hugo miserables livre 5

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Victor Hugo L L e e s s M M i i s s é é r r a a b b l l e e s s BeQ

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Hugo Miserables livre 5.

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  • Victor Hugo

    LLeess MMiissrraabblleess

    BeQ

  • Victor Hugo

    Les Misrables Cinquime partie

    Jean Valjean

    La Bibliothque lectronique du Qubec Collection tous les vents Volume 652 : version 1.0

    2

  • Du mme auteur, la Bibliothque :

    Les travailleurs de la mer Les derniers jours dun condamn

    suivi de Claude Gueux

    3

  • Les Misrables

    dition de rfrence :

    Gallimard, Collection Folio Classique.

    Les notes de bas de page appeles par des chiffres sont tires de ldition de rfrence ; celles appeles par des lettres, de ldition Gallimard, collection de la Pliade ; celles appeles par un astrisque sont de Victor Hugo.

    4

  • Cinquime partie

    Jean Valjean

    5

  • Livre premier

    La guerre entre quatre murs

    6

  • I

    La Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla du faubourg du Temple.

    Les deux plus mmorables barricades que

    lobservateur des maladies sociales puisse mentionner nappartiennent point la priode o est place laction de ce livre. Ces deux barricades, symboles toutes les deux, sous deux aspects diffrents, dune situation redoutable, sortirent de terre lors de la fatale insurrection de juin 1848, la plus grande guerre des rues quait vue lhistoire.

    Il arrive quelquefois que, mme contre les principes, mme contre la libert, lgalit et la fraternit, mme contre le vote universel, mme contre le gouvernement de tous par tous, du fond de ses angoisses, de ses dcouragements, de ses dnments, de ses fivres, de ses dtresses, de ses miasmes, de ses ignorances, de ses tnbres, cette grande dsespre, la canaille, proteste, et que la populace livre bataille au peuple.

    Les gueux attaquent le droit commun ; lochlocratie

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  • sinsurge contre le dmos1. Ce sont l des journes lugubres ; car il y a toujours

    une certaine quantit de droit mme dans cette dmence, il y a du suicide dans ce duel ; et ces mots, qui veulent tre des injures, gueux, canaille, ochlocratie, populace, constatent, hlas ! plutt la faute de ceux qui rgnent que la faute de ceux qui souffrent ; plutt la faute des privilgis que la faute des dshrits.

    Quant nous, ces mots-l, nous ne les prononons jamais sans douleur et sans respect, car, lorsque la philosophie sonde les faits auxquels ils correspondent, elle y trouve souvent bien des grandeurs ct des misres. Athnes tait une ochlocratie ; les gueux ont fait la Hollande ; la populace a plus dune fois sauv Rome ; et la canaille suivait Jsus-Christ.

    Il nest pas de penseur qui nait parfois contempl les magnificences den bas.

    Cest cette canaille que songeait sans doute saint Jrme, et tous ces pauvres gens, et tous ces vagabonds, et tous ces misrables do sont sortis les aptres et les martyrs, quand il disait cette parole

    1 Ochlocratie : mot dcalqu du grec au XVIe sicle, qui dsigne

    pjorativement un tat domin par la populace (ochlos) et non par le peuple (dmos).

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  • mystrieuse : Fex urbis, lex orbis1a. Les exasprations de cette foule qui souffre et qui

    saigne, ses violences contre-sens sur les principes qui sont sa vie, ses voies de fait contre le droit, sont des coups dtat populaires, et doivent tre rprims. Lhomme probe sy dvoue, et, par amour mme pour cette foule, il la combat. Mais comme il la sent excusable tout en lui tenant tte ! comme il la vnre tout en lui rsistant ! Cest l un de ces moments rares o, en faisant ce quon doit faire, on sent quelque chose qui dconcerte et qui dconseillerait presque daller plus loin ; on persiste, il le faut ; mais la conscience satisfaite est triste, et laccomplissement du devoir se complique dun serrement de cur.

    Juin 1848 fut, htons-nous de le dire, un fait part, et presque impossible classer dans la philosophie de lhistoire. Tous les mots que nous venons de prononcer doivent tre carts quand il sagit de cette meute extraordinaire o lon sentit la sainte anxit du travail rclamant ses droits. Il fallut la combattre, et ctait le devoir, car elle attaquait la Rpublique. Mais, au fond, que fut juin 1848 ? Une rvolte du peuple contre lui-mme.

    1 Lie de la cit, loi de la terre. a De la tourbe des villes sort la loi du monde.

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  • L o le sujet nest point perdu de vue, il ny a point de digression ; quil nous soit donc permis darrter un moment lattention du lecteur sur les deux barricades absolument uniques dont nous venons de parler et qui ont caractris cette insurrection.

    Lune encombrait lentre du faubourg Saint-Antoine ; lautre dfendait lapproche du faubourg du Temple ; ceux devant qui se sont dresss, sous lclatant ciel bleu de juin, ces deux effrayants chefs-duvre de la guerre civile, ne les oublieront jamais.

    La barricade Saint-Antoine tait monstrueuse ; elle tait haute de trois tages et large de sept cents pieds. Elle barrait dun angle lautre la vaste embouchure du faubourg, cest--dire trois rues ; ravine, dchiquete, dentele, hache, crnele dune immense dchirure, contre-bute de monceaux qui taient eux-mmes des bastions, poussant des caps et l, puissamment adosse aux deux grands promontoires de maisons du faubourg, elle surgissait comme une leve cyclopenne au fond de la redoutable place qui a vu le 14 juillet. Dix-neuf barricades stageaient dans la profondeur des rues derrire cette barricade mre. Rien qu la voir, on sentait dans le faubourg limmense souffrance agonisante arrive cette minute extrme o une dtresse veut devenir une catastrophe. De quoi tait faite cette barricade ? De lcroulement de trois

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  • maisons six tages, dmolies exprs, disaient les uns. Du prodige de toutes les colres, disaient les autres. Elle avait laspect lamentable de toutes les constructions de la haine : la ruine. On pouvait dire : qui a bti cela ? On pouvait dire aussi : qui a dtruit cela ? Ctait limprovisation du bouillonnement. Tiens ! cette porte ! cette grille ! cet auvent ! ce chambranle ! ce rchaud bris ! cette marmite fle ! Donnez tout ! jetez tout ! poussez, roulez, piochez, dmantelez, bouleversez, croulez tout ! Ctait la collaboration du pav, du moellon, de la poutre, de la barre de fer, du chiffon, du carreau dfonc, de la chaise dpaille, du trognon de chou, de la loque, de la guenille, et de la maldiction. Ctait grand et ctait petit. Ctait labme parodi sur place par le tohu-bohu. La masse prs de latome ; le pan de mur arrach et lcuelle casse ; une fraternisation menaante de tous les dbris ; Sisyphe avait jet l son rocher et Job son tesson. En somme, terrible. Ctait lacropole des va-nu-pieds. Des charrettes renverses accidentaient le talus ; un immense haquet y tait tal en travers, lessieu vers le ciel, et semblait une balafre sur cette faade tumultueuse, un omnibus, hiss gament force de bras tout au sommet de lentassement, comme si les architectes de cette sauvagerie eussent voulu ajouter la gaminerie lpouvante, offrait son timon dtel on ne sait quels chevaux de lair. Cet amas gigantesque,

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  • alluvion de lmeute, figurait lesprit un Ossa sur Plion de toutes les rvolutions ; 93 sur 89, le 9 thermidor sur le 10 aot, le 18 brumaire sur le 21 janvier, vendmiaire sur prairial, 1848 sur 1830. La place en valait la peine, et cette barricade tait digne dapparatre lendroit mme o la Bastille avait disparu. Si locan faisait des digues, cest ainsi quil les btirait. La furie du flot tait empreinte sur cet encombrement difforme. Quel flot ? la foule. On croyait voir du vacarme ptrifi. On croyait entendre bourdonner, au-dessus de cette barricade, comme si elles eussent t l sur leur ruche, les normes abeilles tnbreuses du progrs violent. tait-ce une broussaille ? tait-ce une bacchanale ? tait-ce une forteresse ? Le vertige semblait avoir construit cela coups daile. Il y avait du cloaque dans cette redoute et quelque chose dolympien dans ce fouillis. On y voyait, dans un ple-mle plein de dsespoir, des chevrons de toits, des morceaux de mansardes avec leur papier peint, des chssis de fentres avec toutes leurs vitres plants dans les dcombres, attendant le canon, des chemines descelles, des armoires, des tables, des bancs, un sens dessus dessous hurlant, et ces mille choses indigentes, rebuts mme du mendiant, qui contiennent la fois de la fureur et du nant. On et dit que ctait le haillon dun peuple, haillon de bois, de fer, de bronze, de pierre, et que le faubourg Saint-

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  • Antoine lavait pouss l sa porte dun colossal coup de balai, faisant de sa misre sa barricade. Des blocs pareils des billots, des chanes disloques, des charpentes tasseaux ayant forme de potences, des roues horizontales sortant des dcombres, amalgamaient cet difice de lanarchie la sombre figure des vieux supplices soufferts par le peuple. La barricade Saint-Antoine faisait arme de tout ; tout ce que la guerre civile peut jeter la tte de la socit sortait de l ; ce ntait pas du combat, ctait du paroxysme ; les carabines qui dfendaient cette redoute, parmi lesquelles il y avait quelques espingoles, envoyaient des miettes de faence, des osselets, des boutons dhabit, jusqu des roulettes de tables de nuit, projectiles dangereux cause du cuivre. Cette barricade tait forcene ; elle jetait dans les nues une clameur inexprimable ; de certains moments, provoquant larme, elle se couvrait de foule et de tempte, une cohue de ttes flamboyantes la couronnait ; un fourmillement lemplissait ; elle avait une crte pineuse de fusils, de sabres, de btons, de haches, de piques et de bayonnettes ; un vaste drapeau rouge y claquait dans le vent ; on y entendait les cris du commandement, les chansons dattaque, des roulements de tambours, des sanglots de femmes, et lclat de rire tnbreux des meurt-de-faim. Elle tait dmesure et vivante ; et, comme du dos dune bte lectrique, il en

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  • sortait un ptillement de foudres. Lesprit de rvolution couvrait de son nuage ce sommet o grondait cette voix du peuple qui ressemble la voix de Dieu ; une majest trange se dgageait de cette titanique hotte de gravats. Ctait un tas dordures et ctait le Sina.

    Comme nous lavons dit plus haut, elle attaquait au nom de la Rvolution, quoi ? la Rvolution. Elle, cette barricade, le hasard, le dsordre, leffarement, le malentendu, linconnu, elle avait en face delle lassemble constituante, la souverainet du peuple, le suffrage universel, la nation, la Rpublique ; et ctait la Carmagnole dfiant la Marseillaise.

    Dfi insens, mais hroque, car ce vieux faubourg est un hros.

