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Victor Hugo

Les Misrables

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Victor Hugo

Les MisrablesPremire partie Fantine

La Bibliothque lectronique du Qubec Collection tous les vents Volume 648 : version 1.02

Du mme auteur, la Bibliothque : Les travailleurs de la mer Les derniers jours dun condamn suivi de Claude Gueux

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Les Misrablesdition de rfrence : Gallimard, Collection Folio Classique.

Les notes de bas de page appeles par des chiffres sont tires de ldition de rfrence ; celles appeles par des lettres, de ldition Gallimard, collection de la Pliade ; celles appeles par une astrisque sont de Victor Hugo.

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Tant quil existera, par le fait des lois et des murs, une damnation sociale crant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant dune fatalit humaine la destine qui est divine ; tant que les trois problmes du sicle, la dgradation de lhomme par le proltariat, la dchance de la femme par la faim, latrophie de lenfant par la nuit, ne seront pas rsolus ; tant que, dans de certaines rgions, lasphyxie sociale sera possible ; en dautres termes, et un point de vue plus tendu encore, tant quil y aura sur la terre ignorance et misre, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas tre inutiles. Hauteville-House, 1er janvier 1862.

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Premire partieFantine

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Livre premier

Un juste

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IM. Myriel. En 1815, M. Charles-Franois-Bienvenu Myriel tait vque de Digne. Ctait un vieillard denviron soixante-quinze ans ; il occupait le sige de Digne depuis 1806. Quoique ce dtail ne touche en aucune manire au fond mme de ce que nous avons raconter, il nest peut-tre pas inutile, ne ft-ce que pour tre exact en tout, dindiquer ici les bruits et les propos qui avaient couru sur son compte au moment o il tait arriv dans le diocse. Vrai ou faux, ce quon dit des hommes tient souvent autant de place dans leur vie et surtout dans leur destine que ce quils font. M. Myriel tait fils dun conseiller au parlement dAix ; noblesse de robe. On contait de lui que son pre, le rservant pour hriter de sa charge, lavait mari de fort bonne heure, dix-huit ou vingt ans, suivant un usage assez rpandu dans les familles parlementaires. Charles Myriel, nonobstant ce mariage, avait, disait-on, beaucoup fait parler de lui. Il tait bien fait de sa personne, quoique dassez petite8

taille, lgant, gracieux, spirituel ; toute la premire partie de sa vie avait t donne au monde et aux galanteries. La rvolution survint, les vnements se prcipitrent, les familles parlementaires dcimes, chasses, traques, se dispersrent. M. Charles Myriel, ds les premiers jours de la rvolution, migra en Italie1. Sa femme y mourut dune maladie de poitrine dont elle tait atteinte depuis longtemps. Ils navaient point denfants. Que se passa-t-il ensuite dans la destine de M. Myriel ? Lcroulement de lancienne socit franaise, la chute de sa propre famille, les tragiques spectacles de 93, plus effrayants encore peut-tre pour les migrs qui les voyaient de loin avec le grossissement de lpouvante, firent-ils germer en lui des ides de renoncement et de solitude ? Fut-il, au milieu dune de ces distractions et de ces affections qui occupaient sa vie, subitement atteint dun de ces coups mystrieux et terribles qui viennent quelquefois renverser, en le frappant au cur, lhomme que les catastrophes publiques nbranleraient pas en le frappant dans son existence et dans sa fortune ? Nul naurait pu le dire ; tout ce quon savait, cest que, lorsquil revint dItalie, il tait prtre. En 1804, M. Myriel tait cur de Brignolles. Il tait

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Prtre rfractaire, Miollis sexila en Italie de 1793 1801.

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dj vieux, et vivait dans une retraite profonde. Vers lpoque du couronnement, une petite affaire de sa cure, on ne sait plus trop quoi, lamena Paris. Entre autres personnes puissantes, il alla solliciter pour ses paroissiens M. le cardinal Fescha. Un jour que lempereur tait venu faire visite son oncle, le digne cur, qui attendait dans lantichambre, se trouva sur le passage de sa majest. Napolon, se voyant regard avec une certaine curiosit par ce vieillard, se retourna, et dit brusquement : Quel est ce bonhomme qui me regarde ? Sire, dit M. Myriel, vous regardez un bonhomme, et moi je regarde un grand homme. Chacun de nous peut profiter. Lempereur, le soir mme, demanda au cardinal le nom de ce cur, et quelque temps aprs M. Myriel fut tout surpris dapprendre quil tait nomm vque de Digne. Quy avait-il de vrai, du reste, dans les rcits quon faisait sur la premire partie de la vie de M. Myriel ? Personne ne le savait. Peu de familles avaient connu la famille Myriel avant la rvolution.Joseph Fesch (1763-1839) ; en 1804 il tait archevque de Lyon et ambassadeur de France prs le Saint-Sige. Il accompagna Pie VII Paris pour la crmonie du sacre.a

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M. Myriel devait subir le sort de tout nouveau venu dans une petite ville o il y a beaucoup de bouches qui parlent et fort peu de ttes qui pensent. Il devait le subir, quoiquil ft vque et parce quil tait vque. Mais, aprs tout, les propos auxquels on mlait son nom ntaient peut-tre que des propos ; du bruit, des mots, des paroles ; moins que des paroles, des palabres, comme dit lnergique langue du midi. Quoi quil en ft, aprs neuf ans dpiscopat et de rsidence Digne, tous ces racontages, sujets de conversation qui occupent dans le premier moment les petites villes et les petites gens, taient tombs dans un oubli profond. Personne net os en parler, personne net mme os sen souvenir. M. Myriel tait arriv Digne accompagn dune vieille fille, mademoiselle Baptistine, qui tait sa sur et qui avait dix ans de moins que lui. Ils avaient pour tout domestique une servante du mme ge que mademoiselle Baptistine, et appele madame Magloire, laquelle, aprs avoir t la servante de M. le Cur, prenait maintenant le double titre de femme de chambre de mademoiselle et femme de charge de monseigneur. Mademoiselle Baptistine tait une personne longue, ple, mince, douce ; elle ralisait lidal de ce quexprime le mot respectable ; car il semble quil11

soit ncessaire quune femme soit mre pour tre vnrable. Elle navait jamais t jolie ; toute sa vie, qui navait t quune suite de saintes uvres, avait fini par mettre sur elle une sorte de blancheur et de clart ; et, en vieillissant, elle avait gagn ce quon pourrait appeler la beaut de la bont. Ce qui avait t de la maigreur dans sa jeunesse tait devenu, dans sa maturit, de la transparence ; et cette diaphanit laissait voir lange. Ctait une me plus encore que ce ntait une vierge. Sa personne semblait faite dombre ; peine assez de corps pour quil y et l un sexe ; un peu de matire contenant une lueur ; de grands yeux toujours baisss ; un prtexte pour quune me reste sur la terre. Madame Magloire tait une petite vieille, blanche, grasse, replte, affaire, toujours haletante, cause de son activit dabord, ensuite cause dun asthme. son arrive, on installa M. Myriel en son palais piscopal avec les honneurs voulus par les dcrets impriaux qui classent lvque immdiatement aprs le marchal de camp. Le maire et le prsident lui firent la premire visite, et lui de son ct fit la premire visite au gnral et au prfet. Linstallation termine, la ville attendit son vque luvre.

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IIM. Myriel devient monseigneur Bienvenu. Le palais piscopal de Digne tait attenant lhpital. Le palais piscopal tait un vaste et bel htel bti en pierre au commencement du sicle dernier par monseigneur Henri Puget, docteur en thologie de la facult de Paris, abb de Simore, lequel tait vque de Digne en 1712. Ce palais tait un vrai logis seigneurial. Tout y avait grand air, les appartements de lvque, les salons, les chambres, la cour dhonneur, fort large, avec promenoirs arcades, selon lancienne mode florentine, les jardins plants de magnifiques arbres. Dans la salle manger, longue et superbe galerie qui tait au rez-dechausse et souvrait sur les jardins, monseigneur Henri Puget avait donn manger en crmonie le 29 juillet 1714 messeigneurs Charles Brlart de Genlis, archevque-prince dEmbrun, Antoine de Mesgrigny, capucin, vque de Grasse, Philippe de Vendme, grand prieur de France, abb de Saint-Honor de Lrins, Franois de Berton de Grillon, vque-baron de13

Vence, Csar de Sabran de Forcalquier, vqueseigneur de Glandve, et Jean Soanen, prtre de loratoire, prdicateur ordinaire du roi, vque-seigneur de Senez. Les portraits de ces sept rvrends personnages dcoraient cette salle, et cette date mmorable, 29 juillet 1714, y tait grave en lettres dor sur une table de marbre blanc. Lhpital tait une maison troite et basse un seul tage avec un petit jardin. Trois jours aprs son arrive, lvque visita lhpital. La visite termine, il fit prier le directeur de vouloir bien venir jusque chez lui. Monsieur le directeur de lhpital, lui dit-il, combien en ce moment avez-vous de malades ? Vingt-six, monseigneur. Cest ce que javais compt, dit lvque. Les lits, reprit le directeur, sont bien serrs les uns contre les autres. Cest ce que javais remarqu. Les salles ne sont que des chambres, et lair sy renouvelle difficilement. Cest ce qui me semble. Et puis, quand il y a un rayon de soleil, le jardin est bien petit pour les convalescents.14

Cest ce que je me disais. Dans les pidmies, nous avons eu cette anne le typhus, nous avons eu une suette militaire il y a deux ans, cent malades quelquefois ; nous ne savons que faire. Cest la pense qui mtait venue. Que voulez-vous, monseigneur ? dit le directeur, il faut se rsigner. Cette conversation avait lieu dans la salle mangergalerie du rez-de-chausse. Lvque garda un moment le silence, puis il se tourna brusquement vers le directeur de lhpital : Monsieur, dit-il, combien pensez-vous quil tiendrait de lits rien que dans cette salle ? La salle manger de monseigneur ! scria le directeur stupfait. Lvque parcourait la salle du regard et semblait y faire avec les yeux des mesures et des calculs. Il y tiendrait bien vingt lits ! dit-il, comme se parlant lui-mme ; puis levant la voix : Tenez, monsieur le directeur de lhpital, je vais vous dire. Il y a videmment une erreur. Vous tes vingt-six personnes dans cinq ou six petites chambres. Nous sommes trois ici, et nous avons place pour soixante. Il y a erreur, je15

vous dis. Vous avez mon logis, et jai le vtre. Rendezmoi ma maison. Cest ici chez vous. Le lendemain, les vingt-six pauvres taient installs dans le palais de lvque et lvque tait lhpital. M. Myriel navait point de bien, sa famille ayant t ruine par la rvolution. Sa sur touchait une rente viagre de cinq cents francs qui, au presbytre, suffisait sa dpense personnelle. M. Myriel recevait de ltat comme vque un traitement de quinze mille francs. Le jour mme o il vint se loger dans la maison de lhpital, M. Myriel dtermina lemploi de cette somme une fois pour toutes de la manire suivante. Nous transcrivons ici une note crite de sa main. Note pour rgler les dpenses de ma maison. Pour le petit sminaire : quinze cents livres. Congrgation de la mission : cent livres. Pour les lazaristes de Montdidier : cent livres. Sminaire des missions trangres Paris : deux cents livres. Congrgation du Saint-Esprit : cent cinquante livres. tablissements religieux de la Terre-Sainte : cent16

livres. Socits de charit maternelle : trois cents livres. En sus, pour celle dArles : cinquante livres. uvre pour lamlioration des prisons : quatre cents livres. uvre pour le soulagement et la dlivrance des prisonniers : cinq cents livres. Pour librer des pres de famille prisonniers pour dettes : mille livres. Supplment au traitement des pauvres matres dcole du diocse : deux mille livres. Grenier dabondance des Hautes-Alpes : cent livres. Congrgation des dames de Digne, de Manosque et de Sisteron, pour lenseignement gratuit des filles indigentes : quinze cents livres. Pour les pauvres : six mille livres. Ma dpense personnelle : mille livres. Total : quinze mille livres. Pendant tout le temps quil occupa le sige de Digne, M. Myriel ne changea presque rien cet arrangement. Il appelait cela, comme on voit, avoir rgl les dpenses de sa maison.17

