’approche suggérée par cet auteur soit
inspirante. Une telle approche, dirigée vers la souplesse et l’ouverture d’esprit, pourrait
s’avérer absolument nécessaire pour redéfinir les cadres contemporains du couple, de l’amitié
et de la famille.
230 Innerarity, D. (2013). La société invisible, (trad. Bianca Navarro Pardinas), Québec (Qc.) : PUL, 163 pages. 231 Innerarity, D. (2006). La démocratie sans l’État. Essai sur les gouvernement des sociétés complexes, (trad.
Serge Champeau), Paris : Climats, 155 pages. 232 Innerarity, D. (2009). Éthique de l’hospitalité, p. 4 233 Ibid., p. 5
95
Dans le couple, il faut une ouverture à la nouveauté, à la passion, à la surprise, mais
aussi à la déception. Cette façon que nous avons de porter le couple sur un échafaudage
d’attentes fait en sorte que les tensions que nous avons précédemment soulevées prennent
forme. En ce qui a trait à l’amitié, c’est aussi une appréhension opportuniste face aux
bénéfices que pourrait nous apporter telle ou telle relation amicale, qui devient pathologique.
Le fait de s’ouvrir et de ne plus rien attendre de nos amis, en plus de ne plus appréhender ce
qu’ils pourraient ou non confier publiquement de nos entretiens, pourrait faire en sorte de
rendre ce type de relation beaucoup plus sain. Finalement, en ce qui a trait à la famille, une
évidence même nous frappe, relativement à ces notions d’attente, de réception et de surprise.
Le parent ne sait jamais à quoi s’attendre de l’enfant, tout comme les enfants peuvent être
surpris par les actions de leurs parents ou par un soudain bouleversement familial. Bref, la
proposition faite par Daniel Innerarity nous semble beaucoup plus porteuse que cette forme
de fatalisme ou d’acceptation suggérée par Eva Illouz.
Cette souplesse proposée par Innerarity s’inscrit de plus tout à fait dans la lignée de La
lutte pour la reconnaissance. En posture critique avec le néolibéralisme, tout comme le fait
Honneth dans Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, Innerarity propose
une version plus appliquée ou applicable d’une approche socialiste-libérale. Cette acceptation
de l’autre, peu importe la forme qu’il puisse prendre et sans a priori, nous demande par contre
un certain abandon :
La capacité de donner et de recevoir, de reconnaître et d’être reconnu, suppose
d’être prêt à certains renoncements, à souhaiter d’être jugés par les autres comme
une garantie de notre propre sagesse, de savoir que personne ne s’appartient
totalement, que nous sommes tous, toujours, redevables aux autres234.
Pour justifier cette proposition, Innerarity rappelle implicitement la position
développée par le « voile d’ignorance » et le « principe de différence » rawlsiens, alors qu’il
demeure impératif de toujours nous rappeler que notre position découle d’une certaine
fortuna (Innerarity la réhabilite explicitement) et que nous aurions et pouvons, à tout moment,
nous retrouver dans une position qu’occupe actuellement ces « autres » :
L’éthique de l’hospitalité est particulièrement pertinente dans un moment
culturel tiraillé par le conflit entre les impératifs de la modernisation et de la
croissance d’une part, et les exigences d’une éthique de la conservation, de la
prudence et de la protection, d’autre part. Dans un monde largement fragilisé,
nous assistons à l’émergence d’une forte sensibilité à la sollicitude et au souci de
l’autre, qui s’efforce de contenir les forces de la destruction, de la négligence et
de la modernisation à outrance235.
234 Ibid., p. 20
96
Bref, sans proposer de cadre normatif rigide, puis tout en respectant les intentions de
réaliser une éthicité démocratique, Daniel Innerarity semble nous permettre de dépasser ce
qu’Axel Honneth nommait « évolutions sociales négatives », mais que nous considérions
plutôt comme des facettes pathologiques de la liberté sociale comme thérapie.
235 Ibid., p. 8
97
Chapitre 7 Le marché comme iniquité
7.1 Le « nous » de l’agir à l’œuvre dans l’économie de marché
Suite à cette exhaustive analyse du « « nous » des relations personnelles », il devient
encore plus intéressant de nous pencher sur cette sphère où le formalisme de la liberté est
encore plus critiqué, qu’Axel Honneth a intitulée le « « nous » de l’agir à l’œuvre dans
l’économie de marché ».
Par ce titre, Axel Honneth tente de mettre l’accent sur notre rôle et notre responsabilité
relative à notre implication dans cette économie de marché. Ce « nous », il est constitué de
nous tous qui prenons part à ce mouvement économique, de nous tous qui, malgré nos
contestations, poursuivons nos actions afin de légitimer ce marché et de lui renouveler cette
énergie et cette confiance dont il a besoin pour se perpétuer. Heureusement, Honneth n’est
pas dupe au point d’affirmer que l’économie de marché nous offre une véritable sphère
d’expression de notre liberté. Il est d’entrée de jeu conscient que cette sphère, malgré le fait
qu’elle implique la plupart des individus, parvient difficilement à enrichir notre éthicité
démocratique :
Dans tous les cas, le système de l’agir économique actuel des pays occidentaux
développés n’est en rien – et cela ne fait pas de doute – une institution
« relationnelle », et ne peut, en conséquence être considéré comme une sphère de
liberté sociale. Tout ce qui fait une telle sphère de liberté institutionnalisée
manque à l’évidence au système économique actuel. Il n’est pas ancré dans des
obligations de rôles susceptibles de recevoir l’assentiment de tous, et qui se
recouperaient de telle sorte que les parties prenantes pourraient reconnaître dans
la liberté d’autrui une condition de leur propre liberté. Il manque pour cette raison
d’un rapport de reconnaissance mutuelle lui étant préexistant susceptible de
donner aux obligations de rôle correspondantes leur validité et leur pouvoir de
persuasion236.
Par contre, Honneth n’entend pas se limiter à cette intuition relativement pessimiste
quant aux chances qu’a le marché de nous offrir des conditions propres à l’épanouissement
individuel et à la réalisation d’une liberté réelle. En fait, Honneth nous amène à questionner
l’une des prémisses ou l’une des critiques les plus souvent adressées à l’œuvre d’Adam
Smith237, qui soutenait que les individus devaient agir dans un mode de sujets solitaires aux
visées stratégiques et opportunistes :
236 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 273 237 Adam Smith (1723-1790) a rendu célèbre sa théorie de la main invisible, relativement au fait que le marché
libéral devrait lui-même parvenir à produire son autorégulation, puis à assurer un équilibre relativement juste
dans la redistribution des richesses. Il a influencé toute une génération d’auteurs tels Hegel, Hayek et Say. The
Wealth of Nations (1922) demeure son ouvrage le plus important.
98
La concurrence pourra bien peut-être en ruiner quelqu’un, mais c’est l’affaire des
parties intéressées d’y prendre garde, et on peut, en toute sûreté, s’en rapporter
là-dessus à leur prudence. Le consommateur ni le producteur ne pourront jamais
y perdre ; au contraire, les détaillants seront dans le cas de vendre meilleur
marché, et d’acheter en même temps plus cher que si tout le commerce du même
genre était accaparé par une ou deux personnes qui pourraient en faire
monopole238.
Ce libéralisme de marché, tel que proposé par Smith, en vient à tout remettre entre les
mains du hasard et à espérer que ce marché lui-même, malgré tous les facteurs inattendus,
puisse produire un équilibre et une certaine justice pour tous. Selon Honneth, il serait plutôt
préférable de reconstruire ce marché en débutant notre remodelage sur les bases de
l’intersubjectivité et de la reconnaissance, dans un but de développer une relation de
communication ouverte qui pourrait améliorer notre rendement collectif.
Une telle proposition, malgré le fait qu’elle puisse nous sembler utopique, a du moins
le mérite d’attirer notre attention, alors qu’elle pourrait effectivement nous mener à repenser
le marché comme un outil permettant l’accroissement des libertés individuelles. Afin d’y
parvenir, Honneth propose un voyage qui s’ouvre sur la question d’un arrimage possible entre
marché et morale, pour ensuite se pencher sur nos propres habitudes de consommation et, au
final, nous ramener à la sphère du travail, trop souvent considérée comme cette sphère de
l’aliénation239. Par ce cheminement, Honneth entend mettre en évidence les possibilités
qu’offre ce « « nous » de l’économie de marché », de rendre accessible une plus grande
liberté pour tous, qui serait aussi plus près de l’effectivité et non plus seulement abstraite.
7.2 Y a-t-il une morale pour le marché ?
L’élément premier qui nous vient à l’esprit lorsque nous tentons de conjuguer échange
communicationnel et marché capitaliste, est assurément le fait que l’apparition de l’économie
de marché est venue mettre un terme à ce qu’il pouvait rester d’interaction sociale propre aux
modèles d’échange féodaux, qui proposaient la fabrication, la distribution et l’échange de
biens. Suite à l’apparition du marché, la valeur d’usage fit place à cette valeur d’échange240,
qui semble aujourd’hui encore miner les relations entre individus. Cependant, il ne faudrait
238 Smith, A. (1976). Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Gallimard, p. 197 239 « Mais est-ce que le travail salarié, le travail du prolétaire crée pour lui de la propriété ? Absolument pas. Il
crée le capital, c’est-à-dire la propriété qui exploite le travail salarié, et qui ne peut s’accroître qu’à la condition
de produire davantage de travail salarié pour l’exploiter de nouveau. » (Marx. K. et F. Engels (1973). Manifeste
du Parti communiste, Paris : LGF, p. 37) 240 « À partir de ce moment, les travaux privés des producteurs acquièrent en fait un double caractère social.
D’un côté, ils doivent être travail utile, satisfaire des besoins sociaux et s’affirmer ainsi comme parties
intégrantes du travail général, d’un système de division sociale du travail qui se forme spontanément ; de l’autre
côté, ils ne satisfont les besoins divers des producteurs eux-mêmes que parce que chaque espèce de travail privé
utile est échangeable avec toutes les autres espèces de travail privé utile, c’est-à-dire est réputé leur égal. »
(Marx, K. (1867). Le Capital, Paris : La Pléiade, 1685 pages.
99
pas négliger le rôle de médiateur que ce nouveau marché capitaliste a aussi su instaurer. Sans
celui-ci, les relations interpersonnelles soutenues par les échanges économiques se
réalisaient, mise à part dans quelques cas d’exception comme la route de la soie241, d’un à
l’autre ou d’un vers quelques-uns tout au plus. La mise en place d’un vaste marché mondialisé
a donc eu pour effet d’inclure tous les individus de l’Occident dans une large relation formelle
d’échange de biens et services. En fait, le marché semble à l’époque de son apparition avoir
eu un effet similaire, dans une mesure assurément moindre, à celui créé par l’explosion
récente des médias sociaux, qui permirent à tous, quoique de façon aussi formelle qu’a su le
faire à l’époque le marché, d’entrer en communication :
Ces marchés servaient l’échange économique des biens et services qui n’étaient
pas accessibles à l’échelon local ou à l’intérieur des frontières du territoire
politique concerné, de telle sorte qu’ils devaient être acquis à l’extérieur
moyennant paiement et à des prix déterminés par la demande. Mais, dans la
vision communément admise, ce n’est qu’avec le capitalisme qu’apparaît un
système économique ne développant les rapports entre toutes les parties
prenantes à la reproduction économique – et donc entre les ouvriers, les
consommateurs et les entrepreneurs – que sous la forme de transactions pour
lesquelles le marché fait office de médiateur242.
Un autre élément qui est soulevé par Honneth et qui peut découler de la croissance de
ce marché, est l’accroissement en production économique. Selon une conception plutôt
libérale, voire néolibérale, un tel accroissement est synonyme de liberté243. De plus, une
régulation imposée par l’État est souvent accusée, par les défenseurs d’une telle approche, de
freiner les élans promis par le modèle compétitif du marché, qui pousserait les individus au
dépassement en les rendant plus productifs. Cependant, l’auteur s’empresse aussi de rappeler
qu’avant qu’un tel accroissement effectif des libertés individuelles puisse avoir lieu, une
institutionnalisation juridique est nécessaire. Ainsi, nous nous retrouvons de nouveau à notre
point de départ, alors qu’Axel Honneth tente, par la démonstration des avantages découlant
de son concept de liberté sociale, de dépasser cette limitation juridique de l’individu.
Donc, avant de pouvoir lui-même incarner une quelconque forme de liberté ou de
devenir autonome, ce marché a eu besoin d’une intervention massive de l’État244. Cette
241 La route de la soie est cet ancien réseau routier entre la Chine et l’Europe. La communication et les échanges
entre ces deux populations remontent à plus de deux mille ans avant notre ère. 242 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 276 243 « C’est ainsi que nous avons établi une théorie des droits de propriété, qui énonce que chaque homme a un
Droit absolu de contrôler et de posséder son propre corps ainsi que les ressources naturelles non utilisées qu’il
a trouvées et transformées. (…) Ainsi, tout Droit de propriété légitime est déduit de la propriété de chaque
homme sur sa propre personne (…) » (Rothbard, M. (1991). L’éthique de la liberté, Paris : Les Belles lettres,
coll. Laissez-faire, p. 83) 244 Suite à une période de crises économiques diverses, l’économiste J.M. Keynes (Keynésianisme) suggéra une
théorie selon laquelle l’État devait être la garant de l’intérêt général. L’État providence prend donc en charge
les aspects publics comme la sécurité publique, la santé, l’éducation, etc. Nous le reconnaissons aujourd’hui
100
affirmation va donc dans le même sens que cette nécessité d’une reconnaissance juridique et
du développement de la personne juridique, pour permettre aux individus d’ensuite
s’impliquer dans un marché libre d’entrave. Pour se libérer, le marché devait se voir
paradoxalement circonscrit, puis l’individu, afin de devenir libre, a dû à son tour, voir la
sphère de ses propres libertés être délimitée.
Pourtant, ce marché se veut une œuvre de rationalisation effective des libertés
individuelles. Il doit éviter de sombrer dans la simplicité des préférences individuelles, afin
de répondre aux demandes les plus régulièrement et communément exprimées. Toutefois,
avec un certain recul, nous sommes en droit de penser que le marché, principalement à cause
des investissements importants faits en publicité (qui construit et oriente aussi la demande),
répond positivement aux demandes les plus régulièrement exprimées. Celui-ci tend à
s’orienter vers les demandes des consommateurs, en publicisant bon nombre d’articles
répondant à des intérêts particuliers et égoïstes, qui font toutefois de plus en plus consensus.
La démocratie désinformée s’est donc emparée du marché et a su le pervertir afin de
lui donner une direction. Elle a toutefois su réaliser cela, en laissant croire aux individus
qu’ils sont maîtres de leur destinée et qu’ils ont choisi cette direction donnée au libre marché.
D’ailleurs, certains intellectuels des Lumières pouvaient soulever bon nombre de craintes
face aux dérives possibles du marché :
Selon leurs tempéraments respectifs, et leurs convictions politiques respectives,
les uns considéraient la mise en pratique de ce nouveau style de comportement
comme une opportunité de transformer les « passions » en « intérêts », de
transformer des passions difficilement contrôlables en calculs dépassionnés de
l’intérêt bien compris, plus aisés à contrôler ; tandis que les autres l’envisageaient
comme le premier d’une érosion rapide des attitudes morales et des relations
sociales fondées sur l’affection mutuelle245.
Donc, en plus d’anticiper la possible dérive et la manipulation des intérêts de masse,
une inévitable érosion des liens profonds entre individus fut déjà anticipée pendant la
modernité. Marx avait d’ailleurs pris soin de souligner cette rupture du lien social découlant
de la nécessité qu’ont les individus de se comporter comme sujet de l’État246. Cette limite ou
dans la plupart de nos institutions publiques. En 1942, le premier rapport Beveridge dressait alors les grandes
lignes (cadre théorique) de cet État providence. 245 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 279 246 « […], pour se comporter en sujet réel de l’État, acquérir importance et efficacité politiques, il doit
abandonner sa réalité civique, en faire abstraction, se retirer de toute cette organisation pour se réfugier dans
son individualité ; car il ne lui reste plus, pour affirmer sa citoyenneté, que son individualité pure et nue, […].
Ce n’est qu’en contradiction avec ces seules communautés existantes, ce n’est qu’en tant qu’individu qu’il peut
être citoyen de l’État. Son existence comme citoyen se situe hors de ses modes d’existence communautaires ;
elle est donc purement individuelle. » (Marx, K. (1965). « Anti-Hegel », dans Œuvres, V.1. France : Gallimard,
p. 956-957)
101
ce risque inhérent au capitalisme de marché n’est pas sans rappeler la fragilité avec laquelle
sont aujourd’hui frappées les amitiés, en ce qui a trait au possible opportunisme ou
carriérisme. Dans l’économie de marché, cette attitude opportuniste vise l’accroissement des
biens et services, au détriment des relations profondes et engagées.
Comme cet accroissement devient une priorité, il nous permet d’assister à une négation
des relations interpersonnelles, au profit de visées individuelles et égocentrées. Dans cette
course à la consommation, l’espace pour l’interaction se voit réifié et remplacé par cette
chosification des individus. Ceux-ci ne deviennent plus que des agents qui interagissent dans
le but de maximiser le profit, qui peut découler de ces nouvelles relations client-commerçant.
D’autre part, l’accroissement du marché a eu pour effet de réduire ces mêmes individus,
attirés vers la consommation de biens et services, au rôle d’esclaves. « Elle [la conscience
heureuse] abrite la croyance que le réel est rationnel, que le système établi, malgré tout,
distribue les biens. Les individus trouvent peu à peu dans l’appareil de production l’agent
effectif de pensée et d’action auquel leur pensée personnelle et leur action personnelle
peuvent et doivent se soumettre. 247» Alors que nous sommes désormais déresponsabilisés
face à notre capacité d’autogestion, notre souveraineté économique est remise à ce marché
libéral, qui détermine selon le processus démocratique d’offre, de demande et de propagande,
quels seront nos biens nécessaires et essentiels. Ainsi, il ne nous reste plus qu’à produire, afin
de combler ces nouveaux besoins tels : une télé à écran Plasma ; une voiture de l’année ; un
masseur pour les pieds ; etc. Pour combler leurs besoins en biens et services et atteindre cette
liberté factice tant promise et espérée, les individus se mettent au travail sans relâche. Cela
avait pourtant pour but d’obtenir les moyens concrets et financiers d’accroître leur niveau de
liberté réelle :
L’économie de marché, dont la légitimité, aux yeux de ses défenseurs, découle
du fait qu’elle rend possible la liberté juridique, ne fragilise pas seulement les
conditions de la liberté sociale que rendrait possible une coopération planifiée,
mais enfreint même sa propre promesse en ne laissant pas d’autre choix aux
ouvriers que d’entrer dans des relations de travail contractuelles impliquant un
travail avilissant et une exploitation économique248.
Cette critique marxiste de l’économie de marché nous semble toujours juste et
pertinente, alors que les besoins matériels sont désormais exponentiellement accrus. Bon
nombre de ces gadgets non essentiels n’existaient même pas à l’époque où ces premières
critiques à l’endroit de l’économie de marché furent soulevées. Que dire des téléphones
intelligents, des moyens de divertissements virtuels et de toute cette économie abstraite qui,
247 Marcuse, H. (1968). L’homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée,
trad. M. Wittig. France : Les éditions de minuit, p. 103 248 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 280
102
à travers un nouveau marché, amène les individus à consommer dans une sphère quasi
parallèle au monde réel. Nous pouvons penser au cinéma en ligne ou, encore, au
téléchargement musical, qui engagent les individus financièrement sans pour autant leur
offrir un accroissement en biens concrets. La plupart de ces achats demeurent pourtant
simplement abstraits et virtuels. Même les modes de paiements sont suffisamment abstraits,
pour permettre aux institutions d’exploiter cette naïveté propre aux individus qui ne sont pas
conscients des sommes qu’ils engagent en consommation de biens superficiels et eux aussi
abstraits. Cette marche vers le consumérisme sans limite menotte toutefois les individus et
les pousse à travailler davantage.
Ainsi, alors que les défenseurs du marché s’affairaient à soutenir que celui-ci pourrait
offrir un accroissement de reconnaissance et de liberté, pour les citoyens qui osent s’y
engager, certains auteurs, comme Hegel et Durkheim, s’opposèrent à un tel mouvement pour
affirmer que la reconnaissance et la liberté étaient des préconditions propres à l’entrée d’un
individu dans l’économie de marché :
Tous deux étaient convaincus que de telles attitudes de solidarité se
développeraient nécessairement, comme tout naturellement, chez toutes les
parties prenantes au motif que le fonctionnement sans heurts du mécanisme du
marché dépendait d’elles. Hegel considérait pour cette raison que la possibilité
d’un recoupement des intérêts égocentriques « médié » par l’offre et la demande
imposait que les parties prenantes montrent les unes à l’endroit des autres une
estime mutuelle, dans leur « honneur » en tant que citoyens économiques, et
montrent en conséquence une certaine considération les unes pour les autres dans
le fait même d’œuvrer à leur sécurité économique respective. Et Durkheim
croyait même pouvoir montrer que le système entier de l’économie de marché
moderne n’était parfaitement exempt d’anomalies, et ne pouvait donc fonctionner
sur le mode de l’encouragement à l’intégration, qu’à la condition que tous
bénéficient d’une égalité des chances continue, de salaires décents, mais aussi
d’un travail « ayant un sens »249.
Par leurs préoccupations, Hegel et Durkheim se situaient déjà en phase avec ces
problématiques que de nombreux auteurs contemporains reprochent encore aujourd’hui à
l’économie de marché. Nous l’avons bien compris aujourd’hui : afin d’accorder l’ensemble
des intérêts particuliers, le marché a besoin que les individus qui s’y engagent soient
considérés pour ce qu’ils sont et non pas méprisés et appelés à joindre les rangs d’une masse
informelle de consommateurs. C’est cette lacune, voire cette impossibilité persistante de
reconnaître les particularités individuelles, qui rend encore aujourd’hui l’économie de
marché non fonctionnelle. Celle-ci dicte les règles et laisse trop d’individus et, par le fait
même, trop d’intérêts singuliers dépourvus de toute reconnaissance :
249 Ibid., p. 281
103
La coordination réalisée par le marché des calculs d’intérêts bien compris
purement individuels ne peut être menée à bien qu’à la condition que les sujets
impliqués se soient préalablement reconnus les uns les autres, non seulement sur
le plan juridique, en tant que partenaires contractuels, mais aussi sur le plan moral
ou éthique, en tant que membres d’une communauté axée sur la coopération. En
effet, sans une telle conscience préalable de la solidarité, qui oblige les sujets à
faire plus que respecter seulement les termes d’un contrat, les opportunités
offertes par le marché pourraient être utilisées pour escroquer, amasser des
richesses et exploiter autrui250.
Pendant le XIXe siècle, l’économie capitaliste s’est grandement développée, sans
toutefois tenir compte de ces appréhensions exprimées par Hegel, Durkheim et Marx. C’est
pour cette principale raison qu’il nous semble aujourd’hui difficile de considérer le marché
capitaliste, comme une institution pouvant permettre un accroissement significatif des
libertés individuelles. Il nous est encore plus difficile d’imaginer ce marché capitaliste
comme pouvant générer un type social de liberté fondé sur l’interaction et l’intersubjectivité.
En fait, le marché nous semble aujourd’hui être la plus magnifique incarnation de ce qu’est
l’individualité ou l’égocentrisme. Le capitalisme de marché, en plus de produire bon nombre
de comportements pathologiques n’internalise ni les coûts sociaux, comme notre nouvelle
forme d’esclavagisme ou les conditions de travail auxquelles les gens sont soumis, ni les
conditions environnementales, qui sont totalement évacuées du portrait.
