hermes trismegiste francais

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1 RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE ALLER A LA TABLE DES MATIÈRES DE HERMÈS TRIMEGISTE HERMÈS TRISMÉGISTE TRADUCTION COMPLÈTE PRÉCÉDÉ D'UNE ÉTUDE SUR L'ORIGINE DES LIVRES HERMÉTIQUES PAR LOUIS MÉNARD

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TRADUCTION COMPLÈTEPRÉCÉDÉ D'UNE ÉTUDE SUR L'ORIGINE DES LIVRES HERMÉTIQUESPARLOUIS MÉNARD, DOCTEUR ES LETTREStrès gros ouvrage sur l'hermétisme alchimique OUVRAGE COURONNÉ PAR L'INSTITUT(ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES)

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  • 1RETOUR LENTRE DU SITE

    ALLER A LA TABLE DES MATIRES DEHERMS TRIMEGISTE

    HERMS

    TRISMGISTETRADUCTION COMPLTE

    PRCD D'UNE

    TUDE SUR L'ORIGINE DES LIVRES HERMTIQUES

    PAR

    LOUIS MNARD

  • 2DOCTEUR ES LETTRES

    OUVRAGE COURONN PAR L'INSTITUT

    (ACADMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES)

    Deuxime dition

    PARIS

    LIBRAIRIE ACADMIQUE

    DIDIER ET Ce, LIBRAIRES-DITEURS

    35, QUAI DES AUGUSTINS, 35

    1867

    Tous droits rservs.

    Oeuvre numrise par Marc Szwajcer

    TUDE

    SUR

    L'ORIGINE DES LIVRES HERMTIQUES

    Les livres d'Herms Trismgiste ont joui d'une grande autorit

    pendant les premiers sicles de l'glise. Les docteurs chrtiens en

    invoquaient souvent le tmoignage avec celui des Sibylles, qui

    avaient annonc la venue du Christ aux paens pendant que les

    prophtes l'annonaient aux Hbreux : Herms, dit Lactance, a

    dcouvert, je ne sais comment, presque toute la vrit. On le

  • 3regardait comme une sorte de rvlateur inspir, et ses crits

    passaient pour des monuments authentiques de l'ancienne thologie

    des gyptiens. Cette opinion fut accepte par Marsile Ficin, Patrizzi,

    et les autres rudits de la Renaissance qui ont traduit ou comment

    les livres hermtiques. Ils crurent y trouver la source premire des

    initiations orphiques, de la philosophie de Pythagore et de Platon.

    Des doutes nanmoins ne tardrent pas s'lever sur l'authenticit de

    ces livres et de ceux qui portent le nom des Sibylles, et les progrs de

    la critique finirent par dmontrer le caractre apocryphe des uns et

    des autres. Un savant commentaire a fix la date des diffrentes

    sries des oracles sibyllins, uvre en partie juive, en partie

    chrtienne, que Lactance et d'autres docteurs de l'glise, dupes eux-

    mmes de la fraude de leurs devanciers, opposent souvent aux paens

    pour les convaincre de la vrit du christianisme.

    On n'a pas tabli avec la mme certitude l'origine et la date des

    livres qui portent le nom d'Herms Trismgiste. Casaubon les

    attribuait un juif ou un chrtien. L'auteur du Panthon

    Aegyptiorum, Jablonski, croit y reconnatre l'uvre d'un gnostique.

    Aujourd'hui on les classe parmi les dernires productions de la

    philosophie grecque, mais on admet qu'au milieu des ides

    alexandrines qui en forment le fond, il y a quelques traces des

    dogmes religieux de l'ancienne gypte. C'est cette opinion que se

    sont arrts Creuzer et son savant interprte M. Guigniaut.

    Dans un travail rcent o l'tat de la question est expos avec

    beaucoup de clart, M. Egger met le vu qu'un philologue exerc

    publie une bonne dition de tous les textes d'Herms en les

    accompagnant d'un commentaire. Ce vu a dj t en partie ralis.

    M. Parthey a publi, Berlin, une dition excellente des quatorze

    morceaux dont on possde le texte grec complet. Il les runit, comme

    on le fait ordinairement, sous le nom de Pmander.[1] Mais ce titre,

    selon la remarque de Patrizzi, ne convient qu' un seul d'entre eux,

    celui que les manuscrits placent le premier. Il existe de plus un long

  • 4dialogue intitul Asclpios, dont nous ne possdons qu'une traduction

    latine faussement attribue Apule; enfin de nombreux fragments

    conservs par Stobe, Cyrille, Lactance et Suidas; les trois

    principaux sont tirs d'un dialogue intitul le Livre sacr. M. Parthey

    annonce la publication de ces divers fragments; malheureusement

    cette partie de son travail %n'a pas encore paru. Pour quelques

    morceaux on peut y suppler par le texte de Stobe; pour d'autres,

    notamment pour les Dfinitions dAsclpios, qui servent d'appendice

    aux livres d'Herms, on en est rduit l'dition trs incorrecte de

    Patrizzi, la seule complte jusqu' prsent. Le Poimandrs et

    lAsclpios ont t traduits en vieux franais ; il n'existe aucune

    traduction du Livre sacr, des Dfinitions d'Asclpios, ni des autres

    fragments.

    Celle que nous publions comprend la fois les fragments et les

    morceaux complets ; on lsa classs dans lordre qui est

    gnralement adopt, quoiqu'il soit tout fait arbitraire. On a runi

    dans le premier livre le Poimandrs et les treize dialogues qui s'y

    rattachent. LAsclpios, dont le vritable titre, conserv par Lactance,

    est le Discours dInitiationy , forme le second livre.

    Parmi les fragments, ceux qui sont tirs du Livre sacre ont d, en

    raison de leur tendue et de leur importance, recevoir une place

    part; ils composent le troisime livre. Enfin, le quatrime livre

    comprend les Dfinitions d'Asclpios et les autres fragments. La

    plupart de ces fragments sont peu intressants par eux-mmes, mais

    il fallait offrir une traduction complte. D'ailleurs, les morceaux les

    plus insignifiants d'un ouvrage apocryphe fournissent quelquefois

    des indications prcieuses qui permettent d'en fixer la date et

    l'origine.

    On est presque toujours port, quand on lit une traduction,

    mettre sur le compte du traducteur des obscurits qui tiennent

    souvent au style de l'auteur ou aux sujets qu'il traite. La difficult

    d'une traduction d'Herms tient plusieurs causes : l'incorrection

    d'une grande partie des textes, la subtilit excessive de la pense,

  • 5l'insuffisance de notre langue philosophique. Les mots qui reviennent

    le plus souvent dans les ouvrages des philosophes et surtout des

    platoniciens, , , , et bien d'autres, n'ont pas de

    vritables quivalents en franais. Quelques-uns de ces mots ont en

    grec deux ou trois sens, et les Alexandrins s'amusent jouer sur ces

    diffrentes acceptions. Ajoutez cela les participes neutres, que nous

    ne pouvons rendre que par des priphrases, par exemple ,

    , , et une foule de mots dont le sens est trs prcis

    en grec, et auxquels l'usage a donn, en franais, un sens trs vague

    el trs gnral. Ainsi le monde si la nature signifient pour nous la

    mme chose, tandis que et reprsentent des ides trs

    diffrentes. Nous opposons sans cesse l'esprit la matire : en grec

    a presque toujours un sens matriel et un sens abstrait.

    Le mot me rend trs imparfaitement , qui pour les Grecs tait

    peu prs synonyme de , la vie. Toutes les finesses de l'analyse

    psychologique des Grecs nous chappent; nous n'avons pas mme de

    mots pour rendre et .

    Ces difficults de mots ne sont pas les plus grandes. Quoique la

    langue d'Herms n'offre pas de ces constructions savantes qui

    rendent si difficile une traduction littrale de Thucydide, de Pindare

    ou des churs tragiques, son style est presque toujours obscur, et le

    traducteur ne peut le rendre plus clair, car cette obscurit est plus

    encore dans la pense que dans l'expression. LAsclpios, qui n'existe

    qu'en latin, offre les mmes difficults que les textes grecs. Quelques

    passages cits en grec par Lactance permettent de croire que cette

    vieille traduction, qui parat antrieure saint Augustin, devait tre

    assez exacte quant au sens gnral ; mais, malgr les manuscrits, il

    est impossible de l'attribuer Apule. On a dj remarqu depuis

    longtemps que le style d'Apule n'a rien de commun avec cette forme

    lourde et incorrecte. J'espre, de plus, pouvoir dmontrer que non

    seulement la traduction latine, mais le texte mme de lAsclpios ne

    remonte qu'au temps de Constantin.

    Nous essayerons, dans cette introduction, de dterminer l'ge et

  • 6les origines des livres hermtiques, en les comparant, suivant le

    programme trac par l'Acadmie des inscriptions et belles-lettres,

    avec les documents que les auteurs grecs nous ont laisss sur la

    religion gyptienne, et avec les faits que l'on peut considrer comme

    acquis la science des hiroglyphes. Le dveloppement des tudes

    gyptiennes donne un intrt particulier cette comparaison. Les

    races, comme les individus, conservent, travers le temps, leur

    caractre propre et originel. Les philosophes grecs ont souvent

    reproduit dans leurs systmes la physique des potes mythologiques,

    peut-tre sans s'en apercevoir. On trouve de mme entre la priode

    religieuse de l'gypte et sa priode philosophique quelques-uns de

    ces rapports gnraux qui donnent un air de famille toutes les

    expressions de la pense d'un peuple. Personne n'admet plus

    aujourd'hui la prtendue immobilit de l'gypte; elle n'a pu rester

    stationnaire entre le temps des pyramides et l're chrtienne. Tout ce

    qui est vivant se transforme, les socits thocratiques comme les

    autres, quoique plus lentement, parce que leur vie est moins active.

    Pour faire l'histoire de la religion gyptienne comme on a fait celle

    de la religion grecque, il faut en suivre les transformations. Les plus

    anciennes ne peuvent tre connues que par une chronologie exacte

    des monuments hiroglyphiques; les dernires nous sont attestes par

    la manire diffrente dont les auteurs grecs en parlent diffrentes

    poques. Enfin, de la rencontre des doctrines religieuses de l'gypte

    et des doctrines philosophiques de la Grce sortit la philosophie

    gyptienne, qui n'a pas laiss d'autres monuments que les livres

    d'Herms, et dans laquelle on reconnat, sous une forme abstraite, les

    ides et les tendances qui s'taient produites auparavant sous une

    forme mythologique. Une autre comparaison qui nous intresse

    encore plus directement est celle qu'on peut tablir entre quelques-

    uns des crits hermtiques et les monuments juifs ou chrtiens,

    notamment la Gense, les ouvrages de Philon, le Pasteur d'Hermas,

    le quatrime vangile. L'avnement du christianisme prsente, au

    premier abord, l'aspect d'une rvolution radicale dans les murs et

    dans les croyances du monde occidental; mais l'histoire n'a pas de

  • 7brusques changements ni de transformations imprvues. Pour

    comprendre le passage d'une religion une autre, il ne faut pas

    opposer entre eux deux termes extrmes : la mythologie homrique

    et le symbole de Nice ; il faut tudier les monuments intermdiaires,

    produits multiples d'une poque de transition o l'hellnisme

    primitif, discut par la philosophie, s'altrait chaque jour davantage

    par son mlange avec les religions de l'Orient qui dbordaient

    confusment sur l'Europe. Le christianisme reprsente le dernier

    terme de cette invasion des ides orientales en Occident. Il n'est pas

    tomb comme un coup de foudre au milieu du vieux monde surpris

    et effar. Il a eu sa priode d'incubation, et, pendant qu'il cherchait la

    forme dfinitive de ses dogmes, les problmes dont il poursuivait la

    solution proccupaient aussi les esprits en Grce, en Asie, en gypte.

