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HUGO CENSURÉ

DU MÊME AUTEUR

Maria Deraismes. Ce que veulent les femmes Paris, Syros, 1980

ODILE KRAKOVITCH

HUGO CENSURÉ

La liberté au théâtre au xixe siècle

C A L M A N N - L E V Y

Caricature de la couverture de Grandville d'Argout, ministre chargé de la censure.

ISBN 2-7021-1376-1

@ CALMANN-LÉVY, 1985

Imprimé en France

« Pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l'inspec- tion de deux ou trois censeurs [...] »

BEAUMARCHAIS, le Mariage de Figaro,

(Acte V, scène m)

« On. vous laissera faire à votre [fantaisie,

Dire n ' impor te quoi touchant [n'importe qui,

Canoniser Marat, diviniser Fieschi, Et, par les quatre coins incendier la

[ville, Pourvu que vous laissiez Monsieur

[Cavé tranquille. »

Victor HUGO, Océan.

« Permettre à un simple particu- lier d'agir au gré de son caprice sur les hommes rassemblés par les sé- ductions de la scène, l'intérêt du drame, la beauté des femmes, le talent des artistes, l'enchantement des peintures et des flots de lu- mière, c'est livrer au premier cor- rupteur venu l'âme du peuple en pâture, c'est abandonner au passant le droit d'empoisonner les sources de l'intelligence humaine. Dans un pays où le gouvernement serait digne de ce nom, l'État ne saurait renoncer à la direction morale de la société par le théâtre sans abdi- quer. »

Louis BLANC, Histoire de six ans, (t. IV).

Avant-propos

Mon idée première, en m'intéressant à la censure, était de limiter mon propos à la période de l'histoire théâtrale qui s'ouvre avec l'extraordinaire procès intenté par Victor Hugo après l'interdiction du Roi s'amuse et qui se termine avec la non moins remarquable enquête menée en 1849 par le Conseil d'Etat sur les problèmes du théâtre, enquête au cours de laquelle Victor Hugo eut l'occasion de parler longuement de ses théories théâtrales.

Cette période, la Monarchie de Juillet, est fascinante pour de multiples raisons. Elle correspond à ce qu'en littérature on appelle le « Romantisme ». C'est aussi l'époque d'Eugène Sue et des Mystères de Paris, celle de'Robert Macaire et de Frédérick Lemaître sur qui toute ma génération a rêvé, grâce à Marcel Carné et à son film, les Enfants du paradis. C'est l'époque du théâtre « populaire », du boulevard du Crime, des mélodrames, des « paradis » envahis par l'ouvrier. Politiquement et àdminis- trativement, elle fait preuve d'une remarquable stabilité, en contradiction totale avec une société en pleine mutation, qui s'interroge, doute et cherche. Issue d'une révolution triom- phante, elle se termine par une autre révolution tout à fait différente et pourtant si proche.

La coupure, le grand changement se situe en 1849 et non pas en 1830. La bourgeoisie sûre d'elle, conquérante, sans scrupule, c'est après 1850 qu'elle se révèle.

L'étude de la censure illustre parfaitement cette stabilité apparente et les interrogations, les incertitudes sous-jacentes. Si le théâtre après la révolution de 1830 vécut pleinement l'extraor- dinaire liberté qui lui fut accordée pour cinq ans, il devint avec la révolution de 1848 plus adulte, plus conscient. Les nouveaux

révolutionnaires apportèrent, en ce domaine comme en bien d'autres, la générosité, la compréhension, les réformes, les idées, mais montrèrent, hélas, une totale incapacité à faire passer dans la réalité les résultats de leurs réflexions.

Il était passionnant d'étudier la censure durant ces années, avec la première apparition de la liberté en 1830, puis la seconde en 1848 ; chaque fois se révélent la peur des contemporains, leur incapacité à vivre sans entrave et le retour rapide aux méthodes les plus traditionnelles, les plus rassurantes, les plus inefficaces. Ces années 1835-1848 de plein exercice de la censure offraient aussi l'avantage d'être les seules à n'avoir jamais été étudiées. Il fallait donc s'appuyer essentiellement sur des sources d'archives, ce qui n'était pas pour me déplaire.

Le titre Hugo censuré était tout indiqué, tant l'histoire de la censure, mais aussi celle du théâtre sont, pour cette période qui correspond à la pleine activité du dramaturge, dominées par son extraordinaire personnalité. Victor Hugo qui entretint avec le gouvernement de Louis-Philippe de bonnes relations et qui participa à celui de la Seconde République, appliqua son génie et son imagination à la vie théâtrale et contribua aussi bien à la création qu'aux réflexions sur l'écriture, l'entreprise, la gestion et la police des spectacles.

En raison de l'intérêt de la période, j'ai préféré limiter aux années du Romantisme l'étude thématique placée en seconde partie. Mais la censure, après 1850, subsista encore plus d'un demi-siècle, survivant aux coups qui lui avaient été portés durant les deux révolutions de 1830 et 1848. Malgré l'absence de Victor Hugo et son désintérêt ultérieur pour les théâtres, il fallait terminer l'histoire de la censure et montrer qu'elle n'était pas éternelle.

On excusera certains anachronismes volontaires. J'ai souvent évoqué la « gauche » pour désigner non pas une formation politique, ce qui serait une erreur historique pour la plus grande partie du xixe siècle, mais une sensibilité. Je pense très profondé- ment que Victor Hugo a été un homme de « gauche » non pas tant par ses engagements politiques que par son idéologie et ses combats sociaux. Il convient de préciser enfin que le mot de censure, employé ici seul, est à comprendre dans le sens que lui donnaient Hugo et ses contemporains : celui de la censure préventive. Ce terme signifie aujourd'hui la répression des spectacles en sa totalité, avant et après la représentation. C'est pourquoi la surveillance des séances, de la parole et du jeu a été

abordée, mais plus succinctement que le contrôle de la pensée et de l'écrit, seule censure condamnable pour Victor Hugo.