Cependant, nous en revenons à cette responsabilité plus tôt évoquée, qu’il nous est
possible d’attribuer aux consommateurs. Afin de maintenir sa forme actuelle et d’entretenir
son déploiement et son organisation, le marché a besoin de l’assentiment d’une majorité de
la population. Sans cela, il aurait pu être renversé ou remplacé par une autre structure
économique. Pourtant, il se maintient et cela, Hegel et Durkheim avaient déjà su l’anticiper :
En effet, cette précondition normative doit être remplie pour que cet ordre puisse
compter sur l’accord de l’ensemble des parties prenantes. À l’instar de toute autre
sphère sociale, le marché a également besoin de l’assentiment moral de tous ceux
qui y sont parties prenantes, si bien que ses conditions d’existence ne peuvent
être remplies indépendamment des normes complémentaires qui légitiment le
marché aux yeux de ces acteurs économiques. Hegel, à qui le langage
fonctionnaliste était naturellement tout à fait étranger, considérait qu’une telle
manière de voir tombait sous le sens. […] Durkheim, enfin, ne pensait pas
autrement lorsqu’il reliait les pathologies de la division du travail moderne,
médiée par le marché, au fait que certaines conditions d’équité et de justice ne
s’y voyaient pas remplies. Il considérait en effet lui aussi que la stabilité et
l’intouchabilité de nouvel ordre se mesuraient à sa manière de satisfaire aux
normes morales susceptibles de rencontrer un assentiment universel251.
250 Ibid., p. 282 251 Ibid., p. 285-286
104
Ainsi, cet ordre économique devient impérativement relié à ces préconditions ou à cette
forme de contrat pré-économie de marché. La théorie des contre-mouvements élaborée par
Karl Polanyi252 dans La Grande Transformation253, vient en quelque sorte confirmer cette
emprise de la masse sur la direction que doit prendre le marché254. Celui-ci fait valoir que
lors de mécontentement, la population tend à se révolter et demander une intervention
massive de l’État afin de faire valoir ses droits :
Que le marché capitaliste se voie privé de ses états précontractuels prenant la
forme de normes de solidarité communément partagées, et le voilà alors affligé
d’ « anomie » au sens durkheimien du terme. Le mécontentement de la
population en résultant s’exprime alors inévitablement, selon Polanyi, dans des
contre-mouvements sociaux exigeant une intervention de l’État destinée à y
remédier255.
Malgré le fait que, chacun à leur façon, ces auteurs puissent critiquer l’économie de
marché dans son modèle capitaliste, il n’en est pas moins vrai qu’ils lui reconnaissent tous
une certaine portée démocratique. En fait, ils en proposent une lecture qui s’apparente à celle
d’un contrat de travail ou, encore, à une forme implicitement reconnue d’expression des
cadres normatifs de la reconnaissance entre individus. De plus, cet engagement contractuel
mène aussi les contractants à une forme de socialisation et de considération réciproque.
Cependant, l’élément qui demeure le plus fragile est cette forme conditionnelle de
reconnaissance, qui se rattache trop souvent au pouvoir d’achat des contractants. C’est
d’ailleurs sur cette sphère que porte la section suivante du travail d’Honneth, relative au
« nous » dans l’économie de marché.
Inévitablement, la plupart des auteurs peuvent reconnaître cette force propre au marché,
qui à titre de levier, permet d’améliorer le rendement. Cependant, qui dit rendement, dit aussi
sélectivité et, qui dit sélectivité, dit aussi exclusion. Comme nous nous trouvons dans l’attente
d’une reconnaissance pouvant mener à une éthicité démocratique qui se veut inclusive, cette
composante de performance se doit donc d’être modérée ou même supprimée :
252 Karl Polanyi (1886-1964). Selon ce dernier, le marché ou l’homme économique sont des concepts non
universels ou non naturels. Il l’illustre principalement dans La Grande Transformation (1983). Sa vision
sociale-démocrate est encore aujourd’hui proposée comme solution au néolibéralisme souvent critique. 253 Polanyi, K. (1983). La Grande Tranformation, Paris : Gallimard, 419 pages. 254 « Les contre-révolutions formaient l’habituel retour du balancier politique vers un état de choses qui avait
été violemment troublé. Ces déplacements (move) avaient été caractéristiques en Europe depuis la république
d’Angleterre au moins et n’avaient que des rapports limités avec les processus sociaux de leur époque. Dans
les années vingt se développèrent de nombreuses situations de ce genre, car les soulèvements qui renversèrent
plus d’une douzaine de trônes en Europe centrale et orientale ne tenaient pas au progrès de la démocratie, mais
pour une part, aux chocs en retour de la défaite. Faire la contre-révolution, c’était une tâche principalement
politique, qui revint tout naturellement aux classes et aux groupes dépossédés […]. » (Polanyi, K. (1983). La
Grande Transformation, p. 309) 255 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 290
105
De telles approches ont par exemple donné lieu à l’idée que l’accès à des biens
intrinsèquement rares, et donc liés au statut, devait être l’objet de régulations au
moyen de sévères augmentations d’impôts et de limitations des revenus, afin que
s’atténue la concurrence sur ces biens, et que s’affaiblissent les penchants
égocentriques et concurrentiels correspondants256.
De plus, les auteurs tels que Durkheim, Hegel, Parsons, Polanyi, Etzioni257 et Hirsch258,
sans entrer dans chacune de leurs perspectives singulières en profondeur, s’entendent pour
dire que le marché ne doit aucunement se soustraire à la morale. Tandis que les premiers
(Hegel et Durkheim) croient à une précondition morale, les seconds (Parsons et Polanyi) eux,
gardent espoir vis-à-vis du marché, mais à la condition que de sévères contraintes y soient
imposées. Finalement, Etzioni et Hirsch ont déjà fait leur deuil et n’accordent plus aucune
possibilité d’un retour à la moralité dans le marché comme nous le connaissons actuellement.
Mais tel que mentionné, tous ne peuvent concevoir le marché comme une entité hors
normativité :
Même si les postulats théoriques de base des auteurs cités diffèrent de façon
significative, et même si ces auteurs appartiennent à des milieux politico-
culturels différents, tous se montrent d’accord pour dire que le marché
économique ne doit pas être isolé de l’horizon de valeur éthique ouvert par la
société libérale-démocratique de leur temps. […] En effet, dans de tels cas, les
sujets ne seraient plus disposés à participer activement aux processus en question.
Il existe dans cette mesure un rapport intrinsèque entre les conditions de la
concurrence sur le marché et les normes d’action en vigueur dans le monde de la
vie259.
Ainsi, le marché ne peut se soustraire au système normatif, mais il nous faut toutefois,
au-delà de ce constat économico-historique, rappeler quelles sont ces normes communément
reconnues. Comme nous avons déjà fait allusion au critère de performance, nous devons en
rappeler la composante motivationnelle, qui peut être aussi considérée comme une possibilité
de cohésion et de travail intersubjectif. En fait, cela semble être la lecture plutôt pessimiste
qu’en font bon nombre de citoyens, qui dans leur quotidien, ne savent qu’y voir un modèle
de compétition et de lutte sauvage. Un tel modèle vient inévitablement entacher cette
possibilité de coopération qui est propre au modèle capitaliste de l’économie de marché :
256 Ibid., p. 294 257 Amitai Etzioni (1929-) est sociologue et travaille principalement sur les questions communautariennes et
socioéconomiques. Il a publié, entre autres : The Hard Way to Peace (1962), Winning Without War (1964) et
The Spirit of Community : The Reinvention of American Society (1993). 258 E.D. Hirsch (1928-) est critique littéraire et professeur d’éducation et de philosophie qui a travaillé sur les
questions d’herméneutique. Il a notamment publié : Innocence and Experience (1964), Validity in
Interpretation (1967) et The Aims of Interpretation (1976). 259 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 295-296
106
Hegel et Durkheim fondent la sphère institutionnelle du marché sur l’exigence
normative d’une réalisation de la liberté sociale. Ce qui, selon eux, rend
parfaitement légitimes et compréhensibles aux yeux des participants les rapports
médiés par le marché, ce n’est pas l’autorisation de poursuivre sur le mode
égocentrique les intérêts personnels bien compris, mais seulement le fait que
l’intégration anonyme du primat donné aux intérêts bien compris individuels
permet à la liberté de chacun de devenir la précondition de la liberté des autres.
[…] Si nous devions recourir aux concepts de la reconnaissance, nous dirions
alors que les acteurs économiques doivent s’être préalablement reconnus les uns
les autres en tant que membres d’une communauté de coopération, et ce avant
même de pouvoir s’accorder mutuellement le droit de maximiser leur profit
personnel260.
Cette lecture à laquelle Honneth réfère sans cesse, portée par Hegel et Durkheim, est
tout à fait conséquente avec la vision qu’il entretient, alors qu’il tente non pas de mettre en
évidence les règles négatives qui contraignent les contractants, mais plutôt les conditions
normatives implicitement acceptées et souvent non reconnues, que partagent la plupart de
ces contractants. C’est cette sphère de normes qu’Axel Honneth tente de mettre en évidence,
afin d’illustrer que l’économie de marché peut devenir une composante légitime et même
importante pour favoriser la mise en place d’une la liberté sociale sous forme de thérapie.
Certes, Honneth sait tenir compte des sévères critiques adressées par Marx au système
capitaliste. Cependant, il persiste à croire que la lutte de Marx demeure au niveau des
conditions négatives de la liberté. Honneth souhaite dépasser ce niveau et c’est la principale
raison pour laquelle il nous ramène sans cesse à Hegel et Durkheim :
Ce n’est qu’à la condition de nous en tenir à l’image de la sphère du marché
élaborée par Hegel et par Durkheim que nous pourrons voir quelles sont les
revendications normatives intrinsèques aux transactions économiques des
sociétés libérales démocratiques, des revendications normatives pouvant être
comprises comme des affirmations universellement acceptées de liberté sociale.
Il nous faudra en conséquence, dans notre entreprise de reconstruction normative,
tenter, sur un modèle idéalisant, de mettre à jour, dans l’évolution historique du
marché capitaliste, la trajectoire qui a conduit, sous la pression des mouvements
sociaux, des protestations morales et des réformes politiques, à une réalisation
progressive des principes sous-jacents de liberté sociale garantissant sa
légitimation261.
Étrangement, afin de parvenir à soutenir sa position, Honneth ne voit d’autre choix que
de se camper sur ces visées d’Hegel et de Durkheim. De façon encore plus étrange, alors
qu’il se voulait jusque-là assez engagé à parfaire sa recherche, il affirme qu’« en donnant
260 Ibid., p. 298-299 261 Ibid., p. 306
107
cette orientation à notre reconstruction normative, en l’orientant donc vers le modèle de
l’économisme moral, nous risquons toutefois de nous voir reprocher de faire preuve d’un
idéalisme irrecevable. 262» Comment, alors qu’il tente de mettre en évidence ce qui semble
communément accepté comme règles implicites et de proposer sa vision théorique, peut-il
faire fi de certains constats normatifs ? En fait, il ne semble simplement pas vouloir aborder
ces thèmes frontalement.
Cela semble être la principale raison pour laquelle, dans Le droit de la liberté : Esquisse
d’une éthicité démocratique, il s’empresse de réorienter son travail de reconstruction
normative des conditions d’éthicité propre à ce « « nous » de l’agir à l’œuvre dans
l’économie de marché », vers les sphères plus spécifiques que sont la consommation et le
travail. Alors qu’il lui est impossible de le faire en traitant de l’aspect moral de l’économie
de marché, nous croyons que cette réorientation lui permettra de mieux illustrer les conditions
normatives, qu’il considère propres à l’éthicité démocratique réalisée dans un contexte de
marché.
7.3 Le nous comme responsables de notre consommation
Afin de mieux illustrer cette force qu’a su exercer le marché sur notre conception du
vivre ensemble, Honneth s’appuie principalement sur les effets propres à cette nouvelle
culture du consumérisme, qui fit son apparition en Angleterre au XVIIIe siècle. Celle-ci, en
plus de totalement changer le rapport à l’autre, a eu pour effet de véhiculer un nouveau flot
d’informations sur les biens et services disponibles. La consommation à grande échelle fit
passer la communication entre les individus à un tout autre niveau. Les relations sont alors
devenues des relations reposant principalement sur la publicité et sur la propagande.
Afin de défendre sa position, Honneth réfère même à cet aspect démocratique que vient
incarner ce type de publicité qui s’opère de bouche à oreille. Les individus partagent
instinctivement leurs préférences et tentent de suggérer à leurs pairs de reproduire leur
expérience de consommation. Cette nouvelle forme de liberté individuelle façonna, par ses
échanges communicationnels, les besoins et les intérêts de nations entières. Une fois de plus,
Honneth s’appuie sur Hegel pour soutenir sa position :
En effet, comme Adam Smith avant lui qui attachait énormément d’importance
à ce point, Hegel souligne que les intérêts des consommateurs et des producteurs,
ou des actifs, s’imbriquent les uns dans les autres au motif que leur satisfaction
respective n’est possible que dans une réciprocité. Hegel va même jusqu’à parler
ici de la nécessité de s’ « orienter d’après autrui » puisque les deux parties
doivent prendre en considération l’« opinion » ou les intentions d’autrui afin de
pouvoir réaliser leurs objectifs, qu’il soit ici question de consommation ou de
production. Comme le montrent clairement de telles précisions, le marché des
262 Ibid., p. 306-307
108
biens de consommation représente en conséquence pour l’auteur de la
« Philosophie du droit » un médium abstrait de reconnaissance qui permet aux
sujets de réaliser ensemble, à travers des activités complémentaires, leur liberté
individuelle263.
Ainsi, le consommateur entre dans une nouvelle phase d’engagement alors qu’il est à
l’affût d’une quantité incroyable d’informations en provenance de ses pairs, mais aussi, plus
directement, des producteurs. Ce point nous ramène donc à notre élément initial propre à la
responsabilisation du consommateur. Il devient difficile d’adresser une quelconque critique
envers les producteurs, aujourd’hui envers les entreprises, quand nous entretenons de façon
implicite une reconnaissance de ceux-ci, par notre engagement dans cette consommation de
masse. Cet élément central qu’est la responsabilité, était déjà présent dans les débuts du
capitalisme de marché, comme il l’est toujours actuellement. Cependant, la modernité
apporta avec elle une autre grande transformation, relativement à la consommation, qui vient
aujourd’hui considérablement modifier les règles de cette responsabilité.
Assurément, dès l’avènement de cette nouvelle procédure d’information ou de
publicisation réciproque, les individus furent plus à même de procéder à un choix éclairé. Par
contre, les producteurs aussi ont rapidement compris que ce flot d’informations pouvait
représenter pour eux-mêmes un incroyable outil d’orientation de la pensée populaire. C’est
en quelque sorte de cette façon que nous sommes en droit de penser un passage naturel entre
le concept de publicité et le concept de propagande. Les individus, par leur confiance envers
le fil d’information communément partagé et envers les informations ou impressions
divulguées par leurs pairs, en vinrent à offrir une confiance aveugle au marché :
L’autre transformation résulterait d’un processus d’apprentissage qui ferait peu à
peu prendre conscience aux entreprises productrices de biens qu’elles pouvaient
influencer les besoins des consommateurs à travers divers procédés relevant de
la manipulation. Le recours, pour la première fois, à des techniques de publicité
visant à conférer aux marchandises des significations de type social ou
psychologique dans le but de les faire vendre en plus grand nombre est
contemporain de l’apparition des métropoles de ces médias publics de la
consommation qu’étaient les grands magasins, les passages, la presse à grand
tirage et les colonnes Morris264.
Heureusement, les populations ne furent pas dupes. Cette démocratisation du marché,
puis cette explosion des intérêts particularisés et orientés vers les grandes entreprises, ont eu
pour effet de créer de nouveaux mouvements, afin de répondre aux inégalités créées par ce
nouveau système. L’homme, par souci de reconnaissance et de réciprocité, en est venu à se
soucier d’autrui. Certes, ces éclats furent passagers, car la propagande reprenait rapidement
263 Ibid., p. 310 264 Ibid., p. 312
109
du terrain, en ramenant rapidement les intérêts en gains personnels à l’avant-scène. Par
contre, il y avait tout de même une nouvelle composante d’acceptabilité sociale qui pouvait
désormais teinter les choix du public :
En effet, de nombreux acheteurs, dès le début, se montraient influencés dans leurs
attentes par des traditions éthiques de très diverses origines, qui limitaient
considérablement la définition de ce qui pouvait être légitimement acquis
moyennant finances sur le marché. Le XIXe siècle vit ainsi se multiplier les
pratiques de rejet du consumérisme, divers mouvements aux motivations le plus
souvent morales exprimant à travers elles leur désapprobation devant cette
incitation apparemment sans retenue à nourrir des intérêts consuméristes toujours
nouveaux265.
Comme la force de production de règles normatives est assez faible en provenance du
marché seul, l’instauration de maintes règles est devenue nécessaire afin de limiter cette
oscillation entre les avantages des producteurs et les actions parfois intéressées de
mouvements de contestation. Cette limite propre au marché est venue générer de nombreuses
lois, afin de protéger d’une part, le consommateur, puis d’autre part, le producteur. Il était
nécessaire d’assurer un juste équilibre entre la liberté d’entreprise et la redéfinition du bien
commun.
Ce profond débat, entre un interventionnisme accentué de l’État et une absolue
libéralisation des marchés, est encore présent aujourd’hui. La question de responsabilité
semble même plus abstraite qu’elle n’a pu l’être à la naissance de ce marché. À qui adresser
la responsabilité de la consommation, entre les individus consommateurs, les entreprises ou
entrepreneurs privés, aux intérêts particuliers ou, encore, les médias, parfois intéressés
parfois bien intentionnés ? Ces derniers ne peuvent évidemment pas transmettre une
information d’une profonde objectivité.
En fait, nous serait-il possible d’envisager un certain partage de cette responsabilité ?
Pour Honneth, les individus sont considérés comme le maillon faible de cette chaîne de
responsabilité ou de causalité. La culture de l’ignorance vient amplifier la facilité avec
laquelle les médias et les entreprises peuvent parvenir à propager leurs messages d’intérêts :
Presque toutes les grandes entreprises se mettaient maintenant plutôt à accueillir
en leur sein des départements dédiés entièrement à la publicité, chargés d’aiguiser
l’intérêt des acheteurs au moyen de méthodes de promotion professionnelles. La
première moitié du XXe siècle fut le théâtre d’une véritable révolution des
méthodes commerciales de stimulation de l’achat. En effet, avec l’art publicitaire
et la psychologie de la publicité firent pour la première fois leur apparition des
265 Ibid., p. 314-315
110
disciplines systématiques dont l’origine et la logique étaient le fruit direct d’une
visée bien précise : influencer stratégiquement les consommateurs266.
Cette propagande bon marché a eu pour effet de suggérer de nouvelles orientations à
la vie bonne. Désormais, les indicateurs de réussite portent non pas sur une reconnaissance
sociale ou morale, mais plutôt sur une accumulation des biens de consommation. Les
positions sociales se définissent non plus par la réussite ou le développement personnel, mais
plutôt par ce que cette société de consommation propose comme modèle d’accumulation des
biens. Certes, cette nouvelle lecture peut être attribuable aux médias et à la publicité, mais
les consommateurs, par leur engagement dans ce marché, viennent légitimer réciproquement
cette économie de marché dont ils sont pourtant dans plusieurs cas victimes.
Le marché, le peuple et la politique doivent désormais cohabiter. Qui plus est, Honneth
avait raison sur un point : que nous soyons en accord ou pas avec les principes du libre
marché, celui-ci est aujourd’hui accepté et fait bel et bien partie des conditions propres à la
reconstruction normative d’une éthicité démocratique. Ce « nous » et ces formes de moi de
plus en plus confus, font en sorte d’uniformiser les besoins de consommation. Les intérêts
des producteurs et ceux des consommateurs en viennent donc à s’informer de façon
réciproque. Le marché peut bien suggérer aux consommateurs quoi acheter, mais au final, ce
sont ces derniers qui, par leur consumérisme effréné, dictent aux producteurs quoi offrir :
Dans la tradition de l’économisme moral, le marché des biens de consommation
peut être conçu comme une relation de reconnaissance mutuelle institutionnalisée
à la condition que les rapports mutuels entre vendeurs et consommateurs
contribuent sur le mode de la complémentarité à la réalisation des intérêts
légitimes de chaque partie. En conséquence, les consommateurs ne peuvent
réaliser leur liberté de satisfaire leurs intérêts individuels qu’en offrant aux
entreprises la possibilité de maximiser leur profit à travers une demande sur un
marché. Inversement, les entreprises ne peuvent ensuite maximiser leur profit
qu’en produisant dans les faits les biens demandés à l’origine par les
consommateurs267.
Il devient donc quasiment impossible d’espérer une certaine intersubjectivité dans ce
modèle d’économie de marché, alors que certaines de ses composantes, comme l’offre, la
demande, les taux d’inflations et bien d’autres, sont en perpétuel mouvement. Ce marché,
dans sa forme actuelle, s’est en fait construit sur la base de conflits perpétuels entre
consommateurs et producteurs, mais aussi sur des conflits entre consommateurs eux-mêmes.
Le libre marché n’offre aucune stabilité dans l’espace et dans le temps qui permet de nous y
appuyer pour fonder un véritable modèle relationnel d’intersubjectivité. Honneth suggère
tout de même que de façon grossière, certains critères normatifs parviennent à se mettre en
266 Ibid., p. 320-321 267 Ibid., p. 324
111
évidence pour permettre un aménagement des conditions propices à la réalisation d’une
certaine forme de liberté sociale :
En conséquence, faire en sorte que le marché puisse être considéré par tous ceux
qui y participent comme un médium d’échange institutionnalisé en vertu duquel
les deux parties, consommateurs et producteurs, se viennent mutuellement en
aide afin de réaliser leurs intérêts respectifs réclame de coordonner les besoins
des consommateurs entre eux, de limiter les rendements des capitaux des
entreprises et de garantir que les biens proposés à la vente soient, dans les faits,
non problématiques sur le plan éthique268.
Dans sa forme idéale, le marché serait en mesure d’accorder une place importante à ces
conditions d’échange et de réciprocité. De cette façon, le marché pourrait assurer un équilibre
permettant à chacun de veiller à ses besoins de base, sans nécessairement créer de fortes
inégalités au profit des entreprises. Alors que ce marché tendait pourtant à se stabiliser, grâce
à une certaine période de tranquillité, les conséquences de la seconde grande guerre vinrent
bouleverser l’histoire. Le marché procéda donc à une énième réorientation au profit d’un
retour à une nouvelle lutte de prix. Il s’ajouta à cela une quête pour le meilleur rapport
qualité/prix. Les individus n’ont désormais plus de souci en ce qui a trait à la qualité, alors
que ce qui importe est cette possibilité d’accumuler une plus grande quantité de marchandise
à bon marché.
Selon l’analyse d’Honneth, un retour au chacun pour soi a fait en sorte de briser cette
attitude de coopération pour ramener celle de compétition propre aux siècles qui ont précédé
cette seconde grande guerre. Il soutient que la peur de certaines idéologies de masse, ramena
de forts réflexes libéraux à l’avant plan. Comme nous l’avons mentionné, les consommateurs
cherchent, avec l’explosion des moyens de production et l’ouverture sur une mondialisation
des marchés débutée dans les années 1990, le plus grand nombre de biens, la plus grande
variété, en plus grande quantité et au meilleur prix. Ce nouveau modèle ou ce retour aux
anciens réflexes de consommation a même ouvert la porte à un marché parallèle de revente
et de quête de profit.