    Il y avait dans l'air des ides errantes qui se combinaient en toute

    sorte de proportions.

    La multiplicit des sectes qui se sont produites de nos jours

    sous le nom de socialisme ne peut donner qu'une faible ide de cette

    tonnante chimie intellectuelle qui avait tabli son principal

    laboratoire Alexandrie. L'humanit avait mis au concours de

    grandes questions philosophiques et morales : l'origine du mal, la

    destine des mes, leur chute et leur rdemption ; le prix propos

    tait le gouvernement des consciences. La solution chrtienne a

    prvalu et a fait oublier les autres, qui se sont englouties pour la

    plupart dans le naufrage du pass. Quand nous en retrouvons une

    pave, reconnaissons l'uvre d'un concurrent vaincu et non d'un

    plagiaire. Le triomphe du christianisme a t prpar par ceux

    mmes qui se croyaient ses rivaux et qui n'taient que ses

    prcurseurs; ce titre leur convient, quoique plusieurs soient

    contemporains de l're chrtienne, d'autres un peu postrieurs; car

    l'avnement d'une religion ne date que du jour o elle est accepte

    par les peuples, comme le rgne d'un prtendant date de sa victoire.

    C'est l'humanit qui donne aux ides leur droit de cit dans le monde,

    et la science doit rendre ceux qui ont travaill une rvolution,

  • 8mme en voulant la combattre, la place qui leur appartient dans

    l'histoire de la pense humaine.

    Nous chercherons distinguer ce qui appartient soit l'gypte,

    soit la Jude, dans les livres d'Herms Trismgiste. Quand on

    rencontre dans ces livres des ides platoniciennes ou

    pythagoriciennes, on peut se demander si l'auteur les a retrouves

    des sources antiques o Pythagore et Platon auraient puis avant lui,

    ou s'il y faut reconnatre un lment purement grec. Il y a donc lieu

    de discuter d'abord l'influence relle ou suppose de l'Orient sur la

    philosophie hellnique. On est trop port en gnral, sur la foi des

    Grecs eux-mmes, exagrer cette influence et surtout en reculer

    la date. C'est seulement aprs la fondation d'Alexandrie qu'il s'tablit

    des rapports permanents et quotidiens entre la pense de la Grce et

    celle des autres peuples, et dans ces changes d'ides la Grce avait

    beaucoup plus donner qu' recevoir. Les peuples orientaux, ceux du

    moins qui se trouvrent en contact avec les Grecs, ne paraissent pas

    avoir jamais eu de philosophie proprement dite. L'analyse des

    facults de l'me, la recherche des fondements de la connaissance,

    des lois morales et de leur application la vie des socits, sont

    choses absolument inconnues l'Orient avant la conqute

    d'Alexandre. Le mot que Platon attribue aux prtes gyptiens sur

    ses compatriotes : Grecs, vous n'tes que des enfants, et il n'y a

    pas de vieillards parmi vous, pourrait tre renvoy l'Orient et

    l'gypte elle-mme. L'esprit scientifique est aussi tranger ces

    peuples que le sens politique. Ils peuvent durer de longs sicles, ils

    n'atteignent jamais l'ge viril; ce sont de vieux enfants, toujours

    mens par les lisires, aussi incapables de chercher la vrit que de

    conqurir la justice. Initi la philosophie par la Grce, l'Orient ne

    pouvait lui donner que ce qu'il avait, l'exaltation du sentiment

    religieux. La Grce accepta l'change; lasse du scepticisme qu'avait

    produit la lutte de ses coles, elle se jeta par raction dans des lans

    mystiques prcurseurs d'un renouvellement des croyances. Les livres

    d'Herms Trismgiste sont un trait d'union entre les dogmes du pass

  • 9et ceux de l'avenir, et c'est par l qu'ils se rattachent des questions

    vivantes et actuelles. S'ils appartiennent encore au paganisme, c'est

    au paganisme de la dernire heure, toujours plein de ddain pour la

    nouvelle religion et refusant d'abdiquer devant elle, parce qu'il garde

    le dpt de la civilisation antique qui va s'teindre avec lui, niais dj

    fatigu d'une lutte sans esprance, rsign sa destine et revenant

    s'endormir pour l'ternit dans son premier berceau, la vieille gypte,

    la terre des morts.

    I

    La population d'Alexandrie se composait de Grecs, d'gyptiens

    et de Juifs, et le contact perptuel, sinon le mlange de trois races

    diffrentes, facilitait la fusion des ides. Les caractres distinctifs de

    ces trois races expliquent comment cette fusion d'ides dut s'oprer

    et dans quelle proportion chacune d'elles y contribua. La race

    grecque tait dominante, sinon par le nombre, au moins par

    lintelligence ; aussi imposa-t-elle sa langue, mais en respectant les

    usages et les traditions indignes. Les Grecs, qui classaient

    facilement les conceptions religieuses des autres peuples dans le

    large cadre de leur polythisme, acceptaient les Dieux des gyptiens

    et se bornaient en traduire les noms dans leur langue. Ils

    admettaient mme volontiers que l'initiation religieuse leur tait

    venue par des colonies gyptiennes. Cette concession leur cotait

    fort peu, car ils n'avaient jamais prtendu une haute antiquit, et

    elle flattait singulirement l'orgueil des gyptiens; elle les empchait

    de regarder les Grecs comme des trangers; c'taient des colons qui

    revenaient dans la mre-patrie. Aussi l'gypte, qui n'avait jamais

    subi volontairement la domination des Perses, accepta-t-elle ds le

    dbut et sans rsistance celle des Ptolmes.

    Les Juifs, au contraire, dlivrs jadis par les Perses du joug

  • 10

    babylonien, s'taient facilement soumis leur suzerainet lointaine,

    mais ils repoussrent avec horreur l'autorit directe et immdiate des

    Sleucides. La religion juive tait bien moins loigne du dualisme

    iranien que du polythisme hellnique. Les Grecs auraient pu classer

    Jhovah comme tous les autres Dieux dans leur panthon, mais lui ne

    voulait pas tre class; il ne se serait mme pas content de la

    premire place, il voulait tre seul. Les Sleucides, dont la

    domination s'tendait sur des peuples de religions diffrentes, ne

    pouvaient accepter cette prtention, et les Juifs, de leur ct,

    repoussaient l'influence du gnie grec au nom du sentiment national

    et du sentiment religieux. Mais Alexandrie, les conditions n'taient

    pas les mmes qu'en Palestine. Les gyptiens taient chez eux, les

    Grecs ne se croyaient trangers nulle part, les Juifs au contraire

    tenaient rester trangers partout ; seulement, hors de leur pays, ils

    n'aspiraient pas la domination, ils se contentaient de l'hospitalit.

    Ds lors, il devenait plus facile de s'entendre; ils traduisirent leurs

    livres dans la langue de leurs htes, dont ils tudirent la

    philosophie.

    Platon surtout les sduisait par ses doctrines unitaires, et on

    disait en parlant du plus clbre d'entre eux : Ou Philon platonise,

    ou Platon philonise. Philon, s'imaginant sans doute que la Grce

    avait toujours t ce qu'elle tait de son temps, prtend que des

    prcepteurs grecs vinrent la cour de Pharaon pour faire l'ducation

    de Mose. Le plus souvent nanmoins le patriotisme l'emportait chez

    les Juifs sur la reconnaissance, et au lieu d'avouer ce qu'ils devaient

    la philosophie grecque, ils soutenaient qu'elle avait emprunt ses

    principes la Bible. Jusqu' la priode chrtienne, les Grecs ne

    paraissent pas avoir tenu compte de cette assertion. Il est vrai qu'on

    cite ce mot d'un clectique alexandrin, Noumnios d'Apame :

    Platon n'est qu'un Mose attique. Mais que conclure d'une phrase

    isole tire d'un ouvrage perdu? Tout ce qu'elle pourrait prouver,

    c'est que Noumnios ne connaissait Mose que par les allgories de

    Philon, car il n'y a qu'une critique bien peu exigeante qui puisse

  • 11

    trouver la thorie des ides dans le premier chapitre de la Gense.

    Les emprunts des Grecs la Bible ne sont gure plus

    vraisemblables que les prcepteurs grecs de Mose. Si Platon avait

    pris quelque chose aux Juifs, il n'et pas manqu d'en introduire un

    dans ses dialogues, comme il y a introduit Parmnide et Time. Loin

    de nier leurs dettes, les Grecs sont ports en exagrer l'importance.

    D'ailleurs, pour emprunter quelque chose aux Juifs, il aurait fallu les

    connatre, et avant Alexandre les Grecs n'en savaient pas mme le

    nom. Plus tard, sous l'empire romain, quand les Juifs taient dj

    rpandus dans tout l'occident, Justin, racontant leur histoire d'aprs

    Trogue Pompe, rattache leur origine Damascus ; les successeurs

    qu'il donne ce Damascus sont Azlus, Adors, Abraham et Isral.

    Ce qu'il dit de Joseph est presque conforme au rcit biblique, mais il

    fait de Mose un fils de Joseph et le chef d'une colonie de lpreux

    chasss de l'gypte. Il ajoute qu'Aruas, fils de Mose, lui succda,

    que les Juifs eurent toujours pour rois leurs prtres et que le pays fut

    soumis pour la premire fois par Xerxs. Il se peut que Trogue

    Pompe ait consult quelque tradition gyptienne ou phnicienne,

    mais assurment il n'avait pas lu la Bible ; il semble cependant que

    cela et t facile de son temps. On ne connaissait pas mieux la

    religion que leur histoire. On savait qu'ils avaient un Dieu national;

    mais quel tait-il? Dedita sacris incerti Juda Dei. Plutarque

    souponne que ce Dieu pourrait bien tre Dionysos, qui, au fond, est

    le mme qu'Adonis. Il s'appuie sur la ressemblance des crmonies

    juives avec les bacchanales et sur quelques mots hbreux dont il croit

    trouver l'explication dans le culte dionysiaque. Quant l'horreur des

    Juifs pour le porc, elle vient, selon lui, de ce qu'Adonis a t tu par

    un sanglier. Il et t bien plus simple d'interroger un Juif. Mais

    Plutarque avait peu de critique; au lieu de s'informer avant de

    conclure, il voulait tout deviner.

    Les gyptiens taient sans doute mieux connus que les Juifs ;

    cependant tous les Grecs qui parlent de la religion gyptienne lui

    donnent une physionomie grecque, qui varie selon le temps o

  • 12

    chacun d'eux a vcu et selon l'cole laquelle il appartient. Le plus

    ancien auteur grec qui ait crit sur l'gypte est Hrodote. Il y trouve

    un polythisme pareil celui de la Grce, avec une hirarchie de huit

    Dieux primitifs et de douze Dieux secondaires, qui suppose une

    synthse analogue la thogonie d'Hsiode.