Je tiens à exprimer ici mon infinie reconnaissance à mes amies conservateurs aux Archives nationales, Brigitte Labat, qui m'a constamment aidée de ses précieuses informations, Danielle Gallet et Nicole Felkay, sans qui ce travail n'aurait jamais abouti. Mes remerciements les plus sincères vont également à tous ceux qui m'ont soutenue de leurs conseils et de leurs encouragements, tout d'abord à mes collègues des Archives et de la Bibliothèque nationales : MM. Fierro, Dérens, Babelon et Mahieu, Mme Christout ; aux professeurs, Mmes Yvonne Knibiehler, Michèle Perrot, Fernande Bassan et Françoise Parent, MM. Phi- lippe Joutard, Philippe Vigier, Jean-Yves Mollier, Roger Ripoll et Pierre Angrand ; à tous ceux enfin qui m'ont apporté aide et affection : Mme Roth, bibliothécaire de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, Mmes Heurtier, Peyre et Mignon, à mon mari, mon père et ma famille.

PREMIÈRE PARTIE

AUTOUR DU ROI S'AMUSE: LE DIFFICILE APPRENTISSAGE

DE LA LIBERTÉ

CHAPITRE PREMIER

L'affaire du Roi s'amuse ou la difficile liberté

Le 23 novembre 1832, se répand dans Paris une nouvelle stupéfiante : les représentations du Roi s'amuse, le dernier drame de Victor Hugo, dont la première a eu lieu la veille au Théâtre-Français, sont suspendues. « L'acte est arbitraire au point d'être incroyable»1 dénonce aussitôt le poète. «Le lendemain de la première représentation, l'auteur reçut de M. Jouslin de La Salle, directeur de la scène au Théâtre- Français, le billet suivant : " il est dix heures et demie, et je reçois à l'instant l'ordre de suspendre les représentations du Roi s'amuse. C'est M. Taylor2 qui me communique cet ordre de la part du ministre Le premier mouvement de l'auteur fut de douter [...] En effet, ce qu'on a appelé la Charte-Vérité dit : " les Français ont le droit de publier, [...] la censure ne pourra jamais être rétablie "... »

L'interdiction fit l'effet d'une provocation gouvernementale dans le climat politique qui régnait alors à Paris. La France, depuis la Charte constitutionnelle du 7 août, connaissait pour la première fois de son histoire la liberté totale d'écrire et de s'exprimer. Dans l'enthousiasme de la révolution de 1830, après les Trois Glorieuses, Louis-Philippe, dans le fameux article 7 de la Charte, avait effectivement déclaré : « Les Français ont le droit de publier et faire imprimer leurs opinions en se conformant aux lois ; la censure ne peut jamais être rétablie. » Les Bourbons avaient été renversés à cause de la censure, et voilà que celle-ci réapparaissait dans les faits, sinon dans les textes, deux ans après seulement !

L'élaboration du Roi s'amuse

Hugo était un homme à paradoxes. Dans la « préface » de Marion Delorme, il proclamait la mission pédagogique du théâtre, mais refusait au spectacle toute fonction politique, même si la révolution littéraire était pour lui inséparable de la mutation politique. Autre paradoxe : ses idées sur un théâtre du peuple. Quel peuple ? un « public-un », collectif, élite ou masse ? Le public était, en ces années 1830, Hugo le savait bien, divisé Le poète qui disait travailler pour le peuple, écrivait en fait pour les deux classes : il conçut le Roi s'amuse, en vers, pour l'élite qui fréquentait le Théâtre-Français, et tout de suite après, dans la foulée, à deux mois d'intervalle, Lucrèce Borgia, en prose, pour le public populaire ou plutôt petit-bourgeois, de la Porte Saint- Martin qui avait déjà accueilli Marion Delorme. Au peuple du Boulevard, il présenta un monstre aristocratique, Lucrèce Bor- gia, qui devient humain par l'amour maternel. A l'aristocratie, il montra un monstre populaire et bouffon, Triboulet, qui devient humain par l'amour paternel. Le rapprochement fut voulu et formulé dans la préface de Lucrèce Borgia et dans Littérature et philosophie mêlées : « donner aux grands le respect des petits et aux petits la mesure des grands ». Dernier paradoxe : le Roi s'amuse, malgré l'affirmation contraire de Hugo un peu plus tard, dans la préface de Lucrèce Borgia, n'a rien de moral ni de formateur. Il est bien plutôt le reflet d'une rupture : le destin frappe Saint-Vallier et Blanche, innocente et pure ; la malédic- tion de Saint-Vallier, proférée contre le fort et le faible, contre le roi et le bouffon, ne frappe que ce dernier. L'univers du mal est partout, chez le roi, les courtisans, les domestiques ; le peuple est représenté dans son aspect le plus prolétaire, le plus sordide : Saltabadil, le tueur à gages et Maguelonne, la prostituée.

Le thème du bouffon, être difforme, souffre-douleur comique, a des racines très profondes chez le poète. Notre-Dame de Paris parut le 31 mars 1831. Le lien entre Quasimodo et Triboulet est trop évident pour qu'il soit besoin d'y insister : même laideur, même situation sociale, même impuissance entre l'amour porté à la femme et la toute-puissance du maître qui désire la femme.

Il est certain que les événements politiques eurent une grande influence sur l'élaboration de la pièce. Le 5 juin, le poète se précipita pour rejoindre les révoltés qui se firent massacrer. Les

Républicains avaient été les vaincus et Hugo détestait la vio- lence ; il fut en juin 1832 ce qu'il sera encore et toujours en juin 1848, en décembre 1851 et en 1871, après la Semaine sanglante : du côté des victimes.

L'agitation politique et sociale, en cette fin 1832, n'avait jamais été aussi grande. La misère était extrême, le prix du pain à un niveau jamais atteint ; les émeutes se succédaient, les premières coopératives ouvrières apparaissaient. La veille de la première du Roi s'amuse, Louis-Philippe fut victime d'un attentat sur le Pont-Royal. Le scandale du Roi s'amuse devait fournir la preuve de ce que Victor Hugo répéta toute sa vie : pas de crise politique sans crise littéraire.

Ces événements ont beaucoup contribué aux audaces sans précédent du Roi s'amuse 3. Les derniers actes n'étaient pas encore écrits lors des funérailles du général Lamarque. La vision du peuple massacré augmenta l'importance des deux person- nages « prolétaires » : Saltabadil et Maguelonne.

