indifférence et liberté humaine chez descartes

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INDIFFÉRENCE ET LIBERTÉ HUMAINE CHEZ DESCARTES Dorottya Kaposi Presses Universitaires de France | « Revue de métaphysique et de morale » 2004/1 n° 41 | pages 73 à 99 ISSN 0035-1571 ISBN 9782130543466 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2004-1-page-73.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Dorottya Kaposi, « Indifférence et liberté humaine chez Descartes », Revue de métaphysique et de morale 2004/1 (n° 41), p. 73-99. DOI 10.3917/rmm.041.0073 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 92.157.17.100 - 10/01/2016 18h36. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 92.157.17.100 - 10/01/2016 18h36. © Presses Universitaires de France

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Indifférence Liberté Humaine Descartesphilosophie

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INDIFFÉRENCE ET LIBERTÉ HUMAINE CHEZ DESCARTESDorottya Kaposi

Presses Universitaires de France | « Revue de métaphysique et de morale »

2004/1 n° 41 | pages 73 à 99 ISSN 0035-1571ISBN 9782130543466

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2004-1-page-73.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Dorottya Kaposi, « Indifférence et liberté humaine chez Descartes », Revue de métaphysique etde morale 2004/1 (n° 41), p. 73-99.DOI 10.3917/rmm.041.0073--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Indifférence et liberté humainechez Descartes

RÉSUMÉ. — Cette étude a pour objet d’examiner la place et le rôle de l’indifférenceau sein de la conception cartésienne de la liberté humaine. Notre analyse est principa-lement gouvernée par la distinction, au sein des affirmations cartésiennes au sujet de laliberté humaine entre 1641 et 1645, de deux dimensions conceptuelles qui déploientrespectivement, d’une part, les notions relatives au libre arbitre, d’autre part, celles quiont trait au rapport de la volonté à l’entendement et qui concernent donc les différentsdegrés de la liberté. Cette distinction permet d’éclairer les rapports des termes « liberté »et « indifférence » au sein de la pensée de Descartes et de comparer sa position aveccelles des courants théologiques majeurs de son époque. En outre, l’examen des diversescorrélations possibles entre les éléments de ces deux axes nous sert à analyser en quoiconsistent les différents sens du « bien » que Descartes associe à la liberté, ainsi queles diverses formes du « bon usage » du libre arbitre.

ABSTRACT. — The main purpose of our study is to examine the place and role ofindifference in the Cartesian conception of human freedom. Our analysis is primarilygoverned by a distinction between two dimensions of the concept of human freedom inDescartes’ statements between 1641 and 1645, namely the distinction that respectivelyhighlights notions concerning will (« voluntas sive arbitrii libertas »), and the differentlevels of freedom as they relate to the relationship that the will has to the intellect. Thisdistinction allows us to clarify the connections between « indifference » and « freedom »in Descartes’ thought, and to compare his position to the major theological trends ofhis time. Moreover, gaining an insight into the complex possible interrelations betweenthe elements of these two aspects helps us to analyse the meanings of « good » whichDescartes associates with freedom, and the different forms of « the good use » of freewill.

INTRODUCTION

Dans la lettre à Mesland du 9 février 1645, Descartes traite du concept del’indifférence, « prise dans le second sens », comme de « la faculté positive dese déterminer pour l’un ou l’autre de deux contraires, c’est-à-dire de poursuivreou de fuir, d’affirmer ou de nier 1 ». Cette description ressemble dans une grande

1. « [...] positiva facultas se determinandi ad utrumlibet e duobus contrarijs, hoc est ad prose-quendum vel fugiendum, affirmandum vel negandum » (IV. 173, Œuvres de Descartes, éd. Ch. Adam

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mesure à la définition primordiale de la liberté de la volonté qui se trouve dansla Meditatio IV 2 et diffère de la caractérisation de l’indifférence comme plusbas degré de la liberté dans le même ouvrage. Quel est donc le rapport, selonDescartes, entre liberté et indifférence ? S’est-il modifié entre les Meditationesde 1641 et les lettres des années 1644 et 1645 ? C’est cette question qui seraau centre de notre analyse.

Pour y répondre, il est éclairant d’examiner l’usage du terme « indifférence »à l’époque de Descartes, notamment dans les controverses théologiques desXVIe et XVIIe siècles, portant sur la concordance des libertés divine et humaine.Cet examen nous permettra de comparer les conceptions respectives de Des-cartes et de Gibieuf, dont plusieurs formulations semblent très proches.

L’ensemble de notre analyse sera gouverné par la distinction, au sein des consi-dérations de Descartes relatives à la liberté humaine, de deux dimensions concep-tuelles qui déploient respectivement, d’une part, les notions relatives au librearbitre, d’autre part, celles qui ont trait au rapport de la volonté à l’entendementet qui concernent donc les différents degrés de la liberté. Selon cette distinction,l’indifférence telle qu’elle apparaît dans les Meditationes ressortit à la secondedimension, alors que l’indifférence « prise dans le second sens » s’identifie aulibre arbitre et ressortit donc à la première. Cette distinction permet d’éclairer lesrapports des termes « liberté » et « indifférence » au sein de la pensée de Descarteset de comparer sa position avec celles de Gibieuf et de Molina. En outre, l’examendes diverses corrélations possibles entre les éléments de ces deux axes nous serviraà analyser en quoi consistent les différents « biens » que Descartes associe à laliberté, ainsi que les diverses formes du « bon usage » du libre arbitre.

LE LIBRE ARBITRE DANS LES DÉBATS THÉOLOGIQUESLA LIBERTÉ D’INDIFFÉRENCE CHEZ LUIS DE MOLINA

À l’époque de Descartes, le défi le plus important pour la théologie chrétienneétait de concilier la liberté humaine avec la prescience et la toute-puissancedivines. Cette question fort ancienne était devenue d’autant plus actuelle que laRéforme avait fini par affirmer le serf arbitre en abolissant totalement le librearbitre. Dès lors, la Contre-Réforme se devait d’éviter deux sortes d’hérésies :

et P. Tannery, Paris, 1re éd. Éd. du Cerf, 1897-1909, 2e éd. Vrin, 1964-1974, 3e éd. Vrin, 1996. Nousciterons les œuvres de Descartes selon la 3e édition, sans mentionner AT.

2. Meditatio IV, VII. 57 : La voluntas, sive arbitrii libertas « tantum in eo consistit, quod idemvel facere vel non facere (hoc est affirmare vel negare, prosequi vel fugere) possimus, vel potius ineo tantum, quod ad id quod nobis ab intellectu proponitur affirmandum vel negandum, sive prose-quendum vel fugiendum, ita feramur, ut a nulla vi externa nos ad id determinari sentiamus ».

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l’exagération pélagienne en faveur du libre arbitre au détriment de la grâcedivine, d’une part, et l’exaltation protestante de la puissance divine au sacrificedu libre arbitre, d’autre part. Après la Réforme, il fallait donc libérer de cedilemme la concordance des volontés du créateur et de la créature. La nouvelledoctrine théologique, destinée à résoudre ce problème, fut celle de la « sciencemoyenne », due au jésuite portugais Pedro da Fonseca, ensuite adoptée et déve-loppée par Luis de Molina qui lui donna sa forme définitive 3.

Dans la Concordia 4, Molina expose le concept d’une science qui se situeentre la science des pures possibilités et celle des événements actuels. Cettescience dite « moyenne » contient des événements conditionnels ou contrefac-tuels qui se réaliseraient si certaines conditions étaient satisfaites. Les actesvolontaires, futurs ou « futuribles », sont conçus comme intermédiaires entreles simples possibles et les existants. La volonté libre des créatures est ainsisauvegardée dans l’entendement de Dieu qui, connaissant le libre choix deshommes, leur donne ou leur refuse la grâce. La science moyenne reste ainsiune prescience divine tout en autorisant la liberté des créatures ; en effet, lesagents libres ne pourraient effectuer un autre choix dans les mêmes circonstancesque si la connaissance divine de ces actes était différente.

La liberté des créatures se caractérise ainsi par une certaine indépendancepar rapport à Dieu. Selon la définition que donne Molina aux premières pagesde son ouvrage, « est libre l’agent qui, toutes les conditions posées pour agir,peut agir ou ne pas agir, ou encore faire une chose alors qu’il pourrait faire lecontraire. [...] En ce sens, on distingue l’agent libre de l’agent naturel, danslequel il n’y a pas la possibilité d’agir ou de ne pas agir, mais quand toutes lesconditions requises pour agir sont posées, il agit nécessairement et fait unechose de telle manière qu’il ne peut pas en effectuer le contraire 5 ». La définition

3. Molina connut Fonseca à Coimbra où, comme E. Vansteenberghe le suggère, il pouvait mêmesuivre les leçons de l’« Aristote portugais ». Voir l’article de E. Vansteenberghe sur Molina dansA. VACANT et E. MANGENOT (dir.), Dictionnaire de théologie catholique, Paris, Librairie Letouzeyet Ané, 1929, t. X-2, col. 2090.

4. L. MOLINA, Concordia liberi arbitrii cum gratiæ donis, divina præscientia, providentia, præ-destinatione et reprobatione, Lisbonne, 1588 ; Appendix ad Concordiam Liberi..., 1589. Nousutilisons l’édition de Paris, Sumptibus et Typis P. Lethielleux, 1876. Molina commente douze articlesde la Somme de théologie : Quest. 14, art. 8 et 13 (la science de Dieu) ; Quest. 19, art. 6 (la volontéde Dieu) ; Quest. 22, art. 1-4 (la providence) ; Quest. 23, art. 1-5. (la prédestination). À la vérité,il ne veut pas apparaître trop novateur, c’est pourquoi il choisit la forme du commentaire et seréfère aux autorités théologiques et philosophiques. Sa doctrine provoque pourtant l’une des plusvives polémiques de l’Église, nécessitant les congrégations « De auxiliis » entre 1602 et 1605.