    D'un autre ct, chaque ville a, selon lui, sa religion locale; le

    culte dOsiris et d'Isis est seul commun toute lgypte et ressemble

    beaucoup aux mystres d'leusis. Cependant Hrodote est frapp

    d'un trait particulier la religion gyptienne : le culte rendu aux

    animaux; mais il ne cherche pas la raison de ce symbolisme, si

    diffrent de celui des Grecs. Il remarque aussi que, contrairement

    aux Grecs, les gyptiens ne rendent aucun culte aux hros. Pour

    Diodore, c'est le contraire ; les Dieux gyptiens sont d'anciens rois

    diviniss. Il est vrai qu'il y a aussi des Dieux ternels : le soleil, la

    lune, les lments; mais Diodore ne s'en occupe pas : le systme

    pseudo-historique d'vhmre rgnait de son temps en Grce, il en

    fait l'application l'gypte. Vient ensuite Plutarque, qui on attribue

    le trait sur Isis et Osiris, le document le plus curieux que les Grecs

    nous aient laiss sur la religion gyptienne; cependant lui aussi

    habille cette religion la grecque ; seulement, depuis Diodore, la

    mode a chang : ce n'est plus l'vhmrisme qui est en honneur, c'est

    la dmonologie. Plutarque, qui est platonicien, voit dans les Dieux de

    l'gypte non plus des hommes diviniss, mais des dmons; puis,

    lorsqu'il veut expliquer les noms des Dieux, ct de quelques

    tymologies gyptiennes, il en donne d'autres tires du grec, et qu'il

    parat prfrer. Son trait est adress une prtresse gyptienne,

    mais, au lieu de lui demander des renseignements, il propose ses

    propres conjectures.

    Quant Porphyre, il se contente d'interroger; il soulve des

    doutes sur les diverses questions philosophiques qui l'intressent, et

    demande au prtre Anbo ce que les gyptiens en pensent. Ce qui

    l'inquite surtout, c'est que, d'aprs le stocien Chrmon, les

    gyptiens n'auraient connu que les Dieux visibles, c'est--dire les

  • 13

    astres et les lments. N'avaient-ils donc aucune ide sur la

    mtaphysique, la dmonologie, la thurgie, et toutes les choses en

    dehors desquelles Porphyre ne concevait pas de religion possible?

    Je voudrais savoir, dit-il, ce que les gyptiens pensent de la cause

    premire : si elle est l'intelligence ou au-dessus de l'intelligence; si

    elle est unique ou associe une autre ou plusieurs autres ; si elle

    est incorporelle ou corporelle ; si elle est identique au crateur ou au-

    dessus du crateur; si tout drive d'un seul ou de plusieurs; si les

    gyptiens connaissent la matire, et quels sont les premiers corps ; si

    la matire est pour eux cre ou incre; car Chrmon et les autres

    n'admettent rien au-dessus des mondes visibles, et dans l'exposition

    des principes ils n'attribuent aux gyptiens d'autres Dieux que ceux

    qu'on nomme errants (les plantes), ceux qui remplissent le zodiaque

    ou se lvent avec eux et les subdivisions des Dcans et les

    Horoscopes, et ceux qu'on nomme les chefs puissants et dont les

    noms sont dans les almanachs avec leurs phases, leurs levers, leurs

    couchers et les signes des choses futures. Il (Chrmon) voit en effet

    que les gyptiens appellent le soleil crateur, qu'ils tournent toujours

    autour d'Isis et dOsiris et de toutes les fables sacerdotales, et des

    phases, apparitions et occultations des astres ; des croissances et

    dcroissances de la lune, de la marche du soleil dans l'hmisphre

    diurne et dans l'hmisphre nocturne, et enfin du fleuve (Nil). En un

    mot, ils ne parlent que des choses naturelles et n'expliquent rien des

    essences incorporelles et vivantes. La plupart soumettent le libre

    arbitre au mouvement des astres, je ne sais quels liens indissolubles

    de la ncessit, qu'ils nomment destine, et rattachent tout ces

    Dieux, qui sont pour eux les seuls arbitres de la destine, et qu'ils

    honorent par des temples, des statues et les autres formes du culte.

    A cette lettre de Porphyre Jamblique rpond sous le nom du

    prtre gyptien Abammon; du moins, une note place en tte de cette

    rponse l'attribue Jamblique, d'aprs un tmoignage de Proclos.

    Pour prouver que la religion gyptienne est excellente, il fait une

    exposition de ses propres ides et les attribue aux gyptiens. Ce

  • 14

    trait, intitul des Mystres des gyptiens, est rempli par

    d'interminables dissertations sur la hirarchie et les fonctions des

    mes, des dmons, des Dieux; sur la divination, la destine, les

    oprations magiques; sur les signes auxquels on peut reconnatre les

    diffrentes classes de dmons dans les thophanies, sur l'emploi des

    mots barbares dans les vocations. Aprs toute cette thurgie, qui fait

    parfois douter si l'auteur est un charlatan ou un insens, il consacre

    peine quelques lignes la religion gyptienne, et ces quelques lignes

    sont pleines d'incertitude et d'obscurit. Il parle des stles et des

    oblisques d'o il prtend que Pythagore et Platon ont tir leur

    philosophie, mais il se garde bien de traduire une seule inscription. Il

    assure que les livres d'Herms, quoiqu'ils aient t crits par des gens

    initis la philosophie grecque, contiennent des opinions

    hermtiques; mais quelles sont-elles? Il tait si simple de citer.

    De cette comparaison des documents grecs sur la religion

    gyptienne devons-nous conclure que l'gypte a toujours t pour les

    Grecs un livre ferm, et qu'en interrogeant la terre des sphinx ils

    n'ont obtenu pour rponses que des nigmes, ou l'cho de leurs

    propres questions? Une telle conclusion serait injuste pour les Grecs;

    les renseignements qu'ils nous fournissent ont t complts, mais

    non contredits, par l'tude des hiroglyphes. Dans ces

    renseignements, il faut faire la part des faits et celle des

    interprtations. Les faits que les Grecs nous ont transmis sont

    gnralement vrais et ne se contredisent pas : seulement, les

    explications qu'ils en donnent sont diffrentes. Les mmes

    diffrences s'observent quand ils parlent de leur propre religion ;

    elles tiennent une loi gnrale de l'esprit humain, la loi de

    transformation dans le temps, qui s'applique aux socits comme aux

    tres vivants. La langue des symboles est la langue naturelle des

    socits naissantes; mesure que les peuples vieillissent, elle cesse

    d'tre comprise. En Grce, mme avant Socrate, les philosophes

    attaquaient la religion des potes, parce qu'ils n'en pntraient pas le

    sens et qu'ils concevaient mieux les lois de la nature et de l'esprit

  • 15

    sous des formes abstraites que sous des formes potiques. Cependant

    le peuple restait attach ses symboles religieux ; les philosophes

    voulurent alors, en les expliquant, les adapter leurs ides. Trois

    systmes dinterprtation se produisirent : les stociens expliqurent

    la mythologie par la physique; d'autres crurent y voir des faits

    historiques embellis par l'imagination des potes, c'est la thorie qui

    porte le nom d'vhmre; les Platoniciens y cherchrent des

    allgories mystiques. Quoi que l'hermneutique des stociens ft la

    plus conforme au gnie de la vieille religion, les trois systmes

    d'explication eurent des partisans, parce que chacun d'eux rpondait

    un besoin de la conscience publique, et c'est ainsi que la

    philosophie, aprs avoir branl la religion, la transforma et se

    confondit avec elle.[2]

    Les choses ne pouvaient se passer tout fait de la mme

    manire en gypte, o, au lieu d'une philosophie discutant la

    religion, il y avait une thocratie qui gardait le dpt des traditions

    antiques. Mais rien ne saurait empcher les races de vieillir. Si le

    sacerdoce pouvait maintenir la lettre des dogmes et les formes

    extrieures du culte, ce qu'il ne pouvait pas conserver c'est cette

    intelligence des symboles qui est le privilge des poques cratrices.

    Quand les Grecs commencrent tudier la religion gyptienne, la

    symbolique de cette religion tait dj une lettre morte pour les

    prtres eux-mmes. Hrodote, qui les interrogea le premier, ne put

    obtenir d'eux aucune explication, et comme il n'tait pas thologien,

    il s'arrta l'enveloppe des symboles. Ses successeurs cherchrent de

    bonne foi en retrouver la cl, et y appliqurent les diffrents

    systmes d'hermneutique qui avaient cours en Grce. Si l'ouvrage

    du stocien Chrmon nous avait t conserv, nous y trouverions

    probablement plus de rapports avec les monuments hiroglyphiques

    que dans ceux de Diodore ou de Jamblique ; car, pour la religion

    gyptienne comme pour l'hellnisme, les explications stociennes

    devaient tre plus prs de la vrit que lvhmrisme ou la

    mtaphysique platonicienne. Plutarque nous donne souvent, en

  • 16

    passant, des explications physiques bien plus satisfaisantes que la

    dmonologie laquelle il s'arrte. Mais, sans accorder tous les

    systmes la mme valeur, on peut reconnatre que tous ont eu leur

    raison de se produire. L'ancienne religion tait surtout une physique

    gnrale ; cependant les noms et les attributs divins donns aux rois

    dans les inscriptions, les dynasties divines places au dbut de

    l'histoire, pouvaient faire regarder les Dieux comme des hommes

    diviniss. L'incarnation dOsiris et sa lgende humaine s'accordaient

    avec les thories vhmristes. On pouvait prendre pour des dmons

    toutes ces puissances subalternes dont il est si souvent question dans

    le Rituel funraire. Enfin, mesure que les esprits taient entrans

    vers les abstractions de l'ontologie, on cherchait sparer les

    principes du monde de leurs manifestations visibles, et les symboles

    qui se prtaient mal ces transformations taient mis de ct; on les

    respectait par habitude, mais on n'en parlait pas. De l vient que la

    vieille mythologie tient si peu de place dans l'ouvrage de Jamblique,

    qui rpond cette dernire phase de la religion gyptienne.

    Comme les formes extrieures de cette religion n'avaient pas

    chang, on la croyait immobile, et plus on en adaptait l'esprit aux

    systmes philosophiques de la Grce, plus on se persuadait que ces

    systmes taient sortis d'elle. Les Grecs avaient commenc par

    attribuer l'gypte leur ducation religieuse, opinion que la science

    moderne n'a pas ratifie; ils lui attriburent de mme leur ducation

    philosophique, et l aussi les traces de l'influence gyptienne

    s'vanouissent lorsqu'on veut les saisir. Tous les emprunts de Platon

    l'gypte se bornent une anecdote sur Thoth, inventeur de

    l'criture, et cette fameuse histoire de l'Atlantide, qu'il dit avoir t

    raconte Solon par un prtre gyptien, et qui parat n'tre qu'une

    fable de son invention. Quant l'ide de la mtempsycose, il l'avait

    reue des pythagoriciens. Pythagore l'avait-il emprunte l'gypte?

    Cela n'est pas impossible, mais on trouve la mme ide chez les

    Indiens et chez les Celtes, qui ne doivent pas l'avoir reue des

    gyptiens. Elle peut se dduire de la religion des mystres, et comme

  • 17

    les pythagoriciens ne se distinguent pas nettement des orphiques, on

    ne peut savoir s'il y a eu action de la religion sur la philosophie ou

    raction de la philosophie sur la religion. Selon Proclos, Pythagore

    aurait t initi par Aglaophamos aux mystres rapports d'gypte

    par Orphe. Voil l'influence gyptienne transporte au-del des

    temps historiques.

