indifférence des hommes et justice...

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2 ----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

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Indifférence des hommes et justice immanente

Sadia

23.78 640156

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Biographie

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À Fabrice, l’homme de ma vie.

À Brigitte, (sans qui ce livre n’aurait pas vu le jour).

Sincères remerciements à Pascal Lafargue.

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Préface

Lorsque je rencontrai Sadia pour la première fois en septembre 2002, j’étais loin de me douter que je la retrouverais dix années plus tard. Elle, elle le savait, non pas d’une manière intuitive, elle en était simplement convaincue. Elle avait conservé mon petit carton sur lequel étaient marqués les services de Philographia et mes coordonnées. C’était certainement le dernier exemplaire qui existait puisqu’à l’époque je vivais dans une petite commune rurale, à une trentaine de kilomètres de Tours, et mes derniers exemplaires avaient été recyclés lorsque je déménageai pour m’installer à Tours. Elle trouva mon téléphone dans l’annuaire. Nous prîmes rendez-vous et je me retrouvai chez elle pour notre premier rendez-vous d’une longue série…

Quand j’entrai dans son salon, je reconnus immédiatement le petit canapé sur lequel nous nous étions assises, dix années plus tôt, pour envisager la rédaction de sa biographie. C’est grâce à ce canapé que je me suis souvenu de Sadia et de notre première conversation (j’ai pensé à Haruki Murakami qui, dans un de ses livres, parle d’une manière étonnante du pouvoir d’évocation du canapé). À l’époque, elle n’avait que quarante ans, j’avais trouvé qu’il était bien tôt pour écrire sa vie et elle décida elle aussi qu’elle devait attendre.

Elle attendit dix années. Nos premiers contacts ne furent pas toujours faciles bien qu’une sorte

de connivence s’installa entre nous surtout liée au fait que nous nous découvrions certaines affinités, comme celles d’aimer avec un intérêt passionné les animaux, d’exprimer notre dégoût de la politique, de regretter l’absence de Coluche ou de n’avoir aucune préoccupation par

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rapport à l’argent (ce qui ne veut pas dire du tout que nous étions « aisées » sur ce plan-là, simplement nous n’aimions pas parler d’argent). J’étais, malgré tout, là pour travailler et nous convînmes d’un prix global avec une rémunération mensuelle.

Elle s’exprimait avec beaucoup de conviction et parsemait ses discours avec des « moi, je sais » qui, au début, finirent par m’agacer. Je lui en fis part et elle me répondit que c’était « normal ». Bon, c’était donc normal qu’elle m’agaçât à cause de sa tendance exacerbée à me dire qu’elle savait. Je ne cherchai pas plus loin.

Elle me raconta alors son histoire, ses histoires devrais-je dire plutôt tant sa vie a basculé plusieurs fois, lors d’entretiens réguliers.

Parallèlement, elle écrivait dans son langage à elle les épisodes dont elle avait gardé le souvenir. Je reprenais ses pages, en corrigeais les fautes, organisais et adaptais progressivement les différentes parties ensemble en me mettant à la place d’un lecteur potentiel.

C’est ainsi que j’appris à la connaître. Nous traversâmes des moments difficiles car certains épisodes étaient durs pour elle quand elle se les remémorait. Elle les écrivait de manière brute et rapide puis nous prenions notre temps pour en parler et elle me donnait les détails manquants qui me permettaient de la comprendre…

J’avoue que c’était aussi dur pour moi car je ne suis pas dénuée de sensibilité et j’ai parfois partagé sa colère ou son dégoût. Il y eut aussi, heureusement, des moments différents où nous nous moquions des uns et des autres, où nous éclations de rire et des moments où nous reconnaissions qu’il existait des êtres humains dignes d’être aimés sans condition…

Elle m’apparut alors telle qu’elle était. J’ai beau essayer de me convaincre du contraire, elle n’est pas une femme « normale ».

Ce qu’elle appelle tout au long du livre son « côté spirituel » la distingue nettement du commun des mortels et j’ai pu, par moi-même, prendre conscience d’une réalité qui la concerne : elle perçoit des choses que nous ne percevons pas et elle est « aidée » par des forces invisibles, immatérielles, que chacun appellera comme il veut.