5. « Illud agens liberum dicitur, quod, positis omnibus requisitis ad agendum, potest agere etnon agere, aut ita agere unum, ut contrarium etiam agere possit... Agens liberum in hac significa-tione distinguitur contra agens naturale, in cujus potestate non est agere et non agere, sed positisomnibus requisitis ad agendum necessario agit, et ita agit unum, ut non possit contrarium efficere »(Concordia, Q. 14, art. 13, disp. 2, p. 10-11).

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de l’acte libre contient donc la liberté de contradiction, c’est-à-dire le pouvoirde choisir les contraires, ce que Molina formule en termes d’indifférence 6. Parce pouvoir, l’homme est capable de coopérer avec Dieu, sa volonté restantexempte de toute détermination.

LA CRITIQUE DE L’INDIFFÉRENCE :GUILLAUME GIBIEUF. SON RAPPORT AVEC DESCARTES

Le libre arbitre ainsi caractérisé est vivement critiqué par les oratoriens deFrance, notamment par Guillaume Gibieuf, dans son ouvrage De libertate Deiet creaturae 7. Dans le premier livre de cet ouvrage qui porte sur la libertéhumaine, Gibieuf entre dans la polémique et donne plusieurs arguments contrela liberté d’indifférence. L’indifférence dont parlent les auteurs « modernes »(il mentionne Suárez et Vasquez 8) comporte un équilibre dans le choix, équilibrequi par conséquent supprime la fin ; cette indifférence est donc contradictoireavec la notion de liberté car tout acte libre implique selon lui la considérationd’une fin : « se conduire indifféremment à agir ou ne pas agir, en plaçant ensecond lieu l’ordre de la fin, qui est la règle de nos désirs, n’est pas la vraieliberté, mais une liberté impure et un véritable défaut de la liberté 9 ».

Si nous comparons ce texte avec un passage très connu de la Meditatio IVde Descartes, nous pouvons trouver beaucoup de ressemblance : « Cette indif-férence que je sens, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt quevers un autre par le poids d’aucune raison, est le plus bas degré de la liberté,et fait plutôt paraître un défaut, <c’est-à-dire une certaine négation>, dans laconnaissance, qu’une perfection dans la volonté 10. »

Quel est donc le rapport entre les deux théories de la liberté humaine ?

6. « Potentiam quippe liberam esse non est aliud quam posse indifferenter elicere hinc et hunc,et non elicere actum... » (ibid., Q. 23, art. 4, disp. 1, memb. 7, p. 471 ; cité dans É. Gilson, op. cit.,p. 293). Cette notion d’indifférence, que l’on appelle classiquement indifférence positive, estl’essence de la liberté dans la tradition jésuite.

7. G. GIBIEUF, De libertate Dei et creature libri duo, Paris, J. Cotterau, 1630.8. Sur le lien nécessaire entre l’indifférence positive et la liberté humaine chez les auteurs jésuites

comme Suárez et Vasquez, voir O. BOULNOIS, « Le refoulement de la liberté d’indifférence et lespolémiques anti-scotistes de la métaphysique moderne », Les Études philosophiques, 2002/2, p. 202.

9. « Adeo ut indifferenter se habere ad agendum et non agendum posthabito ordine finis, quiregula est appetitionum nostrarum ; non sit vera libertas sed spuria, et verus libertatis defectus »(De libertate, I. 1, p. 7). Nous reprenons, en les modifiant parfois, les traductions de F. Ferrier (voirn. 12).

10. Meditatio IV, IXa. 46 ; le passage entre < > manque dans la traduction de 1647 ; « Indiffe-rentia autem illa, quam experior, cum nulla me ratio in unam partem magis quam in alteramimpellit, est infimus gradus libertatis, et nullam in ea perfectionem, sed tantummodo in cognitionedefectum, sive negationem quandam, testatur » (VII. 58).

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S’agit-il d’une influence de l’oratorien sur le philosophe, comme l’a soutenuÉ. Gilson, dans son analyse classique sur la liberté chez Descartes 11 ? Ou bieny a-t-il au moins un véritable accord entre les deux auteurs, comme le suggèreF. Ferrier, dans sa thèse sur Gibieuf 12 ?

Dans la correspondance de Descartes avec Mersenne 13, nous pouvons trouvermention de sa prise de connaissance, en 1630, de la publication du De libertatede Gibieuf, ouvrage dont il a lu une partie avec laquelle il affirme alors êtrepleinement en accord. Il s’agit probablement de la partie traitant de la libertédivine qui intéressait au plus haut point le philosophe, à une époque où ildéveloppait la doctrine de la création des vérités éternelles. Quant à la libertéhumaine, Descartes avoue en 1641, au moins dans une des lettres à Mersenne,que sa théorie est conforme à celle de Gibieuf 14.

En ce qui concerne l’accord de Descartes avec Gibieuf, nous pouvons remarquerque, dans ces deux lettres de 1641, Descartes met l’accent sur la défense de sesthèses, ce qui signifie qu’il pense tout simplement qu’il n’est pas en contradictionavec les pensées de Gibieuf. D’autre part, comme J. Laporte le remarque en com-parant les confessions de Descartes à propos de Gibieuf avec sa lettre à Meslanddu 9 février 1645, Descartes a exprimé aussi qu’il était « absolument d’accord »avec le père jésuite Petau sur les questions de l’indifférence. Or, le livre de Petauavait pour objet de défendre la théorie moliniste de la liberté d’indifférence.Laporte cite Gilson sur ce sujet : « De ces deux plane assentior, il y en a nécessai-rement un qui est de trop 15. » À la vérité, aucune de ces remarques n’implique queDescartes soutienne la même théorie de la liberté que ses interlocuteurs.

Il convient donc d’examiner précisément les points sur lesquels Gibieuf etDescartes semblent dire la même chose.

Premièrement, Descartes, tout comme Gibieuf, donne une critique de l’indif-férence qui est un défaut de nos actes et ne définit pas la liberté humaine.

11. É. GILSON, La Liberté chez Descartes et la théologie, Paris, Alcan, 1re éd. 1913, 2e éd. Vrin1982, p. 309.

12. F. FERRIER, La Pensée philosophique du Père Guillaume Gibieuf, Atelier reproduction desthèses, Université Lille III, 1976.

13. Lettres à Mersenne, 27 mai 1630, I. 153, 4 novembre 1630, I. 174, et octobre 1631, I.219-220.

14. Lettre à Mersenne, 21 avril 1641 : « Pour ce que j’ai écrit, que l’Indifférence est plutôt undéfaut qu’une perfection de la Liberté en nous, il ne s’ensuit pas de là que ce soit le même enDieu ; et toutefois je ne sache point qu’il soit de Fide de croire qu’il est indifférent, et je me prometsque le Père Gib[ieuf] défendra bien ma cause en ce point-là ; car je n’ai rien écrit qui ne s’accordeavec ce qu’il a mis dans son livre de Libertate » (III. 360). À Mersenne, le 23 juin 1641 : « Pource que j’ai écrit de la liberté, il est conforme à ce qu’en a aussi écrit avant moi le R. Père Gibieuf,et je ne crains pas qu’on m’y puisse rien objecter » (III. 385-386). Dans cette deuxième lettre, ils’agit sans doute aussi de la liberté humaine et non pas de la liberté divine.

15. É. GILSON, Bulletin de la Société française de philosophie, 1914, p. 219 ; cité dans J. Laporte,« La liberté selon Descartes », Revue de métaphysique et de morale, janvier 1937, p. 59.

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Deuxièmement, la volonté est caractérisée chez Descartes par le même terme« ample » qu’utilise aussi Gibieuf. Dans la théorie de Gibieuf, l’amplitude estle terme principal par lequel la liberté est définie : « Par le terme libre [nousconcevons] ce qui s’étend le plus amplement [amplissime] et n’est circonscritpar aucune limite 16. » Dans la Meditatio IV, d’autre part, Descartes écrit : « Lapuissance de vouloir, laquelle j’ai reçue de Dieu [...] est très ample [amplissima]et très parfaite en son espèce 17. »

Troisièmement, les deux auteurs pensent la similitude de Dieu à partir de lavolonté. Gibieuf écrit que notre liberté est un « don excellent et singulier, selonlequel nous sommes créés à l’image de Dieu 18 ». Il en est de même pourDescartes : « c’est elle [la volonté ou libre arbitre] principalement qui me faitconnaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu 19. »

Examinons d’abord la théorie de Gibieuf. Selon celle-ci, dans nos actes libresil y a toujours une fin ou une raison pour laquelle nous agissons de telle outelle manière. Gibieuf souligne en effet que dans la liberté nous concevons uneforce élective ; or, l’élection vise toujours une fin, et cette fin sera la règle duchoix des moyens pour nos actes. Les fins et les motifs de nos actes peuventêtre variés ; Gibieuf les considère selon la place qu’ils occupent au sein d’unehiérarchie dont la fin ultime constitue le sommet. Cette fin ultime est Dieu qui,dit Gibieuf, « sera seul pour nous le motif du choix » lorsque l’acte est parfai-tement libre. D’où il conclut : « La liberté de ce genre consiste dans le fait dese ranger et de se soumettre sans intermédiaire à la fin ultime, laquelle, bienque soumission, est cependant liberté parce que l’homme mortel passe par elledans la divine amplitude, donc la liberté est dans cette indépendance et cetteamplitude-là 20. »

Gibieuf répond à l’objection qui consiste à demander comment cette soumis-sion peut être considérée comme une liberté. Prenant l’élection comme pointde départ, il construit un argument par l’absurde contre les auteurs qui diraientque ce qui est déterminé est privé de la liberté : (I) l’élection est déterminée parla fin, (II) l’élection est l’exercice du libre arbitre, donc : l’exercice du libre

16. « Liberi nomine quid concipimus ? Illud certe quod amplissime patet et nullis terminiscircumscribitur » (De libertate, I. 1, p. 6).

17. IXa. 46 ; « vi[s] volendi, quam a Deo habeo... est enim amplissima, atque in suo genereperfecta » (VII. 58). Voir « amplam et perfectam voluntatem », VII. 56.