    Le faubourg et sa redoute se prtaient main-forte. Le faubourg spaulait la redoute, la redoute sacculait au faubourg. La vaste barricade stalait comme une falaise o venait se briser la stratgie des gnraux dAfrique. Ses cavernes, ses excroissances, ses verrues, ses gibbosits, grimaaient, pour ainsi dire, et ricanaient sous la fume. La mitraille sy vanouissait dans linforme ; les obus sy enfonaient, sy engloutissaient, sy engouffraient ; les boulets ny russissaient qu trouer des trous ; quoi bon canonner le chaos ? Et les rgiments, accoutums aux plus farouches visions de la guerre, regardaient dun il inquiet cette espce de

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  • redoute bte fauve, par le hrissement sanglier, et par lnormit montagne.

    un quart de lieue de l, de langle de la rue du Temple qui dbouche sur le boulevard prs du Chteau-dEau, si lon avanait hardiment la tte en dehors de la pointe forme par la devanture du magasin Dallemagne, on apercevait au loin, au del du canal, dans la rue qui monte les rampes de Belleville, au point culminant de la monte, une muraille trange atteignant au deuxime tage des faades, sorte de trait dunion des maisons de droite aux maisons de gauche, comme si la rue avait repli delle-mme son plus haut mur pour se fermer brusquement. Ce mur tait bti avec des pavs. Il tait droit, correct, froid, perpendiculaire, nivel lquerre, tir au cordeau, align au fil plomb. Le ciment y manquait sans doute, mais comme de certains murs romains, sans troubler sa rigide architecture. sa hauteur on devinait sa profondeur. Lentablement tait mathmatiquement parallle au soubassement. On distinguait despace en espace, sur sa surface grise, des meurtrires presque invisibles qui ressemblaient des fils noirs. Ces meurtrires taient spares les unes des autres par des intervalles gaux. La rue tait dserte perte de vue. Toutes les fentres et toutes les portes fermes. Au fond se dressait ce barrage qui faisait de la rue un cul-de-sac ; mur immobile et tranquille ; on ny voyait personne, on ny entendait rien ; pas un cri, pas

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  • un bruit, pas un souffle. Un spulcre. Lblouissant soleil de juin inondait de lumire cette

    chose terrible. Ctait la barricade du faubourg du Temple. Ds quon arrivait sur le terrain et quon

    lapercevait, il tait impossible, mme aux plus hardis, de ne pas devenir pensif devant cette apparition mystrieuse. Ctait ajust, embot, imbriqu, rectiligne, symtrique, et funbre. Il y avait l de la science et des tnbres. On sentait que le chef de cette barricade tait un gomtre ou un spectre. On regardait cela et lon parlait bas.

    De temps en temps, si quelquun, soldat, officier ou reprsentant du peuple, se hasardait traverser la chausse solitaire, on entendait un sifflement aigu et faible, et le passant tombait bless ou mort, ou, sil chappait, on voyait senfoncer dans quelque volet ferm, dans un entre-deux de moellons, dans le pltre dun mur, une balle. Quelquefois un biscaen. Car les hommes de la barricade staient fait de deux tronons de tuyaux de fonte du gaz bouchs un bout avec de ltoupe et de la terre pole, deux petits canons. Pas de dpense de poudre inutile. Presque tout coup portait. Il y avait quelques cadavres et l, et des flaques de sang sur les pavs. Je me souviens dun papillon blanc qui allait et venait dans la rue. Lt nabdique pas.

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  • Aux environs, le dessous des portes cochres tait encombr de blesss.

    On se sentait l vis par quelquun quon ne voyait point, et lon comprenait que toute la longueur de la rue tait couche en joue.

    Masss derrire lespce de dos dne que fait lentre du faubourg du Temple le pont cintr du canal, les soldats de la colonne dattaque observaient, graves et recueillis, cette redoute lugubre, cette immobilit, cette impassibilit, do la mort sortait. Quelques-uns rampaient plat ventre jusquau haut de la courbe du pont en ayant soin que leurs shakos ne passassent point.

    Le vaillant colonel Monteynard admirait cette barricade avec un frmissement. Comme cest bti ! disait-il un reprsentant. Pas un pav ne dborde de lautre. Cest de la porcelaine. En ce moment une balle lui brisa sa croix sur sa poitrine, et il tomba.

    Les lches ! disait-on. Mais quils se montrent donc ! quon les voie ! ils nosent pas ! ils se cachent ! La barricade du faubourg du Temple, dfendue par quatre-vingts hommes, attaque par dix mille, tint trois jours. Le quatrime, on fit comme Zaatcha et Constantinea, on pera les maisons, on vint par les toits,

    a La prise de Constantine est de septembre 1837, mais loasis de

    Zaatcha ne fut prise quen 1849, cest--dire aprs les faits que Victor

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  • la barricade fut prise. Pas un des quatre-vingts lches ne songea fuir ; tous y furent tus, except le chef, Barthlemy, dont nous parlerons tout lheure.

    La barricade Saint-Antoine tait le tumulte des tonnerres ; la barricade du Temple tait le silence. Il y avait entre ces deux redoutes la diffrence du formidable au sinistre. Lune semblait une gueule ; lautre un masque.

    En admettant que la gigantesque et tnbreuse insurrection de juin ft compose dune colre et dune nigme, on sentait dans la premire barricade le dragon et derrire la seconde le sphinx.

    Ces deux forteresses avaient t difies par deux hommes nomms, lun Cournet, lautre Barthlemya. Cournet avait fait la barricade Saint-Antoine ; Barthlemy la barricade du Temple. Chacune delles tait limage de celui qui lavait btie.

    Cournet tait un homme de haute stature ; il avait les

    Hugo relate ici. a Frdric Cournet (1808-1852), officier de marine dont la carrire

    militaire fut entrave par lhostilit dun officier suprieur. Il fut mis la retraite prmaturment en juin 1847. Aprs la rvolution de 1848 il se mla activement de politique. Aprs le coup dtat du 2 dcembre, il chappa aux agents, se rfugia Londres, y rencontra le louche Barthlemy, rfugi politique aussi, qui le provoqua en duel et qui le tua. Barthlemy se rendit par la suite coupable dun double assassinat. Il fut pendu Londres en 1854.

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  • paules larges, la face rouge, le poing crasant, le cur hardi, lme loyale, lil sincre et terrible. Intrpide, nergique, irascible, orageux ; le plus cordial des hommes, le plus redoutable des combattants. La guerre, la lutte, la mle, taient son air respirable et le mettaient de belle humeur. Il avait t officier de marine, et, ses gestes et sa voix, on devinait quil sortait de locan et quil venait de la tempte ; il continuait louragan dans la bataille. Au gnie prs, il y avait en Cournet quelque chose de Danton, comme, la divinit prs, il y avait en Danton quelque chose dHercule.

    Barthlemy, maigre, chtif, ple, taciturne, tait une espce de gamin tragique qui, soufflet par un sergent de ville, le guetta, lattendit, et le tua, et, dix-sept ans, fut mis au bagne. Il en sortit, et fit cette barricade.

    Plus tard, chose fatale, Londres, proscrits tous deux, Barthlemy tua Cournet. Ce fut un duel funbre. Quelque temps aprs, pris dans lengrenage dune de ces mystrieuses aventures o la passion est mle, catastrophes o la justice franaise voit des circonstances attnuantes et o la justice anglaise ne voit que la mort, Barthlemy fut pendu. La sombre construction sociale est ainsi faite que, grce au dnment matriel, grce lobscurit morale, ce malheureux tre qui contenait une intelligence, ferme

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  • coup sr, grande peut-tre, commena par le bagne en France et finit par le gibet en Angleterre. Barthlemy, dans les occasions, narborait quun drapeau ; le drapeau noir.

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  • II

    Que faire dans labme moins que lon ne cause1 ? Seize ans comptent dans la souterraine ducation de

    lmeute, et juin 1848 en savait plus long que juin 1832. Aussi la barricade de la rue de la Chanvrerie ntait-elle quune bauche et quun embryon, compare aux deux barricades colosses que nous venons desquisser ; mais, pour lpoque, elle tait redoutable.

    Les insurgs, sous lil dEnjolras, car Marius ne regardait plus rien, avaient mis la nuit profit. La barricade avait t non seulement rpare, mais augmente. On lavait exhausse de deux pieds. Des barres de fer plantes dans les pavs ressemblaient des lances en arrt. Toutes sortes de dcombres ajouts et apports de toutes parts compliquaient lenchevtrement extrieur. La redoute avait t savamment refaite en muraille au dedans et en broussaille au dehors.

    1 La Fontaine, Le livre et les grenouilles : ... que faire en un gte

    moins que lon ne songe ?

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  • On avait rtabli lescalier de pavs qui permettait dy monter comme un mur de citadelle.

    On avait fait le mnage de la barricade, dsencombr la salle basse, pris la cuisine pour ambulance, achev le pansement des blesss, recueilli la poudre parse terre et sur les tables, fondu des balles, fabriqu des cartouches, pluch de la charpie, distribu les armes tombes, nettoy lintrieur de la redoute, ramass les dbris, emport les cadavres.

    On dposa les morts en tas dans la ruelle Mondtour dont on tait toujours matre. Le pav a t longtemps rouge cet endroit. Il y avait parmi les morts quatre gardes nationaux de la banlieue. Enjolras fit mettre de ct leurs uniformes.

    Enjolras avait conseill deux heures de sommeil. Un conseil dEnjolras tait une consigne. Pourtant, trois ou quatre seulement en profitrent. Feuilly employa ces deux heures la gravure de cette inscription sur le mur qui faisait face au cabaret :

    VIVENT LES PEUPLES !

    Ces trois mots, creuss dans le moellon avec un clou, se lisaient encore sur cette muraille en 1848.

    Les trois femmes avaient profit du rpit de la nuit pour disparatre dfinitivement ; ce qui faisait respirer

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  • les insurgs plus laise. Elles avaient trouv moyen de se rfugier dans

    quelque maison voisine. La plupart des blesss pouvaient et voulaient encore

    combattre. Il y avait, sur une litire de matelas et de bottes de paille, dans la cuisine devenue lambulance, cinq hommes gravement atteints, dont deux gardes municipaux. Les gardes municipaux furent panss les premiers.

    Il ne resta plus dans la salle basse que Mabeuf sous son drap noir et Javert li au poteau.

    Cest ici la salle des morts, dit Enjolras. Dans lintrieur de cette salle, peine claire dune

    chandelle, tout au fond, la table mortuaire tant derrire le poteau comme une barre horizontale, une sorte de grande croix vague rsultait de Javert debout et de Mabeuf couch.

    Le timon de lomnibus, quoique tronqu par la fusillade, tait encore assez debout pour quon pt y accrocher un drapeau.

    Enjolras, qui avait cette qualit dun chef, de toujours faire ce quil disait, attacha cette hampe lhabit trou et sanglant du vieillard tu.

    Aucun repas ntait plus possible. Il ny avait ni

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  • pain ni viande. Les cinquante hommes de la barricade, depuis seize heures quils taient l, avaient eu vite puis les maigres provisions du cabaret. un instant donn, toute barricade qui tient devient invitablement le radeau de la Mduse. Il fallut se rsigner la faim. On tait aux premires heures de cette journe spartiate du 6 juin o, dans la barricade Saint-Merry, Jeanne, entour dinsurgs qui demandaient du pain, tous ces combattants criant : manger ! rpondait : Pourquoi ? il est trois heures. quatre heures nous serons morts.

    Comme on ne pouvait plus manger, Enjolras dfendit de boire. Il interdit le vin et rationna leau-de-vie.