Au bout de plusieurs mois, nos liens se sont resserrés et je peux affirmer aujourd’hui que nous éprouvons l’une pour l’autre une affection et

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une amitié sincères. Lorsqu’elle affirme dans son livre que son but essentiel dans la vie est d’aider les autres, ce n’est pas une simple position comportementale choisie pour des raisons humanistes ou religieuses, le fait d’aider les autres, fait partie intégrante de son être. Elle ne peut pas « s’en empêcher » ! Elle n’attend jamais rien en échange, elle est d’ailleurs prête à se mettre en colère si quelqu’un s’avise de la remercier !

Sadia a une personnalité très étonnante. Elle peut vous faire hérisser les cheveux sur la tête quand elle n’admet pas quelque chose et qu’elle défend son point de vue, sa conviction. Je ne l’ai pas connue violente mais elle montre clairement dans son livre qu’elle peut l’être. Si vous avez l’audace ou l’inadvertance de vous méprendre sur elle, faites attention à vos abattis !

Elle peut, à l’inverse, se donner toute entière à une cause ; là, elle ne compte pas mais (et ce « mais » est très important), elle saura toujours garder la « tête froide », elle ne fera jamais rien de travers qui risquerait d’être voué à l’échec car elle possède quelque chose qui n’est pas unique mais qui s’est beaucoup dégradé chez la plupart des gens d’aujourd’hui : la réflexion. Pour réussir ce qu’elle entreprend, elle sait faire la part des choses, peser le pour et le contre, prendre son temps, bref, elle garde les pieds sur terre.

La lecture de « Indifférence des hommes et justice immanente » fait non seulement découvrir l’histoire d’une vie peu banale mais aussi

une personnalité dont il peut être salvateur de s’inspirer… Vingt et un jours après la guerre d’Algérie…

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La vie n’est pas un long fleuve tranquille

… le dimanche 30 Septembre 1962, dans l’Hôpital de Baugé, Maine et Loire, côté Maternité, des cris de nouveaux nés se font entendre.

À 16 heures 15, ceux d’une petite fille percent les oreilles de Zohra, sa mère, algérienne, et de son père, Abdelkader, de même nationalité.

Ils ont l’air ravis. Ils prénomment leur fille Sadia. En Français, cela veut dire chance,

bonheur…

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Les premiers temps

Ma première année dans ce monde ne fut pas extraordinaire. Je vivais avec Zohra et Abdel qui, un jour, décidèrent de

m’abandonner. Ils firent appel à l’Assistance Publique qui intervint rapidement et je me retrouvai dans une famille maghrébine qui vivait à la campagne, à Dénezé, dans le même département. Les parents s’appelaient Rachida et Ahmed, avaient deux enfants et parlaient très mal le Français. J’appris donc à parler deux langues. Je garde très peu de souvenirs d’eux, heureux ou malheureux.

À ma troisième année, une assistance sociale est venue me chercher. Je pense que Rachida le savait car ma petite valise était prête.

Je n’étais pourtant pas vieille mais je me suis dit : « C’est reparti pour un tour ! ». Nous avons quitté la maison toutes les trois, l’assistante sociale, Rachida et moi, en direction de Baugé. Là, je me suis retrouvée devant une Communauté religieuse appelée Marie.

L’assistante sociale sonne à la porte et une Sœur vient ouvrir. « C’est la petite Sadia » dit-elle et se penche pour m’embrasser. Sa façon d’être habillée, avec sa longue robe et son voile, ne m’a pas du

tout surprise ni impressionnée. Puis, elle serre la main de l’assistante sociale et celle de Rachida et nous fait entrer. « Veuillez m’excuser, je vais avertir la Mère supérieure de votre arrivée. »

Quelques minutes plus tard, arrive la Mère supérieure accompagnée d’une autre Sœur. Celle-ci se présente à nous comme étant Sœur Saché. Je dois dire qu’entre nous deux, il s’est passé quelque chose, comme un coup de foudre. Elle me dit bonjour, m’embrasse et contrairement à l’habitude, elle me prend dans ses bras. La Mère supérieure nous conduit ensuite dans son bureau pour discuter.

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Cependant un problème surgit : ma nourrice ne s’exprime pas en Français et les autres ne comprennent pas l’Arabe. Alors je propose de les aider, de manière très naturelle. Elles me regardent toutes les trois et se disent sans doute « au point où nous en sommes, pourquoi ne pas essayer ? ». Ainsi, tout au long de leur discussion, je traduis tour à tour dans les deux langues. Interprète à trois ans !

