hermes (ii) no. 2 - juin 1936

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N o 11 H BRMBS JUIN 1936 DBUXIÈMB SÉRIB

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- Hermès, n° 2, juin 1936 [120 p.]Hermann de Keyserling, Du Verbe créateur,Jean Wahl, Magie et Romantisme,Emile Dermenghem, Mortelle poésie,André Rolland de Renéville, La Métaphore, arcane magique,Albert-Marie Schmidt, Ronsard et la Magie,René Baert et Marc. Eemans, Histoire merveilleuse du magicien Virgile,G. Le Floch, Les grandes traditions magiques de la paysannerie française,Paracelse, De l’Imagination, de son paroxysme et des voies qui y conduisent,Marcel Decorte, Connexions et oppositions de la Poésie et de la Magie,M. Salberg, La Magie du spectacle,Victor-Emile Michelet, Vertu magique de la Poésie,René Galland, Poèmes inédits de H. Vaughan,Marguerite La Fuente, Yoga Tibétain et la Doctrine Secrète,Pierre Leyris, Tchouang Tseu,Notes Bibliographiques.

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No 11 H BRMBS JUIN 1936

DBUXIÈMB SÉRIB

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IL A ETE TIRE Dil NUMERO DEUX DE LA DEUXIEME SERIE D'HERMES 25 EXEMPLAIRES SUR PAPIER FEATHERWEIGHT RESER­VES AUX AMIS D'HERMES.

HERMES REVUE TRIMESTRIELLE DE RENE BAERT ET

SOUS LA DIRECTION DE MARC. EEMANS

COMITE DE REDACTION : J. Capuano, C. Goemans, J. Masui, H. Michaux ; A. Rolland de Renéville, E. Vauthier.

NOTE DES EDITEURS.

Parmi toutes les questions qUJe soulève l' usage du verbe, sa pro~ ,gression dans l·e monde et en soi, ses répercussions, ses retours; parmi toutes les pensées qui agitent les poètes, lesquels jamais, sem~ ble~t~il, n'ont réfléchi avec autant de pénétration aux moyens de la poésie, à ses possibilités, à ses pouvoirs, devait surgir la magie, non peut~êt11e à cause de ses attraits vulgaires, mais vratment que eer~ taines rencontres et coïncidences ne peuvent plus, telles circonstances données, ne dev.enir le fantóme de nos songes et tobjet de nos méditations.

On se souvient pour t avoir vu tant de fois citée, de !'in terrog a~ tion, de tappel de Stéphane Mallarmé, de cette intonation émou~ vante et presque décisive.

ll n'en reste pas moins que la force de l'analogie et une forme -en commandant impérieusement une autre, puisse faire l'imagination passer le seuil de l'univers distinct et entrainer !'esprit dans une aventure étonnante.

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Singulière, dure, matérielle conscience de soi, puissance, acte, signe créateur, l'.opération magique ne ressemble~t~elle à la poésie, dans Ze miroir ou les corps se déplacent, naissent et meurent à notre gré, ou Za vie se décide et Ze parlage abdique? Ne la mène~t~elle à

excéder les limites de son vouloir propre? Ne l'induit~elle à une

extrême conséquence ?

Poètes, mystiques, magiciens: quoi quïl en soit, c'est en ce point de nos réflexions que se situe la conception du présent numéro

d'Hermès.

OU VERBE CREATEUR

Parmi les magiciens vivants de nos jours, il n'y a d'officiellement reconnus que les artistes; c'est à dire ceux dont la force magique~ ment créatrice se manifeste sur un plan de projection et n'agit pas, partant, directement sur la Vie. Néanmoins, les magiciens de tout genre abondent précisément aujourd'hui. Et pour ce qui est de ceux d'ordre inférieur ou maléfique, c'est la non~compréhension de la part de la majorité de leur véritable qualité, qui donne beau jeu à

leur sinistre puissance. 11 en est des farces psychiques et spirituelles comme de la force électrique. Avant que celle~ci ne fut comprise, l'homme ne put que subir son pouvoir. Depuis, illa maîtrise et l'uti~

lise.

Dans ces conditions, il n' est peut~être pas inutile d' expliquer en quelques mots ce qui différencie essentieHement la magie directe de cette magie indirecte qui émane des reuvres d' art. La magie que j'appelle directe signifie formation immédiate de la Vie par l'Esprit; j' emploie ici Ie mot « formation » dans Ie sens du terme allemand « Gestaltung ».Vu de l'extérieur, il s'agit là d'un processus analogue en tout sens à celui de la direction spécifique que, dans l'être vivant, un élan vital particulier, dans Ie cadre d'un plan prédéterminé, donne au processus de la nature non~vivante. Mais !'Esprit est un principe supérieur à la Nature. En conséquence, son activité créatrice est essentieHement thaumaturgique. Là, ou !'Esprit fait irruption dans l'ordre tellurique, Ie miracle est un évènement aussi normal que !'est la routine définissable en fonction de lois statistiques sur Ie plan ,de la nature inerte. Tout ce qui est unique échappe à toute statistique

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possibie. D'ou l'irréductibilité de toute manifestation de l'Esprit vivant à tout ce qui n'est pas lui. D'oû Ie caractère irréductibiement personnei de tout agent authentique de l'Esprit. Dépersonnalisez un esprit, et du coup il a cessé d 'exister. C'est là ce qui explique Ie caractère progressivement anti~spirituel de l'ère scientifique.

Le moyen d'expression prototypique de !'Esprit créateur et par~ tant magique, c'est Ie VERBE. C'est Ie Verbe vivant en lui même et non pas sa teneur définissabie en termes abstraits, qui est la force magique. Je me suis expliqué plus longuement sur ce sujet dans plusieurs essais de mon dernier ouvrage écrit en français, Sur l'art de la Vie (Stock) . Maïs on ne trouvera Ie développement complet de mes vues sur I' essence créatrice de I' Esprit que dans les derniers chapitres de mon livre~testament : Das Buch vom persön~ I ie hen Leben (Stuttgart, Deutsche Verlags~Anstalt) qui complète et parachève les Méditations Sud~américaines.

COMTE HERMANN DE KEYSERLING.

MAGIE ET ROMANTISME

NOTES SUR NOVALIS ET BLAKE

Aucun poète n'a songé avec plus d 'intensité que Novalis à la

magie, et à ses rapports avec l'art. Qu'il regarde la science de son temps et ses découvertes étonnantes dans Ie domaine de I' électri~ cité, qu'il consuite les philosophes, Kant, et son idée des jugements synthétiques à priori, « véritablement magiques » nous dit~il. Fichte, et sa théorie de l'acte par lequel Ie moi se pose et pose Ie monde, surtout qu'il s'observe lui~même et cette organisation délicate par laquelle il perçoit les choses dans leur détail et dans leur infinité tout à la fois, tout Ie conduit à la conception d'une thaumaturgie universelle. Et c'est cela que fut son idéalisme magique, par lequel il dépasse Fichte en fichtéanisme, et Ie romantisme en romantisme. C'est l'idée d 'un ennoblissement et d'un approfondissement des choses par notre seule façon de les voir en noblesse et en profon~ deur, c'est l'idée d'un art de découvrir à priori, de modifier Ie monde, de modifier nos organes, de guérir notre corps, de construire nos sensations. de modeler nos idées, de créer Dieu par notre prière et notre foi.

La magie est l'art d 'user du monde à notre gré. Que sommes~ nous? Des points personnifiés et tout puissants. L'individu est un principe magique. 11 possédera l'art de devenir omnipotent. de faire des miracles en même temps que de voir tout comme miracle.

Cet art est un fruit de la croyance. Le mysticisme est magie. Ainsi vision, volonté, intelligence s'unissent. Toutes nos facuités

sont fondues l'une dans l'autre, en eet acte qui est l'intuition intel~

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lectuelle, cette intuition que Kant avait niée, mais dont l'affirmation est I' essence de Ia pensée de ses successeurs. L'intuition intellectuelle, dit Novalis, est Ia clef de la vie.

Cette intuition est irréductible et incommensurable à la raison. Plus une chose est indépendante de la raison, plus elle peut devenir point de départ de détermination. Tel est Ie fondement de la magie.

Or dans eet art de la santé transcendentale, Ie poète a une place privilégiée. 11 est vraiment Ie médecin transeendentaL

11 opère par des mots, en évoquant des objets, et ces mots et ces objets sant un charme, un enchantement.

11 opère par des mots. Tout mot employé par Ie poète est une incantation. 11 ne s'en sert pas comme d'un signe, mais comme d'un ton. Il a une intuition magique des objets. 11 est un enchanteur, parce qu'il est intensément passionné et que toute passion est pro­prement un charme.

Il crée un monde poétique. C' est que la pensée est parale et la parale action. Au cammencement du monde est Ie verbe ; ou la pensée; ou l'action. Le savoir et l'acte sant identiques. Tout cela est un. Et tout cela est identique à !'amour. L'amour agit magiquement.

L'art n 'est clone pas observation: Ie beau n'est pas donné, maïs créé. La vision de I' artiste va du declans au dehors et non du dehors au dedans. Le poète est celui qui découvre des symphonies à priori et par là transforme la nature.

Heinrich van Ofterdingen est tout empli de ces pensées. Henri entend tout à coup un mot qu'il ne comprend pas, mais qui résonne profondément dans tout son être. Partout autour de lui s'élèvent des chants qui font paraître Ie monde à la fois plus familier et plus mystérieux, qui creusent en lui des profondeurs infinies. 11 porte son regard tour à tour vers les temps anciens ou tout était poésie, et vers les temps futurs ou Ie maître du domaine des sans deviendra peut-être Ie maître du monde. Au contact du poète la nature se laisse aller aux fantaisies les plus enjouées, les plus divines, elle danse, elle plane, elle monte vers Ie ciel ; avec Ie poète, elle jouit d'heures merveilleuses.

La poésie est pensée magique. 11 y a des hommes prophétiques, magiques, vraiment poètes, ce sant eux qui romantisent Ie monde. Soyons taujours en état de poésie.

Il convient de noter que toutes ces affirmations pour Novalis ne sont pas la conséquence de conceptions à priori, elles viennent de

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I' expérience. C' est I' expérience qui nous montre en elle-même la présence de I' à-priori, du magique, du volontaire. C' est que toute expérience est magique et n'est explicable que magiquement.

Et il faut noter aussi, en suivant Ia dialectique de la pensée de Novalis, se limitant, parfois se niant elle-même, qu'il ne faut trap aceorder ni à la magie si on la conçoit grossièrement, ni à la poésie, ni à l'activité. N'accordons pas trop à la pure magie, c'est par pa­resse que l'homme demande la pure magie, comme il demande Ie pur mécanisme. N'accordons pas trap à la poésie. Car parmi les arts, la poésie joue Ie röle que la prose joue par rapport à la poésre : elle est Ie plus prosaïque des arts. Qu'on la campare à la peinture, cette musique, à la musique, ce monde et ce silence.

N 'accordons pas trap à la pure activité. Et Ie même Novalis qui écrit en un français délicieusement maladroit « ll est beaucoup plus commode d'être fait que de se faire lui-même » et qui veut vair I'homme en état de créateur absolu, c'est lui aussi qui nous dit «La jouïssance et l.e [aisser-faire ont beaucoup plus de prix qu' on n·e lel croit d' ordinaire. La passivité est souvent bien plus haute que tacti­vité. Toute activité cesse quand arrive le vrai savoir, le grand sa-, vair». Et de nouveau en français : « On ne fait pas, mais on fait qu'il se puisse faire». Formule saisissante qui nous montre Ie poète appelant à soi, assemblant au-dessus de soi des farces inconnues. 11 est Ie lieu de rencontre de ces farces. Lieu de rencontre magique. La magie est l'extrême de l'activité qui se renverse et devient l'ex­

trême de la passivité.

On ne trouverait pas dans Blake une méditation sur la magie, comme dans Novalis. Et pourtant leurs pensées sont très praehes l'une de l'autre. La théorie de l'imagination chez Blake. avec un autre accent, c'est la théorie même de Novalis. Le «principe pre­mier » de Blake, c' est que « Ie génie poétique est l'homme véritable, et que Ie corps ou forme extérieure de l'homme dérive du Génie Poétique ». En 1820 il répète ce qu'il avait écrit en 1788: « Le corps éternel de l'homme est l'imagination, c'est clone Dieu lui-mê­me, Ie corps d!vin, Jésus. Nous sommes ses membres. Le corps divin se manifeste par les reuvres d' art. (Dans I' éternité tout est vision) :& •

Et eneare : « L' Art est I' arbre de la vie .. . La Science est I' arbre de la mort. Dieu est Jésus. Le monde de l'imagination est Ie monde de l'éternité, - c'est Ie sein divin dans lequel nous irons après la mort

du corps végétal ».

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C'est la même pensée qui explique le passage de Milton:

Les jeux de la sagesse dans lïmagination humaine Qwi .est le corps divin du Seigneur Jésus, béni pour toujours. Je chante suivant lïnspiration du génie poétique Qui est thumanité divinité, éternelle, protégeant tout, A qui soient pour taujours gloire et puissance et domination. Amen.

Toute chose existe à l'intérieur cie l'imagination humaine, écrit Blake dans Jérusalem.

Et il représente «les quatre aspects de thumanité parZant ensem~ bie en formes visionnaires dramatiques qui brillamment rebondissent de leurs langues en une tonnante majesté, en visions, en nouvelles étendues, créant des exemplaires de mémoire et d'intellect, créant l' espace, créant Ze temps, suivant les miracles divins de lïmagina~ tion humaine ». Le poète est l'homme d'imagination en même temps que l'homme de désir. Et il devient Albion (l'homme universel) dont les rues sont des idées de l'imagination.

Tel Ze souffle du tout puissant. telles sont les parales de thomme à l'homme Dans les grandes guerres de [' éternité, dans la fur.eur de tinspiration poétique Pour construire l' univers stupéfiant, par la création de formes men~ tales. L'imagination humaine est la vision et la jouïssance divine.

Cette imagination, ce n'est pas un état, c'est l'existence humaine elle~même.

Les ennemis de l'imagination, ce sont les ennemis de Blake. Et ces ennemis c' est la loi mor ale.

0 imagination humaine, ö corps divin que fai crucifié Je t'ai tourné le dos en regardant les déserts de la loi morale.

Et c' est Ie raisonnement, la philosophie abstraite en guerre contre l'imagination. ·

Et c'est l'imitation de la nature. Si on se détourne de la morale, de la raison, et de l'observation

esclave du réel, chaque chose dès lors révèle son infinité ; les partes de chaque instant et de chaque point tournent sur leurs gonds A l' intérieur de ce centre, l' éternel ouvre Ses partes éternelles.

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11 faut ouvrir «les mandes éternels, les yeux immortels de l'hom­me, à l'intérieur, sur les mandes de la pensée ». Et en effgt

La nature de t éternité est telle que chaque. chose a son Propre tourbillon, et que dès que le voyageur de t éternité A dépassé ce tourbillon, ü l'aperçoit qui r!;cule en se rouZant der~ rière Ou, se développant en un globe semblable à un soleil, Ou à une lune, ou à un univers de majesté étoilée ».

Le plus court instant équivaut à la plus grande année.

Chaque temps qui est moindre que la pulsation d'une artère Est égal en période et en valeur à six mille années Car c' est dans cette période que 1' ceuvre du poète est faite, et tous· les grands Evènements du temps éclatent et sont conçus dans une périOdf: pareille A l'intéiieur d'un moment, dans une pulsation d'artère. {1)

Et Blake ne se lasse pas de se plonger dans cette infinité

Ce qui est au dessus est à t intérieur, car toute chose dans l' éternité est transparente La circonférence est à t intérieur. A l' extérieur est formé le centre égoïste Et la circonférence s' étend eneare s' avançant vers t éternité Et le centre a des états éternels.

De là l'importance de ce que Blake appelle les minu-te particu­lars par opposition aux généralités de la raison.

Des choses particulières, chacune est une äme, chacune est un homme.

Notre imagination, si elle déploie ses ailes, nous apprendra à voir l'alouette comme un ange puissant, et toute particule de matière: comme un homme.

Chaque grain de poussière, Chaque pierre sur le sol, Chaque rocher, chaque colline,

( 1) cf. Dans un grain de poussière un monde Le ciel dans le jour sauvage L'infinité dans votre main L'étemité dans la seconde.

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Chaque source, chaque ruisseau, Chaque herbe, chaque arbre, M ontagne, colline, terre .et mer, Soleil, météore, étoile, Sant des hommes vus de loin. (2)

... N os yeux de plus en plus, Comme une mer sans r.ivage Continuent à s' épandre A dominer les cieux, Si bien que les joyaux de la lumière, Hommes célestes tout brillants, Se révélèrent comme un homme unique, Qui se mit de son plein gré A envelopper mes membres, Dans ses rayons d' or éclatants.

Et ces minute particulars devront se réunir finalement dans l'homme universel.

Dans la grande éternité, toute forme particulière envoie ou émane Sa propre lumière particulière, et la forme est la vision divine Et la lumière est son vêtement. C' est Jérusalem dans tout homme.

Et encore

Les formes générales ont leur vitalité dans les particulières, et chaque Chose particulière est un homme, un membre divin du divin Jésus.

Et nous arrivons à la condusion de Jérusalem:

Toutes les formes humaines identifiées, même le bois, le métal, la terre, et la pierre, toutes Les formes humaines identifiées, vivantes.

Le grand ceuvre rnagigue de la transmutation de tous les métaux en or, l'ambition du philosophe qui veut unir les particuliers et l'universel, dans ce que Hegel appellera la notion, nous les retrou~

(2) Ou comme il dira dans Jérusalem:

Car to.us les hommes dans l'étemité, rivières, montagnes, villes et villages Tous sont humains, et quand vous pénétrez dans leur sein, vous marchez Dans des cieux et des terres, comme dans votre sein vous porfez votre ciel Et votre terre - et tous ce que vous regardez, bien qu'il se révèle à l'extérieur Pour votre imagination [est à l'intérieur

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vons chez Blake comme chez Novalis, comme chez Coleridge, quand il nous parle à son tour de l'imagination et du logos créateur, hu~ main et divin.

Peut~on suivre les courants souterrains de pensée qui de 1' exem~ plarisme du moyen äge, et peut~être du démiurge platonicien, vont jusqu'à eux? Comment l'idée de création, partie de l'homme en tant que créateur, pour remonter ensuite jusqu'à son idée de Dieu, vient redescendre vers l'homme, et donne naissance à la conception ro~ mantique, c'est là une question que je laisse à d'autres Ie soin d'étudier. 11 est certain que dans bien des passages par exemple d'un Albert Ie Grand, se font jour déjà les conceptions qui vont former r essence du romantisme.

A la fin du XVIII" siècle, un Swedenborg, plustardun St. Martin, sont les héritiers de certaines pensées qui ont traversé jusqu'à eux Ie moyen äge et la Renaissance, se colorant tour à tour au feu des alambics et à la flamme de 1' amour divin.

Et dans la dernière moitié du XIX• siècle, Baudelaire, et Mallar~ mê parfois, plus nettement (mais aussi quelquefois oratoire~

ment) Villiers de l'Isle~Adam, et enfin Rimbaud, viennent prendre place dans cette tradition de la poésie magique, tradition de pensée active et transmutatrice, tradition à la fois anti~matérialiste ( 3) et révolutionnaire.

Jean WAHL.

(3) Si on donne au mot matière son sens ordinaire. IJ faut d'ailleurs faire ici exception peut~être pour Rimbaud, OU pour certains aspects de Rimbaud. n·ailleurs les mots matérialiste et anti-matérialiste conservent-ils un sens, si on prend cons­cience de l'impossibilité de définir la matière soit co~e opposée à resprit soit comrne identique à lui ?

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MORTELLE POESJE

NOTES SUR UN THEME DE FOLKLORE

ET D'HAGIOGRAPHIE

«On ne devrait faire de vers qu'après avoir fait un miracle, puis~ que les vers ne doivent avoir d 'autre objet que de le célébrer :t écrivait L. C. de Saint~Martin, Ie mystique ~ philosophe inconnu :t de la fin du J8e siècle. Toutefois la poésie n 'est pas seulement l'effet du « miracle :. . elle peut en être aussi la cause.

Le thème de la poésie ( liée origineHement à la musique) qui tue se rencontre assez souvent dans Ie folklore et dans J'hagiographie, spécialement dans l'hagiographie musulmane ou il est devenu un leit~motiv presque essentie! pour des raisons que nous essaierons d' élucider.

Toute poésie, basée sur les pouvoirs du sonet du verbe, est en un sens une magie, noire ou blanche, maïs qui tend normalement à être «blanche», et qui n'est « noire » que par déficience. Elle peut avoir pour but (possible ou non) et pour résultat (voulu ou non) de tuer, d'égarer, d'affoler, de faire pécher, ou de guérir les maladies, d'acti~ ver la vie sous toutes ses formes, d'amener un état d'euphorie, de transfiguration du monde, et, chez les mystiques dont nous parle~ rons, un état tel que, dans certaines conditions. il ne reste plus qu'à mourir, la mort physique n'étant alors que Ie symbole, en un sens, !'aspect négatif et matériet de la «seconde mort» ou de la «nouvelle naissance ».

On peut dire de la poésie ce que Heidegger dit de la musique. Elle est une cime du « dévoilem.ent » de l'Etre dans Ie monde, car

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en elle les deux modes du « dévoilement ». compréhension et sensi­bilité, se trouvent unis et se fortifient mutuellement, atteignant leur plein épanouissement. ~La musique, dit Heidegger, selon qu'elle demande à notre sensibilité de la rensrágner sur l'Etre OU de l'en détoumer, est un art qui 1révèle ou un bruit qui étourdit » . . Et il ajoute : « L'horrible consommatien du bruit musical qui se fait au­jourd'hui dénonce la violenoe d 'une {uite ép.erdue ».

Cette « fuite » peut aller jusqu'à la mort par suïcide, soit que !'individu se sente si déficient, si vide, si idiot, si seul, qu'il ne peut plus supporter son néant, soit que la poésie entendue l'ait identifié à un état contradictoire dans lequel il se sent débordé, écrasé. par un ordre de réalité auquel il ne peut s'adapter assez vite. Même dans des régions très élevées de la poésie, dans Ie cas par exemple du Werther de Goethe, du Tristan de Wagner et de divers poèmes contemporains, l'art peut avoir toute sa grandeurmais peut-être pas toute sa pureté, ou plus exacte~ent, si la catharsis, Ia transfiguration purificatrice, s'est opérée plusou moins dans l'äme de I' auteur, elle ne se fait pas chez tous les auditeurs, dont certains, prenant äprement conscience de leur intiroe contradiction, ne penvent plus trouver assez vite la dialectique qui les réconcilierait avec la vie. Le poète alors n'est ni tout à fait responsable, ni tout à fait innocent. Une autre poésie eut sans doute aidé les victimes à se trouver et à trouver une réalité en laquelle se transmue et s'unifie la multiplicité des émotions.

lbn Khallikan et Maçoudi rapportent l'histoire suivante, d 'après Jahidz. Ce dernier, sous Ie calife Moutawakkil, rencontra sl,lr Ie Tigre Mohammed ben Ibrahim, gouverneur du Pars, qui Ie fit mon­ter dans sa barque. Le soir arrivé, la tente dressée, on fit venir UD:e joueuse de luth qui, derrière un rideau, chanta ce vers :

~ Chaque jour se passe en querelles et en reproches, notre temps » s 'est perdu en colère. Une telle affliction m'est-elle particulière » ou commune à tous les amoureux ? »

Puis une joueuse de guitare récita : « Pitié pour les vrais amants I lls sont abandonnés de tous. Com­

» bien. souvent ils partent I Combien souvent ils sant séparés I Com­» bie:n grande doit être leu<r patience ! »

- ~ Que doivent~ils faire ? demanda la joueuse de Iuth. - « Voici ce qu'ils doivent faire» ... Et la joueuse de guitare écarta Ie rideau, apparut aux auditeurs

comme une demi~lune (de profil) et se jeta à I' eau. Un jeune page,

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qui se tenait derrière le gouverneur avec un chasse-mouches et qui égalait la chanteuse en beauté, eaurut à la place ou elle avait dispa­ru, emportée sous les eaux, et récita :

< C est toi qui me jettes dans Ze gouffre après la rencontre avec » ton destin I Oh I puisses-tu l'avoir su I »

11 se laissa torober derrière elle. Les rameurs se précipitèrent dans la barque, tournèrent au-dessus du lieu ou les deux jeunes gens avaient disparu et les aperçurent enlacés au fond du fleuve.

Mohammed, impressionné, dit à Jahidz:

< Raconte-moi une histoire pour diminuer mon chagrin de la mort de ce couple infortuné ».

Et Jahidz se souvint de l'anecdote suivante :

Yazid fils d 'Abdelmalek, Je calife oméyyade, reçut un jour une supplique d'un homme qui demandait au commandeur des croyants de lui envoyer son esclave une telle pour lui chanter trois airs. Yazid ordonna d'abord au bourreau de lui rapporter la tête de !'insolent puis, se ravisant, envoya chercher l'auteur de l'étrange supplique.

< Qui t'a poussé à faire ce que tu as fait? » lui dit-il. - « Ma confiance en ta douceur et ma foi en ton indulgence ». Le calife fit ~ortir tout Ie monde et introduire la jeune fille en question avec un luth.

- « Demande-lui de chanter ce que tu voudras :t dit-i! au jeune homme.

- < Chante, dit ce dernier, ce vers d'Imroulqais :

< Doucement, o Fatima, modère ta coquetterie dédaigneuse. Mê­» m.e si tu as résolu de eauper notre attachement, montre de la » gentillesse ».

La jeune fille s 'étant exécutée, il lui fit chanter ensuite :

< L'éclair a lui dans la direction du Nejd et fai dit à !'éclair: »Je suis trop occupé pour r.egarder vers toi ».

Demande maintenant le troisième vers, dit Y azid.

Fais-moi apporter d'abord une coupe de vin.

Ayant hu, le jeune homme bondit comme un fou , grimpa au sommet du döme sous lequel était assis le calife, et tamba à terre Ie cráne fendu.

- Nous sommes à Dieu et nous retournons à lui! s'écria Yazid.

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Ne voulant pas garder la jeune esclave, Ie calife la fit conduire par des pages à la fami1le du mort. Mais apercevant une citerne dans la cour du palais, la chanteuse s'échappa et se précipita declans en récitant :

« Ceux qui se meurent d 'amour laissez-les mourir de leur amour. » ll n'y a pas de bien dans !'amour sans la mort».

* * * La poes1e, pas plus que la musique et la danse, n'est origineHe­

ment un art d 'agrément. Elle accompagne tous les actes essen­tieis de la vie sociale : guerre et paix, travail, chasse, culture, mé­decine; amour, religion. Elle est Ie charme, l'incantation, Ie carmen, qui amènent toutes ces activités à leur but, qui les coordonnent et qui entretiennent la vitalité de l'äme collective. Si on lui attribue superstitieusement certains pouvoirs qu'elle n'a pas, ce n 'est que par une extension abusive de l'imagination ou par une perversion de la volonté qui n'aime pas trouver de résistance, et qui, si elle n'obtient pas la mort d'un ennemi avec des massues ou des glaives, la re­cherchera aveè des mots, plus puissants, dit Lucain, que des philtres.

Le folklore et la littérature padent d ' ob jets « enchantés » par des formules prononcées ou écrites sur eux. Et les formules rnagi­gues que nous connaissons sont toutes rythmées, rimées ou asson­ancées. Les aèdes de la Grèce antique et les cho' ara de I' Arabie étaient à la fois poètes et magiciens. C' est pour cela que Mahomet, prophète d'Allah, ne voulait pas être confondu avec un poète ordi­naire, il spécifiait ainsi que sa poésie était de 1' ordre de la religion non de l'ordre de la magie. L'association subsista longtemps et nous voyons Apulée se défendre d 'avoir fait un beau mariage gráce à

ses incantations et d'être un sorcier du fait qu'il était un poète. 11 y avait des vers et des chants pour la grossesse et pour 1' en­

fantement ( Ovide, Platen) et surtout pour faire naître I' amour. Le rossignol charme sa campagne. L'homme voulut non seulement, par Ie nombre et la voix, favoriser l'amour mais Ie forcer .

Quand Eros devint, avec les platoniciens et les çoufis, un des grands principes, voire la souree même du monde, Ie lien subsista entre la poésie, la musique et l'amour cosmique. C'est Ie son juste qui crée Ie monde, qui le conserve, et qui rétablit en lui !'harmonie. 11 peut guérir ou tuer. C'est parce qu 'ils attribuent à la poésie et à

la musique un pouvoir quasi illimité sur les creurs et la conduite des hommes que les livres anciens de la Chine se mantrent si préoccupés

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• • I' I

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de les bien régler, que es ragas des Indes ne deivent être dites qu 'à certaines heures et dans certaines conditions ( 1 ) .

La sensa tion sonore, entrée dans Ie circuit nerveux, retentit dans tout !'organisme produisant des effets cénesthésiques et kinesthé~ siques d 'une variété illimitée. Ces « dynamogénies » agissent sur les viscères, Ie tonus vital, la motricité, la vie émotive et la vie spirituel~ Ie même en vertu de la solidarité de 1' être hu ma in ( 2).

Les effets profonds sant plus ténus, rnains violents avec la poésie seule qu'avec la musique et toutes ses ressources ; maïs les effets intellectuels sont plus nets.

Les exemples de poésie èt de chant employés pour guérir sont nombreux. Dans l'Odyssée, les fils d'Autolycos arrêtent par un chant Ie sang qui coule de la blessure d 'Ulysse. De fait, des expé~ riences ont montré que Ie son avait une répercussion mesurable sur la circulation sanguine. David soignait de même la mélancolie de Saül, maïs un jour il faillit recevoir un coup de lance. L'arme est à

double tranchant, bienfaisante au malfaisante non seulement en soi, d 'après ses propres caractères, maïs aussi d 'après l'état de l'audi~ teur, d'après la résonnance qu'elle trouve ou ne trouve pas en lui. De nos jours. Mme Lucie Guillet assure obtenir des résultats sur des nerveux avec des poèmes qui, selon leur facture et leur rythme, calment les agités ou rendent aux déprimés l'énergie.

Si les guerriers d'Homère se Jancent d'éloquentes injures, ceux de l'Arabie classique meurent et tuent en récitant des vers. L'usage du rythme pour mettre les hommes dans 1' état de guerre est uni ver~ sel. Ghazali note que Ie mètre Ie plus favorable est Ie rajaz ( deux longues, une brève. une longue) . IJ ajoute que son usage dans ce but n'est licite que si la guerre elle~même est légitime.

Nous ne donnerons pas de recette pour faire de la poésie mortelle L'analyse technique la plus minutieuse laisse d 'ailleurs sans doute échapper !'essentie], Ie courant ineffable auteur duquel l'abbé Bré~ mond exerçait avec tant de maîtrise son ingéniosité. En définitive Ie résultat dépend de l'état de !'auteur, du diseur, et de !'auditeur. et de la sorte d'identification que produit leur accord. (La T.S.F. et Ie phonographe diminuent considérablement le danger ... ) Pour éviter de faire de la poésie néfaste, il faut se souvenir d'un

(1) Cf. Combarieu, « LA MUSIQUE ET LA MAGIE ~. Paris 1909. (2) Cf. Lucien Bourguès et A. Dénéréaz, 4: LA MUSIQUE ET LA VIE

INTERIEURE ~. Paris 1921. p. 7-29.

19 -

vers de Boileau ( dont Ie nam paraîtra peut~être inattendu ici) : « Le vers se sent taujours des bassesses du creur ».

* * *

Que la poésie ( jointe à la musique, comme elle rest taujours ori~ ginellement) puisse tuer par elle~même, directement. et non plus seulement inciter au suïcide, cela n'est pas pour nous étonner. Cela ne ferait que reeuier les limifes des états physiologiques et psycho~

Jogiques ou nous savons qu'elles peuvent mettre et il n'y a rien d 'invraisemblable à ce qu'une rupture se produise dans un organisme déficient sous l'influence d 'une excitation de cette nature. Mais nous nous contenterons d 'étudier Ie thème et d 'en chercher la significa~ tion. Les exemples suivants sant tirés des traités rousulmans de çoufisme et d'hagiographie de Ghazali, Qochayri, Sarraj, Yamani, Hujwiri, etc .. . Ce thème est en effet l'un des leit~motivs de la mys~ tique musulmane, spécialement chez les çoufis des premiers siècles, qui élevèrent la poésie et la musique (Ie sama', audition, concert spirituel) jointes souvent à la danse, à la hauteur d 'une méthode

systématique cl' entraînement mystique.

Le cheikh Abou Ali Roudbäri trouva un jourun beau jeune hom~ me mort devant un chäteau. 11 passait ici tout à l'heure, lui dirent les gens, quand il entendit une jeune esclave chanter ces vers :

« Grande ,est la prétention d ' un esclave qui désire te voir I Est~ce qu'un reil n'a pas assez de vair celui qui t'a vu?»

I1 poussa un grand cri et tamba mort.

Lbou Hamza ne fit que s'évanouir quand il entendit :

« Déplace ton creur partout oiJ. tu voudras : le véritable amour n'est que pour le premier Aimé ».

Tous les envoyés de Dieu ont une belle voix, dit un hadits mo~ hammédien. Quand Ie prophète David disait ses psaumes, les ani~ maux, les oiseaux, les génies et les fis d 'lsraël se réunissaient pour l'entendre, on relevait quatre cents cadavres à chaque séance.