    On avait trouv dans la cave une quinzaine de bouteilles pleines, hermtiquement cachetes. Enjolras et Combeferre les examinrent. Combeferre en remontant dit : Cest du vieux fonds du pre Hucheloup qui a commenc par tre picier. Cela doit tre du vrai vin, observa Bossuet. Il est heureux que Grantaire dorme. Sil tait debout, on aurait de la peine sauver ces bouteilles-l. Enjolras, malgr les murmures, mit son veto sur les quinze bouteilles, et afin que personne ny toucht et quelles fussent comme sacres, il les fit placer sous la table o gisait le pre Mabeuf.

    Vers deux heures du matin, on se compta. Ils taient

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  • encore trente-sept. Le jour commenait paratre. On venait dteindre

    la torche qui avait t replace dans son alvole de pavs. Lintrieur de la barricade, cette espce de petite cour prise sur la rue, tait noy de tnbres et ressemblait, travers la vague horreur crpusculaire, au pont dun navire dsempar. Les combattants allant et venant sy mouvaient comme des formes noires. Au-dessus de cet effrayant nid dombre, les tages des maisons muettes sbauchaient lividement ; tout en haut les chemines blmissaient. Le ciel avait cette charmante nuance indcise qui est peut-tre le blanc et peut-tre le bleu. Des oiseaux y volaient avec des cris de bonheur. La haute maison qui faisait le fond de la barricade, tant tourne vers le levant, avait sur son toit un reflet rose. la lucarne du troisime tage, le vent du matin agitait les cheveux gris sur la tte de lhomme mort.

    Je suis charm quon ait teint la torche, disait Courfeyrac Feuilly. Cette torche effare au vent mennuyait. Elle avait lair davoir peur. La lumire des torches ressemble la sagesse des lches ; elle claire mal, parce quelle tremble.

    Laube veille les esprits comme les oiseaux ; tous causaient.

    Joly, voyant un chat rder sur une gouttire, en

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  • extrayait la philosophie. Quest-ce que le chat ? scriait-il. Cest un

    correctif. Le bon Dieu, ayant fait la souris, a dit : Tiens, jai fait une btise. Et il a fait le chat. Le chat cest lerratum de la souris. La souris, plus le chat, cest lpreuve revue et corrige de la cration.

    Combeferre, entour dtudiants et douvriers, parlait des morts, de Jean Prouvaire, de Bahorel, de Mabeuf, et mme du Cabuc, et de la tristesse svre dEnjolras. Il disait :

    Harmodius et Aristogiton, Brutus, Chras, Stephanus, Cromwell, Charlotte Corday, Sand1, tous ont eu, aprs le coup, leur moment dangoisse. Notre cur est si frmissant et la vie humaine est un tel mystre que, mme dans un meurtre civique, mme dans un meurtre librateur, sil y en a, le remords davoir frapp un homme dpasse la joie davoir servi le genre humain.

    Et, ce sont l les mandres de la parole change, une minute aprs, par une transition venue des vers de Jean Prouvaire, Combeferre comparait entre eux les traducteurs des Gorgiques, Raux Cournand, Cournand Delille, indiquant les quelques passages

    1 Chras tua Caligula, Stephanus tua Domitien, le patriote allemand

    Ludwig Sand tua lagent tsariste Kotzebue en 1819.

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  • traduits par Malfiltre, particulirement les prodiges de la mort de Csar ; et par ce mot, Csar, la causerie revenait Brutus.

    Csar, dit Combeferre, est tomb justement. Cicron a t svre pour Csar, et il a eu raison. Cette svrit-l nest point la diatribe. Quand Zole insulte Homre, quand Mvius insulte Virgile, quand Vis insulte Molire, quand Pope insulte Shakespeare, quand Frron insulte Voltaire, cest une vieille loi denvie et de haine qui sexcute ; les gnies attirent linjure, les grands hommes sont toujours plus ou moins aboys. Mais Zole et Cicron, cest deux. Cicron est un justicier par la pense de mme que Brutus est un justicier par lpe. Je blme, quant moi, cette dernire justice-l, le glaive ; mais lantiquit ladmettait. Csar, violateur du Rubicon, confrant, comme venant de lui, les dignits qui venaient du peuple, ne se levant pas lentre du snat, faisait, comme dit Eutrope, des choses de roi et presque de tyran, regia ac pne tyrannica. Ctait un grand homme ; tant pis, ou tant mieux ; la leon est plus haute. Ses vingt-trois blessures me touchent moins que le crachat au front de Jsus-Christ. Csar est poignard par les snateurs ; Christ est soufflet par les valets. plus doutrage, on sent le dieu.

    Bossuet, dominant les causeurs du haut dun tas de

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  • pavs, scriait, la carabine la main : Cydathenum, Myrrhinus, Probalinthe,

    grces de lantide ! Oh ! qui me donnera de prononcer les vers dHomre comme un Grec de Laurium ou ddapton !

    28

  • III

    claircissement et assombrissement. Enjolras tait all faire une reconnaissance. Il tait

    sorti par la ruelle Mondtour en serpentant le long des maisons.

    Les insurgs, disons-le, taient pleins despoir. La faon dont ils avaient repouss lattaque de la nuit leur faisait presque ddaigner davance lattaque du point du jour. Ils lattendaient et en souriaient. Ils ne doutaient pas plus de leur succs que de leur cause. Dailleurs un secours allait videmment leur venir. Ils y comptaient. Avec cette facilit de prophtie triomphante qui est une des forces du Franais combattant, ils divisaient en trois phases certaines la journe qui allait souvrir : six heures du matin, un rgiment, quon avait travaill , tournerait ; midi, linsurrection de tout Paris ; au coucher du soleil, la rvolution.

    On entendait le tocsin de Saint-Merry qui ne stait pas tu une minute depuis la veille ; preuve que lautre barricade, la grande, celle de Jeanne, tenait toujours.

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  • Toutes ces esprances schangeaient dun groupe lautre dans une sorte de chuchotement gai et redoutable qui ressemblait au bourdonnement de guerre dune ruche dabeilles.

    Enjolras reparut. Il revenait de sa sombre promenade daigle dans lobscurit extrieure. Il couta un instant toute cette joie les bras croiss, une main sur sa bouche. Puis, frais et rose dans la blancheur grandissante du matin, il dit :

    Toute larme de Paris donne. Un tiers de cette arme pse sur la barricade o vous tes. De plus la garde nationale. Jai distingu les shakos du cinquime de ligne et les guidons de la sixime lgion. Vous serez attaqus dans une heure. Quant au peuple, il a bouillonn hier, mais ce matin il ne bouge pas. Rien attendre, rien esprer. Pas plus un faubourg quun rgiment. Vous tes abandonns.

    Ces paroles tombrent sur le bourdonnement des groupes, et y firent leffet que fait sur un essaim la premire goutte de lorage. Tous restrent muets. Il y eut un moment dinexprimable angoisse o lon et entendu voler la mort.

    Ce moment fut court. Une voix, du fond le plus obscur des groupes, cria

    Enjolras :

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  • Soit. levons la barricade vingt pieds de haut, et restons-y tous. Citoyens, faisons la protection des cadavres. Montrons que, si le peuple abandonne les rpublicains, les rpublicains nabandonnent pas le peuple.

    Cette parole dgageait du pnible nuage des anxits individuelles la pense de tous. Une acclamation enthousiaste laccueillit.

    On na jamais su le nom de lhomme qui avait parl ainsi ; ctait quelque porte-blouse ignor, un inconnu, un oubli, un passant hros, ce grand anonyme toujours ml aux crises humaines et aux genses sociales qui, un instant donn, dit dune faon suprme le mot dcisif, et qui svanouit dans les tnbres aprs avoir reprsent une minute, dans la lumire dun clair, le peuple et Dieu.

    Cette rsolution inexorable tait tellement dans lair du 6 juin 1832 que, presque la mme heure, dans la barricade de Saint-Merry, les insurgs poussaient cette clameur demeure historique et consigne au procs : Quon vienne notre secours ou quon ny vienne pas, quimporte ! Faisons-nous tuer ici jusquau dernier.

    Comme on voit, les deux barricades, quoique matriellement isoles, communiquaient.

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  • IV

    Cinq de moins, un de plus. Aprs que lhomme quelconque, qui dcrtait la

    protestation des cadavres , eut parl et donn la formule de lme commune, de toutes les bouches sortit un cri trangement satisfait et terrible, funbre par le sens et triomphal par laccent :

    Vive la mort ! Restons ici tous. Pourquoi tous ? dit Enjolras. Tous ! tous ! Enjolras reprit : La position est bonne, la barricade est belle.

    Trente hommes suffisent. Pourquoi en sacrifier quarante ?

    Ils rpliqurent : Parce que pas un ne voudra sen aller. Citoyens, criait Enjolras, et il y avait dans sa voix

    une vibration presque irrite, la Rpublique nest pas assez riche en hommes pour faire des dpenses inutiles.

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  • La gloriole est un gaspillage. Si, pour quelques-uns, le devoir est de sen aller, ce devoir-l doit tre fait comme un autre.

    Enjolras, lhomme principe, avait sur ses coreligionnaires cette sorte de toute-puissance qui se dgage de labsolu. Cependant, quelle que ft cette omnipotence, on murmura.

    Chef jusque dans le bout des ongles, Enjolras, voyant quon murmurait, insista. Il reprit avec hauteur :

    Que ceux qui craignent de ntre plus que trente le disent.

    Les murmures redoublrent. Dailleurs, observa une voix dans un groupe, sen

    aller, cest facile dire. La barricade est cerne. Pas du ct des halles, dit Enjolras. La rue

    Mondtour est libre, et par la rue des Prcheurs on peut gagner le march des Innocents.

    Et l, reprit une autre voix du groupe, on sera pris. On tombera dans quelque grandgarde de la ligne ou de la banlieue. Ils verront passer un homme en blouse et en casquette. Do viens-tu, toi ? serais-tu pas de la barricade ? Et on vous regarde les mains. Tu sens la poudre. Fusill.

    Enjolras, sans rpondre, toucha lpaule de

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  • Combeferre, et tous deux entrrent dans la salle basse. Ils ressortirent un moment aprs. Enjolras tenait

    dans ses deux mains tendues les quatre uniformes quil avait fait rserver. Combeferre le suivait portant les buffleteries et les shakos.

    Avec cet uniforme, dit Enjolras, on se mle aux rangs et lon schappe. Voici toujours pour quatre.