Le Roi s'amuse au Théâtre-Français

Tout était prêt, en cette fin de novembre 1^32, pour la représentation 4 qui fut un des grands scandales de cette période pourtant fertile en événements politiques et théâtraux. Ce fut « n o n p a s u n é c h e c , m a i s u n e d é r o u t e , u n e c a t a s t r o p h e » 5

D a n s l e c o n t r a t p a s s é e n t r e H u g o e t l a C o m é d i e - F r a n ç a i s e , i l

n ' é t a i t p a s f a i t m e n t i o n , à l a d i f f é r e n c e d e c e l u i s i g n é a v e c l a

P o r t e S a i n t - M a r t i n p o u r M a r i o n D e l o r m e , d u c a s é v e n t u e l d e l a

c e n s u r e . D e p u i s l e s r e p r é s e n t a t i o n s d e c e t t e p i è c e c e n s u r é e s o u s

l a R e s t a u r a t i o n , H u g o s e m b l a i t m o i n s c r a i n d r e l ' a r b i t r a i r e .

P o u r t a n t u n f a i t t é m o i g n e d e l ' i n q u i é t u d e p e r s i s t a n t e d u p o è t e .

Le 30 août 1832, Hugo signait avec l'éditeur Renduel6 un traité pour le Roi s'amuse. Il prévoyait un acte additionnel pour le cas où la censure interdirait la représentation du drame. Le traité serait alors annulé et l'auteur tenu de restituer à l'éditeur l'argent reçu. L'auteur avait raison de se méfier, car le 15 novembre, il fut convoqué par le ministre. L'entretien roula uniquement sur le personnage de François Ier qui, d'après le comte d'Argout, fourmillait d'allusions contre Louis-Philippe. Victor Hugo répon- dit qu'il « n'avait pas l'habitude de procéder par allusions et qu'en peignant François Ier, c'est François Ier seul qu'il avait voulu peindre ». Il obtint l'autorisation.

« Le matin de la représentation, on procéda à la distribution des billets dont disposait l'auteur et qui représentaient à peu près tout le parterre, toute la troisième galerie et tout l'amphithéâtre. Théophile Gautier et Célestin Nanteuil faisaient de leur côté une distribution analogue. »7 Le poète fut obligé de convoquer également le Tout-Paris politique, littéraire et mondain.

L'atmosphère était surchauffée ; les couplets, traditionnels au Boulevard bien qu'interdits, de la Carmagnole et de la Marseil- laise étaient repris en chœur. Les jours suivants, les journaux qualifièrent la salle de « club révolutionnaire » (le Figaro), de « cour des miracles », accusèrent le peuple « des estaminets » d'être « descendu des hauteurs des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau » pour souiller de « débris de saucissons, de têtes de harengs saurs », la noble salle de la Comédie-Française 8.

La représentation fut une déroute ; les critiques l'intitulèrent le « Waterloo du Romantisme »9. Ce ne fut pas l'aspect politique qui choqua; les tirades de Triboulet contre les seigneurs et l'aristocratie furent applaudies par le public bourgeois qui se disait libéral. Ce fut « le bouffon, le grotesque, le trivial, le populaire » qui fut insupportable10.

L'interdiction

Le soir même de cette dramatique représentation, Hugo emporta le manuscrit chez lui pour le corriger 11. Il modifia principalement le personnage de Triboulet et fit disparaître la dernière scène des lamentations devant le peuple muet. Il atténua le grotesque, les passages de la bouffonnerie au sublime, « les aspects extrêmes »1 , les scènes cyniques. Disparurent ainsi la réponse de Maguelonne à François 1" : « prend-il des airs de roi ! », les deux vers « Le mystère est un œuf, croyez-en Triboulet, / Qu'il ne faut pas casser si l'on veut un poulet » ; de même furent rayés tous les mots populaires : « encharibotté », « il a payé le coup ». Ce fut au grotesque donc que Hugo s'attaqua et non aux passages politiques. Il ne toucha pas à la tirade de Saint-Vallier. Il laissa intact tout ce qui avait trait à la veulerie du roi et de ses courtisans ; il ne supprima pas non plus le vers qui avait fait scandale : « Vos mères aux laquais se sont prostituées. » Il savait qu'on lui reprochait non pas la portée politique de son drame, mais le fait d'avoir encanaillé la

Comédie-Française, ce sanctuaire du classicisme. La censure était littéraire ; elle était idéologique et devenait politique par le biais des mentalités.

La presse, unanime dans sa critique, employa les mêmes termes pour dénoncer les excès du Roi s'amuse que les censeurs, trois ans plus tard, dans leurs procès verbaux. Ce fut le même dégoût de l'horrible et de l'ignoble, de la réalité trop crue, insupportable. On dénonça également l'immoralité ainsi que l'invraisemblance historique. « Ce qui était en question, ce n'était pas une thèse politique..., c'était un ensemble de provoca- tions qui mettaient en cause les différents codes littéraires du temps sous le triple aspect de la moralité, des habitudes littéraires, des bienséances historiques... On ne peut mieux analyser la confusion qui s'établit entre politique, morale et littérature. C'était donc le code culturel dans son ensemble que Hugo mettait en péril » 12 . Hugo, et à travers lui tout le drame romantique, était le poète du laid, du mal. Sa conception de l'art était, de plus, nuisible parce qu'il avait osé faire « du bouffon le dernier des hommes, et qu'il avait placé François Ier, le roi français, encore en dessous de cet homme-là »13. Ce drame, dont le sujet était l'assassinat d'un roi, fut joué le lendemain du jour où le roi avait été victime d'un attentat sur le Pont-Royal.

Le 10 décembre, un arrêté du ministre interdisait définitive- ment la pièce, car « les mœurs étaient outragées » 14. « Il paraît que nos faiseurs de censure se prétendaient scandalisés dans leur morale par le Roi s'amuse », se moqua aussitôt Victor Hugo dans la « préface » de sa pièce imprimée le 30 novembre 1832.

La décision du poète fut bientôt prise : porter l'affaire devant la justice pour pouvoir se défendre publiquement.