Un çoufi récitait à haute voix et à plusieurs reprises Ie verset : « Toute äme goûtera la mort». 11 entendit une voix qui disait: « Combien de fois vas~tu répéter ce verset? Tu as déjà tué quatre génies ».

Le Coran est composé, non pas en vers à proprement parler, apparteilant à l'un des seize mètres arabes, maïs en saj', c'est~à~dire en prose cadencée et rimée.

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[I

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L'extraordinaire prestige de cette « Zeeture », Ia vertu supralitté~ raire qui s'en dégage, étaient donnés expressément par Mahomet lui~même comme Ie seul prodige qu'il fût capable de faire, comme Ia mou'jiza, le miracle~témoignage attestant sa mission; et il mettait les hommes et les génies au défi de rien faire d 'aussi beau et d 'aussi efficace. De fait la récitation du Coran est Ie « sacrement » essentie! du culte islamique et, de nos jours encore, un des moyens princi~ paux non seulement d'édification et de ferveur, mais même de pro~ pagande.

L 'audition de la parole d'Allah produisait parmi les compagnons du Prophète ( qui lui~même la recevait en état de transe, gémissant, tremblant, suant et haletant derrière son « manteau » de na bi) des effets intenses. Certains pleuraient, tremblaient, avaient la chair de poule, ou s'évanouissaient. Maïs on ne signale pas d'autre mort subite parmi eux que celle de Zourat ben Awfa. Dans Ia génération suivante, on cite un imam qui fut rnalade un mois après avoir récité : < Le chátiment de Dieu est imminent. Nul ne saurait le détoumer ».

( Coran, 52, 7 et 8), et un autre qui serait mort d'un verset sur la trompette du jugement dernier: « Attends av.ec patience ton Seig~ neur. Lorsqu'un souffle [era sonner la trompette ... » (Coran, 74, 7 et 8 ).

Une nuit de ramadhan, Ie doux et extravagant mystique Abou Bakr Chibli priait dans une mosguée derrière !'imam, qui récita Ie verset du Coran, 17, 88 : « Si Nous voulions Nous pourrions te retirer ce que Nous t'avons révélé. Alors tu ne trouverais aucun proteeleur auprès de. N ous »

Chibli poussa un grand cri ; les gens crurent que son äme s 'en allait tant son visage était changé et tant ses épaules tremblaient, agitées d'un frissou qui ne s'arrétait plus. « C'est avec de t.els mots qu'il s'adresse à celui qu'il aime ... » s'écriait Chibli, et il répéta ces mots pendant longtemps.

Le sentiment, dans les exemples précédents est plutöt de crainte. 11 peut être d'amour et en rapport avec les états mystiques.

Ibrahim ibn Edham (qu'Allah sanctifie son « secret » !) enten~ dant Ie verset : « Lorsque Ze ciel se fendra ... » ( Coran, 84. 1) se mit à trembier de tous ses membres. Frisson de crainte. Pour ce jeune homroe que vit Selman el Farisi, c'était un frisson d'espoir. Un verset du Coran lui avait donné Ia chair de poule. Toute sa peau restait hérissée. Selman Ie trouva Ie lendemain mourant. « 0 Se/man, lui dit Ie jeune homme, tu as vu cette horripilation. Elle est

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venue à moi sous une belle forme et m' a annoncé que Dieu m' avait pardonné tout péché ».

Le maître J ounayd en trant un jour chez Sari Sagat ( qu' Allah soit content de tous deux ! ) trouva un homroe évanoui pour avoir entendu un verset du Coran. Jounayd eut l'idée d 'un traitement homéopathique. IJ fit redire Ie même verset et I'homme reprit ses

sens. Un poète a dit : « ]'ai bu mainte coupe pour !'amour du plaisir et

je me suis guéri avec une autre coupe ». Et un autre : « ]'ai cherché un remède à mon mal et j'ai trouvé que man mal était Ze vrai remè~ de ». Car la poésie est à la fois effet et cause. Une émotion se tra~ duit par un chant et ce chant peut transmettre ou créer un état parallèle, mais il peut aussi en s'actualisant, apaiser l'état qu'il a provoqué. Une souffrance diminue à être exhalée. Tout être doué de voix émet des sons sous !'empire de certains états, dit Farabi. Si I' on considère ces sons comme la fin de la passion de cel ui qui les

•)

émet, ils dissiperont, ou apaiseront cette passion, lui donnant l'illu~ sion gu'elle a atteint son but; si on les considère comme la perfection de la passion, ils accentueront ou feront revivre cette passion ; si camroe !'indice, ils I' évoqueront.

On pourrait même dire que !'art peut agir comme un vaccin. Tels états provogués mithridatisent contre ce gu'ils pourraient avoir de pénible et de dangereux ; bien mieux, ils arrivent déjà élaborés, tout sublimisés et purifiés.

Aussi les çoufis font~ils appel, non seulement à la lecture rituelle du Coran, mais à I' audition de poèmes mystiques ou profan es enten~ dus mystiquement. Ceux qui ont un cceur, disent~ils , sont émus et améliorés par cette audition, et ils tombent en extase quand elle leur imprime une touche mystérieuse, ineffable, guand elle établit Ie contact avec une réalité gui les submerge. Dans certains cas, Ie courant qui passe est si fort gue !'organisme non adapté ne peut Ie supporter. Les maîtres çoufis recommandent d 'ailleurs de ne pas hater I' extase, de ne pas y céder trap vite. lis ju gent sévèrement ceux qui manifestent des états intérieurs avant de les ressentir, gui s'efforcent laborieusement à les provoquer au à faire croire qu'ils les ressentent. Maïs ils signaJent Ie danger de trap se contraindre et considè-rent la poésie, la musique et la danse camroe des soupapes souvent nécessaires.

Un jeune homroe gui accompagnait Jonayd poussait des cris per­çants chaque fois qu'on citait Ie nom d'Allah. «Si tu continues, lui

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• r -22 -

dit Ie cheikh, tu ne viendras plus avec moi ». Le novice réfréna son besoin de cri er ; mais 1' on voyait de grosses gouttes de sueur perler à chacun de ses cheveux. Un jour il se contraignit tant qu'il éclata en sanglots puis son creur se brisa et il mourut.

Parfois l'être est agité au délà de ses forces et jusqu 'à la mort, résultat indirect de l'éxtase non controlée, ainsi qu 'il arriva à Nouri, pittoresque « fou de Dieu » du Xe siècle. Au cours d'une séance il entendit ce vers :

« Je n'ai pas cessé de me fixer, à cause de tc;m amour, d.e me fixer à une place ou les creurs sont égarés ».

11 se leva en extase, courut furieusement , et arriva sur un buisson de roseaux récemment coupés dont les tiges restaient fichées dans Ie sol comme des épées tranchantes. 11 s 'agita en eet endroit, répé~ tant Ie vers jusqu'au matin , les pieds et les moliets en sang. Ses jambes enflèrent, il dut s 'aliter et mourut au bout de quelques jours. Que Oieu 1' ait en sa miséricorde !

Tout vers ( quel que soit d'ailleurs Ie sens qu'ait voulu y mettre son auteur) , tout son, toute parole, tout spectacle, peuvent être des appels.L 'aboiement d'un chien comme Ie. chant d'un rossignol, car toutes les créatures sont des signes de l'activité divine. Mais un vers, ensemble savant de sons harmonieux et rythmés, ayant un sens et même une multiplicité de sens en puissance, chacun pouvant y trou'ver ce qui lui convient et ce qui convient à son état présent -un vers est particulièrement apte à susciter un de ces « moments étemels » ou l'absolu s 'infuse dans Ie contingent.

Aboul Housayn Darraj et lbn el Fouwati passant devant une demeure de plaisance dans les cnvirons de Bassora, virent Ie maître de la maison qui écoutait une esclave musicienne. Celle~ci chantait

ces vers:

« Dédié à Dieu est un amour, ae nous à toi échangé ! » Chaque jour tu changes; une autre conduite serait plus belle. »Ne vois~tu pas que s'évanouit la vie .et qu'approche l'ange de la

{mort 1 »

Au pied de la galerie se tenait un jeune homroe vêtu d 'un habit rapiécé (sans do u te Ia moraqqa' à des ascètes gyrovagues).

- 0 jeune fille, s'écria~t~il , par Allah et par la vie de ton maître je te demande de répéter ce vers: « Chaque jour tu changes ... » !

- Koullou iaoumin tatalawwanou ghaïrou hadzà bika ajmal. répéta Ia chanteuse.

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- Par Allah ! dit J'inconnu , tel est mon changement par rapport

à la Vérité. 11 éclata en sanglots et tomba sans mouvement. Les deux prome~

neurs s 'approchèrent et constatèrent qu 'il était mort. Cependant Ie

maître de la maison disait à la jeune esclave: - Tu es libre pour l'amour de la Face d'Allah, qu 'il soit exalté! Après avoir participé à l'enterrement du cadavre, il déclara aux

assistants : - Tout ce qui m'appartenait est dédié à Dieu. La maison est

dédiée e.t tous mes esclaves sont libres. Vous en êtes témoins. 11 déchira alors ses vêtements , se couvrit d 'une tunique grossière

et partit sur la route. On Ie vit disparaître au loin et jamais l'on

n 'entendit parler de lui. Un çoufi entendit un jour quelqu 'un psalmodier les versets cora~

n iques ( 89, 27 et 28) : «Et toi, áme, sois réconfortée ; retourne vers ton Seigneur, satisfaisante et satis[aite ». 11 pria Ie récitant de répé~ ter et s 'écria: « Combien souvent lui ai~je dit, à mon áme : Retour~ ne f et elle ne retourne pas». 11 entra en extase, poussa un cri et

mourut. « Retourne ». Ce mot nous donne la clef du sens mystique de

notre thème. La poésie et la musique sont les voix d 'un autre monde et les voies qui ramènent loin des apparences et des existences sépa~ rées, à la Réalité fondamentale. Elles libèrent de l'Illusion. Elles peuvent exprimer Ie Vouloir~ Vivre dans son essence la plus pro~ fonde, maïs, venant de plus loin , permettent aussi d' échapper à sa

tyrannie. Elles font arriver, dit Ghazali, au pur amour et à la parfaite con~

naissance, c'est~à~dire à l'Unification. Elles rappelleut la voix divine entendue Ie jour du Pacte par les Ames dans les reins d'Adam quand Oieu leur a demandé : «Ne suis~je pas votre Seigneur? » et qu'elles ont répondu : «Si». Elles écartent quelques~uns des soixan~ te~dix voiles qui cachent pruderoment la lumière de la Gloire. Les chants qu' elles font entendre sont 1' écho et la réminiscence de ceux que nous avons entendus dans Ie Monde des ldées. Le samá', dit Jalaladdin Roûmi Ie fondateur des Mevlevis, grand poète, muskien et danseur, est Ia nourriture des Amants, car il leur rappelle l'Union

primitive.

Emile DERMENGHEM

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LA MÉTAPHORE, ARCANE MAGIQUE (1)

L' emploi de la métaphore sous~entend nécessairement une compa~ raison dans !'esprit de celui qui en use. La métaphore est fille de la connaissance analogique. Elle consiste à rappreeher l'objet à con~ naitre d 'un objet déjà connu, de façon à Ie rendre assimilable au sujet. On peut clone avancer que la conscience, lorsqu'elle procède par comparaison, dans son labeur d 'assimilation du monde extérieur, ne fait que contröler une identité de structure entre sa propre réalité et celle de l'univers. Elle n'apprend que ce qu'elle sait à !'avance, et n'assimile que ce qu'elle contient au préalable en germe.

La métaphore est une condensation de la réalité que la conscience connaît, et de celle qu'elle doit percevoir. Elle perte un élément d'in~ connu dont Ie signe est !'éclair qui surgit de la confrontation des termes qui la constituent. Le terme déjà connu de la métaphore est un substitut de la conscience aux aguets derrière ses prestiges. Le terroe à connaître est un reflet d'elle~même, qu'elle s'apprête à re~

gagner.

Les objets auxquels s'appliquent les termes de la métaphore ont apparemment une importance primordiale, alors qu'en fait, seul compte Ie draroe de la conscience en proie à ses images, et tendue dans son effort de reconnaissance d'une identité de nature entre elle~même et les objets émanés du centre de force qu'elle constitue.

11 en résulte que la conscience, adonnée au processus métaphori~ que de connaissance ne se préoccupe aucunement des différences

(1) Ce fragment est extrait d'un livre en préparation sous Ie titre: L'EX~

PERIENCE POETIQUE.

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que présentent les objets, maïs s 'att~che au .contraire à déceler les correspondances les plus secrètes qUl les rehent, pour composer de leurs multiples formes l'Image unique dont elle attend une révélation

s~r ses propres mystères. Cette précipitation d'éléments qui nous serobient étrangers les

uns aux autres, a pour contre~partie, une apparente confusion dans l<s perceptions d 'une conscience envahie par Ie sens de l'unité, et

;lÏ perçoit I' analogie là ou la multiplicité la sollicite.

q Cette faculté de vair un objet dans un autre objet, si éloigné que

Ie premier soit du second, semble inhérente à la conscienc: que la méthode analytique n 'a pas eneere soumise et transformee. ~ne métaphore se crée d'elle même dans !'esprit du primitif lorsqu un

b ·et nouveau se présente à sa vue. 11 la sous~entend dans le nom oJ 1 1· t r u'illui choisit: «Les arborigènes de I'Austra ie appe aten un tvre ~ne moule, uniquement parce qu'il s'ouvre et se ferme comme les

valves d'un coquillage ». (2) Les aspects du monde serobient de même interchangeables au

regard des enfants : « L' enfant confond un chandelier à trois bran~ ches avec une fourchette , un cygne avec une girafe ou un chameau,

un ciseau a vee un poisson ». ( 3) Notons au passage que cette dernière confusion d 'un ciseau avec

un poisson est une intuition d 'une vaste portée, qui ne nous éclaire pas seulement sur les opérations de la conscience dans_ s~n ~Hort de synthèse des objets , maïs a encore, sur Ie plan de la re~:latwn, une résonance telle, que sa vibration se retrouve à la prerotere page de la Bible, oû nous lisons que Dieu créa Ie même jour les poissons et

les oiseaux. A vrai dire, une rencontre de eet ordre ne doit pas être pour nous

surprendre: Ie mystique - comme Ie primitif et l'enfant - m~ni~ feste une tendance irréductible à se sentir uni au monde qm Ie contient, et à ne voir en ce monde qu'un prestige impermanent, avec lequel il doit durement Jutter. Cette Jute, il la mènera en confron~ tant les aspects de l'univers, jusqu'à ce que Ie sentiment de leur unité J'ait envahi au point qu'il la vive. A ce moment sa conscience n'aura plus devant elle qu 'une réalité fondamentale, unique, et rayonnante, en laquelle rien ne l'empêchera plus de se reconnaître.

(2) cité par Ribot. Essai sur !'Imagination créatrice. . (3) A. Chamaussel. Ce que voient des yeux d'enfants. Journal de Psychologle.

15-1-/15~3-1934.

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La métaphore, la comparaison, I' analogie, sont les moyens que les instructeurs mystiques de l'humanité employèrent tous pour lui permettre de pénétrer les mystères qui I' assiègent. Platon enseignait que I'on n 'apprend que ce que l'on porte en soi~même: on ne ferait que réapprendre. Nous savons que les E vangiles sont formés d'apo~

logues. De même nous dit M . Oltramare : « L' enseignement du Bouddha est tout émaillé d'apologues , de comparaisons, d'allégo~ ries. Pour Ie Maître et pour ses disciples , une comparaison heureu~ se équivaut à une preuve régulière : « J'e vais te faire une compa~ raison, car plus d 'un homroe intelligent a campris au moyen d'une comparaison ce qui lui était expliqué ». Telle est la formule ordinaire du Bouddha pour introduire une similitude qui remplacera complè~ tement l'argumentation ». ( 4)

Ce remplacement de l'argumentation par la mise en valeur de similitudes, et par la synthèse des objets brusquement rapprochés dans Ie coup de force des métaphores, ca ractérise Ie processus de la pensée analogique. C'est à la poursuite d'elle~même que se lance la conscience, lorsqu 'elle brouille, amalgame, et réduit les réalités sen~ sibles, dont les singularités sant autant de vagues déformantes à la surface du miroir que Ie regard d 'lsis ne se lasse pas d 'interroger.

D ès que Ie processus de la connaissance analytique ne lui est plus de l'extérieur, imposé, la conscience spontanément retourne à

Ia tendance originelle et ineffaçable qui est Ia sienne, d 'unifier les aspects du monde afin de pouvoir s 'y réfléchir.

Après avoir perçu chez les enfants et les mystiques cette pro~ pension à la connaissance métaphorique, nous en retrouvons la tendance chez les sujets qui s'adonnent, à !'occasion d'expériences de métapsychie, à une détente aussi complète que possible de leurs facultés . Cest ainsi que l'ingénieur Warcollier, cherchant à trans~

mettre par la pensée !'image d'un peigne de femme, obtient d 'un sujet ( qu 'il norome Mlle T.) Ia succession d'images suivantes, qui, toutes, rendent compte de l'objet à percevoir, au moyen d'une suc~ cession de eeroparaisons implicites et bouleversantes : « une gour~ roette en acier, un mors de cheval, un bras passé autour du eau d 'un cheval noir ».

Les poètes enfin, sont essentieHement adonnés à la méthode de connaissance dont nous avons entrevu les opérations. Analyser les métaphores d 'un poète équivaut à pénétrer Ie plus intiroe secret de

(4) 0 . Oltramare : La Théosophie Bouddhique. Geuthner, éditeur. 1923.

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son art, et à établir la somroe des révélations qu'il nous apporte. Le poète ne se sent pas séparé du monde, et Ie premier signe de son génie est l'emploi des eeroparaisons qu'on lui voit opérer, Ie rem~ placement des objets par d'autres objets qu'il effectue. Les arches que sa pensée jette de rive en rive, d'objet en objet, pour finale~ ment en arriver à ne nous laisser percevoir que I' univers dont il nous entretient se confond avec son propre creur, ces arches sant les travaux d 'approche d 'une Métaphore géante, perpétuellement in~ achevée, que Ie poète s 'acharne à construire afin d'y emprisonner Ie

cosmos. On peut avancer que Ie Mythe est une métaphore arrivée à un

point de solidification que ses auteurs ne purent davantage parfaire. Une civilisation entière lègue à la suivante ses mythes, camroe autant de clefs capables d'ouvrir chacune une perspective sur la conscience humaine. Ces mythes, malgré leur aspect temporairement statique et comme pétrifié, sont taujours perfectibles. Chaque poète nouveau a Ie loisir de les faire siens, et d'ajouter un trait à leur

grandeur. Les comparaisons, les métaphores, les mythes , constituent Ie trésor

commun d'une humanité avide de réduire la multiplicité des aspects d'un monde dont elle pressent que la structure n 'est qu'un reflet de

la sienne propre.

A. ROLLAND DE RENEVILLE.

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RONSARD ET LA MAGIE

On n'exposera point ici l'implacable et lumineuse cosmologie ronsardienne. Une telle analyse excéderait les limites d'un simple essai. On se contentera de rappeler que pour Ronsard l'univers est peuplé, parcouru, régi, transformé par des légions d'êtres subtils: les Daimons. Ceux-ci - esprits élémentaires, puissances astrales, messagers divins - ne sont au vrai que des formes différenciées de l'Ame du Monde, cette mère suprême des involutions et des évolu­tions. lis provoquent tous les phénomènes occultes ou patents. Leur nature, leur caractère, leurs vertus ont été peu à peu discernées au cours des temps par les sages. Ronsard se penche sur leurs ceuvres. 11 classe les résultats de leurs expériences ou de leurs intuitions. 11 tente de les aceorder entre eux. Ainsi, dans sa propre démonolo­gie ( 1 ) trouve-t-on des éléments disparates empruntés aux mysti­ques néo-platoniciennes, aux gnoses orientales, aux pneumatologies chrétiennes, aux philosophies druidiques, aux compilations byzan­tines, aux mythologies germaniques.

De cette psychologie du monde il s'ensuit qu'être expert en phi­losophie naturelle, c'est savoir immédiatement apercevoir queUe entité démonique produit au sein du cosmos tel effet inopiné ou telle ma­nifestation prévue. La vraie science de l'univers est une connaissance par les Daimons, causes prochaines. 11 importe par exemple de ne pas oublier que les failles souterraines regorgent de ces êtres que

(1) Cf. L'Hymne des Daimons. (Ronsard. CEuvres complètes. Ed. Vaganay. Paris. 1924. Garnier. T. VI. p. 59 sqq.)

l

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Paracelse nomme Sylphes ou Pygmées ( 2) ou Gnömes ( 3) et qui sont, déclare Ronsard, suivant Psellos-Ficin ( 4) :

... de meschante nature : Car si quelqu'un devalle en un puits d'aventure, Ou va par avarice aux minieres de fer, D'or, de cuivre, ou d'argent, ils viennent l'estoufer, Et serrant le gosier sans haleine Ie tue. (5)

Qu'un mineur démonologue soit saisi par cette suffocation mali­gne, il ne perdra pas courage, il rassemblera sans tarder ses forces et usera, connaissant la nature propre des esprits souterrains, de tous les moyens magiques aptes à les maîtriser. C'est ainsi que la magie, qui pourvoit là ou la science se contente de prévoir, semble à Ronsard Ie plus haut degré de la culture humaine. Asservir les Daimons équivaut à régner sur Ie monde. La philosophie qui définit leurs mceurs s'avère sans seconde et confine au savoir divin.

Et par quel art leur nature est trompée Des enchanteurs ... (6)

Maïs on ne saurait accéder par une simple étude livresque à la pratique des pentacles et des charmes. Pour s'inféoder les hyposta­ses de l'Ame du Monde, il faut avoir été tout d'abord agréé par celle-ci. Or pour les théosophes du seizième siècle, l'antiquité la vénérait sous la figure d' Apollon et de ses assistantes immédiates, les Muses. La vie spirituelle de quiconque est désigné pour la possession des disciplines magiques débutera clone par une initiation apollinienne, analogue à celle que dut recevoir Ie légendaire Orphée. Le futur inspiré, un poète, car poésie et magie sont alors connexes, y apprendra par une consécration rituelle les mystères, les caractères, les adorations, les préparations sacrées, qui Ie joindront aux divinités

(2) Die Spiritus terrae sind die Sylphes, Pygmaei... unnd ein jeder bat von Gott sein besonder Ampt unnd Beruff. (Philosophia Theophrasti Paracelsi. <Eu­vres. Ed. Huser. T . IX. p. 228. col. 2. D :)

(3) .. .im Wasser die Nymphen, in der Erden die Gnomi, in der Luft die Le­mures, im Himmel die Penates. (CEuvres de P. Ed. Waldkirch. T. VIII. p. 200. Liber Meteorum.)

(4) Marsilii Ficini Opera. Parisüs. 1641. Bechet. T. II. p. 881. in-Folio. (5) Op. cit. p. 65.

(6) L'Hymne de la Philosophie. (Ronsard. Même Ed. Même Terne. p. 109).

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et aux Daimons. Il sera dès lors investi d'un sacerdoce dont il ne saurait déchoir ( 7).

Pareille aventure arriva à Ron·sard vers cette époque trouble ou 1' enfant se mue en un adolescent. Entre sa douzième et sa quinzième année (8) , il sentit la touche d 'Apo11on et des Muses, ses ministres. Ce que fut cette gräce divine, on ne peut Ie savoir au vrai, car Ie souvenir de la vocation d 'Hésiode hante visiblement Ronsard, maïs son souci de dater Ie moment de son premier contact avec les éner~ gies spirituelles, sa volonté de mêler des confidences intimes à des descriptions purement initiatiques, témoignent assez que par une pudeur d'artiste il pare une réalité vécue et non une fabuleuse in~ vention.

I1 se représente d 'abord jeune page assoiffé de solitude:

Je n'avois pas quinze ans que les monts et les bois Et les eaux me plaisoient plus que la Court des Rois, Et les noires forests en fueillages voutées, Et du bec des oiseaux les roehes picotées : Une valée, un antre en horreur obscurcy, Un desert effroyable estoit tout mon soucy. (9)

Plus loin c'est l'apparition d'Euterpe, hiérophante d 'Apollon, et Ie rappel discret du novénaire mystique, nombre encyclopédique, symbole des principes orphiques, des modalités luiHennes de l'être, des termes géométriques et des termes mécaniques. Après les puri~ fications et les incantations requises, Euterpe confère à Ronsard Ie sacrement mystérieux de la transmission du soufile :

Or je ne fu trompé de ma sainte entreprise : Car la gentille Euterpe ayant ma dextre prise, Pour m'oster Ie mortel, par neuf fois me lava De l'eau d'une fontaine ou peu de monde va, Me charma par neuf fois, puis d 'une bouche enflée (Ayant dessus mon chef son haleine souflée)

(7) On lit dans la Philosophie Occulte de Corneille Agrippa : « Tertius vero furor ab Apolline procedit scilicet mundi mente. Hic sacris quibusdam mysteriis, notis, sacrificiis, adorationibus, et . sacris quibusdam confectionibus, quibus dii sui spiritus virtutem infuderunt, animam supra mentem assurere facit, ipsum cum numinibus daemonibusque conjungendo ». (Livre III, chap. 48)

(8) Discours à P . L 'Escot (Ed. Cit. T . IV. p. 79) : «Je n'avois pas douze ans ... » Hymne de I'Automne (Ibid. T. VI. p. 157) : «Je n'avois pas quinze ans ... ».

(9) Hymne de I'Automne. p. 158.

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Me hérissa Ie poil de crainte et de fureur, Et me remplist Ie cceur d"ingénieuse erreur. ( 10)

Dès lors,

IJ cognoist la vertu des herbes et des pierres, IJ enferme Jes vents, il charme les tonnerres. . . ( 11)

11 peut accomplir tous les prestiges magiques. S 'il ne les a pas tous pratiqués lui~même, du moins est~il à leur

sujet d'une érudition sans défaut. 11 connaît aussi bien que Faust ]es trois moyens par lesquels on parvient à attirer les Daimo-ns: l'incantatlon mélodique faite à mi~voix et qui compose entre eux les sons efficaces de !'harmonie des sphères (murmure), la conjuration formée de mots dont 1' étrangeté garantit la force ( voix bar ba~ re} ( 12) , Ie diagramme ou pentacle (figune) dont tous les occultistes du seizième siècle abusèrent. Evoqués par ces charmes invincibles, les Daimons seront retenus captifs soit dans ce.s faux miroirs non polis, faits d'un alliage des sept métaux d 'Hermès, ou Hottent des images prophétiques, soit dans ces anneaux qui, pour employer l'expression du fameux Bodin, «en guise de chaton portent un malin esprit». ( 13)

Même compétence en ce qui concerne tous les rites apotropaïques. Ronsard s'accorde avec Georges Pictorius pour considérer Ie feu terrestre comme Ie véhicule et Ie symbole du feu supérieur, et par Ià il comprend pourquoi Ie pythagorisme en usait contre les Daimons ( 14). De même, il connaît combien ceux~ci redoutent les instruments tran~

(10) Ibid. ibid. (11) Hymne de I'Automne. (Ed. cit. p. 157) . (12) Sur la bizarrerie nécessaire des conjurations, on relira avec profit d'assez

justes réflexions de Stanislas de Guaita, dans Le Temple de Satan, Paris. 1891. Librairie du Merveilleux. p . 182.

(13) Hymne des Daimons (Ed. cit. p. 68) : lis sont si faits et sots et si badins, qu'ils craignent Les charmeurs importuns, qui maïstres les contraignent De leur faire service, et les tiennent fermez Ou declans des mirouërs, ou des anneaux charmez, Et n'en osent sortir enchantez d 'un murmure, Ou d'une voix barbare, ou de quelque figure.

(14) Georges Pictorius : De materia daemonum isagoge. pp. 534-5: « Quidam ignem quod omnium elementorum _sacratissimum sit, et symbolum atque vehicu­lum ignis superioris, in hoc multurn prodesse narrant. .. Velinde quod Pythagoras nequaquam, nisi accenso lumine, Deum adorandum statuerit ». (A la suite de la Philosophie Occulte d 'Agrippa. Lyon. s.d. Beringos fratres) .

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chants. Cette science, il la tire non de l'Odyssée (VII}, non de l'Enéide (VI}. non du Thargoum, non de la Clavicule, mais de son expérience personnelle. On nous excuse.ra de citer un long passage de l'Hymne des Daimons, capita] pour notre propos:

IJs craignent tous du feu la lumiere tresbelle : Et pource Pythagore ordonna que sans elle On ne priast les Dieux : mais plus que les flambeaux Ny que les vers charmez ils cralgnent les couteaux, Et s'enfuyent bien tost s'ils voyent une espée, De peur de ne sentir leur liaison coupée ; Ce que souventefois j'ay de nuict esprouvé, Et rien de si certain contre eux je n'ay trouvé. Un soir vers la minuict, guidé de Ia jeunesse Qui cernmande aux Amans, j'allois voir ma Maistresse Tout seul outre Ie Loir, et passant un destour Joignant une grand' croix, declans un carrefour J'ouy, ce me sembloit, une ahoyante chasse De chiens qui me suyvoit pas-à-pas à la trace : Je vy aupres de moy sur un grand cheval noir Un horome qui n'avoit que les oz à Ie voir, Me tendant une main pour me monter en croupe : J'advisay tout auteur une effroyable troupe De piqueurs qui couroient eest ombre, qui bien fort Sembloit un usurier qui n'aguiere estoit mort, Que Ie peuple pensoit pour sa vie meschante Estre puny !à-bas des rnains de Rhadamante. Une tremblante peur me ecurut par les oz, Bien que j'eusse vestu la rnaiJle sur Ie doz, Et pris tout ce que prend un Amant, que la Lune Conduit tout seul de nuict pour chercher sa fortune, Dague, tranebante espeé et par-sur tout un creur Qui naturellement n'est sujet à la peur. Si fussay-je estouffé (15) d'une crainte pressée Sans Dieu, qui promptement me mist en la pensée De tirer mon espée, et de couper menu L'air tout autour de moy avecques Ie fer nu: Ce que je feis soudain, et si tost ils n'ouyrent Siffler J'espée en l'air que tous s'esvanouyrent, Et plus ne les ouy ny bruire ny marcher, Craignant peureusement de se sentir hacher Et trançonner Je corps : car bien qu'ils n'ayent veines Ny arteres, ny nerfs, comme noz chairs humaines : Toutefois comme nous ils ont un sentiment: Car Ie nerfnesent point, c'est J'esprit seulement. (16)

(15) Pourtant j'eusse étouffé .. . (16) Hymne des Daimons. pp. 66-7.

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Dans ce couplet, comme l'a fort bien discerné M. G. Cohen, se développe une variatien d 'un ancien thème germanique : La Chasse sauvage, inclus d'ailleurs depuis longtemps au folk~Iore français. Mais ]a volonté qui s'y manifeste de situer eet épisode dans un endreit précis du terroir vendömois, Ie ton piteux et simple dont Ronsard y avoue ses terreurs nocturnes, contraignent Ie lecteur d'écarter dès l'abord l'hypothèse commode du simple divertissement littéraire. L'initiation apollinienne entraîna pour Ronsard de tragi~ ques conséquences. Estimant connaître les Daimons, il s'en crut pos­sédé. Dans les moments ou ne Ie transperte pas l'enthousiasme cosmique, il est ( dit~il)

Solitaire et pensif : car forcer je ne puis Mon Saturne ennemy ... (17)

Voici la triste vision qu 'il a de lui~même:

Je suis tout aggravé de somroe et de paresse, Inhabile, inutile : et qui pis, je ne puis Arracher eest humeur dont esclave je suis : Je suis opiniastre, indiscret, fantastique, Farouche, soupçonneux, triste et melancolique, Content et non content, mal propre et mal courtois. ( 18)

Souffrant d'affections nerveuses, reeherebant dans les aventures les plus banales des présages et des intersignes, incapable de sur~ monter certaines phobies, celle des chats, entre autres, dont il dit :

Je hay leurs yeux, leur front, et leur regard, Et les voyant je m'enfuy d'autre part Tremblant de nerfs, de veines et de membre. (19)

il s'escrime la nuit contre des hallucinations persistantes, dont il a honte parfois puisque dans ]' édition de 1584 de ses reuvres, il sup~ prime l'anecdote citée plus haut de l'usurier maudit. N'est~il pas curieux de constater que Paracelse, avec Ie système duquel ses idées offrent de grandes analogies, agissait de même lorsque saisis~ sant à deux rnains son glaive helvétique il Ie brandissait au milieu de la nuit contre des invisibles ?

La cour des derniers Valais ou fréquente Ronsard ne fait d'ailleurs qu'encourager sa théosophie visionnaire. 11 s 'entretient certainement

(17) Ed. cit. T . IV. p. 4 (Complainte). (18) Ed. cit. T. V. p. 222 (Elegie à Jacques Grévin). (19) Ed. cit. T. IV. p. 211 (Le Chat).

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de théurgie et de goétie avec Catherine de Médicis. Tous deux consultent les mêmes sorciers. Dans la Complainte que nous allé~ guions plus ha ut ( note 17) et que Ronsard dédie à la Royne M ere du Roy, indiquant Ie lieu avec précision, comme chaque fois qu'il se résout à quelque confidence ( 20) il peint la rencontre qu · il fait d'un de ces rnages parisiens, figure d'pilleurs peu séduisante, car

Son front estoit ridé, sa barbe mal-rongnée, Sa perruque à gros poil ny courte ny peignée, Ses ongles tous crasseux ... (21)

Il décrit même les différentes pratiques divinatoires auxquelles Ie soumet ce prophète malpropre, Ie tout avec une sorte de confiance érudite qui jette sur son äme une lumière äpre et nouvelle.