18. « Liberta[s] nostra, eximium et singulare donum secundum quod ad imaginem Dei creatisumus... » (De libertate, I. 1, p. 12).

19. IXa. 45 ; « adeo ut illa præcipue sit, ratione cujus imaginem quandam et similitudinem Deime referre intelligo » (VII. 57).

20. « At libertas illiusmodi constat ordine et subiectione immediata ad finem ultimum : quaequanquam subiectio, ideo tamen libertas est, quia per illam mortalis homo in divinam transitamplitudinem, igitur in independentia illa et amplitudine, libertas » (De libertate, I. 1, p. 9).

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arbitre est déterminé par la fin. Ainsi, si ce qui est déterminé était privé deliberté, le libre arbitre serait privé de liberté, ce qui est absurde 21.

Comme nous l’avons vu, dans la doctrine de Gibieuf, l’agent libre agit tou-jours en raison d’un but ou d’une fin. Or, cette fin peut être particulière etlimitée si elle est attachée aux choses créées, ou bien universelle et illimitée(ample), si elle ne dépend que de Dieu qui est notre fin ultime. Par conséquent,l’indifférence absolue qui n’envisage aucune fin est sans raison et ne définitaucunement la liberté 22.

La vraie liberté, en revanche, consiste pour Gibieuf dans l’amplitude : « Envérité, nous appelons libre ce qui, contraint par aucune limite, se trouve habi-tuellement dans une souveraine amplitude ; par contre, nous appelons agir libre-ment ce qui agit en accord avec cette souveraine amplitude : de telle manièrequ’il n’adhère point aux choses caduques et créées telles qu’elles sont en elles-mêmes, mais tendant au souverain bien par un effort continuel, il n’embrasserien des réalités inférieures sinon par ordre de la fin dernière et pour elle-même 23. »

En quoi consiste l’amplitude dans la théorie de Gibieuf ? La citation donnéeci-dessus en donne la clef : il faut d’abord la comprendre comme absence delimitation ; or, puisque toute limitation vient des créatures comme des chosesinférieures au Créateur, l’amplitude devient synonyme de l’infini divin et setrouve en opposition à la finitude créée. Il s’ensuit que la libération par rapportaux choses créées coïncide avec la soumission à Dieu. L’infini de la volonté

21. « Si enim res ita habeant levissimam aut omittamus quae a fine libertatem perimat ; in primiselectio quae est immediatum ac proprium exercitium liberi arbitrii ; electio inquam qua electio,libertatis expers erit : quia, ut superius ostendimus, nulla electio nisi prout a fine determinatur.Quis autem non aut obstupescat aut rideat, ipsum proprium libertatis exercitium, libertate privatumest ? » (ibid., I. 1, p. 9-10).

22. Gibieuf exclut donc l’indifférence absolue, tout en admettant qu’une certaine sorte d’indif-férence puisse se trouver dans la liberté humaine, sans pour autant s’identifier avec celle-ci ; cetteindifférence ne concerne que le choix des moyens utilisés pour réaliser une fin : « conditionat[a]et temperat[a] respectu ad finem », « subordinat[a] fini », « servato ordine finis » (chap. I, p. 12,chap. XII, p. 67). Les exemples que donne l’auteur du De libertate ont trait aux seules circonstancesde l’acte (faire une bonne œuvre le matin ou le soir, de la main gauche ou droite, chap. I, p. 10)qui peuvent s’accorder avec la liberté mais n’ont aucune importance puisqu’elles ne touchent pasla fin ultime de l’acte humain. Le chapitre XIII annonce dans son titre que « nulli dentur actushumani, in individuo indifferentes » (p. 73). Il n’est possible de comprendre cette affirmation etl’ensemble du chapitre que si l’on considère le rapport nécessaire entre l’acte humain et son butfinal ; c’est en effet le but qui définit l’acte. Il n’y a ainsi pas de contradiction entre les affirmationsdes chapitres XII et XIII puisque l’indifférence admise par rapport aux moyens, qui s’accorde avecun acte libre selon le chapitre XII, ne concerne que les circonstances et jamais l’acte humainlui-même.

23. « Liberum quidem vocamus quod nullis finibus coactatum in summa versatur amplitudine ;libere autem operans quod accommodate ad summam illam amplitudinem operatur : adeo ut rebuscaducis et creatis prout in se sunt minime inhaereat, sed ad summum bonum perenni conatucontendens, nihil penitus ex inferioribus nisi de illius prescripto et propter ipsum amplectatur »(ibid., I, 1, p. 6).

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ainsi compris dans le terme amplitude n’est donc rien d’autre que la volonté del’infini, à savoir, le désir d’atteindre Dieu, qui coïncide avec la plus parfaiteliberté.

Nous pouvons répondre maintenant à la question des ressemblances appa-rentes entre les conceptions de Descartes et de Gibieuf.

Premièrement, en ce qui concerne l’amplitude, nous avons vu chez Gibieufque cette volonté très ample, qui n’est pas déterminée par les choses créées, nese manifeste pas dans une indépendance par rapport de Dieu ; elle consiste, aucontraire, en l’adhésion à la fin dernière 24, ou, ce qui est le même, en lasoumission à Dieu. En se référant à l’autorité de saint Augustin, Gibieuf souligneque « la volonté est d’autant plus libre qu’elle est soumise à la grâce divine 25 ».Il en résulte que l’infini de la volonté ne peut être inscrit dans une capacitéabsolue de pouvoir faire les contraires ; ce serait en effet le pouvoir d’agir oude ne pas agir, en un mot, l’indifférence. Ainsi, on observe chez Gibieuf unecoordination par excellence de la volonté humaine à la volonté divine, puisquela volonté de la créature ne serait pas libre si elle s’opposait au Créateur. Enrevanche, l’amplitude de la volonté chez Descartes signifie le caractère absoludu choix : nous sentons notre volonté très ample parce que nous pouvons affir-mer ou nier, poursuivre ou fuir dans toutes les circonstances, sans restriction,sans limite. Ainsi la volonté, faculté par laquelle nous reconnaissons notresimilitude à Dieu, ne prétend pas à s’unir avec Dieu, comme chez Gibieuf, maisà être aussi indépendante et aussi libre que celle de son créateur 26.

Deuxièmement, comme le montre la citation ci-dessus, malgré toutes lessimilitudes entre les formules de Gibieuf et celles de Descartes, les deux auteursn’utilisent pas de la même façon le passage biblique selon lequel nous sommescréés à l’image de Dieu. Certes, comme J.-L. Marion l’a montré 27, Descartesn’est pas le premier à référer à l’image de Dieu à partir de la volonté.J.-L. Marion remarque cependant qu’il y a une différence importante : lesauteurs antérieurs à Descartes et ses contemporains (entre autres, saint Bernard,Guillaume de Saint-Thierry, Mersenne, Bérulle) pensent cette similitude sur lemode de l’amour de Dieu. En effet, aimer est un acte de la volonté, et cettevolonté, selon leur confession, nous a été accordée par Dieu pour accomplirl’amour envers lui. Le père Gibieuf appartient à cette tradition et l’exprime parl’intermédiaire des termes d’adhésion et de soumission. Aimer Dieu consiste

24. I.3.1, p. 18.25. « voluntas, inquit, tanto liberior est, quanto subiector divinae gratiae » (ibid., I. 9.7, p. 60).26. Comme Descartes l’écrira dans une lettre à Christine de Suède du 20 novembre 1647, le

libre arbitre « nous rend en quelque façon pareils à Dieu et semble nous exempter de lui être sujets »(V. 85).

27. J.-L. MARION, Sur la théologie blanche de Descartes, Paris, PUF, 1981, p. 407-408.

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dans la coordination ou plutôt dans la subordination de notre volonté à lasienne 28. C’est selon cette structure et dans ce contexte que Gibieuf identifie lelibre arbitre à la volonté 29. En revanche, chez Descartes, la volonté humaine nese définit pas comme un amour envers Dieu, même si l’homme peut aimerDieu 30. La volonté cartésienne, comme le premier point l’a montré, se carac-térise par une autonomie et indépendance, et c’est cette indépendance, qui estune conséquence du caractère illimité de la volonté, qui constitue la similitude.

Troisièmement, pour ce qui est de l’indifférence, nous allons voir que lesressemblances entre Gibieuf et Descartes ne sont qu’apparentes pour deux rai-sons. D’une part, le sens du terme indifferentia, dans les Meditationes, estdifférent du sens moliniste qui est au centre des débats théologiques entre lesjésuites et les oratoriens ; le terme moliniste signifie le pouvoir d’agir ou de nepas agir, autrement dit, la liberté de contradiction, alors que, selon la Medita-tio IV, il faut le comprendre comme une certaine hésitation de la volonté dansl’état d’ignorance. Par conséquent, la critique cartésienne de l’indifférence nepeut être la même que celle qui figure dans le De libertate de Gibieuf. D’autrepart, nous avons vu que, selon Gibieuf, l’indifférence au sens moliniste exclutla finalité de nos actes et donc exclut la liberté. En revanche, ce sens molinistedu terme, c’est-à-dire le pouvoir de contradiction contre lequel Gibieuf entreen polémique, fait partie de la définition du libre arbitre chez Descartes, sanspour autant coïncider avec le terme indifferentia dans le vocabulaire de laMeditatio IV. Il convient donc d’étudier de plus près la définition cartésiennedu libre arbitre et son rapport avec l’indifférence telle qu’elle se déploie au seindes Meditationes.

28. « Non enim voluntas quae est appetitus universalis, nobis caelitus indulta fuit ut vel nobisipsis vel caeteris creaturis inhaereamus [...] sed duntaxat ut amemus Deum et quaeramus eum extoto corde et ex omnibus viribus nostris. » (« La volonté en effet qui est un appétit universel nenous a pas été accordée du ciel pour que nous adhérions soit à nous-mêmes soit au reste descréatures [...] mais uniquement pour que nous aimions Dieu et le cherchions de tout notre cœur etde toutes nos forces ») [De libertate, I. 1, p. 11].