Victor Hugo ne voulait pas de manifestations politiques. Sa décision d'intenter un procès fut une démarche individuelle. Il s'empressa, dès le 26 novembre 1832, d'écrire au directeur du Constitutionnel une lettre fort célèbre, reproduite par toute la presse : « [...] Je crois, Monsieur, qu'il est d'autres moyens d'arriver au châtiment de cette mesure illégale ; je les emploierai. Permettez-moi donc d'emprunter, pour cette occasion, l'organe de votre journal pour supplier les amis de la liberté, de l'art et de la pensée, de s'abstenir d'une démonstration violente qui abouti- rait peut-être à l'émeute que le gouvernement cherche à se procurer depuis si longtemps. »

Comme lorsqu'il prit la défense des victimes des insurrections des 5 et 6 juin, Victor Hugo marquait déjà nettement son

hostilité à toute violence. En tout cas, la censure avait retourné en la faveur du dramaturge l'ensemble de la presse.

La préface du Roi s'amuse

Le texte de la préface commençait, on l'a vu, par l'affirmation que la Charte avait aboli toute censure, y compris celle des œuvres dramatiques. Le problème de l'illégalité de la mesure administrative, celui de savoir si le théâtre était compris ou non dans l'article de la Charte, furent au centre des débats quelques jours plus tard.

Autre argument nettement posé dans la « préface », égale- ment discuté durant le procès : celui du droit à la propriété, complémentaire du droit à la liberté. « La suppression ministé- rielle d'une pièce de théâtre attente à la liberté par la censure, à la propriété par la confiscation. » Et pour la défense de ces droits, Hugo faisait appel au public, à l'opinion : « Demander grâce au pouvoir, c'est le reconnaître. La liberté et la propriété ne sont pas choses d'antichambre. Un droit ne se traite pas comme une faveur... Pour un droit, réclamez devant le pays. » Le peuple est le juge souverain.

Il s'agissait bien d'une attaque politique contre le gouverne- ment. Hugo avait compris que la cabale contre sa pièce, le scandale de la première et de l'unique représentation furent « une espèce de bataille de Montlhéry... où les Parisiens et les Bourguignons ont prétendu chacun de leur côté avoir empoché la victoire ». Il rappela alors son combat permanent contre la censure et les démarches entreprises en 1831 par la Société des Auteurs dramatiques, auxquelles il s'était associé, lors du projet du ministre Montalivet de légaliser la censure répressive. Mais en 1832, comme en 1829 et en 1831, dans la bataille d'Hernani comme dans sa « préface » et dans sa plaidoirie, comme plus tard en 1849, lorsqu'il répondit à l'enquête menée par le Conseil d'Etat, Hugo ne voulut pas aller, dans son refus de la censure, jusqu'à revendiquer la liberté absolue, ce nouvel arbitraire.

Suivait ensuite une véritable analyse du pouvoir sous la Monarchie. Hugo dénonçait un gouvernement petit, fatigué. La bourgeoisie, désormais au pouvoir, s'installait dans le conserva- tisme et oubliait les idéaux pour lesquels elle s'était battue : « C'est le commerce qui s'effarouche des systèmes ; c'est le marchand qui veut vendre. »

Cette « préface » était délibérément provocante : les comé- diens du Français étaient traités d' « eunuques », de « muets du sérail », les politiciens dépeints comme des « brouetteurs de projets, suants et soufflants ». Elle ne pouvait que déplaire.

Le procès du Roi s'amuse

Hugo avait le sens de la publicité et celui du théâtre. Il prépara soigneusement le public à l'audience. Le 18 décembre, dans tous les journaux de l'opposition, parut une note qui annonçait le procès, avec la mention : « M. Victor Hugo compte prendre aussi la parole ».

Victor Hugo savait qu'il perdrait son procès. C'était sa première bataille politique, et la seule qu'il livrera jusqu'en 1848. Il regrettait que « cette importante affaire » n'ait pu être déférée que devant un simple tribunal de commerce, plainte qu'il formulait déjà dans la « préface » du Roi s'amuse. Ce n'était pas contre la Comédie-Française, bien évidemment, qu'il en avait. Il aurait aimé pouvoir attaquer plus directement encore le gouver- nement et le ministère, et il l'aurait fait si l'un et l'autre ne s'étaient pas « barricadés derrière les fins de non-recevoir du Conseil d'Etat ».

La demande de Hugo était simple : il avait passé un contrat avec un théâtre qui n'avait pas rempli ses obligations. Peu lui importaient les excuses de la direction ; l'interdiction, ordonnée par le pouvoir et à laquelle se soumettait le directeur, était illégale. Le théâtre avait donc à lui verser des indemnités. Ce raisonnement était sans faille, à condition d'admettre l'illégalité de la mesure administrative. Or le gouvernement, on le verra, essayait en vain depuis la proclamation de la Charte de résoudre le problème. Le vide législatif était sans solution. Rien ne fut réglé, bien au contraire, par ce procès qui, au cours des plaidoiries et des débats, mit en lumière l'embarras des pouvoirs à légiférer sur les limites de la liberté. Le gouvernement, conscient d'avoir commis une erreur en interdisant, avant même la première représentation, le Procès du maréchal Ney, s'était fixé une ligne de conduite : la censure avait certes été abolie ; néanmoins un contrôle était nécessaire et, en l'absence de mesures préventives, il ne pouvait avoir lieu qu'après la première représentation. Ce raisonnement était celui qui avait présidé à l'élaboration du projet Montalivet. A ce contrôle par les pouvoirs

publics, Hugo opposait celui qu'exerçait le public. Selon lui, la censure avait été abolie; il ne pouvait y avoir de répression gouvernementale.