L’américanisation du monde a aussi permis à chacun d’aspirer à un passage du rôle de
consommateur à celui, non pas de producteur, mais de distributeur. Les possibilités de
revente de produits sont depuis devenues quasi illimitées. Certains individus peuvent même
en faire une nouvelle carrière, alors qu’à même leur consommation, ils participent, par les
discussions du quotidien, à la publicisation de divers produits et de multiples entreprises. En
ce sens, des entreprises comme Amway269, ont commencé à utiliser les consommateurs
268 Ibid., p. 327 269 Amway est une compagnie de distribution de produits de toutes sortes, créée en 1959. Cette compagnie
récompense ses clients en offrant des ristournes sur l’ensemble des produits consommés ou vendus.
112
comme agents indirects de publicité. Leurs bons mots à l’endroit des produits qu’eux-mêmes
consomment, font croître les intérêts de la compagnie, puis permettent aussi à ces individus
de faire la distribution de ces mêmes produits, en échange de ristournes parfois substantielles.
D’ailleurs, ce nouveau bouleversement apporté par les manipulations de masse de la
seconde guerre et ce consumérisme sans limite, a généré des critiques en provenance de
l’École de Francfort ou d’Hannah Arendt, qui furent adressées à l’endroit du pouvoir de la
propagande. Ce retour au consumérisme a fait prendre conscience, à cette époque, à un large
spectre de la population occidentale, du fait que le marché avait peut-être atteint une certaine
forme de limite. L’ouverture sur le monde propre aux bouleversements du XXe siècle a aussi
permis à l’Occident de comprendre qu’elle n’était plus seule au monde et que les ressources
planétaires n’étaient plus sans limite. Ce rêve d’une consommation libérale sans limite était
loin d’être une réalité universelle et universalisable. En fait, ce rêve commençait simplement
à s’effriter :
L’honnêteté oblige chacun de nous à reconnaître la nécessité d’une limitation de
la procréation, de la consommation et du gaspillage ; mais il importe davantage
d’abandonner l’illusion que les machines puissent travailler pour nous ou les
thérapeutes nous rendre capables de nous servir d’eux. La seule solution à la crise
écologique est que les gens saisissent qu’ils seraient plus heureux s’ils pouvaient
travailler ensemble et prendre soin l’un de l’autre. Une telle inversion des vues
courantes réclame de qui l’opère du courage intellectuel270.
Alors que certains autres auteurs comme Habermas et Apel aspiraient à une
communauté de communication informée, qui pourrait débattre de façon ouverte et
démocratique des orientations que devait prendre le marché, le peuple se dépêchait de nous
rappeler qu’au-delà de la discussion, une certaine forme d’éthicité ou de reconnaissance des
normes implicites, incarnée par ce néolibéralisme et ce consumérisme croissants, était bel et
bien existante. Certes, ces normes libérales axées sur la consommation de masse n’étaient
peut-être pas celles souhaitées par les Adorno, Horkheimer, Arendt, Habermas et tous les
penseurs de la décroissance, mais elles furent tout de même les normes acceptées par le
peuple qui était prêt à s’y assujettir.
Cependant, afin d’altérer cette vague de libéralisation du marché, qui fut somme toute
portée par une approche juridique venant renforcer les droits individuels et les droits des
entreprises, a surgi un mouvement de revendications étudiantes. Une réorientation du marché
vers des composantes morales, telles que le développement durable271 et la considération des
270 Illich, I. (1973). La convivialité. Paris : Éditions du Seuil, p. 77 271« Le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de ‘besoins’, et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, et à qui il convient d’accorder la plus grande priorité et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation
113
conditions de vie pouvant permettre une certaine pérennité à notre espèce, s’est elle aussi
ajoutée à un tel mouvement :
Avec cette « longue marche à travers les institutions », de plus en plus de voix,
dans la vie publique et au parlement, exigeaient qu’une attention plus grande soit
portée aux critères normatifs lorsqu’il était question de la production des biens
de consommation. Suite à des rapports alarmants sur les limites de la croissance
industrielle, les considérations écologiques commencèrent à occuper une place
plus centrale dans le catalogue des mesures imposées aux producteurs. Des
critères de compatibilité avec les exigences sociales comme une fixation des prix
équitable, une offre équilibrée et une protection des intérêts des travailleurs ne
devaient plus être les seuls à être pris en considération : l’idée d’une compatibilité
avec la protection environnementale, résultant des exigences d’une protection de
l’équilibre écologique, se mit désormais à jouer un rôle toujours plus
important272.
Cette plus récente orientation vers une politique de développement durable a eu pour
effet d’informer le système juridique, qui à son tour est venu orienter les mœurs populaires.
La culture de la consommation de masse à court terme a progressivement laissé sa place à,
certes une culture de consommation, mais une culture qui permet d’envisager le monde dans
sa durée dans le temps. Cette perspective nécessite que l’on s’interroge désormais sur les
impacts des actions humaines aujourd’hui, demain et pour les générations futures273.
D’autres générations allaient venir et le monde avait désormais un lendemain dont il
fallait se soucier. Cette nouvelle forme de reconnaissance amena donc un dépassement d’une
réciprocité forgée sur l’intersubjectivité, pour nous permettre d’envisager une réciprocité
dans le temps et dans l’histoire. En ce qui a trait aux évolutions sociales négatives propres à
cette sphère de la consommation, Honneth s’empresse d’identifier le manque toujours
flagrant d’espace de discussion informée pour prévenir les consommateurs des dérives
potentielles du marché :
Le déséquilibre extrême auquel nous sommes aujourd’hui confrontés sur de tels
marchés, qui se montre en contradiction totale avec les normes et les idées
sociale imposent sur les capacités de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir. Ainsi les objectifs du développement économique et social sont définis en fonction de la durée, et ce dans tous les pays – développés ou en développement, à économie de marché ou à économie planifiée. Les interprétations pourront varier d’un pays à l’autre, mais devront comporter certains éléments communs et s’accorder sur la notion fondamentale de développement durable et sur un cadre stratégique permettant d’y parvenir. » (Commission mondiale sur l’environnement et le développement (Brundtland) (1988). Notre avenir à tous. Montréal : Éditions du Fleuve, p. 51) 272 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 335 273 « Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie
authentiquement humaine sur terre. » (Jonas, H. (1979). Le Principe Responsabilité, trad. J. Greisch. Paris:
Flammarion, p. 30-31)
114
régulatrices qui leur sont intrinsèques, ne peut être correctement expliqué que par
une affinité « élective » entre transformations économiques et évolutions
culturelles. Au cours de la même période qui vit s’accroître la marge de
manœuvre des entreprises privées, en tant que résultat de l’internationalisation
de la production et du commerce, la disparition de contre-pouvoirs discursifs
contribua à l’accélération du processus de privatisation des consommateurs, les
rendant ainsi de plus en plus vulnérables274.
Selon l’auteur, les associations ou regroupements ayant pour objectif de défendre les
intérêts des consommateurs, mais aussi des générations futures, ont un fonctionnement trop
lourd et parfois trop opaque. Elles deviennent ainsi seulement accessibles pour les gens qui
s’y connaissent et qui sont profondément intéressés à s’y impliquer. Par ces structures
complexes et trop souvent réservées à de petits groupes de spécialistes, la capacité réelle
qu’ont la plupart des individus de prendre en main leur propre destinée devient de plus en
plus limitée. Ensuite, les écarts qui sont de plus en plus grands entre les riches et les moins
bien nantis, nous démontrent que les plus fortunés sont encore trop peu préoccupés par la
responsabilité de chacun et par les impacts de nos décisions économiques. Ces quelques
facteurs aggravants, ont pour effet de maintenir les travailleurs et les consommateurs dans un
modèle strictement formel de liberté.
Finalement, Honneth rappelle lui-même la plus récente explosion des médias
traditionnels et des nouveaux médias sociaux qui ont un effet encore plus explosif qu’au
début du XXe siècle pour influencer, voire orienter les préférences des consommateurs. En
plus de cette omniprésence des médias, qui orientent les préférences consuméristes des
individus, nous avons pu assister à une explosion des nouvelles technologies, qui sont
grandement venues accélérer l’expansion de ce libre marché. Cette évolution technologique
encourage donc un certain aveuglement et renforce une certaine amnésie envers nos
conceptions morales antérieures du marché, qui sont désormais propres à une époque qui est
depuis longtemps dépassée.
Désormais, le marché de consommation se limite à une sphère quasi strictement privée
d’individus. Les consommateurs sont désinformés, mal protégés contre les risques et ne
parviennent plus à discerner quels sont, parmi l’ensemble de leurs nouveaux besoins, ceux
qui sont essentiels. « Ces consommateurs ne peuvent plus aujourd’hui développer de
conscience commune d’une concrétisation d’un élément de leur liberté individuelle sur le
mode de la coopération. 275» Bref, pour aussi longtemps que persisteront les écarts
présentement observés entre les divers statuts socio-économiques (SSE) des individus, le
modèle du marché capitaliste désinformé ne cessera d’augmenter sa vitesse d’expansion.
Honneth, pour sa part, espère trouver, dans la sphère du travail, un dernier pilier pouvant
274 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 343 275 Ibid., p. 346
115
permettre d’extraire les conditions propres à une certaine liberté sociale pouvant s’incarner
dans ce marché de consommation de masse, tel que nous le connaissons aujourd’hui.
7.4 Le nous réifié par le travail
Honneth, toujours en se référant à Hegel, soutient que ce dernier, pour élaborer son
éthicité, « commence par le marché des biens de consommation, tout en sachant que
l’élément central du système est en vérité la sphère du travail social, médiatisée par le
marché. 276» En utilisant la même approche, il entend toutefois démontrer que la sphère du
travail pourra, quant à elle, sauver cette démonstration des conditions normatives propres à
ce « « nous » de l’agir à l’œuvre dans l’économie de marché ». Il affirme ainsi que le travail
implique une réciprocité qui touche l’entièreté de la société. Celle-ci permet d’accéder à cette
reconnaissance fonctionnelle, qui vient amplifier la liberté par un positionnement social
parfois avantageux.
Certes, les travaux sur la capacité d’objectivation du travail abondent. Il suffit, comme
le fait Honneth, de songer à Marx ou de nous référer à Hegel, afin d’en clarifier notre
compréhension moderne à ce sujet. Par contre, depuis cette théorisation du travail, de
nombreux éléments furent critiqués. Même Hegel, malgré les bienfaits qu’il pouvait
reconnaître au travail, y voyait d’évidentes limites qu’Honneth s’empresse de nous rappeler :
Certes, Hegel sait également dès le départ que le marché du travail – qui doit
justement fournir cette reconnaissance et, par là, réaliser la liberté sociale – risque
constamment d’échouer dans la tâche qui lui est ainsi impartie. L’auteur de la
« Philosophie du droit » est en effet convaincu que le marché du travail, sans
l’intervention régulatrice de l’État, engendrera d’une part dans la « populace »
une masse croissante de nécessiteux livrés à la misère, et provoquera d’autre part,
sous l’aiguillon de la course à la productivité, une « mécanisation » du travail qui
à terme tournera en dérision l’idée même que le produit réalisé pourrait être
source de reconnaissance277.
En quelque sorte, une simple lecture de l’histoire pouvait permettre à tout auteur
d’anticiper les dérives propres au marché du travail. Alors que dans le passé, le travail
reposait sur les esclaves, la révolution industrielle a fait place au remplacement progressif de
l’homme par la machine. Avec l’accélération actuelle des technologies, ce facteur gagne en
importance. De plus, l’ouverture sur le monde, n’eut pas que pour effet d’élargir les horizons
de l’Occident, mais aussi de lui faire réaliser qu’un marché de main d’œuvre à rabais devenait
subitement accessible. Dans une logique de consommation et de rapports coûts-bénéfices, de
tels constats ne pouvaient qu’encourager et amplifier une exploitation du travail.
276 Ibid., p. 347 277 Ibid., p. 348
116
Certes, maints éléments présents avant notre époque sont encore aujourd’hui
pertinents, mais les conditions actuelles du travail en Occident, sont désormais bien plus
avantageuses pour la santé et la sécurité des travailleurs :
En cette première heure de la nouvelle forme d’organisation du travail social, qui
n’allait pas tarder à être décrite dans ses moindres détails par les romans du
réalisme bourgeois, les salariés étaient livrés sans la moindre protection sociale
ou économique au chômage, à la maladie, à l’usure physique, à l’âge. Il n’existait
évidemment pas encore de droit du travail au sens où nous l’entendons
aujourd’hui, les travailleurs n’avaient droit à aucune compensation en cas
d’interruption de leur activité pour des raisons de santé ou pour des motifs liés à
la marche de l’entreprise, de sorte que celui qui perdait son maigre salaire tombait
aussitôt dans le plus grand dénuement, contre lequel il était désormais sans
recours en l’absence des systèmes traditionnels de protection278.
En quelque sorte, les travailleurs se retrouvaient, dès le XIXe siècle, dans un système
qui appelait à la survie. Cette liberté qu’offrait ce nouveau marché du travail ressemble en
quelque sorte à une forme d’esclavage masqué. Cette promesse de liberté nouvelle a
effectivement pu permettre aux travailleurs d’accepter des conditions d’emploi dérisoires.
Cette dégénérescence des conditions a donc mené à un accroissement du paupérisme :
On désignait par là une forme particulièrement grave de misère, dont la
particularité, comparée à toutes les autres formes de pauvreté connues jusque-là,
tenait au fait que les personnes concernées étaient censées avoir aussi perdu toute
trace de décence civile et de bienséance bourgeoise. […], de telles conditions
n’existaient que dans les régions où dominait le mode de production de la grande
industrie ; à la campagne ou dans les petites villes, où l’organisation du travail
était encore basée sur de petites structures agricoles ou artisanales, les garde-fous
des relations sociales traditionnelles fonctionnaient encore, de sorte que la chute
dans la misère matérielle et psychique pouvait généralement être évitée. Mais la
situation dans les grands centres industriels suffisait aux porte-parole
intellectuels de la bourgeoisie fortunée pour mettre en garde contre les « classes
dangereuses »279.
Dorénavant, l’évaluation du travail allait se faire en référence au système de classes280,
et non plus à de simples individus, considérés comme égaux en dignité. Les travailleurs
278 Ibid., p. 350-351 279 Ibid., p. 352 280 « Selon la sociologie marxiste, la bataille contre l’injustice capitaliste assumera la forme d’une lutte entre
deux classes de plus en plus polarisées, la classe des travailleurs et celle des capitalistes. Les capitalistes doivent
opprimer les travailleurs dans la mesure où leur richesse dérive de l’exploitation de ces derniers, et les
travailleurs doivent s’opposer aux capitalistes dans la mesure où ils n’ont rien à perdre que leurs chaînes. La
lutte de classes est intrinsèquement liée au rapport salarial, qui est lui-même intrinsèquement lié au capitalisme ;
le rapport salarial est donc l’axe autour duquel se noue la lutte révolutionnaire. » (Kymlicka, W. (2001). Les
théories de la justice : une introduction, p. 214)
117
entrent donc sous un même titre de « petite gens » et peuvent enfin obtenir une certaine forme
de reconnaissance formelle face aux négligents employeurs. Des mouvements de
contestation sans cesse grandissants ont donc eu comme impact réel de créer un espace de
reconnaissance et de liberté plus effectif pour ces travailleurs dépourvus de ressources et de
pouvoir.
Cependant, avec cet avènement des classes, naquit une lutte qui semble vouloir
aujourd’hui s’éterniser entre le domaine privé et celui des travailleurs. Actuellement, cette
lutte s’incarne, d’une part, à partir des entrepreneurs et d’autre part, par les divers
mouvements syndicaux qui luttent pour les intérêts de leurs membres. En fait, le libéralisme
fut accepté par la plupart des individus comme une grille de lecture du monde qui est juste et
légitime. Malgré ces espoirs hégéliens ou fichtéens d’un modèle où le travail pourrait être
compris comme une force de coopération, les actions des groupes voulant défendre les
intérêts des travailleurs ont aussi pour but de protéger les droits individuels des dirigeants de
ces mêmes groupes.
Ainsi, nous avons d’un côté des employeurs et des producteurs privés, qui tentent
d’obtenir un maximum de rendement en capitaux, puis d’autre part, des individus qui aspirent
à obtenir les meilleures conditions de vie possibles, mais sur une base fondamentalement
individualiste. Certes, bon nombre de travailleurs purent s’associer, mais trop souvent, leurs
efforts ne se retrouvaient que trop limités, alors qu’ils ne parvenaient jamais à obtenir la force
souhaitée. Le jeu du politique et de la manipulation étaient partout, alors que les États
occidentaux pouvaient parfois même défendre des intérêts singulièrement intéressés, plutôt
que de veiller à la défense des intérêts de masse et des citoyens, pourtant propriétaires de nos
démocraties. Donc en un sens oui, les salariés disposaient d’une plus grande liberté, mais
cependant, leurs intentions étaient toujours orientées de façon individuelle :
Les mesures par lesquelles les gouvernements des pays mentionnés s’efforcèrent
dans le dernier tiers du XIXe siècle de protéger les salariés contre les aléas d’un
marché du travail non réglementé comportaient généralement des obligations
légales faites aux entrepreneurs relativement à la durée de la journée de travail,
aux mesures de sécurité et aux indemnités dues en cas d’accident du travail ; dans
certains États, en Allemagne au premier chef, on commença en outre à poser les
premiers jalons d’un système public d’assurance financé par des prélèvements
sociaux ou des augmentations d’impôts, qui devait fournir aux salariés une
compensation financière face à la maladie, au chômage ou à la retraite. On voit
aisément que toutes ces dispositions se présentaient sous la forme de droits
individuels, dont l’État devait garantir le respect au moyen de ses pouvoirs
coercitifs : c’était le salarié particulier qui jouissait désormais du droit garanti par
l’État d’être protégé contre les nombreux risques liés à une activité dictée par le
seul profit de l’entreprise281.
281 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 357-358
118
Les individus sont parvenus, en se regroupant, à faire valoir leurs droits, mais ces droits
reposent sur des bases strictement individuelles. Honneth parle donc des effets désocialisants
des droits subjectifs. Certes, le fait de comprendre pour les travailleurs que leur productivité
a pour effet d’apporter une amélioration à l’économie, peut les mener à revendiquer des
améliorations de leurs conditions de travails, mais un autre type de clivage, relativement aux
divers types de professions, a depuis fait son apparition. Les individus, entrés dans un tel
mode revendicateur se retrouvent privés de la possibilité d’échanger avec leurs pairs. Ils
deviennent dès lors déconnectés de leur modèle communicationnel, au profit d’une lecture
monologique, qui les empêche de voir la réalité des situations vécues par leurs pairs.
Cette fameuse intervention de l’État pour réguler les échanges entre entreprises et
travailleurs a donc eu pour effet de protéger les individus face au pouvoir des entreprises.
Cependant, les effets désocialisants qui accompagnèrent ce mouvement furent dévastateurs,
puisque nous en ressentons encore les secousses aujourd’hui. L’idée d’association n’est plus
un engagement spontané, loin de là. Il faut généralement un bouleversement assez sévère
pour orienter les gens vers ces modes d’association. De plus, la variation des salaires en
fonction des diverses professions, mais surtout des diverses positions à l’intérieur d’une
même entreprise ou d’un même groupe professionnel, a fait naître une culture de performance
sans précédent.
Paradoxalement, notre société occidentale qui aspirait à l’aboutissement d’une
organisation normative des règles du travail, a obtenu comme résultat un éclatement des
règles et un retour au monde déshumanisant qu’elle tentait de dépasser. Par exemple, la
nouvelle culture d’actionnariat implique davantage les employés au sein de leur entreprise.
Toutefois, en plus de les mener au dépassement, cette culture de la performance amplifie le
processus d’individualisation amorcé par le commerce de masse. Bon nombre de travailleurs
voient désormais l’entreprise comme une entité permanente, tout en se considérant eux-
mêmes comme un maillon essentiel. Cependant, ces travailleurs ne parviennent toujours pas
à comprendre que cette entité est en fait fictive et dépend de tous ceux qu’elle tente pourtant
de réifier, c’est-à-dire, ses employés. Ces employés détiennent pourtant un réel pouvoir, mais
trop souvent, ne parviennent pas à en saisir la portée :
Dans ce contexte éthique, il est question de « réification » ou de processus
apparentés à la réification dans un sens décidément normatif. On définit par là un
comportement humain qui viole des principes moraux ou éthiques, dans la
mesure où il traite les autres sujets non pas conformément à leurs qualités d’êtres
humains, mais comme des objets dépourvus de sensibilité, des objets morts, voire
des « choses » ou des « marchandises »282.
282 Honneth, A. (2007). La réification : Petit traité de Théorie critique, p. 17
119
La nouvelle vague de développement de la technique a justement eu pour effet de réifier
davantage la valeur sociale des travailleurs, alors que leur lutte pour la reconnaissance devait
prendre l’allure d’un éternel combat. Non seulement ce combat s’est inscrit sur une période
de temps sans fin, mais aussi sur un territoire sans cesse grandissant. Celui-ci est venu
s’inclure comme l’une des composantes inhérentes au processus d’occidentalisation organisé
par le marché capitaliste néolibéral. La disparité entre les niveaux de qualification vient elle
aussi s’ajouter à cette accélération des technologies, pour générer davantage d’exclus. Ceux-
ci se retrouvent de plus en plus rejetés et trouvent de moins en moins leur place dans ce
monde technologique en perpétuel mouvement.
Certes, cette lutte continue pour une plus grande considération des travailleurs incarne
ce besoin d’une plus grande considération pour la valeur sociale qui doit être accordée aux
individus. Par contre, il nous semble toujours impossible de parler d’une quelconque liberté
sociale, alors que celle-ci, malgré le fait qu’elle s’incarne dans les préoccupations
intellectuelles des individus, ne trouve jamais d’ancrage empirique et demeure seulement
abstraite. Paradoxalement, l’amplification d’un grand nombre de ces facteurs liés à la
structure du travail, a plutôt tendance à instrumentaliser les individus, limiter leur mobilité,
puis les rendre esclaves plutôt que de les libérer.
Depuis, les syndicats ont pu obtenir bon nombre d’éléments comme le droit de
participer à l’élaboration des conditions de travail propres aux entreprises. L’introduction de
l’État dans les processus de réglementation de la concurrence a eu pour effet de s’ajouter à
ces mouvements syndicaux, afin d’améliorer les conditions de cette liberté sociale, telle
qu’incarnée dans l’univers du travail :
Il était désormais possible de s’entendre collectivement pour fixer comme but
essentiel des conflits du travail l’instauration de règles allant dans le sens d’une
démocratie économique, qui donneraient aux employés l’occasion de faire valoir,
avec l’aide de leurs organes représentatifs, le point de vue de l’intérêt public dans
les décisions économiques283.
Cependant, même Honneth sait reconnaître que la portée de ces améliorations des
conditions du travail s’avère toujours limitée. En fait, les effets laissés par le passage du parti
nazi national-socialiste dans l’histoire occidentale, ont eu pour conséquences d’amplifier les
craintes que certains individus prônant une lecture libérale du monde, détenaient envers toute
entreprise socialisante. Les conditions de réalisation de la liberté, sont donc demeurées
longtemps formelles :
Les mesures sociales prises par l’État avaient certes apporté aux salariés des
droits élémentaires qui leur garantissaient un minimum de biens et de services
283 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 371
120
indispensables, mais la souffrance psychique du chômeur de longue durée, le
sentiment général d’être livré sans défense à des changements de conjoncture
imprévisibles, n’avaient guère diminué au fil des décennies. Un droit universel à
l’instruction scolaire avait été institué dans les pays d’Europe occidentale, depuis
environ le début du siècle, de sorte que les perspectives de bénéfices des efforts
individuels de qualifications semblaient avoir crû, mais l’égalité des chances
n’avait cependant guère progressé pour les enfants des classes inférieures,
auxquels des barrières invisibles continuaient à fermer l’accès à l’enseignement
secondaire et supérieur284.