Cet arrangement fut accept avec une soumission absolue par mademoiselle Baptistine. Pour cette sainte fille, M. de Digne tait tout la fois son frre et son vque, son ami selon la nature et son suprieur selon lglise. Elle laimait et elle le vnrait tout simplement. Quand il parlait, elle sinclinait ; quand il agissait, elle adhrait. La servante seule, madame Magloire, murmura un peu. M. lvque, on la pu remarquer, ne stait rserv que mille livres, ce qui, joint la pension de mademoiselle Baptistine, faisait quinze cents francs par an. Avec ces quinze cents francs, ces deux vieilles femmes et ce vieillard vivaient. Et quand un cur de village venait Digne, M. lvque trouvait encore moyen de le traiter, grce la svre conomie de madame Magloire et lintelligente administration de mademoiselle Baptistine. Un jour il tait Digne depuis environ trois mois, lvque dit : Avec tout cela je suis bien gn ! Je le crois bien ! scria madame Magloire, Monseigneur na seulement pas rclam la rente que le dpartement lui doit pour ses frais de carrosse en ville et de tournes dans le diocse. Pour les vques dautrefois ctait lusage.

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Tiens ! dit lvque, vous avez raison, madame Magloire. Il fit sa rclamation. Quelque temps aprs, le conseil gnral, prenant cette demande en considration, lui vota une somme annuelle de trois mille francs, sous cette rubrique : Allocation M. lvque pour frais de carrosse, frais de poste et frais de tournes pastorales. Cela fit beaucoup crier la bourgeoisie locale, et, cette occasion, un snateur de lempire, ancien membre du conseil des cinq-cents favorable au dix-huit brumaire et pourvu prs de la ville de Digne dune snatorerie magnifique, crivit au ministre des cultes, M. Bigot de Prameneua, un petit billet irrit et confidentiel dont nous extrayons ces lignes authentiques : Des frais de carrosse ? pourquoi faire dans une ville de moins de quatre mille habitants ? Des frais de poste et de tournes ? quoi bon ces tournes dabord ? ensuite comment courir la poste dans un pays de montagnes ? Il ny a pas de routes. On ne va qu cheval. Le pont mme de la Durance Chteau-Arnoux peut peine porter des charrettes bufs. Ces prtresFlix Bigot de Prameneu (1747-1825), jurisconsulte et lun des rdacteurs du Code civil. Il fut ministre des cultes sous lEmpire.a

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sont tous ainsi. Avides et avares. Celui-ci a fait le bon aptre en arrivant. Maintenant il fait comme les autres. Il lui faut carrosse et chaise de poste. Il lui faut du luxe comme aux anciens vques. Oh ! toute cette prtraille ! Monsieur le comte, les choses niront bien que lorsque lempereur nous aura dlivrs des calotins. bas le pape ! (les affaires se brouillaient avec Rome). Quant moi, je suis pour Csar tout seul. Etc., etc. La chose, en revanche, rjouit fort madame Magloire. Bon, dit-elle mademoiselle Baptistine, Monseigneur a commenc par les autres, mais il a bien fallu quil fint par lui-mme. Il a rgl toutes ses charits. Voil trois mille livres pour nous. Enfin ! Le soir mme, lvque crivit et remit sa sur une note ainsi conue : Frais de carrosse et de tournes. Pour donner du bouillon de viande aux malades de lhpital : quinze cents livres. Pour la socit de charit maternelle dAix : deux cent cinquante livres. Pour la socit de charit maternelle de Draguignan : deux cent cinquante livres.20

Pour les enfants trouvs : cinq cents livres. Pour les orphelins : cinq cents livres. Total : trois mille livres. Tel tait le budget de M. Myriel. Quant au casuel piscopal, rachats de bans, dispenses, ondoiements, prdications, bndictions dglises ou de chapelles, mariages, etc., lvque le percevait sur les riches avec dautant plus dpret quil le donnait aux pauvres. Au bout de peu de temps, les offrandes dargent afflurent. Ceux qui ont et ceux qui manquent frappaient la porte de M. Myriel, les uns venant chercher laumne que les autres venaient y dposer. Lvque, en moins dun an, devint le trsorier de tous les bienfaits et le caissier de toutes les dtresses. Des sommes considrables passaient par ses mains ; mais rien ne put faire quil changet quelque chose son genre de vie et quil ajoutt le moindre superflu son ncessaire. Loin de l. Comme il y a toujours encore plus de misre en bas que de fraternit en haut, tout tait donn, pour ainsi dire, avant dtre reu ; ctait comme de leau sur une terre sche ; il avait beau recevoir de largent, il nen avait jamais. Alors il se dpouillait.21

Lusage tant que les vques noncent leurs noms de baptme en tte de leurs mandements et de leurs lettres pastorales, les pauvres gens du pays avaient choisi, avec une sorte dinstinct affectueux, dans les noms et prnoms de lvque, celui qui leur prsentait un sens, et ils ne lappelaient que monseigneur Bienvenu. Nous ferons comme eux, et nous le nommerons ainsi dans loccasion. Du reste, cette appellation lui plaisait. Jaime ce nom-l, disait-il. Bienvenu corrige monseigneur. Nous ne prtendons pas que le portrait que nous faisons ici soit vraisemblable ; nous nous bornons dire quil est ressemblant.

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III bon vque dur vch. M. lvque, pour avoir converti son carrosse en aumnes, nen faisait pas moins ses tournes. Cest un diocse fatigant que celui de Digne. Il a fort peu de plaines, beaucoup de montagnes, presque pas de routes, on la vu tout lheure ; trente-deux cures, quarante et un vicariats et deux cent quatre-vingt-cinq succursales. Visiter tout cela, cest une affaire. M. lvque en venait bout. Il allait pied quand ctait dans le voisinage, en carriole dans la plaine, en cacolet dans la montagne. Les deux vieilles femmes laccompagnaient. Quand le trajet tait trop pnible pour elles, il allait seul. Un jour, il arriva Senez, qui est une ancienne ville piscopale, mont sur un ne. Sa bourse, fort sec dans ce moment, ne lui avait pas permis dautre quipage. Le maire de la ville vint le recevoir la porte de lvch et le regardait descendre de son ne avec des yeux scandaliss. Quelques bourgeois riaient autour de lui. Monsieur le maire, dit lvque, et messieurs les23

bourgeois, je vois ce qui vous scandalise ; vous trouvez que cest bien de lorgueil un pauvre prtre de monter une monture qui a t celle de Jsus-Christ. Je lai fait par ncessit, je vous assure, non par vanit. Dans ses tournes, il tait indulgent et doux, et prchait moins quil ne causait. Il ne mettait aucune vertu sur un plateau inaccessible. Il nallait jamais chercher bien loin ses raisonnements et ses modles. Aux habitants dun pays il citait lexemple du pays voisin. Dans les cantons o lon tait dur pour les ncessiteux, il disait : Voyez les gens de Brianon. Ils ont donn aux indigents, aux veuves et aux orphelins le droit de faire faucher leurs prairies trois jours avant tous les autres. Ils leur rebtissent gratuitement leurs maisons quand elles sont en ruines. Aussi est-ce un pays bni de Dieu. Durant tout un sicle de cent ans, il ny a pas eu un meurtrier. Dans les villages pres au gain et la moisson, il disait : Voyez ceux dEmbrun. Si un pre de famille, au temps de la rcolte, a ses fils au service larme et ses filles en service la ville, et quil soit malade et empch, le cur le recommande au prne ; et le dimanche, aprs la messe, tous les gens du village, hommes, femmes, enfants, vont dans le champ du pauvre homme lui faire sa moisson, et lui rapportent paille et grain dans son grenier. Aux familles divises24

par des questions dargent et dhritage, il disait : Voyez les montagnards de Devoluy, pays si sauvage quon ny entend pas le rossignol une fois en cinquante ans. Eh bien, quand le pre meurt dans une famille, les garons sen vont chercher fortune, et laissent le bien aux filles, afin quelles puissent trouver des maris. Aux cantons qui ont le got des procs et o les fermiers se ruinent en papier timbr, il disait : Voyez ces bons paysans de la valle de Queyras. Ils sont l trois mille mes. Mon Dieu ! cest comme une petite rpublique. On ny connat ni le juge, ni lhuissier. Le maire fait tout. Il rpartit limpt, taxe chacun en conscience, juge les querelles gratis, partage les patrimoines sans honoraires, rend des sentences sans frais ; et on lui obit, parce que cest un homme juste parmi des hommes simples. Aux villages o il ne trouvait pas de matre dcole, il citait encore ceux de Queyras : Savez-vous comment ils font ? disait-il. Comme un petit pays de douze ou quinze feux ne peut pas toujours nourrir un magister, ils ont des matres dcole pays par toute la valle qui parcourent les villages, passant huit jours dans celui-ci, dix dans celuil, et enseignant. Ces magisters vont aux foires, o je les ai vus. On les reconnat des plumes crire quils portent dans la ganse de leur chapeau. Ceux qui nenseignent qu lire ont une plume, ceux qui enseignent la lecture et le calcul ont deux plumes ; ceux25

qui enseignent la lecture, le calcul et le latin ont trois plumes. Ceux-l sont de grands savants. Mais quelle honte dtre ignorants ! Faites comme les gens de Queyras. Il parlait ainsi, gravement et paternellement, dfaut dexemples inventant des paraboles, allant droit au but, avec peu de phrases et beaucoup dimages, ce qui tait lloquence mme de Jsus-Christ, convaincu et persuadant.