    Et il jeta sur le sol dpav les quatre uniformes. Aucun branlement ne se faisait dans le stoque

    auditoire. Combeferre prit la parole. Allons, dit-il, il faut avoir un peu de piti. Savez-

    vous de quoi il est question ici ? Il est question des femmes. Voyons. Y a-t-il des femmes, oui ou non ? y a-t-il des enfants, oui ou non ? y a-t-il, oui ou non, des mres, qui poussent des berceaux du pied et qui ont des tas de petits autour delles ? Que celui de vous qui na jamais vu le sein dune nourrice lve la main. Ah ! vous voulez vous faire tuer, je le veux aussi, moi qui vous parle, mais je ne veux pas sentir des fantmes de femmes qui se tordent les bras autour de moi. Mourez, soit, mais ne faites pas mourir. Des suicides comme celui qui va saccomplir ici sont sublimes, mais le suicide est troit, et ne veut pas dextension ; et ds quil touche vos proches, le suicide sappelle meurtre. Songez aux petites ttes blondes, et songez aux cheveux

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  • blancs. coutez, tout lheure, Enjolras, il vient de me le dire, a vu au coin de la rue du Cygne une croise claire, une chandelle une pauvre fentre, au cinquime, et sur la vitre lombre toute branlante dune tte de vieille femme qui avait lair davoir pass la nuit et dattendre. Cest peut-tre la mre de lun de vous. Eh bien, quil sen aille, celui-l, et quil se dpche daller dire sa mre : Mre, me voil ! Quil soit tranquille, on fera la besogne ici tout de mme. Quand on soutient ses proches de son travail, on na plus le droit de se sacrifier. Cest dserter la famille, cela. Et ceux qui ont des filles, et ceux qui ont des surs ! Y pensez-vous ? Vous vous faites tuer, vous voil morts, cest bon, et demain ? Des jeunes filles qui nont pas de pain, cela est terrible. Lhomme mendie, la femme vend. Ah ! ces charmants tres si gracieux et si doux qui ont des bonnets de fleurs, qui chantent, qui jasent, qui emplissent la maison de chastet, qui sont comme un parfum vivant, qui prouvent lexistence des anges dans le ciel par la puret des vierges sur la terre, cette Jeanne, cette Lise, cette Mimi, ces adorables et honntes cratures qui sont votre bndiction et votre orgueil, ah mon Dieu, elles vont avoir faim ! Que voulez-vous que je vous dise ? Il y a un march de chair humaine, et ce nest pas avec vos mains dombres, frmissantes autour delles, que vous les empcherez dy entrer ! Songez la rue, songez au pav couvert de

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  • passants, songez aux boutiques devant lesquelles des femmes vont et viennent dcolletes et dans la boue. Ces femmes-l aussi ont t pures. Songez vos surs, ceux qui en ont. La misre, la prostitution, les sergents de ville, Saint-Lazare, voil o vont tomber ces dlicates belles filles, ces fragiles merveilles de pudeur, de gentillesse et de beaut, plus fraches que les lilas du mois de mai. Ah ! vous vous tes fait tuer ! ah ! vous ntes plus l ! Cest bien ; vous avez voulu soustraire le peuple la royaut, vous donnez vos filles la police. Amis, prenez garde, ayez de la compassion. Les femmes, les malheureuses femmes, on na pas lhabitude dy songer beaucoup. On se fie sur ce que les femmes nont pas reu lducation des hommes, on les empche de lire, on les empche de penser, on les empche de soccuper de politique ; les empcherez-vous daller ce soir la morgue et de reconnatre vos cadavres ? Voyons, il faut que ceux qui ont des familles soient bons enfants et nous donnent une poigne de main et sen aillent, et nous laissent faire ici laffaire tout seuls. Je sais bien quil faut du courage pour sen aller, cest difficile ; mais plus cest difficile, plus cest mritoire. On dit : Jai un fusil, je suis la barricade, tant pis, jy reste. Tant pis, cest bientt dit. Mes amis, il y a un lendemain, vous ny serez pas ce lendemain, mais vos familles y seront. Et que de souffrances ! Tenez, un joli enfant bien portant qui a des joues

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  • comme une pomme, qui babille, qui jacasse, qui jabote, qui rit, quon sent frais sous le baiser, savez-vous ce que cela devient quand cest abandonn ? Jen ai vu un, tout petit, haut comme cela. Son pre tait mort. De pauvres gens lavaient recueilli par charit, mais ils navaient pas de pain pour eux-mmes. Lenfant avait toujours faim. Ctait lhiver. Il ne pleurait pas. On le voyait aller prs du pole o il ny avait jamais de feu et dont le tuyau, vous savez, tait mastiqu avec de la terre jaune. Lenfant dtachait avec ses petits doigts un peu de cette terre et la mangeait. Il avait la respiration rauque, la face livide, les jambes molles, le ventre gros. Il ne disait rien. On lui parlait, il ne rpondait pas. Il est mort. On la apport mourir lhospice Necker, o je lai vu. Jtais interne cet hospice-l. Maintenant, sil y a des pres parmi vous, des pres qui ont pour bonheur de se promener le dimanche en tenant dans leur bonne main robuste la petite main de leur enfant, que chacun de ces pres se figure que cet enfant-l est le sien. Ce pauvre mme, je me le rappelle, il me semble que je le vois, quand il a t nu sur la table danatomie, ses ctes faisaient saillie sous sa peau comme les fosses sous lherbe dun cimetire. On lui a trouv une espce de boue dans lestomac. Il avait de la cendre dans les dents. Allons, ttons-nous en conscience et prenons conseil de notre cur. Les statistiques constatent que la mortalit des enfants

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  • abandonns est de cinquante-cinq pour cent. Je le rpte, il sagit des femmes, il sagit des mres, il sagit des jeunes filles, il sagit des mioches. Est-ce quon vous parle de vous ? On sait bien ce que vous tes ; on sait bien que vous tes tous des braves, parbleu ! on sait bien que vous avez tous dans lme la joie et la gloire de donner votre vie pour la grande cause ; on sait bien que vous vous sentez lus pour mourir utilement et magnifiquement, et que chacun de vous tient sa part du triomphe. la bonne heure. Mais vous ntes pas seuls en ce monde. Il y a dautres tres auxquels il faut penser. Il ne faut pas tre gostes.

    Tous baissrent la tte dun air sombre. tranges contradictions du cur humain ses

    moments les plus sublimes ! Combeferre, qui parlait ainsi, ntait pas orphelin. Il se souvenait des mres des autres, et il oubliait la sienne. Il allait se faire tuer. Il tait goste .

    Marius, jeun, fivreux, successivement sorti de toutes les esprances, chou dans la douleur, le plus sombre des naufrages, satur dmotions violentes, et sentant la fin venir, stait de plus en plus enfonc dans cette stupeur visionnaire qui prcde toujours lheure fatale volontairement accepte.

    Un physiologiste et pu tudier sur lui les symptmes croissants de cette absorption fbrile

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  • connue et classe par la science, et qui est la souffrance ce que la volupt est au plaisir. Le dsespoir aussi a son extase. Marius en tait l. Il assistait tout comme du dehors ; ainsi que nous lavons dit, les choses qui se passaient devant lui, lui semblaient lointaines ; il distinguait lensemble, mais napercevait point les dtails. Il voyait les allants et venants travers un flamboiement. Il entendait les voix parler comme au fond dun abme.

    Cependant ceci lmut. Il y avait dans cette scne une pointe qui pera jusqu lui, et qui le rveilla. Il navait plus quune ide, mourir, et il ne voulait pas sen distraire ; mais il songea, dans son somnambulisme funbre, quen se perdant, il nest pas dfendu de sauver quelquun.

    Il leva la voix : Enjolras et Combeferre ont raison, dit-il ; pas de

    sacrifice inutile. Je me joins eux, et il faut se hter. Combeferre vous a dit les choses dcisives. Il y en a parmi vous qui ont des familles, des mres, des surs, des femmes, des enfants. Que ceux-l sortent des rangs.

    Personne ne bougea. Les hommes maris et les soutiens de famille hors

    des rangs ! rpta Marius. Son autorit tait grande. Enjolras tait bien le chef

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  • de la barricade, mais Marius en tait le sauveur. Je lordonne ! cria Enjolras. Je vous en prie, dit Marius. Alors, remus par la parole de Combeferre, branls

    par lordre dEnjolras, mus par la prire de Marius, ces hommes hroques commencrent se dnoncer les uns les autres. Cest vrai, disait un jeune un homme fait. Tu es pre de famille. Va-ten. Cest plutt toi, rpondait lhomme, tu as tes deux surs que tu nourris. Et une lutte inoue clatait. Ctait qui ne se laisserait pas mettre la porte du tombeau.

    Dpchons, dit Courfeyrac, dans un quart dheure il ne serait plus temps.

    Citoyens, poursuivit Enjolras, cest ici la Rpublique, et le suffrage universel rgne. Dsignez vous-mmes ceux qui doivent sen aller.

    On obit. Au bout de quelques minutes, cinq taient unanimement dsigns, et sortaient des rangs.

    Ils sont cinq ! scria Marius. Il ny avait que quatre uniformes. Eh bien, reprirent les cinq, il faut quun reste. Et ce fut qui resterait, et qui trouverait aux autres

    des raisons de ne pas rester. La gnreuse querelle recommena.

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  • Toi, tu as une femme qui taime. Toi, tu as ta vieille mre. Toi, tu nas plus ni pre ni mre, quest-ce que tes trois petits frres vont devenir ? Toi, tu es pre de cinq enfants. Toi, tu as le droit de vivre, tu as dix-sept ans, cest trop tt.

    Ces grandes barricades rvolutionnaires taient des rendez-vous dhrosmes. Linvraisemblable y tait simple. Ces hommes ne stonnaient pas les uns les autres.

    Faites vite, rptait Courfeyrac. On cria des groupes Marius : Dsignez, vous, celui qui doit rester. Oui, dirent les cinq, choisissez. Nous vous

    obirons. Marius ne croyait plus une motion possible.

    Cependant cette ide, choisir un homme pour la mort, tout son sang reflua vers son cur. Il et pli, sil et pu plir encore.

    Il savana vers les cinq qui lui souriaient, et chacun, lil plein de cette grande flamme quon voit au fond de lhistoire sur les Thermopyles, lui criait.

    Moi ! moi ! moi ! Et Marius, stupidement, les compta ; ils taient

    toujours cinq ! Puis son regard sabaissa sur les quatre

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  • uniformes. En cet instant, un cinquime uniforme tomba,

    comme du ciel, sur les quatre autres. Le cinquime homme tait sauv. Marius leva les yeux et reconnut M. Fauchelevent. Jean Valjean venait dentrer dans la barricade. Soit renseignement pris, soit instinct, soit hasard, il

    arrivait par la ruelle Mondtour. Grce son habit de garde national, il avait pass aisment.

    La vedette place par les insurgs dans la rue Mondtour, navait point donner le signal dalarme pour un garde national seul. Elle lavait laiss sengager dans la rue en se disant : cest un renfort probablement, ou au pis aller un prisonnier. Le moment tait trop grave pour que la sentinelle pt se distraire de son devoir et de son poste dobservation.

    Au moment o Jean Valjean tait entr dans la redoute, personne ne lavait remarqu, tous les yeux tant fixs sur les cinq choisis et sur les quatre uniformes. Jean Valjean, lui, avait vu et entendu, et, silencieusement, il stait dpouill de son habit et lavait jet sur le tas des autres.

    Lmotion fut indescriptible. Quel est cet homme ? demanda Bossuet.

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  • Cest, rpondit Combeferre, un homme qui sauve les autres.

    Marius ajouta dune voix grave : Je le connais. Cette caution suffisait tous. Enjolras se tourna vers Jean Valjean. Citoyen, soyez le bienvenu. Et il ajouta : Vous savez quon va mourir. Jean Valjean, sans rpondre, aida linsurg quil

    sauvait revtir son uniforme.

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  • V

    Quel horizon on voit du haut de la barricade. La situation de tous, dans cette heure fatale et dans

    ce lieu inexorable, avait comme rsultante et comme sommet la mlancolie suprme dEnjolras.