    L'action de l'gypte sur la philosophie grecque avant

    Alexandre, quoique moins invraisemblable que celle de la Jude, est

    donc fort incertaine. Tout ce qu'on pourrait lui attribuer, c'est la

    prdilection de la plupart des philosophes pour les dogmes unitaires

    et les gouvernements thocratiques ou monarchiques; encore cette

    prdilection s'explique-t-elle aussi bien par la tendance naturelle de

    la philosophie ragir contre le milieu o elle se dveloppe. Dans

    une socit polythiste et rpublicaine, cette raction devait aboutir

    l'unit en religion et l'autorit en politique, car ces deux ides sont

    corrlatives. L'esprit humain est sduit par les formules simples qui

    lui permettent d'embrasser sans fatigue l'ensemble des choses ;

    l'amour-propre se rsigne difficilement l'ide de l'galit, et les

    philosophes sont enclins, comme les autres hommes, prfrer la

    domination une part dans la libert de tous. Ceux qui voyageaient

    en Asie ou en gypte, y trouvant des ides et des murs conformes

    leurs gots, devaient attribuer ces peuples une haute sagesse et les

    proposer en exemple leurs concitoyens. Le sacerdoce gyptien

    ressemblante cette aristocratie d'intelligence que les philosophes

    auraient voulu voir rogner en Grce, la condition d'en faire partie ;

    le sacerdoce juif leur aurait inspir la mme admiration s'ils l'avaient

    connu, et ils n'auraient eu aucune raison pour s'en cacher.

    La philosophie grecque, qui s'tait attache, ds son origine, la

    recherche d'un premier principe des choses, concevait l'unit sous

    une forme abstraite. Les Juifs la reprsentaient sous une forme plus

    vivante ; le monde tait pour eux une monarchie, et leur religion a

    t l'expression la plus complte du monothisme dans l'antiquit.

    Pour les gyptiens, l'unit divine ne s'est jamais distingue de l'unit

  • 18

    du monde. Le grand fleuve qui fconde l'gypte, l'astre clatant qui

    vivifie toute la nature leur fournissaient le type d'une force intrieure,

    unique et multiple la fois, manifeste diversement par des

    vicissitudes rgulires, et renaissant perptuellement d'elle-mme.

    M. de Roug fait remarquer que presque toutes les gloses du Rituel

    funraire des gyptiens attribuent tout ce qui constitue l'essence d'un

    Dieu suprme Ra, qui, dans la langue gyptienne, n'est autre que le

    soleil. Cet astre, qui semble se donner chaque jour lui-mme une

    nouvelle naissance, tait lemblme de la perptuelle gnration

    divine. Quoique les formes symboliques soient aussi varies en

    gypte que dans l'Inde, il n'y a pas un grand effort d'abstraction

    faire pour ramener tous ces symboles au panthisme.

    J'ai eu occasion de faire voir, dit M. de Roug, que la

    croyance l'unit de l'tre suprme ne fut jamais compltement

    touffe en gypte par le polythisme. Une stle de Berlin de la

    XIXe dynastie le nomme le seul vivant en substance. Une autre stle

    du mme muse et de la mme poque l'appelle la seule substance

    ternelle, et plus loin, le seul gnrateur dans le ciel et sur la terre

    qui ne soit pas engendr. La doctrine d'un seul Dieu dans le double

    personnage du pre et du fils tait galement conserve Thbes et

    Memphis. La mme stle de Berlin, provenant de Memphis, le

    nomme Dieu se faisant Dieu, existant par lui-mme, l'tre double,

    gnrateur ds le commencement. La leon thbaine s'exprime dans

    des termes presque identiques sur le compte d'Ammon dans le

    papyrus de M. Harris : tre double, gnrateur ds le

    commencement. Dieu se faisant Dieu, sengendrant lui-mme.

    L'action spciale attribue au personnage du fils ne dtruisait pas

    l'unit ; c'est dans ce sens videmment que ce Dieu est appel ua en

    ua, le un de un, ce que Jamblique traduira plus tard assez fidlement

    par les termes de , qu'il applique la

    seconde hypostase divine.[3] Quand les doctrines philosophiques

    de la Grce et les doctrines religieuses de l'gypte et de la Jude se

    rencontrrent Alexandrie, elles avaient entre elles trop de points

  • 19

    communs pour ne pas se faire des emprunts rciproques. De leur

    rapprochement et de leur contact quotidien sortirent plusieurs coles

    dont le caractre gnral est l'clectisme, ou plutt le syncrtisme,

    c'est--dire le mlange des divers lments qui avaient concouru

    leur formation. Ces lments se retrouvent tous, quoique en

    proportions variables, dans chacune de ces coles. La premire est

    l'cole juive, reprsente par Philon, qui, force d'allgories, tire le

    platonisme de chaque page de la Bible. Philon est regard comme le

    principal prcurseur du gnosticisme. On runit sous ce nom plusieurs

    sectes chrtiennes qui mlent les traditions juives celles des autres

    peuples, principalement des Grecs et des gyptiens, Le mot de

    gnostique, qui est quelquefois appliqu aux chrtiens en gnral, par

    exemple dans Clment d'Alexandrie, signifie simplement ceux qui

    possdent la gnose, la science suprieure, l'intuition des choses

    divines.

    Aprs Philon et les gnostiques se place la grande cole

    d'Ammnios Saccas et de Plotin, qui, tout en empruntant l'Asie et

    l'gypte leurs tendances unitaires et mystiques, s'attache directement

    la philosophie grecque, dont elle cherche fondre toutes les sectes

    divergentes. Dans les derniers temps du polythisme, on n'tait plus

    exclusivement stocien, picurien, pripatticien, ni mme

    platonicien; toutes ces sectes avaient apport leur contingent la

    somme des ides, et toutes taient reprsentes, par quelque ct,

    dans la philosophie commune. Ces compromis n'taient pas

    nouveaux, Platon avait beaucoup emprunt aux lates et aux

    pythagoriciens. La dmonologie, qui tient tant de place dans la

    philosophie alexandrine, n'tait point une invention de Platon, ni

    mme d'Empdocle ou de Pythagore; on la trouve en germe dans les

    Travaux et Jours d'Hsiode.

    A ct de ces coles, et comme pour servir de lien entre elles,

    s'en dveloppe une autre qui ne se rattache aucun nom historique et

    n'est reprsente que par les livres hermtiques. Ces livres sont les

    seuls monuments que nous connaissions de ce qu'on peut appeler la

  • 20

    philosophie gyptienne. Il est vrai qu'ils ne nous sont parvenus qu'en

    grec, et il n'est mme pas probable qu'ils aient jamais t crits en I

    langue gyptienne ; mais Philon crit en grec aussi et n'en est pas

    moins un vrai Juif. On peut dire de mme que les livres hermtiques

    appartiennent l'gypte, mais l'gypte fortement hellnise et la

    veille de devenir chrtienne. On ne trouverait pas dans un vritable

    Grec cette adoration extatique qui remplit les livres d'Herms ; la

    pit des Grecs tait beaucoup plus calme. Ce qui est encore plus

    tranger au caractre grec, c'est cette apothose de la royaut qu'on

    trouve dans quelques livres hermtiques, et qui rappelle les titres

    divins dcerns aux Pharaons et plus lard aux Ptolmes. Ces

    ouvrages apocryphes sont toujours crits sous la forme de dialogues.

    Tantt c'est Isis qui transmet son fils Hros l'initiation qu'elle a

    reue du grand anctre Kamphs et d'Herms, secrtaire des Dieux;

    tantt le bon dmon, qui est probablement le dieu Knef, instruit

    Osiris. Le plus souvent c'est Herms qui initie son disciple Asclpios

    ou son fils Tat. Quelquefois Herms joue le rle de disciple, et

    l'initiateur est l'Intelligence () ou Poimandrs. La lettre de

    Porphyre est adresse au prophte Anbo, et ce nom d'Anbo ou

    Anubis est celui d'un Dieu que les Grecs identifiaient avec Herms.

    Mais quel est cet Herms Trismgiste sous le nom duquel ces

    livres nous sont parvenus? Est-ce un homme, est-ce un Dieu? Pour

    les commentateurs, il semble que ce soit l'un et l'autre. Les aspects

    multiples de l'Herms grec l'avaient fait confondre avec plusieurs

    Dieux gyptiens qui avaient entre eux et avec lui beaucoup de

    rapports. On croyait viter la confusion par des gnalogies, et on

    disait qu'il y avait plusieurs Herms. Selon Manthon, Thoth, le

    premier Herms avait crit sur des stles ou colonnes les principes

    des sciences en langue et en caractres hiroglyphiques. Aprs le

    dluge, le second Herms, fils du bon dmon et pre de Tat, avait

    traduit ces inscriptions en grec Dans ce passage, ces Herms sont

    donns comme des personnages historiques. En gypte, les prtres

    aussi bien que les rois prenaient des noms emprunts aux Dieux, et

  • 21

    comme dans les livres hermtiques l'initiateur a un caractre plutt

    sacerdotal que divin, les premiers diteurs les ont attribus cette

    famille de prophtes. Il leur en et trop cot de croire que ces

    uvres qu'ils admiraient fort taient de quelque crivain obscur et

    anonyme, mettant ses ides sous le nom d'un Dieu. Cependant la

    fraude tait bien innocente ; l'auteur de lImitation, qui met des

    discours dans la bouche du Christ, n'est pas regard comme un

    faussaire. Dans les livres hermtiques, la philosophie est cense

    rvle par lintelligence ou par le Dieu qui en est la

    personnification.

    Herms, qui prside la parole, dit Jamblique, est, selon

    l'ancienne tradition, commun tous les prtres ; c'est lui qui conduit

    la science vraie ; il est un dans tous. C'est pourquoi nos anctres lui

    attribuaient toutes les dcouvertes et mettaient leurs uvres sous le

    nom d'Herms. De l cette prodigieuse quantit de livres ou

    discours attribus Herms. Jamblique parle de vingt mille, mais

    sans donner le titre d'un seul. Les quarante-deux livres dont parle

    Clment d'Alexandrie constituaient une vritable encyclopdie

    sacerdotale. Selon Malien, les prtres crivaient sur des colonnes,

    sans nom d'auteur, ce qui tait trouv par l'un d'eux et approuv par

    tous. Ces colonnes d'Herms taient les stles et les oblisques, qui

    furent les premiers livres avant l'invention du papyrus. Selon

    Jablonski, le nom de Thoth signifie colonne en gyptien. Il est

    malheureux pour la science qu'au lieu des livres mentionns par

    Clment d'Alexandrie et de ceux o, selon Plutarque, taient

    expliqus les noms des Dieux, nous n'ayons que des uvres

    philosophiques d'une poque de dcadence. Cependant les livres

    hermtiques que nous possdons ont aussi leur valeur relative. Ils

    nous font connatre la pense religieuse de l'antiquit, non pas sous la

    forme la plus belle, mais sous sa dernire forme.