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IVLes uvres semblables aux paroles. Sa conversation tait affable et gaie. Il se mettait la porte des deux vieilles femmes qui passaient leur vie prs de lui ; quand il riait, ctait le rire dun colier. Madame Magloire lappelait volontiers Votre Grandeur. Un jour, il se leva de son fauteuil et alla sa bibliothque chercher un livre. Ce livre tait sur un des rayons den haut. Comme lvque tait dassez petite taille, il ne put y atteindre. Madame Magloire, dit-il, apportez-moi une chaise. Ma grandeur ne va pas jusqu cette planche. Une de ses parentes loignes, madame la comtesse de L, laissait rarement chapper une occasion dnumrer en sa prsence ce quelle appelait les esprances de ses trois fils. Elle avait plusieurs ascendants fort vieux et proches de la mort dont ses fils taient naturellement les hritiers. Le plus jeune des trois avait recueillir dune grandtante cent bonnes mille livres de rentes ; le deuxime tait substitu au

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titre de duc de son oncle ; lan devait succder la pairie de son aeul. Lvque coutait habituellement en silence ces innocents et pardonnables talages maternels. Une fois pourtant, il paraissait plus rveur que de coutume, tandis que madame de L renouvelait le dtail de toutes ces successions et de toutes ces esprances . Elle sinterrompit avec quelque impatience : Mon Dieu, mon cousin ! mais quoi songez-vous donc ? Je songe, dit lvque, quelque chose de singulier qui est, je crois, dans saint Augustin : Mettez votre esprance dans celui auquel on ne succde point. Une autre fois, recevant une lettre de faire-part du dcs dun gentilhomme du pays, o stalaient en une longue page, outre les dignits du dfunt, toutes les qualifications fodales et nobiliaires de tous ses parents : Quel bon dos a la mort ! scria-t-il. Quelle admirable charge de titres on lui fait allgrement porter, et comme il faut que les hommes aient de lesprit pour employer ainsi la tombe la vanit ! Il avait dans loccasion une raillerie douce qui contenait presque toujours un sens srieux. Pendant un carme, un jeune vicaire vint Digne et prcha dans la cathdrale. Il fut assez loquent. Le sujet de son sermon tait la charit. Il invita les riches donner aux indigents, afin dviter lenfer quil peignit le plus28

effroyable quil put et de gagner le paradis quil fit dsirable et charmant. Il y avait dans lauditoire un riche marchand retir, un peu usurier, nomm M. Gborand, lequel avait gagn un demi-million fabriquer de gros draps, des serges, des cadis et des gasquets. De sa vie M. Gborand navait fait laumne un malheureux. partir de ce sermon, on remarqua quil donnait tous les dimanches un sou aux vieilles mendiantes du portail de la cathdrale. Elles taient six se partager cela. Un jour, lvque le vit faisant sa charit et dit sa sur avec un sourire : Voil monsieur Gborand qui achte pour un sou de paradis. Quand il sagissait de charit, il ne se rebutait pas, mme devant un refus, et il trouvait alors des mots qui faisaient rflchir. Une fois, il qutait pour les pauvres dans un salon de la ville. Il y avait l le marquis de Champtercier, vieux, riche, avare, lequel trouvait moyen dtre tout ensemble ultra-royaliste et ultravoltairien. Cette varit a exist. Lvque, arriv lui, lui toucha le bras : Monsieur le marquis, il faut que vous me donniez quelque chose. Le marquis se retourna et rpondit schement : Monseigneur, jai mes pauvres. Donnez-les-moi, dit lvque. Un jour, dans la cathdrale, il fit ce sermon. Mes trs chers frres, mes bons amis, il y a en France treize cent vingt mille maisons de paysans qui29

nont que trois ouvertures, dix-huit cent dix-sept mille qui ont deux ouvertures, la porte et une fentre, et enfin trois cent quarante-six mille cabanes qui nont quune ouverture, la porte. Et cela, cause dune chose quon appelle limpt des portes et fentres. Mettez-moi de pauvres familles, des vieilles femmes, des petits enfants, dans ces logis-l, et voyez les fivres et les maladies. Hlas ! Dieu donne lair aux hommes, la loi le leur vend. Je naccuse pas la loi, mais je bnis Dieu. Dans lIsre, dans le Var, dans les deux Alpes, les hautes et les basses, les paysans nont pas mme de brouettes, ils transportent les engrais dos dhommes ; ils nont pas de chandelles, et ils brlent des btons rsineux et des bouts de corde tremps dans la poix rsine. Cest comme cela dans tout le pays haut du Dauphin. Ils font le pain pour six mois, ils le font cuire avec de la bouse de vache sche. Lhiver, ils cassent ce pain coups de hache et ils le font tremper dans leau vingt-quatre heures pour pouvoir le manger. Mes frres, ayez piti ! voyez comme on souffre autour de vous. N provenal, il stait facilement familiaris avec tous les patois du midi. Il disait : Eh b ! moussu, ss sag ? comme dans le bas Languedoc. Ont anaras passa ? comme dans les basses Alpes. Puerte un bouen moutou embe un bouen froumage grase, comme dans le haut Dauphin. Ceci plaisait au peuple, et30

navait pas peu contribu lui donner accs prs de tous les esprits. Il tait dans la chaumire et dans la montagne comme chez lui. Il savait dire les choses les plus grandes dans les idiomes les plus vulgaires. Parlant toutes les langues, il entrait dans toutes les mes. Du reste, il tait le mme pour les gens du monde et pour les gens du peuple. Il ne condamnait rien htivement, et sans tenir compte des circonstances environnantes. Il disait : Voyons le chemin par o la faute a pass. tant, comme il se qualifiait lui-mme en souriant, un ex-pcheur, il navait aucun des escarpements du rigorisme, et il professait assez haut, et sans le froncement de sourcil des vertueux froces, une doctrine quon pourrait rsumer peu prs ainsi : Lhomme a sur lui la chair qui est tout la fois son fardeau et sa tentation. Il la trane et lui cde. Il doit la surveiller, la contenir, la rprimer, et ne lui obir qu la dernire extrmit. Dans cette obissance-l, il peut encore y avoir de la faute ; mais la faute, ainsi faite, est vnielle. Cest une chute, mais une chute sur les genoux, qui peut sachever en prire. tre un saint, cest lexception ; tre un juste, cest la rgle. Errez, dfaillez, pchez, mais soyez des justes. Le moins de pch possible, cest la loi de31

lhomme. Pas de pch du tout est le rve de lange. Tout ce qui est terrestre est soumis au pch. Le pch est une gravitation1. Quand il voyait tout le monde crier bien fort et sindigner bien vite : Oh ! oh ! disait-il en souriant, il y a apparence que ceci est un gros crime que tout le monde commet. Voil les hypocrisies effares qui se dpchent de protester et de se mettre couvert. Il tait indulgent pour les femmes et les pauvres sur qui pse le poids de la socit humaine. Il disait : Les fautes des femmes, des enfants, des serviteurs, des faibles, des indigents et des ignorants sont la faute des maris, des pres, des matres, des forts, des riches et des savants. Il disait encore : ceux qui ignorent, enseignezleur le plus de choses que vous pourrez ; la socit est coupable de ne pas donner linstruction gratis ; elle rpond de la nuit quelle produit. Cette me est pleine dombre, le pch sy commet. Le coupable nest pas celui qui y fait le pch, mais celui qui y a fait lombre. Comme on voit, il avait une manire trange et lui de juger les choses. Je souponne quil avait pris celaCe rsum de la doctrine de Myriel est une addition de lexil. On voit pourquoi ce que Hugo pouvait appeler avant 1848 l Histoire dun saint est devenu le portrait dUn juste.1

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dans lvangile. Il entendit un jour conter dans un salon un procs criminel quon instruisait et quon allait juger. Un misrable homme, par amour pour une femme et pour lenfant quil avait delle, bout de ressources, avait fait de la fausse monnaie. La fausse monnaie tait encore punie de mort cette poque. La femme avait t arrte mettant la premire pice fausse fabrique par lhomme. On la tenait, mais on navait de preuves que contre elle. Elle seule pouvait charger son amant et le perdre en avouant. Elle nia. On insista. Elle sobstina nier. Sur ce, le procureur du roi avait eu une ide. Il avait suppos une infidlit de lamant, et tait parvenu, avec des fragments de lettres savamment prsents, persuader la malheureuse quelle avait une rivale et que cet homme la trompait. Alors, exaspre de jalousie, elle avait dnonc son amant, tout avou, tout prouv. Lhomme tait perdu. Il allait tre prochainement jug Aix avec sa complice. On racontait le fait, et chacun sextasiait sur lhabilet du magistrat. En mettant la jalousie en jeu, il avait fait jaillir la vrit par la colre, il avait fait sortir la justice de la vengeance. Lvque coutait tout cela en silence. Quand ce fut fini, il demanda : O jugera-t-on cet homme et cette femme ? la cour dassises.33

Il reprit : Et o jugera-t-on monsieur le procureur du roi ? Il arriva Digne une aventure tragique. Un homme fut condamn mort pour meurtre. Ctait un malheureux pas tout fait lettr, pas tout fait ignorant, qui avait t bateleur dans les foires et crivain public. Le procs occupa beaucoup la ville. La veille du jour fix pour lexcution du condamn, laumnier de la prison tomba malade. Il fallait un prtre pour assister le patient ses derniers moments. On alla chercher le cur. Il parat quil refusa en disant : Cela ne me regarde pas. Je nai que faire de cette corve et de ce saltimbanque ; moi aussi, je suis malade ; dailleurs ce nest pas l ma place. On rapporta cette rponse lvque qui dit : Monsieur le cur a raison. Ce nest pas sa place, cest la mienne. Il alla sur-le-champ la prison, il descendit au cabanon du saltimbanque , il lappela par son nom, lui prit la main et lui parla. Il passa toute la journe et toute la nuit prs de lui, oubliant la nourriture et le sommeil, priant Dieu pour lme du condamn et priant le condamn pour la sienne propre. Il lui dit les meilleures vrits qui sont les plus simples. Il fut pre, frre, ami ; vque pour bnir seulement. Il lui enseigna tout, en le rassurant et en le consolant. Cet homme allait mourir dsespr. La mort tait pour lui comme un34

abme. Debout et frmissant sur ce seuil lugubre, il reculait avec horreur. Il ntait pas assez ignorant pour tre absolument indiffrent. Sa condamnation, secousse profonde, avait en quelque sorte rompu et l autour de lui cette cloison qui nous spare du mystre des choses et que nous appelons la vie. Il regardait sans cesse au dehors de ce monde par ces brches fatales, et ne voyait que des tnbres. Lvque lui fit voir une clart. Le lendemain, quand on vint chercher le malheureux, lvque tait l. Il le suivit. Il se montra aux yeux de la foule en camail violet et avec sa croix piscopale au cou, cte cte avec ce misrable li de cordes. Il monta sur la charrette avec lui, il monta sur lchafaud avec lui. Le patient, si morne et si accabl la veille, tait rayonnant. Il sentait que son me tait rconcilie et il esprait Dieu. Lvque lembrassa, et, au moment o le couteau allait tomber, il lui dit : Celui que lhomme tue, Dieu le ressuscite ; celui que les frres chassent retrouve le Pre. Priez, croyez, entrez dans la vie ! le Pre est l. Quand il redescendit de lchafaud, il avait quelque chose dans son regard qui fit ranger le peuple. On ne savait ce qui tait le plus admirable de sa pleur ou de sa srnit. En rentrant cet humble logis quil appelait en souriant son palais, il35

dit sa sur : Je viens dofficier pontificalement. Comme les choses les plus sublimes sont souvent aussi les choses les moins comprises, il y eut dans la ville des gens qui dirent, en commentant cette conduite de lvque : Cest de laffectation. Ceci ne fut du reste quun propos de salons. Le peuple, qui nentend pas malice aux actions saintes, fut attendri et admira. Quant lvque, avoir vu la guillotine fut pour lui un choc, et il fut longtemps sen remettre. Lchafaud, en effet, quand il est l, dress et debout, a quelque chose qui hallucine. On peut avoir une certaine indiffrence sur la peine de mort, ne point se prononcer, dire oui et non, tant quon na pas vu de ses yeux une guillotine ; mais si lon en rencontre une, la secousse est violente, il faut se dcider et prendre parti pour ou contre. Les uns admirent, comme de Maistre ; les autres excrent, comme Beccariaa. La guillotine est la concrtion de la loi ; elle se nomme vindicte ; elle nest pas neutre, et ne vous permet pas de rester neutre. Qui laperoit frissonne du plus mystrieux des frissons. Toutes les questions sociales dressent autour de ce couperet leur point dinterrogation. Lchafaud est vision. Lchafaud nestCf. Joseph de Maistre : Les Soires de Saint-Ptersbourg (premier entretien) ; et Beccaria : Trait des dlits et des peines.a