Il nous semble donc impératif de rappeler que certaines conditions découlant de ce type
d’injustices, peuvent affecter non seulement les travailleurs actuels, mais aussi les
générations futures. Par un tel impact, certains individus naissent directement dans des
conditions défavorables, qui viennent grandement complexifier leur accès à la liberté.
D’ailleurs, le débat entre John Rawls et Robert Nozick, ainsi qu’entre bon nombre de leurs
héritiers théoriques respectifs, porte pour l’essentiel sur ces préconditions sociales qui
peuvent faciliter ou complexifier l’accès à la liberté pour tous285.
Dans un autre ordre d’idées, les horreurs et les dévastations de la Seconde Guerre
mondiale accordèrent, malgré une méfiance croissante envers les attitudes socialisantes, une
valeur inégalée à la vie humaine. L’idée de classes fut chassée de façon formelle par le primat
qui fut accordé à La Déclaration universelle des droits de l’homme286. Les barrières entre les
divers niveaux d’éducation ont même été fortement réduites, pour permettre à un plus grand
nombre d’individus d’atteindre un niveau de scolarité plus respectable. Par contre, alors
qu’Honneth a débuté par une investigation sur les impacts du travail, dans le processus de
libération sociale thérapeutique des individus, il nous a ensuite dirigé vers une recherche qui
tend à évaluer l’importance accordée aux travailleurs, au libre marché, puis à l’État dans
notre développement économique occidental.
284 Ibid., p. 372 285 Dans ce débat, alors que John Rawls opte pour une position social-libérale, alors qu’il affirme que « Nous aboutissons […] nécessairement au principe de différence si nous souhaitons organiser le système social de telle façon que personne ne soit avantagé ou désavantagé par la position arbitraire qu’il occupe dans la distribution des atouts naturels ou par sa position initiale dans la société sans donner ou recevoir respectivement une compensation correspondante. » (Rawls, J. (1987). Théorie de la justice, Paris : PUF, p. 102) Robert Nozick, un libertarien, suggère pour sa part que « les individus ont des droits, et il y a certaines choses que personne, individu ou collectivité, ne peut leur faire (sans violer leurs droits). La force et la portée de ces droits sont si grandes qu’elles soulèvent la question de savoir quelles peuvent bien être les prérogatives de l’État et de ses fonctionnaires, à supposer qu’ils en aient. » (Nozick R. (1988). Anarchie, État et utopie, Paris : PUF, p. IX) 286 Adoptée par les Nations Unis le 10 décembre 1948, celle-ci comprend 30 articles couvrant les droits civils,
culturels, économiques, politiques et sociaux de bases dont chaque humain devrait jouir. Il s’agit d’un idéal
que chacune des nations engagées doivent s’efforcer d’atteindre.
121
Alors que notre cheminement nous mène à considérer que malgré tous les
développements techniques, technologiques, juridiques et procéduraux de nos sociétés
occidentales, l’homme demeure tout de même foncièrement individualiste, les entreprises,
pour leur part, n’accordent que toujours trop peu d’espace pour les considérations sociales.
Nous sommes donc en droit de nous demander si l’État ne sera pas au final le seul garant de
la liberté propre à cette sphère de l’économie de marché. Cette possibilité d’envisager que
l’homme ne puisse jamais parvenir à s’autolimiter pour garantir la liberté de son prochain,
ne doit pas être négligée.
Cependant, un tel constat viendrait totalement renverser la position ou la visée originale
d’Axel Honneth. Celui-ci souhaite dégager non pas les règles juridico-normatives imposées
de façon externe au peuple, mais aspire plutôt à mettre en évidence cette éthicité
démocratique implicite, qui serait propre à nos sociétés occidentales contemporaines.
Abdiquer face à l’État, signifierait simplement que l’homme dans l’économie de marché, ne
parvient simplement pas à s’autoréguler et à reconnaître la valeur de ses paris.
Honneth, pour sa part, ne voit pas que des choses négatives dans cette lutte entre les
entreprises et les travailleurs. La nouvelle attitude carriériste de plusieurs individus s’ajoute
aux améliorations technologiques déjà mentionnées, puis à une ouverture des marchés vers
le reste du monde, pour laisser entrevoir à Honneth un avenir prometteur. Cette ouverture sur
la mondialisation a pour effet d’augmenter la pression sur les entreprises et d’ainsi amplifier
leur compétitivité. Tout comme le fait Honneth, il nous est aussi possible d’être critiques
envers ce supposé rempart qu’offre l’État, alors que celui-ci ne peut rien réguler au niveau
des échanges commerciaux internationaux. L’État, comme nous le savons déjà, se retrouve
restreint à agir dans les limites de son propre territoire. Finalement, en ce qui a trait à la
régulation des conflits interpersonnels, l’État se retrouve encore une fois face à
l’impossibilité d’agir, alors qu’il lui est excessivement difficile d’intervenir lorsque des
hommes formellement libres choisissent de se nuire entre eux :
Ces processus de transformation cumulés aboutissent à une nouvelle
désorganisation de l’économie capitaliste dans les pays d’Europe occidentale, qui
présente certainement d’autres implications que le seul retour d’un marché
faiblement régulé par l’État, et n’est donc qu’insuffisamment caractérisée par le
terme « néolibéral ». Le résultat de cette convergence « affinitaire » des
transformations décrites, c’est plutôt une autonomisation rampante des impératifs
financiers et capitalistes, qui ne tarde pas à se répercuter non seulement sur le
marché du travail, mais aussi sur les sphères sociales voisines287.
Ainsi, alors que nous attendions la démonstration d’une certaine présence de cette
éthicité démocratique, communément supportée par les agissements de nos populations
287 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 380
122
occidentales, nous voyons un capitalisme objet prendre la forme d’un sujet et s’incarner
comme une entité qui domine le marché. Le haussement des taxes et la stagnation des
salaires, représentent en quelque sorte l’ajout d’un autre déficit en reconnaissance des
travailleurs. Avec une pression sans cesse croissante sur les salariés, pour qu’ils se
conforment aux exigences du marché capitaliste, il devient aisé d’affirmer que ceux-ci
disposent de beaucoup moins de liberté qu’à l’époque où est apparu ce « « nous » de l’agir à
l’œuvre dans l’économie de marché ».
Désormais, les individus développent une relation de dépendance au travail, allant
même jusqu’à nier leurs droits et cacher leurs conditions de santé. Ainsi, ils protègent leur
statut et évitent de reculer en échelon ou, pire, de simplement leur emploi. Ce capitalisme qui
devait accroître les gains individuels et permettre aux hommes de rêver à une liberté effective,
a créé un esclavagisme généralisé, dans lequel une masse sans cesse croissante de prolétaires
ne peut que répondre aux exigences d’un petit groupe de bien nantis. Face à cela, le monde
tend à s’agenouiller et les travailleurs, à s’auto-réifier :
Cette situation, clairement perçue et généralement jugée « injuste » sur un plan
subjectif, ne provoque cependant plus depuis longtemps les réactions de défense
collective que Hegel décrivait encore avec son concept d’« indignation ». Tout
ce qui se produit en guise de « négations » au sein de la réalité sociale du marché
du travail offre aujourd’hui plutôt le caractère de stratégies d’évitement
singulièrement muettes, souvent individualisées, auxquelles semble manquer la
force de s’exprimer publiquement288.
Plutôt que d’unir leurs forces, les individus semblent s’isoler et vivre leur culpabilité
dans la plus complète des solitudes. Ils se retrouvent impuissants, mais portent et subissent,
par cet isolement, la responsabilité de ce qui leur arrive. Le marché leur dit : tout est à votre
portée, mais c’est à vous de saisir votre chance et de performer. Cependant, une telle attitude
n’est pas donnée à tous. Tel que souligné dans le débat Rawls-Nozick : tous ne naissent pas
dans les mêmes conditions. Cette réalité a donc pour effet de parfois faciliter ou complexifier
la progression des uns et des autres. Certes, maintes luttes et maintes idées ont su prendre
place à travers cette opposition employé-employeur. Toutefois, jamais celles-ci n’ont
dépassé le niveau de la simple intention pour s’incarner de façon durable et
s’institutionnaliser dans notre économie de marché :
Certes, aucune de ces idées acquises au cours d’un siècle et demi de conflits
sociaux n’a trouvé ne serait-ce qu’un début de réalisation institutionnelle : tous
les projets de réforme formulés au niveau politique se brisaient contre la
puissance économique des grandes compagnies, s’enlisaient dans les difficultés
budgétaires de l’État ou, malgré de premiers succès, se voyaient abandonnés à la
suite d’une réorientation de la politique économique. […] : le marché ne serait
288 Ibid., p. 383
123
plus perçu par les différents acteurs avant tout comme une institution sociale
offrant à tous la possibilité de satisfaire leurs intérêts dans une réciprocité sans
contrainte, mais comme l’instrument d’une concurrence à travers laquelle chacun
viserait à maximiser intelligemment son propre avantage289.
Axel Honneth s’avoue donc vaincu quant à cette possibilité de découvrir certaines
normes implicitement acceptées de tous, qui pourraient servir de balises morales à nos
échanges commerciaux :
Cette dérive, représentant non une simple autonomisation des impératifs
financiers, mais aussi un déplacement correspondant dans les schémas culturels
d’interprétation du marché, confronte notre reconstruction à la difficulté, déjà
évoquée plus haut, de ne plus pouvoir compter sur l’existence actuelle de contre-
mouvements normatifs. L’éthicité démocratique, dont nous essayons de mesurer
les chances dans l’époque présente, perd ainsi l’un de ses éléments centraux,
parce que c’est de la perspective d’une protection complète du marché du travail
que dépend finalement la capacité des membres de la société à se sentir intégrés
dans une structure coopérative du fait de leurs activités économiques. Une telle
liberté sociale, qui forme depuis toujours le socle de légitimation du marché,
semble désormais bannie de la sphère institutionnelle de l’activité
professionnelle290.
Suite à un tel constat, Axel Honneth ne peut que se nourrir d’espoir, alors qu’il suggère
d’un dernier élan, que le développement de l’économie internationale saura éventuellement
redorer le blason d’un certain nationalisme et d’une certaine cohésion identitaire désormais
perdue. Cependant, la même logique du commerce, que ce soit au niveau local ou
transnational, demeure à la base des échanges commerciaux. Il s’agit de la maximisation des
bénéfices.
7.5 Esclaves de nos pathologies
Alors qu’Honneth, dans sa tentative de reconstruire normativement les règles
permettant la réintroduction d’un certain civisme dans nos interactions propres au marché,
est parvenu à un constat très pessimiste, il a pu nous éviter de faire la démonstration des
pathologies présentes en ce domaine. Comme il l’a lui-même reconnu et l’avait déjà illustré
dans La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, le capitalisme est porteur du
paradoxe qui oscille entre la maximisation et l’individuation. Afin de bien le démontrer,
Honneth se référait alors à Georg Simmel :
L’extension de la liberté individuelle s’effectue donc pour Simmel, dans la
double direction d’un gain d’autonomie et d’une affirmation d’authenticité : entre
289 Ibid., p. 387 290 Ibid., p. 390
124
ces deux tendances se nouent de multiples tensions, qui à l’époque moderne ne
se laissent pas aisément éliminer. Si nous résumons les analyses sociologiques
de Simmel, le même concept d’« individuation » peut s’appliquer à quatre
phénomènes différents : il désignera soit l’individualisation des parcours
personnels, qui semble être un fait observable sur le plan empirique, soit
l’isolement croissant des acteurs, soit l’acquisition d’une capacité de réflexion
accrue, soit enfin l’affirmation d’une plus grande authenticité291.
Malheureusement pour son entreprise et comme Honneth a pu le constater dans sa
tentative de reconstruction, ce sont ces deux éléments soulevés par Simmel qui semblent les
plus observables dans nos sociétés occidentales. Les individus tendent effectivement à
s’individualiser et à s’isoler. Avec Simmel, il devient intéressant de mettre en perspective la
proposition qu’il fait de l’idée de classe. Ce phénomène qui fut souligné par Honneth, mais
rapidement évacué dans son passage sur l’histoire de l’après seconde guerre, n’est à aucun
moment ramené à l’avant-scène. Pourtant, il y fait allusion de façon implicite, alors qu’il
parle de ce modèle de survie dans lequel le travailleur s’enlise, et qui lui fait perdre son
autonomie et sa liberté. Ces travailleurs auxquels il se réfère, représentent en fait cette
nouvelle classe pauvre qui ne cesse de s’étendre face à un système capitaliste qui accroit sans
cesse les inégalités:
La classe des pauvres constitue, en particulier dans la société moderne, une
synthèse sociologique unique. En ce qui concerne sa signification et sa place dans
le corps social, elle possède une grande homogénéité ; mais, pour ce qui est de la
qualification individuelle de ses éléments, elle en manque complètement. C’est
une fin commune aux destinées les plus diverses, un océan dans lequel des vies,
dérivées des couches sociales des plus diverses, flottent ensemble292.
Ainsi, comme l’avait lui-même introduit Honneth dans La société du mépris. Vers une
nouvelle Théorie critique, le capitalisme est porteur de plusieurs paradoxes. Plutôt que de
permettre, comme il aurait dû le faire grâce à l’économie de marché, d’accroître le
développement et l’enrichissement des libertés individuelles, il mine ceux-ci et confine les
gens à l’isolement. Que ce ne soit par leur consumérisme débridé ou par leur travail aliéné,
les individus se retrouvent dépouillés de leur liberté d’être. « Si par liberté on entend liberté
d’agent, il est tout à fait possible d’assister à des mouvements en sens contraire : la liberté
(c'est-à-dire la liberté d’agent) peut incontestablement « monter » tandis que le bien-être
accompli « descend »293. »
Cette référence à l’économiste prix Nobel Amartya Sen et à son œuvre Repenser
l’inégalité, est tout à fait conséquente avec ce que découvre Honneth lors de sa reconstruction.
291 Honneth, Axel, (2006). La société du mépris, Vers une nouvelle Théorie critique, p. 308 292 Simmel, G. (1998). Les pauvres, Paris : PUF, p. 100-101 293 Sen, A. (1992). Repenser L’Inégalité, Paris : Éditions du Seuil, p. 92-93
125
Cette référence est aussi en phase avec les propositions de Georg Simmel du début du XXe
siècle. Par contre, en ce qui a trait à cette perspective qui suggère un repositionnement du
marché capitaliste en relation avec la notion de liberté, Sen nous semble pour sa part aller
encore plus loin :
Le problème se pose sous une forme particulièrement aiguë dans un contexte
d’inégalités et de privations bien ancrées. Il est possible qu’une personne
subissant les pires privations et menant une vie extrêmement limitée n’apparaisse
pas terriblement mal lotie si on lui applique l’étalon de mesure mentale du désir
et de sa satisfaction, pour peu qu’elle accepte son sort avec résignation et sans se
plaindre. Dans des situations de privation durable, les victimes ne continuent pas
à récriminer et à se lamenter tout le temps. Très souvent, elles font de gros efforts
pour prendre plaisir au peu qu’elles ont et ramener leurs désirs personnels à des
proportions modestes – « réalistes »294.
Par cette allusion à la rationalisation de la privation, propre aux consommateurs de
masse, Sen met le doigt précisément sur cet élément qui venait justifier la notion de
responsabilité, qu’Honneth n’a su dans sa reconstruction qu’approcher. Ainsi, la
responsabilité de l’homme face à ces conditions propres au « « nous » de l’agir à l’œuvre
dans l’économie de marché » ne saurait lui être explicitement imputable, alors que le facteur
du manque de culture, comme cause d’un consumérisme irréfléchi, s’avère incontournable.
Ce consommateur, par ses actions et par cette tendance à relativiser ou à rationnaliser, se rend
inconsciemment responsable de sa propre consommation, qui a pour effet de soutenir
l’économie de marché.
En fait, toute cette perversion des individus se fait de façon subtile et implicite. Alors
que leur charge de travail augmente, mais que leur richesse diminue, les individus sont
parfois eux-mêmes portés à hausser ce temps de travail auquel ils sont soumis. Cet
emprisonnement progressif, qui rend parfois possible une légère augmentation de leur
revenu, vient très souvent récupérer, par les pouvoirs fiscaux de l’État, ces légers gains en
capitaux. De plus, le coût de leur consommation croissante en bien non-essentiels, viendra
simplement annuler les faibles surplus qu’ils auront pu accumuler. Au final, tout ce qui leur
reste est cette condition d’esclave dans laquelle ils se sont eux-mêmes, progressivement
engagés. S’ils parvenaient à seulement prendre conscience de leur consommation de biens
non-essentiels, ces travailleurs pourraient eux-mêmes se dégager du travail et ainsi accroitre
leur propre liberté.
Ce dépouillement progressif des capacités marchandes au profit d’un accroissement de
leur dépendance au système capitaliste, s’ajoute à l’isolement qu’Honneth a su illustrer. Cette
aliénation se réalise, comme Sen a pu l’identifier, par l’habituation progressive à une
294 Ibid., p. 122
126
condition qui est dans certains cas déplorable et par un dépouillement des véritables
conditions pouvant donner accès à une liberté effective. Ce dépouillement graduel des
richesses d’une masse sans cesse grandissante de la population, nous permet non plus de
référer au concept de simplicité volontaire295, mais plutôt au concept de simplicité obligée.
Par sa soumission aux règles du marché, qui était auparavant parvenu à lui faire croire en un
avenir meilleur, l’homme s’est soumis à son « autoréification » et a accepté cette dégradation
des conditions qui auraient dû lui permettre d’assurer sa propre liberté.
295 « La simplicité volontaire, pour sa part, est une voix qui convient à ceux qui ont connu la surconsommation,
ont pris conscience de ses effets et choisissent de retourner à l’essentiel. » (Mongeau, S. (1998). La simplicité
volontaire, plus que jamais…, Montréal : Écosociété, p. 235)
Chapitre 8 De la « démagocratie »
8.1 Le « nous » de la formation démocratique de la volonté
Après avoir tenté de dresser un portrait optimiste des conditions réelles permettant un
accroissement de liberté, en faisant l’analyse de l’éthicité propre aux relations personnelles,
Honneth s’est buté à un constat d’échec, découlant de cette impossibilité de réaliser une
reconstruction normative de nos interactions dans le domaine de l’économie de marché. Afin
de dépasser les limites inhérentes à ces deux précédentes sphères de l’éthicité démocratie
Axel Honneth s’attaque maintenant à la sphère qui nous semble la plus propice à créer
l’enrichissement des conditions de notre liberté. Par l’analyse de ce « « nous » de la
formation démocratique de la volonté collective », Axel Honneth espère illustrer comment,
par l’institutionnalisation des processus démocratiques, les hommes sont parvenus à accroitre
leur capacité de reconnaissance envers leurs pairs :
Quiconque voudra s’assurer aujourd’hui de la « réalité » de la liberté dans les
sociétés développées de l’Occident et sonder ainsi les chances d’une éthicité
démocratique, en cherchera l’élément central dans la sphère politique de la
délibération publique et de la formation de la volonté collective. Hegel déjà
faisait déboucher sa reconstruction de l’éthicité moderne dans l’institution de
l’« État », sans cependant satisfaire pleinement à sa propre exigence, selon
laquelle il devait s’agir ici de structures permettant une réciprocité non contrainte
dans la réalisation des besoins, des intérêts ou des objectifs296.
Malgré cette référence à Hegel, Honneth se ravise ensuite très rapidement et nous
propose pour une première fois de prendre nos distances par rapport au penseur de la
philosophie du droit. Ce dernier, qui proposait au final un État trop restrictif, s’éloigne en fait
de l’endroit où Honneth souhaite désormais nous amener. Selon Honneth, la reconnaissance
de plus en plus universelle des processus démocratique(s) représente le plus bel exemple
d’une acceptation commune des normes de partage, d’échange et de discussion propres à la
démocratie.
En fait, Honneth met même en évidence le fait que cette sphère démocratique crée cet
espace discursif qui permet d’orienter, voire d’organiser les deux sphères précédentes propres
aux relations personnelles et à l’économie de marché :
On admet en principe que l’organisation institutionnelle des domaines des
relations personnelles et des transactions économiques relève de la procédure de
formation démocratique de la volonté publique, garantie par l’État de droit. […]
une telle prise de décision délibérative présuppose déjà l’existence de formes de
« liberté » correspondantes dans les premières sphères constitutives de la société.
296 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 392
128
Si les deux systèmes d’action des relations personnelles et des échanges
économiques médiatisés par le marché ne réalisent aucunement les conditions de
liberté sociale qui devraient régner ici conformément à leurs principes
autoréférentiels de légitimation, alors les citoyens ne jouissent pas des conditions
sociales qui leur permettraient de prendre pleinement et librement part à la
formation démocratique de la volonté collective297.
Ainsi, non seulement la sphère démocratique précède d’une part le marché et les
relations personnelles, mais d’autre part, elle devient réciproquement informée par ces deux
mêmes sphères. Les relations qu’entretiennent les individus avec leurs pairs et leurs statuts
socio-économiques, représentent les conditions qui peuvent leur permettre de réellement
s’impliquer dans nos divers processus démocratiques. Une fois impliqués dans ces processus
démocratiques, il leur devient possible de teinter, voire d’influencer les orientations que
prendront par la suite les sphères relationnelles et économiques de nos sociétés occidentales
contemporaines.
C’est par cette triangulation intersubjective qu’Honneth croit être en mesure de
démontrer en quoi ces trois sphères peuvent étendre les conditions de liberté qui sont propres
à nos sociétés. La sphère du marché, à elle seule, nous a démontré être incapable de répondre
aux exigences posées par la reconstruction normative qu’Honneth se promettait d’opérer.
Cependant, si nous l’inscrivons dans un processus de reconstruction normatif linéaire et
causal plus vaste, celle-ci peut devenir un important levier pour l’une des deux autres sphères,
que sont les relations personnelles et l’espace public démocratique.
Pour en faire la démonstration, Honneth procède à une nouvelle reconstruction
historique, que nous pourrions plutôt qualifier de reconstruction géopolitique du processus
de démocratisation de nos sociétés. Parallèlement, il explique l’évolution de l’État de droit
moderne et en démontre les fonctionnements actuels. Finalement il va suggérer « ce à quoi
devrait ressembler aujourd’hui une culture politique de l’éthicité démocratique. 298»
8.2 Un espace pour la démocratie ?
Sans faire la recension des théories politiques entourant la notion de souveraineté, il est
possible d’affirmer que la vision qu’Axel Honneth propose de la démocratie en est une qui a
pris racine dans les diverses relations conflictuelles entre le peuple et l’État, qui ont pu
parsemer l’histoire et le contexte du monde occidental. Par contre, pour demeurer conséquent
avec la relecture que propose Axel Honneth de ce concept de démocratie, effectuer un saut
jusqu’au XIXe siècle s’avère impératif :
297 Ibid., p. 393 298 Ibid., p. 395
129
L’espace public politique, compris comme une sphère discursive de formation
démocratique de la volonté au sein d’un peuple qui se veut souverain, ne naît
donc qu’au XIXe siècle, avec l’apparition des États-nations : leurs espaces de
communication décloisonnés sur le plan intérieur et clairement délimités sur le
plan extérieur permettent désormais d’identifier des thèmes d’intérêt général et
d’en débattre publiquement. Le mouvement ouvrier dans les différents pays ne
tardera pas à s’insérer à son tour dans ce cadre politique, non sans déchirements
internes et violents débats, il est vrai, et en donnant donc à la loyauté nationale
de ses membres la priorité sur les convictions internationalistes299.
