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12 La lettre de l'Itésé Numéro 22 Eté 2014 Dossier Introduction à la démarche prospective par Hugues de JOUVENEL, Président, Futuribles International Consultant en prospective et stratégie Hughes de Jouvenel, l’un des grands noms de la prospective en France, Président de Futuribles International, nous a fait l’honneur d’introduire l’auditoire de la journée à la démarche prospective. Nous reproduisons ciaprès le texte qu’il a eu l’amabilité de nous envoyer à l’issue de son intervention. J e remercie les organisateurs de cette 6ème journée Itésé de m’avoir offert la possibilité de rappeler, en introduction à cette rencontre sur «la prospective énergétique», ce que recouvre de terme de «prospective». Cela m’apparaît, en effet, particulièrement important dès lors que le terme est à la mode et qu’il recouvre désormais des pratiques bien différentes. Je commencerai par quelques mots sur la philosophie de la prospective qui est, à mes yeux, bien plus importante que les méthodes même si cellesci méritent d’être connues pour en bien discerner les vertus et les limites. J’essaierai ensuite de montrer pour quoi l’exploration des futurs possibles – ou la prévoyance – est essentielle pour tous ceux, chacun à leur échelle et avec leurs moyens, qui entendent d’une certaine manière être les artisans d’un futur plus ou moins choisi, donc agir en stratège. La philosophie de la prospective La prospective, au sens moderne du terme, s’est développée d’abord aux EtatsUnis durant l’entredeux guerres sous l’impulsion du Président Roosevelt et, plus nettement encore, après la seconde Guerre Mondiale, à partir de préoccupations de nature essentiellement géostratégique (le «Manhattan project», la guerre du Vietnam, puis la «Guerre froide»), une attention particulière étant alors attachée aux nouvelles technologies, notamment la bombe atomique. Elle s’est développée un peu plus tard en Europe plutôt sous l’impulsion de «philosophes sociaux» tels que, en France, Gaston Berger, Bertrand de Jouvenel et Pierre Massé. Cette prospective moderne est essentiellement fondée sur deux éléments majeurs. D’abord une véritable révolution culturelle que je situerai au XVIIIe siècle marquée par le passage des philosophies d’inspiration traditionnaliste vers des philosophies dites individualistes. Les premières se caractérisent par la croyance que la marche du monde est dictée par un ordre supérieur (appelé Dieu ou la Bonne Nature) et que le défi pour nous est d’essayer de nous conformer aux préceptes de bonne conduite que nous impose cet ordre supérieur. La révolution individualiste (à ne pas confondre avec l’égoïsme) se traduit par la volonté des hommes et des groupes sociaux, sans nécessairement renier l’existence d’un ordre supérieur de nature spirituel ou religieux, de disposer d’une certaine liberté leur permettant de faire des choix en fonction de leurs propres valeurs et convictions et d’engager des actions qui, elles mêmes, vont avoir un impact sur le « système ». Tout cela est très bien résumé dans l’ouvrage majeur de Michel Crozier «L’acteur et le système». Le deuxième élément repose sur une comparaison certes un peu simpliste entre la nature du passé et celle du futur que l’on peut résumer en disant que le passé est le domaine des faits accomplis tandis que l’avenir est non fait, qu’il reste donc à inventer et à construire. Ainsi le passé seraitil connaissable, ce qui n’empêche pas qu’il donne lieu à d’âpres controverses entre historiens dont les analyses sont différentes. En revanche, l’avenir, dès lors qu’il n’est pas pré déterminé échapperait par nature, et quelque soient les méthodes employées, à la connaissance. Nous disons qu’il est ouvert à plusieurs futurs possibles. Je dis que cette opposition est simpliste car le présent n’est qu’un instant furtif entre le passé dont nous ne saurions gommer l’héritage (voir l’influence des voies Romaines sur le tracé de nos infrastructures de transport) et des

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12 La lettre de l'I­tésé ­ Numéro 22 ­ Eté 2014

Dossier

Introduction à la démarche prospectivepar Hugues de JOUVENEL,Président, Futuribles InternationalConsultant en prospective et stratégie

Hughes de Jouvenel, l’un des grands noms de la prospective en France, Président deFuturibles International, nous a fait l’honneur d’introduire l’auditoire de la journée à ladémarche prospective. Nous reproduisons ci­après le texte qu’il a eu l’amabilité de nousenvoyer à l’issue de son intervention.