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pas une charpente, lchafaud nest pas une machine, lchafaud nest pas une mcanique inerte faite de bois, de fer et de cordes. Il semble que ce soit une sorte dtre qui a je ne sais quelle sombre initiative ; on dirait que cette charpente voit, que cette machine entend, que cette mcanique comprend, que ce bois, ce fer et ces cordes veulent. Dans la rverie affreuse o sa prsence jette lme, lchafaud apparat terrible et se mlant de ce quil fait. Lchafaud est le complice du bourreau ; il dvore ; il mange de la chair, il boit du sang. Lchafaud est une sorte de monstre fabriqu par le juge et par le charpentier, un spectre qui semble vivre dune espce de vie pouvantable faite de toute la mort quil a donne. Aussi limpression fut-elle horrible et profonde ; le lendemain de lexcution et beaucoup de jours encore aprs, lvque parut accabl. La srnit presque violente du moment funbre avait disparu : le fantme de la justice sociale lobsdait. Lui qui dordinaire revenait de toutes ses actions avec une satisfaction si rayonnante, il semblait quil se ft un reproche. Par moments, il se parlait lui-mme, et bgayait demivoix des monologues lugubres. En voici un que sa sur entendit un soir et recueillit : Je ne croyais pas que cela ft si monstrueux. Cest un tort de sabsorber dans la loi divine au point de ne plus sapercevoir de la loi humaine. La mort nappartient qu Dieu. De quel droit37

les hommes touchent-ils cette chose inconnuea ? Avec le temps ces impressions sattnurent, et probablement seffacrent. Cependant on remarqua que lvque vitait dsormais de passer sur la place des excutions. On pouvait appeler M. Myriel toute heure au chevet des malades et des mourants. Il nignorait pas que l tait son plus grand devoir et son plus grand travail. Les familles veuves ou orphelines navaient pas besoin de le demander, il arrivait de lui-mme. Il savait sasseoir et se taire de longues heures auprs de lhomme qui avait perdu la femme quil aimait, de la mre qui avait perdu son enfant. Comme il savait le moment de se taire, il savait aussi le moment de parler. admirable consolateur ! il ne cherchait pas effacer la douleur par loubli, mais lagrandir et la dignifier par lesprance. Il disait : Prenez garde la faon dont vous vous tournez vers les morts. Ne songez pas ce qui pourrit. Regardez fixement. Vous apercevrez la lueur vivante de votre mort bien-aim au fond du ciel. Il savait que la croyance est saine. Il cherchait conseiller et calmer lhomme dsespr en lui indiquant du doigt lhomme rsign, et transformer la

a

Victor Hugo a, toute sa vie, combattu pour labolition de la peine de

mort.

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douleur qui regarde une fosse en lui montrant la douleur qui regarde une toile.

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VQue monseigneur Bienvenu faisait durer trop longtemps ses soutanes. La vie intrieure de M. Myriel tait pleine des mmes penses que sa vie publique. Pour qui et pu la voir de prs, cet t un spectacle grave et charmant que cette pauvret volontaire dans laquelle vivait M. lvque de Digne. Comme tous les vieillards et comme la plupart des penseurs, il dormait peu. Ce court sommeil tait profond. Le matin il se recueillait pendant une heure, puis il disait sa messe, soit la cathdrale, soit dans son oratoire. Sa messe dite, il djeunait dun pain de seigle tremp dans le lait de ses vaches. Puis il travaillait. Un vque est un homme fort occup ; il faut quil reoive tous les jours le secrtaire de lvch, qui est dordinaire un chanoine, presque tous les jours ses grands vicaires. Il a des congrgations contrler, des privilges donner, toute une librairie ecclsiastique examiner, paroissiens, catchismes diocsains, livres

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dheures, etc., des mandements crire, des prdications autoriser, des curs et des maires mettre daccord, une correspondance clricale, une correspondance administrative, dun ct ltat, de lautre le saint-sige, mille affaires. Le temps que lui laissaient ces mille affaires, ses offices et son brviaire, il le donnait dabord aux ncessiteux, aux malades et aux affligs ; le temps que les affligs, les malades et les ncessiteux lui laissaient, il le donnait au travail. Tantt il bchait la terre dans son jardin, tantt il lisait et crivait. Il navait quun mot pour ces deux sortes de travail ; il appelait cela jardiner. Lesprit est un jardin , disait-il. midi, il dnait. Le dner ressemblait au djeuner. Vers deux heures, quand le temps tait beau, il sortait et se promenait pied dans la campagne ou dans la ville, entrant souvent dans les masures. On le voyait cheminer seul, tout ses penses, lil baiss, appuy sur sa longue canne, vtu de sa douillette violette ouate et bien chaude, chauss de bas violets dans de gros souliers, et coiff de son chapeau plat qui laissait passer par ses trois cornes trois glands dor graine dpinards. Ctait une fte partout o il paraissait. On et dit que son passage avait quelque chose de rchauffant et de lumineux. Les enfants et les vieillards venaient sur le41

seuil des portes pour lvque comme pour le soleil. Il bnissait et on le bnissait. On montrait sa maison quiconque avait besoin de quelque chose. et l, il sarrtait, parlait aux petits garons et aux petites filles et souriait aux mres. Il visitait les pauvres tant quil avait de largent ; quand il nen avait plus, il visitait les riches. Comme il faisait durer ses soutanes beaucoup de temps, et quil ne voulait pas quon sen apert, il ne sortait jamais dans la ville autrement quavec sa douillette violette. Cela le gnait un peu en t. Le soir huit heures et demie il soupait avec sa sur, madame Magloire debout derrire eux et les servant table. Rien de plus frugal que ce repas. Si pourtant lvque avait un de ses curs souper, madame Magloire en profitait pour servir Monseigneur quelque excellent poisson des lacs ou quelque fin gibier de la montagne. Tout cur tait un prtexte bon repas ; lvque se laissait faire. Hors de l, son ordinaire ne se composait gure que de lgumes cuits dans leau et de soupe lhuile. Aussi disait-on dans la ville : Quand lvque fait pas chre de cur, il fait chre de trappiste. Aprs son souper, il causait pendant une demi-heure avec mademoiselle Baptistine et madame Magloire ; puis il rentrait dans sa chambre et se remettait crire,42

tantt sur des feuilles volantes, tantt sur la marge de quelque in-folio. Il tait lettr et quelque peu savant. Il a laiss cinq ou six manuscrits assez curieux ; entre autres une dissertation sur le verset de la Gense : Au commencement lesprit de Dieu flottait sur les eaux. Il confronte avec ce verset trois textes : la version arabe qui dit : Les vents de Dieu soufflaient ; Flavius Josphe qui dit : Un vent den haut se prcipitait sur la terre, et enfin la paraphrase chaldaque dOnkelos qui porte : Un vent venant de Dieu soufflait sur la face des eaux. Dans une autre dissertation, il examine les uvres thologiques de Hugo, vque de Ptolmas, arriregrand-oncle de celui qui crit ce livre, et il tablit quil faut attribuer cet vque les divers opuscules publis, au sicle dernier, sous le pseudonyme de Barleycourt1. Parfois au milieu dune lecture, quel que ft le livre quil et entre les mains, il tombait tout coup dans une mditation profonde, do il ne sortait que pour crire quelques lignes sur les pages mmes du volume. Ces lignes souvent nont aucun rapport avec le livre qui les contient. Nous avons sous les yeux une note crite par lui sur une des marges dun in-quarto intitul : Correspondance du lord Germain avec les gnrauxLes textes cits ici par Hugo existent, mais les manuscrits de lvque sont pure fiction romanesque. Il en va de mme, en fait, pour la parent que Hugo sattribue.1

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Clinton, Cornwallis et les amiraux de la station de lAmrique. Versailles, chez Poinot, libraire, et Paris, chez Pissot, libraire, quai des Augustins. Voici cette note : vous qui tes ! LEcclsiaste vous nomme Toute-Puissance, les Macchabes vous nomment Crateur, lptre aux phsiens vous nomme Libert, Baruch vous nomme Immensit, les Psaumes vous nomment Sagesse et Vrit, Jean vous nomme Lumire, les Rois vous nomment Seigneur, lExode vous appelle Providence, le Lvitique Saintet, Esdras Justice, la cration vous nomme Dieu, lhomme vous nomme Pre ; mais Salomon vous nomme Misricorde, et cest l le plus beau de tous vos noms. Vers neuf heures du soir, les deux femmes se retiraient et montaient leurs chambres au premier, le laissant jusquau matin seul au rez-de-chausse. Ici il est ncessaire que nous donnions une ide exacte du logis de M. lvque de Digne.

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VIPar qui il faisait garder sa maison. La maison quil habitait se composait, nous lavons dit, dun rez-de-chausse et dun seul tage : trois pices au rez-de-chausse, trois chambres au premier, au-dessus un grenier. Derrire la maison, un jardin dun quart darpent. Les deux femmes occupaient le premier. Lvque logeait en bas. La premire pice, qui souvrait sur la rue, lui servait de salle manger, la deuxime de chambre coucher, et la troisime doratoire. On ne pouvait sortir de cet oratoire sans passer par la chambre coucher, et sortir de la chambre coucher sans passer par la salle manger. Dans loratoire, au fond, il y avait une alcve ferme, avec un lit pour les cas dhospitalit. M. lvque offrait ce lit aux curs de campagne que des affaires ou les besoins de leur paroisse amenaient Digne. La pharmacie de lhpital, petit btiment ajout la maison et pris sur le jardin, avait t transforme en cuisine et en cellier.

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Il y avait en outre dans le jardin une table qui tait lancienne cuisine de lhospice et o lvque entretenait deux vaches. Quelle que ft la quantit de lait quelles lui donnassent, il en envoyait invariablement tous les matins la moiti aux malades de lhpital. Je paye ma dme, disait-il. Sa chambre tait assez grande et assez difficile chauffer dans la mauvaise saison. Comme le bois est trs cher Digne, il avait imagin de faire faire dans ltable vaches un compartiment ferm dune cloison en planches. Ctait l quil passait ses soires dans les grands froids. Il appelait cela son salon dhiver. Il ny avait dans ce salon dhiver, comme dans la salle manger, dautres meubles quune table de bois blanc, carre, et quatre chaises de paille. La salle manger tait orne en outre dun vieux buffet peint en rose la dtrempe. Du buffet pareil, convenablement habill de napperons blancs et de fausses dentelles, lvque avait fait lautel qui dcorait son oratoire. Ses pnitentes riches et les saintes femmes de Digne staient souvent cotises pour faire les frais dun bel autel neuf loratoire de monseigneur ; il avait chaque fois pris largent et lavait donn aux pauvres. Le plus beau des autels, disait-il, cest lme dun malheureux consol qui remercie Dieu. Il avait dans son oratoire deux chaises prie-Dieu en46

paille, et un fauteuil bras galement en paille dans sa chambre coucher. Quand par hasard il recevait sept ou huit personnes la fois, le prfet, ou le gnral, ou ltat-major du rgiment en garnison, ou quelques lves du petit sminaire, on tait oblig daller chercher dans ltable les chaises du salon dhiver, dans loratoire les prie-Dieu, et le fauteuil dans la chambre coucher ; de cette faon, on pouvait runir jusqu onze siges pour les visiteurs. chaque nouvelle visite on dmeublait une pice. Il arrivait parfois quon tait douze ; alors lvque dissimulait lembarras de la situation en se tenant debout devant la chemine si ctait lhiver, ou en proposant un tour dans le jardin si ctait lt. Il y avait bien encore dans lalcve ferme une chaise, mais elle tait demi dpaille et ne portait que sur trois pieds, ce qui faisait quelle ne pouvait servir quappuye contre le mur. Mademoiselle Baptistine avait bien aussi dans sa chambre une trs grande bergre en bois jadis dor et revtue de pkin fleurs, mais on avait t oblig de monter cette bergre au premier par la fentre, lescalier tant trop troit ; elle ne pouvait donc pas compter parmi les en-cas du mobilier. Lambition de mademoiselle Baptistine et t de pouvoir acheter un meuble de salon en velours47

dUtrecht jaune rosaces et en acajou cou de cygne, avec canap. Mais cela et cot au moins cinq cents francs, et, ayant vu quelle navait russi conomiser pour cet objet que quarante-deux francs dix sous en cinq ans, elle avait fini par y renoncer. Dailleurs qui est-ce qui atteint son idal ? Rien de plus simple se figurer que la chambre coucher de lvque. Une porte-fentre donnant sur le jardin, vis--vis le lit ; un lit dhpital, en fer avec baldaquin de serge verte ; dans lombre du lit, derrire un rideau, les ustensiles de toilette trahissant encore les anciennes habitudes lgantes de lhomme du monde ; deux portes, lune prs de la chemine, donnant dans loratoire ; lautre, prs de la bibliothque, donnant dans la salle manger ; la bibliothque, grande armoire vitre pleine de livres ; la chemine, de bois peint en marbre, habituellement sans feu ; dans la chemine, une paire de chenets en fer orns de deux vases guirlandes et cannelures jadis argents largent hach, ce qui tait un genre de luxe piscopal ; au-dessus, lendroit o dordinaire on met la glace, un crucifix de cuivre dsargent fix sur un velours noir rp dans un cadre de bois ddor. Prs de la porte-fentre, une grande table avec un encrier, charge de papiers confus et de gros volumes. Devant la table, le fauteuil de paille. Devant le lit, un prie-Dieu, emprunt loratoire.