    Enjolras avait en lui la plnitude de la rvolution ; il tait incomplet pourtant, autant que labsolu peut ltre ; il tenait trop de Saint-Just, et pas assez dAnacharsis Cloots1 ; cependant son esprit, dans la socit des Amis de lA B C, avait fini par subir une certaine aimantation des ides de Combeferre ; depuis quelque temps, il sortait peu peu de la forme troite du dogme et se laissait aller aux largissements du progrs, et il en tait venu accepter, comme volution dfinitive et magnifique, la transformation de la grande rpublique franaise en immense rpublique humaine. Quant aux moyens immdiats, une situation violente

    1 Trop troitement patriote comme Saint-Just, pas assez

    internationaliste comme le Prussien Anacharsis Clootz (1755-1794), lorateur du genre humain .

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  • tant donne, il les voulait violents ; en cela, il ne variait pas ; et il tait rest de cette cole pique et redoutable que rsume ce mot : Quatre-vingt-treize.

    Enjolras tait debout sur lescalier de pavs, un de ses coudes sur le canon de sa carabine. Il songeait ; il tressaillait, comme des passages de souffles ; les endroits o est la mort ont de ces effets de trpieds1. Il sortait de ses prunelles, pleines du regard intrieur, des espces de feux touffs. Tout coup, il dressa la tte, ses cheveux blonds se renversrent en arrire comme ceux de lange sur le sombre quadrige fait dtoiles, ce fut comme une crinire de lion effare en flamboiement daurole, et Enjolras scria :

    Citoyens, vous reprsentez-vous lavenir ? Les rues des villes inondes de lumires, des branches vertes sur les seuils, les nations surs, les hommes justes, les vieillards bnissant les enfants, le pass aimant le prsent, les penseurs en pleine libert, les croyants en pleine galit, pour religion le ciel, Dieu prtre direct, la conscience humaine devenue lautel, plus de haines, la fraternit de latelier et de lcole, pour pnalit et pour rcompense la notorit, tous le travail, pour tous le droit, sur tous la paix, plus de sang vers, plus de guerres, les mres heureuses ! Dompter la

    1 Les prophtesses antiques ne parlaient que sur un trpied.

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  • matire, cest le premier pas ; raliser lidal, cest le second. Rflchissez ce qua dj fait le progrs. Jadis les premires races humaines voyaient avec terreur passer devant leurs yeux lhydre qui soufflait sur les eaux, le dragon qui vomissait du feu, le griffon qui tait le monstre de lair et qui volait avec les ailes dun aigle et les griffes dun tigre ; btes effrayantes qui taient au-dessus de lhomme. Lhomme cependant a tendu ses piges, les piges sacrs de lintelligence, et il a fini par y prendre les monstres.

    Nous avons dompt lhydre, et elle sappelle le steamer ; nous avons dompt le dragon, et il sappelle la locomotive ; nous sommes sur le point de dompter le griffon, nous le tenons dj, et il sappelle le ballon. Le jour o cette uvre promthenne sera termine et o lhomme aura dfinitivement attel sa volont la triple Chimre antique, lhydre, le dragon et le griffon, il sera matre de leau, du feu et de lair, et il sera pour le reste de la cration anime ce que les anciens dieux taient jadis pour lui. Courage, et en avant ! Citoyens, o allons-nous ? la science faite gouvernement, la force des choses devenue seule force publique, la loi naturelle ayant sa sanction et sa pnalit en elle-mme et se promulguant par lvidence, un lever de vrit correspondant au lever du jour. Nous allons lunion des peuples ; nous allons lunit de lhomme. Plus de fictions ; plus de parasites. Le rel gouvern par le vrai,

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  • voil le but. La civilisation tiendra ses assises au sommet de lEurope, et plus tard au centre des continents, dans un grand parlement de lintelligence. Quelque chose de pareil sest vu dj. Les amphictyons1 avaient deux sances par an, lune Delphes, lieu des dieux, lautre aux Thermopyles, lieu des hros. LEurope aura ses amphictyons ; le globe aura ses amphictyons. La France porte cet avenir sublime dans ses flancs. Cest l la gestation du dix-neuvime sicle. Ce quavait bauch la Grce est digne dtre achev par la France. coute-moi, toi Feuilly, vaillant ouvrier, homme du peuple, hommes des peuples. Je te vnre. Oui, tu vois nettement les temps futurs, oui, tu as raison. Tu navais ni pre ni mre, Feuilly ; tu as adopt pour mre lhumanit et pour pre le droit. Tu vas mourir ici, cest--dire triompher. Citoyens, quoi quil arrive aujourdhui, par notre dfaite aussi bien que par notre victoire, cest une rvolution que nous allons faire. De mme que les incendies clairent toute la ville, les rvolutions clairent tout le genre humain. Et quelle rvolution ferons-nous ? Je viens de le dire, la

    1 Les amphictyons, dputs des douze peuples de la Grce antique,

    formaient une assemble charge dorganiser les ftes religieuses communes et de dfendre les intrts des grands sanctuaires ; leur rle, souvent belliqueux, ne permet gure dy voir mme lbauche de ces tats-Unis dEurope dont Hugo parlait dj en aot 1849 (Discours douverture du Congrs de la Paix Paris, d. Massin, VII, p. 220).

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  • rvolution du Vrai. Au point de vue politique, il ny a quun seul principe la souverainet de lhomme sur lui-mme. Cette souverainet de moi sur moi sappelle Libert. L o deux ou plusieurs de ces souverainets sassocient commence ltat. Mais dans cette association il ny a nulle abdication. Chaque souverainet concde une certaine quantit delle-mme pour former le droit commun. Cette quantit est la mme pour tous. Cette identit de concession que chacun fait tous sappelle galit. Le droit commun nest pas autre chose que la protection de tous rayonnant sur le droit de chacun. Cette protection de tous sur chacun sappelle Fraternit. Le point dintersection de toutes ces souverainets qui sagrgent sappelle Socit. Cette intersection tant une jonction, ce point est un nud. De l ce quon appelle le lien social. Quelques-uns disent contrat social, ce qui est la mme chose, le mot contrat tant tymologiquement form avec lide de lien. Entendons-nous sur lgalit ; car, si la libert est le sommet, lgalit est la base. Lgalit, citoyens, ce nest pas toute la vgtation niveau, une socit de grands brins dherbe et de petits chnes ; un voisinage de jalousies sentre-chtrant ; cest, civilement, toutes les aptitudes ayant la mme ouverture ; politiquement, tous les votes ayant le mme poids ; religieusement, toutes les consciences ayant le mme droit. Lgalit a un organe : linstruction

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  • gratuite et obligatoire. Le droit lalphabet, cest par l quil faut commencer. Lcole primaire impose tous, lcole secondaire offerte tous, cest l la loi. De lcole identique sort la socit gale. Oui, enseignement ! Lumire ! lumire ! tout vient de la lumire et tout y retourne. Citoyens, le dix-neuvime sicle est grand, mais le vingtime sicle sera heureux. Alors plus rien de semblable la vieille histoire ; on naura plus craindre, comme aujourdhui, une conqute, une invasion, une usurpation, une rivalit de nations main arme, une interruption de civilisation dpendant dun mariage de rois, une naissance dans les tyrannies hrditaires, un partage de peuples par congrs, un dmembrement par croulement de dynastie, un combat de deux religions se rencontrant de front, comme deux boucs de lombre, sur le pont de linfini ; on naura plus craindre la famine, lexploitation, la prostitution par dtresse, la misre par chmage, et lchafaud, et le glaive, et les batailles, et tous les brigandages du hasard dans la fort des vnements. On pourrait presque dire : il ny aura plus dvnements. On sera heureux. Le genre humain accomplira sa loi comme le globe terrestre accomplit la sienne ; lharmonie se rtablira entre lme et lastre. Lme gravitera autour de la vrit comme lastre autour de la lumire. Amis, lheure o nous sommes et o je vous parle est une heure sombre ; mais ce sont l

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  • les achats terribles de lavenir. Une rvolution est un page. Oh ! le genre humain sera dlivr, relev et consol ! Nous le lui affirmons sur cette barricade. Do poussera-t-on le cri damour, si ce nest du haut du sacrifice ? mes frres, cest ici le lieu de jonction de ceux qui pensent et de ceux qui souffrent ; cette barricade nest faite ni de pavs, ni de poutres, ni de ferrailles ; elle est faite de deux monceaux, un monceau dides et un monceau de douleurs. La misre y rencontre lidal. Le jour y embrasse la nuit et lui dit : Je vais mourir avec toi et tu vas renatre avec moi. De ltreinte de toutes les dsolations jaillit la foi. Les souffrances apportent ici leur agonie, et les ides leur immortalit. Cette agonie et cette immortalit vont se mler et composer notre mort. Frres, qui meurt ici meurt dans le rayonnement de lavenir, et nous entrons dans une tombe toute pntre daurore.

    Enjolras sinterrompit plutt quil ne se tut ; ses lvres remuaient silencieusement comme sil continuait de se parler lui-mme, ce qui fit quattentifs, et pour tcher de lentendre encore, ils le regardrent. Il ny eut pas dapplaudissements ; mais on chuchota longtemps. La parole tant souffle, les frmissements dintelligences ressemblent des frmissements de feuilles.

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  • VI

    Marius hagard, Javert laconique. Disons ce qui se passait dans la pense de Marius. Quon se souvienne de sa situation dme. Nous

    venons de le rappeler, tout ntait plus pour lui que vision. Son apprciation tait trouble. Marius, insistons-y, tait sous lombre des grandes ailes tnbreuses ouvertes sur les agonisants. Il se sentait entr dans le tombeau, il lui semblait quil tait dj de lautre ct de la muraille, et il ne voyait plus les faces des vivants quavec les yeux dun mort.

    Comment M. Fauchelevent tait-il l ? Pourquoi y tait-il ? Quy venait-il faire ? Marius ne sadressa point toutes ces questions. Dailleurs, notre dsespoir ayant cela de particulier quil enveloppe autrui comme nous-mmes, il lui semblait logique que tout le monde vnt mourir.

    Seulement il songea Cosette avec un serrement de cur.

    Du reste M. Fauchevelent ne lui parla pas, ne le

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  • regarda pas, et neut pas mme lair dentendre lorsque Marius leva la voix pour dire : Je le connais.

    Quant Marius, cette attitude de M. Fauchelevent le soulageait, et si lon pouvait employer un tel mot pour de telles impressions, nous dirions, lui plaisait. Il stait toujours senti une impossibilit absolue dadresser la parole cet homme nigmatique qui tait la fois pour lui quivoque et imposant. Il y avait en outre trs longtemps quil ne lavait vu ; ce qui, pour la nature timide et rserve de Marius, augmentait encore limpossibilit.

    Les cinq hommes dsigns sortirent de la barricade par la ruelle Mondtour ; ils ressemblaient parfaitement des gardes nationaux. Un deux sen alla en pleurant. Avant de partir, ils embrassrent ceux qui restaient.

    Quand les cinq hommes renvoys la vie furent partis, Enjolras pensa au condamn mort. Il entra dans la salle basse. Javert, li au pilier, songeait.

    Te faut-il quelque chose ? lui demanda Enjolras. Javert rpondit : Quand me tuerez-vous ? Attends. Nous avons besoin de toutes nos

    cartouches en ce moment. Alors, donnez-moi boire, dit Javert.

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  • Enjolras lui prsenta lui-mme un verre deau, et, comme Javert tait garrott, il laida boire.

    Est-ce l tout ? reprit Enjolras. Je suis mal ce poteau, rpondit Javert. Vous

    ntes pas tendres de mavoir laiss passer la nuit l. Liez-moi comme il vous plaira, mais vous pouvez bien me coucher sur une table comme lautre.