Ses contemporains d 'ailleurs ne s 'y trompèrent pas : ils l'entourè~ rent de ce respect craintif que l'on témoigne d'ordinaire aux grands initiés. lis firent assez bon marché de ses sonnets pétrarquistes, de ses odelettes épicuriennes, comprenant bien que ces bagatelles ne trahissent en rien le secret du poète: secret qui n'est autre que la clouleur de percevoir toutes les farces personnelles qui conduisent l'univers vers ses fins mystérieuses, et de devoir Jutter contre elles pour être soi. Les lettrés du seizième siècle accueillirent les H ymnes et les Poèmes avec une admiration épouvantée. Ils tinrent d'emblée Ronsard pour souveraio docteur en choses mystérieuses. De savants théQlogiens, comme Martin Delrio, prirent la peine de dis~ cuter telle OU! telle de ses conclusions ( 22). Les rnadernes enrichi~ raient peut~être, à suivre leur exemple, une pensée qui depuis le dix~septième siècle tend à perdre le sens mystique des qualités du monde.

ALBERT~MARIE SCHMIDT.

(20) ... desur les bords de Seine Un peu dessous Ie Louvre ou les Bons-hommes sont Enelos estroittement 'de la rive et du mont. (Loc. cit. p. 4)

(21) Ibid. p. 5. (22) On lit par exemple dans les Disquisitionum magicarum libri sex, auctore

Martino Delrio, Moguntiae. 1624. Henningius. Lib. 11. Quaest. XXX. Sec. II: Col. 2 b. P . 321. la condusion suivante: « Infertur 3. falsam esse persuasionem poetarum, Palingenii haeretici... et Pet. Ronsardi Catholici lib. de Daemonibus posse daemones a Mag is ligari... in phialis, speculis annulisve ».

HISTOIRE MERVEILLEUSE

OU MAGICIEN VIRGILE

INTRODUCTION

LA LEGENDE VIRGILIENNE

Elle est étrange cette « histoire légendaire de Virgile », relatée dans de nombreux ouvrages fort divers, mais qui tous reposent sur un même fait mythique.

John Webster Spargo ( 1) cite une collection importante de tex~ tes Iatins, français, allemands, anglais, italiens et espagnols, qui remonte au« Policratus » de John of Salisbury (vers 1159). Il est vraisemblable cependant que bien d'autres reuvres relatent quelques faits merveilleux du magicien~poète.

A examiner ces textes, dans leur ordre chronologique, nous voy~ ons que Ia légende Virgilienne a évolué lentement. En passant d'un pays à l'autre, elle se colare aux sourees de la mythologie des peu~ pies. C'est vers la fin du 15e siècle qu'elle se cristallisera dans quel~ ques versions manuscrites - vers ou prose - dont celle conservée à la Bibliothèque de l'Université de Munich, sous Ie titre : « V on Virgilio dem Zauberer » demeure particulièrement remarquable.

Une autre version : «Les faictz merveilleux de Virgille », anony~ me comme celle de Munich, date du début du 16e siècle. Celle~ci.

(1) J ohn Webster Spargo, « Virgil the Neeroman eer, Studies in Virgilian Legends », Cambridge Harvard University Press 1934 eh. 1 : «The first four Hundred years » princ. p. 60 et suivantes. Nous ne pouvons que renvoyer nos lecteurs à ce livre pour tout ce qui concerne la bibliographie de cette question de littérature cornparée.

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une des plus rkhes en anecdotes, paraît avoir servi de base aux premiers textes imprimés de la légende.

Cependant, c'est dans des versions anglaise et néerlandaise datant de la même époque, et qui probabl~ment sont des traductions du texte français ( 2), que se dessinent Ie mieux les traits du magkien Virgile.

Les premières éditions imprimées des « Faictz merveilleuz de Vir~ gille » ne sont pas datées . Nous connaissons cellede Jean Trepperel ou Tréperel et celle de Guillaume Nyverd. La première, in octavo, la seconde, in quarto. IJ est vraisemblable que ces ouvrages furent édités à Paris dans Ie premier quart du 16e siècle.

La première édition néerlandaise parut à Aovers vers 1520, chez Willem Vorsterman, célèbre éditeur de livres de colportage. C'est à Aovers également, vers la même époque, que la version anglaise sortit des presses de Jan Van Doesberg.

11 semble neplus subsister de I'édition princeps néerlandaise qu'un seul exemplaire, celui de la Bibliothèque du British Museum (n° 1 073~H 44). De nombreuses éditions ultérieures font présumer du succès que connut ce livre populaire. Aujourd'hui cependant, il est très rare d'en découvrir l'un ou l'autre exemplaire. La collection de livres populaires de feu Emile Van Heurck, actuellement Ie fonds Van Heurck de la Bibliothèque Royale de Belgique, ne possède de eet ouvrage qu 'un exemplaire de l'édition S. & W. Koene, parue à Amsterdam vers 1790 ( 3). Elle porte I' approbatur « Bruxelles, 6 juillet 1552 ». Eneare que les coquilles et les omissions y soient nombreuses, cette version a conservé toute la fraîcheur et toute la naïveté du thème médiéval. On peut supposer que ce texte nous restitue assez fidèlement I' édition de 1552 à laquelle il fait all u~ si on.

Mais dès Ie moyen äge déjà, la question se posait de savoir s 'il y avait réellement identité entre Ie poète de l'Enéide et Ie magkien de la légende. Certains philologues, et non des moindres, se refusè~ rent à croire à cette identité. N 'y avait~il pas un monde entre un

(2) Spargo affirme, eertainement avee raison, que Ie texte anglais a été tra­duit d 'après la version néerlandaise qui, elle, aurait été traduite du français.

(3) Ce livre se trouve déerit dans : E. Van Heurck, « Les livres populaires flamands ~ p. 104. A la Bibliothèque Royale de Belgique, il porte la eöte III 93045 A. C'est d'après eet exemplaire que nous avons établi les fragments tra­duits dans ee nurnéro.

T

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pauvre sorcier populaire et un initié aux areanes suprêmes des mys­

tères? A Ja vérité, Ie magkien a reçu en partage tous les défauts et toutes

les qualités spécifiquement populaires ; sa réalité psychologique est pauvre: homme fruste et trivia], taujours malin, mais q~i ~e-laisse beroer par de plus malins que lui. La leçon de la fable se ht a1sement. elle est faite pour plaire aux simples par sa sagesse qui est bon sens et ar son esprit qui est malice. Les faits miraculeux attribués au ma:icien relèvent Ie plus souvent de la sorcellerie p~atiqu.e. lei .l'acte de magie ne prend pas son départ dans quelque mtention cl ordre

vraiment spirituel. Jl est évident que Je personnage historique n'a qu 'un rapport très

Jointaio avec Je héros de la légende. Qu'il y ait cependant identité entre eux, voilà qui nous semble un fait établi. Nous nous rallions ici à J'opinion du mémorialiste flamand Jacob Van Maerlant qui, dans son « Spieghel Historiael », inspiré du « Speculum Historiale :t

de Vincentius Bellovacensis ( 1245), affirme 1' identité absolue du

Poète et du Magicien. Dans son étude, très documentée, consacrée à la tradition Virgi­

lienne au moyen äge. Domenico Comparetti ( 4). a rassemblé tous Jes éléments qui permettent de reconnaître Ie poète Virgile dans Ie héros de la légende médiévale ; il condut nettement en faveur de

l'identité. Si l'on tient pour fondées les méthodes de la littérature comparée

et si l'on aceorde quelque valeur au fait que les légendes évoluent généralement suivant un processus semblable, l'on peut ne plus

clouter de cette identité. Ce n' est pas par hasard, que Dante, lors de sa descente en Enfer,

choisit Virgile pour guide. Au Vle chant de l'Enéide, Virgile ne raconte-t-il pas la descente d'Enée aux enfers. D'autres héros my­thologiques l'avaient cependant précédé dans cette voie et Dante aurait pu choisir un autre guide, mais la grande popularité de Vir­gile devait tout naturellement entraîner un tel choix.

Virgile, durant tout Ie moyen äge continuera à vivre littérairement à cöté du nécromant. Le cycle classique de notre littérature médié­vale s'inspire d'ailleurs nettement de la pensée du poète latin.

Les nombreux manaserits et incunables qui nous parient du né-

(4) Nous la citons d'après sa traduetion anglaise < Vergil in the Middle

Ages » Londen Swan Sonnensehein & Co. 1908.

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cr~m~~t Virgile sont tous abondamment illustrés. L'iconographie Vrrgilienne est clone riche elle aussi; pourtant ce sont presgue tou­

jou.~s les mêmes thèmes gui ont séduit les illustrateurs, et plus parti­culierement ceux de « Virgile dans Je panier » et de Ja « Bouche d 1 V - ·t- e a en e » .

. 11 faut situer ici les admirables dessins de Lucas de Leyde et Ie p1lastre sculpté de la tombe de Philippe de Commines, gui demeu­rent les ceuvres d'art les plus caractéristigues inspirées par cette curieuse légende.

Citons eneare un étrange disgue lunaire, représentant la « Bou­che de la Vérité », et appartenant à un musée lapidaire de Rome. La facture de ce document nous reporte aux áges les plus reculés de la magie. Certains d'ailleurs sont portés à croire gue la fable de la « Bouche de la Vérité » trouverait son origine dans la plus haute , antiguité. Sa tradition nous viendrait de l'extrême Orient.

Les guelgues fragments empruntés à la vie merveilleuse du Nécro­mant Vïrgile gue nous publions ei-dessous démontreront à suffi­sance, l'intérêt gue présente la légende virgilienne pour l'étude du passage du fait poétigue au fait magigue, tel gue Ie conçoit Ja tradition populaire.

TEXTES

INITATION DE VIRGILE A LA MAGIE NOIRE.

Al~rs gu'îl faisait ses études à Tolède, Ie jeune Virgile se pro­menalt souvent à la campagne en compagnie de guelgues condisci­ples. 11 les abandonnait valantiers pour se retirer dans la montagne et pour Y méditer Ionguement sur les problèrnes éternels.

Sa pérégrination solitaire l'amena eertaio jour à découvrir au flanc de_ Ia colline une grotte ou iJ s'aventura. La lumière du jour ayant d1sparu à ses yeux, il s'avança plus avant et retrouva un rayon de lumière gui venait d' en ha ut. Soudain ïl entendit une voix gui appelait : « Vïrgile !. .. Virgile ! ». 11 se retourna, maïs ne vit pers_on~e. ~ «. Qui clone m'appelle? » cria-t-il. La voix reprit: « V1rgile, V1rgile, ne vois-tu point cette planchette marguée d'un signe? » - «En effet », répondit Virgile. « Alors, dit à nouveau la voix, soulève-la et laisse-moi sortir! » - « Qui clone es-tu ? » demanda Virgile, et il fut répondu : «Je suis un diabie condamné à vivre dans ce trou jusgu'au jour du jugement dernier à moins

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gu'un mortel ne vienne me délivrer. C'est pourguo1 Je te suppliee en toute humilité de me délivrer. En échange je te donnerai les Jivres de l'art rnagigue gui t'apporteront la connaissance réelle et Je pouvoir surnaturel. Tu pourras, guand tu Je voudras, combler tes amis et chátier ceux gui te veulent du mal».

De telles promesses tentèrent Virgile. I1 se fit tout d'abord appor­ter les livres rnagigues et s' appropria leur pouvoir. c· est alors seule­ment qu 'il souleva la planchette, et d'un petit trou de la paroi de la grotte Ie diabie sortit en se tortillant comme une anguille. A peine .en présence de Virgile, Ie petit démon revêtit la forme humaine et remercia vivement son bienfaiteur ; mais celui-ei demeurait eneare tout interdit devant une telle métamorphose.

S'étant ressaisi, Virgile interrogea: « Toi qui maintenant et aussi grand qu'un homme, pourrais-tu rentrer dans l'orifice d'ou tu es

sorti ? » - « Certes » répondit l'ennemi. Et Virgile de dire: Je parie que

cel a ne t' est pas possible ». - « J' accepte Ie défi » reprit Ie diabie qui aussitöt se retrouva dans son trou. Maïs Virgile alors glissa la planchette sur l'orifice, et Ie diabie fut bien attrapé; étant retourné volontairement dans sa prison iJ y demeura malgré lui. I1 eut beau crier: - « Virgile, Virgile, gu'as-tu clone fait!», Virgile se con­tenta de lui répondre : - « Tu resteras prisonnier jusgu'au terme de ta peine ».

Et voilà camment Virgile fut initié à la magie noire.

VIRGILE DANS LE PANIER

Etant amoureux d'une belle et noble damoiselle qui appartenait à

une famille patricienne de Rome, Virgile lui déclara sa passion par rentremise d'une vieille sorcière.

Maïs la jeune femme se gaussa de lui et décida de Ie rendre ddi­cule. Tout d'abord elle sembla encourager les espairs d~ prétendant, maïs elle prit un malin plaisir à se faire désirer. Cependant Virgile devenant de plus en plus pressant, elle lui promit enfin de répondre à ses transports.

Comme notre héroïne habitait une haute tour, elle proposa à Vir­gile de se faire hisser dans un panier afin qu'il se trouvát plus rapi­dement auprès d'elle.

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Heureux de son succès, Virgile accepta la proposition, et il n' eut de cesse que ne vienne enfin Ie moment propice à cette idyllique a venture.

Par une nuit noire, alors que la ~ille était déserte et endormie, Virgile prit place dans son panier pour être hissé jusque dans la chambre de sa bien~aimée. Maïs, ö cruelle aventure ! celle~ci Ie laissa suspendu à quelque dix pieds de sa fenêtre. Ayant bien fixé la corde, elle abandonna Virgile à son sort, et lui cria : « Maître, te voilà bien attrapé ... Demain c'est jour de marché, à ta grande confusion, tout Ie monde te verra suspendu dans ce panier et saura ce que tu voulais venir faire chez moi. Par foi de sorcier, de valeur et de truand, tu resteras en cette posture aussi longtemps qu'il me plaira. Bonne nuit. .. >

Elle poussa sa fenêtre et s'en fut dormir, tandis que Virgile pas~ sait la nuit dans son panier. Dès l'aube, tout Rome connaissait sa ridicule aventure.

En apprenant cela, l'Empereur fut très attristé ; i! ordonna sur Ie champ à la jeune fille de délivrer son ami.

Furieux d'avoir été victime d'une aussi sotte personne, Virgile, comme bien l'on pense, jura de se venger. 11 se rendit dans un jardin voisin et ayant consulté son formulaire magique, i! fit s'éteindre tous les feux qui brûlaient dans les murs de Rome.

VIRGILE RALLUME LES FEUX DE ROME

L'Empereur . et ses barons, et tous les habitants, furent fort surpris de voir s'éteindre à la fois tous les feux de leur ville. Maïs ils se doutèrent bien que Virgile ne devait pas être étranger à eet évè~ nement.

L'Empereur Ie fit appeler et Ie pria de lui indiquer Ie moyen de ranimer les feux.

Voici ce que Virgile répondit : « Edifiez une estrade sur la place publique, exposez~y - complètement nue - la jeune fille qui m'of~ fensa, et faites proclamer à tous les habitants de la ville qu'ils pourront prendre du feu entre ses cuisses. Dites aussi que Ie feu sera transmis à chacun de cette seule manière, car i! sera impossible de se Ie passer, de Ie prêter à autrui ou de Ie vendre :..

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Alors, qui munis de cierges, qui de paille, qui de torches, et qui de flambeaux, tous vinrent quérir Ie feu selon Ie rite indiqué par Vir~

gile. . En pendant plusieurs jours, ce fut un pélérinage ininterrompu

devant la jeune fille ainsi exposée, jusqu'au moment oii les foyers

de Rome furent tous ranimés. Après cette terrible épreuve, la jeune femme rentra chez elle en

pleurant de honte, sachant bien que Virgile était la cause de son

infortune. Virgile cependant fut apaisé par sa vengeance. A quelque temps

de Jà, i! épousa celle qu'il avait par trop crueHement chätiée.

VIRGILE ET LA FILLE OU SULTAN.

Comme on racontait pas mal de choses quant à l'incomparable beauté, à la gräce et au charme de la fille du sultan de Babylone, Virgile fut profondément troublé, et bien qu'il ne l'eût jamais vue,

il en tomba foliement amoureux. Gräce aux sortilèges dont il avait Ie secret, il parvint à rejoindre

de nuit l'objet de sa passion. S'étant montré d'une tendresse infinie, il se fit payer de retour, eneare que l'obscurité ne permit point à la jeune fille de diseeroer les traits de celui auquel elle se donna.

Ces amours se déroulaient dans une félicité parfaite. Certain jour cependant, la jeune femme confessa à Virgile qu'elle eût aimé Ie connaître mieux encore, lui et Ie pays qu'il quittait pour !'aller voir

chaque nuit. Virgile répondit qu'il était prêt à la conduire dans son pays, mais

qu'il fallait pour cela survoler maintes régions et voguer sous les

eaux de la mer. Et c'est ainsi, par la voie des airs et des mers, qu'ill'amena dans

la ville de Rome. Mais i! fit en sorte de ne la faire rencontrer per~ sonne afin qu'elle ne pût parler qu'à lui seul.

11 lui fit voir son palais, son verger et ses mille trésors, ainsi que Ie grand homme de fer qu'il avait fait construire. Et tout cela, il Ie lui oEfrit avec amour ; mais elle refusa tout cela en. disant que les

richesses de son père lui étaient suffisantes. Cependant Virgile l'ayant retenue fort longtemps dans son ver~

ger. Ie sultan s'alarma de la disparition de sa fille. Illa fit vainement reehereher dans tout son royaume.

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Maïs la jeune fille, lasse un peu de toutes les joies qu'elle goûtait dans Je verger de Virgile, pria son amant de la reconduire chez

elle. N'ayant rien à lui refuser, Virgile la souleva dans ses bras et par

un pont qui se perdait dans les nuages, il la reconduisit et la déposa

dans son lit. En apprenant Ie retour de son enfant, la joie du sultan fut gran~

de, et c'est en pleurant qu!ll'embrassa, lapriant de lui raconter son

aventure. , _ « Seigneur père, dit alors sa fille, un homme très beau ma

enlevée, il m'a emportée au~délà des nuages jusque dans son pays, là il m'a montré son palais, ses trésors et son verger , maïs je n'ai pu

parler à nul autre homme et j'ignore Ie nom de ~a ~atrie. . . _ « Ma chère enfant, répondit Ie sultan, s1 cl aventure 1l venalt

eneare de ravir, rapporte~moi quelques fruits de son verger et je

connaîtrai Je nom du pays qu'il habite. Et l'enfant de dire: _ « Pour t'être agréable, je ferai tout ce

que tu me demanderas ». . . . . Troublé par Je souvenir de sa belle maîtresse, Vug1le rev.mt bien~

töt la quérir à Babylone. 11 I' emporta dans son pays et 1 Y garda jusqu'au jour ou Ja fille du Sultan désira à nouveau rentrer chez

elle. . . 11 Maïs elle avait rapporté des noix et quelques autres frUlts qu e e

mantra à son père. Celui~ci les examina longuement et condut que Je beau ravisseur devait habiter une contrée située non loin du pays

de France. Un peu plus tard Je sultan rejoignit sa fille, dans ses apparte~

ments, et lui dit : _ « Mon enfant, si ton séducteur devait revenir eneare pour

partager ton lit, fais~lui boire Ie breuvage ·que je te donner~i, ma.i~· tu t' abstiendras cl' en boire toi~même la moindre gorgée. Des qu 1l l'aura hu, il s'abîmera dans un profond sommeil, ... alors tu viendras m'avertir. Je Ie ferai prisonnier et nous saurons bien qui il est et d'ou

il vient ». En fille obéissante, et les circonstances s'y étant prêtées, elle fit

ce que son père lui avait demandé. Virgile fut pris au piège, et con~

duit dès son réveil devant Ie tröne du sultan. Grande était la curiosité de la cour, car chacun voulait voir de

près celui qui avait .eu l'audace de ravir au seigneur son unique

enfant.

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C'est d'une voix grave et sévère que Ie sultan prit la parale: - « Vous voilà clone, misérable, vous qui avez déshonoré ma

fille bien~aimée, et qui I' avez conduite dans de lointains pays. Vous l'avez trompée et vous l'avez souillée de vos gestes impurs. La mort seule rachètera votre infamie. Justice sera faite, telle est ma sen~

tence ». _ « Majesté, dit alors Virgile, si j'avais voulu Ie moindre mal à

votre fille, vous ne I' eussiez plus revue. Je vous en prie, laissez~moi rentrer dans ma patrie, et vous ne me reverrez jamais plus ».

Maïs Je sultan ne voulut rien entendre : - « Vous avez mérité une mort infämante, dit~il, et vous la subirez ».

- « Messeigneurs, s 'écria alors la fille du Sultan, si vous Ie tuez

je mourrai avec lui ». - « Parfait, fut la réponse du sultan, puisque tu veux partager

Je sart de ce misérable, vous serez brûlés tous les deux. Je n'ai que faire d'une fllle qui a profané l'honneur de notre sang ».

- « Pardon, Majesté, reprit Virgile, vous parlez avec présomp~ tion, jamais vous ne nous verrez mourir sur Ie bûcher de l'infämie ». Usant alors de son pouvoir magique Virgile détourna Ie cours du fleuve de Babylone, de telle sorte que Ie sultan et sa suite s'y débattirent bientöt comme des grenouilles, en essayant de se sauver à la nage. Virgile aussitöt emporta sa bienaimée ; ils regagnèrent Je pont magique, et dès qu'ils furent en sécurité, les eaux du fleuve se retirèrent, tandis que Je sultan et sa cour assistaient impuissants et rageurs à la fuite des amants.

Ceux~ci arrivèrent à Rome, sans Ie moindre incident, ils s'y repo~ sèrent de leurs émotions et Virgile n'eut qu'attentions et délicatesses pour celle qui avait voulu mourir pour lui .. . pour celle qui, assuré~ ment, était la plus belle femme que la terre eût portée.

Elle fut comblée cl' ob jets précieux et rares. Pour elle, il édifia une ville sur les flats de la mer. Et c'est ainsi, gràce à la vertu magique de Virgile, que Naples fut fondée. NapJes, dont il fit la cité mer~ veilleuse qui, de nos jours encore, fait rêver maints visiteurs et mourir maints amants.

(Texte établi, traduit et commenté par René Baert et Marc. Ee~ mans cl' après I' édition néerlandaire de 1790).

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LES GRANDES TRADITIONS MAGIQUES

DE LA PAYSANNERIE FRANÇAISE

LE CHATEAU D'AMOUR ET LE CHEVAL-DIEU

Un même thème magique, conservé par la tradition populaire, comporte très souvent : poésie, jeux ( 1) et chants.

Le plus souvent, cette trilogie doit être maintenue par Ze folklo­riste, sinon i[ risquera de passer à cöté de trésors, sans même en avoir conscience.

L' étude des documents peut seule permettee un rapprochement utile entre certains jeux, certaines poésies, certains chants.

Dans Ze principe, la méthode empirique s'impose; dans la suite une critique sans faiblesse permettra seule de distinguer le grain de tivraie.

Ayant eu toecasion d'étudier le cycle de Mai, nouJS avons fait la découverte du Chäteau d'Amour; ayant mené une enquête sur les danse-s de France, nous avons exhumé le Cheval-Dieu.

LE CHATEAU D'AMOUR

L'ancienne chanson populaire française est pleine d 'allusions rela­tives au « Chäteau d'Amour >. On serait assez tenté de penser aux Cours d'Amour du moyen äge et au Roman de la Rose.

Pourtant, cette thèse paraît absolument condamnée : en Suisse,

( l) Sous Ie oom de jeux oous compreooos aussi bieo les Daoses que les jeux caractéristiques.

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jusgu'à la fin du XIX<> siècle, Ie « Chäteau d 'Amour » est une sorte de jeu. Des jeunes filles s'enferment à l'intérieur d 'une enceinte de bois gu 'aussitót les jeunes gens assiègent. On se bat à coups de fleurs , puis la joyeuse garnison se rend et l'on brûle Ie « Chäteau

d'Amour ~. Ce jeu avait lieu Ie premier Dimanche de Mai, et nous n 'hésitons

pas à Ie considérer comme une phase de la préparation rnagigue des jeunes fi!les pubères, aptes au mariage. L'hypothèse rnagigue est in­finiment plus vraisemblable gue la poétigue.

En Vendée, une chanson assez peu compréhensible commence

ainsi : « Quand le beau Chäteau d 'Amour fut pris ~

Et en Normandie, on connaissait encore, il y a guelques années ,

cette chanson :

LE VOYAGE DU ROSSIGNOL

I

J'ai uo p 'tit voyage à faire Je oe sais qui Ie fera Rossignol veux~tu m'le faire Ce petit voyage là ?

La violette double, double, La violette doublera.

11

Rossigool~ veux~tu m'le faire Ce petit voyage là ? Rossignol preod sa volée Au Chäteau d'Amour s'en va.

La violette double, double, etc ...

lil

Rossignol preod sa volée Au Chäteau d'Amour s'en va. La porte il trouva fermée, Par la fenêtre il eotra.

La violette double, double, etc ...

IV

La porte iJ trouva fermée Par la fenêtre il eotra. Bonjour l'une et bonjour l'autre. Bonjour Mam'zelle me voila.

La violette double, double, etc ...

V

Bonjour J'une et bonjour l'autre,. Boniour Mam'zelle, me voila, Votr~ ami m'enveie vous dire Qu'il oe vous oubliera pas.

La violette double, double, etc .. .

VI

J' en ai oublié bi en d' autres J' oublieral bi en celui~là, Tout amant qui quitte sa place· Ne la retrouvera pas.

La violette double, double, etc ...

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Les chansons ou revient Ie « Chäteau d' Amour » étant fort nam~ breuses par toute la France, i] est permis de penser que le jeu magi.., que du même nam fut pratiqué dans la plupart des provinces.

LE CHEVAL~DIEU

Autre cas et de plus d'envergure. Maints contes, traditions, chan~ sans populaires font allusion à un cheval fantastique.

On peut arriver à prouver, gräce à !'abondance des documents:

1. - qu 'un cheval fut, en effet, l'objet d'un culte magico~reli~ gieux, probablement depuis la préhistoire ;

2. - que des jeux étaient célébrés en l'honneur de ce cheval ;

3. - que eet équidé fantastique était un porteur de fécondité, un agent de renouvellement.

Très rapidement, nous allons essayer de justifier ces péremptoires affirmations.

En Haute~Auvergne, les paysans disaient, il y a eneare quelques années, que Ie Drac, monstre qui prenait parfois !'aspect d'un cheval blanc, emportait sur son dos des enfants et cherchait à les noyer.

En V endée, un cheval blanc terrible parcourait les champs la nuit : Ie cheval Malet.

Au Pays basque, Ie cheval blanc fantastique est Ie héros de plu~ sieurs contes curieux.

En Normandie, il est connu sous Ie nom de cheval Bayart; de même dans les Ardennes au autrefois « il y a longtemps, très long~ temps, il apparaissait toutes les sept années entre les pointes des quatre fils Aymon », cette curieuse, colline ardennaise et « piaffait sur Ia Tabie de Maugis », puis, hennissant, disparaissait.

En Bretagne, Saint Tugdual est transporté de Rome en son évê~ ché par un cheval blanc apparu qui Ie perte dans les airs et Ie laisse sur un tertre avant de s'évanouir dans Ie ciel.

En Champagne, à Suippe, on redoutait le cheval blanc « sans bride ni licol » appelé Baoella au Baya.

Dans Ie Berry, les paysans, lorsqu'ils allaient s'étendre pour se reposer et dormir pendant l'heure de la sieste, disaient « qu'ils allai~ ent vair la jument » et l'un d'eux les ralliait tous à un endreit con~ venu en hennissant.

On pourrait relater des centaines de traditions de ce genre.

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11 y a quelques années, les paysans vendéens honoraient eneare Ie cheval « rnalet » en déposant des offrandes au pied de certains men~ hirs. Dans un serman composé contre les sorciers, un curé de Saint~Cyr en Talmondais, vers 1860, reprochait véhémentement aux hommes de sa paroisse de jeter du trèfle à la pierre de la gillerie pour se concilier Ie cheval « rnalet ».

Sur Ia colline de Locronan, en Bretagne, existe une pierre qu'on a pelle la « jument de Saint~Ronan ». Les femmes viennent y prier e~ s'y Jivrer à certaines pratiques lorsqu'elles désirent un enfant. D 'après Ia Iégende, cette pierre, au temps du saint, se muait en cheval et était même capable de traverser les mers.

11 y a clone un rapport assez curieux entre Ie cheval fantastique et les menhirs néolithiques.

Le nam que 1' on donnait au cheval blanc invisible était souvent celui d 'un « homme~cheval » paraissant au cours de certaines fêtes. C'est ainsi que nous retrouvons à Ste~Lumine de Coutais, près de Nantes, un cheval « rnalet » à Esquize~Serre, dans les Pyrénées, un cheval Bayart, sous la forme de chevaux jupons enfourchés par des jeunes gars qui se conformaient à d'antiques préceptes cérémoniaux.

Ailleurs, sous d'autres noms, les mêmes sirnulacres existent. La grave compagnie du Saint~Esprit suivait à Lyon « Ie cheval~fou » ; à

Montluçon, Ie « cheval~fug ».

11 y avait taujours : a) un défilé au cours duquel Ie cheval ruait, dansait et poursui~

vait les femmes ;

b) une cérémonie à l'Eglise pendant laquelle Ie cheval se tenait au banc du seigneur ;

c) une présentation, au cheval, d 'avoine ou de froment ;

d) un re pas de notables ;

e) des chants ou 1' on évoquait Ie renouveau, la végétation, Ie printemps.

A Ste~Lumine de Coutais, on entonnait Ie couplet suivant:

« n faut aller à la Fëte, i! Ie faut car i! est temps » « Fais résonner ta musette et ton cornet à piston » « Ah que les vignes sont belles réjouissez-vous enfants »

On accomplissait un parcours immuable. Le cheval fantastique qui, très évidemment, est porteur de fécondité , semble avoir été associé au culte des fontaines et des lacs.

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A Ste~Lumine, on disait célébrer la fête en souvenir de la conces~ sion d'un étang par un seigneur inconnu.

Au Pays Basque oit Ie chevaHupon pqrticipe encore à de grandes fêtes, une légende rapporte que Ie cl1eval blanc fit surgir une fontai~ ne merveilleuse en tapant du pied.

A Bagnoles~de~l'orne, les sourees sont dues au cheval d'un mys~ térieux chevalier qui ne put avoir des enfants que gräce à la protec~ ti on de I' ani mal.

11 semble bien que l'emploi du cheval jupon ait été préféré à celui de la crinière et de la queue d 'un cheval sacrifié.

On a trouvé, en effet, en Bretagne des têtes de chevaux dispo~ sées rituellement sur deux menhirs .

Souvenons~nous également de I' equus october des premiers temps de Rome.

On égorgeait sans doute annuellement un cheval blanc sacré que r on pensait porteur de fécondité et on obligeait son ombre à hanter Je pays, à maintenir par conséquent la prospérité, en gardant la crinière et la queue du sacrifié qu'on restituait par Ie feu au coursier mort avant le sacrifice suivant.

Chaque printerups un homroe se parait des dépouilles du cheval, obligeant magiquement I' ombre de celui~ci à Ie suivre, à passer par oit il passait, afin de porter la fécondité oit il Ie désirait.

11 est à remarquer en effet :

Que Ie cheval blanc rode en quête de vengeance et sert les hom~ mes un peu malgré lui, après une intervention magique;

Que Ie cheval blanc est par un certain cöté un cheval de I'autre monde. Dans certaines contrées, ne dit~on pas qu 'il hante les cime~ tières ?

Enfin, il existe tout un cycle de légendes se rapportant au cheval blanc sans tête, - légendes et chants qui n'ont pas cours toute l'année mais à une époque déterminée, celle pendant laquelle se célébrait I' Aguilanneu celtique.

Voici un chant du Bas~Poitou :

L'Auilanu elle est là-haut Sur la fenêtre 01 est in petit chevau blanc Sans queu ni tête I vous souhaitons la bonne année Donnez-.nous, va, la guilanu.

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Les principales fêtes du cheval~dieu serobient avoir été : 1. La fête du sacrifice d 'Octobre à Décembre. 11. La fête de la Fécondité ou du Printerups - temps de la Pen~

tecöte. 111. La fête de la restitution qui suivait peut~être celle d~ Ia

fécondité. Au cours de cette dernière fête , Ie cheval retrouvait dans l'autre

monde son intégrité, errait librement, puis, sans doute, se réincarnait

dans un autre cheval sacré. Il y aurait tout une étude à entreprendre sur Ie cheval légendaire. Nous avons tenu à ce que les Iecteurs d'HERMES en aient les

prémices.

GUYLEFLOCH

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I•

DE L'IMAGINATION, DE SON PAROXYSME

ET DES VOIES QUI CONDUISENT

( PARACELSUS SAMTLICHE WERKE - Editions Aschner; Wien 1914 T. IV. page 308: Philosophie occulte).