29. « Liberi ergo arbitrii facultas, quae ad rationem spectat et est proprie ac formaliter voluntasipsa, tendere tenetur in finem : neque in suo gradu permanet nisi dum ad Deum qui finis est, decurritet nititur » (« La faculté du libre arbitre donc, qui a rapport à la raison et qui est proprement etformellement la volonté elle-même, est tenue de tendre vers la fin et elle ne demeure dans son ordresi ce n’est lorsqu’elle court vers Dieu et s’efforce de l’atteindre ») [ibid., I. 1, p. 11-12].

30. Voir la lettre à Chanut du 1er février 1647, IV. 600-617 ; l’examen de cette lettre excéderaitl’objet de la présente étude.

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LIBERTÉ ET INDIFFÉRENCEDANS LA « MÉDITATION QUATRIÈME »

Selon la définition primordiale de la Meditatio IV, la volonté « consiste seu-lement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas (c’est-à-direaffirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt seulement en ce que, pour affirmerou nier, poursuivre ou fuir les choses que l’entendement nous propose, nousagissons en telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieurenous y contraigne 31 ». Ce passage a fait l’objet de nombreux commentaires quise sont en particulier attachés à comprendre le statut du « ou plutôt 32 ». Sansentrer dans ce débat, nous ferons valoir que les deux parties de cette définitionmettent en évidence une double dimension de la liberté chez Descartes, doubledimension dont nous allons, dans ce paragraphe, développer la nature et lesimplications. Nous essaierons notamment de montrer que, à l’époque des Medi-tationes, la position de Descartes ne suit ni les molinistes ni les oratoriens etles thomistes, bien qu’il ait connu la polémique sur le libre arbitre qui a opposéles théologiens de son époque.

La première partie définit la liberté comme pouvoir de contradiction quicorrespond à ce qu’on appelle souvent l’indifférence positive de la liberté 33 ; cepouvoir est au cœur du concept de liberté chez Molina, et c’est ce concept quecritique Gibieuf. La seconde partie de la définition apporte une précision quimet l’accent, non seulement sur le sentiment de l’absence de contrainte exté-rieure, mais aussi sur une sorte d’influence de la volonté par la suggestion del’entendement : l’entendement propose, la volonté choisit. L’entendement nedétermine pas la volonté, mais lui montre des raisons que la volonté peutaccepter ou refuser. Remarquons que non seulement la deuxième définition

31. Meditatio IV, IXa. 46 ; « tantum in eo consistit, quod idem vel facere vel non facere (hocest affirmare vel negare, prosequi vel fugere) possimus, vel potius in eo tantum, quod ad id quodnobis ab intellectu proponitur affirmandum vel negandum, sive prosequendum vel fugiendum, itaferamur, ut a nulla vi externa nos ad id determinari sentiamus » (VII. 57).

32. Selon J. Laporte (Le Rationalisme de Descartes, Paris, 3e éd. 1988, p. 271), la formule n’estpas une conjonction simple, mais un signe de précision et d’approfondissement de la premièredéfinition par la deuxième. J.-M. Beyssade (La Philosophie première de Descartes, Paris, Flam-marion, 1979, p. 183) considère que la deuxième partie prime sur la première. F. Alquié (LaDécouverte métaphysique de l’homme, Paris, PUF, 1950), en citant séparément les deux parties dela définition (p. 285, n. 1 et p. 286, n. 1) et par conséquent sans expliquer le sens du « ou plutôt »,reconnaît le sens profond du double aspect de la liberté cartésienne, en le désignant comme« ambiguïté où se mêlent cet attrait de la valeur et cette indépendance du choix sans lesquelles onne saurait définir la liberté [...] pour qu’il y ait liberté, ces deux éléments incompatibles doiventêtre réunis » (p. 285).

33. Dans les Meditationes, comme nous allons le voir, ce que Descartes appelle « indifférence »ne correspond pas à cette notion d’indifférence positive.

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n’abolit pas la première, mais qu’elle la contient indirectement : la formule« affirmandum vel negandum » renvoie à la première partie de la définition etmontre que la seconde définition conserve l’idée du choix. Comme nous l’avonsannoncé, cette seconde définition ajoute des éléments que la première ne précisepas, à savoir, la proposition des raisons ou des évidences par l’entendement,d’une part, et l’accent sur l’absence de contrainte extérieure, d’autre part. Ceséléments suggèrent que l’absence de détermination intérieure n’est pas néces-saire pour définir la liberté : s’il suffit que la volonté ne sente aucune contrainteextérieure, elle est également libre lorsqu’elle est sujet d’une déterminationintérieure, à savoir, lorsqu’elle est influencée et inclinée par la proposition d’uneévidence par l’entendement. Cette caractéristique permet d’établir des degrésde la liberté.

Ces deux parties de la définition mettent ainsi en évidence un double aspectde la liberté humaine chez Descartes, qui permettra de la représenter selon deuxdimensions. Le premier aspect concerne ce qui est établi par la première défi-nition, à savoir le pouvoir d’affirmer ou de nier, de poursuivre ou de fuir. Seloncet aspect qui ne traite que de la volonté en elle-même, celle-ci est une facultéabsolue de choix, sans condition et sans restriction, qui est identique à elle-mêmedans toutes les circonstances. Selon la deuxième définition, la volonté est miseen rapport avec l’entendement qui lui propose des raisons de choisir. Selon cetaspect, la liberté comporte des degrés : plus j’ai de raisons de choisir, plus jesuis libre 34.

Nous proposons de représenter ces deux dimensions de la liberté humainechez Descartes à l’aide d’un tableau qui nous permettra, d’une part, de mettreen rapport les différentes caractéristiques du concept de liberté à l’intérieur dela pensée de Descartes, et de l’autre, de la comparer avec les théories rivalesde son époque 35.

34. « [...] d’autant plus que je penche vers l’un [des deux partis], soit que je connaisse évidem-ment que le bien et le vrai s’y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l’intérieur de ma pensée,d’autant plus librement j’en fais choix et je l’embrasse » (IXa. 46) ; « [...] quo magis in unampropendeo, sive quia rationem veri et boni in ea evidenter intelligo, sive quia Deus intima cogita-tionis meæ ita disponit, tanto liberius illam eligo » (VII. 58).

35. Le fait que les différentes formes de la liberté cartésienne s’articulent selon ces deux dimen-sions peut être mis en rapport avec la théorie cartésienne du jugement. Cette théorie distingue lesrôles de l’entendement et de la volonté dans la formation des jugements, contrairement aux analysestraditionnelles selon lesquelles les jugements ne dépendent que de la connaissance qui est uneaffaire de l’entendement. La théorie cartésienne du jugement s’inscrit en outre dans une perspectiveplus large et peut être mise en rapport avec la théorie de l’action ; nous ne développerons pas cespoints ici.

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juger s’abstenir de juger(VII. 5929)

affirmerpoursuivre

nierfuir

(VII. 5722-23)évidence

(lumière naturelleou surnaturelle)« ex magna luce...

magna... propensio »(VII. 591-2)

« non potui quidemnon judicare... »

(VII. 5829)

ignoranceindifférence

« infimus graduslibertatis »(VII. 587-8)

mauvais usage« non recte utor » (VII. 5931)« non bene utar » (VII. 618)

bon usage« recte agere » (VII. 5930)

« maxima et præcipua hominisperfectio » (VII. 628-9)

L’axe horizontal représente la volonté en elle-même selon la première défi-nition, indépendamment des raisons pour lesquelles elle peut choisir, commela faculté d’affirmer ou de nier et de poursuivre ou de fuir lorsqu’elle juge,ainsi que de s’abstenir de juger. Selon la théorie cartésienne des jugementsdéveloppée dans les Meditationes, c’est toujours la volonté qui affirme ou niece que l’entendement propose, ce qui implique qu’elle possède une certaineindépendance par rapport aux raisons fournies par l’entendement. Nous pou-vons constater cette indépendance dans ce que Descartes appelle l’amplitudede la volonté qui, comparée à l’entendement borné, a le pouvoir de dire « oui »ou « non » dans toutes les circonstances, dépassant ainsi les limites de laconnaissance ; ce sera la thèse principale de la Meditatio IV sur la cause del’erreur.

L’axe vertical prend en compte la clarté de l’évidence qui contribue à laprogression de la liberté. Les degrés de la liberté sont directement en rapportavec les degrés de l’évidence qui éclaire notre entendement : plus nous avonsdes raisons de choisir, plus nous sommes libres. En revanche, lorsque l’enten-dement n’éclaire pas la volonté, celle-ci se trouve dans l’état d’indifférence,selon le vocabulaire des Meditationes. Nous allons à présent examiner ce sensde l’indifférence et le mettre en rapport avec les degrés de la liberté.

D’après la Meditatio IV, le terme « indifférence » signifie une certaine hési-

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tation de la volonté devant une décision, quand celle-ci n’est pas suffisammentéclairée par l’entendement : « Cette indifférence que je sens, lorsque je ne suispoint emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune raison,est le plus bas degré de la liberté 36. » L’indifférence est donc une forme deliberté, mais elle ne définit pas la liberté puisqu’elle n’en est que le plus basdegré, à savoir l’état dans lequel nous n’avons pas de perception claire etdistincte qui nous aiderait dans la décision. L’indifférence n’appartient pas nonplus à l’essence de la liberté car la volonté peut être libre sans être indifférente :« Et enfin l’indifférence n’est point de l’essence de la liberté humaine, vu quenous ne sommes pas seulement libres quand l’ignorance du bien et du vrai nousrend indifférents, mais principalement aussi lorsque la claire connaissance nouspousse et nous engage à la recherche d’une chose 37. »

La liberté de celui qui est « poussé » par la perception claire et distincte del’entendement se trouve opposée à l’indifférence : « Et je me suis porté à croireavec d’autant plus de liberté, que je me suis trouvé avec moins d’indiffé-rence 38. » À l’opposé de l’état d’ignorance, nous trouvons donc une volontéd’autant plus libre qu’elle est engagée dans son choix par la lumière qui estdans l’entendement : l’homme « embrasse d’autant plus volontiers et par consé-quent d’autant plus librement le bon et le vrai qu’il les connaît plus évidem-ment 39 ». Ainsi, la perception d’une évidence qui vient de la lumière naturelleou surnaturelle (donc de la grâce divine) rend la volonté plus libre 40. La libertéest en effet d’autant plus grande que la volonté est inclinée par une « grandeclarté », magna lux dans l’entendement. Par conséquent, la « grande inclina-tion » de la volonté, la magna propensio, signifie une plus grande liberté, etelle s’oppose ainsi à l’indifférence : « Je ne pouvais pas m’empêcher de juger[non potui quidem non judicare] qu’une chose que je concevais si clairement

36. IXa. 46 ; « Indifferentia autem illa, quam experior, cum nulla me ratio in unam partem magisquam in alteram impellit, est infimus gradus libertatis » (VII. 58).