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Deux portraits dans des cadres ovales taient accrochs au mur des deux cts du lit. De petites inscriptions dores sur le fond neutre de la toile ct des figures indiquaient que les portraits reprsentaient, lun, labb de Chaliot, vque de Saint-Claude, lautre, labb Tourteau, vicaire gnral dAgde, abb de Grand-Champ, ordre de Cteaux, diocse de Chartres. Lvque, en succdant dans cette chambre aux malades de lhpital, y avait trouv ces portraits et les y avait laisss. Ctaient des prtres, probablement des donateurs : deux motifs pour quil les respectt. Tout ce quil savait de ces deux personnages, cest quils avaient t nomms par le roi, lun son vch, lautre son bnfice, le mme jour, le 27 avril 1785. Madame Magloire ayant dcroch les tableaux pour en secouer la poussire, lvque avait trouv cette particularit crite dune encre blanchtre sur un petit carr de papier jauni par le temps, coll avec quatre pains cacheter derrire le portrait de labb de Grand-Champ. Il avait sa fentre un antique rideau de grosse toffe de laine qui finit par devenir tellement vieux que, pour viter la dpense dun neuf, madame Magloire fut oblige de faire une grande couture au beau milieu. Cette couture dessinait une croix. Lvque le faisait souvent remarquer. Comme cela fait bien ! disait-il. Toutes les chambres de la maison, au rez-de49

chausse ainsi quau premier, sans exception, taient blanchies au lait de chaux, ce qui est une mode de caserne et dhpital. Cependant, dans les dernires annes, madame Magloire retrouva, comme on le verra plus loin, sous le papier badigeonn, des peintures qui ornaient lappartement de mademoiselle Baptistine. Avant dtre lhpital, cette maison avait t le parloir aux bourgeoisa. De l cette dcoration. Les chambres taient paves de briques rouges quon lavait toutes les semaines, avec des nattes de paille tresse devant tous les lits. Du reste, ce logis, tenu par deux femmes, tait du haut en bas dune propret exquise. Ctait le seul luxe que lvque permit. Il disait : Cela ne prend rien aux pauvres. Il faut convenir cependant quil lui restait de ce quil avait possd jadis six couverts dargent et une grande cuiller soupe que madame Magloire regardait tous les jours avec bonheur reluire splendidement sur la grosse nappe de toile blanche. Et comme nous peignons ici lvque de Digne tel quil tait, nous devons ajouter quil lui tait arriv plus dune fois de dire : Je renoncerais difficilement manger dans de largenterie. Il faut ajouter cette argenterie deux grosa

Parloir aux bourgeois : lieu o lon traitait daffaires municipales.

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flambeaux dargent massif qui lui venaient de lhritage dune grandtante. Ces flambeaux portaient deux bougies de cire et figuraient habituellement sur la chemine de lvque. Quand il avait quelquun dner, madame Magloire allumait les deux bougies et mettait les deux flambeaux sur la table. Il y avait dans la chambre mme de lvque, la tte de son lit, un petit placard dans lequel madame Magloire serrait chaque soir les six couverts dargent et la grande cuiller. Il faut dire quon nen tait jamais la clef. Le jardin, un peu gt par les constructions assez laides dont nous avons parl, se composait de quatre alles en croix rayonnant autour dun puisard ; une autre alle faisait tout le tour du jardin et cheminait le long du mur blanc dont il tait enclos. Ces alles laissaient entre elles quatre carrs bords de buis. Dans trois, madame Magloire cultivait des lgumes ; dans le quatrime, lvque avait mis des fleurs. Il y avait et l quelques arbres fruitiers. Une fois madame Magloire lui avait dit avec une sorte de malice douce : Monseigneur, vous qui tirez parti de tout, voil pourtant un carr inutile. Il vaudrait mieux avoir l des salades que des bouquets. Madame Magloire, rpondit lvque, vous vous trompez. Le beau est aussi utile que lutile. Il ajouta aprs un51

silence : Plus peut-tre. Ce carr, compos de trois ou quatre plates-bandes, occupait M. lvque presque autant que ses livres. Il y passait volontiers une heure ou deux, coupant, sarclant, et piquant et l des trous en terre o il mettait des graines. Il ntait pas aussi hostile aux insectes quun jardinier let voulu. Du reste, aucune prtention la botanique ; il ignorait les groupes et le solidisme ; il ne cherchait pas le moins du monde dcider entre Tournefort et la mthode naturelle ; il ne prenait parti ni pour les utricules contre les cotyldons, ni pour Jussieu contre Linna. Il ntudiait pas les plantes ; il aimait les fleurs. Il respectait beaucoup les savants, il respectait encore plus les ignorants, et, sans jamais manquer ces deux respects, il arrosait ses plates-bandes chaque soir dt avec un arrosoir de fer-blanc peint en vert. La maison navait pas une porte qui fermt clef. La porte de la salle manger qui, nous lavons dit, donnait de plain-pied sur la place de la cathdrale, tait jadis arme de serrures et de verrous comme une porte de prison. Lvque avait fait ter toutes ces ferrures, et cette porte, la nuit comme le jour, ntait ferme quauJoseph Pitton de Tournefort (1656-1708). Bernard de Jussieu (1699-1777). Charles de Linn (1707-1778). Tous les trois clbres botanistes et tous les trois auteurs dimportants travaux sur la classification des plantes.a

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loquet. Le premier passant venu, quelque heure que ce ft, navait qu la pousser. Dans les commencements, les deux femmes avaient t fort tourmentes de cette porte jamais close ; mais M. de Digne leur avait dit : Faites mettre des verrous vos chambres, si cela vous plat. Elles avaient fini par partager sa confiance ou du moins par faire comme si elles la partageaient. Madame Magloire seule avait de temps en temps des frayeurs. Pour ce qui est de lvque, on peut trouver sa pense explique ou du moins indique dans ces trois lignes crites par lui sur la marge dune bible : Voici la nuance : la porte du mdecin ne doit jamais tre ferme ; la porte du prtre doit toujours tre ouverte. Sur un autre livre, intitul Philosophie de la science mdicale, il avait crit cette autre note : Est-ce que je ne suis pas mdecin comme eux ? Moi aussi jai mes malades ; dabord jai les leurs, quils appellent les malades ; et puis jai les miens, que jappelle les malheureux. Ailleurs encore il avait crit : Ne demandez pas son nom qui vous demande un gte. Cest surtout celui-l que son nom embarrasse qui a besoin dasile. Il advint quun digne cur, je ne sais plus si ctait le cur de Couloubroux ou le cur de Pompierry, savisa de lui demander un jour, probablement linstigation de madame Magloire, si Monseigneur tait bien sr de53

ne pas commettre jusqu un certain point une imprudence en laissant jour et nuit sa porte ouverte la disposition de qui voulait entrer, et sil ne craignait pas enfin quil narrivt quelque malheur dans une maison si peu garde. Lvque lui toucha lpaule avec une gravit douce et lui dit : Nisi Dominus custodierit domum, in vanum vigilant qui custodiunt eam1. Puis il parla dautre chose. Il disait assez volontiers : Il y a la bravoure du prtre comme il y a la bravoure du colonel de dragons. Seulement, ajoutait-il, la ntre doit tre tranquille.

Transposition de deux phrases du Psaume CXXVII, note et traduite ainsi par Hugo sur un de ses albums de voyage de 1839 : Ceux-l veillent en vain qui gardent la demeure que Dieu ne garde pas.

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VIICravatte. Ici se place naturellement un fait que nous ne devons pas omettre, car il est de ceux qui font le mieux voir quel homme ctait que M. lvque de Digne. Aprs la destruction de la bande de Gaspard Bs qui avait infest les gorges dOllioules, un de ses lieutenants, Cravatte, se rfugia dans la montagne1. Il se cacha quelque temps avec ses bandits, reste de la troupe de Gaspard Bs, dans le comt de Nice, puis gagna le Pimont, et tout coup reparut en France, du ct de Barcelonnette. On le vit Jauziers dabord, puis aux Tuiles. Il se cacha dans les cavernes du Joug-de-lAigle,Gaspard Bs (ou de Besse), bandit la faon de Mandrin, excut Aix en 1781. En passant par Cuges et les gorges dOllioules, entre Marseille et Toulon, en octobre 1839, Hugo a pris des notes sur ce que disait de ce personnage la tradition locale (Massin, VI, p. 774-775), mais il na rien not sur ledit Cravatte. Plus importante que lexactitude historique, lapparition ici dune deuxime figure de misrable ; on remarquera la progression de lvque travers ses rencontres successives du condamn mort, du bandit, du conventionnel, avant larrive de Jean Valjean.1

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et de l il descendait vers les hameaux et les villages par les ravins de lUbaye et de lUbayette. Il osa mme pousser jusqu Embrun, pntra une nuit dans la cathdrale et dvalisa la sacristie. Ses brigandages dsolaient le pays. On mit la gendarmerie ses trousses, mais en vain. Il chappait toujours ; quelquefois il rsistait de vive force. Ctait un hardi misrable. Au milieu de toute cette terreur, lvque arriva. Il faisait sa tourne. Au Chastelar, le maire vint le trouver et lengagea rebrousser chemin. Cravatte tenait la montagne jusqu lArche, et au-del. Il y avait danger, mme avec une escorte. Ctait exposer inutilement trois ou quatre malheureux gendarmes. Aussi, dit lvque, je compte aller sans escorte. Y pensez-vous, monseigneur ? scria le maire. Jy pense tellement, que je refuse absolument les gendarmes et que je vais partir dans une heure. Partir ? Partir. Seul ? Seul. Monseigneur ! vous ne ferez pas cela. Il y a l, dans la montagne, reprit lvque, une humble petite commune grande comme a, que je nai56

pas vue depuis trois ans. Ce sont mes bons amis. De doux et honntes bergers. Ils possdent une chvre sur trente quils gardent. Ils font de fort jolis cordons de laine de diverses couleurs, et ils jouent des airs de montagne sur de petites fltes six trous. Ils ont besoin quon leur parle de temps en temps du bon Dieu. Que diraient-ils dun vque qui a peur ? Que diraient-ils si je ny allais pas ? Mais, monseigneur, les brigands ! Si vous rencontrez les brigands ! Tiens, dit lvque, jy songe. Vous avez raison. Je puis les rencontrer. Eux aussi doivent avoir besoin quon leur parle du bon Dieu. Monseigneur ! mais cest une bande ! cest un troupeau de loups ! Monsieur le maire, cest peut-tre prcisment de ce troupeau que Jsus me fait le pasteur. Qui sait les voies de la Providence ? Monseigneur, ils vous dvaliseront. Je nai rien. Ils vous tueront. Un vieux bonhomme de prtre qui passe en marmottant ses momeries ? Bah ! quoi bon ? Ah ! mon Dieu ! si vous alliez les rencontrer !57