    Et dun mouvement de tte il dsignait le cadavre de M. Mabeuf.

    Il y avait, on sen souvient, au fond de la salle une grande et longue table sur laquelle on avait fondu des balles et fait des cartouches. Toutes les cartouches tant faites et toute la poudre tant employe, cette table tait libre.

    Sur lordre dEnjolras, quatre insurgs dlirent Javert du poteau. Tandis quon le dliait, un cinquime lui tenait une bayonnette appuye sur la poitrine. On lui laissa les mains attaches derrire le dos, on lui mit aux pieds une corde fouet mince et solide qui lui permettait de faire des pas de quinze pouces comme ceux qui vont monter lchafaud, et on le fit marcher jusqu la table au fond de la salle o on ltendit, troitement li par le milieu du corps.

    Pour plus de sret, au moyen dune corde fixe au cou, on ajouta au systme de ligatures qui lui rendaient

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  • toute vasion impossible cette espce de lien, appel dans les prisons martingale, qui part de la nuque, se bifurque sur lestomac, et vient rejoindre les mains aprs avoir pass entre les jambes.

    Pendant quon garrottait Javert, un homme, sur le seuil de la porte, le considrait avec une attention singulire. Lombre que faisait cet homme fit tourner la tte Javert. Il leva les yeux et reconnut Jean Valjean. Il ne tressaillit mme pas, abaissa firement la paupire, et se borna dire : Cest tout simple.

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  • VII

    La situation saggravea. Le jour croissait rapidement. Mais pas une fentre

    ne souvrait, pas une porte ne sentre-billait ; ctait laurore, non le rveil. Lextrmit de la rue de la Chanvrerie oppose la barricade avait t vacue par les troupes, comme nous lavons dit ; elle semblait libre et souvrait aux passants avec une tranquillit sinistre. La rue Saint-Denis tait muette comme lavenue des Sphinx Thbes. Pas un tre vivant dans les carrefours que blanchissait un reflet de soleil. Rien nest lugubre comme cette clart des rues dsertes.

    On ne voyait rien, mais on entendait. Il se faisait une certaine distance un mouvement mystrieux. Il tait vident que linstant critique arrivait. Comme la veille au soir les vedettes se replirent ; mais cette fois toutes.

    La barricade tait plus forte que lors de la premire attaque. Depuis le dpart des cinq, on lavait exhausse

    a Autre titre projet : boulets.

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  • encore. Sur lavis de la vedette qui avait observ la rgion

    des halles, Enjolras, de peur dune surprise par derrire, prit une rsolution grave. Il fit barricader le petit boyau de la ruelle Mondtour rest libre jusqualors. On dpava pour cela quelques longueurs de maisons de plus. De cette faon, la barricade, mure sur trois rues, en avant sur la rue de la Chanvrerie, gauche sur la rue du Cygne et de la Petite-Truanderie, droite sur la rue Mondtour, tait vraiment presque inexpugnable ; il est vrai quon y tait fatalement enferm. Elle avait trois fronts, mais navait plus dissue. Forteresse, mais souricire, dit Courfeyrac en riant.

    Enjolras fit entasser prs de la porte du cabaret une trentaine de pavs, arrachs de trop , disait Bossuet.

    Le silence tait maintenant si profond du ct do lattaque devait venir quEnjolras fit reprendre chacun le poste de combat.

    On distribua tous une ration deau-de-vie. Rien nest plus curieux quune barricade qui se

    prpare un assaut. Chacun choisit sa place comme au spectacle. On saccote, on saccoude, on spaule. Il y en a qui se font des stalles avec des pavs. Voil un coin de mur qui gne, on sen loigne ; voici un redan qui peut protger, on sy abrite. Les gauchers sont

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  • prcieux ; ils prennent les places incommodes aux autres. Beaucoup sarrangent pour combattre assis. On veut tre laise pour tuer et confortablement pour mourir. Dans la funeste guerre de juin 1848, un insurg qui avait un tir redoutable et qui se battait du haut dune terrasse sur un toit, sy tait fait apporter un fauteuil Voltaire ; un coup de mitraille vint ly trouver.

    Sitt que le chef a command le branle-bas de combat, tous les mouvements dsordonns cessent ; plus de tiraillements de lun lautre ; plus de coteries ; plus dapart ; plus de bande part ; tout ce qui est dans les esprits converge et se change en attente de lassaillant. Une barricade avant le danger, chaos ; dans le danger, discipline. Le pril fait lordre.

    Ds quEnjolras eut pris sa carabine deux coups et se fut plac une espce de crneau quil stait rserv, tous se turent. Un ptillement de petits bruits secs retentit confusment le long de la muraille de pavs. Ctait les fusils quon armait.

    Du reste, les attitudes taient plus fires et plus confiantes que jamais ; lexcs du sacrifice est un affermissement ; ils navaient plus lesprance, mais ils avaient le dsespoir. Le dsespoir, dernire arme, qui donne la victoire quelquefois ; Virgile la dit. Les ressources suprmes sortent des rsolutions extrmes. Sembarquer dans la mort, cest parfois le moyen

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  • dchapper au naufrage ; et le couvercle du cercueil devient une planche de salut.

    Comme la veille au soir, toutes les attentions taient tournes, et on pourrait presque dire appuyes, sur le bout de la rue, maintenant clair et visible.

    Lattente ne fut pas longue. Le remuement recommena distinctement du ct de Saint-Leu, mais cela ne ressemblait pas au mouvement de la premire attaque. Un clapotement de chanes, le cahotement inquitant dune masse, un cliquetis dairain sautant sur le pav, une sorte de fracas solennel, annoncrent quune ferraille sinistre sapprochait. Il y eut un tressaillement dans les entrailles de ces vieilles rues paisibles, perces et bties pour la circulation fconde des intrts et des ides, et qui ne sont pas faites pour le roulement monstrueux des roues de la guerre.

    La fixit des prunelles de tous les combattants sur lextrmit de la rue devint farouche.

    Une pice de canon apparut. Les artilleurs poussaient la pice ; elle tait dans son

    encastrement de tir ; lavant-train avait t dtach ; deux soutenaient lafft, quatre taient aux roues, dautres suivaient avec le caisson. On voyait la mche allume.

    Feu ! cria Enjolras.

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  • Toute la barricade fit feu, la dtonation fut effroyable ; une avalanche de fume couvrit et effaa la pice et les hommes ; aprs quelques secondes le nuage se dissipa, et le canon et les hommes reparurent ; les servants de la pice achevaient de la rouler en face de la barricade lentement, correctement, et sans se hter. Pas un ntait atteint. Puis le chef de pice, pesant sur la culasse pour lever le tir, se mit pointer le canon avec la gravit dun astronome qui braque une lunette.

    Bravo les canonniers ! cria Bossuet. Et toute la barricade battit des mains. Un moment aprs, carrment pose au beau milieu

    de la rue, cheval sur le ruisseau, la pice tait en batterie. Une gueule formidable tait ouverte sur la barricade.

    Allons, gai ! fit Courfeyrac. Voil le brutal. Aprs la chiquenaude, le coup de poing. Larme tend vers nous sa grosse patte. La barricade va tre srieusement secoue. La fusillade tte, le canon prend.

    Cest une pice de huit, nouveau modle, en bronze, ajouta Combeferre. Ces pices-l, pour peu quon dpasse la proportion de dix parties dtain sur cent de cuivre, sont sujettes clater. Lexcs dtain les fait trop tendres. Il arrive alors quelles ont des caves et des chambres dans la lumire. Pour obvier ce

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  • danger et pouvoir forcer la charge, il faudrait peut-tre en revenir au procd du quatorzime sicle, le cerclage, et menaucher extrieurement la pice dune suite danneaux dacier sans soudure, depuis la culasse jusquau tourillon. En attendant, on remdie comme on peut au dfaut ; on parvient reconnatre o sont les trous et les caves dans la lumire dun canon au moyen du chat. Mais il y a un meilleur moyen, cest ltoile mobile de Gribeauvala.

    Au seizime sicle, observa Bossuet, on rayait les canons.

    Oui, rpondit Combeferre, cela augmente la puissance balistique, mais diminue la justesse de tir. En outre, dans le tir courte distance, la trajectoire na pas toute la roideur dsirable, la parabole sexagre, le chemin du projectile nest plus assez rectiligne pour quil puisse frapper tous les objets intermdiaires, ncessit de combat pourtant, dont limportance crot avec la proximit de lennemi et la prcipitation du tir. Ce dfaut de tension de la courbe du projectile dans les canons rays du seizime sicle tenait la faiblesse de la charge ; les faibles charges, pour cette espce

    a Jean-Baptiste Vauquette de Gribeauval (1715-1789), ingnieur

    militaire, servit dans lartillerie et devint directeur de cette arme. Il cra les coles dartillerie et le corps des mineurs. Il perfectionna la construction des canons. On le surnomma le Vauban de lartillerie.

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  • dengins, sont imposes par des ncessits balistiques, telles, par exemple, que la conservation des affts. En somme, le canon, ce despote, ne peut pas tout ce quil veut ; la force est une grosse faiblesse. Un boulet de canon ne fait que six cents lieues par heure ; la lumire fait soixante-dix mille lieues par seconde. Telle est la supriorit de Jsus-Christ sur Napolon.

    Rechargez les armes, dit Enjolras. De quelle faon le revtement de la barricade allait-

    il se comporter sous le boulet ? Le coup ferait-il brche ? L tait la question. Pendant que les insurgs rechargeaient les fusils, les artilleurs chargeaient le canon.

    Lanxit tait profonde dans la redoute. Le coup partit, la dtonation clata. Prsent ! cria une voix joyeuse. Et en mme temps que le boulet sur la barricade,

    Gavroche sabattit dedans. Il arrivait du ct de la rue du Cygne et il avait

    lestement enjamb la barricade accessoire qui faisait front au ddale de la Petite-Truanderie.

    Gavroche fit plus deffet dans la barricade que le boulet.

    Le boulet stait perdu dans le fouillis des

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  • dcombres. Il avait tout au plus bris une roue de lomnibus, et achev la vieille charrette Anceau. Ce que voyant, la barricade se mit rire.

    Continuez, cria Bossuet aux artilleurs.

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  • VIII

    Les artilleurs se font prendre au srieux. On entoura Gavroche. Mais il neut le temps de rien raconter. Marius,

    frissonnant, le prit part. Quest-ce que tu viens faire ici ? Tiens ! dit lenfant. Et vous ? Et il regarda fixement Marius avec son effronterie

    pique. Ses deux yeux sagrandissaient de la clart fire qui tait dedans.

    Ce fut avec un accent svre que Marius continua : Qui est-ce qui te disait de revenir ? As-tu au moins

    remis ma lettre son adresse ? Gavroche ntait point sans quelque remords

    lendroit de cette lettre. Dans sa hte de revenir la barricade, il sen tait dfait plutt quil ne lavait remise. Il tait forc de savouer lui-mme quil lavait confie un peu lgrement cet inconnu dont il navait mme pu distinguer le visage. Il est vrai que cet

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  • homme tait nu-tte, mais cela ne suffisait pas. En somme, il se faisait ce sujet de petites remontrances intrieures et il craignait les reproches de Marius. Il prit, pour se tirer daffaire, le procd le plus simple ; il mentit abominablement.