Victor Hugo choisit pour avocat Odilon Barrot, chef de la gauche modérée, de l'opposition dynastique. La plaidoirie s'ef- força de montrer l'illégalité de la mesure prise à rencontre du Roi s'amuse. Le décret de 1806, en effet, affirmait qu'une pièce pouvait être interdite par la police, si « l'ordre était troublé ». Or l'ordre n'avait pas été troublé. De plus, soutint Odilon Barrot, la Comédie-Française qui, à la différence des Nouveautés pour le Procès d'un maréchal de France, avait pu mener à bien une représentation, avait cédé dès la première injonction. Pour l'avocat, la censure a posteriori, la censure répressive, était la plus dangereuse de toutes, car elle pouvait ruiner définitivement un théâtre. Odilon Barrot, par ce raisonnement, à l'opposé de la solution préconisée par Montalivet, rejoignait la politique du gouvernement ; celui-ci, par une politique répressive de plus en plus sévère, poussait les professionnels du théâtre à demander une censure préventive, moins coûteuse, parce qu'elle réprimait l'écrit, la pensée, l'auteur, et non plus la mise en scène et le directeur. C'est grâce à ce raisonnement encore que les lois de 1835 furent acceptées dans une résignation générale. Mais, ajouta Barrot : « si la liberté de la presse est un instrument de révolution quand les gouvernements ne veulent pas s'identifier avec les intérêts généraux, la liberté théâtrale peut être un instrument de sédition dans un temps donné [...] Je ne voudrais pas engager ici mon opinion. Je craindrais de poser ici des théories absolues [...]. » Cet avocat libéral scrupuleux, en ne soutenant pas le radicalisme de son client, en reconnaissant le danger de la liberté théâtrale, admettait que le pouvoir politique avait raison. Il aurait dû affirmer que l'abolition totale de la censure préventive était la seule défense contre l'arbitraire. Ce fut ce que développa la plaidoirie de Hugo16.

« Je n'accorderais pas au pouvoir la faculté de confisquer la liberté dans un cas même légitime en apparence, de peur qu'il n'en vînt un jour à la confisquer dans tous les cas [...]. Il n'y a pas de droit au-dessus du droit. » On ne peut évidemment pas compren- dre cet apparent radicalisme si l'on ne tient pas compte de la distinction très nette que Hugo fit toute sa vie entre la censure préventive ou « censure » et la censure répressive ou « répres- sion ». Dans ce refus de tout arbitraire, on retrouve le Hugo le plus subversif et le plus redoutable : « L'arbitraire n'est permis

contre personne, même contre ces hommes qui vivent de diffamation et de désordre. » Selon lui, la société n'a pas le droit de se défendre contre un homme. C'était « la voix anarchique de l'humanisme absolu passant la limite et retournant contre la classe et l'idéologie dominantes la parole même de ses maîtres- m o t s , l i b e r t é , é g a l i t é » 17 . L e p o è t e n e d e v a i t j a m a i s a c c e p t e r l a

c e n s u r e p r é v e n t i v e d o n t il p r é d i t l e p r o c h a i n e t s o u r n o i s r é t a b l i s - s e m e n t .

M a l h e u r e u s e m e n t H u g o n e p u t p a r l e r e n d e r n i e r . L a p l a i d o i r i e

d e l ' a v o c a t d u m i n i s t r e , m a î t r e C h a i x d ' E s t A n g e , f u t r e m a r q u a - b l e . « T o u t e s l e s l o i s s u r l e s t h é â t r e s s u b s i s t e n t » , a f f i r m a l e

j u r i s t e , « a u c u n e n ' a é t é r é v o q u é e . » I l r a p p e l a l e s t r o i s r é g i m e s

p o s s i b l e s : l a l i b e r t é i l l i m i t é e ? I m p r a t i c a b l e ; d ' a i l l e u r s p e r s o n n e

n e l a r é c l a m e . L a c e n s u r e r é p r e s s i v e ? E l l e e s t i m p u i s s a n t e e t

d a n g e r e u s e ; l a c e n s u r e p r é v e n t i v e ? B i e n f a i s a n t e , « à c o n d i t i o n

q u ' e l l e n e r e s t â t p a s d a n s l e s m a i n s d e l a p o l i c e » . C e t t e

a r g u m e n t a t i o n é t a i t s u i v i e d ' u n b r e f h i s t o r i q u e p o u r d é m o n t r e r

q u ' e n f a i t l a c e n s u r e n ' a v a i t j a m a i s é t é a b o l i e . L a C h a r t e a v a i t

i n s i s t é s u r « l e d r o i t d e p u b l i e r s e s o p i n i o n s » e t n o n s u r c e l u i d e

f a i r e j o u e r u n e p i è c e . P o u r C h a i x d ' E s t A n g e , e t l a m a j o r i t é d e s

F r a n ç a i s , c e n ' é t a i t p a s l ' i m p o s s i b l e l i b e r t é d e s t h é â t r e s q u i

i m p o r t a i t , m a i s l e s d r o i t s p o l i t i q u e s , l e s l i b e r t é s d e r é u n i o n e t d e

l a p r e s s e . C e s l i b e r t é s « g a r a n t i s s a i e n t e t p r o t é g e a i e n t t o u t e s l e s

a u t r e s » . L ' a v o c a t t e r m i n a s a p l a i d o i r i e s u r u n e m é c h a n c e t é

f a c i l e , e n a c c u s a n t H u g o d ' ê t r e l e p r i n c i p a l r e s p o n s a b l e d e

l ' i n t e r d i c t i o n d e s a p i è c e . I l a v a i t r e f u s é d e s e s o u m e t t r e à l a

c e n s u r e p r é v e n t i v e , e n n e l a i s s a n t p a s s o n m a n u s c r i t a u m i n i s -

t è r e . P o u r l ' a v o c a t d u g o u v e r n e m e n t , p o u r l e m i n i s t r e c o m m e

p o u r l a m a j o r i t é d e l a p o p u l a t i o n , l a c e n s u r e p r é v e n t i v e é t a i t

d o n c e n c o r e l é g a l e ; e l l e l ' a v a i t t o u j o u r s é t é , o n n ' a v a i t j a m a i s c r u e n l a C h a r t e .

C o m m e il l ' a f f i r m a u n p e u p l u s t a r d , C h a i x d ' E s t A n g e n e

f a i s a i t q u e t r a d u i r e l ' o p i n i o n g é n é r a l e e n s o u t e n a n t q u e « l e d r o i t

p r é v e n t i f d u g o u v e r n e m e n t s u r l e s r e p r é s e n t a t i o n s d r a m a t i q u e s

e x i s t a i t e n c o r e e t q u ' i l d e v a i t ê t r e m a i n t e n u »18.