À la fin, l’assistante sociale et Rachida me disent au revoir mais je refuse de les embrasser. Elles saluent les religieuses et s’en vont.

Sœur Saché me prend alors par la main, ramasse ma petite valise et me dit : « Ma petite chérie, je vais te montrer ta maison. » On commence par monter un escalier qui mène au dortoir.

On traverse un long couloir, elle me montre les salles de bains, les toilettes et la chambre de la veilleuse de nuit puis elle ouvre la porte et je découvre une très grande pièce munie d’armoires et de nombreux lits. Je suis restée ébahie devant une telle quantité de lits car je m’attendais à n’en voir qu’un seul. C’est à ce moment-là que j’ai compris le sens du mot communauté. Je regarde partout sans rien toucher puis Sœur Saché me dit en me montrant un des lits : « Tu dormiras ici. » Je remarque immédiatement que celui-ci se trouve à l’angle des deux seules fenêtres du dortoir. La Sœur ouvre ma valise, en sort son contenu et le range dans une armoire. Elle me donne un pyjama, une couche en coton et une culotte en caoutchouc puis me dit : « Mets cela sous ton oreiller. » Sitôt dit sitôt fait, puis je lui reprends la main pour continuer la visite. Elle m’emmène dans une grande salle au rez-de-chaussée, de l’autre côté de l’entrée. Il s’agit de la classe des petites où l’on fait de la peinture, du coloriage, des jeux, etc. Je découvre d’autres petites filles comme moi, très jeunes. Elles me regardent avec insistance. Je comprends vite pourquoi. Pour elles, je dois venir d’une autre planète : mon prénom Sadia, mes cheveux noirs bouclés, ma peau mate. Sœur Saché dit que je suis la plus jeune, les autres ayant quatre ou cinq ans. Le groupe des petites compte une vingtaine d’enfants. Les deux autres groupes concernent les sept-treize ans et les quatorze-dix-neuf ans. À l’époque, les plus âgées doivent avoir seize ans. On poursuit la visite de la cantine, de la salle de télévision, d’un grand jardin à l’extérieur qui comporte différents jeux pour s’amuser et, pour finir, l’Eglise qui se trouve à proximité de la Communauté. Elle appartient aux Sœurs et le dimanche

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les gens de Baugé y viennent pour assister à la messe. Ensuite, Sœur Saché m’emmène dans une grande salle où sont disposées des tables et des chaises. Je m’assieds sur l’une d’elles et la Sœur me dit : « Tu ne bouges pas d’ici, je reviens tout de suite ». Je me demande où je serais bien allée…

Restée seule sans la grande pièce, je ressens soudain un immense bien-être, je me rends compte qu’il se passe quelque chose mais quoi ? Je ne sais pas trop quoi penser. Je me revois en train de traduire… La Sœur revient avec un large sourire sur les lèvres, elle tient un verre de lait et des gâteaux qu’on appelait à l’époque des « casse-croûtes ». On se met à discuter mais le problème est que je ne suis pas une grande bavarde (j’avais appris assez rapidement, malgré ma petite expérience, que moins je parlais, mieux je me portais). Je me rends compte qu’il se passe quelque chose en moi, que je ne réagis pas normalement. Je bois mon lait et j’écoute la Sœur qui m’explique le fonctionnement de la maison. Je suis très attentive à ses paroles. Mon « quatre heure » terminé, nous sommes sorties et la Sœur me dit : « Comme l’heure est bien avancée, nous allons faire ta toilette du soir car tu manges à six heures. » Je ne suis pas contrariante, j’accepte docilement. De plus, elle doit s’occuper de mes futures camarades. D’autres Sœurs travaillent avec elle bien sûr. Nous sommes donc allées prendre mon pyjama et, arrivées dans la salle de bain, elle prend une brosse à dents, du dentifrice, du savon de Marseille et du shampoing. Elle met le tout dans une trousse en plastique qu’elle me tend en disant : « Ceci est à toi, une fois ta toilette terminée, tu la ranges à l’endroit où tu dors ». Elle me lave, me sèche et me coiffe. J’avais les cheveux mi-longs très épais à l’époque et dès que je vois l’espèce de brosse et le peigne qu’elle tient dans sa main, je sais que je vais chanter, malgré la douceur qu’elle met à me coiffer. Une fois prête, elle m’emmène dans la salle de télévision où je peux jouer ou regarder les livres. Elle part ensuite s’occuper des autres petites filles. Au fur et à mesure qu’une d’entre elles est prête, elle me rejoint dans la pièce. À la fin, elles me regardent toutes, alors je fais la même chose. Peu à peu, elles s’approchent de moi et se présentent, je le fais aussi. L’une d’entre elles remarque que je suis bronzée, cela me fait sourire et je lui réponds « c’est ma couleur ! ». On se met à jouer ensemble, le premier contact est pris. Six heures du soir arrive, on entend retentir la cloche qui annonce le repas. Les Sœurs viennent nous chercher. Je cours prendre la main de Sœur Saché et

