impacts économiques de l’accident nucléaire de...

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19 Eté 2012 Numéro 16 La lettre de l'Itésé Dossier Impacts économiques de l’accident nucléaire de Fukushima par Frédéric LEGEE Samia BENNOUNA Séverine DAUTREMONT Françoise THAIS Chercheurs à Itésé U n peu plus d’un an après l’accident nucléaire de Fukushima, les conséquences économiques ont commencé à se faire ressentir en divers endroits du monde. La carte ciaprès rassemble l’évolution des politiques nucléaires recensées par l’Itésé depuis l’accident du 11 mars 2011. Peu de pays semblent économiquement touchés par des décisions fortes. La grande majorité des pays qui veulent accéder au nucléaire le souhaitent toujours, et les pays y ayant recours aujourd’hui ne souhaitent pas arrêter d’exploiter cette énergie, mis à part l’Allemagne et de façon moins claire la Belgique et la Suisse. Mais ce tableau en apparence optimiste – en tout cas pour le secteur électronucléaire – ne doit pas laisser penser que les conséquences économiques se limiteront à quelques pays. Des effets immédiats d’abord ressentis par les industriels de l’énergie Le Japon et l’Allemagne sont à ce jour les pays qui ressentent clairement les conséquences de la catastrophe et des décisions qui s’en sont suivies. Les causes, , en sont radicalement différentes : au Japon, ce sont les conséquences directes de l’accident, alors qu’en Allemagne, il s’agit d’un choix politique. L’économie japonaise est touchée Au Japon, une première perte économique provient de la perte des réacteurs du site de Fukushima (6 réacteurs, dont 3 accidentés). Par analogie avec les études faites en France dans le cadre de la Commission « Energies 2050 », l’ordre de grandeur du coût par réacteur est du milliard d’euros. Par ailleurs, le démantèlement des quatre réacteurs mobilise aujourd’hui des milliers d’opérateurs. La facture totale pourrait être nettement plus élevée que lors d’un démantèlement « traditionnel, et atteindre une dizaine de milliards d’euros, soit l’équivalent de coût de leur construction. Dans cette hypothèse ce serait 6 à 7 fois plus cher qu’un démantèlement «normal », que les études internationales évaluent en général à 15% du coût de construction. C’est 6 fois le coût du sarcophage de Tchernobyl, en cours de construction. Au total, la perte économique se monte donc à une dizaine de milliards, compte tenu du fait qu’il aurait de toute façon fallu financer le démantèlement des réacteurs. Audelà du site de la centrale, c’est toute la région, contaminée, qu’il va falloir progressivement rendre habitable. Aujourd’hui, l’ensemble des objectifs n’est pas encore clairement défini, même si un zonage précise désormais les premières zones décontaminables. C’est donc ce processus qualifié de « remédiation » qui présente les plus fortes incertitudes. 10 milliards d’euros correspond aux sommes quasiment engagées. Mais le

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19Eté 2012 ­ Numéro 16 ­ La lettre de l'I­tésé

Dossier

Impacts économiques de l’accidentnucléaire de Fukushimapar Frédéric LEGEE­ Samia BENNOUNASéverine DAUTREMONT ­ Françoise THAISChercheurs à I­tésé

Plus d'un an est passé depuis l'accident nucléaire de Fukushima. Il est désormais possible d'en

évaluer les conséquences économiques. Celles-ci concernent bien sûr principalement le Japon

même si les incertitudes sont grandes. Mais on peut d'ores et déjà dire que les inflexions de

politique énergétique et de sûreté nucléaire pèseront bien autant que l'accident en lui-même.

Un peu plus d’un an après l’accident nucléaire deFukushima, les conséquences économiques ontcommencé à se faire ressentir en divers endroits dumonde.La carte ci­après rassemble l’évolution des politiquesnucléaires recensées par l’I­tésé depuis l’accident du 11mars 2011.

Peu de pays semblent économiquement touchés par desdécisions fortes. La grande majorité des pays qui veulentaccéder au nucléaire le souhaitent toujours, et les pays yayant recours aujourd’hui ne souhaitent pas arrêterd’exploiter cette énergie, mis à part l’Allemagne et defaçon moins claire la Belgique et la Suisse.Mais ce tableau en apparence optimiste – en tout cas pourle secteur électronucléaire – ne doit pas laisser penser queles conséquences économiques se limiteront à quelquespays.