Je remercie les organisateurs de cette 6ème journée I­téséde m’avoir offert la possibilité de rappeler, enintroduction à cette rencontre sur «la prospectiveénergétique», ce que recouvre de terme de «prospective».Cela m’apparaît, en effet, particulièrement important dèslors que le terme est à la mode et qu’il recouvre désormaisdes pratiques bien différentes.Je commencerai par quelques mots sur la philosophie dela prospective qui est, à mes yeux, bien plus importanteque les méthodes même si celles­ci méritent d’êtreconnues pour en bien discerner les vertus et les limites.J’essaierai ensuite de montrer pour quoi l’exploration desfuturs possibles – ou la prévoyance – est essentielle pourtous ceux, chacun à leur échelle et avec leurs moyens, quientendent d’une certaine manière être les artisans d’unfutur plus ou moins choisi, donc agir en stratège.La philosophie de la prospectiveLa prospective, au sens moderne du terme, s’estdéveloppée d’abord aux Etats­Unis durant l’entre­deuxguerres sous l’impulsion du Président Roosevelt et, plusnettement encore, après la seconde Guerre Mondiale, àpartir de préoccupations de nature essentiellementgéostratégique (le «Manhattan project», la guerre duVietnam, puis la «Guerre froide»), une attention

particulière étant alors attachée aux nouvellestechnologies, notamment la bombe atomique. Elle s’estdéveloppée un peu plus tard en Europe plutôt sousl’impulsion de «philosophes sociaux» tels que, en France,Gaston Berger, Bertrand de Jouvenel et Pierre Massé.Cette prospective moderne est essentiellement fondée surdeux éléments majeurs. D’abord une véritable révolutionculturelle que je situerai au XVIIIe siècle marquée par lepassage des philosophies d’inspiration traditionnalistevers des philosophies dites individualistes. Les premièresse caractérisent par la croyance que la marche du mondeest dictée par un ordre supérieur (appelé Dieu ou laBonne Nature) et que le défi pour nous est d’essayer denous conformer aux préceptes de bonne conduite quenous impose cet ordre supérieur. La révolutionindividualiste (à ne pas confondre avec l’égoïsme) setraduit par la volonté des hommes et des groupessociaux, sans nécessairement renier l’existence d’un ordresupérieur de nature spirituel ou religieux, de disposerd’une certaine liberté leur permettant de faire des choixen fonction de leurs propres valeurs et convictions etd’engager des actions qui, elles mêmes, vont avoir unimpact sur le « système ». Tout cela est très bien résumédans l’ouvrage majeur de Michel Crozier «L’acteur et lesystème».Le deuxième élément repose sur une comparaison certesun peu simpliste entre la nature du passé et celle du futurque l’on peut résumer en disant que le passé est ledomaine des faits accomplis tandis que l’avenir est non­fait, qu’il reste donc à inventer et à construire. Ainsi lepassé serait­il connaissable, ce qui n’empêche pas qu’ildonne lieu à d’âpres controverses entre historiens dontles analyses sont différentes.En revanche, l’avenir, dès lors qu’il n’est pas pré­déterminé échapperait par nature, et quelque soient lesméthodes employées, à la connaissance. Nous disonsqu’il est ouvert à plusieurs futurs possibles. Je dis quecette opposition est simpliste car le présent n’est qu’uninstant furtif entre le passé dont nous ne saurionsgommer l’héritage (voir l’influence des voies Romainessur le tracé de nos infrastructures de transport) et des