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nous nous dirigeons vers la cantine. Toutes les filles s’assoient à leur place, la Sœur me montre la mienne et je m’installe. Tout à coup, je vois les filles et les Sœurs joindre leurs mains et les entends réciter « Mon Dieu, bénis ce repas, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, amen ». C’est la prière mais je ne le sais pas encore. Elles font ensuite un drôle de signe avec leur main droite. Je les imite mais en utilisant la main gauche car je suis gauchère. Sœur Saché vient vers moi et me félicite « Sadia, c’était très bien ». « Merci ma Sœur ». Pourtant, dans ma petite tête, je me demande bien qui c’est celui-là, dont on parle dans la prière. C’est une question qui ne restera pas longtemps sans réponse… Puis, nous mangeons les spécialités de l’époque : soupe de tapioca et tapioca au lait. Je peux dire que j’en ai fait une cure ! On mangeait évidemment d’autres plats mais on ne passait pas une journée sans manger un de ces deux plats au tapioca. Cela allait car j’aimais bien ça. À la fin du repas, nous plions nos serviettes comme on peut en la mettant dans le porte-serviette qui porte notre prénom et nous nous levons pour aller la ranger dans un casier. Nous retournons ensuite dans la salle de télévision pour jouer un peu. Vers 8 heures du soir (c’est ainsi que nous disions l’heure), nous montons nous laver les dents et faire pipi. Les Sœurs mettent des couches à celles qui en nécessitent. « N’oubliez pas votre prière avant de vous coucher ». Alors, on s’agenouille sur le sol, les coudes appuyés sur le lit, mains jointes et on recommence la prière. Je me dis « Il a vraiment de l’importance cet homme » !!! La prière terminée, on se couche et les Sœurs nous souhaitent une bonne nuit. Sœur Saché m’embrasse.

Lorsqu’elles sont parties, je demande : – Qui est cet homme qu’on prie tout le temps ? – Tu sais, c’est le Petit Jésus, me répond une fillette, c’est pour qu’il

veille tout le temps sur nous ! Je dors enfin. Le lendemain, le réveil est à huit heures. On se lève, Sœur Saché vient

m’embrasser. Les autres Sœurs nous disent bonjour en nous faisant un petit « coucou ! », puis elles nous accompagnent pour faire notre toilette et nous habiller. Ensuite, nous attendons dans le couloir pendant qu’elles ouvrent les fenêtres et nos lits pour aérer le dortoir.

Nous descendons dans la salle à manger et prenons chacune notre

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place, mais avant de prendre notre petit déjeuner fait de tartines de beurre ou de confitures et de chocolat au lait, il faut faire notre prière. C’est ainsi avant chaque repas. Je prends un certain plaisir à la faire mais je ne sais pas pourquoi… Je me pose beaucoup de questions… Je ressentais au fond de moi que c’était une question de temps, alors je me disais « Sois patiente, chaque chose en son temps ». Evidemment, je gardais toutes ces étranges impressions pour moi et personne ne se rendait compte de quoi que ce soit.

Après le petit déjeuner, je prends la main de Sœur Saché et nous allons toutes dans la salle commune pour les petites. « qu’est-ce que je vais faire ? »

– Ma petite chérie, tu vas me faire un beau dessin, me répond Sœur Saché, tu veux bien ?