37. Sixièmes Réponses, IXa. 233-4 ; « ac denique indifferentia non pertinet ad essentiam huma-nae libertatis, cum non modo simus liberi, quando ignorantia recti nos reddit indifferentes, sedmaxime etiam quando clara perceptio ad aliquid prosequendum impellit » (VII. 433).

38. IXa. 47 ; « atque ita tanto magis sponte et libere illud credidi, quanto minus fui ad istudipsum indifferens » (VII. 59).

39. Sixièmes Réponses, IXa. 233 ; « evidens est opsum eo libentius, ac proinde etiam liberius,bonum et verum amplecti, quo illud clarius videt » (VII. 43227-29).

40. « Necque enim opus est me in utramque partem ferri posse, ut sim liber, sed contra, quomagis in unam propendeo, sive quia rationem veri et boni in ea evidenter intelligo, sive quia Deusintima cogitationis meæ ita disponit, tanto liberius illam eligo » (VII. 57-58). La traduction de 1647dit : « Car, afin que je sois libre, il n’est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir l’un oul’autre des deux contraires ; mais plutôt, d’autant plus que je penche vers l’un, soit que je connaisseévidemment que le bien et le vrai s’y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l’intérieur de mapensée, d’autant plus librement j’en fais choix et je l’embrasse » (IXa. 46). Sur ce remaniement dutexte de 1641, voir les remarques de M. Beyssade dans la Présentation de sa traduction (DESCARTES,Méditations de la philosophie première, Le Livre de poche, 1990, p. 14-15).

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était vraie, non que je m’y trouvasse forcé par aucune cause extérieure, maisseulement, parce que d’une grande clarté qui était en mon entendement, a suiviune grande inclination en ma volonté 41. » Remarquons que l’on retrouve ici ladistinction entre la contrainte extérieure et la détermination intérieure qui étaitdéjà présente dans la deuxième partie de la définition du libre arbitre. Nous yreviendrons plus bas à l’occasion de la comparaison de la conception de Des-cartes et de celles de Gibieuf et de Molina.

La distinction de ces deux dimensions de la conception cartésienne de la libertérepose sur l’idée centrale, développée dans la Meditatio IV, selon laquelle l’actedu jugement (qui est un acte de la volonté et qui correspond à l’axe horizontal dutableau) est toujours indépendant de l’inclination relative à la connaissance four-nie par l’entendement (axe vertical du tableau), au sens où, si les raisons proposéespar l’entendement inclinent plus ou moins la volonté, celle-ci, lorsqu’elle affirmeou poursuit, pourrait toujours nier ou fuir, ou même s’abstenir de juger. C’est cequi permet d’éviter l’erreur et de douter. Cette indépendance des deux dimensions,affirmée par Descartes lorsqu’il écrit que nous ne sentons pas de bornes à notrevolonté, autorise ainsi cette représentation selon deux axes orthogonaux et inviteà examiner les corrélations entre les différents éléments respectivement déployéssur ces deux axes. Nous allons voir que cet examen, qui vise à remplir les casesdu tableau, permet d’éclairer les différentes considérations de Descartes sur lesbons et mauvais usages du libre arbitre.

La volonté portant un jugement sur quelque chose qui se présente à l’esprit,peut affirmer ou nier, c’est-à-dire prendre parti dans le jugement, mais elle peutégalement s’abstenir quand elle n’est pas inclinée par la clarté d’une évidence.Selon Descartes, dans la plupart des cas où nous n’avons pas assez d’évidencepour répondre avec certitude à une question, nous utilisons, malgré cette incer-titude, notre libre arbitre pour affirmer ou nier, et c’est ce mauvais usage dulibre arbitre qui est la cause de l’erreur. Le bon usage consisterait, dans ce cas,à s’abstenir du jugement 42.

41. IXa. 47 ; « non potui quidem non judicare illud quod tam clare intelligebam verum esse ;non quod ab aliqua vi externa fuerim ad id coactus, sed quia ex magna luce in intellectu magnaconsequuta est proprensio in voluntate » (VII. 58-59). La fin du passage est reprise presque litté-ralement dans la lettre à Mesland de 1644 ; voir ici n. 51.

42. « [...] si quidem a judicio ferendo abstineam, clarum est me recte agere, et non falli. Sed sivel affirmem vel negem, tunc libertate arbitrii non recte utor ; atque si in eam partem quæ falsaest me convertam, plane fallar ; si vero alteram amplectar, casu quidem incidam in veritatem, sednon ideo culpa carebo » (VII. 59-60 [n. s.]) [« si je m’abstiens de donner mon jugement sur unechose, lorsque je ne la conçois pas avec assez de clarté et de distinction, il est évident que j’en usefort bien, et que je ne suis point trompé ; mais si je me détermine à la nier, ou assurer, alors je neme sers plus comme je dois de mon libre arbitre ; et si j’assure ce qui n’est pas vrai, il est évidentque je me trompe ; même aussi, encore que je juge selon la vérité, cela n’arrive que par hasard, etje ne laisse pas de faillir, et d’user mal de mon libre arbitre »] (IXa. 47 [n. s.]). La traduction de1647, bien qu’elle soit éloignée du texte latin, contient aussi des expressions claires sur ce point.

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La faculté du libre arbitre, que nous avons représentée sur l’axe horizontal,apparaît ainsi à deux niveaux différents dans son usage : il consiste, d’une part,en ce que nous pouvons affirmer ou nier, poursuivre ou fuir, et d’autre part, ence que nous pouvons donner ou ne pas donner notre jugement sur une choseque nous concevons clairement ou confusément. Ainsi, ce n’est pas la volontéillimitée, mais le mauvais usage du libre arbitre, à savoir, son usage excessifqui est responsable de l’erreur : « ce n’est point une imperfection en Dieu, dece qu’il m’a donné la liberté de donner mon jugement, ou de ne le pas donner,sur certaines choses dont il n’a pas mis une claire et distincte connaissance enmon entendement ; mais sans doute c’est en moi une imperfection, de ce queje n’en use pas bien, et que je donne témérairement mon jugement, sur deschoses que je ne conçois qu’avec obscurité et confusion 43. »

Dans les Meditationes, le libre arbitre apparaît donc dans un double rôle. Ilse présente en effet, dans une première forme, comme la faculté d’affirmer oude nier, de poursuivre ou de fuir. Dans une deuxième forme, il s’agit de laliberté de donner un jugement ou de s’en abstenir. Dans ce dernier cas, lenon-usage selon la première forme apparaît en un certain sens comme un bonusage selon la deuxième, lorsque la volonté n’est pas éclairée par l’entendement.Tandis que la première forme de liberté est la cause de nos erreurs, quand nousl’étendons aux choses que nous ne connaissons pas avec évidence, la deuxièmemontre la possibilité de nous délivrer de l’erreur. Au sujet du pouvoir que nousavons de « retenir fermement la résolution » de ne jamais donner notre jugementsur les choses confuses et ainsi de refuser l’erreur, Descartes ajoute que « c’esten cela que consiste la plus grande et principale perfection de l’homme 44 ».

Une question se pose : si la liberté est d’autant plus grande que la volontéest plus inclinée par l’entendement éclairé, la volonté la plus « ample » coïn-cide-t-elle avec cette inclination ? Ou, plus généralement, quel sens pouvons-nous donner à l’infini de la volonté ? Comment pourrait-il être représenté surle tableau ci-dessus ?

Avant de répondre à cette question concernant la théorie cartésienne, com-parons-la à celle de Gibieuf. Pour l’oratorien, l’amplitude de la volonté consisteen sa détermination par la fin ultime qui est Dieu ; par conséquent, l’amplitudede la volonté se situe au plus haut degré de la liberté, ce qui signifie que la volontéhumaine s’unit avec la volonté divine dans son amplitude infinie. En outre, puis-que la liberté humaine dans la théorie de Gibieuf vise toujours une fin, on ne peut

43. IXa. 48 ; « Nam sane nulla imperfectio in Deo est, quod mihi libertatem dederit assentiendivel non assentiendi quibusdam, quorum claram et distinctam perceptionem in intellectu meo nonposuit ; sed proculdubio in me imperfectio est, quod ista libertate non bene utar, et de iis, quæ nonrecte intelligo, judicium feram » (VII. 61 [n. s.]).

44. IXa. 49 ; VII. 62.

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pas parler du choix en lui-même sans raison : l’axe horizontal du tableau nereprésente aucune liberté pour Gibieuf. La liberté s’étend selon une seule dimen-sion qui est celle de sa détermination par la volonté du créateur. L’indifférence,que Gibieuf comprend comme indifférence positive, ne figure même pas au plusbas degré de la liberté puisque la possibilité d’affirmer ou de nier n’est pas unpouvoir mais plutôt une faiblesse, tributaire d’un manque de motif, du hasard, dusort 45. Ce n’est donc pas l’indifférence qui est opposée à la plus grande libertécomme amplitude, mais la limitation et la servitude 46, c’est-à-dire la dépendancepar rapport aux choses créées. Ce que l’on a pu décrire comme des critiques dela liberté d’indifférence chez Descartes et Gibieuf ont donc des sens complète-ment différents, puisque ce n’est pas la même notion qui est visée par Descarteslorsqu’il parle de l’indifférence comme du plus bas degré de la liberté et parGibieuf lorsqu’il refuse à l’indifférence la qualification de liberté.