Ainsi, pour Honneth, une forte corrélation pouvait à cette époque faire le lien entre
l’expression démocratique et une culture d’échange géolocalisée. Inévitablement, la
possibilité d’ouverture interétatique étant encore complexe aujourd’hui, Honneth suggère
qu’il aurait été impensable d’imaginer à l’époque, des individus ayant l’opportunité de
s’impliquer dans les décisions propres à une nation, autre que la leur. Toutefois, cette lecture
que fait Honneth semble totalement négliger les diverses formes de colonialisme implicite
observées dans l’histoire. Le XIXe siècle est justement le siècle de l’impérialisme et de la
colonisation. L’Empire britannique et ses citoyens, si l’on prend l’exemple de John Stuart
Mill, se sont directement mêlés du destin de l’Inde. En ce qui concerne le Québec, il semble
impératif de nous rappeler les nombreux représentants qui ont pu s’installer au Japon ou dans
certains pays du Sud.
Encore une fois, Honneth semble avoir négligé un aspect important du développement
historique des relations internationales. Ce nouveau mouvement démocratique, selon
Honneth, découle simplement de l’avancement des technologies et du développement des
processus de communication qui purent réduire considérablement les distances et les espaces
entre participants. C’est effectivement suite à cet éclatement des moyens de communication
que le processus démocratique put se renforcer, mais nous suggérons de notre côté que les
échanges entre les diverses nations ont, dans une mesure différente, toujours existé.
Toutefois, comme jamais auparavant, l’information circule désormais de façon libre, puis
atteint toutes les couches de nos sociétés. Limiter l’expansion des échanges entre les divers
peuples à cette simple cause d’un accroissement de la technologie nous semble beaucoup
trop réducteur :
Cette tâche fut d’abord exclusivement remplie par les imprimés, c’est-à-dire la
presse et l’édition, qui, après des difficultés initiales avec la censure, se hissèrent
bientôt au premier rang des instruments de formation de l’opinion dans les
espaces de communication de l’espace public politique à l’échelon national. La
presse avait entre-temps ciblé de nouveaux cercles de lecteurs, autrement dit elle
299 Ibid., p. 405
130
ne visait plus exclusivement la bourgeoisie cultivée, et tenait de plus en plus
compte des besoins d’information et de divertissement des classes inférieures300.
Non seulement, la démocratisation s’opère au niveau des espaces publics, mais elle
s’opère tout aussi bien dans des lieux plus formels, comme dans le domaine des
communications à grand déploiement et des médias de masse. Les populations peuvent
désormais être mieux informées des divers scandales ou ondes de chocs qui touchent de près
ou de loin leur univers. De cette façon, le peuple peut tenter de se faire une idée ou de se
prononcer sur une multitude de thèmes nationaux.
Paradoxalement, certains clivages, propres à la liberté d’association, purent s’imposer
alors que certains groupuscules peuvent maintenant se permettre de refuser l’accès à certains
individus, sous le simple prétexte de la partisannerie. Il en va de même entre cultures, tandis
que les gens, en accédant à une multitude d’informations nouvelles, se compromettent parfois
à la création d’une image mentale et portent bon nombre de jugements sur certaines cultures
« autres ».
Assurément, au XXe siècle, cet espace de démocratie culturellement orientée ou plutôt
nationale a permis d’observer bon nombre d’atrocités. Celles de la Seconde Guerre mondiale
ou de la Guerre Froide nous viennent intuitivement à l’esprit. Par contre, l’accès à
l’information a aussi permis aux gens de développer une certaine connaissance et une plus
grande conscience relativement à ces conflits. Certes, bon nombre de ces informations ne
furent accessible qu’après la fin de ces guerres. Toutefois, il s’agissait tout de même d’un
premier pas vers une plus grande transparence et une plus grande honnêteté. Le beau, le bien
et le mal peuvent désormais entrer dans l’espace démocratique public et venir informer ou
charger celui-ci :
Dans la partie médiane de ses leçons sur la « physique des mœurs et du droit »,
qu’il commence à donner à Bordeaux en 1896, Durkheim s’intéresse à ce qu’il
appelle la « morale civique », terme dans lequel il englobe toutes les normes
morales écrites et non écrites, dont l’observation permet aux membres d’un État
démocratique de participer, tout en respectant réciproquement leurs différences
individuelles, à la délibération et à la négociation des principes généraux de
l’action étatique301.
Ce concept de « morale civique » proposé par Émile Durkheim, est en fait très près de
ce qu’Axel Honneth tente de mettre en évidence par son concept d’éthicité démocratique.
Durkheim, plutôt que de chercher à reconstruire normativement les règles implicitement
300 Ibid., p. 406 301 Ibid., p. 409-410
131
acceptées par la population, croyait véritablement pouvoir instaurer un modèle porté vers un
accroissement de solidarité politique. Il pensait même utiliser l’orgueil et la fierté nationale,
pour introduire une certaine compétition morale entre les États. La compétition que nous
avons pu voir et continuons à observer depuis, entre les États, est cependant tout sauf morale.
Après les tentatives d’un accroissement du territoire et d’une appropriation du
monopole culturel, observés pendant la Seconde Guerre mondiale, nous avons ensuite été
témoins de l’avènement d’une course aux armements et à la technologie. Dans cette même
foulée, nous assistons désormais à une course sans précédent à l’appropriation des ressources
naturelles. L’exploitation du pétrole, malgré des conséquences qui sont désormais
publiquement bien documentées, atteint des sommets sans précédent. D’autre part,
l’avènement des nouvelles guerres utilisant le fanatisme religieux comme justification
peuvent aussi nous laisser plus que sceptiques, face à cet utopique désir d’une course à la
moralité, entre les divers États.
Durkheim croyait même qu’une plus grande diffusion des situations de détresse des
autres États allait permettre un interventionnisme plus soutenu et ainsi rétablir une paix quasi
universelle. Mise à part dans certains contextes de catastrophes humanitaires, nous constatons
aujourd’hui qu’au-delà du désir d’intervention qui peut effectivement s’animer par
l’entremise des médias de masse, qu’il est beaucoup trop complexe d’intervenir auprès des
autres nations, afin de régler de façon spontanée des problèmes auxquels ces nations sont
parfois même confrontées depuis quelques siècles.
Les règles entourant le jeu interétatique et les appréhensions que peuvent entretenir
certaines communautés face à cet impérialisme occidental viennent complexifier, voire
rendre impossible certaines interventions. Malgré leur position privilégiée, les divers
dirigeants de nos États phares, ne peuvent désormais plus faire simple abstraction des
intentions ou de la volonté du peuple:
Tout le monde se pose les questions que se posent les gouvernants, tout le monde
y réfléchit ou peut y réfléchir. Puis, par un retour naturel, toutes les réflexions
éparses qui se produisent ainsi réagissent sur cette pensée gouvernementale d’où
elles émanent. Du moment où le peuple se pose les mêmes questions que l’État,
l’État pour les résoudre ne peut plus faire abstraction de ce que pense le peuple.
[…] De là la nécessité de consultations plus ou moins régulières, plus ou moins
périodiques302.
Cette vision entretenue par Durkheim est certes inspirante pour des individus qui ont
la fibre altruiste. Cependant, dans son analyse, il a totalement fait abstraction des notions de
politique et des notions juridiques, qui font elles aussi parties des processus démocratiques
302 Durkheim, É. (2010). Leçons de sociologie. Physique des mœurs et du droit, Paris : PUF, p. 115
132
décisionnels propres à nos sociétés néolibérales contemporaines. Le peuple pourra bien
s’opposer à l’État, mais cela n’empêchera pas le gouvernement de continuer son chemin,
sous prétexte qu’il doit par exemple offrir un certain rendement économique. De tels
impératifs s’inscrivent dans une forme de réalisme et viennent freiner les élans idéologiques
qui tentent de faire fi de nos processus institutionnels.
Suite à ce constat, Honneth se rabat sur la lecture qu’a pu faire John Dewey des
nouveaux médias que représentaient à l’époque la presse et la radio. Ceux-ci, coincés dans
un modèle de commercialisation de l’information et d’évaluation du rendement, devaient
impérativement produire du sensationnalisme et créer la nouvelle :
Le plus grave, à ses yeux, est que les organes médiatiques par lesquels doit
s’opérer l’échange des opinions – la presse au premier chef, à laquelle il attribue
un rôle encore plus important qu’à la radio récemment apparue – sont en train de
s’engager dans une évolution strictement opposée à leur véritable mission. […]
Contraints d’augmenter les tirages en stimulant la demande, les organes de presse
étaient devenus des entreprises capitalistes qui cherchaient désormais à écouler
leurs produits selon les règles de l’économie de marché. […] : l’autonomie des
rédacteurs et des journalistes a été limitée, puisqu’ils ne sont plus que des
employés tenus au respect des consignes dans une entreprise à but lucratif
organisée sur le mode hiérarchique, le choix et la présentation des matériaux ne
s’effectuent presque plus qu’en fonction de leur impact immédiat sur les
pratiques de consommation du public303.
C’est d’ailleurs sur cet aspect que des penseurs, comme Horkheimer et Adorno qui ont
eux aussi influencé Honneth, travaillèrent pendant la période de la première Théorie
critique304. Étrangement, malgré le fait que près d’un siècle se soit écoulé depuis ces critiques,
un auteur comme Noam Chomsky305 s’évertue encore aujourd’hui à combattre cette
transformation de l’information ou usurpation du pouvoir par les médias. Malgré toutes les
critiques mises de l’avant par d’éminents chercheurs, la société populaire, elle, ne semble
toujours pas être parvenue à réaliser cette introspection nécessaire pour lui permettre de
constater son état pathologique :
Si les effets d’une pratique qui s’écarte de l’idéal d’une information objective,
sociologiquement éclairante, sont pour Dewey, si dommageables et fatals, c’est
parce qu’ils font fondamentalement obstacle à la construction même d’un espace
public : car une telle construction exige selon lui qu’un groupe de personnes
formé à partir de l’entrecroisement de leurs actions particulières prenne
collectivement conscience des « suites » que leurs « activités associées » peuvent
303 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 418-419 304 Adorno, T. W.et M. Horkheimer (1974). La Dialectique de la Raison. 305 Chomsky, N. et R. W. McChesney (2005). Propagande, médias et démocratie. Montréal (Qc.): Les éditions
Écosociété, 216 pages.
133
avoir pour eux, et lesquelles de ces suites ils s’accordent à trouver effectivement
souhaitables. C’est seulement au moment où se produit un tel accord
communicationnel sur l’évaluation des conséquences de la manière d’agir déjà
réalisée dans le groupe, qu’il est réellement possible de parler du « nous » d’un
public306.
Sans cette capacité à se reconnaître comme communauté de communication et
d’échange, les populations se déresponsabilisent face aux informations qu’elles peuvent
recevoir et ensuite transmettre. Ce déficit démocratique est l’une des critiques les plus fortes
adressées à Jürgen Habermas et Karl Otto-Apel, alors qu’ils proposaient la mise en place
d’une communauté de communication idéale. Face à un flot d’information parfois
désorganisé, voire orienté vers les intérêts particuliers et manipulé, il devient difficile et
souvent même impossible, pour nos communautés sans cesse grandissantes, de s’assurer que
tous ont bel et bien reçu une information adéquate et éclairée. Seuls une pleine transparence
et une culture générale suffisamment riche pourraient leur permettre d’atteindre le niveau
d’objectivité recherché, pour évaluer l’ensemble des situations qui les concernent :
Ce que Dewey appelle globalement l’ « espace public démocratique », ce sont
tous les processus communicationnels qui permettent aux membres des « sociétés
de grandes dimensions », avec l’aide des médias d’information, de se placer dans
la perspective d’un tel « nous » (capable d’apprécier les conséquences de ses
actes) ; cet espace public représente à ses yeux une forme de liberté sociale pour
autant qu’elle permet à l’individu, dans l’échange avec tous les autres membres
de la société, de réaliser sa volonté d’améliorer ses propres conditions de vie307.
Certes, les médias permettent une diffusion à grand déploiement, mais comme cela a
été reproché aux défenseurs de l’éthique de la discussion, le filtre opéré par les médias fait
en sorte d’offrir une information dont les prémisses et les arguments véhiculés sont incertains
et souvent non validés. Paradoxalement, Honneth s’empresse de nous rappeler la version
Whitmanienne308 idéalisée, de la sphère de communication démocratique :
Quand les médiums de communication joueront leur rôle, mettant à la disposition
et à la portée de chacun les connaissances nécessaires au traitement des
problèmes sociaux, alors les membres de la société, pourvu qu’ils jouissent de
droits égaux de liberté et de participation, seront en mesure de se consulter
mutuellement dans la recherche de solutions appropriées et donc de coopérer au
perfectionnement expérimental de leur communauté309.
306 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 420 307 Ibid., p. 420 308 Walt Whitman (1819-1892) est un poète, essayiste et journaliste. Autodidacte, il rédigea bon nombre
d’articles, en plus d’enseigner. Il publia notamment : Deux ruisseaux (1876) et Feuilles d’herbe (1855-1891). 309 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 421
134
Évidemment, une telle vision de la communauté démocratique est aussi utopique
qu’une affirmation suggérant que le marché puisse permettre la réalisation de processus de
collaboration sincère entre pairs, qui auraient pour but d’accroître le bien-être, la liberté et la
reconnaissance de chacun. Honneth lui-même rappelle qu’à l’époque de ces critiques
relatives aux communications, l’idée d’une telle communauté démocratique fut considérée
comme étant absolument absurde et inapplicable. En fait, elle ne semble pas plus réalisable
aujourd’hui et nous laisse difficilement entrevoir un avenir prometteur en ce qui a trait aux
conditions pouvant permettre sa réalisation.
Sans vouloir sombrer dans le cynisme, la centralisation des médias n’a jamais été aussi
forte. De plus, l’avènement des nouveaux médias virtuels vient ouvrir une boîte de pandore,
en rendant possible l’introduction d’informations « tout-genre », dans cette nouvelle toile de
faits qui brosse le portrait de notre quotidien. « Tant que la présence médiatique ne garantit
pas dans l’opinion un pluralisme suffisant pour qu’un rapport équilibré s’établisse entre les
forces centrifuges et les forces centripètes au sein de la sphère de la formation publique de la
volonté collective, celle-ci sera constamment exposée au danger d’une fragmentation
sociale. 310»
Cette « industrie culturelle », telle que qualifiée par Horkheimer et Adorno appelle
beaucoup plus au conformisme qu’à l’émancipation sociale. L’objectif de ces médias n’est
plus de proposer un regard critique sur le monde, mais plutôt d’offrir une façon aux individus
de décrocher d’un quotidien qui leur rappelle trop souvent les limites de ce « « nous » dans
les relations personnelles » et de ce « « nous » dans l’économie de marché ». La morosité de
la vie, puis la fatalité des conditions de liberté inexistantes, pour une bonne part de la
population, sont désormais diluées par une explosion des dispositifs de divertissement que
sont la radio, la télé et internet.
Paradoxalement, alors que cette sphère de la démocratie touche l’ensemble de la
population (certains entretiennent peu ou pas de relations et d’autres se retrouvent exclus du
libre marché du travail), elle semble pour la plupart être la moins attrayante. La
complexification du quotidien, suite à une réduction constante des libertés, comme
conséquence du marché ou des relations personnelles nouveau-genre, mène les individus à
fuir dans cet univers enivrant offert par la télévision et les nouvelles technologies. « Ce
nouveau médium visait surtout à divertir une couche moyenne éprise de culture, en lui
présentant un monde factice où la réalité sociale prenait l’allure d’un conte de fées. 311»
310 Ibid., p. 424 311 Ibid., p. 425
135
Honneth reconnaît dans sa lecture du travail des auteurs qui l’ont précédé, que la sphère
démocratique fait peur et repousse les gens vers l’isolement. Ils se sentent certes unis par
cette communication universelle offerte par ces nouveaux médias, mais ils ne sont en fait que
« seuls tous ensembles » :
Beaucoup de membres de la société semblent avoir été généralement peu motivés
pour intervenir dans le débat public et dans le processus de formation de la
volonté collective. Cette sphère où nous nous complétons mutuellement en tant
que citoyens échangeant des arguments politiques n’est pas un complexe
institutionnel, pas une structure relationnelle à laquelle nous serions
spontanément amenés à participer en raison de besoins établis ou d’intérêts
vitaux ; alors qu’en règle générale nous souhaitons toujours déjà être inclus dans
les deux autres sphères de liberté sociale, parce que des désirs ou des contraintes
« naturels » de la survie matérielle nous y invitent, nous devons décider de nous
impliquer dans la sphère de la formation démocratique de la volonté publique.
C’est pourquoi cette dernière étape de notre reconstruction normative fait surgir
un problème auquel nous ne pouvions être confrontés plus tôt : celui du pur et
simple désintérêt des sujets pour les libertés promises par l’institution312.
Face à une telle impasse, Honneth prend conscience du fait que son entreprise de
reconstruction normative ne sera peut-être simplement pas réalisable ou, du moins, si elle
l’est, elle ne donnera pas naissance à l’observation du type de normes que l’auteur se sentait
en droit d’espérer, de la part d’une société d’échange et de réciprocité. Des événements
comme la guerre de 39-45 sont de plus venus limiter la possibilité d’association313, puis
amplifier l’attitude consumériste que nous avions précédemment mise en évidence. Tout
cela, s’ajoute au fait que l’accroissement des cadres juridiques et l’accélération du
développement des technologies sont des éléments qui individualisent davantage les
membres de nos communautés occidentales contemporaines.
L’avenir, pour la réalisation d’une conception éthique et démocratique de la
communauté d’échange et de discussion semble assez sombre. L’influence politique oriente
et filtre les médias. De plus, il se trouve toujours quelqu’un pour réaffirmer le potentiel
émancipatoire de ces mêmes médias, en soutenant que le peuple y détient une place et que
les médias et/ou l’État se retrouvent à l’écoute de leurs préoccupations.
Ce « nous » visé par Honneth demeure très complexe. En fait, il s’est mis à englober
progressivement une diversité culturelle sans précédent, pour complètement transformer
cette notion de nationalisme qui offrait auparavant une certaine cohésion politique.
312 Ibid., p. 426 313 Encore aujourd’hui, avec les événements produits par des mouvements comme Al-Qaeda et Daesh, un
certain scepticisme persiste face aux divers types d’association. Il faut, encore plus aujourd’hui, nous méfier
des gens que nous rencontrons et auxquels nous risquons d’être associés.
136
Désormais, les clivages sont majeurs. Il suffit d’observer d’où viennent les principaux appuis
d’un président américain comme Barack Obama pour réaliser à quel point deux populations
peuvent désormais s’opposer au sein d’une même communauté. Obama est venu incarner le
premier individu de couleur à occuper un poste d’une aussi grande envergure en Amérique
du Nord. Par le fait même, il a incarné cette voix d’un peuple entier, comme ont pu le faire
avant lui Martin Luther King314 ou Malcolm X315 :
À peu près au moment où les mouvements féministes commençaient à remettre
en question ce pouvoir de définition des hommes sur le « nous » de la sphère
publique démocratique, le socle national de cette sphère, qui semblait jusque-là
aller de soi, se trouva pour la première fois ébranlé. La question de savoir si des
citoyens originaires d’autres cultures devaient être admis dans le cercle des
acteurs de l’auto-législation publique n’avait jusque-là guère été posée dans
l’histoire des États constitutionnels d’Europe occidentale316.
Cette référence aux années 1970 de l’Europe occidentale, faite par Honneth, met tout
de même en évidence un nouveau caractère toujours présent dans nos sociétés occidentales
contemporaines. D’autre part, cette nouvelle position de la gauche démocrate, soutenue par
un peuple noir américain qui peut s’identifier à un meneur, vient renforcer la cohésion des
républicains, qui pour leur part, se font les porte-voix d’un libertarianisme de plus en plus
excessif. Les « self-made-men » entrent donc en parfaite contradiction, alors qu’ils doivent
désormais se regroupent pour défendre leur principe central de l’individualité. Comme avait
pu l’anticiper Fichte et Hegel, on n’échappe pas à l’intersubjectivité. Certes, celle-ci se réalise
par la coopération, pour le premier, puis à travers une lutte pour le second, mais nous sommes
tous interdépendants. C’est aussi avec cette présomption qu’Honneth tente de nous
démontrer, à travers les nombreux exemples généralisés auxquels il fait référence, que nous
faisons tous front commun dans notre quête de liberté :
L’idée de l’espace public démocratique était d’intégrer dans la libre formation de
la volonté collective concernant l’ordre politique futur tous ceux qui pouvaient
être affectés d’une manière ou d’une autre par les décisions prises. Ce processus
démocratique était d’emblée tributaire d’une culture politique commune et des
devoirs qu’elle implique, sans lesquels l’individu ne se montrerait jamais disposé
à contribuer à la formation de la volonté collective et à accepter, le cas échéant,
les résolutions adoptées par la majorité contre ses propres convictions. Mais
aucun argument substantiel, inhérent à l’idée même d’une sphère publique
démocratique, ne permettait d’affirmer que cette culture commune devait
obligatoirement posséder un caractère national, comme si la souveraineté
314 Martin Luther King (1929-1968) est un pasteur américain, écrivain et pacifiste. Il a obtenu en 1964 le Prix
Nobel de la paix. Il a milité pour les droits des minorités et contre la guerre du Viêt-Nam et la pauvreté. 315 Malcolm X (1925-1965) est un prêcheur afro-américain et militant des droits de l’homme. Il s’est affairé à
la défense des droits de la communauté noire et des afro-américains. 316 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 441
137
populaire était une fois pour toutes attachée à l’identité nationale d’un peuple
étatique317.
Dans ce bref extrait, Honneth révèle plusieurs éléments qu’il transporte avec lui et qui
sont présents dans l’ensemble de son œuvre. D’abord, il démontre sans aucun doute
l’influence qu’a pu avoir sur lui Jürgen Habermas, dans sa tentative d’inclure les
« concernés318 » dans la discussion ou dans le processus décisionnel. Comme Habermas, il
est soucieux d’offrir à chacun la possibilité d’être partie prenante dans la réalisation de nos
projets globaux de société. Ensuite, il fait référence à cette nécessité que notre démocratie
puisse en être une qui soit informée. Il affirme, comme la plupart des auteurs des XIXe et
XXe siècle le primat de la rationalité, et cela à juste titre.
Certes, il aspire pratiquement à une forme populaire de démocratie directe, mais le fait
de parler de culture nationale commune et des « devoirs » que l’implication nécessite, réfère
plutôt à cette responsabilité d’offrir un dialogue rationnellement soutenu, qui découle de ce
droit de parole dont jouissent formellement l’ensemble des individus. Finalement, il appelle
au dépassement du nationalisme, mais tout en suggérant une reconnaissance éthique des
composantes normatives endossées par l’ensemble d’une population, qu’elle soit composée
de natifs ou de migrants.
Par cette reconstruction socio-historique des composantes normatives propres à
l’éthicité démocratique, telle qu’incarnée par le « « nous » de la formation démocratique de
la volonté », Honneth parvient à démontrer comment, même au niveau théorique, un certain
consensus ou courant qu’Hegel aurait appelé la raison dans l’histoire, a pris forme. Ainsi,
afin d’évaluer où nous en sommes actuellement avec cette éthicité démocratique, Honneth
propose l’exploration des conditions générales de la liberté sociale, jusqu’ici endossées par
nos sociétés occidentales contemporaines.