– Oui. Je sais qu’on se retrouvera plus tard mais la séparation est dure pour

moi. Je prends quand même une feuille et je commence à dessiner. Mon dessin est censé représenter Sœur Saché et moi qui se tenons la main sous un ciel bleu et un soleil magnifique. Des fleurs de toutes les couleurs nous entourent. La Sœur qui nous gardait me dit « C’est très joli, Sadia » « Merci ma Sœur ». Elle me fait faire ensuite de l’écriture et vers la fin de la matinée, elle nous lit un livre : le calme qui s’installe alors est tel que l’on entendrait une mouche voler. Quand le récit est terminé, les autres Sœurs viennent nous chercher. À ce moment-là, il se produit quelque chose d’inattendu : je cours vers Sœur Saché, mon œuvre dans la main « MAMAN, je t’ai fait un beau dessin ! ». J’ai prononcé le mot sans presque m’en rendre compte, de façon très naturelle, les autres Sœurs et les petites filles m’entendent mais ne disent rien. Sœur Saché me prend dans ses bras, j’enlace son cou avec mes petits bras, ce qui fait glisser son voile, lentement, je découvre alors la couleur de ses cheveux, châtains, on s’embrasse de nouveau et elle me redescend par terre :

– Merci ma petite chérie. D’une main, elle prend la mienne et de l’autre, elle tient mon dessin

comme si c’était un bien précieux. À partir de ce moment-là, très émouvant, Sœur Saché est devenue et est restée Maman. Et oui ! On dit souvent qu’on choisit ses amis mais qu’on ne choisit pas sa famille. Moi, pourtant, j’ai choisi ma mère.

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Nous sommes allées manger puis toutes les petites sont parties faire la sieste. Vers quatre heures, les Sœurs nous réveillent et nous prenons le goûter toutes ensemble. Il y a du pain, du beurre et des barres de chocolat. D’autres jours, c’était des pâtes de fruits et de la confiture ; le dimanche, on avait des gâteaux. On buvait de l’orangeade ou du lait chaud, selon les jours.

Après le goûter, nous allions jouer. Quand il faisait beau, nous étions dehors, c’était agréable. Ensuite, c’était l’heure de la toilette.

Tout ceci sans oublier nos prières. Le dimanche était un jour particulier car vers neuf heures trente-dix

heures, on allait à la messe. Je me souviendrai toujours de la première fois. Nous étions, nous les filles, toujours habillées en jupe ou en robe (le pantalon, on ne connaissait pas à cette époque). Les habitants de Baugé entraient par la porte principale et s’installaient en bas, alors que nous, accompagnées des Sœurs et de maman (que je ne quittais jamais), nous venions de la Communauté et pour accéder à l’Eglise, nous montions des escaliers pour se retrouver au balcon. Chacune d’entre nous s’installait à sa place mais maman eut pour moi une idée : elle alla chercher un tout petit tabouret en bois, le plaça devant contre le mur et me dit : « Ma petite chérie, ici ce sera ta place. ». Je me retrouvais aux premières loges du balcon, je voyais tout ce qui se passait dans l’Eglise ! Je l’embrassai avec enthousiasme pour la remercier. Je regardai en bas et aperçus un homme en robe blanche, « décidément, encore un ! ». C’était ma première messe et j’appris rapidement par la suite que l’homme en question était un prêtre. J’écoutais ses paroles avec beaucoup d’attention et je découvris un jour que « l’homme » dont on parlait dans nos prières et qui me posait problème dès mon arrivée s’appelait en réalité « DIEU ».

Je ne savais pas pourquoi mais j’éprouvais l’étrange impression de Le connaître déjà.

À part le dimanche, les journées se ressemblaient. Nous n’allions pas à l’école, nous jouions. Beaucoup de pensionnaires étaient absentes le week-end car elles allaient dans leur famille. Pour moi, le problème ne se posait pas puisque je n’avais pas de famille. Je restais donc à la Communauté mais je m’en moquais parce que j’étais avec maman. Je restais assez solitaire, m’intéressant peu aux autres fillettes. Je ressentais bien que j’étais différente

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d’elles, non pas à cause de mes origines ou de la couleur de ma peau mais à cause d’autre chose que je ne savais pas encore définir. La patience étant une de mes vertus, « j’attendrai le temps qu’il faudra » me disais-je.