Des effets immédiats d’abord ressentis par lesindustriels de l’énergieLe Japon et l’Allemagne sont à ce jour les pays quiressentent clairement les conséquences de la catastropheet des décisions qui s’en sont suivies. Les causes, , en sontradicalement différentes : au Japon, ce sont lesconséquences directes de l’accident, alors qu’enAllemagne, il s’agit d’un choix politique.LL’’ééccoonnoommiiee jjaappoonnaaiissee eesstt ttoouucchhééeeAu Japon, une première perte économique provient de laperte des réacteurs du site de Fukushima (6 réacteurs,dont 3 accidentés). Par analogie avec les études faites enFrance dans le cadre de la Commission « Energies 2050 »,l’ordre de grandeur du coût par réacteur est du milliardd’euros. Par ailleurs, le démantèlement des quatreréacteurs mobilise aujourd’hui des milliers d’opérateurs.La facture totale pourrait être nettement plus élevée quelors d’un démantèlement « traditionnel, et atteindre unedizaine de milliards d’euros, soit l’équivalent de coût deleur construction.Dans cette hypothèse ce serait 6 à 7 fois plus cher qu’undémantèlement «normal », que les études internationalesévaluent en général à 15% du coût de construction. C’est6 fois le coût du sarcophage de Tchernobyl, en cours deconstruction. Au total, la perte économique se montedonc à une dizaine de milliards, compte tenu du fait qu’ilaurait de toute façon fallu financer le démantèlement desréacteurs.Au­delà du site de la centrale, c’est toute la région,contaminée, qu’il va falloir progressivement rendrehabitable. Aujourd’hui, l’ensemble des objectifs n’est pasencore clairement défini, même si un zonage précisedésormais les premières zones décontaminables. C’estdonc ce processus qualifié de « remédiation » quiprésente les plus fortes incertitudes. 10 milliards d’euroscorrespond aux sommes quasiment engagées. Mais le

Automne 2011 ­ Numéro 14 ­ La lettre de l'I­téséEté 2012 ­ Numéro 16 ­ La lettre de l'I­tésé 20La lettre de l'I­tésé ­ Numéro 16 ­ Eté 201220

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total, sur plusieurs décennies devrait largement dépassercette valeur.Enfin TECO a commencé à indemniser les populationsqui ont souffert de la catastrophe, en particulier lespopulations déplacées, mais aussi les entreprises. Lesévaluations sont plus précises et ont été récemmentaffinées par le gouvernement. La facture s’élèverait à 60milliards d’euros, qui devraient être déboursée dans les 3prochaines années.Au total les études des autorités japonaises estiment lecout direct de cet accident entre 80 et 200 milliard d’euros.Cet ordre de grandeur est d’ailleurs compatible avec lesétudes faites il y a quelques années par le CEPN (ref [1]),pour évaluer les conséquences économiques d’un accidentnucléaire majeur.Au delà de l’accident, le Japon doit payer beaucoup pluscher sa production électrique. Les autorités locales nesouhaitant plus, pour le moment, le redémarrage du parcnucléaire, il faut compenser par l’achat d’énergie fossile :gaz naturel liquéfié et fioul. Ainsi, les quelques 300 TWhnucléaires qui était annuellement produits à un coût del’ordre de 50 €/MWh doivent dorénavant être produits, àpartir d’énergie fossile à 150 €/MWh environ. C’est doncune somme supplémentaire d’environ 30 milliard d’eurosque les japonais doivent dépenser. Une raison importanteexplique cette somme colossale : le prix du gaz naturelqu’il faut importer, deux fois plus cher au Japon qu’enEurope…..et 8 fois plus cher qu’aux Etats­Unis.

Cette facture, c’est aujourd’hui les compagnies électriques,telles que TEPCO, l’exploitant les centrales accidentées,qui doit les assumer à ce jour. Mais, désormais insolvable,la compagnie est en face de nationalisation. Lecontribuable sera donc sollicité.Enfin les consommateurs verront, in fine le prix de leurélectricité augmenter, de 15 à 20% selon les estimations.Les économies l’électricité sont réelles, maisgéographiquement et temporellement concentrées. Ellesn’auront permis de réduire que de quelques pourcents laconsommation électrique du pays.Par ailleurs, l’approvisionnement électrique moins sûr etplus cher a déjà provoqué le premier déficit commercialdu pays depuis 30 ans. Pour l’année 2012, le METI(Ministère japonais de l’économie) a par ailleurs calculéque le rationnement d’électricité induit par l’arrêt du parc