Les différences entre les deux conceptions apparaissent si l’on présente cellede Gibieuf selon un tableau de même forme que celui que nous avons utilisépour Descartes. En vertu de la critique du libre arbitre que développe Gibieufet de l’idée que l’on trouve chez lui d’une gradation de la liberté, il est natureld’associer la liberté gibieuvienne à l’axe vertical :

agir ou ne pas agir

manque de motifhasard, tirage au sort

indifférence

≠ liberté

fin ultimeDieu

amplitude▲

fins inférieureschoses créées

limitation et servitude

}

45. « Ad alteram rationem, quæ est de duobus mediis plane æqualibus ad eundem finem confe-rentibus. Respondeo nullam in eo casu esse electionem, sed tantummodo sortitionem » (De libertateI. 12, p. 73).

46. « Libertas ergo in amplitudine limitationi et servituti opposita, ab illo constitutur » (ibid.,I. 8, p. 52).

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Selon la théorie de Gibieuf l’amplitude de la volonté coïncide avec le plushaut degré de la liberté, or la plus grande liberté est celle qui est la plusparfaitement déterminée par Dieu. Chez Descartes, cela correspond analogique-ment à l’inclination de la volonté par la grande clarté de la lumière, naturelleou surnaturelle. C’est cette lumière qui augmente la liberté de notre choix.Cependant, ce que l’on peut décrire chez Descartes comme l’infini de lavolonté 47 est tout autre chose : il ne contient aucune progression. En effet,l’amplitude de la volonté cartésienne ne peut ni croître ni diminuer car ellesignifie que nous considérons notre volonté absolue, sans bornes : si la facultéde connaître est finie puisqu’elle rencontre un nombre infini de choses qu’ellene comprend pas, la faculté de vouloir n’a aucune limite dans le sens où il n’ya rien qu’elle ne puisse affirmer ou nier, poursuivre ou fuir. Ainsi, l’amplitudede la volonté doit se comprendre chez Descartes relativement à l’axe horizontalet non pas à l’axe vertical, comme c’est le cas chez Gibieuf.

Nous pouvons comparer structurellement, à l’aide de notre tableau, le conceptcartésien de la liberté humaine non seulement à celui de Gibieuf, mais aussi àcelui de Molina. Notons que le sens moliniste de la liberté ne présente pas nonplus le double aspect qui caractérise le sens cartésien, mais correspond au seulaxe horizontal. En effet, selon le concept moliniste, les raisons ne sont pas prisesen compte dans le concept du libre arbitre car les raisons qui influencent lechoix exercent une détermination intérieure sur la volonté qui est absolumentabsente dans la liberté chez Molina.

agir ou ne pas agir

pouvoir de faire les contrairesabsence de contrainte

extérieure et de déterminationintérieure

indifférence (positive)

Détermination pardes raisons ou par la

prémotion divine

≠ liberté

}

À partir de là, nous pouvons mieux évaluer le rapport de Descartes à latradition. Selon Molina, la liberté de la volonté exige à la fois l’absence decontrainte (extérieure) et l’absence de détermination (intérieure). Dieu ne doit

47. Selon l’occurrence de l’expression « volonté infinie » dans la lettre à Mersenne du 25 décem-bre 1639 (II. 628).

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en effet pas déterminer le libre arbitre humain, tous les actes volontaires étantsitués dans sa science moyenne. Pour les thomistes, c’est uniquement l’absencede contrainte de la part des créatures qui est essentielle à la liberté 48. Ils enconcluent que le pouvoir de choisir entre les contraires n’appartient pas pro-prement à la liberté. Selon Gibieuf, une volonté ne serait pas libre si elle ne sesoumettait pas à la volonté suprême de Dieu. Il estime donc absolument néces-saire cette détermination sans laquelle la liberté comme amplitude perdrait sonsens. Il refuse que l’indifférence moliniste puisse porter le nom de liberté.

Quant à Descartes, il accepte l’affirmation des thomistes selon laquellel’absence de détermination n’est pas essentielle à la liberté, et refuse cependantd’en conclure l’abolition du pouvoir de contradiction. Sur ce point, sa conceptionest plus proche de la position moliniste.

Dans la définition de la vraie liberté, l’indétermination est indispensable pourMolina, et intolérable pour Gibieuf. Selon Descartes, elle n’est ni indispensableni intolérable ; la volonté est libre, qu’elle soit indéterminée et donc indifférente,ou inclinée et déterminée par une évidence. Autrement dit, peu importe que ladétermination intérieure soit présente ou absente, ce qui compte pour définir laliberté est l’absence de contrainte extérieure.

Tout compte fait, la conception de la liberté humaine qui se déploie dans laMeditatio IV ne contredit pas l’indifférence moliniste, pas davantage qu’elle nes’identifie à la doctrine de Gibieuf. Même s’il a été, comme il nous semble,influencé par les deux positions, Descartes a développé une théorie distincte,indépendante du molinisme et du thomisme, ainsi que du jansénisme. Nous avonsvu que les deux dimensions du concept cartésien de la liberté comportent desstructures pouvant aussi bien être rapprochées du molinisme que du thomisme.Ceci permet de comprendre pourquoi, de fait, durant cette période, Descartes apu faire l’objet d’attaques divergentes de la part des théologiens hollandais etfrançais : à l’occasion de la querelle de Leyde, le philosophe fut accusé depélagianisme et de défendre une idée excessive de la liberté, en raison du passagede la Meditatio IV sur l’amplitude de la volonté 49 ; au même moment, pourd’autres passages de cette même Meditatio, notamment sa critique de l’indiffé-rence, Descartes fut au contraire accusé de thomisme et de jansénisme par lesjésuites en France, pour qui l’indifférence était essentielle à la liberté humaine 50.

En conclusion, à l’époque des Meditationes, on ne peut pas, à proprementparler, dire que Descartes est influencé par le débat théologique sur le libre

48. Voir É. GILSON, La Liberté chez Descartes et la théologie, p. 292.49. Voir Théo VERBEEK, Descartes and the Dutch, Southern Illinois University Press, 1992,

p. 42-45.50. Voir É. GILSON, La Liberté chez Descartes et la théologie, p. 286-316 et Z. JANOWSKI,

Teodycea kartezjaska, Cracovie, 1998, p. 52-66.

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arbitre et la grâce divine, le concept cartésien de la liberté humaine gardant sondouble aspect et se distinguant ainsi des positions thomistes et molinistes. Nousne suivrons donc pas Gilson lorsqu’il parle de l’opportunisme de Descartes : cen’est pas en raison de ses contacts avec l’Oratoire que dans sa pensée philoso-phique apparaissent, sous certains aspects, des ressemblances avec la conceptionde la liberté de Gibieuf. Nous avons en effet essayé de montrer que derrière laproximité des formulations, les différences conceptuelles sont d’importance.

La thèse de l’opportunisme de Descartes comporte cependant un deuxièmeaspect. En s’appuyant sur deux lettres adressées par Descartes au Père Mesland,Gilson émet en effet l’hypothèse supplémentaire selon laquelle Descartes auraitchangé de position au cours des années 1644-1645 : il se serait alors rapprochéde la conception moliniste de la liberté d’indifférence qu’avaient acceptée lesjésuites. Nous allons traiter de ce point dans le paragraphe suivant.

LIBERTÉ ET INDIFFÉRENCE DANS LES LETTRES À MESLAND

Dans la lettre de 1644 à Mesland, Descartes reprend presque littéralement laformulation de la Meditatio IV : « ex magna luce in intellectu sequitur magnapropensio in voluntate 51 ». Il vise donc à revenir à la question concernant ladétermination de la volonté. En vertu de cette reprise, la thèse de la propensioest sans aucun doute maintenue. Quel est l’enjeu de la lettre ? À quelle objectionveut-elle répondre ?

Les lettres écrites par l’interlocuteur de Descartes n’ont pas été sauvegardées,mais nous pouvons essayer de rétablir la position moliniste du père jésuite ennous appuyant sur les réponses de Descartes. Mesland ne comprend probable-ment pas pourquoi, d’après Descartes, la grâce divine diminue l’indifférence.Si tel est le cas, il s’agit pour lui d’une diminution réelle de la liberté humaine,ce qu’un moliniste ne pouvait en aucun cas accepter. Mais ce n’est là qu’unedifférence dans l’usage des termes.

Le problème abordé dans les deux lettres est identique : comment l’espritest-il capable de suspendre son jugement lorsque l’entendement présente uneévidence à la volonté ?

La première lettre expose une telle possibilité, en se référant à la faiblessede l’attention qui peut se détourner des raisons reconnues par l’entendement,et même présenter « à notre esprit quelque autre raison qui nous fasse en douter,et même aussi peut-être en former un contraire 52 ». Or, comme le remarque

51. Lettre à Mesland, 2 mai 1644, IV. 116 ; voir ici n. 41.52. Ibid.

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J.-L. Marion, « la faiblesse de l’attention (dans le domaine théorique) devientune force pour la volonté (dans le domaine éthique) » ; en effet, « ce qui affaiblitla détermination renforce, inversement, le déterminé 53 ». Cela signifie que leprincipe reste pleinement en vigueur et que seule l’une des conditions de sonapplication (l’esprit attentif) n’est pas toujours satisfaite. Descartes ne changedonc pas sa position de 1641 ; aussi, la critique de l’indifférence est maintenue :« en tout ce où il y a occasion de pécher, il y a de l’indifférence » ; dans lavraie liberté de Jésus-Christ il n’y a aucune indifférence ; la grâce divine diminuel’indifférence, « bien qu’elle ne diminue pas la liberté » ; et, par conséquent,« cette liberté ne consiste point en l’indifférence 54 ».