– Nous sommes en juin 1965. – Maman me dit : – Ma petite chérie, il faut que je t’explique quelque chose. – Oui, maman. – Demain, lundi, avec une autre Sœur, nous t’emmenons à Angers en

voiture (si ma mémoire est bonne, il s’agissait d’une 2CV grise). – Pourquoi maman ? – Nous allons à la DASS te chercher des vêtements neufs. – C’est quoi la DASS ? – C’est une grande maison qui s’occupe d’enfants comme toi, qui n’ont

pas de maman ni de papa. – Mais c’est toi ma maman ! – Oui, je sais ma chérie ; tu verras ce sont des gens très gentils. – D’accord, mais tu viens avec moi. Promis ? – Je te le promets. C’est ainsi que je découvre que j’appartiens à la DASS d’Angers. Nous allons ensemble voir le jardin. Maman m’énumère tous les

légumes qui sont cultivés ; c’est immense ! Puis, elle me montre les fleurs, leurs différentes couleurs, elles sont disposées avec beaucoup de goût, c’est magnifique ! Je me mets à courir dans les allées, maman me regarde avec un grand sourire. Survient le drame : je tombe, maman court vers moi, je pleure, je me suis écorchée le genou et les mains. Maman me prend dans ses bras et essaie de me consoler, elle m’embrasse, « ma pauvre chérie, je vais t’emmener à l’infirmerie et te mettre du rouge pour te guérir ». Je suis blottie dans ses bras, de grosses larmes coulent le long de mes joues. Arrivées à destination, elle m’assoit sur une chaise, prend des produits et de la ouate et avec une toujours grande douceur, elle nettoie mes plaies, me met du rouge et me dit en me faisant de gros bisous :

– Je suis sûre que tu n’as plus mal ma chérie. – Non, maman. Elle me reprend dans ses bras et nous quittons l’infirmerie. Comme la journée est bien avancée, nous reprenons le rituel du soir. Je

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suis fatiguée. Après la prière, maman me couche, m’embrasse et me dit « dors bien ma chérie » et c’est ce que je fais…

Comme chaque matin, après une bonne nuit de sommeil, les Sœurs entrent dans le dortoir en disant « bonjour les enfants, il faut se réveiller ! » tout en ouvrant les volets. Je cligne des yeux, regarde tout autour de moi et, à ma grande surprise, je ne vois pas maman. Je décide alors de me rallonger et cache ma tête sous le drap et la couverture. Mais j’entends la voix d’une Sœur me dire « allez Sadia, il faut te lever car tu pars tout à l’heure à Angers ».

– Non. Elle est où maman ? La Sœur s’assoit sur le lit et m’explique qu’elle est occupée et que je la

verrai un peu plus tard, que pour cette raison c’est elle qui s’occupe de moi. Rassurée, je me lève, lui laisse faire ma toilette et m’habiller. Nous descendons enfin et je vois ma maman ! Je cours me jeter dans ses bras et lui fais plein de bisous et de câlins auxquels elle répond de la même façon.

– Tu as bien dormi ma chérie ? – Oui maman. – Tout à l’heure nous partons en voiture pour aller chercher quoi ? – Des vêtements neufs. – C’est bien. Comme je suis heureuse ! Pendant un instant, j’ai cru – à tort que

j’avais perdu ma maman…

Deux heures plus tard, nous roulons sur la route. Maman et moi sommes assises sur la banquette arrière tandis qu’une Sœur conduit. Nous chantons des chansons enfantines. Quand nous arrivons à destination, je vois un grand bâtiment dans lequel nous entrons toutes les trois. Je tiens la main de maman. Nous nous arrêtons devant une porte sur laquelle est écrit « Vestiaires » et pénétrons dans une immense pièce où quelques femmes se trouvent déjà. Elles me disent bonjour. Et pendant qu’elles se mettent à parler avec maman, je regarde, époustouflée, une énorme quantité d’habits de toutes sortes et de chaussures. Soudain, une dame vient vers moi et demande « de quoi a-t-elle besoin cette petite fille ? ». Elles commencent à me faire essayer les slips en coton puis les maillots de corps pour enchaîner les chaussettes, les socquettes, les jupes sans oublier les blouses, les chaussures et le fameux manteau. On me déshabille, on me rhabille, on me

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déshabille, on me rhabille, au bout d’un moment, j’en ai assez et pourtant j’eus droit à cette séance tous les six mois ! Enfin, nous finissons par repartir à Baugé. Dans la voiture, je m’allonge, maman pose délicatement une petite couverture sur moi et je m’endors rapidement. Quelle matinée !

Lorsque nous arrivons à la Communauté, maman me réveille mais comme je suis un peu dans le cirage, elle me prend dans ses bras pour m’amener à l’intérieur. Pendant ce temps, l’autre Sœur descend mes nouveaux habits de la voiture, et la vie reprend comme à l’accoutumée.