L e s s u i t e s d u p r o c è s : l e s r a p p o r t s d e H u g o a v e c l a c e n s u r e ,

l e s o r t d e l a p i è c e

L e 2 j a n v i e r , l e j u g e m e n t f u t r e n d u : l e t r i b u n a l d e c o m m e r c e ,

c o m m e p o u r l ' a f f a i r e d u P r o c è s d ' u n m a r é c h a l d e F r a n c e ,

d é c l a r a i t s o n i n c o m p é t e n c e . H u g o a v a i t p e r d u u n p r o c è s q u ' i l

s a v a i t p o l i t i q u e . I l g a g n a c e p e n d a n t s u r l e p l a n d e l a l i b e r t é ;

g r â c e à l u i , l e r é t a b l i s s e m e n t d e l a c e n s u r e f u t r e c u l é d e d e u x a n s ;

m a l g r é l ' o p i n i o n f a v o r a b l e , l e c o n t e x t e p o l i t i q u e e t l a c a u s e

e n t e n d u e d u r a n t l e p r o c è s , l e g o u v e r n e m e n t s e g a r d a d ' i m p o s e r

a u s s i t ô t l e c o n t r ô l e p r é v e n t i f e t a t t e n d i t l ' a t t e n t a t d e F i e s c h i e t l a

p e u r s u s c i t é e p a r l e n o m b r e d e s v i c t i m e s , p o u r r e s t a u r e r o f f i c i e l - l e m e n t l a c e n s u r e .

P o u r L u c r è c e B o r g i a , M a r i e T u d o r , A n g e l o , q u i d a t e n t d ' a v a n t

1 8 3 5 , l a c e n s u r e n ' é t a i t p a s o f f i c i e l l e m e n t r é t a b l i e ; l e s p i è c e s

n ' e u r e n t p a s à o b t e n i r d e v i s a . A p r è s l e s l o i s d e s e p t e m b r e ,

M a r i o n D e l o r m e , p o u r s a r e p r i s e a u F r a n ç a i s , f i t à n o u v e a u

l ' o b j e t d ' u n r a p p o r t . L a s e u l e r é s e r v e f u t à p r o p o s d e l a s c è n e o ù

L a f f e m a s p r o p o s e à M a r i o n d ' a i d e r l ' é v a s i o n d e D i d i e r , à

c o n d i t i o n q u ' e l l e s e d o n n e à l u i : « C e t t e s i t u a t i o n é t a i t t o u t à f a i t

i n a d m i s s i b l e [ . . . ] , m a i s v u e s l e s c i r c o n s t a n c e s q u i a v a i e n t a c c o m -

p a g n é l e s r e p r é s e n t a t i o n s d e c e t o u v r a g e , il y a u r a i t d e s m o t i f s d e

l ' a u t o r i s e r n o n o b s t a n t l a p r o f o n d e i n c o n v e n a n c e d e l a s i t u a -

t i o n . »19 I l e s t é v i d e n t q u e l e s c e n s e u r s a v a i e n t r e ç u d e s c o n s i g n e s

d e t o l é r a n c e p o u r t o u t e s l e s œ u v r e s d e V i c t o r H u g o . P o u r R u y

B l a s e n 1 8 3 8 , p o u r l e s B u r g r a v e s e n 1 8 4 3 , l e s d e u x r a p p o r t s q u i s e

c o n t e n t e n t d e f o u r n i r u n l o n g r é s u m é d e s p i è c e s n e f u r e n t q u e

d e s f o r m a l i t é s 2 0 . L e s p i è c e s t i r é e s d e s r o m a n s e t s u r t o u t l e s

a d a p t a t i o n s n o m b r e u s e s d e N o t r e - D a m e d e P a r i s c o n n u r e n t p a r

c o n t r e l e s r i g u e u r s d e l a c e n s u r e . L e p e r s o n n a g e d e F r o l l o ,

a c c e p t a b l e à l a l e c t u r e , n e f u t j a m a i s a d m i s s u r l a s c è n e .

L e R o i s ' a m u s e n e f u t p l u s j o u é j u s q u ' e n 1 8 8 2 . E n 1 8 4 1 , B u l o z ,

c o m m i s s a i r e d e l a C o m é d i e - F r a n ç a i s e e t a m i d u p o è t e , p e n s a

r e p r e n d r e l a p i è c e e t p r o p o s a p o u r a p l a n i r l e s d i f f i c u l t é s u n

c h a n g e m e n t d e t i t r e 2 1 . C e c i n e p o u v a i t q u e d é p l a i r e à H u g o q u i

r e f u s a t o u t : l e s c h a n g e m e n t s d e d é t a i l s , l a m o d i f i c a t i o n d u t i t r e , e t l a s o u m i s s i o n à l a c e n s u r e .

C i n q u a n t e a n s a p r è s , l e 2 2 n o v e m b r e 1 8 8 2 , l a p i è c e c o n n u t u n e

s e c o n d e r e p r é s e n t a t i o n . M a i s , f a i t s u r p r e n a n t , l a p r e s s e f u t

p r e s q u e a u s s i h o s t i l e à c e t t e d a t e q u ' e l l e l ' a v a i t é t é e n 1 8 3 2 . L e

g r o t e s q u e d e l a p i è c e n ' a v a i t e n r i e n p e r d u d e s a f o r c e s u b v e r s i v e .

O n n e s u p p o r t a p a s l ' a m o u r p a t e r n e l t r a n s f i g u r é e n u n « h o r r i b l e

avorton, en un bouffon cynique »22. On accusa le poète de s'être encanaillé.

Deux mois après la scandaleuse première du Roi s'amuse pourtant, le 2 février 1833, la création de Lucrèce Borgia à la Porte Saint-Martin fut triomphale. Marie Tudor, présentée après

bien des difficultés, le 6 novembre 1833, toujours à la Porte Saint-Martin, connut un succès mitigé. Le retour de Hugo à la Comédie-Française avec Angelo fut l'occasion d'un second procès retentissant. Hugo déféra à nouveau la direction du théâtre devant le tribunal de commerce de la Seine, le 6 novem- bre 1837, pour rupture de contrat. Ce fut pour le poète l'occasion d'une nouvelle et très belle plaidoirie, au cours de laquelle il dénonça la censure littéraire, c'est-à-dire la condamnation sociale du drame romantique à cause de sa force contestataire.

Ruy Blas fut le dernier succès de Victor Hugo, succès surtout financier, car les critiques et la presse restèrent résolument hostiles. Après cinq ans de silence, Hugo, avec les Burgraves montés par la Comédie-Française le 7 mars 1843, connut son échec le plus retentissant ; ce fut la fin de sa carrière dramatique.