Afin de vous fournir un exemple de la puissance de Ia représenta~ tion ( imagination), de vous niontrer quelle est son influence et son pouvoir, et la manière dont elle se trouve amenée à son paroxysme, voyez et apprenez quel poison farmidabie constitue, surtout aux moments de la peste, la force de la représentation ; plus terrible que celle des airs empoisonnés, ni Ie théraiaque de Mithridate ni aucun remède analogue ne peuvent être utilisés contre elle avec efficacité. Le seul remède possible est de l'oublier, ou de lui résister. Car I'ima~ gination est dans Ie cas de Ia peste, un courrier si rapide et un voyageur si pressé, qu'elle va et chemine non seulement d'une maison à l'autre, d 'une rue dans une autre rue, mais aussi d'un pays dans une autre région, de telle manière que cette maladie, peut se répan~ dre dans une ville ou dans toute une contrée, et empoisonner ainsi des milliers de personnes par la puissance de la représentation chez un seul homme. Voilà ce qu 'il faut entendre par eet exemple.

Je suppose que deux frères, ayant l'un pour !'autre de I'affection et de l'estime, vivent l'un en France et l'autre en Italie. La peste éclaterait en ltalie. L'un des frères en meurt, et l'autre apprend en France que son frère est mort de la peste. II s'épouvante à cette nouvelle, frémit d'horreur et commence à se représenter la chose, à y penser au point de ne plus pouvoir l'oublier. Cela s'allume en lui

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et se réverbère, comme Ie fait un prélèvement d'argent ou d'or qui s 'affine dans Ie creuset jusqu'à ce qu'il étincelle pur de tous autres ~étaux. 11 en est de même dans Ie cas de ces représentations ; elles se réverbèrent jusqu'au degré extrême de leur réverbération; et lors~ qu' elles cammencent à étinceler, elles trouvent dans l'homme un creuset ( ou plus exactement une coupelle) comme Ie trouve Ie sper~ me dans Ia matrice de la femme, provoquant Ia conception et la

grossesse. C'est ainsi que lapesteva d'un homme à l'autre, jusqu'à ce qu'elle

se propage dans toute une ville, dans tout un pays. Voilà pourquoi iJ est bon de s'en tenir éloigné, non pas à cause de l'air ou de la puanteur ( car !'air n'a rien à voir avec l'empoisonnement de Ia peste, eneare rnains la fait~il naître comme on Ie prétend couram~ ment) , ma is a fin de ne pas voir les choses qui s'y rapportent, ni d' en entendre parler, les fixant ainsi dans notre pensée.

11 en résulte qu'il ne faut pas laisser seul un homme qui reçoit une nouvelle comme celle dont il vient d 'être parlé, qu 'on ne doit pas rester silencieux auprès de lui, ni Ie laisser demeurer inactif, afin qu'il ne puisse pas s'adonner à ses pensées ni à ses rêveries. 11 faut Ie consoler, lui sortir tout cela de !'esprit, se montrer joyeux devant lui, jouer ou s'adonner à un divertissement quelconque avec lui, et ne croyez pas - bien qu'une telle facilité à secourir quelqu'un soit en effet assez risible - que je Ie dise pour plaisanter, can l'imagination est semblable à la poix, elle colle et prend feu et lorsqu'elle commence à brûler on peut difficilement l'éteindre. Voilà pourquoi on doit, ainsi qu'il est relaté plus haut, prêter assistance lorsqu 'il s'agit de résister à la Représentation et de l'éteindre.

Ceci constitue Ie premier exemple dans lequel i! a été suffisamment démontré et expliqué quels étaient Ia puissance et les effets de l'imagination et Ie degré auquel elle pouvait atteindre.

Mais afin de parler maintenant de l'autre exemple, sachez que la Représentation a fait périr beaucoup de gens non seulement pendant les épidémies de peste mais aussi dans les guerres. Combien ont été tués au cours d'assauts, de batailles et d 'escarmouches, sans qu'il y ait eu à cela aucune autre cause que celle de leur imagination. 11 faut entendre par là que lorsqu'un homme est peureux, aisément craintif et effarouché, il s'épouvante, et s'imagine, dès qu'un coup de feu est tiré contre lui, qu'il est atteint ou qu'il va !'être. Un tel hom~ me, dis~je, sera tué bien plus sûrement que celui qui y va hardiment, joyeusement et sans crainte, qui ne s'épouvante pas, ne s'effraye

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pas d'un coup de feu, et possède Ie bon espoir et la ferme croyance de s'en tirer mieux que tous les autres. Tels sont les vrais guerriers avec lesquels on peut conquérir des chäteaux~forts, des villes, des pays et des hommes. Mais les autres, que ce soient de grands ou de petits dröles, des nobles, des chevaliers, des roturiers ou des vieil. lards, ils ne valent pas un denier et encore moins leur solde.

Aussi faut~il que tout guerrier qui veut vivre longtemps, ou désire atteindre dans la guerre au titre de Chevalier ou à d'autres honneurs prenne comme modèle Seigneur Jules César ou tout autre pieux et vaillant horome de guerre, tel qu'il en a existé beaucoup chez les Romains, Et il doit savoir utiliser la puissance de son Imagination, e-t fixer ses modèles dans son äme, comme s'il voulait accomplir toutes les actions que ceux~ci ont accomplies : devenir aussi vieux que celui­là, atteindre aux mêmes honneurs et à la noblesse de tel autre ...

Cela s'est produit chez quantité de gens sans qu'ils en aient conscience, c'est~à~dire que sans avoir compris la puissance de la Représentation ni tout ce qu'elle peut accomplir, ils ont pourtant utilisé cette méthode et obtenu gräce à elle honneurs et biens.

On pourrait objecter que la chance, la force ou l'adresse y ont été pour quelque chose, ou bien encore que tel autre n'a pas été vaincu, atteint ou blessé du fait de certaines herbes, racines, pierres ou autres reliques, qu'i] portait sur lui. Je répondrai que tout cela ne constitue rien d'autre que des alliés dont l'Imagination est Ie général et le chef suprême.

11 est vrai que beaucoup d'objets font leurs preuves en cas de guerre, et protègent contre les armes ennemies, de telle sorte qu'une blessure est rendue impossible. Je l'admets sans vouloir en parler ici, me réservant de Ie faire ailleurs. Mais il n'en est pas moins certain que seule la foi en produit et développe tous les effets, car sans la foi tout demeure vide et impuissant.

PARACELSE.

(Trad. inédite communiquée par Ie Dr. R. Allendy).

CONNEXIONS ET OPPOSITIONS

DE LA POËSIE ET DE LA MAGIE

Une ri::flexion sur les notions de Poésie et de Magie mises en arallèle et placées sur un plan philosophique n'a peut~être aucune

~hance de parvenir à un résultat. Le métaphysicien ami des réalités intuitivement perçues dans I' évanouissante lumière du transintelli~ gible se trouve pourtant en face de connexions avec lesqueUes il communie : il voit la convergence de Poésie et de Magie, et cepen· dant ... Cependant il hésite : une voix l'avertit qu'il se trompe et que cette convergence n'est qu'un croisement ou s'amorce sans doute une

irrémédiable dissociation. Essayons de ne point déformer la perspective. Malgré les efforts des sociologues et des enquêteurs patients tels

Frazer ou Hubert et Mauss, la signification du mot Magie s'enve· loppe encore d' obscurité. Lois très soupies et invisibles de corres~ pondance et de sympathie entre le monde et I'homme ou puissance occulte d'action sur les forces de l'univers ou faculté de produire des phénomènes aberrants, quelle que soit la traroe ou se tisse le mystérieux visage de la Magie on risque d'en méconnaître Ie sens si l'on ne porte pas !'accent sur son caractère biologique. La Magie est toujours associée à une culture proche de l'animalité: si, de nos jours, elle fleurit - malgré les supercheries - avec une singulière vigueur, souvenons-nous que les civilisations les plus évoluées et qui penebent soit vers la sclérose, soit vers la mort, sont aussi celles qui ressemblent Ie plus aux civilisations primitives. Les analogics entre Ie corps social et Ie corps humain ne doivent sans doute pas

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être trop tendues, maïs il est très remarquable - à notre sens tout au moins - que la Magie trouve une atmosphère propice dans les civilisations ou les elimats sociaux ou la notion de nature, avec son double mouvement polaire: spirituel et physique, s 'avère en état de déséquilibre. Je cite au hasard: Ià culture anglo~saxonne ou Ia Ma­gie, sous son aspect de spiritisme, connait une faveur extrême, Ia civilisation hindoue, les agrégats très denses de population ou la vie apparait très mécanisée, ou, au contraire, les villages dépeuplés ou le paysan fait corps avec les farces telluriques. Or, dans ces divers cas, on se trouve en présence de phénomènes d'effervescence biolo­gique : comme l'a montré Keyserling dans son admirable Analyse spectrale de l'Europe, Ie caractère fondamental de l'Anglo~saxon est, au sens plein du mot, l'animalité, avec tout ce que celle~ci com­porte d 'instinct vita! , puissant et direct; la Magie hindoue - et à certains égards celle qui a fleuri au moyen äge -peut s'interpréter comme une véritable réaction physique contre une spiritualité désa­xée et passée à la limite ; la même Magie qui suppure dans les campagnes ou s'étale en larges taches dans les grandes villes a incontestablement son origine dans une espèce d 'hypertension des forces corporelles.

Ces exemples n'ont valeur que de tremplin. En réalité, si nous tentons de situer philosophiquement la Magie, nous dirons que, dans !'ensemble synthétique de la Nature humaine, Ie couple Esprit et Corps est phénomènologiquement en état d'équilibre métaphy~ sique instabie: si ce couple s'agrège en Esprit~Corps, c 'est~à~dire en une masse ontologique dont l'orientation est polarisée par Ie seul foyer physique au détriment du foyer spirituel, il se trouvera placé sur la voie qui mène à la Magie ; au contraire, s'il s'agglomère en Corps~Esprit, c 'est~à~dire si Ie foyer spirituel exerce une fonction d'absorption continue et constante sur Ie foyer physique, il se trou~ vera sur Ia voie qui conduit à Ia Mystique. A notre avis, ces deux axes : biologique et pneumatique sont parallèles, maïs ne se rencon~ trent pas. Leur situation est analogiquement différenciée.

Or Ie rythme de la Poésie paraît singulièrement consonnant à celui de la Magie, du moins dans sa phase dialectique ascendante. Ceci implique toute une analyse onto-phénoménologique de tacte poéti~ q~e dont je me permets de dégager brièvement la charpente en m excusant de son schématisme. J' entencis par dialectique aseendan­te de la poésie Ie moment ou I' expérience révèle à I' esprit du poète une certaine essence poétique appréhendée comme un tout existen~

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tieHement indifférencié, en d 'autres termes, ce qu'on appelle tech­niquement la subsistenee ou la personnalité de telle ou telle chose. Cette totalité spirituelle ( 1 ) est saisie par et dans I' expérience poé­tique d'une manière alogique, ou eneare sans dégagement de sa valeur noétique et intelligible. D'autre part, j' entencis par phase dialectique deseendante du mouvement poétique Ie moment propre~ ment constructif et poématique ou un flux d'images ou de symboies vient recouvrir ce donné existentiel et spirituel. Le caractère propre de la Poésie résulte de la simuitanéité métaphysique et, en un sens,

brutale, de ces deux phases. La Poésie se montre ici assez profondément parente de Ia Magie,

du moins quant aux couches souterraines de !'esprit d 'ou jaillissent leurs mirages communs. En effet, toutes deux impliquent une même communion biologique et spontanément vitale avec les choses, toutes deux supposent une identique suspension du pouvoir de connaître de I' esprit au profit de I' assimilation alogique de ce quid spirituel indifférencié. Par la Poésie, en sa phase de pénétration expérimen­tale, !'esprit s 'insère dans un contexte dont toutes les issues intelli~ gibles sont masquées •. et ou i] saisit, en s 'y donnant tout entier par identification, et sans ce subtil retrait de la pensée qui détermine l'acte de penser, une certaine réalité spirituelle en son existence même. En cl' au tres term es, la Poésie, pris~ comme expérience, pro~ cède par intuitions actives et non par jugements : il n'y a pas de jugement poétique parce que l'expérience poétique, n'étant pas finalisée par la connaissance, est foncièrement alogique. La Poésie ne distingue pas pour unir, elle se perd d'un seul élan dans l'unité.

Or, la Poésie ainsi vécue entraine une asciilation taujours gran~ dissante de l'Esprit vers Ie Corps ou, en général, vers Ie Physique. Si la Poésie n'était qu'expérience, elle se concluerait, à la limite, par une sorte de don intégral de l'Esprit à l'Univers, instant crucial et inhumain ou la réalité de l'homme, et du poète qui est homme, s 'ex­travase et se dissout. Disons. clone que I' expérience poétique retrouve intuitivement, par dépassement ohjectif et par assimilation, non pas Ie sens ou les déterminations ln.telligibles des choses, maïs purement et simplement leur existence spirituelle. En transposant un mot de Jean de Saint~ Thomas à propos de I' amour mystique, nous aurions

( 1) cf. Mon artiele Poésie et Métaphysique du n• de juin de la Revue de Philosophie oii je reprends, de façon systématique, certains thèmes esquissés dans l'article paru sous Ie même titre dans Ie dernier fascicule d'Hermès.

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la formule: sic Poesis transit in conditionem objecti (2). La Magie, a son tour, ne procède pas autrement: elle vise, elle aussi, non pas ( ainsi qu ·on 1' es time trop souvent) à une transmutation des choses en réalités spirituelles que 1' esprit s · assimilerait, mais, en sens inverse à une assimilation, dûment expé(imentée, de 1' esprit aux réalités spirituelles dont les choses matérielles sont lestées en leur existence même. Pas plus qu'il n'y a de connaissance poétique (sauf par ana~ logie disparate), il n'y a de connaissance magique, parce que la connaissance suppose l'abstraction, c'est~à~dire l'exhaustion des choses au degré d 'immatérialité en acte de !'esprit, ou, en termes très approximatiEs, Ie mouvement des êtres vers l'esprit, alors que Poésie et Magie supposent l'assimilation inverse de l'esprit à l'exis~

tence spirituelle des êtres. Malgré ces remarquables points de contact, Poésie et Magie

différent totalement en ce que l'une se situe dans la ligne de l'Agir et l'autre dans celle du Faire. La Magie n'est ni créatrice ni con~ structive : elle est ordonnée purement et simplewent à l'usage des farces spintuelies occultes, à leur maniement et à leur orientation dans tel ou tel sens déterminé qui converge, quel qu'il soit, vers un but suprême : la maîtrise et la possession de la Nature par l'homme, La Poésie, au contraire, est essentieHement dirigée, en sa phase dialectique descendante, vers l'reuvre produite, présentée comme un substitut de l'expérience. Sans doute cette esquisse que nous traçons est assez linéaire : il faudrait souligner la complexité de la Magie, ses interférences avec la connaissance et la moralité. 11 n'y a pas de connaissance rnagigue et c'est pourquoi toute Magie repose sur l'initiation, savoir sur la transmission d'une révélation primitive, sur un secret alternativement perdu et retrouvé. Ce camouflage d'éso~

térisme ne doit pas faire illusion : il est l'indispensable suppléance d'une connaissance inexistante, dont toute la raison d 'être est d'user de Ia Nature à des fins proprement humaines. Camprenons par Ià que l'ésotérisme n 'est pas seulement une réaction de défense contre les intrusions et les curiosités du dehors, maïs simptement une néces~ sité imposée par l'insertion alogique ou acognoscitive de 1' esprit dans r ensemble des farces spirituelles de r univers : obscurum per obscurius. Ne connaissant pas ces puissances et ne dirigeant pas ses pensées vers elles afin de les connaître, la Magie élabore spon~

(2) Nous retrouverions Ia même condusion en partant du principe aristotélicien bien connu de l'origine de toutes nos pensées.

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- t un système de recettes mystérieuses qui fonctionnent à la tanemen , . . . .. , . . fa on d'une connaissance et qui rendent I m1tie capable de s ass1m1~ Ie: aux farces spirituelles. L'ésotérisme n 'est qu'un cadre, mais il est de !'essence même de l'attitude magi~ue. Sinon, il faudrait .qu.e la révéla tion descendit, à chaque coup, d en haut ou, comme d1sa1t y an Helmont, du Père des Lumières ( 3) .. Or (et i ei .nous to~chons

elle caractéristique de la Magie par qum elle mime en à une nouv . ~ . . ..

j I on la moralité) la Magie peut etre cons1deree comme que que aç M

. - d' n athéisme ou d'un humanisme incoërcibles. La agie ammee u . valeur religieuse ou si l'on veut forcer Ie sens du mot na aucune •

1. · lle est une religion de l'homme considéré comme Dieu. re tgiOn, e . . . Alors que la moralité authentique intéresse I~ fi~ ~e !a v1_e ~umame et son ordination à une fin dernière, la Magie dev1e Immediatement de la route qui mène à la transeendance pour s_'e~gager s.ur ce~le de l'immanence humaine intégrale. En effet, la ltbzdo dommandt tra~ vaille continuellement la Magie. Point de Magie sans retour immé~ diat de I' action rnagigue vers l'homme qui s'en sert et en bénéficie: il y a en elle, à l'état latent, une humanisation du préternaturel. Par un paradoxe dialectique à notre sens éclairant et inévitable, .la .po~a­risation Esprit~Corps dont nous avons parlé reflue pour ams1 d1re vers un seul centre : !'esprit humain. Pourquoi? Parce que la corres-

ondance entre 1' esprit et les puissances spirituelles célées dans la ~atière ne peut pas être maintenue : [',esprit est ontologiquement leur supérieur et sa concieseendance n'est qu'une forme de sa maîtrise. L'esprit s'humilie pour vaincre, il s'établit sur Ie même plan pour déniveler et pour instaurer son pouvoir. La Magie obéit ainsi à une Ioi métaphysique infrangible qui veut que l'inférieur se rapporte au supérieur. Toute Magie fait de l'homme Ie centre de la Nature, Ie démiurge qui la plie à son vouloir, Ie dieu qui ne poursuit que son propre bien. C'est à ce thème central que doivent se rapporter toutes les tentatives magiques d 'immortalisation ou , du moins, de longue

vie. La Poésie, elle. échappe partiellement à cette auto~déification qui

guette la Magie. Elle possède, inscrite en sa structure, une puissance de purification radicale : celle du poème ou de la construction des symboles. La Catharsis est de 1' essence même de la Poésie : elle

(3) Sur eet emprunt à Van H elmont, cf. Ie beau livre du M . Paul Nève de Mévergnies, J. B. V an Helmont, Philosophe. par Ze feu, Liége et Paris, 1935. Il est clair que V an H elmoot plagie ici Saint Jacques.

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libère l'homme de l'humain parce qu'en sa phase dialectique deseen­dante toute la Poésie se meut, d'un élan invincible, vers la création de l'ceuvre, du complexe d 'images et de symboles, vers Ie poème au sens étymologique du mot. Le Poème délivre Ie Poète et l'empêche d'être un Mage.

Telles sont les réflexions qu'inspire une analyse simultanée de la Poésie et de la Magie. Pour être complet et clair, il faudrait faire rayonner, hors de sa gangue, ce noyau fruste que nous venons de dégager. Nous devrions, en particulier, souligner plus énergique­ment Ie rapport de la Magie à !'ensemble culturel, à ce que Graebner et Schmidt appellent Kulturkreis, ou elle vient s'insérer à titre de condition biologique du développement social. La Magie intervient ici comme soupape de sûreté d 'un instinct religieux exarcerbé qui, sans elle et sans Ie contrepoids humain qu'elle apporte, ferait planer une étouffrante terreur sur les cultures primitives ou Ie facteur sur­naturel exerce une sorte de dictature. La Religion compose alors a vee Ia Magie qui lui est antinomique, mais I' allège. Par I à nous pouvons retrouver un autre point de contact entre Poésie et Magie. Toutes deux humanisent. Car la déshumanisation peut jouer et joue effectivement dans deux sens : cel ui de 1' excès comme dans les civilisations primitives ou celui du défaut comme dans les civilisations évoluées et durcies. Ce culte forcené de l'humain qui nous a été prescrit depuis Ie 18• siècle a eu pour conséquence inéluctable un affaissement dialectique et mortel de tout ce qu'il y a de vivant en l'homme. L'humain tue !'hom­me aussi sûrement que la guerre ou Ie poison. Or la Poésie et la Magie humanisent, selon des rythmes opposés il est vrai, mais singulièrement conjoints. Par exemple, si la Magie connait à l'époque actuelle une recrudescence indeniable, c'est beau­coup moins à cause de son humanisme et de son athéisme que par suite de !'ouverture qu'elle creuse dans l'espérance religieuse. Nous n' émettons là aucun paradoxe. La Magie, considérée en soi, est de tendance nettement areligieuse : placée dans un elimat religieux, elle Ie résorbe et lui fait perdre son caractère. Mais, à la limite, et dans une atmosphère nettement areligieuse comme celle ou nous baignons, elle tend à rendre à l'homme - à notre avis de manière équivoque et spécieuse - la signification totale de son être. L'hu­main ayant détruit en l'homme Ie religieux qui fait partie de sa substance, la Magie tourne l'homme vers Ie spirituel et Ie surnaturel. Elle tire l'homme hors des marécages de la matière et restitue un

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débouché à son instinct religieux, à son désir du Oivin, En ce sens­là, on peut assurer que la Magie remplit un röle humain plus fécond sans aucun doute que celui que sa propre nature lui impose. La Poésie, d'autre part, exerce, elle aussi, en nos temps inhumains, sa puissance d 'humanisation (j'emploie Ie mot Poésie en son sens Ie

lus large). Par Ie fait même qu 'elle libère l'homme de l'humain et ~xe son attention aux exigences de I' ceuvre à faire, elle se désoli­darise du même coup d'une culture ou l'homme est réduit à l'état de mécanique inhumaine. Distrayant l'homme de lui-même, elle s'avère apte à porter sur lui un jugement moral. Ne constatons-nous pas que les philosophes qui ont stigmatisé notre temps sont préci­sément ceux ou vibrait une intense flamme poétique : un Bergson, un Maritain, un Berdiaeff, un Scheler, un Keyserling, un Dawson, et tant d'autres? L'efflorescence du goût de la Magie et de l'Art, même en des cercles fermés, et malgré un goût morbide pour une spiritualité invertie, ne font pas tout à fait désespérer de I' avenir. Poussière de feu qui allurnera les grands brasiers quand soufflera I' Esprit.

MARCEL DE CORTE Professeur à l'Université de Liége.

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POESIE ET MAGIE

Si, parmi toutes les créations des hommes, on doit réserver Ie nom de poésie aux idées qu'ils élaborent en des synthèses propres, dépassant la représentation du monde objectif et connu, la magie n ' est autre que Ie pouvoir attribué aux conceptions mentales . de se matérialiser sur Ie plan tangible. Donc, étudier les rapports de la poésie et de Ia magie, c 'est chercher comment l'imagination poétique peut, par les voies obscures de l'inconscient, façonner Ia réalité ou comment. inversement, la libido qui aspire à cette réalité est inspira~ trice de poésie.

Dans Ie développement psychique de I' enfant, il est une période pendant laquelle celui~ci distingue mal Ie subjectif de l'objectif : son rêve lui parait aussi réel que ce qu'il touche, et il ne différencie guère ce qu 'il a conçu en esprit de ce qu'il a vu avec les yeux. La plupart des peuples primitifs en sont là. lis en arrivent tout naturellement à croire que leur désir engendre des effets matériels. Les psychana~ lystes appellent pensée magique cette tendance, et ils la considèrent comme une inaptitude à discerner la production psychique de la création physique, bref comme une infirmité par rapport à l'indis~

pensabie adaptation au concret. En vérité, la distinction de l'objectif et du subjectif est bien ce

qu'il y a de plus difficile à acquérir pour les primates passionnés que nous sommes. Ce que vaut l'objectivité scientifique des intelli~ gences les plus qualifiées de notre civilisation, nous pouvons en juger par !'attitude des savants devant !'amour, Ia religion, la guerre, la patrie, - pour ne citer que les domaines prêtant Ie mieux

.aux manifestations de l'irrationnel et sans insister sur !'ensemble

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avec Iequel, ils condamnent un jour la nouveauté qui doit être la vérité du Iendemain. L'histoire des grandes inventions est ce qu'il y a de plus édifiant sur l'objectivité des académies et !'étude des cui~ tes, ce qui peut nous renseigner Ie mieux sur celle de la population

moyenne. Si Ia pensée magique n 'était qu'une déficience dénuée de valeur

otentielle, il faudrait constater que I'humanité entière vit sous Ie ~igne de cette arrièration. Mais les époques les plus positivistes ont taujours pressenti que la création psychique comportait une richesse respectable et elles I' ont tolérée, sin on vénérée, sous la forme poéti~

qu~n a taujours admis que la poésie est une fonction de l'äme s'accomplissant en pleine Iucidité, analogue à celle du rêve qui se déroule pendant Ie sommeil, fonction de détente pour I'homme fatigué des limitations rigides du réel, fonction d'apaisement pour sa libido insatisfaite des privations effectives, fonction de décharge pour ses sentiments ou ses instincts trop longterups contenus dans Ia discipline de Ja vie collective, fonction d'élimination pour des char~ ges affectives qui, indéfiniment comprimées, finiraient par faire éclater la raison. On a tressé des eauronnes aux poètes qui canali~ sent 1' enthousiasme populaire dans des voies approuvées par la société ; les instituts ont primé les vers ou se vaporisent sans danger les ferments d'action révolutionnaire ou anarchique, les vers qui endarment et dévient les vagues des courants affectifs. Cette fonc~ tion reconnue à la poésie n'est~elle pas, au moins dans Ie sens négatif, une vraie magie puisqu'elle change en idée pure l'action potentielle, puisqu'elle sublime la violence et la destructien en des images esthétiques ?

La poésie d'aujourd'hui n'est plus intentionnellement magique comme les premières incantations qui appelaient la pluie, qui repous~ saient la souffrance, qui priaient ou maudissaient. Elle sait encore qu'elle a Ie pouvoir de substituer aux impulsions de l'instinct ses élans dérivés vers Ie monde immatériel, mais elle ne croit plus à la réversibilité de cette transmutation et ne prétend plus incarner dans une réalité vivante la puissance émotionnelle de ses images ; elle ne prétend plus faire torober les rourailles ou reeuier les mers au rythme de ses mantrams. La science a appris aux poètes que c'était impos~ sible. Et pourtant ?

Pourtant, nous savons bien que la représentation intérieure tend à s'habiller de matière concrète. Les mêmes psychologues qui re~

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gardent la pensée magique comme une illusion, disons comme une hallucination de l'intelligence embryonnaire, ne discernent~ils pas avec quelle subtile précision l'inconscient des hommes, dans les actes manqués, les faits symptomatiques, les comportements normaux ou névrotiques, suscite des faits exactement moulés sur les moindres particularités de son « imago » au point que chaque horome se tisse un destin préformé en des complexes obscurs selon une implacable et mathématique fatalité. N'a~t~on pas vu les hommes réaliser à

longue distance la fortune singulière ou I' accident tragique tellement inscrit dans les virtualités de leur inconscient qu'on avait pu les prédire ou qu'eux~mêmes les avaient aperçus dans des éclairs d'ima­gination prémonitoire ?

« Ce que l'homme pense, il Ie devient » disent les Védas et les occultistes ont taujours affirmé l'efficience de la forme~pensée, du cliché inconscient soit suggéré par d'autres, télépathiquement dirigé selon les charmes de 1' envoûtement, ou spontanément accepté par l'intéressé dans les profondeurs généralement ignorées de son äme.

lei est la magie active de la poésie. Si l'on commence à admettre que !'image de l'écran cinématographique- qui est une création de !'esprit - peut susciter des crimes ou si l'on comprend que la Hetion publicitaire provoque des commandes, c'est autant d'homma­ges rendus à I' efficacité magique de la poésie. En vérité, une poésie qui serait consciente de ses pouvours ressusciterait la vieille science des Mages, laquelle ne consistait qu'à opérer des transmutations de la réalité en rêve ou du rêve en réalité, et cela par les pouvoirs mys­térieux de l'inconscient.

R. ALLENDY

LA MAGIE OU SPECTACLE

Devant l'actuelle décrépitude du théätre, il est difficile d'imaginer sa véritable fonction et Ie röle prestigieux que celui~ci devrait assu~ mer pour l'homme. Cependant les peuplades primitives ont conservé ses valeurs originelies intactes, par elles nous camprenons quelles sont les vertus propres non du théätre tel qu'il nous apparaît dans sa forme dégénérée, mais du spectacle instinctif. La vie du primitif est faite d'un étroit réseau d'obligations religieuses qui prennent la forme de rites, de gestes, de danses, d'incantations, et cette religion magique (par laquelle Ie primitif cherche soit à acquérir une puis~ sance nouvelle utile à la collectivité, soit à conjurer des farces malfaisantes) s' ex prime au moyen d'une vaste dramatisation.

Le geste tout puissant possède ici force de miracle et d'exorcisme, par lui I'homme grandit à la mesure des Dieux. Ainsi quand par~ venus au comble de !'extase, les danseurs sacrés ont terrassé les génies mauvais ou les félins redoutables, la tribu tout entière se sent délivrée; car l'ennemi abattu de la Hetion préfigure la défaite eer~ taine de celui~ci dans la réalité future, de même que la valeur héroïque des combattants sacrés se perpétuera bien au delà du drame, tous, spectateurs et acteurs, par communion ou par figuration, partkipent aux vertus de la représentation magique. C'est un but positif, un résultat précis que les primitifs poursuivent. En projetant ainsi en dehors d'eux !'image de leurs désirs ou de leurs craintes, ils en prennent une conscience qui tend à les fortifier ou à les libérer. Ainsi, au milieu de sa lutte contre les dangers et l'inconnu du monde, l'homme a étayé son äme sur ce gigantesque édifice communiquant d'une rive à l'autre, Ie pont immense de la magie.

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gardent la pensée magique comme une illusion, disons comme une hallucination de l'intelligence embryonnaire, ne discernent~ils pas avec queUe subtile précision l'inconscient des hommes, dans les actes manqués, les faits symptomatiques, les comportements normaux ou névrotiques, suscite des faits exactement moulés sur les moindres particularités de son « imago» au point que chaque homroe se tisse un destin préformé en des complexes obscurs selon une implacable et mathématique fatalité. N'a~t~on pas vu les hommes réaliser à longue distance la fortune singulière ou 1' accident tragique tellewent inscrit dans les virtualités de leur inconscient qu 'on avait pu les prédire ou qu 'eux~mêmes les avaient aperçus dans des éclairs d'ima­gination prémonitoire?

« Ce que l'homme pense, il Ie devient » disent les Védas et les occultistes ont taujours affirmé l'efficience de la forme~pensée, du cliché inconscient soit suggéré par d'autres, télépathiquement dirigé se} on Jes charmes de J' envoûtement, OU spontanément accepté par l'intéressé dans les profondeurs généralement ignorées de son äme.

lei est la magie active de la poésie. Si 1' on commence à admettre que l'image de r écran cinématographique - qui est une création de !'esprit - peut susciter des crimes ou si l'on comprend que la fiction publicitaire provoque des commandes, c'est autant d'homma­ges rendus à 1' efficacité magique de la poésie. En vérité, une poésie qui serait consciente de ses pouvours ressusciterait la vieille science des Mages, laquelle ne consistait qu'à opérer des transmutations de la réalité en rêve ou du rêve en réalité, et cela par les pouvoirs mys­térieux de l'inconscient.

R. ALLENDY

LA MAGIE OU SPECTACLE

Devant l'actuelle décrépitude du théätre, il est difficile d'imaginer sa véritable fonction et Ie róle prestigieux que celui~ci devrait assu~ roer pour l'homme. Cependant les peuplades primitives ont conservé ses valeurs originelies intactes, par elles nous comprenons queUes sont les vertus propres non du théätre tel qu'il nous apparaît dans sa forme dégénérée, maïs du spectacle instinctif. La vie du primitif est faite d'un étroit réseau d 'obligations religieuses qui prennent la forme de rites, de gestes, de danses, d 'incantations, et cette religion magique (par laquelle Ie primitif cherche soit à acquérir une puis~ sance nouvelle utile à la collectivité, soit à conjurer des farces malfaisantes) s'exprime au rnayen d'une vaste dramatisation.

Le geste tout puissant possède ici force de miracle et d'exorcisme, par lui l'homme grandit à la mesure des Dieux. Ainsi quand par~ venus au comble de 1' extase, les danseurs sacrés ont terrassé les génies mauvais ou les félins redoutables, la tribu tout entière se sent délivrée; car l'ennemi abattu de la fiction préfigure la défaite cer­taine de celui~ci dans la réalité future, de même que la valeur héroïque des combattants sacrés se perpétuera bien au delà du drame, tous, spectateurs et acteurs, par communion ou par figuration, partkipent aux vertus de la représentation magique. C'est un but positiE, un résultat précis que les primitifs poursuivent. En projetant ainsi en dehors d'eux !'image de leurs désirs ou de leurs craintes, ils en prennent une conscience qui tend à les fortifier ou à les libérer. Ainsi, au milieu de sa Jutte contre les dangers et l'inconnu du monde, l'homme a étayé son äme sur ce gigantesque édifice communiquant d'une rive à l'autre, Ie pont immense de la magie.

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Maïs, tandis qu'à force d 'intelligence, il accroissait sa sécurité vitale, la simplicité du spectacle primitif se transformait, tout en conservant dans les nouvelles conditions d ' existence sa valeur ca. thartigue gui est la fonction même du théätre.