8.3 Liberté sociale sous condition
Comme les droits sont loin d’assurer une place dans la participation démocratique,
Honneth tient à démontrer quelles sont les vraies conditions qui peuvent permettre une liberté
sociale effective. Un rappel du chemin jusqu’ici parcouru s’avère donc à ses yeux des plus
nécessaires. Ce rappel permet de reprendre appui afin d’aboutir à cette grande promesse
honnethienne : découvrir l’éthicité démocratique qui est déjà présente dans l’ensemble de
nos sociétés occidentales contemporaines.
317 Ibid., p. 442 318 «Ce n’est qu’au sens d’une réciprocité complète que le respect mutuel forme un présupposé
pragmatiquement nécessaire à ce que les participants à une interaction s’attribuent des droits et des
devoirs. » (Habermas, J. (1999). De l’éthique de la discussion, p. 135)
138
Tout d’abord, comme première condition supplémentaire aux droits garantis par la
Constitution, Honneth rappelle la nécessité de garanties juridiques requises. Ainsi, c’est
principalement par cette garantie qu’une réciprocité juridique est envisageable et assure aux
individus que la limite de leur liberté ne sera pas opprimée, par une plus grande liberté qui
serait injustement offerte aux autres individus. Cependant, le tout demeure encore à ce stade
formel.
Pour dépasser ce formalisme, il faut donc « qu’il existe un espace communicationnel
général, transversal aux différentes classes, qui permet aux groupes et aux classes concernés
par les décisions politiques de s’engager dans un échange d’opinions. 319» Pour vouloir
parler, il faut inévitablement se sentir écouté, et c’est par l’existence d’un espace de
communication réciproque que les individus peuvent espérer être entendus. Cette réalité fut
certes, à l’époque d’Apel et Habermas, envisageable d’une façon plus réaliste, mais
aujourd’hui, avec les composantes propres au multiculturalisme et à la mondialisation, la
circonscription d’un tel espace de communication devient de plus en plus complexe.
Inversement, les récents développements relatifs aux médias sociaux permettent aisément de
recréer un vaste espace public de discussion. Celui-ci ne demeure toutefois pas à l’abri,
comme nous l’avons précédemment démontré, d’une transmission d’informations
défaillantes.
Ensuite, à titre de troisième condition, l’apparition d’un « système hautement
différencié de médias de masse qui, en éclairant la naissance, les causes et les différentes
interprétations possibles des problèmes sociaux, permettent au public de se forger une
opinion et de faire des choix en connaissance de cause. 320», s’impose naturellement. C’est
en ce sens qu’Honneth réfère à cette position exprimée par John Dewey que nous avons
précédemment pu évoquer :
Il est, à ses yeux, indispensable que les médias de masse développent un langage
qui décrive les problèmes avec une véritable précision sociologique tout en
restant compréhensible, qui éclaire le contexte tout en apportant un outil
maniable par tous. […] Quant à savoir si la fulgurante progression d’Internet,
d’une troisième génération de médias de communication basée sur les techniques
numériques, est de nature à infléchir le cours de ces évolutions par une
« resocialisation » des activités journalistiques et des interactions médiatiques,
c’est une question à laquelle il nous faudra revenir au moment où nous
reprendrons et achèverons notre reconstruction normative321.
319 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 444 320 Ibid., p. 445 321 Ibid., p. 446
139
Ainsi, en ayant suspendu pour un moment cette transformation des méthodes de
propagande journalistiques ou médiatiques, qui s’avèrent toutefois indispensables au bon
développement d’un vaste processus démocratique, Honneth nous envoie déjà vers la
quatrième condition. Celle-ci, plus complexe, consiste en cet engagement des citoyens à
participer à la mise en place des opportunités de discussions démocratiques. Cela équivaut
en quelque sorte à créer des lieux de rassemblements, à organiser des panels et des tables de
concertations, dans le but d’offrir la possibilité à cette démocratie d’être informée, puis
réflexive et partagée :
Il n’est pas rare aujourd’hui que les théories courantes de la démocratie
entretiennent la fiction que l’échange d’idées nécessaire à la formation
démocratique de la volonté se limite aux actes réflexifs de parler et d’écouter ;
bien qu’on souligne en général que l’accord vivant sur des idées concurrentes
passe par la réunion physique des personnes défendant les mêmes convictions, la
manifestation publique, voire la désobéissance civile, on omet généralement de
mentionner l’importance des activités matérielles de médiation322.
En fait, bien au-delà des conditions juridiques formelles, des intentions de discussions
et de toute autre considération comme l’impact plutôt abstrait des médias, la mise en place
de lieux d’échanges pratiques et concrets est un élément impératif et propre à la réalisation
d’une véritable éthicité démocratique. Les rôles d’orateurs et d’auditeurs fictifs, créés
aujourd’hui par l’illusion des médias sociaux, demeurent tout de même des mesures trop
formelles et trop abstraites pour permettre un véritable échange et un renforcement durable
de nos processus démocratiques. N’oublions pas qu’il est toujours ici question de
reconnaissance et de réciprocité, voire d’intersubjectivité et même d’interdépendance. Aucun
processus abstrait ne parviendra donc à dépasser la véritable rencontre entre des individus
réciproquement engagés.
Finalement, la cinquième condition qu’Honneth qualifie de décisive, est cette capacité
à l’autolimitation suggérée par Fichte, et à laquelle nous avions déjà référé. Cette
autolimitation exprime cette capacité de donner préséance au bien commun sur nos intérêts
personnels et privés, par notre capacité à limiter nos libertés pour garantir un espace
équivalent à tous les autres individus. Ce sentiment de considération, s’il parvient à se
développer chez certains, repose sur un sens de la responsabilité profonde et de la
« redevabilité » envers nos pairs. C’est en référence à cette impulsion que nous avons souvent
voulu faire basculer le terme d’intersubjectivité vers celui d’interdépendance. Nous pouvons
ainsi lui accorder une profondeur un peu plus importante qu’une simple reconnaissance
mutuelle de nos limites formelles. En fait, c’est probablement ce terme que Fichte aurait du
utiliser lorsqu’il disait qu’il n’y a pas de Moi sans Toi, ni de Toi sans Moi :
322 Ibid., p. 447
140
Dans les démocraties modernes, les motifs d’un tel engagement public découlent
habituellement, comme Durkheim le savait déjà, des forces de cohésion d’une
solidarité citoyenne qui amène ses membres à se sentir responsables les uns des
autres, au besoin à se sacrifier les uns pour les autres. […] il faut un engagement
civique de citoyens qui, tout en étant étrangers les uns aux autres, sont certains
de leur appartenance politique commune323.
Par l’affirmation de cette cinquième condition, Honneth illustre l’élément central à tout
processus démocratique. Malgré l’ensemble des conditions juridiques, matérielles ou
morales qui peuvent faciliter la mise en place d’un réel échange, seuls l’intention profonde
et l’engagement des hommes peuvent rendre tout cela possible. Seuls le choix de réaliser un
espace démocratique et le fait d’être prêt à entendre certaines positions qui peuvent même
différer des nôtres, permettent l’avènement d’une démocratie qui ne soit pas seulement
juridique, mais plutôt effective.
Dans l’histoire, nous avons parfois brièvement vu apparaître cet espace tant souhaité
par Honneth. Faisant référence à Hannah Arendt, il mentionne la « polis » antique, tout
comme les divers mouvements ouvriers ou, encore, la révolution américaine.
Un autre critère aussi transcendant, mais peut-être trop implicite, est celui du partage
d’intérêts communs. « On soulignait à présent surtout l’importance, pour une formation
démocratique de la volonté collective, de l’existence d’associations volontaires capables
d’alimenter « par le bas » le débat public en lui apportant de nouvelles impulsions et des
propositions créatives. 324»
Finalement, Honneth est bel et bien conscient du fait que notre modèle économique
propage l’individualisme et que les médias ont su détourner l’information à des fins
aujourd’hui purement partisanes. Ceux-ci, étant financés par la publicité, jouent un rôle de
simple amuseur, pour un public en recherche constante de divertissement. Cela fait en sorte
que la distance est sans cesse grandissante entre le peuple et ses gouvernants. Cela a aussi
pour effet de dépolitiser une large part de la population. Toutefois, alors qu’il sait aussi y
reconnaître certains travers ou certains risques, Honneth croit apercevoir avec l’émancipation
des médias sociaux, une véritable fenêtre qui s’ouvre sur un espace public démocratique.
Malgré le fait qu’il puisse donner place à une croissance de l’information ou de la
« désinformation » populaire, internet permet à plusieurs individus qui ne détenaient peut-
être pas les conditions socio-économiques pour s’engager physiquement dans les processus
démocratiques, d’enfin pouvoir accéder à diverses formes d’associations. Internet fut même
ce premier outil qui a réellement pu mettre en contact des individus de nations diverses, en
323 Ibid., p. 448 324 Ibid., p.451
141
un clic, et non pas seulement par l’interposition d’un filtre médiatique intéressé. On assiste
même à un dépassement des limites et des tâches de l’État-nation :
Avec Internet, l’individu physiquement isolé devant son ordinateur est en mesure
de communiquer instantanément avec un groupe considérable de personnes sur
toute la planète, un groupe dont le nombre n’est fondamentalement limité que par
sa propre capacité d’assimilation et d’attention. Ces processus de communication
étant presque incontrôlés, ils peuvent servir à échanger sur les thèmes les plus
différents, des affaires privées jusqu’aux machinations criminelles, et ne sont pas
voués par nature à l’échange de contenus politiques publics. Pourtant cet usage
politique d’Internet semble dans l’intervalle s’être massivement répandu et
implanté, de sorte qu’il existe désormais dans le monde entier une quantité
innombrable d’espaces publics numériquement interconnectés, dont la durée
d’existence, l’étendue et la fonction varient considérablement, en fonction de
l’occasion qui leur a donné naissance325.
Quoiqu’imparfaits, ces nouveaux espaces publics permettent néanmoins d’atteindre un
élargissement sans précédent des réseaux démocratiques. Ils deviennent des entités
mouvantes et vivantes, qui passent pratiquement de la qualité d’objet à celle de sujet.
Cependant, l’exigence de rationalité disparaît, alors qu’elle devient ici inapplicable :
Quand on lit un quotidien qui reste fidèle à sa mission d’information, quand on
suit une émission de télévision politiquement informative, le spectre
normalement équilibré des opinions représentées veille à ce que le jugement
individuel soit dans une certaine mesure testé sur son universabilité et ne pénètre
que sous cette forme rationalisée dans la formation de la volonté publique ; la
réaction des participants fait de même dans le cas d’un débat politique. Dans les
forums qui prolifèrent actuellement sur Internet, avec leurs communautés
diffuses, cette fonction de contrôle minimal semble au contraire s’effacer, non
seulement parce qu’il est à tout instant possible d’interrompre le processus de
communication, mais aussi parce que le vis-à-vis anonyme n’est nullement tenu
de réagir326.
Certes, Internet présente certaines limites, comme une désaffectation politique ou
l’éclosion d’un clivage social. Cependant, une thèse opposée à ce que nous avons jusqu’ici
souligné, laisse entendre que nous assisterions présentement à une réactualisation de
l’engagement politique. De plus, l’accès au monde en un simple clic a eu un impact
considérable sur l’industrie du tourisme, en plus de favoriser les échanges interculturels et de
favoriser les échanges sur les éléments politiquement corrects ou pertinents. En fait,
l’orientation que prendra notre société, suite à ce développement soudain des médias sociaux,
demeure toujours incertaine. Pour l’instant, nous ne pouvons que spéculer sur les impacts
325 Ibid., p.460 326 Ibid., p. 460-461
142
que ces nouvelles formes de démocratie auront, à travers les générations futures, sur nos
institutions.
8.4 Le droit à la démocratie ?
Suite à cette synthèse des cinq conditions nécessaires à la réalisation d’une éthicité
démocratique, puis face aux risques et aux espoirs soulevés par les nouvelles possibilités
qu’offre l’avènement du monde numérique, Honneth accorde une portion assez importante
de son ouvrage à ce que l’on pourrait qualifier de sixième condition. En fait, afin de rendre
cette liberté sociale effective, puis d’entériner l’ensemble des idées communément
approuvées par les individus concernés, d’une communauté de participation, il est nécessaire
de passer par l’intégration de l’État. C’est cet organe qui a la possibilité de transformer en
action les idées proposées par une communauté.
Ainsi, l’État vient remplir cette sixième condition implicite qui est celle qui permet aux
individus de croire que leur opinion aura une véritable effectivité et une portée réelle. Si les
individus ne croient pas que leurs points de vue ou que les suggestions ressortant de vastes
processus de discussion, seront mis en œuvre, leur engagement sur cette route démocratique
sera peu probable ou, encore, inexistant :
Les membres de la société qui se complètent dans la confrontation de leurs
opinions doivent, dans l’accomplissement des pratiques sociales, pouvoir croire
que leurs choix sont assez efficients pour se traduire dans la réalité collective.
L’organe social qui doit apporter à leurs convictions une telle effectivité est,
depuis le début des révolutions politiques des XVIIIe et XIXe siècles, l’État de
droit démocratique327.
Sans cet État, les individus se retrouvent seuls, laissés à eux-mêmes. Étrangement, nous
avions d’entrée de jeu cherché à illustrer les limites évidentes de cet État de droit, afin de
procéder à cette reconstruction normative tel qu’Honneth suggère de le faire pour l’éthicité
démocratique. Cependant, une fois les caractéristiques procédurales de cette constitution
d’une éthicité démocratique mises en place, il nous faut maintenant veiller à réaliser son
effectivité. Suite à cette reconstruction, il importe de se réapproprier le concept d’État de
droit, afin de démontrer les avantages qu’il pourrait apporter. Cela nous permettra un
dépassement d’une lecture de l’État qui ne serait qu’uniquement pessimiste. Une fois les
paramètres de la liberté sociale redéfinis, elle pourrait passer d’une conception idéologique
ou d’un idéal abstrait à une délimitation des conditions d’effectivité propres à une véritable
reconnaissance inclusive.
327 Ibid., p. 465
143
Honneth, pour illustrer les avantages que nous pouvons retirer de cet outil que constitue
l’État de droit, réfère régulièrement à Durkheim, Dewey et Habermas. Selon le regard de ces
auteurs, l’État ne devient plus une institution qui positionne les individus dans une relation
de dépendance, mais celui-ci devient plutôt l’incarnation des volontés populaires dans une
institution législative permettant la réalisation d’une véritable éthicité démocratique :
Aux yeux de Durkheim, déjà, l’activité première et essentielle de l’État consiste
en l’institutionnalisation et en la consolidation de ces droits que les citoyens se
sont en principe déjà accordés les uns aux autres afin d’atteindre l’objectif d’une
auto-législation non contrainte. Et Habermas, pratiquement un siècle plus tard,
justifie la séparation des pouvoirs entre les organes étatiques de l’exécutif, du
législatif et du judiciaire, au motif qu’elle doit garantir un contrôle mutuel dont
tout l’objet est de servir uniquement la mise en application vérifiable et neutre de
l’opinion de la majorité du peuple, une opinion négociée sur le mode de la
délibération328.
Ainsi, l’État représente cet organe qui permet aux individus de communiquer et de
s’entendre entre eux. Il s’agit dès lors d’une reconnaissance sociale des membres, les uns
envers les autres. C’est de cette façon, en s’appuyant sur les propositions faites par des
auteurs comme Durkheim et Habermas, qu’Honneth peut défendre l’État en tant que sixième
condition pouvant permettre la réalisation effective d’une liberté sociale comme thérapie. Par
contre, Honneth prend le soin d’illustrer que sur un tel terrain, le réalisme reste de mise :
En effet, le fait de concevoir l’État moderne, en raison de ses conditions de
légitimation, comme un « organe » ou une collectivité chargés de la mise en
application pratique de décisions démocratiquement négociées, cette conception
de l’État moderne, donc, nous offre un instrument nous permettant de déterminer
les chances de réaliser la liberté sociale, y compris dans cette sphère de l’agir
étatique. Lorsque nous adoptons toutefois une vision historique débarrassée de
toute illusion morale sur le plan moral, une vision réaliste, l’évolution de l’État
moderne ne se présente depuis sa fondation que comme un processus
d’accroissement continuel d’un pouvoir dont la légitimité est tout simplement
usée jusqu’à la corde329.
Ainsi, Honneth, quoique fortement interpellé par ces potentialités propres à
l’organisation d’un État démocratique, entretient certaines réserves qui nous semblent
légitimes. Il maintient certains doutes face à cette possibilité que puisse véritablement se
réaliser un État de droit qui incarnerait la volonté du peuple, par et pour ce dernier. L’État,
par principe de souveraineté ou de sécurité, pose maintes actions qui demeurent non
explicitement souhaitées par sa population. Cette propension à utiliser le prétexte de la
sécurité et de la protection mène même nos États à faire la guerre. Aux yeux de l’auteur, « la
328 Ibid., p. 467 329 Ibid., p. 468
144
différence existant entre l’État-providence de l’époque « sociale-démocrate » et l’État
totalitaire du « troisième Reich » ne résiderait plus alors – pour le dire de façon outrancière
– que dans le degré de sévérité moindre des instruments de contrôle des « sujets », des
instruments de contrôle désormais « soft », et non plus « hard ». 330»
Cependant, Honneth lui-même ne saurait se limiter à une lecture aussi simpliste du rôle
de l’État. En nous restreignant à cette lecture portant sur la protection des conditions
effectives d’une éthicité démocratique, nous manquons, selon ce dernier, l’essentiel qui est
la progression de compromis normatifs et aussi des accidents qui ont pu nous mener où nous
en sommes aujourd’hui, en ce qui a trait à nos diverses conceptions du vivre-ensemble. Aux
yeux d’Honneth, l’État démocratique est une excellente chose en soi, mais c’est l’utilisation
qu’en font les hommes, une utilisation intéressée, qui vient pervertir le rôle de cette
institution :
D’un côté, il peut apporter une protection à une sphère publique de la formation
de la volonté démocratique, ou étendre cette dernière, d’une manière incomplète
ou même sélective. D’un autre côté, il peut tenter de mettre en œuvre les résultats
d’une telle auto-législation discursive de façon purement unilatérale, ou même
« partiale ». […] Nous pourrions très facilement mentionner bon nombre d’autres
cas d’une telle pratique du pouvoir extra-juridique moderne du fait d’États
prétendant être « démocratiques ». Mais même cette troisième possibilité d’une
utilisation détournée de la puissance étatique, en l’occurrence son utilisation
visant à une répression ou une manipulation intentionnelle de l’opinion publique,
ne peut apparaître au grand jour que comme une « utilisation détournée », et donc
comme un moyen d’exercer illégitimement le pouvoir, tant qu’est adoptée la
perspective normative voulant que l’agir étatique a grand besoin d’être
démocratiquement légitimé331.
Ces trois éléments soulevés par Honneth, nous font simplement réaliser à quel point
l’État est devenu un organe trop puissant, qui permet maintes dérives et qui est à mille lieux
de ce qu’il pourrait incarner, afin de réaliser l’éthicité démocratique souhaitée par l’auteur.
L’État semble n’être devenu qu’un simple organe de pouvoir, qui à travers l’histoire, a su
incarner tout ce qu’il est aujourd’hui possible de critiquer. Il fut tantôt bourgeois, tantôt
paternaliste, alors qu’il ne fut à ce moment qu’occupé par des hommes. Il fallut maintes
luttes intellectuelles et mouvements de révolution pour affaiblir sa capacité d’intervention332.
Cependant, l’État de droit dans son état actuel et malgré le fait qu’il ait dû faire face à ces
divers mouvements de contestation, ne nous semble pas plus démocratique qu’il ne l’était
auparavant.
330 Ibid., p. 469 331 Ibid., p. 470 332 Nous pouvons ici penser à la Révolution américaine de (1774-1783), à la Révolution française (1789-1799),
à la Rébellion de Satsuma (1877), au Japon, puis plus récemment, sous la forme de microcosmes, à la guerre
d’Algérie (1955-1962), à la Révolte de mai 1968 (1968) et au Printemps arabe (2011).
145
Honneth mentionne que cette sixième condition en est une sine qua none pour
permettre la réalisation des cinq conditions précédentes, qui visent toutes la réalisation d’un
passage à la liberté effective, mais avec le recul qu’il montre, nous sommes en droit de penser
que l’inverse serait peut-être plus légitime. Si Honneth se veut si critique envers l’utilisation
que nous faisons de l’État de droit, ne voit-il pas que c’est justement parce que le peuple est
désinformé, parce que les médias manipulent l’information, puis parce que les rôles de
direction sont encore aujourd’hui occupés par une élite oligarchique, que l’État de droit se
maintient dans sa forme pervertie ? Par moment, il semble lui-même l’admettre, sans
toutefois oser y prendre appui :
Les bureaucraties d’État toujours plus puissantes devinrent un facteur tout à fait
déterminant du maintien de l’exclusion politique des couches sociales dépendant
d’un salaire, et donc de la perpétuation de la domination de classe. […] Une
fonction publique dont les membres étaient en règle générale issus de la moyenne
bourgeoise, et n’avaient pas encore internalisé de longue date les idées d’égalité
démocratique, avait fréquemment tendance, dans les procédures bureaucratiques
du quotidien, à tirer profit de telles libertés d’appréciation, et ce afin de consolider
ses propres positions de pouvoir, ou celles de sa classe d’origine333.
De plus, il semble évident que le maintien de cette bourgeoisie qui est en fonction au
niveau de l’administration publique ne se fait pas de façon démocratique. Certes, elle
s’effectue selon les diverses modalités de représentativités propres à nos États nation, mais
que peut-on penser de la légitimité de ces processus, quand nous savons bel et bien, que les
cinq principales conditions préalables à l’efficacité démocratique de l’État ne sont pas
respectées. Malgré le fait qu’une séparation plus claire soit aujourd’hui présente au niveau
des divers paliers étatiques, la démocratie que nous connaissons n’est pas plus informée
qu’auparavant, puis les médias ne sont pas plus soumis à un examen de rationalité :
Entre les principes de légitimation de l’État de droit et leur réalisation politique,
il n’existait pas seulement un écart fait de revendications juridiques encore non
exaucées, mais aussi un écart fait d’opinions et d’habitudes institutionnelles.
Pour cette raison, toute conception de l’État de droit démocratique ne focalisant
son attention, sur le plan normatif, que sur les nécessités fonctionnelles juridiques
d’une formation de la volonté délibérative, ainsi que sur l’exercice du pouvoir
démocratiquement légitimé, se montrera tout à fait malavisée. En effet, il nous
faut tout autant prendre en considération des éléments non juridique tels que les
mœurs, les usages et les styles de comportement si nous ne voulons pas perdre
de vue le fait que, dans les organes exécutifs de l’État – police, justice,
bureaucratie et même armée -, les principes de l’égalité juridique peuvent être
333 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 476-477
146
mis en pratique d’une manière plus ou moins appropriée, que ce soit
démocratiquement ou de façon autoritaire334.
Afin d’illustrer comment les peuples parviennent à entériner, soutenir et reproduire le
même genre d’État que celui que nous nous affairons à critiquer, Honneth a recours à la
psychanalyse freudienne. Il traite du fait qu’une insécurité généralisée et qu’une quête du
moi, par des populations fort peu informées, ont pu mener à la mise en place d’institutions
comme l’Église et l’État nation. Ces institutions ont su, selon Honneth, tirer avantage de cette
insécurité généralisée, afin de mettre la main sur des populations entières :
Freud, à partir de ces observations relevant de la psychologie des masses, en
concluait que les États disposant de compétences considérables et des fortes
attributions juridiques qui les accompagnent représentent un risque
civilisationnel, y compris lorsqu’ils sont ancrés normativement dans des
constitutions démocratiques. En effet, leur présence envahissante, leur monopole
sur les solutions aux problèmes de la vie sociale les plus divers font d’eux des
structures institutionnelles taillées sur mesure pour être l’objet d’une vénération
spontanée, l’ « objet d’amour » d’une multitude d’individus, faisant ainsi tomber
tous les obstacles à leur transformation en une masse manipulable à volonté335.