    Pour exposer l'ensemble de la thologie hermtique, je ne puis

    mieux faire que de reproduire le rsum que M. Vacherot en a donn

    dans son Histoire critique de lcole d'Alexandrie. Dieu, dit-il, y

  • 22

    est conu comme un principe suprieur l'intelligence, l'me,

    tout ce dont il est cause.[4] Le bien n'est pas un de ses attributs, c'est

    sa nature mme ; Dieu est le bien, comme le bien est Dieu. Il est le

    non tre en tant qu'il est suprieur l'tre. Dieu produit tout ce qui

    est et contient tout ce qui n'est pas encore. Absolument invisible en

    soi, il est le principe de toute lumire.[5] L'intelligence n'est pas

    Dieu, elle est seulement de Dieu et en Dieu, de mme que la raison

    est dans l'intelligence, l'me dans la raison, la vie dans l'me, le corps

    dans la vie.[6] L'intelligence est distincte et insparable de Dieu

    comme la lumire de son foyer ; elle est aussi bien que l'me l'acte

    de Dieu, son essence, s'il en a une.[7] Pour Dieu, produire et vivre

    sont une seule et mme chose.[8] Enfin, le caractre propre de la

    nature divine, c'est que rien de ce qui convient aux autres tres ne

    peut lui tre attribu; il est la substance de tous sans tre aucune

    chose.[9] A ce signe on reconnat le pre de tous les tres, Dieu. C'est

    l'clat du bien qui illumine l'intelligence, puis l'homme tout entier, et

    le convertit en une essence vraiment divine.[10] Dieu est la vie

    universelle, le tout dont les tres individuels ne sont que des parties ;

    il est le principe et la fin, le centre et la circonfrence, la base de

    toutes choses, la source qui surabonde, l'me qui vivifie, la vertu qui

    produit, l'intelligence qui voit, l'esprit qui inspire.[11] Dieu est tout,

    tout est plein de lui ; il n'est rien dans l'univers qui ne soit Dieu.[12]

    Tous les noms lui conviennent comme au pre de l'univers, mais,

    parce qu'il est le pre de toutes choses, aucun nom n'est son nom

    propre.[13] L'un est le tout, le tout est l'un; unit et totalit sont des

    termes synonymes en Dieu.[14] La premire ide qui s'offre

    l'esprit quand on tudie cette philosophie est de la rapprocher de

    celle des brahmanes. En comparant les livres hermtiques avec le

  • 23

    Baghavat-Gta, on voit souvent les mmes ides se prsenter sous

    des expressions presque identiques : Je suis l'origine et la

    dissolution de l'univers, Rien n'est plus grand que moi ; de moi

    dpendent les choses, comme des perles suspendues un cordon. Je

    suis l'humidit dans les eaux, la splendeur dans le soleil et la lune, la

    parole sainte dans les Vdas, la force dans l'air, la virilit dans

    l'homme. Je suis le parfum de la terre, l'clat de la flamme,

    l'intelligence des intelligents, la force des forts. Je connais les tres

    passs, prsents et futurs, mais moi, nul ne me connat. Je pntre

    l'univers de chaleur, je retiens et dverse les pluies, je suis la mort et

    limmortalit, je suis l'tre et le nant, Arjuna! Je suis le

    gnrateur de toutes les choses, de moi l'univers se dveloppe. Je

    suis l'esprit qui rside dans le sein de tous les tres; je suis le

    commencement, le milieu et la fin.[15] Comme il n'y a pas de

    preuves positives d'une communication entre l'Inde et l'gypte, on ne

    peut expliquer ces analogies par des emprunts. Il est seulement

    curieux de trouver, chez des peuples diffrents, les mmes doctrines

    ct des mmes formes sociales : le panthisme rpond au systme

    des castes, comme le monothisme la monarchie et le polythisme

    la rpublique.

    M. Vacherot reconnat dans la thologie hermtique des penses

    et des expressions noplatoniciennes, d'autres empruntes Philon et

    aux autres livres juifs; il est facile d'y reconnatre aussi le panthisme

    gyptien dpouill de ses formes symboliques et revtu des formes

    abstraites de la philosophie grecque. Ainsi, dans une inscription du

    temple de Sas cite par Plutarque et par Proclos, Neith disait : Je

    suis tout ce qui est, ce qui a t, ce qui sera.[16] D'aprs M. de

    Roug, le Dieu suprme est dfini dans plusieurs formules du Rituel

    funraire comme celui qui existe par lui-mme, celui qui

    s'engendre lui-mme ternellement; d'autres textes le nomment le

    seigneur des tres et des non tres.[17] C'est bien l ce Dieu du

    panthisme hermtique par qui et en qui tout existe, ce pre universel

  • 24

    dont la seule fonction est de crer, celui dont les livres d'Herms

    nous disent : L'ternel n'a pas t engendr par un autre, il s'est

    produit lui-mme, ou plutt il se cre lui-mme ternellement[18] ;

    si le crateur n'est autre que celui qui cre, il se cre

    ncessairement lui-mme, car c'est en crant qu'il devient

    crateur;[19] il est ce qui est et ce qui n'est pas.[20] L'ide

    que les anciens textes rendent par ua en ua, le un de un, le

    de Jamblique, ou par pau ti, le Dieu double ou tre

    double, c'est--dire pre et fils, selon la face du mystre qu'on veut

    principalement considrer,[21] se retrouve aussi dans les livres

    d'Herms, o il est souvent question du fils de Dieu,[22] du Dieu

    engendr.

    Ce second Dieu est le monde, manifestation visible du Dieu

    invisible.[23] Quelquefois ce rle est attribu au soleil,[24] qui cre

    les tres vivants, comme le Pre cre les essences idales. Sous cette

    forme, la pense hermtique se rapproche de l'ancienne thologie

    gyptienne. Une stle du muse de Berlin, dit M. Mariette, appelle

    le soleil le premier n, le fils de Dieu, le Verbe. Sur l'une des

    murailles du temple de Philae... et sur la porte du temple de Medinet-

    Abou, on lit : C'est lui, le soleil, qui a fait tout ce qui est, et rien n'a

    t fait sans lui jamais; ce que saint Jean, prcisment dans les

    mmes termes, dira quatorze sicles plus tard du Verbe.[25] Le

    troisime Dieu des livres hermtiques, l'homme,[26] considr dans

    son essence abstraite, n'est pas sans analogie avec Osiris, qui est

    quelquefois pris pour le type idal de l'humanit; dans le Rituel

    funraire, l'me qui se prsente au jugement s'appelle toujours

    losiris un tel. Cette trinit hermtique, Dieu, le monde, lhomme,

    n'est pas plus loigne des anciennes triades gyptiennes que des

    conceptions abstraites des platoniciens.

  • 25

    II

    L'unit gnrale des doctrines exposes dans les livres

    hermtiques permet de les rapporter une mme cole; mais cette

    unit n'est pas telle qu'on ne puisse y distinguer trois groupes

    principaux, que j'appellerai juif, grec et gyptien, sans attribuer ces

    mots une valeur exclusive et absolue, mais seulement pour indiquer

    la prdominance relative de tel ou tel lment et les tendances

    diverses qui rapprochent tour tour l'cole hermtique de chacune

    des trois races formant la population d'Alexandrie. L'attention doit se

    porter d'abord sur le groupe juif, qui se rattache plus directement

    l'histoire si intressante pour nous des origines du christianisme.

    Entre les premires sectes gnostiques et les Juifs hellniques

    reprsents par Philon, il manquait un anneau : on peut le trouver

    dans quelques livres hermtiques, particulirement dans le

    Poimandrs et le Sermon sur la montagne; peut-tre y trouvera-t-on

    aussi la raison des diffrences souvent constates entre les trois

    premiers vangiles et le quatrime.

    Poimandrs signifie le pasteur de l'homme; le choix de ce mot

    pour dsigner l'Intelligence souveraine est expliqu par ce passage de

    Philon : Notre intelligence doit nous gouverner comme un pasteur

    gouverne ses chvres, ses bufs ou ses moutons, prfrant pour lui-

    mme et pour son btail lutile l'agrable. C'est surtout et presque

    uniquement la providence de Dieu que les parties de notre me

    doivent de n'tre pas sans direction, et d'avoir un pasteur

    irrprochable et parfaitement bon, qui empche notre pense de

    s'garer au hasard. Il faut qu'une seule et mme direction nous

    conduise un but unique ; rien n'est plus insupportable que d'obir

    plusieurs commandements. Telle est l'excellence des fonctions de

    pasteur qu'elles sont justement attribues non seulement aux rois, aux

  • 26

    sages, aux mes purifies par l'initiation, mais Dieu lui mme.

    Celui qui l'affirme n'est pas le premier venu, c'est un prophte qu'il

    est bon de croire, celui qui a crit les hymnes; voici ce qu'il dit : Le

    Seigneur est mon pasteur et rien ne me manquera. Que chacun en

    dise autant pour lui-mme, car ce chant doit tre mdit par tous les

    amis de Dieu. Mais c'est surtout au monde qu'il convient: comme

    une sorte de troupeau, la terre, l'eau, l'air, le feu, toutes les plantes et

    tous les animaux, les choses mortelles et les choses divines, la nature

    du ciel, les priodes du soleil et de la lune, les rvolutions des autres

    astres et leurs danses harmonieuses suivent Dieu comme leur pasteur

    et leur roi, qui les conduit selon la justice et la rgle, les dirigeant par

    sa droite raison (Verbe), son fils premier n, charg du soin de ce

    troupeau sacr et des fonctions de ministre du grand roi; car il est dit

    quelque part: Voil, c'est moi; j'enverrai mon ange devant ton

    visage pour te garder dans ta route. Que le monde tout entier, le

    trs grand et trs parfait troupeau du vrai Dieu dise donc : le

    Seigneur est mon pasteur et rien ne me manquera.[27]

    On a rapproch le Poimandrs d'Herms Trismgiste du

    Pasteur de saint Hermas ou Herms, contemporain des aptres. Ce

    Pasteur est un ouvrage apocalyptique fort mal crit et qu'on ne lit

    plus gure, mais il jouissait d'une grande autorit dans l'glise

    primitive. J'en citerai un passage qui peut servir d'explication au titre

    et dans lequel on trouve le germe de la doctrine du purgatoire : Je

    vins dans un champ, et il me montra un jeune enfant habill de

    vtements jaunes et faisant patre des bestiaux nombreux. Et ces

    bestiaux taient comme dans les dlices, foltrant gaiement et

    bondissant et l. Et le pasteur lui-mme tait trs gai dans son

    pturage et courait autour de son troupeau. Et je vis dans un lieu

    d'autres bestiaux foltrant dans les dlices, mais ne bondissant pas.

    Et il me dit : Tu vois ce pasteur? Je le vois, Seigneur, rpondis-je.

    C'est, dit-il, l'ange des dlices et de l'illusion ; il corrompt les

    mes des esclaves de Dieu, les dtourne de la vrit, les trompe par

    les mauvais dsirs o ils se perdent, oubliant les prceptes du Dieu

  • 27

    vivant, et marchant dans les folles dlices et les illusions de cette vie.

    Et il me dit : coute, dit-il (sic) ; les bestiaux que tu as vus joyeux et

    bondissants, ce sont ceux qui se sont spars de Dieu jusqu' la fin et

    se sont livrs aux dsirs de ce sicle. Il n'y a pas en eux le repentir

    qui ramne la vie, parce que le nom de Dieu est blasphm par eux.

    La vie de ceux-l est une mort. Ceux que tu as vus ne bondissant pas,

    mais paissant en un lieu, sont ceux qui se sont livrs aux dlices et

    l'illusion, mais sans blasphmer le Seigneur, ils sont spars de la

    vrit, mais il y a en eux l'espoir du repentir qui rend la vie. Leur

    corruption a donc un certain espoir de rsurrection ; mais la mort

    (des autres) est une destruction ternelle.