    Citoyen, jai remis la lettre au portier. La dame dormait. Elle aura la lettre en se rveillant.

    Marius, en envoyant cette lettre, avait deux buts, dire adieu Cosette et sauver Gavroche. Il dut se contenter de la moiti de ce quil voulait.

    Lenvoi de sa lettre, et la prsence de M. Fauchelevent dans la barricade, ce rapprochement soffrit son esprit. Il montra Gavroche M. Fauchelevent :

    Connais-tu cet homme ? Non, dit Gavroche. Gavroche, en effet, nous venons de le rappeler,

    navait vu Jean Valjean que la nuit. Les conjectures troubles et maladives qui staient

    bauches dans lesprit de Marius se dissiprent. Connaissait-il les opinions de M. Fauchelevent ? M. Fauchelevent tait rpublicain peut-tre. De l sa prsence toute simple dans ce combat.

    Cependant Gavroche tait dj lautre bout de la

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  • barricade criant : mon fusil ! Courfeyrac le lui fit rendre. Gavroche prvint les camarades , comme il les

    appelait, que la barricade tait bloque. Il avait eu grandpeine arriver. Un bataillon de ligne, dont les faisceaux taient dans la Petite-Truanderie, observait le ct de la rue du Cygne ; du ct oppos, la garde municipale occupait la rue des Prcheurs. En face, on avait le gros de larme.

    Ce renseignement donn, Gavroche ajouta : Je vous autorise leur flanquer une pile indigne. Cependant Enjolras son crneau, loreille tendue,

    piait. Les assaillants, peu contents sans doute du coup

    boulet, ne lavaient pas rpt. Une compagnie dinfanterie de ligne tait venue

    occuper lextrmit de la rue, en arrire de la pice. Les soldats dpavaient la chausse et y construisaient avec les pavs une petite muraille basse, une faon dpaulement qui navait gure plus de dix-huit pouces de hauteur et qui faisait front la barricade. langle de gauche de cet paulement, on voyait la tte de colonne dun bataillon de la banlieue, mass rue Saint-Denis.

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  • Enjolras, au guet, crut distinguer le bruit particulier qui se fait quand on retire des caissons les botes mitraille, et il vit le chef de pice changer le pointage et incliner lgrement la bouche du canon gauche. Puis les canonniers se mirent charger la pice. Le chef de pice saisit lui-mme le boutefeu et lapprocha de la lumire.

    Baissez la tte, ralliez le mur ! cria Enjolras, et tous genoux le long de la barricade !

    Les insurgs, pars devant le cabaret et qui avaient quitt leur poste de combat larrive de Gavroche, se rurent ple-mle vers la barricade ; mais avant que lordre dEnjolras ft excut, la dcharge se fit avec le rle effrayant dun coup de mitraille. Cen tait un en effet.

    La charge avait t dirige sur la coupure de la redoute, y avait ricoch sur le mur, et ce ricochet pouvantable avait fait deux morts et trois blesss.

    Si cela continuait, la barricade ntait plus tenable. La mitraille entrait.

    Il y eut une rumeur de consternation. Empchons toujours le second coup, dit Enjolras. Et, abaissant sa carabine, il ajusta le chef de pice

    qui, en ce moment, pench sur la culasse du canon, rectifiait et fixait dfinitivement le pointage.

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  • Ce chef de pice tait un beau sergent de canonniers, tout jeune, blond, la figure trs douce, avec lair intelligent propre cette arme prdestine et redoutable qui, force de se perfectionner dans lhorreur, doit finir par tuer la guerre.

    Combeferre, debout prs dEnjolras, considrait ce jeune homme.

    Quel dommage ! dit Combeferre. La hideuse chose que ces boucheries ! Allons, quand il ny aura plus de rois, il ny aura plus de guerre. Enjolras, tu vises ce sergent, tu ne le regardes pas. Figure-toi que cest un charmant jeune homme, il est intrpide, on voit quil pense, cest trs instruit, ces jeunes gens de lartillerie ; il a un pre, une mre, une famille, il aime probablement, il a tout au plus vingt-cinq ans, il pourrait tre ton frre.

    Il lest, dit Enjolras. Oui, reprit Combeferre, et le mien aussi. Eh bien,

    ne le tuons pas. Laisse-moi. Il faut ce quil faut. Et une larme coula lentement sur la joue de marbre

    dEnjolras. En mme temps il pressa la dtente de sa carabine.

    Lclair jaillit. Lartilleur tourna deux fois sur lui-mme, les bras tendus devant lui et la tte leve

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  • comme pour aspirer lair, puis se renversa le flanc sur la pice et y resta sans mouvement. On voyait son dos du centre duquel sortait tout droit un flot de sang. La balle lui avait travers la poitrine de part en part. Il tait mort.

    Il fallut lemporter et le remplacer. Ctaient en effet quelques minutes de gagnes.

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  • IX

    Emploi de ce vieux talent de braconnier et de ce coup de fusil infaillible qui a influ sur

    la condamnation de 1796. Les avis se croisaient dans la barricade. Le tir de la

    pice allait recommencer. On nen avait pas pour un quart dheure avec cette mitraille. Il tait absolument ncessaire damortir les coups.

    Enjolras jeta ce commandement : Il faut mettre l un matelas. On nen a pas, dit Combeferre, les blesss sont

    dessus. Jean Valjean, assis lcart sur une borne, langle

    du cabaret, son fusil entre les jambes, navait jusqu cet instant pris part rien de ce qui se passait. Il semblait ne pas entendre les combattants dire autour de lui : Voil un fusil qui ne fait rien.

    lordre donn par Enjolras, il se leva. On se souvient qu larrive du rassemblement rue

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  • de la Chanvrerie, une vieille femme, prvoyant les balles, avait mis son matelas devant sa fentre. Cette fentre, fentre de grenier, tait sur le toit dune maison six tages situe un peu en dehors de la barricade. Le matelas, pos en travers, appuy par le bas sur deux perches scher le linge, tait soutenu en haut par deux cordes qui, de loin, semblaient deux ficelles et qui se rattachaient des clous plants dans les chambranles de la mansarde. On voyait ces deux cordes distinctement sur le ciel comme des cheveux.

    Quelquun peut-il me prter une carabine deux coups ? dit Jean Valjean.

    Enjolras, qui venait de recharger la sienne, la lui tendit.

    Jean Valjean ajusta la mansarde et tira. Une des deux cordes du matelas tait coupe. Le matelas ne pendait plus que par un fil. Jean Valjean lcha le second coup. La deuxime

    corde fouetta la vitre de la mansarde. Le matelas glissa entre les deux perches et tomba dans la rue.

    La barricade applaudit. Toutes les voix crirent : Voil un matelas. Oui, dit Combeferre, mais qui lira chercher ?

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  • Le matelas en effet tait tomb en dehors de la barricade, entre les assigs et les assigeants. Or, la mort du sergent de canonniers ayant exaspr la troupe, les soldats, depuis quelques instants, staient couchs plat ventre derrire la ligne de pavs quils avaient leve, et, pour suppler au silence forc de la pice qui se taisait en attendant que son service ft rorganis, ils avaient ouvert le feu contre la barricade. Les insurgs ne rpondaient pas cette mousqueterie, pour pargner les munitions. La fusillade se brisait la barricade ; mais la rue, quelle remplissait de balles, tait terrible.

    Jean Valjean sortit de la coupure, entra dans la rue, traversa lorage de balles, alla au matelas, le ramassa, le chargea sur son dos, et revint dans la barricade.

    Lui-mme mit le matelas dans la coupure. Il ly fixa contre le mur de faon que les artilleurs ne le vissent pas.

    Cela fait, on attendit le coup de mitraille. Il ne tarda pas. Le canon vomit avec un rugissement son paquet de

    chevrotines. Mais il ny eut pas de ricochet. La mitraille avorta sur le matelas. Leffet prvu tait obtenu. La barricade tait prserve.

    Citoyen, dit Enjolras Jean Valjean, la Rpublique vous remercie.

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  • Bossuet admirait et riait. Il scria : Cest immoral quun matelas ait tant de puissance.

    Triomphe de ce qui plie sur ce qui foudroie. Mais cest gal, gloire au matelas qui annule un canon !

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  • X

    Aurore. En ce moment-l, Cosette se rveillait. Sa chambre tait troite, propre, discrte, avec une

    longue croise au levant sur larrire-cour de la maison. Cosette ne savait rien de ce qui se passait dans Paris.

    Elle ntait point l la veille et elle tait dj rentre dans sa chambre quand Toussaint avait dit : Il parat quil y a du train.

    Cosette avait dormi peu dheures, mais bien. Elle avait eu de doux rves, ce qui tenait peut-tre un peu ce que son petit lit tait trs blanc. Quelquun qui tait Marius lui tait apparu dans de la lumire. Elle se rveilla avec du soleil dans les yeux, ce qui dabord lui fit leffet de la continuation du songe.

    Sa premire pense sortant de ce rve fut riante. Cosette se sentit toute rassure. Elle traversait, comme Jean Valjean quelques heures auparavant, cette raction de lme qui ne veut absolument pas du malheur. Elle se mit esprer de toutes ses forces sans savoir

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  • pourquoi. Puis un serrement de cur lui vint. Voil trois jours quelle navait vu Marius. Mais elle se dit quil devait avoir reu sa lettre, quil savait o elle tait, et quil avait tant desprit, et quil trouverait moyen darriver jusqu elle. Et cela certainement aujourdhui, et peut-tre ce matin mme. Il faisait grand jour, mais le rayon de lumire tait trs horizontal, elle pensa quil tait de trs bonne heure ; quil fallait se lever pourtant ; pour recevoir Marius.

    Elle sentait quelle ne pouvait vivre sans Marius, et que par consquent cela suffisait, et que Marius viendrait. Aucune objection ntait recevable. Tout cela tait certain. Ctait dj assez monstrueux davoir souffert trois jours. Marius absent trois jours, ctait horrible au bon Dieu. Maintenant, cette cruelle taquinerie den haut tait une preuve traverse. Marius allait arriver, et apporterait une bonne nouvelle. Ainsi est faite la jeunesse ; elle essuie vite ses yeux ; elle trouve la douleur inutile et ne laccepte pas. La jeunesse est le sourire de lavenir devant un inconnu qui est lui-mme. Il lui est naturel dtre heureuse. Il semble que sa respiration soit faite desprance.

    Du reste, Cosette ne pouvait parvenir se rappeler ce que Marius lui avait dit au sujet de cette absence qui ne devait durer quun jour, et quelle explication il lui en avait donne. Tout le monde a remarqu avec quelle

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  • adresse une monnaie quon laisse tomber terre court se cacher, et quel art elle a de se rendre introuvable. Il y a des penses qui nous jouent le mme tour ; elles se blottissent dans un coin de notre cerveau ; cest fini ; elles sont perdues ; impossible de remettre la mmoire dessus. Cosette se dpitait quelque peu du petit effort inutile que faisait son souvenir. Elle se disait que ctait bien mal elle et bien coupable davoir oubli des paroles prononces par Marius.

    Elle sortit du lit et fit les deux ablutions de lme et du corps, sa prire et sa toilette.

    On peut la rigueur introduire le lecteur dans une chambre nuptiale, non dans une chambre virginale. Le vers loserait peine, la prose ne le doit pas.