Ce théätre, ou peuvent s 'exprimer les grands conflits humains comme tout ce gui plait aux hommes, constitue une sorte d'exutoire des passions, une véritable thérapeutique de l'äme, car l'expression dramatique de ces désirs ou de ces conflits procède taujours de l'opération rnagigue ayant pour résultat de soulager l'inconscient.

Au moyen de son théätre, l'homme accéda à une seconde vie in finiment belle dans laguelle i! tenta d ' ex primer ses débordantes aspirations ; peu à peu Ie sens artistique vint enrichir ce précieux fait humain jusqu'au moment ou cette seule préoccupation accapara les esprits. Alors on se confina dans la recherche unique de la forme, tandis gue Je théätre perdait son pouvoir rnagigue origine!. Puis chacun tendit à exprimer ses propres préoccupations; on tamba dans Ie réalisme, les sujets à thèse, les pièces à clef. les thèmes particuliers ou Ie théätre se perdit ; car il ne peut être efficace gue lorsqu'il émeut !'instinct, et l'affectivité inconsciente de la masse.

Il peut être un grand acte mi-divin mi-terrestre. une sorte de moyen mystérieux ou brasser les passions humaines: aujourd'hui comme hier, les hommes en ont besoin ; ils voudraient entendre la grande voix collective traductrice de leurs peines ou de leurs espé· rances qui les aiderait à vivre - celle d'un théätre ayant reconquis sa fonction rnagigue oubliée, mais latente et efficace.

M . SV ALBERG.

VERTU MAGIQUE DE LA POESJE

Si l'on considère la magie comme l'art d 'entrer en rapport avec des farces s 'évertuant sur différents plans du monde, on en condut que toute reuvre d'art d'une certaine puissance est reuvre de magie. Elle nécessite clone la pénétration, consciente ou non, des corres­pondances existant entre les degrés de la création.

Ainsi réalisée, l'reuvre d 'art est devenue un Signe, un signe périssable d 'une idée impérissable. Un signe magique est aimanté de toute l'énergie psychigue de l'homme gui l'a tracé, et de celle gu'y ajoutèrent tous ceux gui ensuite y a ttachèrent leur méditation.

Cette reuvre d'art, ce signe qu 'est un poème se forme par la parole. Ou consentement des maîtres de I'hermétisme, i! y a trois sortes de paroles : Ia parale gui définit, la parale gui signifie et la parale gui cache. ( 1 ) Le poème doit tenir compte de ces trois sortes de paroles et les soumettre aux Nombres, gui sont les recteurs du monde. Alors la parale nombrée incluse dans Ie poème doit agir en mode d 'incantation.

D 'ou provient la vertu de l'incantation? Selon la doctrine, eer­tains sons, lorsgu 'ils sont prononcés dans certaines conditions, pro­duisent dans !'Ether une vibration gui, si elle est suffisamment acti­ve, peut se propager dans des milieux plus subtils. L'action de l'in­cantation a été exposée, en une langue magnifique, par Villiers de I'Isle-Adam dans AKEDYSSERIL, lorsgue Ia reine s'adresse au

(1) cf. ce passage du Rig-Véda : c: IJ y a quatre sortes de paroles (les Brah­manes instruits dans les V édas sa vent cela) . Trois d ' entre elles sont latentes. La dernière est prononcée ».

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grand prêtre de Siva : « Ah ! les délations de mes phaodjs sont profondes : elles m'ont éclairée sur certaines puissances dont tu disposes ... » etc .. On la trouve aussi dans Ie sixième chant du RAMAY ANA. C'est sur la doctrine de l'incantation que reposent les Mantras des Hindous, comme les chants liturgiques des religions. Les poètes anciens commençaient une reuvre par une invocation à la Muse. D'autre part Ie peuple, qui conserve Ie souvenir plus ou moins adultéré des hautes connaissances, ne dit~il pas d'un horome habile « qu'il sait dire les mots » ?

« La langue de la nature est la racine de toutes les langues, dit J acob Boehme. Si tu veux connaitre cette langue, considère comment se forme Ie mot depuis Ie cceur jusqu'à la bouche, ce qu'en font Ia langue et les lèvres avant que !'Esprit Ie fasse sortir. Quand tu auras conçu cela, tu camprendras toute chose par son Nom. Mais il faut que tu saisisses Ie processus des trois Principes, car il y a tr.ois cho. ses qui forment Ie mot: l'äme, !'esprit et Ie corps» (Triple vie de l'homme).

Puisque l'incantation passe par Ie véhicule humain, c'est la per• sonnalité du proférateur qui doit l'aimanter pour la rendre active.

Pour créer I' enchantement, Ie poète est forcé de créer de sa propre substance une substance poétique qu'il versera dans Ie vase d~ sonorités rigoureusement encerclé par Ie Nombre. Tant mieux pour lui si des lecteurs Ie déclarent un enchanteur !

VICTOR~EMILE MICHELE'l'

HENRY VAUGHAN

Ce poète, né au pays de Galles en 1621, étudia la médecine et les

théories hermétiques. Son frère Thomas a laissé un certain nombre d 'écrits aux titres significatifs (Magica Adamica, Magica Abscondi~ ta Lumen de Lumine etc.) oit. s'affime la conception d 'une nature

de !'Esprit divin, et de l'ame humaine accomplissant dans cette vie les progrès d'une «Essence Royale». On reconnait les termes de ralchimie. Henry lui~même traduisit, sous le titre de « Médecine Hermétique » des extraits d'Henricus Nollius, disciple allemand de

Paracelse. Maïs s'il est célèbre, c'est par les poésies sacrées qu'il fit paraitre avant sa trentième année sous le titre: «Silex Seintillans ».

Sous les coups de Dieu, son creur end u rei a émis des étincelles, s' est fondu en amour et en désir d'union mystique. Le souvenir de sa propre enfance, l'observation de la nature et la lecture de la Bible

lui indiquent la voie pour retrouver la pureté du cceur et des yeux, nécessaire à la vision parfaite.

ROGER GALLAND

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SILEX SeiNTILLANS

POEMS of Henry Vaughan (extracts)

THE NIGHT

(John 111. 2)

Through that pure Virgin~shrine, That sacred veil drawn o' er thy glorious noon, That men might look and live, as Glow worros shine

And face the moon, Wise Nicodemus saw such light As made him know bis God by night.

Most blest heliever he ! Who in that land of darkness and blinde eyes Thy long expected healing wings could see,

When thou didst rise ; And, what can never more he done, Did ad mid~night speak with the Sun!

SILEX seiNTILLANS

POEMES de Henry Vaughan traduits par R. Galland.

LA NUIT

(Jean 111. 2)

A travers Ie pur sanctuaire, Voile sacré tendu devant la splendeur de ton midi Pour que les hommes puissent regarder et vivre, comme les Face à la Lune, [vers luisants brillent. Le sage Nicodème vit une clarté Qui lui fit connaître son Dieu dans la nuit.

0 Ie bienheureux croyant ! Qui, dans cette terre de ténèbres et d'yeux aveugles Put voir, quand Tu surgis, Tes ailes rédemptrices longtemps désirées, Et - chose qui ne se refera plus -Put converser à minuit avec Ie Soleil !

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0 who wi11 teil me, where He found thee at that dead and silent hour 1 What hallow' d solitary ground did bear

So rare a flower Within whose sacred leafs did lie

The fulness of the Deity ?

No mercy~seat of gold, No dead and dusty cherub, nor carved stone, But his own living works, did my Lord hold

And lodge alone ; Where trees and herbs did watch and peep And ~onder, while the Jews did sleep.

Dear night! this world's defeat; The stop to husie 'fools ; care' s check and curb ; The day of Spirits; my soul's calm retreat

Which none disturb ! Christ's progress, and bis prayer's time; The hours to which high Reaven doth chime.

God's silent, searching flight: When my Lord's head is filled with dew, and all His locks are wet with the clear drops of night ;

His still, soft call ; His knocking time; The soul's dumb watch, When spiritstheir Fair Kindred catch.

Were all my loud, evil days, Calm and unhaunted as is thy dark tent, Whose peace hut by some Angel' s wing or voice

Is seldom rent ; Then I in Reaven all the long year Would keep, and never wander bere.

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Oh! qui me dira en quellieu 11 te découvrit en cette heure morte et silencieuse ? Quelle solitude bénie porta Une fleur si rare Aux pétales sacrés de laquelle Résidait la plénitude de la Divinité.

Ce ne furent pas un propitiatoire d'or, Des Chérubins poudreux, ni des pierres sculptées, Maïs ses reuvres vivantes qui senles continrent Et abritèrent notre Seigneur ; Arbres et plantes veillaient, regardaient, admiraient, Cependant que dormaient les Juils.

0 chère Nuit! défaite de ce monde; Halte des sots affairés, frein du souci : Jour des esprits, calroe retraite de mon äme Que nul ne trouble, Etape du Christ, heure de sa prière A laquelle s' aceordent les Cieux.

Vol silencieux, scrutateur, de Dieu, Ou Ie front du Seigneur se couvre de rosée, Ou toutes ses boucles s' eroplissent des gouttes claires de la nuit, Appel calroe et doux du Sauveur : Moment ou il heurte à la porte ; vigile muette de l'ame OU les esprits saisissent leur frère plus beau.

Si mes jours bruyants et mauvais Etaient aussi tranquilles et purs que cette Tente sombre Dont la paix n' est troublée - et rarement Que par I' aile ou la voix de quelque Ange : Alors c' est dans Ie ei el que toute I' année Je voudrais rester et jamais n' errer ici~bas

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I I

I ~I

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But living where the Sun Doth all things wake, and where all mix and tyre Themselves and others, I consent and run

To ev'ry myre; And by this world's ill,guiding light, Erre more than I can do by night.

There is in God, some say, A deep, but dazzling darkness ; As men here Say it is late and dusky, because they

See not all clear ; 0 for that night ! where I in him Might live invisible and dim !

COCK, CROWING

Father of lights ! what Sunie seed, What glance of day hast thou confin'd Into this bird 1 T o all the breed This busie Ray thou h~st assign'd;

Their magnetisme works all night, And dreams of Paradise and light.

Their eyes watch for the morning,hue, Their little grain expelling night So shines and sings, as if it knew The path unto the liouse of light.

It seems their candle, howe'r done, Was tinn' d and lighted at the sunne.

IE such a tincture, such a touch, So firm a Ionging can impowre, Shall thy own image think it much To watch for thy appearing hour 1

lf a mere blast so fill the sail, Shall not the breath of God prevail7

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Mais demeurant aux lieux ou Ie Soleil Eveille toute créature et ou tout se mêle et s'altère, Je cède et cours à tous les bourbiers, Et à la lumière trompeuse de ce monde Je m'égare plus que je ne Ie saurais, la nuit.

Il est en Dieu, ( disent certains) Une profonde mais éblouissante ténèbre ; comme ici,bas On dit qu'il est tard, qu'il fait sombre, parce qu'on

Ne voit pas tout clairement, 0 vienne cette nuit ! ou dans Ie sein de Dieu Je puisse vivre invisible et perdu.

LE CHANT DU COQ

Père des Lumières ! quelle graine de soleil, Quel éclair de jour as,fu enfermé Dans eet oiseau 1 à tous ceux de sa race Tu as attribué eet actif rayon; Leur magnétisme est toute la nuit à l' ceuvre Et rêve de Paradis et de lumière.

Leurs yeux guettent la lueur rnatinale ; Leur petite essence expulsant la nuit Brille et chante comme si elle connaissait Le chemin de la maison de lumière. Il semble que leur flambeau, on ne sait comment, A été allumé au soleil.

Si une telle influence, un tel contact Penvent donner pouvoir à si ferme désir, Est-ce que Ta propre image trouvera dur De guetter l'heure de Ton apparition 1 Si la simple brise ainsi gonfle la voile, Le souffle de Dieu ne prévaudra' t'il pas 1

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0 thou immortal light and heat ! Whose hand so shines through all this frame, That by the beauty of the seat, We plainly see who made the same,

Seeing thy seed abides in me, Dwell thou in it, and I in thee !

T o sleep without thee is to die ; Yea, 't is a death partakes of hell: For where thou dostnotclose the eye lt never opens, I can tell.

In such a dark, lEgyptian border, The shades of death dwell and disorder.

H joyes, and hopes, and earnest tbroes, And hearts, whose Pulse beats still for light, Are given to birds ; who, but thee, knows A love*sick soul's exalted flight 1

Can souls be track' d by any eye But his, who gave them wings to flie 7

Onely this veyle which thou bast broke, And must he broken yet in me, This veyle, I say, is all the cloke And cloud which shadows me from thee.

This veyle thy full*ey' d love denies, And onely gleams and fractions spies.

0 take it off ! make no delay ; But brush me with light, that I May shine unto a perfect day, And warm me at thy glorious Bye !

0 take it off ! or till it flee, Though with no lilie, stay with me l

Henry VAUGHAN.

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0 Toi, lumière et ebaleur immortelles, Dont la main paraît si bien dans tout ce cosmos Que par la beauté de l' reuvre Nous apercevons clairement l'ouvrier, Puisque ta graine habite en moi,

. T ., Repose en elle et mot en 01 •

Le sommeil sans toi, c' est la mort, Une mort qui tient de l'enfer, Car, si ce n' est pas toi qui fermes notre reil, 11 ne s' ouvrira plus, je Ie sais. Dans une telle région de nuit égyptienne Règnent les ombres de la mort et le désordre.

Si à des oiseaux tu fais don De joies, d'espoir, d'angoisses passionnêe8 E~ de creurs battant sans cesse pour la lumière ; Qui, sinon toi, connaît l'essor d'une äme brûlant d'amour? Quel reil peut suivre le vol des ämes Sin on 1' reil de cel ui qui leur donna des ailes 1

Seul, ce Voile que tu as rompu Et qu'il faut rompre encore en moi, Ce Voile, dis*je, est l'unique manteau, Le nuage, qui t' ombrage à moi ; Ce voile s'oppose à la pleine vue de ton amour, N'en perçoit qu'éclairs et parcelles.

0 arrache*le, ne tarde pas ! Maïs effleure*moi de ta lumière, afin Que je puisse briller à un jour parfait Et m' échauffer à ton reil glorieux. 0 arrache*le, sinon, jusqu'à ce qu'il s'envole, Bien que je ne sois pas un lys, reste avec moi !

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Commentaire au poème « Le Chant du Coq ~.

Le lecteur, désireux de sentir l'étrange beauté du symboli•me de Vaugh~ dans ce poème, peut trouver utiles quelques brèves indications sur ses sources, C'est d'abord un passage de son frère Thomas auquel Henri emprunte quelqu~ termes dont Ie sens se trouve éclairci.

< L'äme, bien qu'active en un sens, ne !'est pas toutefois essentieHement; elle n'est qu'un instrument, car elle est guidée dans ses opé~ations par une essence (st. 2) spirituelle, métaphysique, une semence, ou éclair de lumière (st. 1) simp! et sans mélange aucun, qui procède du premier Père des Lumières (st. 1) . Car bien que son amour qui voit tout (st. 7) ne brille que sur l'hom~e, cependant toute chose au monde est, en quelque mesure, dirigée pour sa conservation par une quantité infime, ou contact (st. 3) de la Pensée Première ». (Anima Magica Abscondita *)

Concemant I' étinceÜe qui se trouve dans Ie coq et qui provient de la lamPt divine, Thomas avait dit d~ns « Lumen de Lumine » : <t Dans ce cercle fantastique est une lampe qui symbolise la Lumière de la nature : c' est la Lampe secrète de Dieu, à laquelle il a allumé les éléments (st. 2) : elle brûle et demeure invisible, elle brille en un lieu obscur. Toute créature est une espèce de Janterne opaque elle renferme cette lampe, mais la lumière ~e parait point : elle est éclipsée par l'épaisseur de la matière ».

Cette étincelle de la <t Lampe de Yahweh » (Prov. 20 : 27), cette essence, ce principe spirituel infusé au Coq et qu'il possède en commun avec toute la nature, répond au magnétisme des rayons du soleil. C'est pourquoi l'oiseau guette Ie lever de l'astre. Puisqu'une telle essence agit si puissamment sur un anima l'homme, image de Dieu, doit arriver à communier avec lui. Ce qui l'en empêche c'est son corps, et Ie poète demande à être délivré du voile qui s'interpose entre lui et la Lumière divine (st. 7-8) .

R. c,

(*) The Works of Thomas Vaughan - ed. by A. E. Waite. (Theosophic Society) p. 81.

"YOGA TIBET AlN ET LA DOCTRINE SECRÈTE,~

ou les Sept Livres de la connaissance du Grand Sentier

( Fragments traduits en français par M. La Fuente d'après la ver~ sion anglaise du Läma Kazi Dawa Samdup et du Dr. W. Y. Evans Wents.)

LIVREI

LE SENTIER SUPREME DES DISCJPLES

LES PRECEPTES DES GURUS

L'OBEISSANCE

Obéissance ou Précieux Guru

AVANT~PROPOS

Que celui qui désire la délivrance de cette mer des existences successives, si terrible et difficile à traverser, puisse, par Ie moyen des préceptes enseignés par les Sages inspirés du Kargyütpa, rendre l'hommage dû à ces Maîtres dont la gloire est immaculée, dont les vertus sont inépuisables comme l'Océan, et dont la bienveillance in~ finie embrasse tous les êtres du passé, du présent et du futur dans l'univers entier.

Pour servir à ceux qui participent à la recherche de la Divine Sa~ gesse vont suivre, consignés par écrit, les préceptes les plus haute~ ment estimés, appelés « Le Sentier Suprême, Ie Rosaire des Pierres précieuses » transmis à Gampopa, soit directement, soit indirecte­ment, par la dynastie inspirée des Gurus à cause de leur amour pour )qi.

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LES VINGT-HUIT CATEGORIES DE PRECEPTES YOGt­QUES

I- LES DIX CAUSES DE REGRET.

Le disciple cherchant la Libération et I'Omniscience de I'état de Bouddha doit d' abord méditer sur ces dix choses qui sont causes d~ regret :

1 - Ayant obtenu un corps humain libre et bien doué, ce qui est difficile à obtenir, ce serait une cause de regret d 'effriter vaine. ment cette vie.

2 - Ayant obtenu ce corps humain pur, libre, bien doué et diffi­cile à obtenir, ce serait une cause de regret de mourir comme un horome irreligieux et empli des soucis du monde.

3 - Cette vie humaine dans Ie Kali-Yuga (Age d'obscurité) étant si brève et incertaine, ce serait une cause de regret de la passer à poursuivre des buts et des recherches mondaines.

4 - Son propre esprit étant de la nature du Dharma-Käya incréé, ce serait une cause de regret de Ie laisser sombrer dans Ie marécage des illusions du monde.

5 - Le saint guru étant Ie guide sur Ie Sentier, ce serait une cause de regret d'être séparé de lui avant d 'atteindre lïllumination,

6 - La confiance religieuse et les vreux formés constituant Ie moyen qui conduit à l'Emancipation, ce serait une cause de regrel s'ils étaient fracassés par la:-force incontrölée des passions.

7 - La Parfaite Sagesse ayant été trouvée en soi-même par la vertu de la gräce du guru, ce serait une cause de regret de la dissipe; dans la jungle de la mondanité.

8 - Vendre ainsi qu'une marchandise la Sublime Doctrine des Sages, ce serait une cause de regret.

9 - Attendu que tous les êtres sont nos parents bienveillants ce serait une cause de regret d'avoir de l'aversion pour eux et ains1 désavouer ou abandonoer l'un d'eux.

10 - La fleur de la jeunesse étant la période de développemen du corps, de la parole et de I' esprit, ce serait une cause de regrel de la gächer dans la vulgaire indifférence.

Telles sont les dix causes de regret.

!I -LES DIX NECESSITES QUI VIENNENT ENSUJTE

1 - Ayant estimé ses propres capacités il est nécessaire d'avolr une ligne d 'action sûre.

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2 _ Pour mener à bien les commandements d'un instructeur

I. · x il est nécessaire d 'avoir de Ia confiance et de la diligence. re Igieu 3 _ Pour éviter de se tromper en choisissant un guru, il est

nécessaire que Ie disciple ait la connaissance de ses propres défauts

et de ses vertus.

4 _ L'acuité de l'intelligence et une foi inébranlable sont né-. pour se mettre au diapason de l'esprit du précepteur spiri-cessaires

tuel. 5 _ Une attention incessante et la vigilance d' esprit embellie

par I'humilité sont nécessaires pour protèger Ie corps, la parole, et

!'esprit, du mal. 6 _ L'armure spirituelle et la force de l'intelligence sont néces-

saires pour l'accomplissement des vreux du creur. 7 _ La libération habituelle du désir et de l'attachement sont

nécessaires si 1' on veut être libre d ' entraves. 8 _ Pour acquérir Ie double mérite né des motifs justes et des

actions justes et dédier à autrui leur résultat, un effort incessant est

nécessaire. 9 _ L'esprit imbu d 'amour et de compassion en pensée et acte

doit toujours être dirigé vers Ie service de tout être animé. 10 - Par l'audition, la compréhension et la sagesse, l'on doit

comprendre la nature de toutes choses de telle façon que !'on ne tombe pas dans I' erreur qui consiste à reg ar der la matière et les phénomènes réels.

Telles sont les dix choses nécessaires à faire .

lil - LES DIX CHOSES QUI DOlVENT ETRE ACCOM­PLIES

1 - Attache-toi à un précepteur religieux doué de pouvoir spi­rituel et de complète connaissance.

2 - Recherche une solitude délicieuse comblée d'influences psy­chiques comme ermitage.

3 - Recherche des amis dont les croyances sont comme les tiennes et en qui tu puisses placer ta confiance.

4 - Gardant présents à l'esprit les méfaits de la gloutonnerie, ne prends que la nourriture nécessaire pour te tenir en bonne dispo­sitien pendant Ie temps de ta retraite.

5 - Etudie les e:tseignements des Grands Sages de toutes Sectes impartialement.

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6 - Etudie les sciences bienfaisantes de la médecine et de l'as. trologie et l'art profond des présages.

7 - Adopte Ie régime et la faç:on de vivre qui pourra te conser­ver en bonne santé.

8 - Adopte les pratiques qui te conduiront à un développement spirituel.

9 - Retiens les disciples dont la foi est ferme, I' esprit plein de douceur et qui serobient être favorisés par Karma dans leur reeher che de la Divine Sagesse.

10 - Maintiens constamment ta conscience alertée, que ce en marchant, en étant assis, en mangeant et en dormant.

Telles sont les dix choses qui doivent être accomplies.

IV- LES DIX CHOSES QUI DOlVENT ETRE EVITEES

1 - Evite un guru dont Ie cceur est appliqué à acquérir de la gloire mondaine et des possessions.

2 - Evite des amis ou des suivants qui sant nuisibles à la paix de ton esprit et à ta progression spirituelle.

3 - Evite les monastères ou les demeures ou il se trouve de nombreuses persennes qui t' ennuient et te distraient.

4 - Evite de gagner ta vie par Ie moyen de fraude ou de vol. 5 - Evite telles actions qui blessent ton esprit et retardent ton

développement spirituel. 6 - Evite telles actions légères et irréfléchies qui t'abaisseron

dans l'estime d'autrui. 7 - Evite les actions inutiles. 8 - Evite de dissimuier tes propres fautes et de daroer celles

des autres. 9 - Evite la nourriture et les habitudes qui ne conviennent pas

à ta santé. 10 - Evite les attachements inspirés par l'avarice. Telles sont les dix choses qui doivent être évitées.

V - LES DIX CHOSES QUI NE DOlVENT PAS ETR~ EVITEES

1 - Les idées étant la lumière de !'esprit ne doivent pas êtr~ évitées.

2 - Les formes-pensées étant les jeux de la Réalité ne doivent pas être évitées.

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3 _ Les passions obscurciss~ntes étant Ie moyen de réveiller Ie souvenir de la Oivine Sagesse ( qui permet de s'en délivrer) ne doivent pas être évitées (si elles sont pratiquées de faç:on à goûter la vie dans sa plénitude et par cela atteindre la désillusion).

4 _ L'opuknce étant l'engrais et l'eau de la croissance spirituelle

ne doit pas être évitée.

5 _ La maladie et les tribulations enseignant la piété ne doivent

pas être évitées. .. . .. 6 _ Les ennemis et I mfortune etant Ie moyen de dmger quel-

u'un vers la vie religieuse ne doivent pas être évitées. q 7 _ Ce qui vient par soi-même (sans être sollicité) étant un don

divin, ne doit pas être évité. 8 _ La raison, étant en teute action l'amie la meilleure, ne doit

pas être évitée. 9 _ Tels exercices de dévotion du corps et de I'esprit que l'on

est capable d 'accomplir, ne doivent pas être évités. 10 _ La pensée d 'aider les autres, si limitée que soit la possibili­

té d'aide que l'on puisse donner, ne doit pas être évitée. Telles sont les dix choses qui ne doivent pas être évitées.

VI - LES DIX CHOSES QUE L'ON DOlT SAVOIR

1 - L'on doit savoir que tous les phénomènes visibles étant illu­

soires sont irréels. 2 - L'on doit savoir que !'esprit étant sans existence indépen­

dante ( séparée de I' Esprit-Unique) est impermanent.

3 - L'on doit savoir que les idées s'élèvent d 'un enchaînement de causes.

4 - L'on doit savoir que Ie corps et la parale étant composés des quatre éléments sant transitoires.

5 - L'on doit savoir que l'effet des actions passées, d'ou vient teute peine, est inévitable.

6 - L'on doit savoir que la douleur, étant un roeyen de se con­vaincre de la nécessité d'une vie religieuse, est un guru.

7 - L'on doit savoir que l'attachement aux choses du monde qui fait la prospérité matérielle est antagoniste du progrès spirituel.

8 - L' on doit savoir que l'infortune étant Ie rnayen de conduire vers la Doctrine est aussi un guru.

9 - L'on doit savoir qu 'aucune chose existante, n'a une exis­tence indépendante.

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10 - L' on doit savoir que toutes choses sont interdépendantes. Telles sont les dix choses que l'on doit savoir.

Y 0 G A T I B E T A I N ( E . W. )

CHAPITRE II - LA DOCTRINE OU CORPS ILLUSOIRE

1 - La seconde doctrine du corps illusoire contient trois parties Réaliser Ie corps illusoire impur comme étant Mäyä. Réaliser Ie corps illusoire pur comme étant Mäyä. Réaliser toutes choses comm~ étant Mäyä.

PARTIE I: Réaliser Ze Corps Illusoire lmpur comme étant Mayà

2 - Ou premier point : Réaliser Ie Corps Illusoire lmpur comm étant Mäyä, il a été dit :

.: De la maturité du Karma est né Ie Corps Illusoire :.. 3 - Dans un miroir attach~ à un poteau ou à tout autre appu

en face de vous, laissez votre corps se refléter. 4 - Attendu que si I' on applique au corps reflété dans Ie miroir

des choses plaisantes telles que: honneurs, renommée, hommages,· en sera affecté agréablement, et si on Ie dépouille de ce qui lui a partient et qu'on lui applique des épithètes insultantes et déplaisan• tes il en sera affecté inversement, à cause de cela en Ie visualisanl comme étant entre vous et Ie miroir, appliquez~lui ces choses plai· santes et déplaisantes.

5 - Alors se regardant soi~même comme n ' étant en toute faço~ que semblable à la forme reflétée par Ie miroir, appliquer à cette forme les seize similitudes, habituant ainsi son esprit à regarder son propre corps comme étant Mäyä et ainsi irréel.

PAR TIE 11 : Réaliser le Corps Pur Illusoire comme

6 - La seconde partie : Réaliser Ie Corps étant Mäyä, consiste en deux divisions :

la Mäyä de I' état de visualisation, et la Mäyä de l'état parfait.

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La Maya de l' état de visualisation

7 _ Ou premier : (La Mäyä de I' état de Visualisation) il a été

dit: « Cela doi.t ressembler à une forme vue dans un miroir. D'une

image bien dessinée de Vajra Sattva, vue sur la surface limpide d'un miroir durant la confération mystique du Pouvoir.

8 _ En conséquence, soit la figure de Vajra Sattva, soit celle d'une aure déité tutélaire étant dessinée, que sa forme superficielle

soit reflétée dans un miroir. 9 _ En regardant cette forme reflétée avec Ie regard et !'esprit

fixés , et en méditant dessus, la figure viendra à s'animer. 10 _ Visualisez~la alors comme étant entre Ie miroir et vous. 11 _ Ensuite visualisez votre propre corps comme étant sem~

blable au corps reflété de la déité, et si cette visualisation arrivait à

être assez substantielle pour être touchée, visualisez n'importe quel autre corps dans Ie champ visuel comme étant aussi Ie corps de la déité. Et si cette visualisation prenait aussi apparence de vie, alors visualisez toute forme . visible comme étant Ie corps de la déité tuté~

laire. 12 - Faisant ainsi, toute chose d'apparence phénoménale luira

sur vous comme étant Ie jeu (la manifestation multiple) de la déité. 13 - Ceci est app~lé: «La réalisation de l'identité véritable:. ou

« Essence de la Déité » et aussi « La visualisation illusoire ;$ ou la « Transmutation de toute chose objective en un dieu ou une déesse :..

La M ayä de l' état parfait

14 - Ou second: La mäyä de l'état parfait il a été dit: «C'est la racine de tout savoir ; en y pénètrant Ie but s'approche~. 15 - En conséquence, prenez les sept postures associées avec

Vairochana par lesquelles sont compris tous les processus psycho~ physiques.

16 - Ne permettez pas à !'esprit d'analyser les étapes passées; n'anticipez pas les expériences futures; ne donnez pas une forme au présent; et fixez Ie regard sur un point unique de I' espace vide du ciel.

17 - Alors Ie pouvoir de 1' esprit, accompagné par la force vitale, entre dans Ie nerf médian, et Ie processus de pensée devient tran~ quille.

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18 - Dans cette condition 1' on voit les Cinq Signes qui sont ]' apparition de la fumée et les au tres phénomènes ( mentionnés pa­ragraphe 123, de la Doctrine de la chaleur physique).

19 - En particulier I' on doit voir une vision de la forme du Bouddha se dessinant sur un ciel sans nuage, comme Ie reflet de la lune se voit sur la surface de !'eau.

20 - Ou bien on voit comme une forme refléchie dans un miroir Ie radieux Nirmàna-Kàya (Ie pur corps illusoire dans lequel un Bouddha s'incarne sur terre) doué des signes de beauté et de gràce parfaite.

21 - Alors luit Ie Sambogha-Kàya (l'invisible corps-aggrégat, supra-physique des attributs de perfections spirituelles d'un Boud­dha) qui est expérimenté comme un son.

22 - De cela Arya Deva a dit : « Tous les phénomènes apparents sont comme des rêves

illusions magiques. Ainsi que l'affirment les Disciples du Bouddha. Ma is ceux (de I' école du Sud) qui sont opposés au x pratiques de

!'appel des « vagues de dons » sur soi-même. Ne voient pas la réalisation de cette nature des choses illusoires

et semblables au rêve ».

PARTIE III : R.éaliser toutes choses comme étant Mäyä

23 - De la troisième partie : Réaliser toutes choses comme étant Mäyà, i! a été dit :

« Toute chose, Ie « mouvant » et Ie « non-mouvant » des trois uni vers.

Est dans sa plénitude réalisée comme une Unité ». 24 - Le sens de eet axiome peut être développé ainsi : Lorsque !'on a atteint la maitrise de l'état tranquille de samädhi,

alors en ajoutant cette réalisation du Vide à la compréhension déjà atteinte, et, en considérant toutes choses en conséquence, Ie Sang­sära et Ie Nirvana ( qui semblent être des états séparés) sont trans­roués tous deux en Sagesse de Non-dualité et les Vérités Apparen­tes sont camprises comme étant l'illusion samädhique.

25 - En gardant I' esprit concentré sur cette compréhension et en prolongeant I' état de parfaite tranquillité, Ie Savoir ainsi atteint plonge dans la Claire Lumière de la pleine réalisation de la Vérité (finale).

(lei finit la doctrine du Corps Illusoire)

TCHOUANG TSEU

Fragments traduits par Pierre Leyris

d'après la version de Lu .. Lang Fung

AVERTISSEMENT

On ne sait rien de Tchouang Tcheou sinon qu'il vécut en Chine vers la fin du IVe S. avant Jésus-Christ. Il importe peu de savoir si les textes réunis sous son nom sont tous de sa main, puisque aussi bien ils émanent sans doute de son in· fluence. La tradition veut cependant qu'on lui attribue en propre cette Sectien I ntérieure qui, au se uil de 1' ouvrage en indique déjà toutes les lignes essentielles et à laquelle nous eropruntons les fragments qu'on va lire.

Peut-être nous saura-t-on gré de ne proposer aucun point de vue, aucun lien intellectuel qui vienne limiter on fausser leur contenu. Point d'reuvre en effet qui, pour demeurer intelligible en dehors de son temps et de son pays, ait moins que celle-d besoio d'être située. Cependant, puisque Ie mot Tao demeure dans Ie texte comme un bloc irréductible, il est bon de rappeler que son sens premier était voie (sans doute la vie magique qui relie Ie ciel et la terre). mais que, absorbant des notions d'ordre, d 'efficace et de totalité, il est arrivé à signifier dans les écrits des philosophes ce que M. Granet dénomme « Ie principe immanent de l'uoiverselle spootanéité '>.