    Nous nous avanmes un peu et il me montra un autre

    pasteur, grand et d'un aspect sauvage, envelopp d'une peau de

    chvre blanche ; et il avait une besace sur l'paule et un bton rude et

    noueux, et il avait le regard amer, de sorte que j'avais peur de lui. Ce

    pasteur recevait les bestiaux du premier jeune pasteur, ceux qui

    foltraient dans les dlices mais ne bondissaient pas, et il les chassait

    dans un certain lieu trs escarp, plein d'pines et de ronces, de sorte

    que les bestiaux ne pouvaient se dgager, mais restaient embarrasss

    dans les pines et les ronces. Et lui les accablait de coups et marchait

    ainsi autour d'eux sans leur laisser ni repos ni trve. Et les voyant

    ainsi frapps et tourments, j'tais afflig de ce qu'ils taient torturs

    sans relche. Et je dis l'ange qui me parlait : Seigneur, quel est ce

    pasteur amer et sans entrailles? Et il me dit : C'est l'ange de la

    punition ; il est un des anges justes, mais prpos la punition. Il

    reoit ceux qui se sont gars loin de Dieu et qui ont march selon

    leurs dsirs, et il les punit comme ils le mritent, par des chtiments

    terribles et varis.[28]

    Ce qu'il importe surtout de remarquer, c'est que Philon et saint

    Hermas reprsentent deux aspects diffrents de ce monde juif, si

    multiple dans son unit apparente, et dont le Poimandrs va nous

    offrir une troisime nuance. Les Juifs, malgr leurs efforts pour

  • 28

    s'isoler, taient devenus, par la transportation, l'exil ou les

    migrations volontaires, ce que leurs frres ans les Phniciens

    avaient t par le commerce, des agents de communication entre les

    autres peuples. Philon est aussi grec que juif; l'auteur du Pasteur est

    un Juif peine hellnis ; dans le Poimandrs, des doctrines

    gyptiennes, peut-tre mme quelques vestiges de croyances

    chaldennes ou persanes se mlent avec le Time, le premier chapitre

    de la Gense et le dbut de l'vangile de saint Jean.

    Le sujet de l'ouvrage est une cosmogonie prsente sous la

    forme d'une rvlation faite l'auteur par Poimandrs, qui est le

    de la philosophie grecque, l'Intelligence, le Dieu suprme. Comme

    dans le Tinte, Dieu est au-dessus de la matire, mais il ne la tire pas

    du nant. L'Intelligence ordonne le monde d'aprs un modle idal

    qui est sa raison ou sa parole, le de Platon et de Znon. Par

    cette parole, Dieu engendre une-autre intelligence cratrice, le Dieu

    du feu et du souffle ou de l'esprit, . On pourrait voir l une

    rminiscence gyptienne; selon Eusbe,[29] Phta tait n d'un uf

    sorti de la bouche de Knef. Mais cette cosmogonie du Poimandrs

    peut aussi se rattacher la philosophie grecque, surtout au Time, car

    ce souffle crateur ressemble beaucoup l'me du monde. Une

    scholie qui se trouve en tte des manuscrits attribue Herms une

    vision anticipe de la trinit chrtienne et tire mme de l une

    explication absurde du nom de Trismgiste. Suidas reproduit cette

    opinion et cite un fragment hermtique analogue ce passage du

    Poimandrs. Il est certain que cette thologie rappelle le dogme de la

    Trinit sous la forme que lui donne l'glise grecque, qui fait procder

    l'Esprit du Pre par le Fils. Mais il n'en faudrait pas conclure que le

    Poimandrs soit postrieur l'poque o ce dogme a t fix. Les

    ides existent en germe dans les esprits longtemps avant de prendre

    une forme dfinitive.

    Ce second crateur, que Dieu engendre par sa parole, produit

    sept ministres qui gouvernent les sphres du ciel et qui rappellent les

  • 29

    Amschaspands de la Perse. Quant l'homme, Dieu le cre son

    image. C'est probablement un souvenir de la Bible, quoique cette

    ide existe aussi dans le polythisme :

    Finxit in effigiem moderantum cuncta Deorum.

    D'aprs Philon, les anges auraient particip la cration de

    l'homme; c'est ainsi qu'il explique l'emploi du pluriel dans le rcit de

    Mose : Aprs avoir dit que le reste avait t cr par Dieu, dans la

    seule cration de l'homme il montre une coopration trangre. Dieu

    dit : Faisons l'homme notre image. Ce mot faisons indique la

    pluralit. Le Pre universel s'adresse ses puissances et les charge de

    former la partie mortelle de notre me en imitant l'art avec lequel il a

    form lui-mme notre partie raisonnable, car il juge bon que la

    facult directrice de l'me soit l'uvre du chef, et que ce qui doit

    obir soit l'uvre des sujets.[30] Cette opinion se trouve dans le

    Poimandrs; l'homme typique cr par Dieu traverse les sept

    sphres, dont les gouverneurs le font participer leur nature. La

    mme ide est expose par Macrobe dans son commentaire sur le

    Songe de Scipion. Quand au corps, c'est l'homme qui le cre lui-

    mme en contemplant son reflet dans l'eau et son ombre sur la terre;

    il devient amoureux de son image, la matire lui rend son amour, et

    la forme nat de leur union. Il y a peut-tre l une allusion la fable

    de Narcisse. Cette fable, explique par un commentateur de Platon,

    se rattachait la religion des mystres; c'tait une des nombreuses

    expressions de cette croyance commune aux religions et aux

    philosophies mystiques : la vie du corps est la mort de lme, qui,

    entrane par le dsir, tombe dans les flots de la matire.

    Le caractre androgyne de l'homme primitif dans le Poimandrs

    pourrait tre rattach au Banquet de Platon, o cette ide est

    prsente d'une faon grotesque; mais il est plus probable que c'est

    un souvenir du mot de la Bible : il les cra mle et femelle. Selon

    Philon, qui commente longuement le rcit mosaque d'aprs les

    thories platoniciennes, Dieu cra d'abord le genre humain avant de

  • 30

    crer des individus de sexe diffrent. Poimandrs semble s'inspirer

    encore plus directement de la Gense, lorsqu'il ajoute qu'aprs la

    sparation des sexes Dieu dit ses cratures : Croissez en

    accroissement et multipliez en multitude. Il est vrai que cette forme

    redondante, quoiquassez conforme au gnie hbraque, ne se trouve

    pas dans la Bible, qui dit simplement : Croissez et multipliez. On

    pourrait donc supposer que l'auteur a eu en vue quelque autre

    cosmogonie aujourd'hui perdue. Cependant cette lgre diffrence ne

    saurait susciter un doute srieux. Une scholie de Psellos sur ce

    passage annonce que depuis longtemps on y a reconnu l'influence

    juive. Ce sorcier, dit cette scholie en parlant d'Herms, parat avoir

    trs bien connu la sainte criture... Il n'est pas difficile de voir quel

    tait le Poimandrs des Grecs : c'est celui que nous appelons le

    prince du monde, ou quelqu'un des siens, car, dit Basile, le diable est

    voleur, il pille nos traditions.

    Les rapports du Poimandrs avec l'vangile de saint Jean sont

    encore plus manifestes :

    POIMANDRS. SAINT JEAN.

    Cette lumire,

    c'est moi, lintelligence,

    ton Dieu, antrieur la

    nature humide qui sort

    des tnbres, et le

    Verbe lumineux de

    l'Intelligence, c'est le

    Fils de Dieu.

    Dans le

    principe tait le

    Verbe, et le

    Verbe tait avec

    Dieu, et le

    Verbe tait

    Dieu.

  • 31

    Ils ne sont pas

    spars, car l'union

    c'est leur vie.

    Il tait

    dans le principe

    avec Dieu.

    La parole de

    Dieu s'lana des

    lments infrieurs

    vers la pure cration

    de la nature, et s'unit

    l'Intelligence cratrice,

    car elle est essence

    ().

    Toutes

    choses sont

    nes par lui, et

    rien n'est n

    sans lui, de

    mme de tout

    ce qui est n.

    En la vie et la

    lumire consiste le

    pre de toutes

    choses.

    En lui

    tait la vie, et la

    vie tait la

    lumire des

    hommes.

    Bientt

    descendirent des

    tnbres... qui se

    changrent en une

    nature humide et

    La

    lumire brille

    dans les

    tnbres, et les

    tnbres ne

  • 32

    trouble, et il en sortit

    un cri inarticul qui

    semblait la voix de la

    lumire ; une parole

    sainte descendit de la

    lumire sur la nature.

    l'ont pas

    contenue.

    Ce qui en toi

    voit et entend est le

    Verbe du Seigneur;

    l'Intelligence est le

    Dieu pre.

    C'est la

    lumire vritable

    qui illumine tout

    homme venant

    en ce monde.

    Je crois en toi et

    te rends tmoignage;

    je marche dans la vie

    et la lumire. Pre,

    sois bni, l'homme qui

    t'appartient veut

    partager ta saintet

    comme tu lui en as

    donn le pouvoir.

    A ceux

    qui l'ont reu

    elle a donn le

    pouvoir de

    devenir enfants

    de Dieu, ceux

    qui croient en

    son nom.

    Il est trs probable que le Poimandrs et l'vangile de saint

    Jean ont t crits des dates peu loignes lune de l'autre, dans des

  • 33

    milieux o les mmes ides et les mmes expressions avaient cours,

    l'un parmi les Judo-Grecs d'Alexandrie, l'autre parmi ceux d'phse.

    Il y a toutefois entre eux une diffrence profonde qui se rsume dans

    ce mot de saint Jean : Et le Verbe s'est fait chair, et il a habit

    parmi nous. L'incarnation du Verbe est le dogme fondamental du

    christianisme, et comme il n'y a aucune trace de ce dogme dans le

    Poimandrs, il n'est pas vraisemblable que l'auteur en ait eu

    connaissance; autrement il y aurait fait allusion, soit pour y adhrer,

    soit pour le combattre.

    Ce qui semble certain, c'est que le Poimandrs est sorti de cette

    cole des thrapeutes d'gypte, qu'on a souvent confondus tort

    avec les essniens de Syrie et de Palestine. Philon tablit entre les

    uns et les autres d'assez notables diffrences. Les essniens, dit-il,

    regardent la partie raisonneuse de la philosophie comme n'tant pas

    ncessaire pour acqurir la vertu, et ils la laissent aux amateurs de

    paroles. La physique leur parat au-dessus de la nature humaine; ils

    l'abandonnent ceux qui se perdent dans les nuages, sauf les

    questions relatives l'existence de Dieu et la cration du monde. Ils

    s'occupent par-dessus tout de la morale. Philon dcrit ensuite les

    murs des essniens, et cette description pourrait s'appliquer aux

    premires communauts chrtiennes, tant la ressemblance est

    frappante. On peut donc croire que c'est parmi eux que les aptres

    ont recrut leurs premiers disciples. Il me semble probable que le

    Pasteur d'Hermas est sorti de ce groupe, et que le titre de l'ouvrage et

    le nom de l'auteur ont inspir, par esprit de rivalit, quelque

    thrapeute judo-gyptien l'ide de composer son tour une sorte

    d'apocalypse moins moraliste et plus mtaphysique, et de l'attribuer,

    non pas un Hermas ou un Herms contemporain, mais au fameux

    Herms Trismgiste si clbre dans toute l'gypte.