La deuxième lettre précise encore le différend terminologique entre l’inter-locuteur jésuite et Descartes, ce qui rend nécessaire la clarification de l’usagedu terme « indifférence ». Descartes en distingue deux acceptions, en opposantl’état d’incertitude et d’ignorance (indifférence au premier sens) à la facultépositive de se déterminer pour l’un ou l’autre des deux contraires (indifférenceau second sens). Dans le cas de l’indifférence-ignorance, si l’esprit hésite danscet état, c’est à cause de l’absence de l’évidence. En revanche, l’indifférencepositive (qui désigne la vraie liberté dans le vocabulaire de Descartes) peut semanifester comme un refus inconditionné de l’évidence. Ainsi, le bon commele mauvais usage du libre arbitre se traduisent par une liberté plus grande quel’état d’indifférence-ignorance, pourvu que l’aveu ou le refus de l’évidence soitun acte conscient : « Une plus grande liberté consiste en effet ou bien dans uneplus grande facilité à se déterminer, ou bien dans un plus grand usage de cettepuissance positive que nous avons de suivre le pire, tout en voyant le meil-leur 55. » La liberté, en effet, se détermine plus facilement quand l’entendementéclairé lui propose une évidence, et comme nous avons vu, elle croît propor-tionnellement à la clarté de l’évidence. En revanche, elle manifeste une plusgrande puissance quand elle se décide à refuser cette même évidence. Cettepossibilité, qui n’est envisagée ni dans les Meditationes, ni dans la premièrelettre à Mesland, contredit-elle la conception développée en 1641 ? En particu-lier, implique-t-elle l’abandon du principe de la propensio ?

La première lettre a montré que l’attention peut, par faiblesse, se détournerinvolontairement des raisons proposées par l’entendement. Dans ce cas, l’enten-dement n’influence pas la décision de la volonté, et « ainsi, nous pouvons

53. J.-L. MARION, Sur la théologie blanche de Descartes, p. 419.54. IV. 117-118.55. « Major enim libertas consistit vel in maiori facilitate se determinandi, vel in maiori usu

positivae illius potestatis quam habemus, sequendi deteriora, quamvis meliora videamus » (Lettreà Mesland, 9 février 1645, IV. 174 [n. s.]) ; trad. J.-M. Beyssade dans DESCARTES, Correspondanceavec Élisabeth et autres lettres, Paris, Flammarion, 1989, p. 53.

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suspendre notre jugement ». La deuxième lettre va dans la direction d’unesuspension volontaire, en opérant une distinction entre deux sens du bien : « Caril nous est toujours loisible de nous retenir de poursuivre un bien clairementconnu ou d’admettre une vérité manifeste, pourvu seulement que nous pensionsque c’est un bien d’attester par là notre libre arbitre 56. »

Dans ce passage, les deux occurrences de « bien » impliquent deux signifi-cations toutes différentes. Le « bien clairement connu » ne peut être autre chosequ’un bien au sens moral, établi par Dieu dans la création des vérités éternelles.L’autre « bien », qui consiste à « attester notre libre arbitre », s’oppose à cebien moral en le refusant. Ainsi, notre liberté devient en elle-même un biendépourvu de tout contenu moral, autrement dit un bien abstrait. Cette distinctionpermet de conclure que la possibilité du « major usus », si elle est absente desMeditationes, ne les contredit néanmoins pas : il s’agirait plutôt d’une attentionnouvelle portée par Descartes à une corrélation (la décision de nier l’évidence)qu’il n’avait pas envisagée précédemment, mais qui existait déjà en puissance,comme cela apparaît dans le tableau présenté dans le paragraphe précédent : en1645, Descartes remplirait une case laissée vide en 1641.

indifférence au second sens (IV. 173)

juger s’abstenir de juger

affirmerpoursuivre

nierfuir

évidence(lumière naturelleou surnaturelle)« ex magna luce...magna propensio »

(IV. 116)

major facilitas(IV. 174)

« bonne action »(IV. 117)

major usus

(IV. 174)

ignoranceindifférence au

premier sens(IV. 174)

« le plus bas degréde la liberté »

(IV. 173)

(mauvais usage) (bon usage)

56. « Semper enim nobis licet nos revocare a bono clare cognito prosequendo, vel a perspicuaveritate admittenda, modo tantum cogitemus bonum libertatem arbitrii nostri per hoc testari »(ibid., 173 [n. s.]) ; trad. J.-M. Beyssade, p. 52.

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Il ne s’agit donc pas d’une rupture avec la thèse de 1641, mais plutôt d’uneradicalisation du rôle de la liberté dans la philosophie de Descartes. Le principede la propensio reste intact, non parce que la volonté est toujours déterminéepar une évidence, mais parce qu’il existe une volonté supérieure à la volontéqui décide de se laisser ou non déterminer par la clarté de l’entendement. Cettevolonté devient consciente de son propre usage comme un bien. Telle est lavraie nouveauté dans la thèse cartésienne 57.

On pourrait ici objecter que, dans les Meditationes, Descartes semble interdirela possibilité du major usus lorsqu’il déclare : « Je ne pouvais pas m’empêcherde jugerqu’unechoseque jeconcevais si clairementétait vraie 58. »Cetteapparenteinterdiction, qui semble impliquer une incompatibilité entre la magna propensiodes Meditationes et le major usus de la seconde lettre à Mesland, est d’ailleursreprise dans la première de ces lettres 59. Cependant, une précision apportée parDescartes dans la seconde lettre permet de répondre à cette objection. Descartesy distingue en effet l’impossibilité morale et la possibilité absolue : « Lorsqu’uneraison fort évidente nous meut vers un côté, bien que, moralement parlant, nousne puissions guère nous porter à l’opposé, absolument parlant, néanmoins, nousle pouvons 60. » Si cette distinction est une nouveauté importante par rapport auxMeditationes, elle ne montre néanmoins d’incompatibilité théorique ni entre lesaffirmations de 1641 et de 1645, ni par conséquent entre les deux lettres à Mesland.Notons, sur ce point, que cette nouveauté marque une plus grande différence entreles deux lettres qu’entre la première lettre et les Meditationes.

BIEN PRIMORDIAL ET SOUVERAIN BIEN

Il reste encore à examiner quel est le sens de ce bien qui est distinct du sensmoral et même susceptible de s’y opposer. Pourquoi le libre arbitre peut-il êtrequalifié de bien ?

57. J.-M. Beyssade (La Philosophie première de Descartes, p. 199-201) comprend ce bien abstraitcomme un cas particulier de la position de 1641, constituant « un contrepoids suffisant pour équi-librer le mouvement qui me porte spontanément vers le Vrai et le Bien », et en conclut que ladétermination de la volonté par l’inclination de l’entendement est conservée. J.-L. Marion (Sur lathéologie blanche de Descartes, p. 421) attribue à l’apparition de ce bien un sens radicalementnouveau, sans pour autant parler d’une rupture ; en effet, « le coup de force ne consiste pas à romprele principe de la propensio, mais bien à y faire jouer, comme bien fondamental, la pure abstractiond’une condition de possibilité ».

58. IXa. 47 ; « non potui quidem non judicare illud quod tam clare intelligebam verum esse »(VII. 58).

59. « ... voyant très clairement qu’une chose nous est propre, il est très mal aisé, et même, commeje crois, impossible, pendant qu’on demeure en cette pensée, d’arrêter le cours de notre désir » (IV.116).

60. « ... cum valde evidens ratio nos in unam partem movet, etsi, moraliter loquendo, vix possimusin contrariam ferri, absolute tamen possimus » (IV. 173).

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Premièrement, c’est un bien dans le sens où notre volonté est une perfection,par laquelle nous reconnaissons notre similitude à Dieu. C’est précisément dansce sens que Descartes propose, dans sa lettre à Christine du 20 novembre 1647,d’analyser « la bonté de chaque chose » : si nous la rapportons à nous, ditDescartes, il ne voit « rien que nous devions estimer bien, sinon ce qui nousappartient en quelque façon, et qui est tel, que c’est perfection pour nous del’avoir 61 ». Les Principia philosophiae, publiés en 1644, déclarent dans le titrede l’article 37 de la Ire partie : « Que la principale perfection de l’homme estd’avoir un libre arbitre, et que c’est ce qui le rend digne de louange ou deblâme 62. »

Deuxièmement, la volonté libre est non seulement une perfection, mais aussi,conformément aux exigences de la lettre à Christine citée ci-dessus, une chose« qui nous appartient en quelque façon » ; en outre, c’est elle seule qui nousappartient absolument, qui est entièrement en notre pouvoir. Cela implique quenotre volonté établit une certaine autonomie qui se caractérise par un principeinterne, indépendant d’autrui. Comme le dit Descartes dans la même lettre, sinous cherchons le bien à l’intérieur de notre âme, nous trouvons qu’il dépendde deux facultés, celle de connaître et celle de vouloir. « Mais la connaissanceest souvent au-delà de nos forces ; c’est pourquoi il ne reste que notre volontédont nous puissions absolument disposer 63. »

Troisièmement, si la volonté est entièrement en notre pouvoir, c’est elle quirend nos actes dignes de louange ou de blâme 64, autrement dit, elle est lacondition de la responsabilité individuelle. Sans ce pouvoir d’agir ou de ne pasagir, nos actes n’auraient aucun enjeu moral, la moralité consistant en partie encette responsabilité. Par conséquent, le libre arbitre est un bien primordial quiest la condition de possibilité 65 de l’autre bien que nous pouvons poursuivre oufuir, à savoir, du bien au sens moral. Il précède même le bien moral ; en effet,c’est le libre arbitre en lui-même qui rend possible son bon usage.

61. Lettre à Christine du 20 novembre 1647 (V. 82).62. Principia philosophiae, I. 37, VIII. 18, IXb. 40. L’analyse du concept de liberté humaine

dans les Principia ne peut être abordée dans la présente étude dans toute sa complexité ; il fautcependant remarquer certaines particularités de cet ouvrage. Premièrement, l’aspect progressif dela liberté (axe vertical de notre tableau) y est absent, et donc ni l’indifférence négative ni la thèsede la magna propensio n’apparaissent dans l’ordre des principes exposés. Deuxièmement, la seuleoccurrence du terme « indifférence » dans les Principia suggère qu’il s’agit plutôt de l’indifférencepositive (voir I. 41) qui apparaît en effet, quoique de façon ambiguë, comme synonyme de la libertéhumaine. Il ne faut cependant pas en conclure que Descartes aurait à cette époque rejeté l’idée dela progression dans la liberté humaine, puisque ce thème est repris dans la lettre à Mesland de1645, donc après la rédaction des Principia.