Je leur demanderai laumne pour mes pauvres. Monseigneur, ny allez pas, au nom du ciel ! vous exposez votre vie. Monsieur le maire, dit lvque, nest-ce dcidment que cela ? Je ne suis pas en ce monde pour garder ma vie, mais pour garder les mes. Il fallut le laisser faire. Il partit, accompagn seulement dun enfant qui soffrit lui servir de guide. Son obstination fit bruit dans le pays, et effraya trs fort. Il ne voulut emmener ni sa sur ni madame Magloire. Il traversa la montagne mulet, ne rencontra personne, et arriva sain et sauf chez ses bons amis les bergers. Il y resta quinze jours, prchant, administrant, enseignant, moralisant. Lorsquil fut proche de son dpart, il rsolut de chanter pontificalement un Te Deum. Il en parla au cur. Mais comment faire ? pas dornements piscopaux. On ne pouvait mettre sa disposition quune chtive sacristie de village avec quelques vieilles chasubles de damas us ornes de galons faux. Bah ! dit lvque. Monsieur le cur, annonons toujours au prne notre Te Deum. Cela sarrangera. On chercha dans les glises dalentour. Toutes les magnificences de ces humbles paroisses runies58

nauraient pas suffi vtir convenablement un chantre de cathdrale. Comme on tait dans cet embarras, une grande caisse fut apporte et dpose au presbytre pour M. lvque par deux cavaliers inconnus qui repartirent sur-le-champ. On ouvrit la caisse ; elle contenait une chape de drap dor, une mitre orne de diamants, une croix archipiscopale, une crosse magnifique, tous les vtements pontificaux vols un mois auparavant au trsor de Notre-Dame dEmbrun. Dans la caisse, il y avait un papier sur lequel taient crits ces mots : Cravatte monseigneur Bienvenu. Quand je disais que cela sarrangerait ! dit lvque. Puis il ajouta en souriant : qui se contente dun surplis de cur, Dieu envoie une chape darchevque. Monseigneur, murmura le cur en hochant la tte avec un sourire, Dieu, ou le diable. Lvque regarda fixement le cur et reprit avec autorit : Dieu ! Quand il revint au Chastelar, et tout le long de la route, on venait le regarder par curiosit. Il retrouva au presbytre du Chastelar mademoiselle Baptistine et madame Magloire qui lattendaient, et il dit sa sur : Eh bien, avais-je raison ? Le pauvre prtre est all59

chez ces pauvres montagnards les mains vides, il en revient les mains pleines. Jtais parti nemportant que ma confiance en Dieu ; je rapporte le trsor dune cathdrale. Le soir, avant de se coucher, il dit encore : Ne craignons jamais les voleurs ni les meurtriers. Ce sont l les dangers du dehors, les petits dangers. Craignonsnous nous-mmes. Les prjugs, voil les voleurs ; les vices, voil les meurtriers. Les grands dangers sont au dedans de nous. Quimporte ce qui menace notre tte ou notre bourse ! Ne songeons qu ce qui menace notre me. Puis se tournant vers sa sur : Ma sur, de la part du prtre jamais de prcaution contre le prochain. Ce que le prochain fait, Dieu le permet. Bornons-nous prier Dieu quand nous croyons quun danger arrive sur nous. Prions-le, non pour nous, mais pour que notre frre ne tombe pas en faute notre occasion. Du reste, les vnements taient rares dans son existence. Nous racontons ceux que nous savons ; mais dordinaire il passait sa vie faire toujours les mmes choses aux mmes moments. Un mois de son anne ressemblait une heure de sa journe. Quant ce que devint le trsor de la cathdrale dEmbrun, on nous embarrasserait de nous interroger l-dessus. Ctaient l de bien belles choses, et bien60

tentantes, et bien bonnes voler au profit des malheureux. Voles, elles ltaient dj dailleurs. La moiti de laventure tait accomplie ; il ne restait plus qu changer la direction du vol, et qu lui faire faire un petit bout de chemin du ct des pauvres. Nous naffirmons rien du reste ce sujet. Seulement on a trouv dans les papiers de lvque une note assez obscure qui se rapporte peut-tre cette affaire, et qui est ainsi conue : La question est de savoir si cela doit faire retour la cathdrale ou lhpital.

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VIIIPhilosophie aprs boire. Le snateur dont il a t parl plus haut tait un homme entendu qui avait fait son chemin avec une rectitude inattentive toutes ces rencontres qui font obstacle et quon nomme conscience, foi jure, justice, devoir ; il avait march droit son but et sans broncher une seule fois dans la ligne de son avancement et de son intrt. Ctait un ancien procureur, attendri par le succs, pas mchant homme du tout, rendant tous les petits services quil pouvait ses fils, ses gendres, ses parents, mme des amis ; ayant sagement pris de la vie les bons cts, les bonnes occasions, les bonnes aubaines. Le reste lui semblait assez bte. Il tait spirituel, et juste assez lettr pour se croire un disciple dpicure en ntant peut-tre quun produit de PigaultLebrun1a. Il riait volontiers, et agrablement, des chosesPigault de lpiney, dit Pigault-Lebrun (1753-1835), auteur de comdies et de romans licencieux, et dun ouvrage anti-religieux, Le Citateur. travers le personnage que cet auteur a pu produire, Hugo vise un certain type de carrire et une tournure desprit qui ne furent pas1

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infinies et ternelles, et des billeveses du bonhomme vque . Il en riait quelquefois, avec une aimable autorit, devant M. Myriel lui-mme, qui coutait. je ne sais plus quelle crmonie demi-officielle, le comte *** (ce snateur) et M. Myriel durent dner chez le prfet. Au dessert, le snateur, un peu gay, quoique toujours digne, scria : Parbleu, monsieur lvque, causons. Un snateur et un vque se regardent difficilement sans cligner de lil. Nous sommes deux augures. Je vais vous faire un aveu. Jai ma philosophie. Et vous avez raison, rpondit lvque. Comme on fait sa philosophie on se couche. Vous tes sur le lit de pourpre, monsieur le snateur. Le snateur, encourag, reprit :seulement caractristiques de bien des gens en place sous Napolon ; ce scepticisme commode, cette mdiocre postrit du XVIIIe sicle contre laquelle a ragi le romantisme, lexil les voyait reparatre chez bien des snateurs du Second Empire. La totalit de ce chapitre est une addition de lexil. a Guillaume-Charles-Antoine Pigault de lpiney (1753-1835), qui prit le nom de Pigault-Lebrun. Il eut une jeunesse agite et fconde en aventures. Il eut divers tats : comdien, auteur dramatique, militaire. Il parvint au grade dadjudant-gnral. Puis il revint aux lettres et crivit de nombreux ouvrages, pices de thtre et romans, crits avec beaucoup de verve mais souvent licencieux et antireligieux. Le plus fameux mais non pas le meilleur est une compilation de tendance voltairienne, le Citateur dont on a retenu le titre mais que personne ne lit plus.

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Soyons bons enfants. Bons diables mme, dit lvque. Je vous dclare, reprit le snateur, que le marquis dArgens, Pyrrhon, Hobbes et M. Naigeon ne sont pas des marouflesa1. Jai dans ma bibliothque tous mes philosophes dors sur tranche. Comme vous-mme, interrompit lvque. Le snateur poursuivit : Je hais Diderot ; cest un idologue, un dclamateur et un rvolutionnaire, au fond croyant en Dieu, et plus bigot que Voltaire. Voltaire sest moqu de Needham, et il a eu tort ; car les anguilles de Needham prouvent que Dieu est inutileb1. Une goutte deJean-Baptiste de Boyer, marquis dArgens (1704-1771), homme daventures et homme de lettres dont les nombreux ouvrages, o il y a bien de lesprit, furent fort en vogue au XVIIIe sicle. Jacques-Andr Naigeon (1738-1810) fut lami, ladmirateur et lditeur de Diderot. Il dita aussi, en 1790, les lments de morale universelle ou Catchisme de la Nature du baron dHolbach. Victor Hugo se complaisait ces rapprochements insolites de noms : Pyrrhon, dArgens... 1 Lloge est aussi ridicule que la juxtaposition de noms illustres, ceux du sceptique Pyrrhon et du matrialiste Hobbes, et de noms obscurs, ceux de ces crivains philosophes du XVIIIe sicle, le marquis dArgens et M. Naigeon. b Jean Tuberville Needham (1713-1781). Il entendait dmontrer quil y a accord entre lhypothse de la gnration spontane et les croyancesa

monsieur

le

comte,

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vinaigre dans une cuillere de pte de farine supple le fiat lux. Supposez la goutte plus grosse et la cuillere plus grande, vous avez le monde. Lhomme, cest languille. Alors quoi bon le Pre ternel ? Monsieur lvque, lhypothse Jhovah me fatigue. Elle nest bonne qu produire des gens maigres qui songent creux. bas ce grand Tout qui me tracasse ! Vive Zro qui me laisse tranquille ! De vous moi, et pour vider mon sac, et pour me confesser mon pasteur comme il convient, je vous avoue que jai du bon sens. Je ne suis pas fou de votre Jsus qui prche tout bout de champ le renoncement et le sacrifice. Conseil davare des gueux. Renoncement ! pourquoi ? Sacrifice ! quoi ? Je ne vois pas quun loup simmole au bonheur dun autre loup. Restons donc dans la nature. Nous sommes au sommet ; ayons la philosophie suprieure. Que sert dtre en haut, si lon ne voit pas plus loin que le bout du nez des autres ? Vivons gament. La vie, cest tout. Que lhomme ait un autre avenir, ailleurs, l-haut, lbas, quelque part, je nen crois pas un tratre mot. Ah ! lon me recommande le sacrifice et le renoncement, je dois prendre garde tout ce que je fais, il faut que je mereligieuses. Voltaire la raill dans plusieurs ouvrages et notamment, dans son Dictionnaire philosophique, au mot Dieu, o il se moque de la gnration spontane des anguilles. 1 Puisque Needham semble avoir tabli que les tres vivants naissent par gnration spontane .