    Dans le Poimandrs, en effet, on trouve plusieurs traits qui

    s'accordent parfaitement avec ce que Philon dit des thrapeutes, qu'il

    prend pour type de la vie contemplative : Dans l'tude des livres

    saints, ils traitent la philosophie nationale par allgories, et devinent

  • 34

    les secrets de la nature par l'interprtation des symboles. Cette

    phrase, qui s'applique si bien au systme allgorique de Philon lui-

    mme, fait songer en mme temps la cosmogonie du Poimandrs,

    quoique les textes bibliques n'y soient pas invoqus comme autorit.

    On y pressent dj les systmes gnostiques qui sortiront d'une

    combinaison plus intime du judasme et de l'hellnisme. Philon dit

    encore que les thrapeutes, sans cesse occups de la pense de Dieu,

    trouvent, mme dans leurs songes, des visions de la beaut des

    puissances divines. Il en est, dit-il, qui dcouvrent par des songes

    pendant leur sommeil les dogmes vnrables de la philosophie

    sacre. Or, l'auteur du Poimandrs commence son ouvrage par ces

    mots : Je rflchissais un jour sur les tres ; ma pense planait dans

    les hauteurs, et toutes mes sensations corporelles taient engourdies

    comme dans le lourd sommeil qui suit la satit, les excs ou la

    fatigue. Il raconte ensuite sa vision, puis, aprs l'avoir crite, il

    s'endort plein de joie : Le sommeil du corps produisait la lucidit

    de l'intelligence, mes yeux ferms voyaient la vrit. Selon Philon,

    les thrapeutes avaient coutume de prier deux fois par jour, le matin

    et le soir; l'auteur du Poimandrs, aprs avoir instruit les hommes,

    les invite la prire aux dernires lueurs du soleil couchant.

    Aprs s'tre rpandus parmi les Juifs d'Asie, les missionnaires

    chrtiens allrent porter leurs doctrines chez les Juifs d'gypte. Au

    lieu des murs laborieuses des essniens, qui, selon Philon,

    exeraient des mtiers manuels, mettaient en commun les produits de

    leur travail, et rduisaient la philosophie la morale et la morale la

    charit, les monastres des thrapeutes offraient la propagande

    chrtienne une population bien plus hellnise, habitue aux

    spculations abstraites et aux allgories mystiques. De ces tendances,

    combines avec le dogme de l'incarnation, sortirent les sectes

    gnostiques. Le Poimandrs doit tre antrieur ces sectes ; on n'y

    trouve pas encore le luxe mythologique qui les caractrise : les

    puissances divines, la vie, la lumire, etc., n'y sont pas encore

    distingues ni personnifies, et pardessus tout il n'y est pas encore

    question de l'incarnation du Verbe. Mais on y trouve dj l'ide de la

  • 35

    gnose, c'est--dire de la science mystique qui unit l'homme Dieu;

    cela autorise, non pas supposer, avec Jablonski, que l'auteur est un

    gnostique, mais le regarder comme un prcurseur du gnosticisme,

    aussi bien que Philon. Dans l'un c'est l'lment juif qui domine, dans

    l'autre c'est l'lment grec l'un et l'autre il n'a manqu pour tre

    des gnostiques que d'admettre l'incarnation du Verbe.

    Soit que les Juifs d'phse aient t plus directement en rapport

    que ceux de la Syrie et de la Palestine avec les Juifs d'Alexandrie,

    soit qu' phse comme Alexandrie l'influence grecque ait fait

    natre les mmes tendances philosophiques et mythologiques, le

    gnosticisme parat s'tre dvelopp dans ces deux villes peu prs

    la mme poque. M. Matter, dans son histoire du gnosticisme,

    prsente certains passages du Nouveau Testament comme des

    allusions aux premires sectes gnostiques; par exemple, la

    recommandation que fait saint Paul son disciple Timothe de rester

    phse pour s'opposer ceux qui enseignaient une autre doctrine et

    s'occupaient de mythes et de gnalogies inutiles, produisant plutt

    des discussions que l'dification de Dieu, qui consiste dans la foi.

    Les mots de mythes et de gnalogies peuvent, en effet, dsigner la

    mythologie allgorique et les gnrations ou manations divines qui,

    dans les systmes gnostiques, descendent du Dieu suprme jusqu'au

    monde matriel. Ces tendances durent se manifester ds le moment

    o le christianisme se fut rpandu parmi les Juifs hellniss. M.

    Matter va jusqu' penser que l'vangile de saint Jean a t compos

    principalement pour combattre le gnosticisme naissant. Pour moi,

    dans le premier chapitre de cet vangile, je crois voir moins une

    polmique indirecte qu'une intention de propagande. Les trois

    premiers vanglistes, s'adressant aux Juifs de Palestine, leur disaient

    : Ce Messie que vous attendez est venu ; c'est Jsus, en qui nous

    vous montrons tous les caractres attribus au Messie par les

    prophtes. Le quatrime vangile s'adresse aux Juifs hellniss et

    leur dit : Ce Verbe dont vous parlez, par qui tout a t fait, qui est

    la lumire et la vie, il s'est fait chair, il a habit parmi nous. Les siens

    ne l'ont point reu, mais vous, recevez-le, et il vous fera enfants de

  • 36

    Dieu. Tel est le langage que saint Jean devait tenir, non des

    gnostiques, puisqu'il n'y en avait pas encore, mais des disciples de

    Philon, des hommes vivant dans le mme ordre d'ides que l'auteur

    du Poimandrs.

    Ce n'est pas seulement dans le dbut de l'vangile de saint Jean

    qu'on peut dcouvrir des rapports entre le christianisme et les

    doctrines hermtiques; l'ide de la rgnration ou renaissance

    (palingnsie) forme le sujet du troisime chapitre de cet vangile et

    d'un dialogue d'Herms intitul Parole mystrieuse ou Sermon secret

    sur la montagne. Ce titre mme et le passage o Herms attribue la

    rgnration au fils de Dieu, l'homme unique, indiquent que

    l'auteur vivait une poque o le christianisme avait dj pntr

    Alexandrie, et qu'il s'est trouv en contact avec quelques chrtiens.

    Cependant un examen attentif n'autorise gure supposer qu'il

    connt leurs livres, ni mme qu'il ft initi leurs dogmes.

    Les premires socits chrtiennes taient de vritables socits

    secrtes. Si l'ardeur du proslytisme pouvait touffer la crainte des

    perscutions, il restait toujours le danger d'exposer les croyances

    nouvelles aux insultes et aux railleries de ceux qui n'taient pas

    prpars les recevoir. Il est vrai que les aptres et leurs premiers

    disciples, tant des Juifs, s'adressaient d'abord leurs

    coreligionnaires; mais l'exprience leur avait appris ds le dbut que

    l'attachement des Juifs la tradition les mettait en dfiance contre

    toute tentative de rforme. La libert des murs grecques permettait

    de prcher le Dieu inconnu sur la place publique d'Athnes, mais on

    se serait fait lapider, comme saint Etienne, en annonant

    l'Incarnation dans une synagogue. D'ailleurs, la mode tait aux

    mystres; le secret des initiations tait un moyen de propagande et un

    appt pour la curiosit, tout le monde voulait tre initi quelque

    chose.

    Les chrtiens n'avaient pas cr cette situation, mais ils

    l'acceptrent, prparant le terrain peu peu, s'adressant

    successivement l'un et l'autre et ne dvoilant pas toute leur

  • 37

    doctrine la fois. Les principaux points de cette doctrine taient

    rsums dans la prdication vanglique intitule : Discours sur la

    montagne; ces mots devaient revenir de temps en temps aux oreilles

    des Juifs non encore initis l'vangile. Qu'un d'entre ceux-ci ait

    imagin de produire une rvlation sous le mme titre, rien n'est plus

    naturel; mais, de mme qu'entre le Poimandrs et le Pasteur

    d'Hermas, la ressemblance ici s'arrte au titre. Le Discours sur la

    montagne rapport dans l'vangile de saint Matthieu contient un

    enseignement purement moral; il n'est question de la rgnration,

    que dans l'vangile de saint Jean. L'auteur qui crit sous le nom

    d'Herms, qui cette ide de rgnration tait sans doute parvenue

    comme une rumeur vague, l'expose sous une forme emphatique et

    prtentieuse qui n'a rien de commun avec la simplicit du style

    vanglique. Le fils de Dieu, l'homme unique, n'est pas pour lui un

    personnage rel et historique, c'est plutt un type abstrait de

    l'humanit, analogue l'homme idal du Poimandrs, l'Adam

    Kadmon de la Kabbale, l'Osiris du Rituel funraire des gyptiens.

    Il est vrai que les gnostiques donnrent ce caractre au Christ,

    distinct pour eux de l'homme Jsus; mais dans le dialogue

    hermtique le rgnrateur n'est pas dsign sous le nom de Christ :

    on ne peut donc pas y reconnatre l'uvre d'un gnostique chrtien.

    Pour admettre que l'auteur ft chrtien, il faudrait supposer qu'il

    dissimule dessein une partie de ses croyances, que son

    enseignement crit n'est qu'une introduction un enseignement oral,

    et qu'il rserve aux seuls initis le grand mystre de l'incarnation et le

    nom mme du Christ. Cette hypothse n'est point absolument

    inadmissible, cependant il ne semble pas qu'on doive s'y arrter. Il

    est vrai que, selon la coutume de son temps, l'auteur prend un ton

    d'hirophante; mais aucune allusion n'indique qu'il garde quelque

    chose en rserve au del de ce qu'il dit. Poimandrs est la seule

    autorit qu'il invoque; il ajoute mme : Poimandrs, l'Intelligence

    souveraine, ne m'a rien rvl de plus que ce qui est crit, sachant

    que je pourrais par moi-mme comprendre et entendre ce que je

    voudrais, et voir toutes choses. Aprs beaucoup de rticences et

  • 38

    d'aphorismes amphigouriques, Herms finit par se laisser arracher

    son secret, et, malgr les tonnements de son disciple et la peine qu'il

    parat avoir comprendre, ce secret se rduit une ide toute simple

    : c'est que, pour s'lever dans le monde idal, il faut se dgager des

    sensations. On devient ainsi un homme nouveau, et la rgnration

    morale s'opre d'elle-mme. On n'a qu' combattre chaque vice par

    une vertu correspondante, ce n'est pas plus difficile que cela.

    Ce morceau peut se placer, dans l'ordre des ides et des temps,

    entre le Poimandrs et les premires sectes gnostiques; il doit tre

    peu antrieur aux fondateurs du gnosticisme, Basilide et Valentin.

    On y trouve dj la Dcade, la Dodcade, l'Ogdoade, ce got pour

    les nombres sacrs que les gnostiques empruntrent aux

    pythagoriciens et aux kabbalistes. Le corps y est compar une

    tente, mtaphore qui se retrouve dans lAxiochos attribu Platon et

    dans la seconde ptre aux Corinthiens. Le mot diable, , y

    est employ presque dans le sens chrtien. Le ton gnral

    d'exaltation qui y rgne, cette obscurit qui vise la profondeur,

    s'enivre d'elle-mme et prend cette ivresse pour de l'extase, tout fait

    prvoir les aberrations mystiques du gnosticisme, contre lesquelles

    protesteront galement les Pres de l'glise et les philosophes

    d'Alexandrie. Elles s'annoncent dj dans des paroles comme celles-

    ci : Gnose sainte, illumin par toi, je chante par toi la lumire

    idale; mon fils, la sagesse idale est dans le silence ;

    travers tes crations, j'ai trouv la bndiction dans ton ternit.