Pierre LEYRIS.

1. IDENTITE DES CHOSES ET DES OPINIONS.

Le savoir des anciens était parfait. Camment cela? D'abord ils ne connaissaient pas I' existence des choses : c' est I à Ie plus parfait sa­voir; rien n 'y saurait être ajouté. Puis ils connurent l'existence des choses, mais ne firent point eneare de distinctions entre elles. Puis, ils firent des distinctions entre elles, mais ne formèrent point de

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jugements sur elles. Lorsqu 'ils formèrent des jugements, Ie Tao fut détruit. Avec la destructien du Tao naquirent les préfèrences indivi­duelles. La construction et la destructien existent-elles réellement, ou bien n'y a-t-il réellement ni construction, ni destructien ? Le fait que la construction et la destrucbon existent est semblable au fait que Tchao Wen jouait du Iuth. Le fait que la construction et la destructien n 'existent point est semblable au fait que Tchao Wen ne jouait point du Iuth. Tchao Wen jouait du Iuth. Che Kouang marquait Ie temps avec un bäton. Houei tseu discutait, appuyé contre le tronc d 'un dryandra . Chacun des trois maîtres atteignit à Ia perfection de son art, et Ie pratiqua jusqu'à la fin de sa vie. Comme ils aimaient leur art, ils désiraient 1' enseigner. Mais les gens n' étaient pas faits pour apprendre leur art. Et Houei tseu finit avec l'obscure argutie de la blancheur et de la dureté. Le fils de Tchao Wen con­tinua à jouer de l'instrument de son père, mais sans parvenir à l'accomplissement. Si l'on parle à son sujet d 'accomplissement, j'ac­complis moi-même quelque chose. Si l'on ne peut parler à son sujet d'accomplissement, ni moi ni les autres n'accomplissons quoi que ce soit. C'est pourquoi les sages visent à faire jaillir la lumière des ténèbres. C'est pourquoi ils ne font point de distinctions et s'arrê­tent à l'ordinaire. C'est là ce que l'on appelle utiliser la lumière de la raison.

A présent j'ai quelque chose à dire. Je ne sais si ce que je vais dire sera du même caractère que ce que les autres disent. Dans un sens, ce que je dis n'est pas du même caractère. Dans un autre sens, ce que je 'dis est du même caractère, et il n'y a pas de différence entre ce que je dis et ce que les autre disent. Mais quoiqu'il en puisse être ainsi, j'essayerai de m'expliquer. 11 y a un commencement, il n 'y a pas de commencement. 11 n'y a pas de non-eommencement 11 y a l'être, il y a le non-être. 11 n'y a point de non-être. 11 n'y a point de non-non-être. Soudain une distinction est faite entre l'être et le non-être. Pourtant, entre l'être et le non-être, je ne sais ce qui est réellement l'être et ce qui est réellement Ie non-être. Je viens de dire quelque chose, mais je ne sais si ce que j'ai dit est réellement quelque chose ou n 'est réellement rien. Rien dans Ie monde n'est plus grand que la pointe d'un poil en automne ; Ie Mont Tai est petit. Personne n 'a vécu plus longtemps qu 'un enfant mort en bas äge; P 'eng Tsou lui-même mourut jeune. L'univers est venu à l'existence avec chacun de nous ; en nous comptant, toutes choses sont une. Puisque toutes choses sont une, il ne reste pas de place

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pour la parole. Maïs j'ai parlé de l'un, n'est-ce pas déjà une parale? L'un et Ja parole font deux. Deux et un font trois. En continuant de Ja sorte, Je plus habile calculateur n 'arrivera jamais au terme, bien moins eneare un homme ordinaire ! Si, en procèdant de rien, nous

arvenons à trois, que n 'atteindrons-nous pas en partant de quelque ~hose? Ne partons-point. Arrêtons-nous ici.

Le Tao n'a point de distinctions. La parale ne saurait être appli­quée à J'éternel. La parale engendre les démarcations. Laissez-moi parler des démarcations. IJ y a la droite et la gauche, les discussions et les jugements, les divisions et les arguments, les rivalités et les luttes. On les appelle les huit prédicats. Ce qui est au delà du monde, les sages ne Ie discutent pas, bien qu 'ils ne nient point son existence. Ce qui est dans le monde, les sages Ie discutent, maïs ne Ie jugent point. Au sujet des textes historiques et des annales des anciens rois, les sages passent des jugements, mais n'argumentent point. Lorsqu'il y a division, il reste taujours quelque chose qui n 'est pas divisé. Lorsqu 'il y a discussion, il y a quelque chose que la discus­sion n 'atteint pas. Camment cela? Le sage embrasse toutes choses, tandis que le commun des hommes ne font que discuter à leur sujet afin de se convaincre J'un J'autre. Le grand Tao n 'admet point qu'il soit parlé de lui. Le grand argument n 'a pas besoin de mots. La grande bienveillance n ' est pas intentionnellement charitable. La grande pureté n' est pas intentionnellement chaste. Le grand cou­rage n 'est pas intentionnellement violent. Le Tao dont il est fait étalage n 'est pas Je Tao. La parole qui argumente n'atteint pas son but. La bienveillance qui s'exerce constamment n 'accomplit pas son objet. La pureté que l'on professe ouvertement provogue l'incrédu­lité. Le courage intentionnellement violent échoue de lui-même. Ces cinq choses sont rondes par nature, mais tendent à devenir carrées. C'est pourquoi celui qui sait s 'arrêter devant ce qu 'il ne connaît pas, est parfait. Celui qui connaît !'argument auxquels les mots sont inutiles et Je Tao qui ne peut être nommé, est Je grenier de la na­ture. Le grenier n 'est point rempli par les marchandises qu'on y entasse, il n'est point vidé par les marchandises que l'on en retire. IJ ne sait pas lui-même pourquoi il en est ainsi. C'est là ce qu'on appelle Ia conservation de la sagesse.

Ja dis Y ao dit à Chouen : « Je voudrais attaquer les états de Tsoung, de Kouei et de Hiu Ngao. Depuis que je suis sur le tröne, je n'ai pu les chasser de mon esprit. Pourquoi en est-il ainsi?

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« Les souverains de ces trois états », répondit Chouen, « mènent eneare une vie primitive parmi les herbes et les buissons. Pourquoj ne les chassez-vous pas de votre esprit ? Un jour, dix soleils se levèrent ensemble, et toutes choses en furent illuminées. Quel n'est pas le pouvoir d 'illumination de la vertu, puisque la vertu l'emporte sur les soleils ? »

Ye Ts 'iue demanda à Wang Yi: « Savez-vous en quoi toutes choses s'accordent? »

« Camment le saurais-je? » répondit Wang Yi. « Savez-vous ce que vous ne savez point ? » demanda à nouveau

Ye Ts'iue.

« Camment le saurais-je ? » répondit à nouveau Wang Yi. « Toutes les choses sont-elles clone privées de connaissance?)

demanda Ye Ts'iue pour la troisième fois . « Camment Ie saurais-je ? » répondit Wang Yi. « Je vais néan­

moins essayer de dire quelque chose. Camment puis-je savoir que ce que je prétends savoir n'est pas réellement ce que je ne sais pas 1 Je voudrais vous poser quelques questions. SI un horome óort en un lieu humide, il aura mal aux reins et la moitié de son corps sera comme morte. Mais en est-il de même pour une anguille ? Si un horome habite en haut d'un arbre, il sera effrayé et tremblera de tous ses membres. Mais en est-il de même pour un singe ? De ces trois créatures, qui connaît Ie juste habitat ? Les hommes mangent de la viande. Le daim se nourrit d'herbe. Les scolopendres aiment les serpents. Les chouettes et les corbeaux font leurs délices des souris, · De ces quatre créatures, laquelle a Ie goût juste ? Le singe s'accouple au singe ; le cerf à la biche. Mao Ts'iang et Li Tsi étaient considè. rées par les hommes comme les plus belles des femmes ; mais à leur vue, les poissons plongeaient au fond des eaux, les oiseaux s'éle· vaient dans les airs et les claims s'enfuyaient. De ces quatre créatu­res, laquelle connaît la vraie beauté? Lorsque je considère cette question, les principes de bienveillance et de justice, les voies du bien et du mal me paraissent inextricablement emmêlés et confondus. Camment connaîtrais-je la différence qui les sépare? »

« Si vous ne savez point», dit Ye Ts'iue, « ce qui est bienfaisant et ce qui est nuisible, n'est-ce point que cette connaissance fait défaut à l'homme parfait ? »

« L'homme parfait est mystérieux », répondit Wang Yi. «Si les grands lacs étaient embrasés, il n'éprouverait pas la chaleur. Si les

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rands fleuves étaient gelés, il ne sentirait pas Ie froid. Si la foudre Jendait les mantagnes ou si la tempête bouleversait les mers, il n'en serait point effrayé. Etant ainsi , il enfourcherait les nuages du ciel, chevaucherait le soleil et la lune pour errer à son aise au delà des

rs N i la vie ni la mort ne sauraient I' affeeter ; bien moins eneare me . · la considération du bienfaisant et du nuisible ».

Tchou Tsio Tseu demanda à Tchang Wou Tseu : « J'ai entendu le maître dire que Ie sage ne s'occupe point des affaires du monde. IJ ne recherche jamais Ie gain, et n'évite pas qu'on lui fasse tort. 11 n'a point de plaisir à la recherche. 11 n'adhère point intentionnelle­ment au Tao. IJ parle sans parler. 11 ne parle pas quand il parle. 11 erre ainsi au delà des limites de ce monde poussièreux. Le maître considérait cela comme une grossière description du sage, mais quant à moi j'y reconnais les voies du mystérieux Tao. Qu'en pen-

sez-vous? «Ces questions », dit Tchang Wou Tseu, « eussent rendu per-

plexe l'Empereur Jaune lui-même; camment Confucius serait-il capable d'y répondre ? En outre, vous êtes trop précipité dans vos jugements. Vous voyez un ceuf, et vous vous attendez aussitöt à l'en­tendre caqueter. Vous voyez un are, et vous vous attendez aussitöt à trouver une colombe rötie à vos pieds. Je vous dirai quelques mots legers ; prétez-leur une oreille légère. Comment le sage fait-il pour s'asseoir auprès du soleil et de la lune, et tenir l'univers embrassé? IJ unit tout en un ensemble harmonieux, rejette la confusion des distinctions, et méprise les différences de rang social. La plupart des hommes s'affairent et besognent; le sage est primitif et sans connaissance. 11 fond ensemble dix mille années et s'arrête à l'un, au tout, au simple. Toutes les choses sant ce qu'elles sant et suivent spontanément leur voie propre. Comment saurais-je si !'amour de la vie n'est pas une illusion? Camment saurais-je si celui que la mort effraye n'est point semblable à un homroe qui ne désire pas reve­nir à la maison qu'il a quittée dans sa jeunesse? Li Tsi était la fille du garde-frontière de Ngai. Quand les hommes de Tsin s'emparè­rent d'elle, elle pleura jusqu'à tremper Ie dev~nt de sa robe. Mais quand elle vint à la résidence royale, partagea la couche luxueuse du roi et mangea de riches mets, elle regretta d'avoir pleuré. Com­ment saurais-je si les morts ne se repentent point de leur ancien attachement à la vie ? Ceux qui rêvent la nuit d'un banquet peuvent fort bien gémir et pleurer le lendemain matin. Ceux qui rêvent de

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gémissements et de pleurs iront peut-être à la chasse au matin. Lors~ qu 'ils révent, ils ne savent pas qu 'ils rêvent. Dans leurs rêves, ils peuvent même interprèter des rêves. Ce n 'est qu'au réveil qu'ils cammencent à savoir qu 'ils ont rêvé. Peu à peu viendra Ie grand réveil, et nous verrans alors que la vie elle-même est un grand rêve. Les sots ne cessent de croire qu'ils sont éveillés; qu'ils savent. A I' ai de de belles discriminations, ils font des distinctions entre les princes et les valets. Quelle stupidité! Confucius et vous êtes tous deux dans un rêve. Lorsque je dis que vous êtes dans un rêve, je suis aussi dans un rêve. C'est là ce que l'on appelle un paradoxe. Ce serait peu que d 'attendre dix mille ans la venue d'un grand sage capable de I' expliquer.

« Supposons que vous discutiez avec moi. Si vous l'emportez sur moi , aurez-vous nécessairement raison et aurai-je nécessairement tort ? Ou bien, si je l'emporte sur vous, aurai- je nécessairement raison et aurez vous nécessairement tort? L'un de nous a-t-il raison et l'autre tort? Ou bien avons-nous tous les deux raison et tous les deux tort ? N ous ne parvenons point à nous entendre, et tous les autres sont dans les ténèbreso A qui demanderai-je de juger Ie différend? Je puis demander à quelqu'un qui est d'accord avec vous; maïs s'il est d'accord avec nous, camment peut-i! juger? Je puis demander à quelqu'un qui est d'accord avec moi, mais s'il est d 'accord avec moi, camment peut-i! juger? Je puis demander à quelqu'un qui n'est d'accord ni avec vous, ni avec moi, maïs s'il n'est d'accord avec aucun de nous, camment peut-il juger? Je puis demander à quelqu'un qui est d'accord avec chacun de nous, maïs s'il est d'accord avec chacun de nous, camment peut-i! juger? De cette façon, ni vous ni moi, ni les autres, ne parviendrons à nous entendre. Chercherons-nous une autre voie ? »

Que les sons changeants soient ou ne soient pas en relation les uns avec les autres, il nous suffit de les mettre en harmonie dans les limites de la nature, et de les abandonner au processus de leur évolution naturelle. Telle est la façon de parfaire notre vie. Qu'est ce que mettre les choses en harmonie dans les limites de la nature? Au sujet du bien et du mal, de I'être et du non-être, si Ie bien est réellement bien, nous n 'avons pas besoin de disenter en quoi il diffère du mal; si l'être est réellement !'être, nous n'avons pas besoin de disenter en quoi il diffère du non-être! Nous oublions la vie. N ous oublions les distinctions du bien et du mal. N ous nous réjouissons dans Ie domaine de l'infini, et là nous nous arrêtons :..

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La Pénombre demanda à l'Ombre : « Tantöt vous bougez; tantöt ·ous demeurez en repos. Tantöt vous vous asseyez tantöt vous vous

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p 0 urquoi cette instabilité d'intentions ? » evez. 0

« Ai-je à dépendre de quelque chose, « répondit l'Ombre, « pour _tre ce que je suis? Et cela dont je dépends dépend-il à nouveau de e 1 e a utre

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chose pour être ce qu 'il est? Ai-je à dépendre des ~e~ 0

OI! s d'un serpent ou des ailes d'une cigale? Comment pourrais­écaJ e oe dire pourquoi je suis ainsi ou pourquoi je ne suis pas autrement? :. J Un jour Tchouang Tcheou rêva qu'il était un papillon, un pa-

illon volant deci delà, heureux de vivre. Ce papilion ne savait pas p u'il était Tchouang Tcheou . Soudain il s 'éveilla et redevint vrai­~ent Tchouang Tcheou. Nous ne savons point si c'était là Tcho-

T ,.heou rêvant qu 'il était un papillon, ou si c 'était là Ie papilion uang -- t quïl était Tchouang Tcheou. Entre Tchouang Tcheou et Ie revan

papillon il doit y avoir quelque distinction. C' est là un exemple de ce que l'on appelle la transformation des choses.

2. FONDEMENTS POUR LA CONDUITE DE LA VIE.

11 est une limite à notre vie, mais non point à la connaissance. C'est chose périlleuse que de poursuivre l'illimité avec Ie limité. Si nous cherchons cependant à augmenter nos connaissances, ce péril ne sera point évité. Lorsque vous faites ce qu'il est convenu de con­cidèrer comme bien, évitez la gloire. Lorsque vous faites ce qu'il est convenu de considèrer comme mal, évitez la disgráce et Ie chätiment. Poursuivez taujours la voie moyenne. Vous pourrez ainsi protèger votre corps, préserver votre existence, soutenir vos parents, accom­

plir votre temps de vie.

Le cuisinier du Prince Wen Houei découpait un breuf. Chaque coup de la main, chaque secousse de l'épaule, chaque geste du pied et du genou, chaque bruit de chair déchirée, chaque note produite par Ie mouvement du couperet, étaient en parfaite harmonie -rythmés comme la danse du Buisson de mûres, à l'unisson comme

les chreurs du King Chou. « Ah ! » dit Ie Prince, « 11 est admirable que votre art soit devenu

si parfait ! » Le cuisinier déposa son couperet et répondit : « Ce que votre

serviteur chérit est Ie Tao qui dépasse !'art. Lorsque je commençai à découper des breufs, je ne voyais plus les breufs comme des

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animaux entiers. A présent, je travaille avec !'esprit, non avec les yeux. Les fonctions de mes sens s'arrêtent, mon esprit domine. En suivant les séparations naturelles, mon couperet s'insinue dans les grandes cavités, glisse dans les grandes ouvertures, prenant avan. tage de ce qu'il trouve. Je ne touche point aux veines principaleset à leurs ramifications, ni à ce qui relie la chair et l'os, sans parlex des grands os. Un bon cuisinier change de couperet une fois I'anl parce qu'il taille. Un cuisinier médiocre change de couperet une fois Ie mois, parce qu 'il hache. Or, voici dix-neuf ans que je me sers de ce couperet; il a découpé des milliers de bceufs ; et son tranchant est aussi affilé que s'il ven~it de la meule. Les jointures camportent taujours des interstices et Ie tranchant du couperet n'a point d'épais­seur. Si nous insérons une chose sans épaisseur dans un interstice, elle aura assurément de la place pour se mouvoir. Cependant, lors­que je rencontre une jointure compliquée et prévois quelque diffi­culté. je procède avec un soin anxieux. Je fixe mes yeux sur elle. J'agis lentement. Bientöt, par un très léger mouvement du couperet, la viande se trouve séparée et cède comme une terre friable. Alors je me redresse, Ie couperet en main, et regarde autour de rooi avec un air de satisfaction et de triomphe. Puis j'essuie Ie couperet et Ie remets dans sa gaine».

« Excellent » dit Ie prince, «les paroles de ce cuisinier m' ensei­gnent la façon de diriger ma vie ».

Lorsque Koung Wen Hien vit Ie Maître du Bien, il s'étonna et dit: « Qui est-il? Pourquoi n'a-t-il qu'un pied? Est-ce là l'ceuvre de la nature ou celle de l'homme ? »

« C'est l'ceuvre de la nature, noncellede I'homme », dit Ie Maître du Bien ». La Nature crée Ie pied, et veut celui-ei unique. Les appa· rences de l'homme sont bien équilibrées. C'est pourquoi je sais que <:e pied est l'ceuvre de la nature, non celle de l'homme ».

Le faisan des marais picore tous les dix pas et boit tous les cent pas. Mais il ne veut point qu'on Ie nourrisse en cage. Dans les mar ais, son esprit est sain, et c' est pourquoi il oublie la santé.

Quand Lao Tseu mourut. Ts'in Che alla célèbrer son deuil. Il poussa trois cris et s'en alla.

Un disciple lui demanda : « N' étiez-vous point un ami du Mai• tre? »

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« Certainement », répondit Ts'in Che. « S'il en est ainsi, trouvez-vous convenabie de célèbrer son deuil

comxne vous l'avez fait? » « Oui », dit Ts'in Che; « j'ai cru d 'abord que les autres deuil­

leurs étaient :ses disciples. Je vois à présent qu'ils ne Ie sont point. Lorsque je suis entré, il y avait là de vieilles gens qui pleuraient coxnxne si elles eussent perdu leurs enfants; et aussi de plus jeunes qui pleuraient comme si elles eussent perdu leur mère. Ces person­nes assemblées prononçaient des paroles et versaient des larmes hors de propos. Elles accroissaient ainsi l'émotion humaine, oubliant ce qu'elles avaient reçu de la nature. C'est ce que les anciens appe­laient violer Ie principe de la nature. Quand Ie maître vint, c'est qu'il lui fut donné de naître. Quand il partit, il ne fit que suivre I'évolu­lution naturelle. Ceux qui restent calmes à propos et suivent la voie de Ia nature ne sauraient être affectés par l'affliction ou la joie. Les anciens les considéraient comme les hommes de Dieu libèrés

de leurs entraves. Les doigts sont parfois incapables de fournir tout Ie combusti­

ble. Mais Ie feu est transmis , et nous ne savons point quand il

s'éteindra.

3. LE MONDE DE L'HOMME.

Yen Houei alla voir Confucius et lui demanda la permission de partir. «Ou allez-vous ? » demanda Ie Maître.

« Je vais dans I' état de Wei », répondit-il. « Pourquoi faire ? » « Le Prince de Wei est un jeune homroe vigoureux et déterminé.

Mais il agit comme si l'Etat n'avait pas d'importance, et reste aveugle à ses propres défauts. 11 se soucie fort peu de la mort de ses sujets, et les cadavres foisonnent dans la campagne comme les herbes dans les marais. Les gens ne savent que faire. Un jour, Maître, vous m'avez dit : « Laissez l'état bien gouverné. Allez vers l'état ou prévaut Ie désordre ». Les malades se pressent à la porte du médecin. Me conformant à vos paroles, je désire trouver une méthode qui me perroette de guérir les maux de Wei ».

« Hélas! » dit Confucius, «je erains que vous ne parveniez qu'à vous faire du tort à vous-même. La bonne méthode ne souffre aucun mélange. Quand i1 y a mélange, la méthode unique devient multiple. Quand la méthode est multiple, la confusion règne. Quand la con-

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fusion règne, I' embarras na it. Quand 1' embarras naît, Ia situation est àésespérée. L'homme parfait des anciens prenait soin de lui-même avant de prendre soin des autres. S'il vous reste quelque chose à accomplir à I' égard de vous-même, croyez-vous avoir Ie loisir de censurer la conduite des méchants? D'autre part, savez-vous com. ment la vertu se gäte et comment naît la connaissance ? La vertu est

gätée par Ie désir de gloire. La connaissance commence avec la rivalité. En rivalisant pour la gloire, les hommes s'écrasent les uns les autres, et la connaissance est !'arme de la rivalité. Toutes deux sont les instruments du mal, et l'homme devrait les rejeter. Certains possèdent une vertu solide, une ferme sincérité, et l'inclination de mépriser Ie renom et la gloire, mais ignorent la nature et !'esprit de l'homme. Ils imposent des règles aux méchants, leur enseignent de force la bonté et la justice. En conséquence ils sont haïs pour leur bonté même. C'est là ce qu'on appelle blesser son prochain. Celui qui blesse son prochain se verra blessé lui-même en retour. Tel sera probablement votre sort !

« En outre, si Ie prince aime Ie bien et déteste Ie mal, à quoi bon l'inviter à changer de voie? Maïs s'il a des inclinations contraires, vous ne peuvez que vous taire. Si au lieu de vous taire, vous vous mettez à proclamer vos opinions, Ie prince saisira !'occasion d'argu­menter avec vous. Alors I'anxiété jettera un voile sur vos yeux. Vous perdrez contenance. Vos lèvres balbutieront des paroles d'excuse. Vos manières trahiront votre confusion intérieure. Votre esprit s' efforcera de confirmer les paroles du prince. Autant Jutter contre Ie feu avec Ie feu, contre l'eau avec l'eau, en augmentant le mal. Si vous commencez à faire des concessions, elles n'auront point de fin. Si vous persistez dans vos justes paroles sans qu'il y ajoute foi , vous mourrez dans la main du tyran. J adis, Tsie tua Kou• an Loung P'ang; et Tchou Ie Prince Pi Kan. Ces deux victimes étaient des hommes qui cultivaient la vertu en eux-mêmes afin d'as­surer Ie bien-être de créatures qui n'étaient point leurs sujets. Etant dans une position inférieure, ils offensèrent leurs supérieurs. A cause même de leur vertu morale, leurs chefs les écrasèrent. Tous les tyrans Juttent pour la gloire. Ja dis, Y ao attaqua les états de Ts'oung Ts'i et de Hiu Ngao; Yu attaqua l'état de Yeou Hou. Ces états furent détruits et leurs chefs tués. Ces hommes se livraient à

des guerres continuelies ; leur désir de gain matériel était insatiable. lis cherchaient ou la gloire ou Ie gain réel. N'en avez-vous point entendu parler ? Les sages eux-mêmes ne réussirent point à réprimel

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leur désir de gloire ou de gain réel Pourrez vou - · 1 M . · - s reussir . a1s vous devez avoir quelque plan · efforcez vous d 1' • - e me exposer ».

« La gravité de conduite et 1' absence d · 1'- · . . _ . • e pass10n, energie et ] umte de but », dit Yen Hou ei. « Cela suffira-t-i] ? >

« Non », dit Confucius, « cela ne suffira point 1 0 d ' 1 · W · · . . . . · n 1t que e

Pnnce de e1 est amme d un espnt tyrannique et • ·1 . . qu 1 atme a se donner en spectacle. IJ est d'humeur changeante H b't 11 . . . . · a 1 ue ement, personne ne lUI restste. Auss1 prend-il un réel p]a1·s1·r · f · 1 , a rmsser es sentiments d autrui. Si les vertus les plus communes lui font d'f

··1 . e aut, croyez-vous qu 1 sera dtsposé à embrasser les plus hautes ? IJ de-meurera obstiné et refusera de se laisser convertir. Peut-être feindra.., t-~1 d~agréer vos avis, maïs. intérieurement il ne se condamnera point JUI-meme. Comment pournez-vous réussir ? »

« Eh ! bi en ». dit Yen Hou ei, « tout en gardant ma droiture inté­rieure, je feindrai d'être tortueux. Je donnerai substance à mes pareJes en invoquant l'antiquité. Gardant ma droiture intérieure, ·e

. . 1 t Q . J su1vra1 a na ure. Uiconque suit la nature sait que lui-même et le prince sont également les enfants de la nature. Que lui importe si ses paroles sont approuvées ou désapprouvées ? Un tel homme est considèré par autrui comme un enfant. C'est là ce que j'appelle sui­vre la nature. Maïs feignant d 'être tortueux, je suivrai les hommes. Je saluerai, je m'agenouillerai, je courberai I'échine : telles sont les régles que les ministres observent. Ce que tous les hommes font, persenne ne me blämera de Ie faire. C'est là ce que j'appelle suivre les hommes. Donnant substance à mes paroles en invoquant l'anti­quité, je suivrai les anciens. Mes paroles comporteront un enseigne­ment et ·une condamnation, mais elles seront les paroles des anciens non les miennes propres. Ainsi, bien que juste, je serai à l'abri d~ bläme. C'est là ce que j'appelle suivre les anciens. CeJa suffira-t-i] ?»

«Non», dit Confucius, « ceJa ne suffira pas. Vous avez trop de plans. IJs sont justes, maïs non point habiles. lis sont équitables, et vous gardent cependant de tout mal. Maïs rien de plus. IJ en est de plus parfaits. Vous vous laissez encore mener par vos préjugés >.

. «Je .ne puis aller plus loin », dit Yen Houei. «Je vous prie de m ~nsetgner une méthode ».

« Jeûnez », répondit Confucius. « Ensuite je vous enseignerai. Si vous avez èles préjugés, croyez-vous qu'il vous sera aisé de faire face aux évènements ? Quiconque croit que c'est Ià chose aisée encourt la désapprobation des lumières célestes ».

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« r..1a familie est pauvre », dit Yen Houei, «et depuis de longs mois, je n'ai goûté ni viande ni vin. Peut~on considérer cela comme un jeûne? »

« C'est là Ie jeûne approprié aux sacrifices », répondit Confucius, (( mais non point le jeûne de lïntelligence ».

« Puis~je vous demande':' ce qu'est Ie jeûne de lïntelligence? »

dit Yen Houei.

« Maintenez l'unité de votre volonté », dit Confucius. « N 'écoutez point avec les oreilles, mais avec l'intelligence. N 'écoutez point avec 1' intelligence, mais a vee I' esprit. La fonction de I' oreille cesse a vee I' ouïe ; celle de l'intelligence, a vee les symboles et les idées. Mais !'esprit est un vide prêt à recevoir toutes choses. Le Tao habite Ie

vide; Ie vide est Ie jeûne de l'intelligence.

« Lorsque je ne me livre point au jeû~e de I' esprit, « dit Yen Houei », je garde mon individualité. Quand je m'y livre, je perds mon individualité. Est~ce là ce qu'on peut appeler Ie vide?»

« Précisément », répondit Confucius. « Ecoutez~moi. Entrez au service de eet homme, mais ne luttez point pour la gloire. S'il vous trouve agréable, vous pourrez faire quelque bruit ; sinon, restez

silencieux.

« N'ayez aucune méthode apparente; n'ayez aucun objet ap~

parent. Vivez avec un but unique, et vous vous arrêterez là ou cesse votre pouvoir.

« Alors vous aurez presque réussi. I1 est aisé de s'arrêter quand on marche, mais il est fort difficile de marcher sans toucher Ie sol.

« En agissant à la manière de l'homme, il est aisé d'être artificiel. En agissant à la manière de la nature, il est difficile d'être artificiel. J'ai ouï parler de voler avec des ailes, maïs non point de voler sans ailes. J'ai ouï parler de connaitre avec la connaissance, mais non point de connaitre sans la connaissance. Considèrez ce qui est vide. Dans la chambre vide, règne une lumière brillante, règne Ie bonheur. Si vous ne pouvez vous arrêter là , votre esprit galope au loin, tandis que votre corps demeure assis. Si vous pouvez garder vos yeux et vos oreilles pour communiquer avec ce qui est en vous~même, en étouffant la conscience et la connaissance, alors Ie surnaturel sera avec vous, sans parler de I'humain. C'est là Ie mystère des choses. C' est là Ie pivot au tour duquel tournaient Yu et Chouen. C' est là ce que Fou Hi et Tsi K'in pratiquèrent teute leur vie. Combien d'autres devraient suivre la même voie ».

Tsen Kao, duc de Che étant 1 . · - . ' sur e pomt de t ' ..

dans 1 etat de Ts i, demanda à C f . par Ir en m1ssmn . . _ on uc1us : « Le roi . .

une mtSSJOn tres importante San d t 1. _ m envo1e remplir . . s ou e etat de T ..

en tant qu 'ambassadeur avec grand . s 1 me recevra~t-il respect ma1s il .

point de condure l'affaire. 11 est diffi .1 ' ne s empressera ordinaire, à plus forte raison u . etJe de presser un homroe

V . n prmce. e suis plein d' ' h sions. ous .m avez taujours dit . appre en~

qu en teute entrep · . grande, Ie Tao seul vous guide ve h . nse, petJte ou

. . . _ rs une eureuse tssu D cas, st Je ne pUls reussir, je souffrirai de la d e. ans mon

- . . ff part es hommes t . je reuss1s, Je sou rirai de Ja part d 1 ; e st _ . . e a nature. Seu] l'hom

tueux peut etre hberé de ces atteintes .. 1 _ . me ver~ , . qu 1 reuss1sse ou • .1 - h

Je n abuse point de la nourriture J , . . . 1 qu t ec oue. . e nat pomt a a cuis · .

teur qui rafraîchisse les boissons C d 1

. me un servt~ . epen ant e matm 1-· ·

mission, et le soir j'ai hu de I' eau 1 _ L f '. at reçu cette g acee. a 1evre m

Avant même que je. ~usse engagé dans cette affaire, je s:u~~:iume. troubles naturels. S1 Je ne puis réuss· 1 h s de - ff . . Ir, es ommes me feront assu

rement sou nr. ] aurai clone à souff . . l f . d ~ t d 1 nr a a Ois e la part de la

nature e e e part des hommes, et c'est plus qu'un ministre n'en peut supporter. Pouvez~vous me dire .. 1 f f . ce qu 1 aut a1re 1 »

« 11 y a dans Ie monde», dit Confucius « deu .d . . 't'f L' , x gran s pnncipes eoerei 1 s. un est la destinée . l'aut t 1 d .

f ' re es e evotr. L'amour d'un en ant pour ses pareuts relève de la destinée il est ins . hl d

d 1' f L' 11 • epara e u eceur e en ant. a égeance du SUJ'et . j'· d d . ]· d d · a egar e son souveram

re eve u evoir; un sujet doit avoir . . _ h . un souveram ; 1] ne saurait ee apper a cette loi du monde. Ce sont 1• 1 d . . . 'f c· a es eux prmctpes coer

CitJ s. est pourquoi la perfection de la piété filiale est d .~ ses pareuts de ho 11 e servtr d 1 1 - n c~ur que e que soit sa condition ; et Ie comble e .. a oya~te, de servir son souverain de bon c~ur, quel ue täche

qu I! vous Impose. Mais la perfection de la vertu est de ! . propre esprit de telle sorte qu'il n 'y entre ni J'oie n · . rvtrd'son eepter 11' ]' • 1 peme, et ac~

a egrement arrêt du destin comme inévitable Q . est un sujet ou se trouve dans la position d 'un . t . uteonque eontr · t d SUJe est souvent

a~n par es nécessités auxquelles i] ne peut se dérober A. . engage dans les affaires publigues il oubl' ·. tnst tr · ·1 1 ' te sa propre vte Ou d

ouveratt-t e temps d 'aimer la vie et de haïr la mort 1 V . onc seig 1. · ous pouvez ' neur, remp tr votre mission. « Laissez~moi vous répéter ce . ' .

relatio 1 - •. que J at entendu dire. Dans leurs - . ns, es etats, s tls sont praehes l'un de l'aut e

temo1gner un T, r , peuvent se él . - e amt Ie mutuelle par des actions réelles. S 'ils sant

otgnes, leur bonne foi doit taujours être confirmée par des mes-

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sages oraux. Les messages deivent être transmis par quelqu'un. Mais c'est la chose la plus difficile du monde que de transmettre des messages qui expriment la joie au la colère de deux parties. Quand les deux parties sont satisfaites, leurs messages débordent de compliments outrés. Quand les deux parties sant irritées, leurs messages débordent de critiques outrées. L'exagération a l'apparen~ ce de la fausseté. L'apparence de fausseté ne cammande point Ie crédit. Lorsque l'apparence de fausseté ne cammande point Ie crédit, celui qui transmet les messages en souffre. C'est pourquoi il est dit dans Ie Fa~ Yen : « Transmettez la substance des parales des deux parties. mais non point leurs outrances ». Ainsi Ie messager sera en sûreté.