Créées pour la plupart durant la seule longue période de liberté que connut le théâtre en France, les pièces de Victor Hugo furent presque toutes des occasions de cabale. « Depuis quatorze ans qu'il écrit », disait déjà de lui Hugo, en 1832, dans sa « préface » du Roi s'amuse, « il n'est pas un de ses ouvrages qui n'ait eu l'honneur malheureux d'être choisi pour champ de bataille à son apparition, et qui n'ait disparu d'abord, pendant un temps plus ou moins long, sous la poussière, la fumée et le bruit. »

Pourquoi un tel acharnement, pourquoi une telle répression ? Hugo n'écrivit pourtant jamais de pièces anticléricales, antiroya- listes, ou antigouvernementales. Ses pièces, situées dans le passé, ont « une moralité sévère », comportent un « enseignement », pour reprendre ses expressions. Mais il refusait les schémas traditionnels : la comédie bourgeoise à la Scribe, le drame romantique à la Dumas, la tragédie historique. Comme Frédé- rick Lemaître dans Robert Macaire, comme Félix Pyat dans le Chiffonnier de Paris, il cherchait à ébranler le public, à l'impres- sionner pour mieux le former, en transgressant les règles de l'esthétique et du code moral bourgeois. Tous les thèmes censurés par la bourgeoisie se retrouvent dans ses pièces : l'excès, l'invraisemblable, l'immodéré, la violence, le grotesque, le laid, la vulgarité, la trivialité de la langue, la complaisance envers la canaille, l'inversion de la hiérarchie socioculturelle, la transformation du roi noble en roi de carnaval et de Triboulet le bouffon en sujet. Ou encore, dans les mises en scène de Notre- Dame de Paris comme dans les mélodrames anarchistes et sociaux : le goût de l'objet et du spectacle, le refus des discours

qui analysent les passions, le fatalisme, le pessimisme en contra- diction avec la morale satisfaite de la bourgeoisie.

Hugo ne rencontra pas le public uni dont il rêvait. Il renonça donc à écrire pour le théâtre. Mais sa lutte pour le droit fondamental à la liberté aura marqué à jamais l'histoire de la censure. Le poète a non seulement reculé de deux ans la restauration de la censure, mais surtout il a marqué de sa foi en l'homme les générations futures. Il a en effet aidé ceux qui luttèrent pour la liberté en 1849 et en 1891 à formuler leur pensée. Il a proposé, le premier, des solutions qui seront adoptées soixante-quinze ans plus tard, en 1906, lors de la suppression de la censure.

CHAPITRE II

Les avatars de la censure avant le Roi s'amuse ou la liberté inespérée

Le théâtre, la parole, ont toujours effrayé les régimes en place. Aux époques où n'existaient pas la radio et la télévision, le théâtre, seul lieu autorisé de réunions publiques, semblait alors aussi le seul moyen de manifester ses opinions : pour l'auteur par son texte, pour les spectateurs par l'accueil qu'ils réservaient au spectacle. Le but de la censure fut en conséquence double : préventif sur le manuscrit, répressif sur la représentation et l'effet produit.

Le théâtre s'adressait, il faut le rappeler, à une population illettrée pour plus du tiers. Rares furent, même parmi les écrivains les plus libéraux, ceux qui osèrent préconiser sa totale liberté devant l'influence qu'il pouvait exercer sur un public dont il était l'unique source d'information et de formation. Les révolutionnaires de 1789, tout en abolissant théoriquement la censure, placèrent les théâtres sous la dure surveillance des municipalités. Lamartine, en 1835, Victor Hugo, en 1848, ne purent s'empêcher de préconiser la mise en place de différents moyens de surveillance. La phrase de Louis Blanc, placée ici en épigraphe, caractérise bien la peur des révolutionnaires intellec- tuels face à l'influence que pouvait exercer le théâtre sur les « enfants du paradis ». Bailly, maire de Paris, dès août 1789, marqua bien la différence entre la liberté de la presse qu'il pensait devoir être entière, et le théâtre : « je crois qu'on doit exclure du théâtre [...] tout ce qui peut tendre à corrompre les mœurs ou l'esprit du gouvernement. Le spectacle est une partie de l'enseignement public qui ne doit pas être laissée à tout le monde et que l'administration doit surveiller [...]. Ce n'est point une atteinte à la liberté des uns, c'est le respect pour la liberté et la sûreté morale des autres [...] »1 L'abbé Maury fut du même

avis en 1791, dans les débats de l'Assemblée, contre Le Chapelier dont heureusement la générosité prévalut.

Mais, s'il fait peur au pouvoir, le théâtre lui sert de tribune, d'où les avis partagés des défenseurs de la répression : « il faut au drame et à la comédie une liberté sagement réglée : la liberté du bien [sous-entendu, celle du pouvoir en place] et non la liberté du mal. »2 De ce fait, le rôle politique joué par la censure fut rarement reconnu par ceux qui la préconisaient. Les partisans de la répression préféraient mettre en avant l'ordre moral ou la responsabilité éducative, habile camouflage pour défendre l'ordre politique. L'ambiguïté fut souvent naïvement mise en évidence par l'emploi d'expressions comme « ordre social ». Voilà comment Liadières définissait le rôle de la censure à la Chambre, lors des discussions pour le vote des lois du 9 septembre 1835 : « elle doit examiner l'ensemble, le caractère, le but de l'ouvrage, se demander si les enseignements qu'il donne, si les exemples qu'il propage, ne sont pas susceptibles de porter atteinte à l'ordre social. » Outre le funeste argument du rôle pédagogique du théâtre avancé par Bailly, Louis Blanc et tant d'autres, outre celui du nécessaire maintien de la morale, donc de l'ordre social, donc de l'ordre politique, outre celui de l'arbitraire de la censure répressive à éviter, une sorte de dégoût indicible surgit devant le plaisir intense que procure le théâtre. On pourrait dresser une anthologie de ce refus de la joie, du divertissement considéré comme un péché. Une expression revient sans cesse : « la communication électrique » qui se fait au théâtre entre le public et les acteurs, entre celui qui parle et celui qui écoute. Ce plaisir de la parole, l'Eglise et les hommes politiques ne s'étaient pas fait faute de l'exploiter. Il a été également la raison du succès incroyable qu'a connu le théâtre au xixe siècle.