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futurs plus moins enracinés dans le présent et, parfois,dans un passé assez reculé (ainsi du déclin de la féconditéet des gains de l’espérance de vie observées dans le passéqui déterminent pour une part l’évolution à venir denotre pyramide des âges).Cette philosophie se résume souvent par cette phrase :l’avenir ne se prévoit pas ; il se construit. Il se construitnotamment, à partir de décisions et d’actions humaines,individuelles et collectives, engagées plus ou moinslibrement sous réserve que l’on fasse preuve de laprévoyance sans laquelle nous serions en permanenceexclusivement acculés à gérer les urgences.L’exploration des futurs possiblesLa prospective nous invite à considérer l’avenir à la foiscomme un territoire à explorer et comme un territoire àconstruire. Je l’illustrerai à l’aide d’une métaphore, certessimplificatrice mais, à mes yeux, assez parlante. Noussommes tous, en quelque sorte, comme individus etcomme responsables d’organisations, dans une positionsemblable à celle du capitaine d’un bateau quinormalement dispose à bord de deux instruments – lavigie et le gouvernail – dont les fonctions sont distinctesmais complémentaires.Le rôle de llaa vviiggiiee est d’essayer de déceler le vent qui selève, l’iceberg avant que le Titanic ne le percute et, plus lenavire est lent à virer de bord, plus la vigie doit avoir lavue perçante (incidemment, elle doit aussi pouvoir alerterle capitaine sur les dysfonctionnements internes aubateau). Je veux ici parler de ce que nous appelons àFuturibles la veille prospective sur l’environnementstratégique des organisations telle que nous l’avonsdéveloppée d’ailleurs sous le terme de «vigie».Le défi en l’espèce est d’essayer de nous représenter leprésent au travers de sa dynamique à long terme, donc dedistinguer les faits de nature conjoncturelle, voireanecdotique, qui feront sans doute la une des média, desfaits qui nous semblent – sans que l’on dispose deméthodes miracles pour y parvenir – symptomatiques,révélateurs de tendances lourdes ou émergentes, ceux quePierre Massé appelaient «les faits porteurs d’avenir» etque l’on dénomme plus souvent aujourd’hui sous leterme de «signaux faibles».Se représenter correctement le présent au travers del’ensemble de ses dimensions, donc en recourant àl’analyse systémique, est un premier défi car celaimplique de pouvoir mobiliser l’expertise de personnesfort différentes qui, en se spécialisant ont souvent perduen largueur de vue ce qu’elles ont gagné en profondeurd’analyse. Se représenter le présent dans sa dynamiquetemporelle longue exige au demeurant que l’on ne setrompe pas trop sur les facteurs d’inertie et dechangement. Or j’estime, par exemple, que trop souvent,

au prétexte que les phénomènes démographiques sontempreints d’une grande inertie, l’on accorde uneconfiance excessive à la seule variante médiane desprojections en oubliant que celles­ci sont surdéterminéespar le choix d’hypothèses discutables sur la fécondité,l’espérance de vie et le solde migratoire. Inversement,étant fascinés par la rapidité des progrès scientifiques ettechniques, l’on est trop souvent enclins à penser que lasociété va changer au rythme de ces progrès. Or ladisponibilité d’une technologie est une chose, lesconditions de sa diffusion dans le corps social en est uneautre, et les usages qui en seront faits, une troisième quidépend de facteurs économiques, sociaux, politiques etculturels.Enfin, il faut prendre garde au fait que l’on est tropsouvent tenté de ne tenir compte que des phénomènesmesurables alors que les chiffres dont nous disposons nesont pas nécessairement exacts et pertinents,qu’inversement l’on a souvent tendance à sous­estimerles variables dites molles au prétexte qu’il est plus difficilede les appréhender. Mais les variables molles (parexemple, le portefeuille de compétence d’uneorganisation, la capacité des dirigeants à mobiliser lestalents) sont souvent très déterminantes au regard desperformances des entreprises .La vigie, pour le dire autrement, doit déceler ce que leprésent recèle comme germes d’avenir ou comme racinesde futurs possibles. A partir de là, il nous incombedd’’eexxpplloorreerr ccee qquuii ppeeuutt aaddvveenniirr. Telle est l’ambition de lapprroossppeeccttiivvee ddiittee ««eexxpplloorraattooiirree»» qui recourt à desméthodes différentes de celles utilisées dans lesprévisions.LLaa pprréévviissiioonn repose essentiellement sur l’extrapolationdes tendances observées dans le passé. Elle suppose quedemain diffèrera d’aujourd’hui comme aujourd’huidiffère d’hier. La méthode la plus couramment utiliséeconsiste à examiner comment un sous­système, isolé deson contexte, a fonctionné dans le passé, quelles sont lesvariables et les relations entre ces variables qui ont étédéterminantes dans son évolution. Sur cette base sontconstruits des modèles de simulation qui permettentd’élaborer des prévisions.Mais cette méthode – dont les vertus sont incontestablesdans certains cas ­ et les prévisions ainsi établies sontsujettes à trois limites : la première tient au fait que l’onraisonne comme si la dynamique du sous­système étaitpérenne, qu’il n’y avait pas, par exemple, d’effets de seuilau­delà desquelles le système, morphologiquement etphysiologiquement, se trouverait modifié. La secondetient à l’hypothèse, résumée par l’expression «touteschoses égales par ailleurs», selon laquelle on faitabstraction de facteurs exogènes qui viendraient modifierradicalement le sous­système. La troisième tient à l’effetdit «GIGO» (Garbage in/ Garbage out) voulant dire, en