« Les lutteurs habiles cammencent par la douceur, mais finissent taujours par la violence. A mesure que leur excitation grandit, leur adresse devient extraordinaire. Les fêtes pendant lesqueUes on boit selon les rites se déroulent d 'abord dans J'ordre, maïs finissent tau~ jours dans la confusion. A mesure que l'excitation grandit, la joie devient trap bruyante. I1 en est ainsi de toutes choses. Elles commen~ cent sous le signe de la bienveillance pour finir dans les offenses. Elles cammencent sous Ie signe de la simplicité, mais sur la fin, de~ viennent complexes. Les parales sant comme Ie vent et la vague. Les actions courent alors Ie risque de se perdre. Le vent et la vague sant aisément agités. Le risque peut aisément devenir danger réel. La colère nait surtout des mots spécieux et des discours partiaux. Quand les gens sant en colère, les éclats de leur rage sant pareils aux sans inarticulés qu'émet un animal dans les affres de la mort. Leur souffle haletant devient perceptible. Alors de part et d'autre nait l'animosité. En effet, quand un homroe pousse un autre homroe à bout, les idées brutales surgissent on ne sait comment. Lorsqu'un homme agit sans savoir pourquoi, qui sait jusqu'ou il ira? C'est pourquoi il est dit dans Ie Fa~ Yen : « Ne vous écartez point des instructions pre­mières que vous avez reçues. Ne faites point de conventions hàtives. C'est commettre un excès que de transgresser la limite ». 11 est dangereux de s'écarter des instructions premières et de faire une convention hätive. Une convention satisfaisante doit être faite à loisir. Une convention insatisfaisante une fois faite ne peut être changée. Ne doit-on pas être prudent? Laisser votre esprit voyager parmi les conséquences possibles. Acceptez Ie nécessaire et l'inévi• table afin d'éduquer votre esprit. Telleest la voie parfaite. Pourquoi

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vous inquièter tant de la réponse de l'autre état? Le mieux est de tout laisser à la destinée, eneare que ce ne soit pas là chose ais· e e ».

Yen Ho était sur Ie point de devenir tuteur du fils aîné du duc Ling, de 1' état de Wei. 11 alla consulter Ki' u Pe Y u et lui dit : « Voici un homroe de tendances naturellement basses. Si je lui permets d 'agir sans principes, notre état sera en péril. Si Jinsiste pour qu'il agisse selon les principes, ma propre persenne sera en péril. 11 a jus te assez d ' esprit pour vair les fautes des au tres, ma is non les siennes propres. Que dois~je faire en telle conjoncture ? :.

« C'est là en vérité une bonne question », répondit Ki'u Pe Yu. « 11 vous faut agir avec prudenee et cammeneer par vous réformer

vous~même. Quant à votre camportement extérieur, pratiquez Ie conformisme et l'adaptation. Quant à votre esprit intérieur, qu'il soit paisible et harmonieux. Maïs en ceci il y a deux choses à éviter. Vous ne devez point laisser pénétrer en vous l'adaptation extérieure, ni !'harmonie intérieure se manifester au dehors. Dans Ie premier cas, vous trébuchez, vous tombez, vous vous ruinez. Dans Ie deuxiè­me cas, vous acquérez la réputation et la gloire, vous êtes considèré comme un démon, comme une créature malfaisante. Si Ie fils du prince agit comme un enfant, agissez aussi comme un enfant. S 'il rejette toute différenciation, faites de même. S 'il rejette toute dis­tinction, faites encore de même. Alors vous pourrez Ie conduire à l'innocence.

« Connaissez-vous l'histoire de la mante religieuse ? Dans sa rage, elle étend les bras pour arrêter une voiture, sans savoir qu'elle n'est point qualifiée pour cela. Elle croit sa force considérable. Restez sur vos gardes. Soyez prudent. Si vous ne cessez de montrer votre excellence au fils du prince et l'offensez par là même, sans doute serez-vous en danger.

« Savez-vous ce que fait le gardien de tigres ? 11 ne se hasarde point à leur donner en päture des animaux vivants, de crainte qu'ils n'excitent leur fureur en les tuant. 11 ne se hasarde point à leur donner en päture des animaux entiers, de crainte qu'ils n'excitent leur fureur en les déchirant. 11 sait quand les tigres ont faim et quand ils sant rassasiés. 11 comprend les raisons de leurs colères. Les tigres sant d'une espèce différente de l'homme, maïs ils essayent de plaire à leur gardien. C'est que ce dernier s 'adapte à eux. Certains gardiens agissent à l'encontre de la nature des tigres . Ceux~là . les tigres les tuent.

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sages oraux. Les messages doivent être transmis par quelqu'un. Mais c' est la chose la plus difficile du monde que de transmettre des messages qui expriment la joie au la colère de deux parties. Quand les deux parties sant satisfaites, leurs messages débordent de compliments outrés. Quand les deux parties sant irritées, leurs messages débordent de critiques outrées. L'exagération a l'apparen~ ce de la fausseté. L'apparence de fausseté ne cammande point Ie crédit. Lorsque l'apparence de fausseté ne cammande point Ie crédit, cel ui qui transmet les messages en souffre. C' est pourquoi il est dit dans Ie Fa~ Yen : « Transmettez la substance des parales des deux parties. mais non point leurs outrances :.. Ainsi Ie messager sera en sûreté.

« Les lutteurs babiles cammencent par la douceur, mais finissent taujours par la violence. A mesure que leur excitation grandit, leur adresse devient extraordinaire. Les fêtes pendant lesqueUes on boit selon les rites se déroulent d'abord dans l'ordre, mais finissent tau~ jours dans la confusion. A mesure que I' excitation grandit, la joie devient trap bruyante. 11 en est ainsi de toutes choses. Elles commen~ cent sous le signe de la bienveillance pour finir dans les offenses. Elles cammencent sous Ie signe de la simplicité, mais sur la fin, de~ viennent complexes. Les parales sant comme Ie vent et la vague. Les actions courent alors Ie risque de se perdre. Le vent et la vague sant aisément agités. Le risque peut aisément devenir danger réel. La colère nait surtout des mots spécieux et des discours partiaux. Quand les gens sant en colère, les éclats de leur rage sant pareils aux sans inarticulés qu'émet un animal dans les affres de la mort. Leur souffle haletant devient perceptible. Alors de part et d'autre nait l'animosité. En effet, quand un homme pousse un autre homme à bout, les idées brutales surgissent on ne sait comment. Lorsqu'un homme agit sans savoir pourquoi, qui sait jusqu'ou il ira? C'est pourquoi il est dit dans Ie Fa~ Yen : « Ne vous écartez point des instructions pre­mières que vous avez reçues. Ne faites point de conventions hàtives. C'est commettre un excès que de transgresser la limite ». 11 est 'dangereux de s'écarter des instructions premières et de faire une convention hätive. Une convention satisfaisante doit être faite à

loisir. Une convention insatisfaisante une fois faite ne peut être changée. Ne doit~on pas être prudent? Laisser votre esprit voyager parmi les conséquences possibles. Acceptez Ie nécessaire et l'inévi• table afin d 'éduquer votre esprit. Telleest la voie parfaite. Pourquoi

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vous inquièter tant de la réponse de l'autre état ? Le mieux est de tout laisser à la destinée, eneare que ce ne soit pas Ià chose aisée :..

Yen Ho était sur Ie point de devenir tuteur du fils aîné du duc Ling. de I'état .de Wei. 11 alla consulter Ki'u Pe Yu et lui dit: « Voici un homme de tendances naturellement basses. Si je lui permets d'agir sans principes, notre état sera en péril. Si finsiste pour qu 'il agisse selon les principes, ma propre personne sera en péril. 11 a jus te assez d ' esprit pour vair les fautes des au tres, maïs non les siennes propres. Que dois~je faire en telle conjoncture ? :.

« C'est là en vérité une bonne question », répondit Ki'u Pe Yu. « 11 vous faut agir avec prudenee et cammeneer par vous réformer

vous~même. Quant à votre camportement extérieur, pratiquez Ie conformisme et l'adaptation. Quant à votre esprit intérieur, qu'il soit paisible et harmonieux. Mais en ceci il y a deux choses à éviter. Vous ne devez point laisser pénétrer en vous I' adaptation extérieure, ni !'harmonie intérieure se manifester au dehors. Dans Ie premier cas, vous trébuchez, vous tombez, vous vous ruinez. Dans Ie deuxiè~ me cas, vous acquérez la réputation et la gloire, vous êtes considèré comme un démon, comme une créature malfaisante. Si Ie fils du prince agit comme un enfant, agissez aussi comme un enfant. S'il rejette toute différenciation, faites de même. S 'il rejette toute dis~ tinction, faites eneare de même. Alors vous pourrez Ie conduire à I' innocence.

« Connaissez~vous l'histoire de la mante religieuse ? Dans sa rage, elle étend les bras pour arrêter une voiture, sans savoir qu'elle n'est point qualifiée pour cela. Elle croit sa force considérable. Restez sur vos gardes. Soyez prudent. Si vous ne cessez de montrer votre excellence au fils du prince et I' offensez par I à même, sans doute serez~vous en danger.

« Savez~vous ce que fait Ie gardien de tigres ? 11 ne se hasarde point à leur donner en pature des animaux vivants, de crainte qu'ils n'excitent leur fureur en les tuant. 11 ne se basarde point à leur donner en pature des animaux entiers, de crainte qu'ils n'excitent leur fureur en les déchirant. 11 sait quand les tigres ont faim et quand ils sont rassasiés. 11 comprend les raisons de leurs colères. Les tigres sant d'une espèce différente de l'homme, mais ils essayent de plaire à leur gardien. C'est que ce dernier s'adapte à eux. Certains gardiens a gissent à I' encontre de la nature des ti gres. Ceux~là. les tigres les tuent.

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« Les hommes qui aiment les chevaux utilisent des baquets et des jarres pour receuillir l'urine et Ie crottin de leurs bêtes. Padais des moustiques ou des taons se posent sur un cheval. En les chassant, Ie palefrenier effraye Ie cheval. 11 s'ensuit que Ie cheval rompt son entrave et blesse Ie palefrenier à la tête ou au ventre. Le palefre­nier a I' intention de bien faire; mais sa bonne intention est finale­ment perdue. Ne devons-nous pas être prudents? »

Le maître charpentier Che, comme il allait à Tsi, vint à passer par K'iu Yuan. L:à il vit un chêne que l'on utilisait comme l'autel de la terre. L'arbre était si gros qu'il pouvait dissimuier un bceuf. 11 mesu­rait cent empans de tour, et se dressait sur la colline à une hauteur de quatre vingt coudées avant de pousser des branches. Ces bran­ches étaient au nombre d 'une dizaine, et dans chacune d'elles on eût pu creuser un canot. Les gens se pressaient comme sur une place de marché pour Je vair. Mais Je maître charpentier refusa de lui jeter un regard et passa sans s'arrêter. Ses aides cependant regar­dèrent l'arbre à satiété. Puis ils coururent après leur maître et lui dirent : « Depuis que nous vous suivons avec nos haches et nos mesures, nous n'avons jamais vu de si bon bois. Pourquoi clone ne l'avez-vous pas regardé? Vous avez passé votre chemin sans même vous arrêter ! »

« M'arrêter ! » dit Ie maître charpentier. « Cet arbre est inutile. Un bateau fait de ce bois coulerait ; un cerceuil pourrirait bientöt ; un meuble se briserait ; une porte ruissellerait de sève ; un pilier se­rait rongé par les insectes. 11 n 'est bon à rien. C'est pourquoi il a atteint un si grand äge ».

Quand le maître charpentier revint à Kiu Yuan, l'arbre sacré lui apparut en songe et lui dit : « Avec quels arbres pourrez-vous me comparer ? Me comparerez-vous aux arbres ornementaux ? Voyez les aubépines, les poiriers, les orangers, les pommiers, les citrouillers et les autres arbres. Quand leur fruits sont mûrs, on les ceuille, et les arbres sant meurtris. Les grandes branches sant brisées, les peti­tes arrachées. La vie de ces arbres souffre à cause même de leur productivité. Aussi ne peuvent-ils parvenir au terroe naturel de leur existence, maïs ils connaissent une fin prématurée au milieu de leur vie, et se voient infliger par la société un traitement fata!. 11 en est de même pour toutes choses. Voici longtemps que je m'efforce d'être inutile. A plusieurs reprises, j'ai été sur Ie point d'être détruit. A présent, je réussis à être inutile, ce qui m'est de la plus grande

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utilité. Si j'avais été utile, eussè-je pu devenir si grand? D'autre part, vous et moi sommes des choses · comment une h t 11. • c ose peu -e e émettre un jugement sur une autre chose 7 Vous e~tes a · h · usst un omme inutile et proche de la mort. Camment sauriez-vous si un arbre est inutile? »

Quand le maître charpentier s'éveilla, il raconta Je rêve à ses aides. « Si son intention est d'être inutile, pourquoi remplit-il l'of­~ice d'autel des esprits de la terre? » demandèrent les aides.

« Restez tranquilles », dit le maître, « et ne dites mot. L' arbre feint seulement d'être un autel. 11 peut ainsi se protèger des offenses de ceux qui ne Ie savent point inutile. S'il n'était pas un autel, ~1 courrait encore Ie risque d'être abattu. En outre, les prétentions de eet arbre ne sont point celles des autres arbres. C'est pourquoi il est hors de propos de lui décerner les louanges de la moralité conven­tionnelle ».

Nan Po Tseu Tsi, en se promenant parmi les monts Chang, vit un arbre d'une taille extraordinaire qui eût pu abriter mille chariots à son ombre. Tseu Tsi s'écria : « Quel arbre est-ce là? IJ doit four­nir un merveilleux bois de charpente ! » Cependant, quand il consi­dèra les racines, il vit · qu'elles étaient noueuses et ne pou­vaient servir à faire des cerceuils. IJ lècha une feuille, et sa bouche en fut meurtrie camroe d'une blessure. IJ la respira ; alors il devint frénétique et comme ivre pour plus de trois jours. «En vérité », dit-i!, «eet arbre n'est bon à rien. C'est ainsi qu'il a pu devenir si grand. Ah ! l'homme spirituel vit dans une semblable inutilité ».

A Soung, dans Ie district de Hing Che, les catalpas, les cyprès et les mûriers croissent bien. Ceux d'entre eux qui atteignent un em­pan ou deux de tour, sont coupés par les personnes qui désirent des piquets pour attacher leurs singes. Ceux qui atteignent trois au quatre empans de tour sant coupés par les personnes qui désirent des poutres pour leur maison. Ceux qui atteignent sept ou huit empans sont coupés par les nobles et les riches marchands qui veu,­lent des planches d'un seul moreeau pour en faire des cerceuils. En conséquence, les arbres ne peuvent atteindre Ie terroe de leur exis­tence naturelle, ils trouvent une fin prématurée sous la serpe et la hache, alors qu'ils sant en pleine vigueur. C'est la rançon de leur utilité.

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Les bceufs au front blanc, les cochans au groin retroussé et les hommes a t teints d 'hémorroïdes, ne peuvent être sacrifiés au Fleuve Jaune. Cela, tous les sorciers Ie savent. IJs considèrent ces créatures comme disgraciées. Maïs Ie sage les considère au contraire comme fort bien douées, et pour cette raison même.

Il y avait un homroe difforme nommé Chou. Son menton était caché dans son nombril. Ses épaules étaient plus hautes que son front. Sa colonne vertébrale pointait vers Ie del. Les ouvertures de ses cinq viscères étaient toutes tournées vers Ie haut. Les os de ses cuisses étaient pareiJs à des cötes. En affûtant des aiguilles et en la~ vant des effets, il parvenait à subvenir à ses besoins. En triant et nettoyant Ie riz, il parvenait à soutenir dix personnes. Quand Ie gou~ verneroent appelait les soldats, il pouvait errer librement parmi eux sans avoir à se cacher. Quand Ie gouvernement avait des travaux importants à exécuter, on ne lui assignait aucune besogne en consi~ dèration de ses infirmités. Quand Ie gouvernement distribuait des céréales aux malades, il recevait trois tchoung et dix fagots de brindilles. Si un homme aussi difforme dans son corps était capable de gagner sa vie et d'atteindre Ie terme de son existence naturelle, que ne pourrait faire un homroe difforme dans sa vertu ?

Lorsque Confucius se rendit à Tch'ou, Tsie Yu, Ie fou de Tch'ou, erra devant sa porte, disant : « 0 Phoenix ! 0 Phoenix ! Que peut~tu

faire de ce monde dégénèré ? On ne peut attendre l'avenir. On ne peut retrouver Ie passé. Quand Ie bon ordre règne dans Ie monde, Ie sage recherche l'accomplissement. Quand Ie désordre règne, il ne peut que préserver sa propre vie. Aujourd 'hui , Ie mieux qu'il puisse faire est d'éviter Ie chätiment. Le bonheur est plus léger qu'u~ ne plume, mais nul ne sait Ie porter. La calamité est plus lourde que la terre, maïs nul ne sait l'éviter. Votre façon de proposerune vertu à l'homme doit s 'arrêter, doit s'arrêter. Votre façon d'agir en ob­servant des règles fix es, est dangereuse, est dangereuse. r évite la célébrité, de crainte que mon chemin ne soit obstrué. Je marche de travers, de crainte que mes pieds ne soient blessés. Les arbres des mantagnes font en sorte d'être coupés. L'écorce du cannelier est comestible, c 'est pourquoi on abat eet arbre. L'arbre à vernis est utile, c'est pourquoi on l'incise. Tous les hommes connaissent l'uti­lité de l'utile, mais non celle de l'inutile ».

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1. LES MANIFESTATIONS DE LA VERTU PARFA D

.. ITE. ans 1 etat de Lou vivait un homroe du n d W T ' .

. d . om e ang ai qui avalt per u un pied. Ses disciples étaient aussi nomb ' d C f · T h ' reux que ceux e on ucms. . c ang Tsi demand . C f . T

, . . .1

a a on uc1us : « Wang a1 est un muh é. Et pourtant maître il t . , . ' • par a ge a vee nous ]'en~

se1gnement de 1 etat de Lou. Jamais il ne - h · M

. . . . pree e ou n argumente. a1s ceux qm vont a lm sont vides et ceux · • · . . , . . • qui s en rev1ennent sont

plems. Se peut-I! qu 1l ex1ste un enseignement 1 . , sans paro es ? Si Ie corps est ~fforme, 1 esprit peut~il être parfait ? Quelle sorte d'hom~ me est-ce la ? »

« C e maître est un sage » répondit Confucius s· · · . . , ' · « 1 Je ne suis pas eneare alle vers lm, c est seulement que je suis en retard J f · d 1 · . e era1 . e Ul m~n :Oaîtr~, pour ne rien dire de ceux qui ne me sont point ~~aux. J amenera1 Je monde entier à Ie suivre, pour ne rien dire de I etat de Lou ».

« C'est un infirme », dit Tch 'ang Tsi, et cependant il vous est supérieur. 11 doit être bien différent des hommes ordinaires. QueUe est clone la façon par.ticulière dont son esprit fonctionne ?

« La .vie et la mort sont de grands sujets de considération ». dit Confucms, « et pourtant ni l'une ni l'autre ne l'affectent. Si Ie ciel et .la t~rre se retournaient et to!flhaient, il resterait impassible. 11 vmt ~l~1rem~nt Ie parfait et n'est point affecté par les choses. IJ sait que I evaJution des choses est l'reuvre de Ia destinée et ainsi s 'en tient à l'essentiel. '

« Que voulez~vous dire? » demanda Tch'ang Tsi.

«Si nous voyons les choses du point de vue de leur différence dit Confucius, « Ie foie et la bile sont aussi éloignés J'un de I' autr~ que Tchou de Yue. Si nous voyons les choses du point de vue de leur identité, toutes choses sont une. Tel est Ie point de vue de

eet homm~. Aussi il ne sait même pas pour quoi sont faits ses yeux et ses ore11les, maïs il se délecte à !'harmonie de la vertu. II voit l'unité des choses, non les domrnages qu'il subit. 11 considère Ia perte de son pied comme I'écroulement d 'une quantité égale de terre :. .

. <Dans la culture de soi~même », dit Tch'ang Tsi, «par Ie savoir 11 a atteint I' esprit. Par I' esprit il a at teint I' esprit éternel. Mais pourquoi s'empresse~t-on autour de lui?»

. «Les hommes ne cherchent point à se mirer dans !'eau courante:., dit Confucius, « mais dans I' eau tranquille. Seul ce qui est tranquille a Ie pouvoir de rassembler. De ceux qui reçoivent l'influence de la

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terre, seuls Ie pin et Ie cyprès sont aussi verts en hiver qu'en été. De ceux qui reçurent l'influence du ciel, seul Chouen fut juste. Il put heureusement redresser sa propre vie, puis celle des autres. Par la conservation de la force originelle et par l'élimination de la crainte, un homme brave peut se frayer tout seul un chemin à

travers neuf armées. Si un horome brave, susceptible de se sacrifier en recherchant la gloire, peut atteindre semblable résultat, de quoj ne serait point capable un homroe qui pourrait contröler Ie ciel et la terre, embrasser toutes choses, considérer son corps comme une habitation temporaire, ses oreilles et ses yeux comme de simples images, qui unifierait tout ce que sait Ie savoir, et dont !'esprit ne mourrait jamais ? I1 choisirait un jour pour s'élever très haut dans Ie ciel, et chacun Ie suivrait. Pourquoi se soucierait~il des choses de ce monde?»

Chen Tou Kia avait perdu un pied. Il étudiait sous Pe Houén Wou Jen avec Tseu Tch'an, de l'état de Tcheng. Ce dernier lui dit: «Si je m'éloigne Ie premier, aurez~vous l'obligeance de rester ici? Si vous vous éloignez Ie premier, je resterai ici ».

Le lendemain, ils étaient assis sur la même natte dans Ie vestibule. Tseu Tch'an dit: « Sï" je m'éloigne Ie premier, aurez~vous l'obligean~

ce de rester ici ? Si vous vous éloignez Ie premier, je resterai ici. Je suis ~ur Ie point de m'éloigner . . Voulez~vous oui ou non rester ici? Lorsque vous voyez un ministre d'état, vous ne vous écartez point de son chemin. Vous considèrez~vous clone comme son égal ? »

« A l'école de notre maître», dit Chen Tou Kia, « peut~il y avoir des ministres d 'état? Vous êtes fier de votre rang et vous croyez supérieur au x au tres. J' ai entend u dire qu'un miroir parfaitement brillant ne laisse point la poussière et la crasse s'amasser sur lui; si la poussière et la crasse s 'amassent sur lui, il n'est point brillant. Celui qui fréquente un long temps Ie sage, sera sans défaut. Or Ie sage que vous avez choisi pour vous enseigner la grandeur, est notre maître. Cependant, vous pouvez encore prononeer des parales comme celles que vous venez de prononcer. N'est~ce point votre

propre faute? »

« V ous avez été ce que vous êtes », dit Tseu T eh' an, « et cepen~ dant vous vous efforcez encore d' égaler la perfection de Y ao. Si :vous pesiez votre vertu, sans doute auriez~vous de vous mêroe une meilleure connaissance :. .

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« Ceux qui se rendent notoires », dit Chen Tou Kia, « et croient qu'il ne leur faut rien perdre, sont nombreux. Mais ceux qui ne se rendent point notoires, et croient qu'il ne leur faut rien garder. sont rares. Re<_:onnaître l'inévitable et l'admettre tranquillement comme Ie fait de la destinée, tel est Ie résultat de la seule vertu. Quand les hommes errent dans Ie champ de la flèche de Yi, Ie milieu du champ est Ie lieu ou ils deivent être frappés. S'ils ne sont point atteints, c'est Ie fait de la destinée. Nombreux sont ceux qui ont deux pieds et se moquent de moi parce que je n'en ai qu'un. J'étais jaclis fort irrité contre eux. Mais depuis Ie jour ou je suis venu vers notre maître, j'ai cessé d'en être trotiblé. I1 se peut que notre maître m'ait purifié par Ie bien. Voici dix neuf ans que je vis avec lui sans avoir conscience de la perte de mon pied. A présent nous faisons, vous et moi, une incursion dans Ie monde intérieur, et cependant vous dirigez taujours votre attention sur mon apparence extérieure. N'avez~vous point tor~ en cela? »

Tseu Tch 'an se sentit mal à l'aise, changea l'expression de son visage, et répondit: «Je vous prie de ne plus rien dire à ce sujet ».

Dans l'état de Lou vivait un horome mutilé. On l'appelait Chou Chan Ie Sans~Doigts~de~Pied. Marchant sur les talons, il alla voir Confucius. Ce dernier lui dit : « Vous avez manqué de prudence, et vous êtes ainsi attiré cette disgräce. Il est trop tard à présent pour venir à moi ».

«Dans mon ignorance de la vraie voie », dit Ie Sans~Doigts~de~ Pied. «et par ma négligence à I'égard demon corps, j'ai perdu mon pied. Mai~ je possède eneare ce qui est plus précieux que mon pied, ce que je suis plus anxieux de garder intact. Il n'est rien que Ie ciel ne couvre. Il n 'est rien que la terre ne soutienne. Je vous croyais , maître, pareil en cela au ciel et à la terre, et ne m'attendais pas de votre part à un tel acceuil ».

«Je suis stupide ·». dit Conficius. « Entrez~donc, et je vous ensei~ gnerai ce que je sais ».

Lorsque Ie Sans~Doigts~De~Pied s'en alla. Confucius dit à ses disciples : « Ceci doit vous encourager. Ce Sans~Doigts~de~Pied à

été mutilé, et pourtant il est taujours anxieux d'apprendre à réfor~ mer sa conduite antérieure. Ne devrait~ce point être l'unique souci de ceux dont la vertu est entière ? »

Le Sans~Doigts~de~Pied alla voir Lao Tseu et lui dit «Je crois que Confucius n'est point eneare un horome parfait. Pourquoi vous

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imite-t-il si souvent ? Il recherche Ie renom d 'un être extraordinaire et merveilleux, sans savoir qu 'un horome parfait considère la gloire comme une entrave ».

« Pourquoi ne lui avez-vous pas enseigné que la vie et la mort ne sont qu 'un », dit Lao Tsen, « et que le bienet Je mal sont identiques, Ie libérant ainsi de ses entraves ? »

« Il subit le chätiment naturel », dit le Sans-Doigts-de-Pied, « camment pourrait-il être libèré ? »

Le duc Ngai de I'état de Lou dit à Confucius: «Dans l'état de Wei vivait un horome fort laid nommé Lgai T'ai T'o. Ceux qui vivaient près de lui en faisaient tant de cas qu 'ils ne pouvaient se résoudre à Ie quitter. Des femmes qui l'avaient vu, plus de dix dirent à leurs parents : « J'aimerais mieux être sa concubine que I'épouse d 'un autre ». Jamais il ne dirigeait ; il ne faisait que suivre les autres. Il n 'avait point la position d 'un chef et ne pouvait sauver les hommes de la mort. 11 n'avait point de revenus et ne pouvait remplir les estomacs des hommes. En outre il était assez laid pour effrayer Ie monde entier. 11 suivait les autres et ne leur montrait jampis Ie chemin. Ses connaissances ne dépassaient point son voisi­nage immédiat. Pourtant les hommes et les femmes s'empressaient autou~ -de lui. Sans doute était-il différent des autres hommes. Je l'envoyai chercher et reconnus qu 'il était en vérité assez laid pour effrayer Ie monde en tier. Avant que nous n ' eussions vécu ensemble un mois, je commençai à prêter attention à sa personnalité. Avant

·que nous n 'enssions vécu ensemble une année entière, je lui donnai toute ma confiance. Mon état ayant besoin d 'un premier ministre, je lui offris Ie gouvernement. 11 répondit à ma proposition avec une indifférence tranquille, comme s'il eût voulu la refuser. Je fus hon­teux de moi-même, et lui donnai effectivement Ie gouvernement. Bientöt il me quitta et s'en alla. Je fus affligé et j'éprouvai que j'avais subi une grande perte, comme s'il n 'y eût persenne d'autre avec qui je pusse partager les plaisirs du gouvernement. Quelle sorte d'homme est-ce clone?»

« Lorsque j'étais en mission dans l'état de Tchou », dit Confucius, ~ je vis de petits cochans têtant leur mère morte. Bientöt, ils tres­saillirent et s 'en allèrent. Ils sentaient qu' elle ne les voyait plus et qu'elle n 'était plus semblable à eux. Ce qu'ils aimaient dans leur mère, ce n 'était point son corps, mais ce qui rendait Ie corps vivant. Quand un horome meurt à la bataille, il est enseveli sans honneurs

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militaires. Quand un homroe n 'a point de pieds, il ne se soucie point des souliers. Dans les deux cas, ils ont perdu l'essentiel. Les femmes du roi ne se coupent pas les ongles et ne se percent pas les oreilles. Quand un homme est nouvellement marié, il demeure éloigné de Ia cour et se voit libèré de toute charge officielle. Un corps parfait peut accomplir quelque chose, mais que ne peut accomplir celui dont la vertu est parfaite ? Lgai T'ai T'o ne disait rien, mais on l'entendait. 11 ne faisait rien, mais on l'aimait. Un horome lui offrit Ie gouverne­ment, avec la seule crainte qu 'il ne refusät. Sans doute ce Lgai T 'ai T'o avait-il un caractère parfait et une vertu cachée ».

« Qu'entendez-vous par un caractère parfait?» demanda Ie duc Ngai.

Confucius répondit : « la mort et la vie, l'existence et Ie péril, la bonne et la mauvaise fortune, la richesse et la pauvreté, la valeur et la non valeur, la louange et Ie bläme, la faim et la soif, Ie froid et Ie chaud, sont des changements de circonstances dus au destin. Ils se succèdent comme 1' alternanee du jour et de la nuit. La connaissance ne connait point leur commencement. L'homme ne devrait point permettre à ces choses de détruire son harmonie. Il ne devrait point leur livrer accès dans son esprit. L ' esprit doit être harmonieux, satis­fait et complet. 11 faut taujours être joyeux et bienveillant. L'esprit s'adapte aux changements de circonstance. C'est là ce qu'on appelle Ie caractère parfait ».

« Qu'entendez-vous par vertu cachée? »

« L'équilibre parfait et la vertu de !'eau tranquille », dit Confu­cius, « voilà notre modèle. La paix intérieure est préservée, aucun trouble ne vient du dehors. La vertu est la perfection suprême de !'harmonie. L'homme parfait possède la vertu , mais sans qu'il y pa­raisse. Un tel homme est indispensable en toutes choses ».

Quelques jours plus tard, Ie duc N gai rapporta eet te conversatien à Ming Tsen, et lui dit : « Naguère, lorsque assis sur mon tröne je gouvernais Ie monde, tenant les rênes du gouvernement et prenant soin de mon peuple, je croyais avoir atteint la perfection. A présent. que j'ai entendu les paroles de l'homme parfait, je erains d'être dépourvu de vertu réelle et de ruiner mon état par une conduite trop légère. Confucius et moi ne sommes point prince et sujet, mais

.seulement amis en vertu ».

Un homroe qui n 'avait point de lèvres et dont les jambes étaient si torses qu'il ne pouvait marcher que sur les doigts de pied, adressa

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ses conseils au duc Ling de Wei. Le duc fut si satisfait de lui qug les hommes bien faits lui semblèrent avoir Ie cou trop maigre et trop court. Un autre homme, qui avait un goître de la taille d'une grande jarre, adressa ses conseils au duc Honan de Tsi. Le duc fut si satisfait de lui que les hommes bien faits lui semblèrent avoir Ie cou trop maigre et trop court.

Ceci montre que, lorsque la vertu d'un homroe est parfaite, toute déficience corporeiie peut être oubliée. Quand les hommes n'oublient point ce qu'ils devraient oublier, mais oublient ce qu'ils ne devraient point oublier, é'est là en vérité un cas d'oubli réel.

Maïs ce n'est point là Ie domaine ou Ie sage se promène. Il consi~ dère Ie savoir comme une malédiction, la convention comme une glu, la moralité comme I' art des rapports humains, les arts comme appar~ tenant à Ia même catégorie que Ie commerce. 11 ne fait point de projets et n'a besoin d'aucune connaissance. 11 ne divise point les .choses et n 'a besoin d'aucune glu. 11 n'a point de défauts de carac~ tère, et ainsi n'a besoin d 'aucune moralité. 11 ne désire aucune marchandise, et ainsi n 'a besoin d'aucun commerce. En ces quatre domaines, il est alimenté par la nature. Etre alimenté par la nature est aussi être nourri par la nature. S'il est nourri par la nature, qu'a~ t~il· besoin de l'art? 11 a une forme humaine, mais aucune affection humaine. Ayant une forme humaine, il est un horome parmi les hom~ mes. N ' ayant aucune affection humaine, il est au dessus de la dis~ tinction ordinaire du bien et du mal. Miniroe et insignifiant est cela qui Ie fait participer à l'humanité. Immense et grandiose est~il dans son identification à la nature.