(même avec un redémarrage lent à partir du début del’été) pourrait induire une réduction du PIB qui a étécalculée entre 1 et 2%. Ceci explique la volonté desautorités centrales de redémarrer les réacteurs.LL’’AAlllleemmaaggnnee aa ssuu ccoommppeennsseerr llaa ffeerrmmeettuurree ddee sseessrrééaacctteeuurrssEn Allemagne la situation est différente. Bien que le coûtde sortie du nucléaire, chiffré par l’OCDE se monte à 95milliards d’euros cumulés jusqu’en 2022, sans prendre encompte les investissements dans les énergiesrenouvelables, l’année 2011 s’est déroulée relativementcalmement. Mais il faut attribuer à ce résultat un certainnombre de circonstances favorables.Contrairement aux idées reçues, l’Allemagne n’a pas faitdavantage tourner ses centrales fossiles et donc n’a pasémis plus de CO2 en 2011 qu’en 2012, mais :­ Elle a compensé l’arrêt des 7 réacteurs nucléaires, pourpartie par des importations à prix raisonnable, en raisondes conditions météo favorables en Europe­ Elle a réduit ses exportations, donc + consommé saproduction au mix très «fossile»­ Elle a produit plus d’électricité renouvelable, mais quin’a pas été totalement consommé sur le territoireAllemand.Au total sa trajectoire de réduction des émissions de CO2,par une progression des renouvelables, a été forcémentdéviée à la hausse : sans la décision d’arrêt, les émissionsauraient été moindres.

Enfin les compagnie électriques concernées ont vu leursituation économique très rapidement dégradée,entrainant licenciements et pertes significatives. Ladécision Allemande a également entraîné l’arrêt définitifde projets à l’export (E­On en Grande Bretagne parexemple). Les efforts supplémentaires en faveur desrenouvelables et du réseau électrique associé, vontcontinuer à peser sur la facture électrique des ménagesallemands, déjà en ordre de grandeur le double de celledes Français, rapportée à l’énergie consommée.Sous un angle Européen, les marchés de l’électricité,désormais très connectés entre pays, ont réagitimmédiatement à la fermeture des centrales allemandes

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avec un prix moyen en hausse de 5 à 10 euros par MWhsur 1 an. Il faut noter que cette hausse s’est diffusée àl’ensemble de la plaque nord européenne et que ce sontaussi les consommateurs des autres pays qui payent leurélectricité plus cher.Les effets ont donc rapidement dépassé les frontières. Cesera encore plus significatif sur le long terme.Des effets à plus long terme avec une évolutiondifférente du parc nucléairePour quantifier dans quelle mesure l’accident pourra faireévoluer à la baisse le développement du nucléaire d’ici 20ans, l’I­tésé recense l’ensemble les projets nucléaires touten tempérant les objectifs de chaque Etat en fonction decritères économiques, techniques et de ressourcesnaturelles. Ainsi avant l’accident, l’accroissement le pluscrédible du parc nucléaire en vingt ans, vu de l’Institut,était de l’ordre de 300 GWe. L’accident à modifié lescritères de choix des différents pays et les modélisationsaboutissent à une réduction du marché d’environ 50 GWsur 30 ans. Deux conclusions s’imposent : une réductionde 50 GWe n’est pas négligeable, mais le besoin deconstructions neuves reste important, principalement enAsie.Un parc nucléaire en croissance, mais plus cherIl est clair que l’accident de Fukushima va infléchir lanature technique des 250 GWe nucléaire à construiredans les vingt ans. Même si beaucoup de réacteurs dits «de génération II » seront mis en service, sous l’impulsiondes pays émergents, le passage vers la « génération 3 »sera certainement plus rapide. Sachant qu’un GWe degénération 3 coutera entre 2,5 et 3 milliards d’euros,contre 2 milliards pour la génération 2, l’application à unefraction des projets mènera à des coûts d’équipementsupérieurs de plusieurs dizaines de milliards d’euros.Aussi l’exemple Français montre que les parcs nucléairesen fonctionnement verront leurs coûts augmenter. D’oreset déjà, on estime qu’il faudra 10 milliards d’euros de pluspour prendre en compte le résultat des « stress tests » de2011 (force d’action rapide, diesels supplémentaires….),pour nos 63 GWe. Ces mesures ne s’appliqueront pasuniformément aux 370 GWe en fonctionnement dans lemonde mais, là encore, il s’agit de dizaines de milliardsd’euros.Moins de nucléaire, c’est plus de CO2.Il est très probable que les projets de centrales nucléairesprévus et finalement abandonnés ou reportés serontcompensés par le recours aux centrales à énergie fossile.C’est ce qui est constaté au Japon. C’est ce qui est prévuen Italie ou en Suisse. C’est la pente naturelle del’Energiewende allemande.Sur la base d’un mix de remplacement pour grande partie