Pour bien comprendre l'importance qu'eut, pour les gouverne- ments qui se succédèrent de 1800 à 1906, la question de la surveillance des théâtres, il faut pouvoir imaginer l'influence du théâtre sur la société de cette époque. Source principale de divertissement, le théâtre fut, pour cette raison même, bâillonné par Napoléon. Par le fameux décret de 1807, les spectacles parisiens furent limités : matériellement d'abord, à neuf établis- sements (le Français, l'Odéon, l'Opéra, l'Opéra-Comique, l'Opéra-Bouffe, le Vaudeville, les Variétés, la Gaîté et l'Ambigu-Comique), économiquement et intellectuellement ensuite, en raison de la tutelle complète de l'Etat.

Cependant, dès le retour des Bourbons, les petites salles rouvrirent partout et principalement sur le Boulevard. La Restauration, très soucieuse de la surveillance idéologique du répertoire, se montra fort laxiste quant à la réouverture des quinze salles supprimées par Napoléon. Les anciens privilèges furent accordés à nouveau, inchangés, sans qu'il semblât même nécessaire de supprimer le décret de 1807. Non appliqué, il restait théoriquement toujours en vigueur. Réapparurent alors sur les boulevards le Cirque-Olympique, le théâtre de Monsieur- Comte, le Gymnase-Dramatique, la Porte Saint-Martin, les Nouveautés, les Jeunes-Artistes, et bien d'autres établissements encore.

On peut pour cette époque parler de théâtre « populaire », si l'on songe non à ce qui était écrit, mais au public qui fréquentait ces salles, régulièrement, quotidiennement, et qui, prolétaires et bourgeois confondus, pleurait et riait, comme en témoignent les caricatures de Daumier.

« J'écris pour ceux qui ne savent pas lire », a dit Pixérécourt qui, ce faisant, choisissait délibérément son public. Hugo suren- chérit en affirmant dans la préface d'Angelo : « aujourd'hui plus que jamais, le théâtre est un lieu d'enseignement. » Enseigne- ment dans les deux sens : enseignement du peuple, enseignement des auteurs et du gouvernement, car le public et ses réactions passionnaient les écrivains comme les censeurs. Les dramaturges cherchaient pourtant le plus souvent et sans arrière-pensée à divertir le peuple. Cela est vrai surtout pour ce qu'on appelle « l'âge du mélodrame » qui correspond à la Restauration et à la Monarchie de Juillet. Les auteurs étaient de vrais forçats de la plume. Le public, dans son enthousiasme, exigeait des pièces nouvelles pratiquement chaque semaine et pour chaque théâtre. En multipliant la pratique de l'abonnement pour attirer les foules, les directeurs imposaient aux auteurs un rendement énorme. Il leur était demandé aussi des levers de rideaux, des intermèdes et autres petites saynètes qui divertissaient le specta- teur impatient. Les dernières années de la Restauration et le début de la Monarchie de Juillet, avec la courte période de liberté de 1830 à 1835, furent enfin témoins d'une véritable révolution du théâtre, dans tous les genres : drame, mélodrame, tragédie, comédie, vaudeville.

Organisation et consolidation de la censure théâtrale

Organisée sous l'Empire, l'administration des bureaux de la censure se perfectionna sous la Restauration et ne changea pratiquement plus jusqu'en 1906. Dès avril 1800, le Premier Consul chargea Lucien Bonaparte, alors ministre de l'Intérieur, des répertoires des théâtres parisiens et laissa aux préfets la responsabilité des spectacles de leur département; il affirma ainsi, pour la première fois et très nettement, la séparation entre la surveillance morale et politique des répertoires qu'il confia à son frère, et celle des représentations laissée aux préfets et à la police. Avec Napoléon, la censure devint un organe officiel et avoué de la machine gouvernementale.

Le passage incessant du bureau des Théâtres d'un ministère à l'autre continuait cependant à gêner l'exercice de la censure. Le décret de 1806 institua la Commission des censeurs, pouvoir plus anonyme, moins contesté que l'opinion d'un seul homme ; ce système collectif resta en place jusqu'en 1821. La procédure de la présentation préalable des manuscrits fut alors organisée.

La valse des ministères se poursuivit quelque temps encore sous la Restauration. En 1816, la lecture des pièces fut attribuée au troisième bureau de la Division littéraire. Cette division, dirigée par Villemain, surveillait également les journaux et relevait du ministère de la Police générale. En 1819, elle prit le nom de direction de l'Imprimerie et de la Librairie avec le même Villemain à sa tête et passa au ministère de l'Intérieur. Le quatrième bureau, comme l'ancien troisième bureau, fut chargé des journaux et théâtres. Cette organisation resta à peu près la même durant la Restauration et ne varia plus jusqu'à la fin du xixe siècle. Seuls changements : les noms et attributions de la Division qui, en 1825, se vit adjoindre les cultes non catholiques. En 1829, pour la première fois, apparurent nommément dans l'Almanach royal les censeurs dans ce qui fut appelé : « la commission chargée de l'examen des ouvrages dramatiques ». Ce nom se maintiendra jusqu'au déclin du siècle et la « commis- sion » appartiendra à la direction des Sciences, Lettres, Beaux- Arts, Journaux et Théâtres, importante division administrative du ministère de l'Intérieur. Pour la première fois, en 1829, furent donc énumérés les noms des cinq censeurs : Laya, Briffaut, Chazet, Sauvo et Chéron.

TROISIÈME PARTIE

LA MORT LENTE D'ANASTASIE

CHAPITRE ix. — La République de 1848 : la liberté retrouvée 207

CHAPITRE x. — Le Second Empire : la liberté tronquée 223

CHAPITRE xi. — La Troisième République : enfin la liberté 245

CONCLUSION. — La peur de la liberté 267

Notes bibliographiques 273

Sources principales 283 Annexes 285

Index des noms et pièces cités . . . . . . . . . . . . . . . . . . 291

Achevé d'imprimer en avril sur presse CAMERON,

dans les ateliers de la S. E. P. C. à Saint-Amand-Montrond (Cher)

pour le compte des Éditions Calmann-Lévy 3, rue Auber, Paris 9* N° d'éditeur : 11117.

N° d'imprimeur : 411-256. Dépôt légal : avril 1985.