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casse la tte sur le bien et le mal, sur le juste et linjuste, sur le fas et le nefas. Pourquoi ? parce que jaurai rendre compte de mes actions. Quand ? aprs ma mort. Quel bon rve ! Aprs ma mort, bien fin qui me pincera. Faites donc saisir une poigne de cendre par une main dombre. Disons le vrai, nous qui sommes des initis et qui avons lev la jupe dIsis : il ny a ni bien, ni mal ; il y a de la vgtation. Cherchons le rel. Creusons tout fait. Allons au fond, que diable ! Il faut flairer la vrit, fouiller sous terre, et la saisir. Alors elle vous donne des joies exquises. Alors vous devenez fort, et vous riez. Je suis carr par la base, moi. Monsieur lvque, limmortalit de lhomme est un coute-silpleut. Oh ! la charmante promesse ! Fiez-vous-y. Le bon billet qua Adam ! On est me, on sera ange, on aura des ailes bleues aux omoplates. Aidez-moi donc, nest-ce pas Tertulliena qui dit que les bienheureux iront dun astre lautre ? Soit. On sera les sauterelles des toiles. Et puis, on verra Dieu. Ta ta ta. Fadaises que tous ces paradis. Dieu est une sornette monstre. Je ne dirais point cela dans le Moniteura, parbleu ! mais je leTertullien (160 ?-240 ?), paen converti au christianisme, puis engag dans lhrsie des montanistes. Auteur douvrages dapologtique crits avec une grande passion, une grande loquence, une rigueur inflexible de moraliste et de logicien. a Le Moniteur fut fond par Panckoucke. Son premier numro parut le 24 novembre 1789. Il donnait des informations et, sur les sances dea

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chuchote entre amis. Inter poculaa. Sacrifier la terre au paradis, cest lcher la proie pour lombre. tre dupe de linfini ! pas si bte. Je suis nant. Je mappelle monsieur le comte Nant, snateur. tais-je avant ma naissance ? Non. Serai-je aprs ma mort ? Non. Que suis-je ? un peu de poussire agrge par un organisme. Quai-je faire sur cette terre ? Jai le choix. Souffrir ou jouir. O me mnera la souffrance ? Au nant. Mais jaurai souffert. O me mnera la jouissance ? Au nant. Mais jaurai joui. Mon choix est fait. Il faut tre mangeant ou mang. Je mange. Mieux vaut tre la dent que lherbe. Telle est ma sagesse. Aprs quoi, va comme je te pousse, le fossoyeur est l, le Panthon pour nous autres, tout tombe dans le grand trou. Fin. Finis. Liquidation totale. Ceci est lendroit de lvanouissement. La mort est morte, croyez-moi. Quil y ait l quelquun qui ait quelque chose me dire, je ris dy songer. Invention de nourrices. Croquemitaine pour les enfants, Jhovah pour les hommes. Non, notre lendemain est de la nuit. Derrire la tombe, il ny a plus

lAssemble nationale, des notices un peu trop brves et pas toujours exactes. Plus tard Marat runit le journal de Panckoucke et le Bulletin de lAssemble nationale que lui-mme rdigeait et ce nouveau Moniteur dont il fut le premier des rdacteurs en chef devint un journal fort intressant dont la collection constitue un document prcieux pour notre histoire politique. a Inter pocula, entre buveurs, entre intimes.

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que des nants gaux. Vous avez t Sardanapale, vous avez t Vincent de Paul, cela fait le mme rien. Voil le vrai. Donc vivez, par-dessus tout. Usez de votre moi pendant que vous le tenez. En vrit, je vous le dis, monsieur lvque, jai ma philosophie, et jai mes philosophes. Je ne me laisse pas enguirlander par des balivernes. Aprs a, il faut bien quelque chose ceux qui sont en bas, aux va-nu-pieds, aux gagne-petit, aux misrables. On leur donne gober les lgendes, les chimres, lme, limmortalit, le paradis, les toiles. Ils mchent cela. Ils le mettent sur leur pain sec. Qui na rien a le bon Dieu. Cest bien le moins. Je ny fais point obstacle, mais je garde pour moi monsieur Naigeon. Le bon Dieu est bon pour le peuple. Lvque battit des mains. Voil parler ! scria-t-il. Lexcellente chose, et vraiment merveilleuse, que ce matrialisme-l ! Ne la pas qui veut. Ah ! quand on la, on nest plus dupe ; on ne se laisse pas btement exiler comme Caton, ni lapider comme tienne, ni brler vif comme Jeanne dArc. Ceux qui ont russi se procurer ce matrialisme admirable ont la joie de se sentir irresponsables, et de penser quils peuvent dvorer tout, sans inquitude, les places, les sincures, les dignits, le pouvoir bien ou mal acquis, les palinodies lucratives, les trahisons utiles, les savoureuses capitulations de68

conscience, et quils entreront dans la tombe, leur digestion faite. Comme cest agrable ! Je ne dis pas cela pour vous, monsieur le snateur. Cependant il mest impossible de ne point vous fliciter. Vous autres grands seigneurs, vous avez, vous le dites, une philosophie vous et pour vous, exquise, raffine, accessible aux riches seuls, bonne toutes les sauces, assaisonnant admirablement les volupts de la vie. Cette philosophie est prise dans les profondeurs et dterre par des chercheurs spciaux. Mais vous tes bons princes, et vous ne trouvez pas mauvais que la croyance au bon Dieu soit la philosophie du peuple, peu prs comme loie aux marrons est la dinde aux truffes du pauvre.

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IXLe frre racont par la sur. Pour donner une ide du mnage intrieur de M. lvque de Digne et de la faon dont ces deux saintes filles subordonnaient leurs actions, leurs penses, mme leurs instincts de femmes aisment effrayes, aux habitudes et aux intentions de lvque, sans quil et mme prendre la peine de parler pour les exprimer, nous ne pouvons mieux faire que de transcrire ici une lettre de mademoiselle Baptistine madame la vicomtesse de Boischevron, son amie denfance. Cette lettre est entre nos mains. Digne, 16 dcembre 18... Ma bonne madame, pas un jour ne se passe sans que nous parlions de vous. Cest assez notre habitude, mais il y a une raison de plus. Figurez-vous quen lavant et poussetant les plafonds et les murs, madame Magloire a fait des dcouvertes ; maintenant nos deux chambres tapisses de vieux papier blanchi la chaux70

ne dpareraient pas un chteau dans le genre du vtre. Madame Magloire a dchir tout le papier. Il y avait des choses dessous. Mon salon, o il ny a pas de meubles, et dont nous nous servons pour tendre le linge aprs les lessives, a quinze pieds de haut, dix-huit de large carrs, un plafond peint anciennement avec dorure, des solives comme chez vous. Ctait recouvert dune toile, du temps que ctait lhpital. Enfin des boiseries du temps de nos grandmres. Mais cest ma chambre quil faut voir. Madame Magloire a dcouvert, sous au moins dix papiers colls dessus, des peintures, sans tre bonnes, qui peuvent se supporter. Cest Tlmaque reu chevalier par Minerve, cest lui encore dans les jardins. Le nom mchappe. Enfin o les dames romaines se rendaient une seule nuit. Que vous dirai-je ? jai des romains, des romaines (ici un mot illisible), et toute la suite. Madame Magloire a dbarbouill tout cela, et cet t elle va rparer quelques petites avaries, revernir le tout, et ma chambre sera un vrai muse. Elle a trouv aussi dans un coin du grenier deux consoles en bois, genre ancien. On demandait deux cus de six livres pour les redorer, mais il vaut bien mieux donner cela aux pauvres ; dailleurs cest fort laid, et jaimerais mieux une table ronde en acajou. Je suis toujours bien heureuse. Mon frre est si bon. Il donne tout ce quil a aux indigents et aux malades. Nous sommes trs gns. Le pays est dur71

lhiver, et il faut bien faire quelque chose pour ceux qui manquent. Nous sommes peu prs chauffs et clairs. Vous voyez que ce sont de grandes douceurs. Mon frre a ses habitudes lui. Quand il cause, il dit quun vque doit tre ainsi. Figurez-vous que la porte de la maison nest jamais ferme. Entre qui veut, et lon est tout de suite chez mon frre. Il ne craint rien, mme la nuit. Cest l sa bravoure lui, comme il dit. Il ne veut pas que je craigne pour lui, ni que madame Magloire craigne. Il sexpose tous les dangers, et il ne veut mme pas que nous ayons lair de nous en apercevoir. Il faut savoir le comprendre. Il sort par la pluie, il marche dans leau, il voyage en hiver. Il na pas peur de la nuit, des routes suspectes ni des rencontres. Lan dernier, il est all tout seul dans un pays de voleurs. Il na pas voulu nous emmener. Il est rest quinze jours absent. son retour, il navait rien eu, on le croyait mort, et il se portait bien, et il a dit : Voil comme on ma vol ! Et il a ouvert une malle pleine de tous les bijoux de la cathdrale dEmbrun, que les voleurs lui avaient donns. Cette fois-l, en revenant, comme jtais alle sa rencontre deux lieues avec dautres de ses amis, je nai pu mempcher de le gronder un peu, en ayant soin72

de ne parler que pendant que la voiture faisait du bruit, afin que personne autre ne pt entendre. Dans les premiers temps, je me disais : il ny a pas de dangers qui larrtent, il est terrible. prsent jai fini par my accoutumer. Je fais signe madame Magloire pour quelle ne le contrarie pas. Il se risque comme il veut. Moi jemmne madame Magloire, je rentre dans ma chambre, je prie pour lui, et je mendors. Je suis tranquille, parce que je sais bien que sil lui arrivait malheur, ce serait ma fin. Je men irais au bon Dieu avec mon frre et mon vque. Madame Magloire a eu plus de peine que moi shabituer ce quelle appelait ses imprudences. Mais prsent le pli est pris. Nous prions toutes les deux, nous avons peur ensemble, et nous nous endormons. Le diable entrerait dans la maison quon le laisserait faire. Aprs tout, que craignons-nous dans cette maison ? Il y a toujours quelquun avec nous, qui est le plus fort. Le diable peut y passer, mais le bon Dieu lhabite. Voil qui me suffit. Mon frre na plus mme besoin de me dire un mot maintenant. Je le comprends sans quil parle, et nous nous abandonnons la Providence. Voil comme il faut tre avec un homme qui a du grand dans lesprit. Jai questionn mon frre pour le renseignement73

que vous me demandez sur la famille de Faux. Vous savez comme il sait tout et comme il a des souvenirs, car il est toujours trs bon royaliste. Cest de vrai une trs ancienne famille normande de la gnralit de Caen. Il y a cinq cents ans dun Raoul de Faux, dun Jean de Faux et dun Thomas de Faux, qui taient des gentilshommes, dont un seigneur de Rochefort. Le dernier tait Guy-tienne-Alexandre, et tait matre de camp, et quelque chose dans les chevau-lgers de Bretagne. Sa fille Marie-Louise a pous AdrienCharles de Gramont, fils du duc Louis de Gramont, pair de France, colonel des gardes franaises et lieutenant gnral des armes. On crit Faux, Fauq et Faoucq. Bonne madame, recommandez-nous aux prires de votre saint parent, M. le cardinal. Quant votre chre Sylvanie, elle a bien fait de ne pas prendre les courts instants quelle passe prs de vous pour mcrire. Elle se porte bien, travaille selon vos dsirs, maime toujours. Cest tout ce que je veux. Son souvenir par vous mest arriv. Je men trouve heureuse. Ma sant nest pas trop mauvaise, et cependant je maigris tous les jours davantage. Adieu, le papier me manque et me force de vous quitter. Mille bonnes choses. Baptistine. P. S. Madame votre belle-sur est toujours ici74

avec sa jeune famille. Votre petit-neveu est charmant. Savez-vous quil a cinq ans bientt ! Hier il a vu passer un cheval auquel on avait mis des genouillres, et il disait : Quest-ce quil a donc aux genoux ? Il est si gentil, cet enfant ! Son petit frre trane un vieux balai dans lappartement comme une voiture, et dit : Hu ! Comme on le voit par cette lettre, ces deux femmes savaient se plier aux faons dtre de lvque avec ce gnie particulier de la femme qui comprend lhomme mieux que lhomme ne se comprend. Lvque de Digne, sous cet air doux et candide qui ne se dmentait jamais, faisait parfois des choses grandes, hardies et magnifiques, sans paratre mme sen douter. Elles en tremblaient, mais elles le laissaient faire. Quelquefois madame Magloire essayait une remontrance avant ; jamais pendant ni aprs. Jamais on ne le troublait, ne ft-ce que par un signe, dans une action commence. de certains moments, sans quil et besoin de le dire, lorsquil nen avait peut-tre pas lui-mme conscience, tant sa simplicit tait parfaite, elles sentaient vaguement quil agissait comme vque ; alors elles ntaient plus que deux ombres dans la maison. Elles le servaient passivement, et, si ctait obir que de disparatre, elles disparaissaient. Elles savaient, avec une admirable dlicatesse dinstinct, que certaines sollicitudes peuvent gner. Aussi, mme le croyant en pril, elles comprenaient, je ne dis pas sa pense, mais75

sa nature, jusquau point de ne plus veiller sur lui. Elles le confiaient Dieu. Dailleurs Baptistine disait, comme on vient de le lire, que la fin de son frre serait la sienne. Madame Magloire ne le disait pas, mais elle le savait.