    On sait que le silence, , l'ternit, , ou les sicles, ,

    ont t personnifis par les gnostiques et jouent un rle dans leur

    mythologie. Il y a aussi des indications curieuses sur la socit au

    sein de laquelle allait se dvelopper le christianisme : ainsi la vertu

    qu'Herms oppose l'avarice est la communaut ou communion,

    . Si on se rappelle que les essniens, d'aprs Josphe et

    Philon, mettaient en commun leur salaire de chaque jour, comme on

    dit que le font les mormons, on s'tonne moins des tendances

    communistes qui se sont manifestes dans quelques socits

    chrtiennes. Les nicolates, contre lesquels saint Jean s'lve dans

  • 39

    l'Apocalypse, ont mme t accuss d'tendre cette communaut aux

    femmes; leur chef passait pour avoir mis la sienne en commun.

    On peut suivre dans les livres hermtiques les destines de cette

    gnose judo-gyptienne qui, au Ier sicle, a ctoy le christianisme

    sans se laisser absorber, en passant insensiblement de l'cole juive de

    Philon l'cole grecque de Plotin. Dans Philon, le judasme s'avouait

    hautement par de continuelles allusions la Bible. Dans le

    Poimandrs et le Sermon sur la montagne, il se trahit et l par

    quelques rminiscences. On peut encore trouver des traces de

    l'lment juif dans le discours VII, intitul : Le plus grand mal est

    l'ignorance de Dieu; c'est une prdication assez insignifiante en

    faveur de la vie contemplative, un dveloppement de l'allocution

    adresse aux hommes dans le Poimandrs. Il y a d'autres dialogues,

    d'un caractre mixte, qu'on peut rapporter avec autant de

    vraisemblance l'influence grecque ou l'influence juive. Tel est,

    celui qui a pour titre le Cratre ou la Monade. Cette coupe de

    l'intelligence dans laquelle l'me se plonge ou se baptise est peut-tre

    une image emprunte aux initiations orphiques; on peut y trouver

    aussi, comme la fait remarquer Fabricius, le baptme et la

    rgnration dans le sens chrtien. Les allusions aux crmonies

    mystiques sont trs frquentes dans les auteurs grecs; Platon parle du

    cratre o Dieu mle les lments du monde. La lgende

    d'Empdocle se plongeant dans le cratre de l'Etna pour devenir un

    Dieu est peut-tre sortie d'une mtaphore du mme genre. On peut

    donc voir un souvenir des mystres dans ces paroles d'Herms :

    Ceux qui furent baptiss dans l'intelligence possdrent la gnose et

    devinrent les initis de l'intelligence, les hommes parfaits : tel est le

    bienfait du divin cratre. Mais on peut aussi rapprocher ce passage

    d'une parole de l'vangile de saint Jean : Celui qui boira de l'eau

    que je lui donnerai n'aura jamais soif; mais l'eau que je lui donnerai

    deviendra en lui une fontaine d'eau vive qui jaillira jusque dans la vie

    ternelle.

    Entre toutes les doctrines rivales qui se partageaient les esprits,

  • 40

    la distance n'tait pas aussi grande qu'on pourrait le croire. Aussi

    passait-on facilement d'une religion une autre ; on en avait mme

    plusieurs la fois pour plus de sret. Il y avait alors une soif

    universelle de croyances, et on s'abreuvait toutes les sources. Au

    milieu de tant de sectes, de subdivisions et de nuances, quelques-uns

    faisaient un choix, mais la plupart prenaient des deux mains, droite

    et gauche, tout ce qui se prsentait.

    Une lettre de l'empereur Hadrien, cite par Vopiscus d'aprs

    Phlgon, fait bien comprendre l'activit inquite des habitants

    d'Alexandrie, activit qui se portait la fois sur le commerce et sur la

    religion. L'gypte, dont tu me disais tant de bien, mon cher

    Servianus, je l'ai trouve lgre, mobile, changeant de mode tout

    instant. Les adorateurs de Sarapis sont chrtiens, ceux qui s'appellent

    vques du Christ sont dvots Sarapis. Il n'y a pas un chef de

    synagogue juive, un samaritain, un prtre chrtien qui ne soit

    astrologue, aruspice, fabricant de drogues. Le patriarche lui-mme,

    quand il vient en gypte, est forc par les uns d'adorer Sarapis, par

    les autres d'adorer Christ. Quelle race, sditieuse, vaine et

    impertinente! La ville est riche, opulente, fconde, personne n'y vit

    sans rien faire. Les uns soufflent du verre, les autres font du papier,

    tous sont marchands de toile, et ils en ont bien l'air. Les goutteux ont

    de l'ouvrage, les boiteux travaillent, les aveugles aussi; personne

    n'est oisif, pas mme ceux qui ont la goutte aux mains... Pourquoi

    cette ville n'a-t-elle pas de meilleures murs. Elle mriterait par son

    importance d'tre la tte de toute l'gypte. Je lui ai tout accord, je

    lui ai rendu ses anciens privilges, et j'en ai ajout tant de nouveaux

    qu'il y avait de quoi me remercier. J'tais peine parti qu'ils tenaient

    mille propos contre mon fils Vrus ; quant ce qu'ils ont dit

    d'Antinos, tu dois t'en douter. Je ne leur souhaite qu'une chose, c'est

    de manger ce qu'ils donnent leurs poulets pour les faire clore, je

    n'ose pas dire ce que c'est. Je t'envoie des vases iriss de diverses

    couleurs que m'a offerts le prtre du temple; ils sont spcialement

    destins toi et ma sur pour l'usage des repas, les jours de fte ;

    prends garde que notre Africanus ne les casse.

  • 41

    Ces chrtiens adorateurs de Sarapis, dont parle Hadrien, sont

    probablement les gnostiques, qui taient fort nombreux cette

    poque. Les livres hermtiques contiennent et l des allusions

    ces gnostiques chrtiens. Mais ce qui choque Herms, ce n'est pas la

    confusion qu'ils font de tous les symboles, il n'en parle mme pas; il

    leur reproche seulement de regarder le monde comme une uvre

    mauvaise et de distinguer le Crateur du Dieu suprme : La terre

    est le sjour du mal, mais non pas le monde, comme le diront

    quelques blasphmateurs;[31] laissons de ct le bavardage et

    les mots vides de sens, et concevons deux termes, l'engendr et le

    crateur ; entre eux il n'y a pas place pour un troisime.[32] C'est

    aussi sur ce terrain que Plotin attaque les gnostiques; il ne parle pas

    de l'incarnation du Verbe, et son traducteur, Marsile Ficin, a mme

    essay de le faire passer pour chrtien.

    Les questions n'taient pas poses cette poque comme nous

    les poserions aujourd'hui ; ce qui nous parat fondamental tait

    relgu au second plan, et on discutait perte de vue sur des points

    qui nous semblent de peu d'importance. On s'aperoit souvent, en

    lisant l'histoire des sectes philosophiques et religieuses, que c'est

    presque toujours entre les coles les plus voisines que s'engagent les

    luttes les plus vives. Spars des gnostiques par quelques principes

    particuliers, les noplatoniciens, et surtout les hermtiques, s'en

    rapprochaient par l'ensemble de leurs ides : La seule voie qui

    mne Dieu, c'est la pit unie la gnose;[33] la gnose est la

    contemplation, c'est le silence et le repos de toute sensation; celui qui

    y est parvenu ne peut plus penser autre chose, ni rien regarder, ni

    mme mouvoir son corps;[34] la vertu de l'me, c'est la gnose;

    celui qui y parvient est bon, pieux et dj divin.[35] Par ces

    tendances mystiques, qui se manifestent chaque page, les livres

    d'Herms se placent d'eux-mmes entre les gnostiques et les

    noplatoniciens. Une telle ressemblance de doctrines suffirait

  • 42

    presque pour les rapportera la mme poque--Je trouve d'ailleurs,

    dans le dialogue intitul de l'Intelligence commune, un passage qui

    me parat confirmer cette induction, et qui peut aider fixer une date

    plus prcise. L'auteur parle d'un bon dmon dont les enseignements,

    s'ils avaient t crits, seraient fort utiles aux hommes; il cite ensuite

    quelques opinions de ce bon dmon : ce sont des aphorismes

    panthistiques. Ne peut-on pas supposer qu'il s'agit ici d'Ammnios

    Saccas, chef des noplatoniciens, qui, comme on le sait, n'a jamais

    mis ses enseignements par crit? Il est vrai que le Bon Dmon est

    pris en gnral pour un personnage abstrait qui se confond avec

    l'Intelligence suprme : cette allusion Ammnios Saccas serait

    donc bien vague ; mais elle ne pouvait tre plus claire, puisque

    l'auteur crivait sous le pseudonyme d'Herms. Entre la crainte de

    trahir sa fraude en nommant un contemporain et le dsir de rendre un

    tmoignage public son matre, il a d prendre un terme moyen et

    dsigner sous le nom de bon dmon celui qui l'avait initi la

    philosophie. L'auteur de ce dialogue serait ainsi quelque obscur

    condisciple de Plotin, hypothse que confirme la ressemblance des

    doctrines, et cette ressemblance n'est pas particulire au dialogue o

    l'on peut voir une allusion Ammnios Saccas, elle s'tend la

    plupart des autres.

    Dans cette population mixte d'Alexandrie, la fusion devait

    s'oprer rapidement entre les ides, peut-tre mme entre les races.

    O sont les thrapeutes juifs la fin du IIe sicle? Les uns, convertis

    au christianisme, sont devenus des anachortes ou des gnostiques

    basilidiens et valentiniens; les autres se rapprochent de plus en plus

    du paganisme. Je dis du paganisme et non pas du polythisme, car

    cette poque tout le monde admet dans lordre divin une hirarchie

    bien dtermine avec un Dieu suprme au sommet ; seulement ce

    Dieu suprme est pour les uns dans le monde, pour les autres hors du

    monde. A chaque instant, dans les livres d'Herms, on lit une tirade

    sur lunit divine ; on croit avoir affaire un chrtien ou un juif, et,

    quelques lignes plus bas, on trouve des phrases qui vous rappellent

    qu'il s'agit du Dieu du panthisme : non seulement il contient tout,

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    mais vritablement il est tout;[36] il est tout, et il n'y a rien qui

    ne soit lui;[37] il est ce qui est et ce qui n'est pas, l'existence

    de ce qui n'est pas encore.[38] Pour dsigner ces doctrines, qui

    drivent bien plus de celles de l'gypte que de celles de la Grce, le

    nom d'hellnisme ne serait pas juste ; il vaut mieux conserver le

    terme vague et gnral de paganisme, qu'on applique vulgairement

    toutes les croyances que le christianisme a remplaces.

    Sous l'influence de l'cole grecque d'Alexandrie, une sorte de

    gnosticisme paen succda, dans l'cole hermtique, au gnosticisme

    juif du Poimandrs et du Sermon secret sur la montagne. Au lieu de

    quelques expressions qui rappelaient la Bible, on trouve des

    souvenirs de la mythologie grecque, souvenirs trs vagues et

    prsents sous une forme vhmriste : Ceux qui peuvent

    s'abreuver de cette lumire divine quittent le corps pour entrer dans

    la vision bienheureuse, comme nos anctres Ouranos et Kronos ;

    puissions-nous leur ressembler, mon pre![39] On voit par les

    livres sibyllins que les juifs et les chrtiens adoptaient le systme

    d'vhmre et regardaient les Dieux du polythisme comme