Cette perspective, bien que certains auteurs aient tenté de la renverser par le passé,
demeure aujourd’hui tout à fait pertinente. Elle vient en fait relativiser la légitimité de tous
nos processus démocratiques, en plus de remettre en question la rationalité des engagements
pris par le peuple. Cette circularité entre l’État et la population a pour effet d’orienter notre
regard vers une perspective d’avenir encore plus sombre. L’État, dans sa forme actuelle,
limite l’accessibilité démocratique au peuple. Il protège une certaine bourgeoisie
oligarchique, tandis que le peuple, lui, dans un épais brouillard d’ignorance entretenu par des
médias traditionnels trop souvent partisans, puis par une lourdeur propre à la régression
continuelle des conditions socio-économiques globales, ne parvient plus à exprimer
clairement sa volonté. Ainsi, il devient impossible aux individus de procéder à une véritable
co-construction de leurs intérêts et de les livrer à leurs dirigeants de façon claire et équivoque.
Il devient de moins en moins réaliste d’envisager un État nation qui incarne cette volonté
populaire ou cette éthicité démocratique. Pourtant, les recherches effectuées par Axel
Honneth nous démontrent clairement que nous avons les moyens d’y parvenir.
Face à cette distance sans cesse croissante entre le peuple et l’État, il y a les survivants.
Il y a cette somme incalculable d’individus qui ne cessent de se distancer d’un monde qui
pourtant leur appartient. Peut-être en fait qu’Axel Honneth a raison de voir l’expansion du
« web » d’un œil aussi optimiste. Peut-être cette toile de communication sera l’outil de
334 Ibid., p. 479 335 Ibid., p. 482
147
rédemption d’une humanité perdue qui se noie aujourd’hui dans une perspective procédurale
où le rôle de l’éthique et de la normativité est occulté par cette lecture quantitative du monde.
Malgré la Seconde Guerre mondiale, malgré la mise en place d’une Déclaration
universelle des droits de l’homme, malgré une vive course à l’armement, le conflit traversé
en Algérie, les nombreux mouvements de 1968 (étudiants, Détroit, Boston, Seattle) et malgré
les plus récents conflits observés au Moyen-Orient, les caractéristiques de l’État nation
occidental n’ont guère évolué. Malgré tous ces conflits et ces luttes anti-répression, la
reconnaissance s’incarne toujours comme Hegel avait pu l’anticiper, par diverses luttes de
position et non pas en mode collaboration. Même les questions de nationalisme ou
d’inclusion culturelle ne sont toujours pas parvenues à solutionner cette question de la
concrétisation d’espaces effectifs pour la formation de la volonté démocratique.
8.5 Pour un nationalisme européen
Face à un constat des plus pessimistes qu’Axel Honneth reconnaît lui-même, il se voit
rapidement dans l’obligation, afin de sauver son projet de reconstruction normative, de faire
référence au concept de nationalisme. À ses yeux, celui-ci a su, çà et là, démontrer certaines
avancées en ce qui a trait à un partage implicite de règles sociétales communes. Toutefois, la
critique de l’excès, qui a su mener à maints conflits historiques, est venue freiner notre
considération pour ce concept de nationalisme. Ce titre, désormais, parvient à effrayer les
nations, qui redoutent l’excès identitaire ou la rupture.
Cependant, comme nous l’avons précédemment constaté, une certaine circularité
s’installe entre une démocratie d’ouverture et d’échange, puis les composantes économiques
et relationnelles de l’éthicité démocratique. Sans accès à des conditions démocratiques
l’atteinte d’une position socio-économique favorable devient difficilement envisageable, et
par ailleurs, sans accès à ces conditions socio-économiques bénéfiques, l’accès à une
véritable démocratie demeure impossible. « La formation de la volonté démocratique doit
déjà pouvoir présupposer certains rapports de liberté, et, d’un autre côté, elle doit pourtant
être pensée comme étant ouverte au résultat. 336» Il s’agit donc de normativement parvenir à
mettre en place ces conditions socio-économiques permettant cette véritable démocratie,
mais qui elle, à son tour, parvient à nous donner accès aux conditions réelles de notre liberté.
Afin de résoudre cette impasse, Honneth propose l’idée que ce ne sont pas les quêtes
normatives qui ont su, à travers l’histoire, faire cheminer nos conditions normatives de
réciprocité, mais plutôt les vastes conflits dont nous critiquions précédemment les limites.
Alors que nous voyons peu l’évolution de nos cadres normatifs, qui aurait pu survenir suite
aux nombreux conflits du XXe siècle, l’auteur défend pour sa part que ces événements ont
su nous apporter beaucoup d’avantages au niveau de la reconnaissance. Cependant, le fait de
336 Ibid., p. 505
148
constater la somme de conflits toujours existants aujourd’hui, peut assurément nous laisser
sceptiques face à une telle lecture de la reconnaissance, qui nous semble pratiquement trop
naïve.
Ce qu’il manque, selon Honneth, c’est ce que visait Johan Goettlieb Fichte par son
concept d’intersubjectivité. À l’époque, Fichte, tel que nous avons déjà pu le mentionner,
aspirait non pas à une reconnaissance par la lutte, comme le faisait Hegel, mais plutôt à un
principe de coopération qui aurait pour effet de placer les individus dans une sphère de quasi
interdépendance. Selon Fichte, la société doit non pas se penser de façon verticale, sous une
grille de subordination, mais plutôt à l’horizontal, de façon à favoriser les échanges entre
chacun des individus.
Ce qui nous fait aussi dire qu’Axel Honneth recherche les composantes fichtéennes de
la liberté, c’est le fait que Fichte, dans L’État commercial fermé337, rappelle justement la
nécessité, afin de bien mettre en place les structures juridiques, morales et normatives, de
limiter le contrat à un seul et même État. Selon lui, les individus pourraient ainsi se
reconnaître selon des composantes économiques, relationnelles et démocratiques qui sont
similaires aux leurs. Cela pourrait donc leur permettre de s’accorder un espace suffisant de
liberté entre pairs, en acceptant de procéder à ce que Fichte appelait l’autolimitation
réciproque :
La revendication normative d’une implication non contrainte de toutes les parties
prenantes ne peut se voir rendre justice par la sphère politique de la formation de
la volonté démocratique qu’à la condition que ceux qui y participent apprennent
que les luttes sociales visant à réaliser les revendications de liberté
institutionnalisées dans les autres sphères d’action méritent un soutien, au motif
que sont ici aussi en jeu les préconditions de la liberté de chacun. Le système
social de l’éthicité démocratique représente en effet un réseau complexe de
dépendances réciproques dans lequel la réalisation de la liberté dans une sphère
d’action dépend de la réalisation, dans d’autres sphères, des principes de liberté
sous-tendant chacune d’elles338.
Cette vision d’une éthicité démocratique qu’Honneth propose n’est pas sans rappeler
celle que Fichte a pu nous démontrer, dans une œuvre tardive intitulée La destination de
l’homme339 :
337 Fichte, J. G. (1980). L’État commercial fermé, (trad. Daniel Schulthess), Lausanne : L’âge d’homme, 193
pages. 338 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 505-506 339 Fichte, J. G. (1995). La destination de l'homme (Die Bestimmung des Menschen, 1800), trad. Auguste
Théodore Hilaire Barchou de Penhoën, 1832; trad. J.-C. Goddard, Paris : Garnier-Flammarion, Philosophie
populaire de la Doctrine de la science, 277 pages.
149
Une fois qu’il n’y a plus d’intentions égoïstes pour diviser les hommes et ruiner
leurs forces dans le combat qui les oppose les uns aux autres, ils n’ont plus qu’à
diriger leur force unie contre le seul adversaire commun qui subsiste : la nature
résistante et informe. N’étant plus séparés par des fins privées, ils s’unissent en
vue de l’unique fin commune, et alors naît un corps que vivifient partout le même
esprit et le même amour.340
Il nous semble que cette reconnaissance qu’Honneth a depuis toujours recherché et qui
passait par la lutte hégélienne, ne puisse plutôt se concrétiser que par la vision qu’entretenait
Fichte de la relation entre les pairs. Fichte voit l’union des forces, où Honneth voit l’union
des intérêts. Fichte voit l’intersubjectivité et la limitation réciproque, où Honneth voit la
liberté être réalisée par un « réseau complexe de dépendances réciproques ». Marc
Maesschalck, dans une lecture critique de Fichte, illuse aussi l’idée de l’intersubjectivité de
cette même façon :
Selon les Leçons sur le savant de 1794, grâce à une tendance à la communication
qui ne parvient à s’effectuer qu’à travers un libre accord des libertés où le
consentement mutuel remplace tout rapport d’instrumentalisation, en particulier
celui que la volonté veut encore imposer à son propre corps. […] La conscience
de soi ne se constitue comme sphère d’activité autolimitée que par une relation
d’ordre intersubjectif qui prend la forme d’une communauté d’autolimitation
réciproque grâce à l’accord-reconnaissance des tendances ou des corps. Ce qui
signifie, chez Fichte, que le rapport constitutif du face-à-face des consciences de
soi est de l’ordre de l’influence ou encore de la promesse mutuelle, c’est-à-dire
de la volonté partagée.341
Cette brève comparaison des propositions honnethienne et fichtéenne de la
reconnaissance nous offre assurément une piste de réflexion, qui aurait le mérite d’être
développée dans un futur projet de recherche. Cela s’avère d’autant plus vrai lorsque l’on
considère que Fichte suggérait une fermeture des frontières entre territoires, afin de stabiliser
les mouvances et ordonner les conditions de réciprocité et de liberté. Or le problème, chez
Fichte, est que la liberté devient rapidement imposée par l’État, seul organe à ses yeux
capable de gérer les conditions minimales de liberté et la répartition du travail et de la
production qui en découle. Toutefois, il importe de rappeler que dans le chapitre précédent,
nous en étions nous-mêmes arrivés au constat qu’Honneth se retrouvait forcé de suggérer une
relecture de l’État nation, afin de permettre à celui-ci d’assurer le véritable rempart de nos
libertés. Par contre, un tel réductionnisme de l’intelligence humaine a d’ailleurs par le passé,
valu à Fichte l’accusation d’avoir inspiré les visées du national-socialisme allemand.
340 Ibid., p. 182 341 Maesschalck, M. (2000). « Éducation et jugement pratique chez Fichte », dans Goddard, J.-C. (Co.), Fichte;
le Moi et la liberté, Paris : PUF, p. 142.
150
Afin de dépasser cette vision quelque peu rigide des processus institutionnels, puis afin
de délier l’impasse à laquelle l’éthicité démocratique d’Honneth fait face, il nous semble
important de nous référer à certains auteurs qui ont à nos yeux su proposer d’autres formes
de reconnaissance, qui ne nécessitaient pas de leur côté, ce passage à un quelconque
nationalisme ou à la « rigidification » des barrières de l’État nation.
8.6 Quand la pathologie de l’ignorance mène au manque d’intérêt
Alors qu’Axel Honneth, dans le but de raviver l’éthicité démocratique qu’il propose et
dans le but de parvenir à dépasser ce qu’il appelle lui-même des évolutions sociales négatives,
suggère le retour à un certain nationalisme à l’européenne, il nous apparait impératif
d’examiner si d’autres auteurs sont parvenus à conceptualiser une autre forme de réciprocité
ou de reconnaissance. Peut-être même que certaines de leurs conceptions sauront nous
permettre de ne pas sombrer dans une certaine fermeture historico-culturelle et d’inversement
proposer une éthicité démocratique de pluralisme et d’ouverture.
Rappelons qu’à la fin de sa reconstruction normative, Honneth arrive au constat que le
« « nous » des relations personnelles », le « « nous » de l’agir à l’œuvre dans l’économie de
marché » et le « « nous » de la formation démocratique de la volonté collective », qui
informent son concept de liberté sociale, ne parviennent simplement pas à nous faire miroiter
la possibilité d’une liberté démocratique qui soit effective. D’une part, sa théorie se bute à
une circularité, qui fait en sorte qu’il faut détenir des conditions socio-économiques (relations
personnelles et marché de consommation) favorables pour accéder aux conditions d’une
participation démocratique. Paradoxalement, il nous faut aussi accéder à ces outils
démocratiques, afin de pouvoir participer à la mise en place des conditions pouvant produire
ces positions socio-économiques favorables. Les individus se retrouvent donc coincés et
limités à reproduire le même cercle, sans pouvoir aspirer à éventuellement s’en dégager.
Pour dépasser cette aporie, Honneth se repose sur le sentiment de réciprocité et
d’appartenance qui est propre aux individus d’une même communauté. Cependant, comme
il a pu le soulever de façon ponctuelle, tout au long de son œuvre, ce sentiment
d’appartenance a dans notre histoire trop souvent poussé les hommes vers un nationalisme
d’excès et vers une partisannerie non justifiée. Cela a pu donner lieu à de sévères dérives,
incarnées par des conflits aux conséquences sans précédent. Finalement, alors que nous
aurions pu espérer que l’humanité retienne diverses leçons de ces conflits parfois planétaires,
l’analyse de notre société actuelle semble révéler un résultat qui est tout à fait contraire.
Comment donc, pour éviter la circularité des diverses sphères de la liberté sociale, tout
en évitant de tomber dans un nationalisme partisan, serait-il possible de dénicher une source
de ralliement chez les hommes ? Pour Honneth, le tout devra se concrétiser dans un
nationalisme renouvelé à l’européenne :
151
Le récit historique qui se dégage de ces archives de victoires et de défaites dans
le combat commun pour la liberté contient bien plus d’événements et de
processus historiques que les luttes menées avec succès pour la réalisation des
normes constitutionnelles. Cette mémoire collective comprend des conquêtes
arrachées par la lutte menée contre des conditions de travail dégradantes ou
contre des obligations de rôle genrées, conquêtes qui ne peuvent tout simplement
pas être discernées sous la forme d’exigences morales issues du texte de l’une
des constitutions européennes. Alors que l’idée de patriotisme constitutionnel
reste trop étroitement liée au médium du droit seul, le patriotisme intrinsèque aux
archives européennes des efforts collectifs menés en faveur de la liberté aspire à
la réalisation de toutes les promesses de liberté institutionnalisées dans les
diverses sphères342.
Une fois de plus, cette vision d’un rassemblement des mémoires pour des luttes propres
à la liberté de certains groupes transnationaux, ne semble pas davantage permettre une
reconnaissance ou un accès à une liberté qui soit effective pour tous. Alors que nous avons
déjà reproché à Honneth de se concentrer seulement sur une vision occidentale du problème,
il vient ici circonscrire de façon encore plus serrée la problématique. Ainsi, nous pourrions
nous demander pourquoi un nationalisme à l’européenne ? Penserons-nous ensuite un
nationalisme à l’américaine (incluant le Nord et le Sud qui sont deux entités totalement
distinctes) ? Penserons-nous un nationalisme oriental (conjuguant de façon maladroite des
communautés extrémistes comme celles responsables des actuels conflits internationaux
avec des communautés ayant un mode de vie américanisé comme la Chine ou conservatrices
comme le Japon) ? Où s’arrête cette proposition faite Axel Honneth ?
Cette proposition finale de la part d’Honneth, nous semble être une dernière tentative
de sauver un projet qu’il juge désormais irréalisable. Il tente par un dernier élan de rhétorique
de sauver une théorie qui est apriori défaillante et repose sur des cadres trop fermes et
autoréférentiels. En fait, Honneth, compte tenu du fait qu’il se limitait déjà, en s’appuyant
exclusivement sur une conception occidentale et étroite de la liberté, ne s’offrait aucune
possibilité de dépasser les autres théories de la justice qu’il a pourtant critiquées. Le même
reproche fut adressé à John Rawls lorsqu’il publia La Théorie de la Justice343 Inversement, il
nous semble possible d’affirmer que des auteurs comme Joan Tronto et Daniel Innerarity
proposent de leur côté, de véritables voies alternatives qui peuvent mener à une démocratie
plus inclusive et moins utilitariste.
342 Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, p. 510-511 343 Nous pouvons penser, par exemple, à l’approche alternative, par capabilités, telle que proposée par Amartya
Sen (Sen, A. (2010). L’idée de justice. Paris : Flammarion, 558 pages) et reprise par Martha Nussbaum
(Nussbaum, M. (2008). Femmes et développement humain : L’approche des capabilités. Des femmes –
Antoine Fouque).
152
Tronto, par exemple, nous suggère, dans la lecture qu’elle fait de l’éthique du care, une
approche beaucoup plus inclusive, qui va même jusqu’à dépasser les simples limites de la
réalité humaine, afin d’étendre le soin à tout ce qui constitue le vivant. Certes, en tentant
implicitement de préserver les conditions propres à l’existence des hommes, Tronto va dans
une direction toute autre que celle d’un nationalisme tel que proposé par Honneth. Aux yeux
de cette philosophe, nous avons tous à un moment où à un autre besoin de soin ou d’attention.
Elle propose donc une définition du care qui suggère « une activité générique qui comprend
tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que
nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes
et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe,
en soutien à la vie. 344»
Cela nous permet d’identifier un élément (la fragilité) qui est propre à tous les humains,
en ramenant à l’avant-plan cette notion d’interdépendance telle qu’entrevue chez Fichte et
visée par Honneth. Afin de proposer une éthique qui dépasse les cultures et les genres, il faut
considérer le facteur de vulnérabilité qui est propre à chacun des individus :
La vulnérabilité ordinaire n’est pas qu’une forme de vulnérabilité particulière
caractéristique d’une phase développementale ou d’une faiblesse provisoire. La
vulnérabilité ordinaire naît du fait brut de notre existence biologique incarnée,
inscrite dans une temporalité finie. Elle n’est pas le propre des plus faibles ou des
« dépendants » ; elle est notre lot à tous. Nous sommes des êtres de besoin, donc
des êtres éminemment relationnels, sociaux et interdépendants. La vulnérabilité
ne commande pas des soins particuliers, qui seraient prodigués ponctuellement
de manière à rétablir ou favoriser l’autonomie et sans lesquels la survie même
serait menacée. Elle demande plutôt un échange continuel, quotidien, de care,
c’est-à-dire de ces services qui permettent la reproduction, le maintien et le
développement de la vie, et l’entretien et l’embellissement du cadre de vie345.
En touchant enfin à un élément qui nous semble transcendant et propre à tous les
humains, il est possible d’accéder à ce levier sur lequel nous pourrons agir afin de proposer
une lecture un peu plus universelle de la justice, de la reconnaissance et de la liberté. Tronto
tente donc de mettre en évidence la possibilité de conserver les éléments les plus pertinents
de l’éthique du « care », pour en proposer une intégration dans nos systèmes politiques et
dans nos approches plus générales :
Le care est aussi, et à l’évidence, une manière de décrire et de penser le pouvoir
politique. […] Le care est relationnel et admet que les personnes – les autres êtres
– et l’environnement sont interdépendants. […] Le care suppose que les individus
344 Tronto, J. (2009). Un monde vulnérable, pour une politique du care, Paris : La Découverte, p. 143 345 Bourgault, S. et Perreault, J. (Dir.) (2011). Le Care. Éthique féministe actuelle, Montréal (Québec) : Les
éditions du remue-ménage, p. 86
153
deviennent autonomes et capables d’agir d’eux-mêmes à travers un processus
complexe de croissance, de développement, à travers lequel ils sont les uns et les
autres interdépendants et transformés dans leur vie346.
Cette perspective que propose Tronto, afin de mettre en relation les individus pour en
extraire une éthicité commune, ne provient donc pas de conditions économiques, ne s’arrête
pas aux relations singulières, et dépasse même les processus normatifs inhérents à la
démocratie. Cela nous permet d’étendre la reconnaissance et la réciprocité à des niveaux qui
dépassent véritablement le formalisme rationnel. Nous avons tous besoin des autres et nous
sommes tous, à un moment donné ou relativement à d’autres individus aux statuts
socioéconomiques (SSE) différents, vulnérables. Dans ce mince espace réside un fait
commun à tous les humains, sur lequel l’ensemble des théories de la reconnaissance aurait
déjà dû s’appuyer.
Daniel Innerarity, que nous avions évoqué dans notre passage critique sur le « nous »
des relations personnelles, abonde pour sa part dans une orientation similaire, avec son
éthique de l’hospitalité :
L’hospitalité consiste à tout faire pour s’adresser à l’autre, à lui accorder, voire à
lui demander son nom, tout en évitant que cette question devienne une
« condition », une inquisition policière, un fichage ou un simple contrôle des
frontières. Différence à la fois subtile et fondamentale, question qui se pose sur
le deuil du « chez-soi », et au seuil entre deux inflexions. Un art et une poétique,
mais toute une politique en dépend, toute une éthique s’y décide347.
Cette allusion faite à Derrida par Innerarity, nous permet d’entrevoir que l’hospitalité
est une perspective qui nous permet de réellement dépasser les limites d’un nationalisme
fermé ou même d’un nationalisme renouvelé à l’européenne, tel qu’avancé par Honneth.
Contrairement à ce que propose Honneth, Innerarity nous permet de penser une
reconnaissance sans frontière. Une fois les conditions de celle-ci envisagées de façon
normative, nous pourrions semble-t-il, commencer à nous engager de manière effective vers
la réalisation d’une véritable liberté sociale.
L’éthique de l’hospitalité d’Innerarity met en lumière une opportunité démocratique
sans précédent. Elle nous permet même d’entrevoir cette éthicité démocratique qu’Honneth
se cherche à réaliser. Face à l’incertitude, à la finitude et à la vulnérabilité, les humains
doivent se donner les conditions propres à leur émancipation et à leur reconnaissance
réciproque. L’ouverture à la complexité du réel, à l’incertitude et à l’altérité semble faire
346 Tronto, J. (2012). Le risque ou le care ?, p. 32
347 Derrida, J. (2001). Papier Machine. Le ruban de machine à écrire et autres réponses. Coll. « La philosophie
en effet », Paris : Éditions Galilée, p. 275
154
partie de ces conditions qui permettent d’envisager un décloisonnement de nos limites
occidentales. Les conceptions classiques de la justice sont dépassées et l’ouverture proposée
par l’éthique de l’hospitalité offre la possibilité d’envisager une pacification du monde dans
un contexte pourtant aussi complexe et diversifié que celui propre à nos sociétés
contemporaines.
Comme le mentionnait Innerarity : « Lorsqu’on a accepté la pluralité, on peut aller au-
delà de la simple tolérance et accueillir comme un enrichissement, au moment où nous
cherchons à faire valoir nos propres aspirations, l’accord, la collaboration, et même la
résistance des autres. 348» Le fait d’envisager accord et collaboration, sous une perspective
de reconnaissance universelle, offre une toute autre potentialité à l’éthicité démocratique de
véritablement prendre forme.
En fait, ce à quoi nous ramènent les éthiques du care et de l’hospitalité, c’est à une
conception profonde et viscérale de l’intersubjectivité, mais qui ne contient pas les défauts
que semblaient vouloir accepter Fichte et Honneth. La limitation territoriale propre à leurs
conceptions, a pour effet de nous vautrer dans une circularité et dans ces contradictions qui
sont propres à l’État nation, de la façon dont nous le concevons dans l’économie capitaliste
néolibérale de marché. En fait, ce qui fait peut-être le défaut du livre d’Honneth, Le droit de
la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, semble être cette absence de projet éthique.