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XLvque en prsence dune lumire inconnuea. une poque un peu postrieure la date de la lettre cite dans les pages prcdentes, il fit une chose, en croire toute la ville, plus risque encore que sa promenade travers les montagnes des bandits. Il y avait prs de Digne, dans la campagne, un homme qui vivait solitaire. Cet homme, disons tout de suite le gros mot, tait un ancien conventionnel. Il se nommait G. On parlait du conventionnel G. dans le petit monde de Digne avec une sorte dhorreur. Un conventionnel, vous figurez-vous cela ? Cela existait du temps quon se tutoyait et quon disait : citoyen. Cet homme tait peu prs un monstre. Il navait pas vot la mort du roi, mais presque. Ctait un quasi-rgicide. Il avait t terrible. Comment, au retour des princes lgitimes,Au dos dun brouillon, V. Hugo avait inscrit dabord deux autres titres : le Conventionnel et lvque rencontre ce quoi il ne sattendait pas.a

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navait-on pas traduit cet homme-l devant une cour prvtale ? On ne lui et pas coup la tte, si vous voulez, il faut de la clmence, soit ; mais un bon bannissement vie. Un exemple enfin ! etc., etc. Ctait un athe dailleurs, comme tous ces gens-l. Commrages des oies sur le vautour. tait-ce du reste un vautour que G. ? Oui, si lon en jugeait par ce quil y avait de farouche dans sa solitude. Nayant pas vot la mort du roi, il navait pas t compris dans les dcrets dexil et avait pu rester en France1. Il habitait, trois quarts dheure de la ville, loin de tout hameau, loin de tout chemin, on ne sait quel repli perdu dun vallon trs sauvage. Il avait l, disait-on, une espce de champ, un trou, un repaire. Pas de voisins ; pas mme de passants. Depuis quil demeurait dans ce vallon, le sentier qui y conduisait avait disparu sous lherbe. On parlait de cet endroit-l comme de la maison du bourreau. Pourtant lvque songeait, et de temps en temps regardait lhorizon lendroit o un bouquet darbres marquait le vallon du vieux conventionnel, et il disait : Il y a l une me qui est seule.Une loi de janvier 1816, dite damnistie, permettait de bannir perptuit les conventionnels rgicides.1

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Et au fond de sa pense il ajoutait : Je lui dois ma visite. Mais, avouons-le, cette ide, au premier abord naturelle, lui apparaissait, aprs un moment de rflexion, comme trange et impossible, et presque repoussante. Car, au fond, il partageait limpression gnrale, et le conventionnel lui inspirait, sans quil sen rendt clairement compte, ce sentiment qui est comme la frontire de la haine et quexprime si bien le mot loignement. Toutefois, la gale de la brebis doit-elle faire reculer le pasteur ? Non. Mais quelle brebis ! Le bon vque tait perplexe. Quelquefois il allait de ce ct-l, puis il revenait. Un jour enfin le bruit se rpandit dans la ville quune faon de jeune ptre qui servait le conventionnel G. dans sa bauge tait venu chercher un mdecin ; que le vieux sclrat se mourait, que la paralysie le gagnait, et quil ne passerait pas la nuit. Dieu merci ! ajoutaient quelques-uns. Lvque prit son bton, mit son pardessus cause de sa soutane un peu trop use, comme nous lavons dit, et aussi cause du vent du soir qui ne devait pas tarder souffler, et partit. Le soleil dclinait et touchait presque lhorizon,79

quand lvque arriva lendroit excommuni. Il reconnut avec un certain battement de cur quil tait prs de la tanire. Il enjamba un foss, franchit une haie, leva un chalier, entra dans un courtil dlabr, fit quelques pas assez hardiment, et tout coup, au fond de la friche, derrire une haute broussaille, il aperut la caverne. Ctait une cabane toute basse, indigente, petite et propre, avec une treille cloue la faade. Devant la porte, dans une vieille chaise roulettes, fauteuil du paysan, il y avait un homme en cheveux blancs qui souriait au soleil. Prs du vieillard assis se tenait debout un jeune garon, le petit ptre. Il tendait au vieillard une jatte de lait. Pendant que lvque regardait, le vieillard leva la voix : Merci, dit-il, je nai plus besoin de rien. Et son sourire quitta le soleil pour sarrter sur lenfant. Lvque savana. Au bruit quil fit en marchant, le vieux homme assis tourna la tte, et son visage exprima toute la quantit de surprise quon peut avoir aprs une longue vie. Depuis que je suis ici, dit-il, voil la premire fois quon entre chez moi. Qui tes-vous, monsieur ?80

Lvque rpondit : Je me nomme Bienvenu Myriel. Bienvenu Myriel ! jai entendu prononcer ce nom. Est-ce que cest vous que le peuple appelle monseigneur Bienvenu ? Cest moi. Le vieillard reprit avec un demi-sourire : En ce cas, vous tes mon vque ? Un peu. Entrez, monsieur. Le conventionnel tendit la main lvque, mais lvque ne la prit pas. Lvque se borna dire : Je suis satisfait de voir quon mavait tromp. Vous ne me semblez, certes, pas malade. Monsieur, rpondit le vieillard, je vais gurir. Il fit une pause et dit : Je mourrai dans trois heures. Puis il reprit : Je suis un peu mdecin ; je sais de quelle faon la dernire heure vient. Hier, je navais que les pieds froids ; aujourdhui, le froid a gagn les genoux ; maintenant je le sens qui monte jusqu la ceinture ;81

quand il sera au cur, je marrterai. Le soleil est beau, nest-ce pas ? je me suis fait rouler dehors pour jeter un dernier coup dil sur les choses, vous pouvez me parler, cela ne me fatigue point. Vous faites bien de venir regarder un homme qui va mourir. Il est bon que ce moment-l ait des tmoins. On a des manies ; jaurais voulu aller jusqu laube. Mais je sais que jen ai peine pour trois heures. Il fera nuit. Au fait, quimporte ! Finir est une affaire simple. On na pas besoin du matin pour cela. Soit. Je mourrai la belle toile. Le vieillard se tourna vers le ptre. Toi, va te coucher. Tu as veill lautre nuit. Tu es fatigu. Lenfant rentra dans la cabane. Le vieillard le suivit des yeux et ajouta comme se parlant lui-mme : Pendant quil dormira, je mourrai. Les deux sommeils peuvent faire bon voisinage. Lvque ntait pas mu comme il semble quil aurait pu ltre. Il ne croyait pas sentir Dieu dans cette faon de mourir. Disons tout, car les petites contradictions des grands curs veulent tre indiques comme le reste, lui qui, dans loccasion, riait si volontiers de Sa Grandeur, il tait quelque peu choqu82

de ne pas tre appel monseigneur, et il tait presque tent de rpliquer : citoyen. Il lui vint une vellit de familiarit bourrue, assez ordinaire aux mdecins et aux prtres, mais qui ne lui tait pas habituelle, lui. Cet homme, aprs tout, ce conventionnel, ce reprsentant du peuple, avait t un puissant de la terre ; pour la premire fois de sa vie peut-tre, lvque se sentit en humeur de svrit. Le conventionnel cependant le considrait avec une cordialit modeste, o lon et pu dmler lhumilit qui sied quand on est si prs de sa mise en poussire. Lvque, de son ct, quoiquil se gardt ordinairement de la curiosit, laquelle, selon lui, tait contigu loffense, ne pouvait sempcher dexaminer le conventionnel avec une attention qui, nayant pas sa source dans la sympathie, lui et t probablement reproche par sa conscience vis--vis de tout autre homme. Un conventionnel lui faisait un peu leffet dtre hors la loi, mme hors la loi de charit. G., calme, le buste presque droit, la voix vibrante, tait un de ces grands octognaires qui font ltonnement du physiologiste. La rvolution a eu beaucoup de ces hommes proportionns lpoque. On sentait dans ce vieillard lhomme lpreuve. Si prs de sa fin, il avait conserv tous les gestes de la sant. Il y avait dans son coup dil clair, dans son accent ferme,83

dans son robuste mouvement dpaules, de quoi dconcerter la mort. Azral, lange mahomtan du spulcre, et rebrouss chemin et et cru se tromper de porte. G. semblait mourir parce quil le voulait bien. Il y avait de la libert dans son agonie. Les jambes seulement taient immobiles. Les tnbres le tenaient par l. Les pieds taient morts et froids, et la tte vivait de toute la puissance de la vie et paraissait en pleine lumire. G., en ce grave moment, ressemblait ce roi du conte oriental, chair par en haut, marbre par en bas. Une pierre tait l. Lvque sy assit. Lexorde fut ex abrupto. Je vous flicite, dit-il du ton dont on rprimande. Vous navez toujours pas vot la mort du roi. Le conventionnel ne parut pas remarquer le sousentendu amer cach dans ce mot : toujours. Il rpondit. Tout sourire avait disparu de sa face. Ne me flicitez pas trop, monsieur ; jai vot la fin du tyran. Ctait laccent austre en prsence de laccent svre. Que voulez-vous dire ? reprit lvque. Je veux dire que lhomme a un tyran, lignorance. Jai vot la fin de ce tyran-l. Ce tyran-l a engendr la royaut qui est lautorit prise dans le faux, tandis que84

la science est lautorit prise dans le vrai. Lhomme ne doit tre gouvern que par la science. Et la conscience, ajouta lvque. Cest la mme chose. La conscience, cest la quantit de science inne que nous avons en nous. Monseigneur Bienvenu coutait, un peu tonn, ce langage trs nouveau pour lui. Le conventionnel poursuivit : Quant Louis XVI, jai dit non. Je ne me crois pas le droit de tuer un homme ; mais je me sens le devoir dexterminer le mal. Jai vot la fin du tyran. Cest-dire la fin de la prostitution pour la femme, la fin de lesclavage pour lhomme, la fin de la nuit pour lenfant. En votant la rpublique, jai vot cela. Jai vot la fraternit, la concorde, laurore ! Jai aid la chute des prjugs et des erreurs. Les croulements des erreurs et des prjugs font de la lumire. Nous avons fait tomber le vieux monde, nous autres, et le vieux monde, vase des misres, en se renversant sur le genre humain, est devenu une urne de joie. Joie mle, dit lvque. Vous pourriez dire joie trouble, et aujourdhui, aprs ce fatal retour du pass quon nomme 1814, joie disparue. Hlas, luvre a t incomplte, jen conviens ; nous avons dmoli lancien rgime dans les85

faits, nous navons pu entirement le supprimer dans les ides. Dtruire les abus, cela ne suffit pas ; il faut modifier les murs. Le moulin ny est plus, le vent y est encore. Vous avez dmoli. Dmolir peut tre utile