Fin juin, début juillet, c’est le début des grandes vacances. Quelque soit le groupe de filles, elles partent toutes dans leur famille, la

seule qui reste c’est moi. Alors pendant une quinzaine de jours, maman me sort pour se promener dans Baugé ou bien nous allons dans le jardin ramasser les légumes de saison et le peu de fruits qui ont poussé.

Je porte un petit panier et maman me regarde. Dedans, nous avons mis les fruits et je les mange un par un, bientôt il y en a plus dans mon ventre que dans le panier ! Maman sourit, elle sait que je suis heureuse. Les autres Sœurs sont là aussi. Que d’adultes pour une seule petite fille ! J’ignore, à ce moment-là la décision qu’elle a prise.

– Ecoute-moi, ma chérie, j’ai téléphoné à la DASS pour leur demander que tu ailles au bord de la mer en Vendée. Toi aussi tu as droit à des vacances. Tu sais, là-bas, il y a une Communauté de Sœurs comme ici.

– Et ils ont répondu quoi ? – Que ta maman avait eu une bonne idée. – Alors tu vas venir et rester avec moi ? – Non, ma chérie, je ne peux pas, il faut que je reste ici car les autres

Sœurs et moi, nous avons beaucoup de travail, mais je t’accompagnerai et on s’écrira, je te le promets.

Les larmes se mettent à couler sur mon visage. Comme elle s’est mise à ma hauteur pour me parler, je la prends par le cou et lui demande quand je dois partir.

– Pas demain mais l’autre demain. Alors ce ne sont plus des larmes mais de gros sanglots. Maman croit bien

faire parce que je suis restée seule ici mais je ne suis pas jalouse des autres petites filles, qu’elles soient parties en vacances, cela m’est complètement égal. Je suis avec la femme que j’aime le plus au monde, cela me suffit.

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Malheureusement, le jour du départ arrive. Maman, une autre Sœur et moi avons pris la route dès le matin. J’avoue que ce n’est pas la joie en ce qui me concerne, de plus je pars pour trois semaines, une éternité ! Elles se rendent compte que je boude et que je suis triste, alors elles se mettent à me parler et à chanter des chansons enfantines, mais rien n’y fait. Dans ma tête, je ne pense qu’à une chose et ça me désespère : « je ne vais pas voir ma maman pendant plein de jours ».

Après avoir longtemps roulé, la voiture s’arrête au bord de la route et maman me demande si j’ai envie de faire pipi. « Oui maman ». Elle m’emmène dans un petit coin pour que je sois tranquille. Quand c’est terminé, elle me donne de l’eau et un cassecroûte : c’est le moment de la restauration pour toutes les trois.

Un peu plus tard, nous reprenons la route et quelques heures après nous arrivons devant la Communauté où je suis attendue.

Plusieurs Sœurs viennent nous accueillir. Après les congratulations d’usage, j’entends les Sœurs dire « c’est la petite Sadia qui vient en vacances pour voir la mer ». Comme je tiens fermement la main de maman, je me cache derrière elle. Une des Sœurs prend ma petite valise et nous entrons à l’intérieur. On nous offre des rafraîchissements et des gâteaux autour d’une grande table en bois ronde où nous nous sommes assises. Je remarque un Christ très beau suspendu au mur mais je pense toujours à la même chose… Les Sœurs bavardent entre elles et soudain j’entends mon prénom. « Ça y est, c’est reparti pour un tour, si seulement elles pouvaient m’oublier, là au moins ça me ferait des vacances ! ». Il y a en plus quelque chose de bizarre, je n’entends pas un bruit, celui d’enfants qui jouent ou qui crient. Ce n’est pas étonnant, il n’y en a pas ! En fait, je suis toute seule.

Les Sœurs continuent de parler et j’entends maman qui donne des informations à mon sujet. On m’emmène ensuite voir ma chambre…

Le départ de maman approche et je me mets à pleurer, je ne veux surtout pas la lâcher. Une des Sœurs essaie de me prendre mais je me débats et je crie :

– Maman, maman, ne pars pas, reste avec moi ! Elle souffre aussi de me voir dans cet état, alors elle me prend dans ses

bras, m’embrasse et moi, je la serre très fort. – Ecoute ma chérie, tu vas rester ici quelques jours, tu vas voir la mer et