gaz et dans une moindre mesure charbon, la figure ciaprès montre la production cumulées de CO2 ainsi queson coût.

Evolution cumulée des émissions supplémentaires de CO2liées à l’accident de Fukushima : source I­TéséCe résultat supérieur à 50 milliards d’euros sur vingt ansest obtenu avec des hypothèses raisonnables à savoir unprix du CO2 constant et à 25 euros la tonne sur vingt ans.Avec des hypothèses de prix conformes aux trajectoirespréconisées par les économistes, on dépasserait la barredes 100 milliards d’euros.Moins de nucléaire c’est plus de démantèlement ?C’est en tout cas ce qui a été avancé et perçu comme unenouvelle manne économique.En réalité les réacteurs qui seront arrêtés plus rapidementque prévu auraient du également être démantelés, et à uncoût qui n’a pas de raison d’être différent. On peut mêmedire qu’il y en aura moins à démanteler dans ce siècle,puisque le parc sera plus réduit que prévu.On perçoit donc qu’une activité économique nouvelle,importante et durable ne sera pas la conséquence del’accident japonais.

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En revanche il est vrai qu’il faut ajouter des fonds auxprovisions qui sont déjà constituées, car un certainnombre de démantèlements seront plus précoces.L’analyse suivante de l’I­tésé montre dans quelle mesureles dépenses annuelles de démantèlement devraient êtreanticipées, selon deux scénarios.Supposons, ce qui n’est pas encore le cas aujourd’hui, quetous les pays disposent de fonds dédiés. Alors, latraduction en termes de fonds à doter immédiatement,pour les remettre à niveau, sur la base d’un rendementannuel de 3% (c’est ce qui est en général retenu), serait de10 milliards d’euros.En conclusion : un total qui pèsera de façon nonnégligeable sur l’industrie électronucléaireLe tableau ci­dessous rassemble les différents bilanséconomiques liés à l’accident évoqués dans les chapitresprécédents.

(*) Ces effets se résorberont assez viteLa première conclusion est que les ordres de grandeurs,même si les postes ne sont pas sommables car de natureshétérogènes, sont de plusieurs centaines de milliardsd’euros.La seconde est que les impacts indirects, tout autour de laplanète, seront aussi élevés que les impacts directs del’accident, au Japon. ceci avec la convention d’attribuer àl‘accident la décision allemande de sortie du nucléaire,qui n’est qu’une conséquence indirecte, issue d’un longprocessus historique.Aussi, même si l’ensemble des dépenses ne seront passupportées par l’industrie électronucléaire, elle devra enassumer une bonne partie. Sur la base d’un chiffred’affaire de l’électronucléaire mondial de 100 à 150milliards d’euros annuel, on peut estimer un « surcoûtinduit par l’accident » d’environ 5%, si on rapporte les

coûts induits à ce montant sur les deux prochainesdécennies. Comme les alternatives au nucléaire, que sontle gaz et le charbon ont une forte probabilité de voir leurcoût grimper, comme les coûts de l’accident sont engrande partie échus (c'est­à­dire qu’ils portent peu sur lesnouvelles décisions) on peut estimer que la compétitivitééconomique du nucléaire sera conservée. Mais cetaccident, comme celui récent de la plateforme DeepwaterHorizon, aura rappelé à quel point les politiquesénergétiques, si décisives pour les économies des pays,restent fragiles. L’industrie nucléaire, même si elle n’estpas uniforme, doit hausser son niveau d’exigence etmettre en œuvre les mesures appropriées, dansl’ensemble des pays, pour réduire très significativementles risques d’un nouvel accident. Il y va bien entendu dela culture de cette industrie et de sa crédibilité. La prisede conscience de l’ampleur des coûts induits devraitaussi constituer un moteur puissant de cette (r)évolution.