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substance que si les hypothèses d’entrée sont arbitraires,voire erronées, les prévisions à la sortie le seront toutautant.LLaa pprroossppeeccttiivvee eexxpplloorraattooiirree entend appréhender lesystème dans sa globalité et débroussailler les futurspossibles à gros trait plutôt que de produire desprévisions précises (nous dirons que le parti pris est depréférer une approximation grossièrement correcte à uneprévision précise mais erronée). Elle s’efforcera, enparticulier, de tenir compte des éventuelles discontinuitéset ruptures – celles­ci pouvant être subites ou provoquéeset résulter de très nombreux facteurs et acteurs – et de lastratégie des acteurs dont le comportement n’est pas nirépétitif ni rationnel.Chacune de ces démarches comporte des vertus et deslimites et, fort opportunément, il est de plus en fréquentde les utiliser complémentairement. Aucune des deux n’ala vocation et la prétention de prédire le futur. Dans lemeilleur des cas, elles vont nous permettre d’identifier lesenjeux à moyen et long termes avant que l’incendie nesoit déclaré et que nous soyons réduits à agir enpompiers, les circonstances prenant le dessus sur notrevolonté.La construction de l’avenirPour autant donc que nous ayons fait preuve de vigilanceet d’anticipation, nous allons disposer d’un certainpouvoir pour devenir ddeess aacctteeuurrss dd’’uunn ffuuttuurr pour unepart au moins choisi. Mais qui est ce «nous» ? Il y a sur lascène une pluralité d’acteurs, plus ou moins puissants,poursuivant des objectifs plus ou moins conflictuels ouconsensuels, individuels et collectifs. L’identification desacteurs et une juste estimation de leurs pouvoirsrespectifs sont ici essentielles, y compris bien entendu desavoir au profit duquel nous œuvrons.Et quelle est la représentation que l’acteur en question seforge d’un avenir souhaitable et réalisable, sachant que,s’il s’agit d’un acteur opérant au nom de l’intérêt collectif,il ne s’agit pas de considérer que l’intérêt collectif n’estrien d’autre que la somme des intérêts individuels, afortiori d’une opinion publique que l’on sait fugace,volatile et souvent surdéterminée par la conjoncture dumoment. Cela, en d’autres termes, signifie que lesprospectivistes vont explorer différentes options, leursconditions de mise en œuvre, procéder à une évaluationex ante des coûts et bénéfices de chacune d’elles mais qu’ilincombera au décideur de prendre ses responsabilités aumoment d’opérer des choix qui engage la société à longterme.Ici intervient donc la notion de projet (venant du latinpro­jeter,) jeter dans un avenir plus ou moins lointain uneimage d’un avenir souhaitable, donc exigeant un choix enterme de valeur, et réalisable.

S’il est important d’être animé d’un tel projet qui confèreun sens et une cohérence à long terme à nos actions, il estégalement important de s’efforcer de le réaliser, d‘où lanécessité d’établir un compte à rebours (backcasting)pour savoir qui peut faire quoi et comment dès demain etles jours suivants pour atteindre l’objectif. L’on pourraalors parler de plan, de programmation, d’allocation demoyens. Mais comme nul ne peut prévoir précisémentcomment évoluera la conjoncture, s’il est important detenir le cap, il est également important d’être capabled’ajuster les voiles.Je terminerai en insistant sur l’importance de bienapprécier les échelles de temps. La prospective nes’intéresse pas qu’au long terme, y compris parce que,pour y arriver, il faut passer par le court et le moyenterme. La prospective exploratoire part du présent pouraller explorer le spectre des possibles ; la prospective quel’on appelait auparavant normative (et désormaisstratégique) part d’un objectif pour revenir vers leprésent. Il est tout aussi important d’être capable de fixerdes ordres de grandeur. Elaborer des scénarios sans qu’ilssoient assortis de cheminements conduit à de nombreuseserreurs et n’a guère de vertu opérationnelle. Or laprospective doit pouvoir être utile à l’exercice dupouvoir, donc à la décision et à l’action.