Il cherche à laisser libre cours aux constructions normatives populaires, mais pour aboutir,
selon le regard rationnel qu’il a pu hériter de l’école de Francfort, à une critique de
l’impossibilité d’un tel projet. Par son refus de se compromettre, Honneth n’est simplement
parvenu qu’à dresser un très vaste portrait historique des échecs de l’homme, dans ses
multiples tentatives d’en arriver à créer des conditions propices à la mise en place d’une
véritable justice inclusive et universelle.
348 Innerarity, D. (2006). La Démocratie sans l’État. Essai sur le Gouvernement des sociétés complexes, p.
120
155
Conclusion
Axel Honneth est sans aucun doute l’un des auteurs contemporains ayant le plus
amplement développé la question de la reconnaissance. En fait, il y a accordé la majeure
partie de sa carrière, alors que la plupart de ses œuvres ont pu servir cette fin. Le lien qu’il a
su tracer entre l’expérience vécue des individus soumis au mépris social et sa morale de la
reconnaissance est construit d’une façon jusqu’ici inégalée. Parallèlement à son travail sur la
reconnaissance, Honneth a procédé à la reconstruction de la Théorie critique afin de la
réactualiser sur bon nombre d’enjeux contemporains. De la plupart des auteurs pouvant se
revendiquer comme étant les héritiers de la tradition francfortoise, Honneth est celui qui a
considéré de la façon la plus effective les limites auxquelles cette approche critique fut
confrontée. Cependant, lorsque nous observons ses plus récents travaux, tels que Ce que
social veut dire : 1. Le déchirement du social, Ce que social veut dire : 2. Les pathologies de
la raison et finalement, Le droit de la liberté : Esquisse d’une éthicité démocratique, nous
sommes à même de constater que la théorie de la reconnaissance honnethienne n’apparaît
pas être son principal achèvement. Nous réalisons plutôt que celle-ci s’inscrit dans un
processus concomitant avec les questions du mépris et de la réification, pour aboutir à un
complexe examen du concept de liberté.
Tout au long de notre étude, nous avons pu porter notre regard sur les critiques qu’Axel
Honneth a choisi d’adresser aux concepts de liberté juridique et de liberté morale. Ensuite,
en utilisant cette même méthodologie que privilégie Honneth, nous sommes parvenus à
dresser nos propres critiques de cette conception honnethienne de la liberté sociale comme
thérapie. La reprise qu’il effectue des connaissances développées chez Hegel, dans Principes
de la philosophie du droit s’avère remarquable. Celle-ci tend à s’inscrire dans une
démonstration exhaustive de la compréhension qu’Honneth détient de l’histoire de la
philosophie sociale. Il démontre principalement l’ampleur de sa connaissance dans ses deux
tomes de Ce que social veut dire. Dans ces deux volets, Honneth prend le temps de
156
reconstruire, pour nous et à la demande de son éditeur, le cheminement de la philosophie
sociale, en débutant chez Kant, pour progresser par les Fichte, Hegel, Francfort et la plus
récente école française. Le travail est détaillé, complet et conséquent, puis nous permet de
mieux suivre le fil de ce qu’il a su, pendant sa longue carrière et les nombreux séminaires ou
panels qu’il a pu offrir, développer.
La lecture de ces deux tomes (Ce que social veut dire) a pu mieux nous préparer à
comprendre la position qu’il comptait accorder à sa conception de la reconnaissance, mais
que la plupart de ses lecteurs ne pouvaient saisir avant qu’il nous redirige vers cette nouvelle
lecture de la liberté qu’il propose désormais. En fait, si nous portons attention au travail
qu’Honneth avait déjà effectué dans Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la
philosophie du droit de Hegel, nous sommes à même de constater qu’il tentait déjà, à ce
moment qui se situe au début de sa carrière, d’explorer cette première intuition dont il était
porteur. Cependant, après avoir offert une critique sommaire des concepts de liberté juridique
et de liberté morale, comme le faisait Hegel lui-même, Honneth n’était toujours pas parvenu
à développer suffisamment cette conception qu’il entretenait de l’éthicité hégélienne comme
thérapie.
C’est après avoir pu développer suffisamment la compréhension qu’il entretient de la
reconnaissance et donner une structure tripartite à son travail, qu’Honneth a semblé prêt à
reprendre son œuvre de jeunesse pour la réactualiser et finalement développer ses critiques
en profondeur. Au-delà de seulement critiquer les concepts de liberté juridique et de liberté
morale endossés par nos sociétés occidentales contemporaines, puis de faire l’apologie de la
Sittlichkeit hégélienne, Honneth, par son parcours et ses travaux effectués sur la
psychanalyse freudienne et les approches de Mead ou Lukacs, propose une conception
thérapeutique de la liberté sociale.
Tout au long de notre parcours, nous avons ainsi dû conserver ces éléments à l’esprit,
afin d’expliciter la façon dont Honneth est parvenu à critiquer la liberté juridique et la liberté
morale. De plus, nous nous sommes questionnés sur les motivations d’Honneth à qualifier de
pathologique, divers concepts contemporains de la liberté. Paradoxalement, lors de notre
analyse approfondie de la conception honnethienne de liberté sociale, nous avons pu
constater qu’il propose sa vision comme une lecture achevée qui pourrait servir de solution
et de dépassement aux apories laissées en place par les concepts de liberté juridique et de
liberté morale. Pourtant, ce regard approfondi montre qu’Honneth néglige d’appliquer sa
propre méthode, cette même lecture serrée qu’il a su appliquer de façon critique à l’endroit
des concepts de liberté juridique et de liberté morale, à la lecture de sa propre conception de
la liberté, qu’il propose sous le titre de liberté sociale comme thérapie ou d’éthicité
démocratique.
157
Dans le premier chapitre de notre travail, nous avons mis en évidence le passage d’Axel
Honneth, à l’école de Francfort, en plus d’illustrer l’influence que la Théorie critique a pu
avoir sur sa façon de philosopher. Ensuite nous avons brièvement explicité sa théorie de la
reconnaissance, pour finalement justifier la réorientation de ses travaux, vers une entreprise
plus vaste, portant sur la liberté. Alors qu’il a su conserver de la Théorie critique cette façon
de s’inscrire dans un espace distancié par rapport aux pratiques sociétales communément
admises, Axel Honneth a tenté de dépasser les lectures du monde telles que proposées par
Adorno, Horkheimer et plus tard, Habermas. Il voit dans la lecture que font ses prédécesseurs,
certaines limites qui demeurent trop temporellement contextualisées, et pour lesquelles il
devient difficile d’extraire de véritables principes éthiques transcendantaux.
Suivant son intention, Honneth s’affaire à expliquer pourquoi les critiques des Adorno
et Horkheimer n’ont pu que survivre en partie, tandis que l’approche développée par Jürgen
Habermas et Karl Otto-Apel, elle, ne peut tout simplement pas être mise en pratique de façon
concrète, lorsque l’on tente de l’appliquer à des groupes de discussions trop imposants. En
fait, ce qu’il conserve de la première Théorie critique, Honneth l’utilise pour critiquer la
position d’Habermas. Toutefois, c’est dans son travail antérieur sur Wilhelm Friedrich Hegel
et Sigmund Freud qu’Axel Honneth parvient à puiser davantage de substance pour
développer sa propre théorie critique.
Après avoir travaillé longuement sur sa théorie de la reconnaissance, qui œuvre sur les
trois plans que sont l’amour, le droit et la solidarité, Honneth propose, en reprenant les
travaux hégéliens (famille, société, État), un passage aux paradigmes des relations
personnelles, de l’agir dans l’économie de marché, puis de la participation démocratique
active. Par le maintien de sa méthode, Honneth met en évidence son intention de proposer
une structure conséquente sur laquelle peut se calquer l’approche hégélienne, puis dans
laquelle peut aussi s’insérer son travail sur la reconnaissance. Ce sont d’ailleurs les
nombreuses critiques qui ont été adressées à l’endroit de sa théorie de la reconnaissance, qui
nous ont semblé justifier la réactualisation qu’il propose de sa théorie pour l’inclure dans une
étude portant sur la liberté.
Par la suite, nous avons mis en évidence les critiques adressées par Honneth, aux
conceptions occidentales contemporaines des concepts de liberté juridique et de liberté
morale. De la première, Honneth relève le formalisme qui, malgré bon nombre de tentatives
depuis la modernité, demeure indépassé. L’abandon de la souveraineté, le droit à ce que nous
pourrions nommer l’erreur, puis l’absence de portée découlant de la liberté juridique
contemporaine, placent Honneth face à l’évidence que celle-ci ne propose aucune
reconnaissance réelle de la dignité humaine, puis par le fait même, n’aide que de façon
abstraite l’atteinte de la liberté. Honneth soulève le caractère pathologique de la liberté
morale, souvent considérée comme une solution aux limites découlant de la liberté juridique.
En fait, il parvient à mettre en évidence le caractère utopique du point de vue moral, en plus
158
de nous introduire à ce second problème découlant de notre lecture contemporaine de la
liberté morale, qui s’incarne dans un moralisme de l’extrême. Celui-ci prend, selon Honneth,
soit la forme d’un moralisme de l’excès ou d’un moralisme idéaliste, voire extrémiste, qui
peut parfois verser dans l’idéologie et causer, par des exemples comme le terrorisme, plus de
mal que le bien qui était à l’origine visé.
Suite à ces critiques, nos chapitres IV et V ont servi à expliquer de façon détaillée, la
théorie qu’Axel Honneth utilise pour soutenir son concept de liberté sociale comme thérapie.
Celle-ci tend à se réaliser dans les relations personnelles, dans l’action relative à une
économie de marché, puis par la participation démocratique active. Ces trois éléments sont
en fait thématisés par Honneth, comme le « « nous » dans les relations personnelles », le
« « nous » de l’agir à l’œuvre dans l’économie de marché », puis le « « nous » de la formation
démocratique de la volonté ». Appuyé sur une lecture pathologique de la psychanalyse, telle
que développée par Freud ou Mead, Honneth croit que l’éthicité démocratique dans la forme
qu’il propose pourra s’avérer thérapeutique et permettre aux individus de nos sociétés
occidentales contemporaines d’atteindre une meilleure reconnaissance et un champ plus
vaste de libertés.
Ainsi, nous avons ensuite explicité cette forme du « « nous » dans les relations
personnelles » tel que proposé par Honneth. Alors qu’il décline ce concept comme le
recoupement entre les relations amicales, les relations intimes, puis l’exploration de la
famille, Honneth a semblé proposer des versions parfaitement collées aux formes qu’ont pu
prendre ces relations dans l’histoire. Toutefois Honneth nous a laissé sur l’impression qu’il
s’était arrêté quelque part dans le temps. En fait, il semble se tenir trop à distance de cet
entrelacement contemporain désormais présent entre les relations amicales et amoureuses.
Afin d’en démontrer les limites, nous sommes donc allé puiser chez Eva Illouz et Daniel
Innerarity, alors que le travail qu’ils ont pu effectuer sur les relations personnelles nous
semble plus à jour et mieux achevé. Honneth, par rapport à ces deux auteurs qui lui sont
contemporains, semble bien de son temps, mais semble justement s’y être arrêté, comme si
les relations personnelles n’avaient plus évolué depuis les années 1970. La lecture qu’il
propose de la famille subit le même problème, alors qu’avec un éclatement de plus en plus
marqué des familles et la disparition progressive de la famille biparentale traditionnelle,
Honneth semble avoir négligé toutes ces nouvelles formes de familles recomposées et les
diverses ramifications qui peuvent en découler.
En ce qui a trait au « « nous » de l’agir à l’œuvre dans l’économie de marché », encore
là, Honneth nous semble couper court. En fait, il semble lui-même le reconnaître, alors qu’il
se bute à l’obligation de conclure que, malgré une forme éclatée de marché numérique ou
d’échanges participatifs, qui peuvent rappeler les premiers mouvements économiques de
notre histoire libérale, les capitaux demeurent trop souvent réservés aux mêmes individus ou
groupes. Inversement, une grande majorité d’individus, malgré un certain moment de libertés
159
accrues qui fut palpable dans les années 1980, sont à nouveau confrontés au rôle d’esclave,
dans une conception marxiste du travail qui s’est renouvelée. Les individus sont désormais
victimes d’une nouvelle forme d’aliénation, causée par la création démocratique de faux
besoins, qui engage ces individus à se soumettre eux-mêmes à leur propre consumérisme.
Pour parvenir à soutenir celui-ci, les individus se retrouvent face à l’obligation de travailler
davantage, puis de s’engager dans une lutte de chacun pour soi, afin d’espérer un sommaire
avancement professionnel qui pourrait davantage les faire rêver. Leur course au superficiel
vient envenimer les relations entre collègues, tout comme celles entre les entrepreneurs et
leurs employés. Afin d’illustrer ces limites, nous avons fait référence aux critiques
d’Amartya Sen et de Georg Simmel, qui avaient prévu cette aliénation croissante d’un
nouveau prolétariat.
Finalement, en ce qui a trait au « « nous » de la formation démocratique de la volonté »,
Honneth, encore une fois, néglige des angles vraiment importants. Utilisant Joan Tronto et
Daniel Innerarity, à nouveau en appui, nous sommes parvenus à montrer comment, dans une
perspective similaire à celle utilisée par Habermas, qu’il avait pourtant déjà prétendu
dépasser, Honneth fait fi du formalisme de nos institutions démocratique. Alors qu’il a su
critiquer le formalisme de la liberté juridique, Honneth n’est pas parvenu à dresser le parallèle
qui existe entre ce type de liberté et le volet démocratique de la liberté sociale. Étant parvenu
au constat que le « « nous » de l’agir à l’œuvre dans l’économie de marché » ne peut offrir
de réel accès à une quelconque liberté aux individus, en les conservant dans un processus
d’aliénation déjà annoncé chez Marx, Honneth ne parvient pas à observer que cette même
aliénation est aussi présente dans l’engagement démocratique des individus. En fait, le
véritable point d’achoppement de son éthicité démocratique, nous semble être cette lecture
erronée, voire utopique qu’il fait de la participation démocratique dans nos sociétés
occidentales contemporaines. Nous pouvons certes lui accorder un certain mérite
relativement au réalisme, quoique non mis à jour, de la lecture qu’il fait des relations
personnelles, puis de celle des limites du marché. Toutefois, il n’est pas même parvenu à
expliciter ces phénomènes comme ont su le faire Sen ou Simmel, avant lui.
D’une part, les gens se montrent de façon générale très peu enclins à s’engager dans
ces processus démocratiques. C’est d’ailleurs cette même critique qu’Honneth lui-même
adressa à Habermas, comme bien d’autres auteurs le firent avant lui, en ce qui a trait à
l’improbabilité de mettre en place une communauté de discussion idéale, participative,
engagée et informée. D’autre part, malgré le fait que certains puissent être véritablement
intéressés et désireux de s’engager dans nos processus démocratiques contemporains, trop
peu d’entre eux ont accès aux conditions qui leur permettent d’exercer de façon effective leur
droit à la participation démocratique. Ceux-ci se retrouvent pour leur part piégés dans les
limites d’un réalisme qui limite sans cesse leur pouvoir d’action. Dans un nombre trop
important de cas, ces citoyens ne disposent pas des moyens financiers et logistiques, des
160
capacités cognitives et d’une compréhension des institutions pouvant leur permettre
d’exercer leur droit démocratique de façon informée.
Ainsi, alors qu’Honneth nous promettait de dépasser les limites d’une portée
exclusivement occidentale propre aux théories de la justice des Rawls et Walzer, en plus de
dépasser la lecture utopique que proposait Habermas, en ce qui a trait à la possibilité de mettre
en place une véritable communauté d’échange, son plus récent travail sur la liberté nous laisse
face à une grande déception. Comme il présentait son ouvrage comme étant prometteur et
pouvant dépasser les limites observées chez la plupart des auteurs contemporains de la
philosophie sociale, nous étions en droit d’attendre davantage que ce à quoi Honneth nous
confronte. En fait, l’univers qu’il nous propose, ou la lecture qu’il fait des sphères
interpersonnelles, économiques et démocratiques, semble totalement détachée du réalisme
nécessaire à véritablement enrichir une théorie éthique et démocratique de la liberté.
Pourtant, chez un auteur comme Jacques Rancière, il est possible de voir que la famille,
l’économie et la démocratie, ne peuvent être pensés sans considérer le politique :
L’emploi par Rancière d’une dialectique non intégrative, d’une logique
« suspensive » amène à se demander si la logique employée par Honneth ne se
ramène pas, en fin de compte, à une forme de réconciliation porteuse de
difficultés. Cette divergence fondamentale provoque en réaction une série
d’autres divergences théoriques. Celles-ci se rassemblent en deux thématiques :
d’une part, la vision qu’a Rancière de la réalité sociale est celle d’une division
inéluctable et irréductible entre forts et faibles, riches et pauvres. Celle de
Honneth est plus intégrative. Cela conduit à questionner la place et le rôle des
phénomènes de domination et de conflit. D’autre part, la logique non intégrative
de Rancière débouche sur une vision du sujet politique comme hétérologique.
Cela nous incite à nous pencher sur le recours massif de l’éthique de la
reconnaissance à la notion d’identité349.
En négligent tout recours au réalisme du politique, Honneth fait de son éthicité
démocratique, une théorie sans portée réelle. Pourtant, il s’empressait, comme nous l’avons
si bien montré dans la première partie de cette recherche, de souligner le manque d’effectivité
propre aux libertés juridiques et morales de nos sociétés occidentales. Certes, la liberté
juridique telle qu’elle s’offre actuellement à nous, n’offre que des conditions relatives à
l’épanouissement réel de la liberté des individus. Toutefois, elle a au moins le mérite d’être
incarnée formellement par nos institutions juridiques. Ce réalisme nous permet donc d’avoir
une emprise sur celle-ci et sur nos processus juridiques, afin de changer concrètement les
choses.
349 Deranty, J. P. (2003). « Mésentente et lutte pour la reconnaissance : Honneth face à Rancière », p. 185
161
L’éthicité démocratique honnethienne, elle, malgré le fait qu’elle tente d’offrir une
véritable considération des intérêts globaux et communs d’une population donnée, demeure
tout de même implicite. Comme celle-ci demeure implicite, elle laisse place à bon nombre
de dérives comme ces manipulations des masses que nous avons soulevées, effectuées par
les médias et les grandes entreprises. Certes, Honneth parvient, comme bon nombre
d’intellectuels y parviendront aussi, à proposer une lecture admirable de ces mœurs
implicites, mais qu’en est-il pour la population générale ? Est-ce que les citoyens eux, dans
leurs inégalités, puis c’est d’ailleurs ce que Deranty tente d’illustrer par son travail comparatif
entre Honneth et Rancière, sauront percevoir cette éthicité démocratique et se l’approprier ?
Selon Deranty, c’est cette lecture pessimiste du monde que fait Honneth, qui maintient
les individus dans un système d’inégalités. À force de limiter les individus à cette existence
sous une forme de classes, il leur devient impossible de se définir autrement, puis d’arriver à
être autre chose que ces individus catégorisés par notre lecture dualiste et catégorielle du
monde.
Le politique a au moins l’avantage, selon une lecture comme celle effectuée par Jacques
Rancière, de mettre tous les individus sur un pied d’égalité. Selon Rancière, le politique offre
une chance aux individus d’être égaux en dignité, puis d’accéder aux mêmes opportunités,
ce que l’identité sociale ne permet pas :
L’identité sociale constitue le plus souvent un destin dont il n’est pas permis
d’échapper, et la revendication d’une reconnaissance individuelle est justement
la demande que soit permise la constitution de traits individuels qui brouillent ou
récusent l’identité due au statut et à l’origine. Le droit à la différence n’est pas
d’abord le droit d’assumer sa différence, c’est le droit d’accéder à la différence.
Ce n’est pas le droit d’être différent des autres, c’est le droit d’être différent de
tout ce qu’on est par ailleurs (fils ou fille de, ouvrier, français de souche,
immigré). C’est par exemple le droit pour un artisan menuisier de se faire
philosophe et d’être pris au sérieux comme tel350.
Certes, comme nous l’avons nous-même soulevé, notre monde politique ne se veut plus
inclusif comme Rancière peut l’espérer. De nouvelles formes d’exclusion parviennent sans
cesse à soustraire un nombre croissant d’individus de l’univers politique. Cela nous amène
justement à souligner l’importance non pas de penser la philosophie politique sous une forme
d’aliénation des droits ou de classement des individus, mais plutôt de répondre à cette
urgence qui appelle à un important travail de réforme du politique. Sans application possible
au politique, l’éthicité démocratique d’Axel Honneth se veut un projet vain, qui par faute
d’ancrage, ne parvient pas à influencer et moduler considérablement le réel.
350 Ibid., p. 195-196
162
Enfin, nous pourrions continuer à nous demander pourquoi Axel Honneth limite sa
lecture de nos institutions au tournant des années 1970 et 1980. Il nous serait aussi possible
de spéculer à l’effet que, malgré le fait qu’il occupe une bonne partie de sa vie à
l’enseignement, dans une ville comme celle de New-York, Axel Honneth restreint sa lecture
sociologique au simple univers allemand. Toutefois, nous croyons, compte tenu des limites
précédemment explicitées (incapacité à dépasser les diverses théories de la justice, incapacité
à renouveler concrètement la Théorie critique, incapacité à rattacher son éthicité au
politique), que les causes de cette lecture tronquée qu’Honneth propose de l’éthicité
démocratique, sont bien plus profondes que ce bagage historique dont il a pu hériter, que sa
situation familiale personnelle ou que son statut socio-économique (SSE).
En fait, la proposition que fait Axel Honneth, demeure toute aussi utopique que les
diverses théories de la justice qui sont venues avant la sienne, puis que la communauté de
communication idéale tant souhaitée par Jürgen Habermas. Son éthicité démocratique, en
n’accordant pas d’espace aux relations de pouvoir qui sont propres au domaine politique, se
détache simplement du monde réel et fait fi des véritables leviers qui influencent nos libertés.
Sans considération pour les implications concrètes et, surtout, pour ces relations de pouvoir,
toute tentative de relire la Théorie critique demeurera vaine. Pour parvenir à nous démontrer
les potentialités d’une portée réelle et prometteuse de changement pour les classes qu`il tente
de défendre, Honneth devra dépasser cette lecture sociologisante des individus et tenter d’être
cette fois critique envers le politique et la façon que celui-ci a de limiter son accès à
l’ensemble de la population.
Tout ce que cette liberté sociale honnethienne détient de thérapeutique, c’est le fait
qu’elle parvient à nous rappeler, aux intellectuels et chercheurs de ce monde, que nous devons
poursuivre notre travail. Elle nous permet de réaliser qu’abandonner cette société occidentale
néolibérale à une approche de libre marché ou à un pragmatisme désormais trop vide de
contenu, serait une erreur magistrale. La lecture qu’Honneth livre de la Sittlichkeit
hégélienne a pour effet de nous rappeler que nous ne sommes toujours pas à l’abri, malgré
une évolution fulgurante de la technique, des technologies et de nos moyens de
communication, des dérives du pouvoir ou des dangers du néolibéralisme auxquels nos
sociétés ont pu être confrontées. En fait, la liberté sociale honnethienne a comme principal
effet thérapeutique de nous rappeler à quel point une éthicité démocratique du laisser-faire,
est un danger pour nos sociétés et pour les individus qui en font partie.
163
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Zedong, M. (1956). L’impérialisme américain est un tigre de papier, entretien accordé à
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