    Cest lintrieur dune fleur encore close, cest une blancheur dans lombre, cest la cellule intime dun lis ferm qui ne doit pas tre regard par lhomme tant quil na pas t regard par le soleil. La femme en bouton est sacre. Ce lit innocent qui se dcouvre, cette adorable demi-nudit qui a peur delle-mme, ce pied blanc qui se rfugie dans une pantoufle, cette gorge qui se voile devant un miroir comme si ce miroir tait une prunelle, cette chemise qui se hte de remonter et de cacher lpaule pour un meuble qui craque ou pour une voiture qui passe, ces cordons nous, ces agrafes accroches, ces lacets tirs, ces tressaillements, ces

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  • petits frissons de froid et de pudeur, cet effarouchement exquis de tous les mouvements, cette inquitude presque aile l o rien nest craindre, les phases successives du vtement aussi charmantes que les nuages de laurore, il ne sied point que tout cela soit racont, et cest dj trop de lindiquer.

    Lil de lhomme doit tre plus religieux encore devant le lever dune jeune fille que devant le lever dune toile. La possibilit datteindre doit tourner en augmentation de respect. Le duvet de la pche, la cendre de la prune, le cristal radi de la neige, laile du papillon poudre de plumes, sont des choses grossires auprs de cette chastet qui ne sait pas mme quelle est chaste. La jeune fille nest quune lueur de rve et nest pas encore une statue. Son alcve est cache dans la partie sombre de lidal. Lindiscret toucher du regard brutalise cette vague pnombre. Ici, contempler, cest profaner.

    Nous ne montrerons donc rien de tout ce suave petit remue-mnage du rveil de Cosette.

    Un conte dorient dit que la rose avait t faite par Dieu blanche, mais quAdam layant regarde au moment o elle sentrouvrait, elle eut honte et devint rose. Nous sommes de ceux qui se sentent interdits devant les jeunes filles et les fleurs, les trouvant vnrables.

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  • Cosette shabilla bien vite, se peigna, se coiffa, ce qui tait fort simple en ce temps-l o les femmes nenflaient pas leurs boucles et leurs bandeaux avec des coussinets et des tonnelets et ne mettaient point de crinolines dans leurs cheveux. Puis elle ouvrit la fentre et promena ses yeux partout autour delle, esprant dcouvrir quelque peu de la rue, un angle de maison, un coin de pavs, et pouvoir guetter l Marius. Mais on ne voyait rien du dehors. Larrire-cour tait enveloppe de murs assez hauts, et navait pour chappe que quelques jardins. Cosette dclara ces jardins hideux ; pour la premire fois de sa vie elle trouva des fleurs laides. Le moindre bout de ruisseau du carrefour et t bien mieux son affaire. Elle prit le parti de regarder le ciel, comme si elle pensait que Marius pouvait venir aussi de l.

    Subitement, elle fondit en larmes. Non que ce ft mobilit dme ; mais, des esprances coupes daccablement, ctait sa situation. Elle sentit confusment on ne sait quoi dhorrible. Les choses passent dans lair en effet. Elle se dit quelle ntait sre de rien, que se perdre de vue, ctait se perdre ; et lide que Marius pourrait bien lui revenir du ciel, lui apparut, non plus charmante, mais lugubre.

    Puis, tels sont ces nuages, le calme lui revint, et lespoir, et une sorte de sourire inconscient, mais

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  • confiant en Dieu. Tout le monde tait encore couch dans la maison.

    Un silence provincial rgnait. Aucun volet ntait pouss. La loge du portier tait ferme. Toussaint ntait pas leve, et Cosette pensa tout naturellement que son pre dormait. Il fallait quelle et bien souffert, et quelle souffrit bien encore, car elle se disait que son pre avait t mchant ; mais elle comptait sur Marius. Lclipse dune telle lumire tait dcidment impossible. Elle pria. Par instants elle entendait une certaine distance des espces de secousses sourdes, et elle disait : Cest singulier quon ouvre et quon ferme les portes cochres de si bonne heure. Ctaient les coups de canon qui battaient la barricade.

    Il y avait, quelques pieds au-dessous de la croise de Cosette, dans la vieille corniche toute noire du mur, un nid de martinets ; lencorbellement de ce nid faisait un peu saillie au-del de la corniche si bien que den haut on pouvait voir le dedans de ce petit paradis. La mre y tait, ouvrant ses ailes en ventail sur sa couve ; le pre voletait, sen allait, puis revenait, rapportant dans son bec de la nourriture et des baisers. Le jour levant dorait cette chose heureuse, la grande loi Multipliez tait l souriante et auguste, et ce doux mystre spanouissait dans la gloire du matin. Cosette, les cheveux dans le soleil, lme dans les chimres,

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  • claire par lamour au dedans et par laurore au dehors, se pencha comme machinalement, et, sans presque oser savouer quelle pensait en mme temps Marius, se mit regarder ces oiseaux, cette famille, ce mle et cette femelle, cette mre et ces petits, avec le profond trouble quun nid donne une vierge.

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  • XI

    Le coup de fusil qui ne manque rien et qui ne tue personne.

    Le feu des assaillants continuait. La mousqueterie et

    la mitraille alternaient, sans grand ravage la vrit. Le haut de la faade de Corinthe souffrait seul ; la croise du premier tage et les mansardes du toit, cribles de chevrotines et de biscayens, se dformaient lentement. Les combattants qui sy taient posts avaient d seffacer. Du reste, ceci est une tactique de lattaque des barricades ; tirailler longtemps, afin dpuiser les munitions des insurgs, sils font la faute de rpliquer. Quand on saperoit, au ralentissement de leur feu, quils nont plus ni balles ni poudre, on donne lassaut. Enjolras ntait pas tomb dans ce pige ; la barricade ne ripostait point.

    chaque feu de peloton, Gavroche se gonflait la joue avec sa langue, signe de haut ddain.

    Cest bon, disait-il, dchirez de la toile. Nous avons besoin de charpie.

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  • Courfeyrac interpellait la mitraille sur son peu deffet et disait au canon :

    Tu deviens diffus, mon bonhomme. Dans la bataille on sintrigue comme au bal. Il est

    probable que ce silence de la redoute commenait inquiter les assigeants et leur faire craindre quelque incident inattendu, et quils sentirent le besoin de voir clair travers ce tas de pavs et de savoir ce qui se passait derrire cette muraille impassible qui recevait les coups sans y rpondre. Les insurgs aperurent subitement un casque qui brillait au soleil sur un toit voisin. Un pompier tait adoss une haute chemine et semblait l en sentinelle. Son regard plongeait pic dans la barricade.

    Voil un surveillant gnant, dit Enjolras. Jean Valjean avait rendu la carabine dEnjolras,

    mais il avait son fusil. Sans dire un mot, il ajusta le pompier, et, une

    seconde aprs, le casque, frapp dune balle, tombait bruyamment dans la rue. Le soldat effar se hta de disparatre.

    Un deuxime observateur prit sa place. Celui-ci tait un officier. Jean Valjean, qui avait recharg son fusil, ajusta le nouveau venu, et envoya le casque de lofficier rejoindre le casque du soldat. Lofficier ninsista pas, et

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  • se retira trs vite. Cette fois lavis fut compris. Personne ne reparut sur le toit ; et lon renona espionner la barricade.

    Pourquoi navez-vous pas tu lhomme ? demanda Bossuet Jean Valjean.

    Jean Valjean ne rpondit pas.

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  • XII

    Le dsordre partisan de lordrea. Bossuet murmura loreille de Combeferre : Il na pas rpondu ma question. Cest un homme qui fait de la bont coups de

    fusil, dit Combeferre. Ceux qui ont gard quelque souvenir de cette

    poque dj lointaine savent que la garde nationale de la banlieue tait vaillante contre les insurrections. Elle fut particulirement acharne et intrpide aux journes de juin 1832. Tel bon cabaretier de Pantin, des Vertus ou de la Cunette1, dont lmeute faisait chmer ltablissement , devenait lonin en voyant sa salle de danse dserte, et se faisait tuer pour sauver lordre reprsent par la guinguette. Dans ce temps la fois bourgeois et hroque, en prsence des ides qui avaient

    a Autre titre projet : Forme que prenait le dsordre dans lordre. 1 Notre-Dame des Vertus, ancien nom du village dAubervilliers ; la

    Cunette, barrire de Paris, la hauteur de lactuel pont de Passy, sur la rive gauche.

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  • leurs chevaliers, les intrts avaient leurs paladins. Le prosasme du mobile ntait rien la bravoure du mouvement. La dcroissance dune pile dcus faisait chanter des banquiers la Marseillaise. On versait lyriquement son sang pour le comptoir ; et lon dfendait avec un enthousiasme lacdmonien la boutique, cet immense diminutif de la patrie.

    Au fond, disons-le, il ny avait rien dans tout cela que de trs srieux. Ctaient les lments sociaux qui entraient en lutte, en attendant le jour o ils entreront en quilibre.

    Un autre signe de ce temps, ctait lanarchie mle au gouvernementalisme (nom barbare du parti correct). On tait pour lordre avec indiscipline. Le tambour battait inopinment, sur le commandement de tel colonel de la garde nationale, des rappels de caprice ; tel capitaine allait au feu par inspiration ; tel garde national se battait dide , et pour son propre compte. Dans les minutes de crise, dans les journes , on prenait conseil moins de ses chefs que de ses instincts. Il y avait dans larme de lordre de vritables gurilleros, les uns dpe comme Fannicot, les autres de plume comme Henri Fonfrdea.

    La civilisation, malheureusement reprsente cette a Henri Fonfrde (1788-1841), journaliste.

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  • poque plutt par une agrgation dintrts que par un groupe de principes, tait ou se croyait en pril ; elle poussait le cri dalarme ; chacun, se faisant centre, la dfendait, la secourait et la protgeait, sa tte ; et le premier venu prenait sur lui de sauver la socit.

    Le zle parfois allait jusqu lextermination. Tel peloton de gardes nationaux se constituait de son autorit prive conseil de guerre, et jugeait et excutait en cinq minutes un insurg prisonnier. Cest une improvisation de cette sorte qui avait tu Jean Prouvaire. Froce loi de Lynch, quaucun parti na le droit de reprocher aux autres, car elle est applique par la rpublique en Amrique comme par la monarchie en Europe. Cette loi de Lynch se compliquait de mprises. Un jour dmeute, un jeune pote, nomm Paul-Aim Garnier, fut poursuivi place Royale, la bayonnette aux reins, et nchappa quen se rfugiant sous la porte cochre du numro 6. On criait : En voil encore un de ces Saint-Simoniens ! et lon voulait le tuer. Or, il avait sous le bras un volume des mmoires du duc de Saint-Simon. Un garde national avait lu sur ce livre le mot : Saint-Simon, et avait cri : mort !

    Le 6 juin 1832, une compagnie de gardes nationaux de la banlieue, commande par le capitaine Fannicot, nomm plus haut, se fit, par fantaisie et bon plaisir, dcimer rue de la Chanvrerie. Le fait, si singulier quil

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  • soit, a t constat par linstruction judiciaire ouverte la suite de linsurrection de 1832. Le capitaine Fannicot, bourgeois impatient et hardi, espce de condottiere de lordre, de ceux que nous venons de caractriser, gouvernementaliste fanatique et insoumis, ne put