63. Lettre à Christine du 20 novembre 1647 (V. 83).64. Principia philosophiae, I. 37, lettres à Élisabeth du 3 novembre 1645 (IV. 333), à Christine

du 20 novembre 1647 (V. 83-84), Les Passions de l’âme (art. 152).65. Voir J.-L. MARION, Sur la théologie blanche de Descartes, p. 421 ; voir supra, n. 57, p. 94.

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Cependant, ce n’est pas ce bien primordial qui est le plus grand de nos bienset donc il ne coïncide pas avec le souverain bien. Sans aborder dans toute sacomplexité la doctrine du souverain bien chez Descartes, nous faisons référenceà quelques textes décisifs, notamment à sa correspondance avec Élisabeth etChristine de Suède ainsi qu’à la doctrine de la générosité développée dans LesPassions de l’âme. Il convient de mettre en rapport les concepts de souverainbien, de vertu et de béatitude.

Le souverain bien en lui-même, sans le rapporter à nous, est Dieu parce qu’ilest souverainement parfait, infiniment plus parfait que nous 66. Mais si nous lerapportons à nous, il consiste en la ferme et constante résolution de bien faire,à savoir, faire ce que nous jugeons être le meilleur 67. Il coïncide donc, d’unepart, avec le bon usage du libre arbitre 68 puisqu’il n’est rien d’autre que lavolonté de bien faire, et d’autre part, avec la vertu, qui est caractérisée danstous les textes par la fermeté et la constance de notre résolution 69. La béatitude,qui n’est pas strictement liée à notre problématique, consiste en le contentementde l’esprit qui résulte de l’exercice de la vertu 70.

C’est pourquoi, nous semble-t-il, le bon usage du libre arbitre ne coïncidepas avec le major usus manifesté dans le refus de l’évidence. Le pouvoir durefus est, certes, un critère indispensable de la perfection de notre liberté, quicorrespond à la première partie de la définition de la générosité : « qu’il n’y arien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés,ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien oumal 71 ». Ce passage décrit véritablement la capacité du choix libre, donc l’indif-férence positive de la liberté, le bien abstrait qui consiste à se déterminer soitpour le bien soit pour le mal. Cette capacité en l’homme a toujours été attribuée,par les partisans de la liberté de contradiction, à l’imputabilité et à la respon-sabilité de l’homme.

Mais la deuxième partie de la définition implique une distinction : elle exigenon seulement que l’homme possède ce bien abstrait du libre arbitre, mais aussiqu’il sente « en lui-même une ferme et constante résolution d’en bien user,c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécutertoutes les choses qu’il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitementla vertu ». Il s’agit là de comprendre que la libre disposition de nos volontés,qui se manifeste négativement dans le major usus, conditionne le bon usage de

66. Lettre à Christine du 20 novembre 1647 (V. 82).67. Lettres à Élisabeth du 4 août 1645 (IV. 266), et à Christine du 20 novembre 1647 (V. 83).68. Lettre à Christine du 20 novembre 1647 (V. 84), Les Passions de l’âme (art. 153).69. Lettres à Élisabeth du 4 août (IV. 265), du 18 août (IV.277), à Christine du 20 novembre

1647 (V. 82 et 83), Les Passions de l’âme (art. 148).70. Lettres à Élisabeth du 4 août (IV. 264), du 18 août (IV. 276), et du 6 octobre 1645 (IV. 309).71. Les Passions de l’âme (art. 153).

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cette capacité, mais ne s’identifie pas avec lui. Ce dernier, qui constitue la plushaute morale et donc le dernier fruit de l’arbre cartésien de la philosophie, n’estpas possible sans le bien abstrait, mais ne lui est pas identique. En effet, le librearbitre comme bien abstrait se distingue de son bon usage comme une conditionde possibilité se distingue de ce qu’elle rend possible. Cette distinction confirmeen outre que le double aspect de la liberté humaine apparaît comme absolumentnécessaire au sein des considérations morales.

CONCLUSION

Nous avons cherché, dans cette étude, à mettre en évidence certains aspectsde la place et du rôle de l’indifférence au sein de la conception cartésienne dela liberté humaine. Nous avons notamment posé la question de savoir si ladoctrine cartésienne subit une évolution entre les affirmations des Meditationes,parues en 1641, et celles des lettres de Descartes à Mesland de 1644 et 1645,évolution marquée par le changement d’usage du terme « indifférence » entreces deux dates. Cette question implique l’examen de deux problèmes.

1. Quelle est la nature du changement entre ces deux périodes dans le voca-bulaire et la pensée de Descartes, principalement en ce qui concerne le rapportentre les termes « liberté » et « indifférence » ? S’agit-il d’une rupture ou d’unemodification de la thèse originelle ?

2. Comment pouvons-nous expliquer ce changement ? Résulte-t-il d’unopportunisme de Descartes relatif aux débats théologiques qui avaient lieudurant cette période, comme l’a soutenu Gilson ? Ou bien faut-il y voir unaspect d’une évolution interne à la philosophie de Descartes ?

Nous avons tâché de montrer, d’une part, que si l’on peut parler d’uneévolution de la philosophie cartésienne de la liberté humaine, les conceptionsdéveloppées par Descartes en 1641 et 1645 ne sont nullement incompatibles ;d’autre part, que cette évolution ne saurait être due au fait que Descartes seraitpassé d’une conception thomiste à une conception moliniste entre ces deuxdates. Pour ce faire, nous avons comparé, premièrement, les différentes positionsthéologiques avec celle de Descartes, et deuxièmement, la thèse cartésienne desMeditationes avec celle des lettres au père jésuite Mesland écrites en 1644 et1645. Ces comparaisons s’appuient sur la thèse – qui donne son sens au tableauprésenté plus haut – selon laquelle le concept de liberté qui se déploie dans lesMeditationes se caractérise par un double aspect qui le distingue à la fois despositions thomistes et molinistes. Nous avons ensuite montré que la libertéhumaine conserve ce double aspect dans les lettres à Mesland et que, parconséquent, il n’y a pas de rupture entre les thèses de cette période et celles

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des Meditationes ; les changements perceptibles dans les affirmations de Des-cartes manifestent bien plutôt l’enrichissement et la radicalisation de la concep-tion originelle.

Le double aspect de la liberté humaine peut être mis en rapport avec les deuxsens de l’indifférence : l’indifférence positive définit l’un des aspects de laliberté humaine, à savoir, la faculté positive de choisir entre les contraires, tandisque l’indifférence négative, c’est-à-dire l’état d’hésitation lié à l’ignorance, serapporte à l’autre aspect de la liberté, à savoir à sa progression relativement audegré d’évidence dans l’entendement, et désigne le plus bas degré de la libertéselon cette progression. Par conséquent, la défense ou la critique des sens positifou négatif de l’indifférence sont indépendantes, et on peut donc défendre lathèse de l’indifférence positive tout en critiquant l’indifférence négative.

Ainsi, l’indifférence positive, qui apparaît dans la lettre de 1645 comme unnouveau sens du terme « indifférence », ne signale pas une rupture dans laconception cartésienne de la liberté humaine. Cependant, nous pouvons observerune radicalisation importante concernant la thèse de la magna propensio : la« grande inclination » de la volonté qui, dans la Meditatio IV, ne permet pasque la volonté se détermine contre l’évidence qui apparaît dans l’entendement,n’établit pas une impossibilité absolue dans les lettres ultérieures ; ainsi, dansla première lettre à Mesland, le manque d’attention contourne la difficulté, etdans la deuxième, l’impossibilité « morale » est nuancée par la reconnaissanced’une possibilité « absolument parlant ».

S’il faut assigner une cause à cette « évolution » de la pensée cartésienne dela liberté, il nous semble qu’elle soit plutôt de nature interne : sans pouvoir icidévelopper ce point, nous suggérons qu’il pourrait s’agir d’une attention accrueportée par Descartes au rôle constitutif de la volonté dans la conception del’ego 72. Ce rôle constitutif établit, en outre, non seulement la première connais-sance sur l’existence de l’ego, mais aussi la reconnaissance de sa responsabilitéindividuelle. Cette dimension morale de la liberté humaine se déploie de façonremarquable dans la pensée de Descartes à partir de 1644, comme en témoignent,outre les deux lettres à Mesland, les Principia philosophiae, où la libertéhumaine est exposée comme principe interne de nos décisions 73, Les Passionsde l’âme, où est développée la doctrine de la générosité, et les correspondancesavec Élisabeth et Christine de Suède, dans lesquelles Descartes traite abondam-

72. C’est principalement cette idée que nous voudrions défendre et développer dans notre thèsede doctorat.

73. Nous avons signalé les difficultés qui apparaissent dans la doctrine de la liberté humaine desPrincipia (voir ici n. 62), et qui demandent une analyse ultérieure consacrée à cet ouvrage. Ce quinous intéresse ici particulièrement est la responsabilité morale attribuée à la décision libre (I. 37),et son rapport à la fois au doute et à la preuve de l’existence de l’ego.

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ment de la question du souverain bien et de son rapport avec le bon usage dulibre arbitre.

Après avoir reconnu les conséquences morales de la liberté humaine, nouspouvons mieux évaluer le double aspect de la doctrine cartésienne : la libertéhumaine consiste à la fois dans le pouvoir de contradiction qui est la conditionde possibilité de la responsabilité individuelle, et dans la décision autonome dene suivre que sa propre loi pour connaître le vrai et suivre le bien, ce qui est lefondement de la connaissance et de la morale.

Dorottya KAPOSI

Université de Paris-Sorbonne

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