Houei Tseu demanda à Tchouang Tseu : « Y a~t~il des hommes dépourvus d 'affections? »

« Oui », dit Tchouang Tseu. ((Si un hommeest dépourvu d'affections », dit Houei Tseu, «com~

ment mérite~t~il Ie nom d'homme 1 » « Le Tao lui donne rapparenee », répondit Tchouang Tseu, «et

la nature lui donne la forme. Camment ne mériterait~il point Ie nom d'homme 1 :.

« S'il mérite ' Ie nom d'homme », dit Houei Tseu, « camment peut~ il être dépourvu cl' affections 1 »

«Ce n'est pas là ce que j'entends par affection », répondit Tchou~ ang Tseu. « Quand je dis qu'un homroe est dépourvu d'affections, j'entends qu'il ne laisse ni les désirs ni les aversions porter atteinte à son moi intérieur; qu'il est taujours en harmonie avec la nature,

et qu'il ne fait rien pour accroître artificiellement ce qui existe déjà dans sa vie ».

« S'il ne fait rien pour accroître ce qui existe déjà dans sa vie », dit Houei Tseu, « comment peut~il la maintenir ? »

« Le Tao lui donne rapparenee », répondit Tchouang Tseu, «et Ja nature lui donne la forme. 11 ne porte point atteinte à son moi intérieur. Mais vous vous abandonnez à rextérieur et usez votre vitalité. Vous vous adossez contre un arbre et marmonnez, ou bien vous vous penchez sur une table et vous vous endormez. La Nature a choisi pour vous votre forme corporelle, et vous bavardez en discu~ tant « Ie dur et Ie blanc ». »

Trad. MICHEL LEYRIS

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NOTES CRITIQUES ET

COMPTES RENDUS

LES LIVRES

Marcel Decorte: - Etudes d'hisfoire de la Philosophie Ancienne, « Aristote et Plotin », Paris, Edit. Deselée-De Brouwer, 1935, in 12", 290 p. {Bibliothèque Française de Philosophie, 3" sére).

M. Marcel Decorte réunit, sous Ie titre « Aristote et Plotin », quatre études d'histoire de la philosophie ancienne, qui, pour prendre leur sujet d'un point de vue polémique ou pour traiter seulement d'un élément plus restreint d'un plus vaste ensemble, n'en aura pas moins, comme on va voir, une portée de grande en verg ure.

La première rencontre de front est la thèse défendue, voici quelque trois ans, par Je P. André Brémond, dans un ouvrage sur ce qu'il appelle Le Dilemne Aristotélicien (Archives de Philosophie, vol. X, cab. 2, Paris Beauchesne, 1933, in 8"). La thèse est double, en réalité. D 'abord ell; affirme, de la philosophie d 'Aristote, un eertaio caractère ; puis, à ce caractère, elle assigne un certain fondement. Au jugement du P. Brémond, la philosophie d'Aristote est foncière­ment antinomique, et ce elivage central dérive de la végétation des Idées plate­nleiennes ou pour user des termes de M. Decorte - de « la végétation de la transeendance de l'ldée conjugée contradictoirement avec l'affirmation de son primat comme Ac te :. ( p. 106). Propos!tion que I' auteur défend méthodiquement, au cours d'examens successifs de quelques doctrines maîtresses d'Aristote: Ie premier principe, la substance, l'acte et la puissance, l'äme, !'esprit, Je Premier Moteur, Ie Bien.

M. Decorte perte la contradictioo avec une légère émotioo, ou I'on croit vair qu'il suspecte Ie P . Brémond de plus d'animosité à I'égard d'Aristote qu'il n'en dit vraisemblablement éprouver, mals qui d'ailleurs met quelque animation dans une controverse Ie plus souvent exégétique, assez aride par elle-même.

Parmi les observations géoérales que fait M. D ecorte au sujet de l'interpréta­tioo des sourees de l'aris•otélisme, il en est une qui répond à une attitude du P.

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Brémond à l'égard de cette philosophie prise dans !'ensemble de son de'v 1 h' · e eppe-

ment tstonque. Le P. Brémond ne reproche pas au plus grand des an'stot ·1· · s · t Th l'h · . . e ICiens, am omas, • esttatlon et les dérobades quïl attribue f d d . . .1 .. au on ateur u syste-me. et 1 semble qu 1! est dans la logique de sa position d' 1· 1 f .

t 1 h · d l'A exp tquer a ermete e a co erenee e quinate par l'adoption des Idées pl t · ·

•. 1 . a omctennes. Or quoi qu 1 en sOit du platenisme de Saint Thomas iJ n'en d I• d ' emeure pas rnains que

essence e sa synthèse est intimement aristotélicienoe c· t . . I, b ' d d 'b f . · es un trUJsme, mats

o Jet u e at orce a Ie preelaroer ici. On a töt fa ·t 1 d h h 1

1 • en e perdant de vue e c ere er a souree des caractères par oû Ie système de S · t Th · '

l · d 'A · am omas 1 emporte sur ce UI nstote, dans un retour à la doctrine de PI t p . . ·1 d ' Ar· · a 00· ourqu01 ne s agirait-1 pas un 1stote 1meux entendu ? M . Decorte en appell · ]' 'd · .

. . . e a « z entzte du mou-vement spmtuel quz engendc-a d'une part l'aristotélisme et d' t 1 .

· 1 au re part e thomzs-me », a « a souveraine intuition de la valeur ontologique d h d . d l' ·t [· . , es c oses et u pnmat

e e re sur e connaztre qu eurent à un degré commu [ h ·z h -hl h . . n, e p 'osop e pazen et le

P .. ' osop ~ chretzen » . . (p. 13) Or, ce que la pensée d'Aristote présente en effet d macheve peut fort bten ne tenir qu'à l'iosuffisance de 1'i t 'ti · 1 . d t · · 1 · 11 n UI on ou a a ra1deur

u ma ene qu e e utilise peur s'épanouir pleinemeot » ('b'd) I

1 1 · - sans campter es lacunes de !'oeuvre telle qu'elle neus est parvenue ni Jes de'f ts d'

d. . • au us aux con ttlons de sa publication, auxquels, quant à neus nous o'att h · d 'd U . . • ac enons pas trop

e POl s. n ep:gooe c~mme Saint Thomas, doué d'une intuition plus perçante et de rnayens d expressJOn plus évolués, !oio d'être nécessairement un t ' ·

]' · d · • emom pou~ accusahoo.' . 01t etre entendu comme un représentant autorisé d'Aristote. Et c est une quahte que les plus avertis, parmi les interprètes modemes d'Aristote, manifestent, par leurs commentaires, lui reconnaître.

~o~s n'insistons sur ceci que peur son importance. M. Decorte, qui ne parle qu mczdemment de sa conception de l'histoire de la philosophie (v. aussi p. 223-2~6 et la no~e) • assez pourtant peur faire voir qu'elle est non pas inerte, maïs

VIvante, ne s y arrête pas et aborde aussitöt les deux thèses du P. Brémond. Pour ce qui est de l'attitude d'Aristote vis-à-vis des Idées platoniciennes i]

discute I'interprétation que fait Je P . Brémond du conflit qui oppose à Platon ~on dis~ple _(v. p. 22-23 : quelle transeendance Aristote refuse aux Idées; i] y

rev1ent, a propos de la théorie de la substance, p. 58). Maïs !I perte la contro­verse plus sur l'accusation même d'oscillation et de partage que sur la déduction qui est faite de leur origine. Elle se développe parallèlement à cette accusation, dont noils avons dit déjà les objectifs particuliers.

Nous ne saurions suivre ici les divers épisodes de la riposte et neus en pren­drons par part!. Maïs il faut admirer, à chaque moment de cette longue discus­sioo, la connaissance étendue que M. Decorte a des textes, sen intelligeoce pro­fcode de la pensée d'Aristote, et combien son argumentation est attentive et rigoureuse. Et même, prenoos acte qu'il reconnaît la légitimité de l'expressioo et de la notion « dilemne aristotélicien ». 11 faut sans doute attribue~ au but et au mouvement « électiques » de cette étude, qu'il oe soit pas constamment explicite là-dessus. Au surplus, il refuse de situer ce dilemoe au centre de l'inspiration même d'Aristote, et c'est bien sur ce point qu'est Ie débat.

Parmi les dilemoes périphériques, Ie deuxième chapitre de l'ouvrage aborde 1'un des plus fréquemment relevés, mais c'est presque pour Ie rayon de la caté­gorie des dilemnes aristotéliciens. Il s'agit de la causalité du Premier Moteur. On

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sait que dans Ja physique, J' exb:ence de Premier Moteur a été déduite de telle façon des conditions du mouvement et de J'efficience, que sa causalité ne peut être elle-même qu'efficiente; et dès lors éclate Ie conflit avec la nécessaire immo­bilité de l'Incausé. Et !'on entend affirmer qu'Aristote pour échapper à !'antino­mie, se réfugie dans une explication finaliste du rapport causa! entre Je monde et Ie Premier Moteur : ce qui est, à vrai dire, vider la notion du Premier Moteur de son sens propre et sauter hors de la direction même de l'argumentation ou il

s' est placé. M. Decorte montre justement que la difficulté n'est pas ou communément on

croit la voir. Pour qu'il n'y ait pas d'antinomie, pour que la causalité du Premier Moteur comme tel nïmplique pas de condition incompatible avec son immobilité, il suffit que la notion, au lieu d'être mécanique, soit dynamique. Sans doute à

l'immanence qu'entraine cette conception, s'oppose J'affirmation explicite de la contiguité au monde du Premier Moteur. Maïs M. Decorte estime qu'il n'y a pas lieu d'attacher trop d'importance à une thèse de portée secondaire, dont il

décèle la souree dans les vues astronomiques du temps.

11 reste qu'Aristote recourt à J'explication finaliste de la causalité suprême et quïl y a une certaine dualité entre Ie système de la Physique et celui de la méta­physique. Maïs M. Decorte expose excellemment que ce n'est pas Ie premier mais Ie second qui est Ie plus conforme à la théorie générale des causes d'après Aris­tote ; et que !'on peut trouver dans celui-ei « un appro[ondissement, dans le sens mêtaphysique », de celui-là encore que pour Adstote, ils dolvent demeurer dis­tincts « parce que Première Cause Motrice et Première Cause Finale ne peuvenf coïncider que dans une doctrine qui admet l'idée de création »· (p. 139)

Ces quelques notes ne prétendent pas à résumer Ie contenu très riche de cette étude; malheureusement elles ne suffisent pas même à faire voir qu'il n'existe peut-être pas un parallèle aussi pénétrant du 8e livre de la Physique et du fa­meux livre lambda de la Métaphysique.

La deuxième partie de l'ouvrage de M. Decorte apporte une contribution de très grand poids aux études néo-platoniciennes, qui, depuis quelques lustres, rachètent, par leur intelligence et leur sympathie, de longues années de mépris et d'ignorance. M. Decorte est évidemment plus près d'Aristote que de Plotin. Et d'autant plus éloigné de Plotin que réaliste averti et sans compromission, il dévoile chez celui-ei un idéalisme radical. Ces deux demiers chapitres l'un sur la purification selon Plotin, l'autre sur sa dialectique, analysent deux aspects d'une même position, qu'on pourrait appeler l'immanentisme plotinien, dans lequel, d'ailleurs, purification et dialectique se confondent. Ce sont deux études très denses, et qui abordent avec acuité, à cause de leurs étroites relations avec les ob jets traités, d' au tres éléments essen ti els de la philosophie de Plotin : te lies, dans la première, la théorie de la matière et surtout la théorie de l'union sans· composition, dans l'homme, de l'äme et du corps; et, dans la seconde, la théorie de l'acte et de la puissance, ou !'on voit Plotin altérer ici et, là, combattre deux

doctrines capitales d' Aristote.

Contentons-nous de noter les propositions majeures de ces chapitres. Le pre­mier décèle !'immanentisme plotinien dans une suffisance de I' äme telle que Ie terminus sed quem de cette opération que Plotin continue d'appeler «catharsis:. · n' est pas un au-delà à atteindre, mais un en-dedans à dégager, non un perfec-

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tionnement à acquenr, mais un état inadmissible à reconnaitre. Le nom de puri­Heation est usurpé; dépouillement seralt encore trop dire. 11 s'agit surtout d'une concentration, phénomène presque uniquement logique, en tout cas dépourvu de signification morale.

Cette dialectique doit logiquement jouer dans une sphère idéaliste. M. Decorte ne se borne pas à l'affirmer (v. p. 226) ; i! occupe Ie dernier chapitre de son livre à montrer Ie röle qu 'elle y joue en fait : Plotin trans~se la dialectique de Platon, à laquelle i! se réfère, sur un plan d'immanence foncière, parce que ce ne sont plus les intelligibles qu'hypostasie son système, mais l'intelligence. Sans doute i! y a l'Un: la position existentlelie de l'Un est la grande pierre d'achop­pement. Maïs à l'Un selon Plotin, M. Decorte refuse aussi la transcendance. Et son argumentation sur ce point (v. aussi Ie chapitre précédent, not. p. 212 et ss.) courenne un ouvrage dont on admire encore moins qu'il soit judicieusement érudit que si solidement pensé. D. R.

Dr. Lod. CLYSTERS: <De Aanbidding van het Lam» - Edit. St. Nor­bertus Drukkerij, Tongerloo, 1935.

En dépit de toutes les études dont ils ont déjà été l'objet, l'inspiration de nos primitifs flamands nous échappe, la teneur sprituelle de leurs peintures nous de­meure étrangère. C'est pourquoi !'étude que Ie Dr. Lod. C!ysters vient de con­sacrer à l'Agneau Mystique est une contribution des plus précieuses à la compré­hension de eet impénétrable chef-d'reuvre de la peinture occidentale.

Pour eet homroe familier des textes religieux et mystiques de notre Moyen Age la souree d'inspiration de l'Agneau Mystique se trouverait dans Ie Scivias de Ste Hildegarde. La démonstration nous semble assez spécieuse et nullement convaincante, quoique les rapprochements entre les textes et la peinture serobient souvent fort troublants.

D'ailleurs ce livre est plein d'indications précieuses sur l'inspiration théolo­gico-mystique de cette reuvre et si les Van Eyck ou leurs inspirateurs n 'ont pas suivi Ie texte de Ste Hildegarde, ils nous semble démontré qu'ils ont nécessaire­ment dû travailler selon un canevas rigoureusement établi d'après des traditions théologiques auxquelles les visions de Ste Hidegarde pourraient bien ne pas être étrangères.

La lecture de ce livre nous montre combien féconde pourrait être !'étude systé­matique et approfondie de notre école de peinture médievale à la lumière des textes mystiques.

Les Cahiers de Barbarie: « Editions de Mirages>, Tunis, 1936.

Avec ce désintéressement qui est Ie propre des fervents, Armand Guibert pour­suit depuis plusieurs années déjà la prospection des terres inconnues de la poésie. Comme sa dileetion va vers les mondes les plus nobles, i! nous apporte toujours lä révélation de quelque trésor nouveau dont la beauté demeurera au-delà de I' éphémère snobisme de ce temps.

Parmi les demiers livres qu'il vient ainsi de proposer à l'admiration des lecteurs de langue française, citons un recueil de < Chansons Gitanes > du poète espagnol Frédérico Garcia Lorca, né en 1899 à Fuente Vaquero, village de la ~rovince de

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Grenade. Les poèmes fort personnels de ce livre neus restituent teute la pureté nostalgique de l'Espagne; ce qui n'empèche que leur poésie partidpe à tous les raffinements du modemisme Ie plus authentique.

Un autre message dont neus devons la révélation à Armand Guibert est celui de Roy Campbell. poète qui nous vient du Natal Sud-Africain. Son 4: Adamaster > recèle des accents màles d'un monde ou les <t trekkers> vivent eneere la vie des épopées. Les rhythmes larges et puissants de ses vers neus rappeilent le lyrisme d'~n Walt Whitman, eet autre chantre de mendes nouveaux en plein défriche­ment. Mais Ie rapprochement de ces deux poètes ne parait-t-il pas comme une condamnation de la poésie de Campbell, peur neus qui savons combien prosaïques et vides serobient actuellement les versets du poète américain ?

Le nouveau livre de Patrice de la Tour du Pin, <t Le Lucernaire :., lui, neus emporte vers les contrées d'au-delà du monde ou tout ce refuse à la prose. De par la nature même de son inspiration ce livre, échappe à teute commune mesure - il touche de sa gràce tous ceux qui savent Ie vivre pleinement. I! marque d'une lumière eneere plus subtile ce poète de par Ia gràce du Feu. Gràce au 4: Lucer­naire » neus pénétrons un peu plus av~nt dans Ie Secret de l'Ecole de Tess et de ses disciplines. Les brûmes du poème se dissipant petit à petit, neus neus trou­vons devant un vaste édifice dont neus · ne devinons eneere que les proportions, mais dont la magnificence éblouira certainement dès que neus aurons pu toucher au plus profond de sa Révélation.

Rudolf STEINER: « Geisteswissenschaftliche Erläuterungen zu Goethe's Faust :1>, Philosophisch-Anthroposophischer Verlag, Dornach, 1931. - Tornes I et 11.

La .figure de Goethe, poète initié, ne fait que grandir de jour en jour et bientöt Ie temps ne sera plus ou !'on ne voyait en Goethe qu'un poète olympien, car Ie mage de Weimar se situe bien au-delà de tout classicisme.

Faust, son chef d'ceuvre, est comme la clef de voûte de son message initiatique, car cette tragédie inépuisable, renferme teute la sagesse qui fut le partage de Goethe. D'aucuns le rattachent à l'antique tradition des Mystères et d'autres re­connaitront en lui un adepte rosicrucien, un disciple de l'hermétisme théosophi­que. Une chose demeure acquise, c'est que Goethe fut un mage et qu'il a pratiqué non seulement les vieux alchimistes et les kabba~stes, mais également les philo­sophes de la tradition occulte parmi lesquels Je grand Jacob Boehme.

Le fait que Je message goethéen domine le mouvement anthroposophique de Rudolf Steiner n'est pas sans étonner quelques-uns. L'en crie volontiers au scan­dale, à la profanation ... et· cependant, il a suffi à Rudolf Steiner de donner quel­que gauchissement à la pensée de Goethe peur l'inscrire dans les. limites de sen mouvement.

Par cette volonté de gauchissement, Rudolf Steiner est devenu un des plus féconds exégètes de la pensée ésotérique du poète i aussi lira-t-on avec fruit les ouvrages posthumes, édités par les soins de Marie Steiner, que Ie grand initié de Domach a consacré à son Maître.

A vrai dire, ces deux livres ne sent que des recueils de eauseries d'introduction à des représentations théàtrales de Faust sur la scène du Goetheanum, mais à cha• que page l'interprétation anthroposophique ouvre des perspectives insoupçonnées

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sur les tendances profendes de ce vaste poème de la rédemption de l'homme par l'homme.

L'épisode des «Mères », entre autres, s'y trouve commenté avec abondance. neus rappellerons ici la noble conception que Goethe s 'y faisait de Ia magie. Com~ me neus Ie savons, la Quête de Faust se poursuit lentement à travers les phan­t~s~ago~ies ~e la magi~ noire et blanche, mais à un certain moment Ja magie s avere 1mpmssante et c est alors que Faust fait appel à cette 4: magie transcen­dantale :1> dont seul Ie génie créateur du poète est capable de susciter Ie pouvoir. La « magie transcendantale » de la poésie est sans conteste la seule qui soit vratment valable et non entachée de médiocrité, c'est la seule qui neus élève au-dessus du réel pour neus introduire dans Ie royaume des archétypes ...

IJ va de soi que Rudo!f Steiner oriente son goetheanisme vers d'autres contrées de l'initiation ésotérique, mais l'ceuvre de Goethe est tellement vaste que chacun est libre d'y découvrir son cosmos particulier. Celui de Rudo!f Seiner est riche de la sagesse la plus authentique et qu'importe si la pensée de Goethe s'y trouve réfléchie avec les illusions d'un messianisme mystique! M. E.

L. L. SOSSET 1 « ln[luence du Germanisme sur les Lettres Belges de 1830 à 1900 », Ed. de la «Revue Nationale» Bruxelles 1936.

Quoi qu'en disent certains <esprits méditerranéens » de chez neus, l'influence du germanisme sur les lettres belges est indéniable et ce que la litterature beige .d'expression française a de plus caractéristique, c'est incontestablement son crien­tatien nordique. Dans cette étude, que neus aurions aimé plus explicite Mr. Sosset étudie a vee sagacité tous les aspects, souvent trop ignorés, de l'influence de l'Allemagne sur notre vie spirituelle, politique et sociale entre les années 1830 et 1900. L 'auteur rappeiie non sans raison que c'est par Ie truchement des lettres belges que bien des influences allemandes se sent infiltrées dans la littérature française au cours du siècle dernier.

. Anna DENIS-DAGillU 1 Montherlant et le Merveilleux. Editlens de Mirages, Tunis,1936.

L'essai .que la directrice des Papiers du MerveilJeux vient de consacrer à Henry ·de Montherlant modifiera bien des attitudes à l'égard de ce poète, car à la suite de quelque malentendu particulièrement regrettable la nature réelle de Monther­lant semblait se perdre dans les ténèbres de la littérature.

C'est avec une rare lucidité qu'Anna Denis-Dagieu restitue la poésie de !'auteur -des Bestiaires au monde solaire, en décelant tout ce qu'il y a de hiérophantique dans ce poète voué au culte des Mystères, et c'est avec joie que nous la suivons quand elle découvre en Montherlant un des rares élus qui représentent leur temps :aux Grandes Panathénes des àges.

Le livre que Montherlant vient de publier aux mêmes Editions de Mirages, 4: Pasiphaé », est certainement une confirmatien du vrai don de poésie, de poésie ·de Dieu, qu'est celui du mystagogue qui a chanté les Mystères de la Rosée.

Pasiphaé, fille de l'élément solaire, vit mystiquement dans ce ravissement de la -< confusion » qui la !ie à la bête. Là ou d'autres ne volent qu'abjection, elle dé--couvre la noblesse d'un culte et la sanctifiante beauté d'un amour d'au-delà de

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l'amour. Ce court poème dramatique est ainsi comme une illustration de la thèse que Mme Anna Denis~Dagieu vient de consacrer à son auteur.

Paul NEVE de MEVERGNIES: < Jean-Baptiste Van Heimont, Phiiosophe par ie Feu » Edit. de la Faculté de Philosophie et Lettres de rUniversité de Liège.

1935. - Fase. LXIX.

Si Jean~Baptiste Van Helmant est une de nos gloires nationales, très rares sont cependant ceux qui ont deviné la nature exacte de son génie. D 'aucuns as~oci~nt son nam à celui de Paracelse, son maître, parmi les précurseurs de la medecme moderne; d'autres volent en lui un philosophe « pré-cartésien » ; pour certains, enfin, i! semble être comme une espèce de génie universel de la lignée des Bacon, des Galilée, des Laveisier et des Kepler.

Plus modeste et plus curieuse est sans doute la vraie figure de J. B. Van Hel~ mont et c'est à la découverte d'un Van Helmont, philosophe par ie Feu, que doit nécessairement conduire une étude approfondie de ses écrits.

L'ouvrage que Mr. Paul N ève de Mévergnies, Professeur à rUniversité de Liége, vient de lui consacrer, établit à rappui de preuves irréfutables que Van Helment a été un penseur et un savant de rEcole Hermétique, dont tous les tra~ vaux et toutes les recherches sant dominés par Ie souci des connaissances et des pouvoirs occultes. 11 fut un alchimiste dont rAthanor est demeuré célèbre:

Au cours de son étude, Mr. Nëve fait d'abord justice des thèses qut ont eu cours au sujet de la pensée helmontienne, puis il nous décrit la < vraie figure » du philosophe de Vilvorde en relevant tous les indices d'Hermétisme qui se trou~ vent épars dans l'Odus Medicinae ainsi que dans les Opera Omnia de Van Hel~ mont. 11 situe également la place occupée par eet Adepte dans l'Ecoie Hermé~

tique. Particulièrement intéressant est Ie Chap. VIII oti Mr. Nève étudie les affleure~

ments de rHermétisme dans la doctrine de J. B. Van Helmont. Nous pénétrons ainsi dans les areanes de sa théorie de la connaissance, de sa psychologie, de son art de guérir et de sa pharmacoplogie. Sa théorie de la connaissance, surtout, nous semble particulièrement curieuse avec ses tendances vers l'illuminisme et vers l'immédiatisme ; elle est nettement antirationaliste, et antiaristotélicienne.

En condusion à son ouvrage Mr. Nève situe enfin J. B. Van Helment dans l'histoire de la philosophie pour Ie placer aux cótés de Paracelse et de Pic de la Mirandole, esprits fort voisins du penseur Erabançon et tout aussi hétérodoxes

que lui. Cet ouvrage solidement documenté et pleins d'aperçus féconds sur la pensée

hermétique sera certainement Ie bien~venu sur la table d'étude de tous ceux qui s'intéressent à rhistoire de eet aspect si discuté de la pensée humaine. Au cours de son étude Mr. Nëve a relevé maintes traces d'une tradition hermétique dans nos contrées, de telle manière que nous pouvons espérer qu'elle n'est qu'un pre~ mier défrichement d'un domaine eneere riche en inconnues et en découvertes.

M. E.

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Weidlé (Wladimir) - Les abeilles d'Aristée. - Paris. Desclée~De Brouwer.

11 est heureux ce titre légendaire qui s'applique à un « Essai sur Ie destin actuel des lettres et des arts ». Cette incursion sensée dans Ie vaste domaine de., la création artistique et des intentions profendes qu'elle recèle, contient plus d'une page admirable.

W eidlé pose Ie problème dans toute son acuité, et dénonce éloquemment la carenee des arts contemporains. Situant la question dans son devenir social, !'auteur cherche la cause du mal là~même oti elle se trouve; c'est à dire; dans un abandon de plus en plus grand des terres imaginaires oti rhomme d'antan se complaisait si volontiers, dans Ie mécanisation de la pensée, dans rétouffement de Ja personnalité et dans la disparitien de la probité professionnelle.

Les tentatives d'évasion de la part des artistes et des poètes d'aujourd'hui, nous prouvent la justesse de la thèse de Weidlé. 11 nous parle d'ailleurs en détail de ces tentatives, qui toutes se résument par Ie besoin de retouroer vers plus de pureté, vers plus de quiétude, vers plus de simplicité. Le retour à la foi est seul capable d 'arrêter notre course à rabîme; seule la gräce opérera Ie miracle qul de la tourbe fera sortir aux yeux émerveillés d'Aristée, l'essaim symbolique des abeilles ébloules. Maïs ici nous ne pouvons plus suivre Wladimir Weidlé, car i! s'agit pour lui non seulement d'avoir la foi, mais eneere la foi catholique. Nous reconnaissons volontiers que ce qui fait la grandeur des chefs~d'ceuvre du passé, c'est l'exalta~ tion spirituelle qul présidait à leur naissance, mais nous pensons que l'inquiétude .eJJe aussi est génératrice d'ceuvres valables. Par exemple, dans Ie domaine plus particulier de la poésie, un chant né du doute et du tourment ne sera-t~il pas autrement sublime que celui qui exalte Ie pardon des offenses ou qui prêche l'humilité devant un Dieu infaillible et tout puissant ? R. B.

Keyserling (Comte Herman de) - Sur l'art de la vie. - Paris. Stock. 1936.

Ecrit en Français comme « La vie intime » et « La Révolution mondiale » ce nouveau recueil d'essais apporte aux problèrnes essentiels de l'époque une con~ tribution d 'un intérêt primordial. Echelonnées sur trente années, les études que groupe ce livre témoignent d'une puissante unité de pensée ; après tant d'inter~ rogations sur l'homme et Ie monde, tant de voyages oti Ie temps et l'espace ont été assimilés et vécus, les dernières ceuvres de Keyserling, depuis les admirables Méditations Sud-Américaines témoignent d'un souci taujours plus évident de précision constructive.

S'il fallait pour ceux qui ont suivi les différentes étapes de la production de Keyserling, caractériser !'apport essentie! de ce nouveau livre, i! importerait de mettre raceent sur l'enrichissement qu'ont apporté à son auteur ses cantacts de plus en plus fréquents avec Ie génie méditerranéen; déjà !'étude sur l'Espagne dans I'« Analyse spectrale de l'Europe » nous apportalt à eet égard un précieux témoignage.

11 ne s'agit pas là, bien entendu, de eet idéal pseudo-classique fait de sécheresse logique et êl'aveugle limitation avec lequel on a trap souvent identifié - pour Texalter comme pour Ie combattre - Ie génie d'une des civilisations les plus oeréatrices que Ie monde aît connues.

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A Keyserling, de formation germano-russe, auquel les civilisations Française, espagnole, et catalane, ont révélé - en grande partie gräce à soa don inné de l'äme du Jangage - !'essentie] de leurs trésors, ne pouvait échapper Je pouvoir « catalyseur » de ces langues avec lesqueUes on ne peut tricher, chez lesqueUes les intuitlans les plus riches rencantrent pour leur expression des résistances que seuls les plus forts parviennent à vaincre, une rigueur de lois auqueUes il faut obéir pour leur commander.

Classicisme suprême de l'expression, de la pensée, de la vie toute entière et que Keyserling trouve aussi dans !'art chinois qu'il caractérise en quelques pages Iuddes et profondes.

Les études sur < L'avenir des civilisations méditerranéennes », « La vie est un art >, <La philosophie est un art », <Culture de la beauté », font de (<: SUR L'ART DE LA VIE » autre chose qu'un livre après d'autres livres : une cleb qui ouvre l'ceuvre tout entière du Comte Keyserling .

E.V.

Berdiaeff (Nicolas) - Destin de l'homme dan.s le monde actuel. - Paris. Stock. 1936.

Les lecteurs du « Nouveau Moyen Age » trouveront ici une mise au point et ·une illustration des conceptloos historiques et philosophiques de l'auteur. Aux vastes constructions ou s'est complue depuis Hegel la philosophie de l'histoire, Berdiaeff apporte l'écho poignant du christianisme russe assoiffé de résurrection. Transfiguration du réel par l'esprit qui lui confère son dynamisme, cantacts féconds de la pensée avec les problèrnes les plus actuels, échanges ou les problè­rnes apparaissent avec leur maximum d'intensité et disposés pour la plus féconde méditation.

··Berdiaeff (Nicolas) - Cinq méditations sur J'existence. - Paris, Aubier 1936 - (Collection: Philosophie de !'esprit).

Au cours de ces méditations, Berdiaeff confronte sous Ie signe de la philosophie existencielle les problèrnes que suscitent les antinornies entre la liberté de l'esprit et les fatalités du destin historique. ·

« L'homme ne peut faire tenir l'éternel dans une fraction du temps car l'éternel est hors du temps ».

Entre la religion et la science, tour à tour leur victime, Ia philosophie s'efforce de définir son röle. - Le sujet et J'objectivation; Ie moi, la solitude et la société; Ie temps, Ie changement et I' éternité ; tous ces problèrnes ou elle éprouve à la Iois sa force et ses limites sant par elle suscités et vécus, et, comme dans toutes les ceuvres du grand penseur russe, iJs sant évoqués dans leur actualité la plus brûlante, leur vie la plus poignante. Présent et passé s'interpénètrent, les diversités s'accusent et pourtant elles tendent vers un mystérieux accord, écho de la per­sonnalité même de Berdiaeff, faite de lucidité douloureuse et de profonde sérénité.

E.V.

LES REVUES

Mesures, 15 avril 1936. < Sur la balsnee de Job » un texte de Léon Chestov (excellement traduit par B. de Schloezer) qui nous propose, suivant un mode sceptique non dépourvu d'éclat, une manière originale d'aborder les problèrnes éternels.

Jean Wahl traduit dans ce numéro quelques poèmes de Traherne; ils ont la facture de ceux, du même auteur et du même traducteur, parus dans notre cahier de janvier.

Rolland de Renéville, étudie avec passion les rapports de la Poésie et de la Magie. Son artiele d 'un intérêt eertaio condut à un développement paraUèle de ces deux activités, jusqu'au moment oü l'une s'épanouit en Parale mouvante et J'autre en indicible quiétude.

Le même cahier contient des poèmes de Stefan Georg. ( traduetion de C. Pozzi), un texte tourmenté : < Portrait- d'homme » par Henri Michaux, et <1: Trois sé­quences du XII• siècle (adapt<:'~on de Bertrand Guégan).

La Nouvelle Revue Française, 1 juin 1936. - Paul Valéry, revenu d'une incursion dans la pensée Svedenborgienne, nous rapporte une apologie dont la rigueur n'exclut pas quelques considérations particulières, notaroment sur «la nouvelle clé des songes » que nous proposent certains psychanalystes. Valéry dénonce la fragilité des interprétations de l'activité onirique.

Les fleurs de Tarbes. Cette première partie d'une étude que Jean Paulhan an­nonçait depuis longtemps, aborde Je problème du style avec toute l'originalité et la circonspection que nous avions admirées autrefois dans c: Jacob Cow >.

Dans sa note : c: Kierkegaard en France :1> notre collaborateur D. de Rouge­mant dit leur fait aux snobs impénitents qui, s'aidant d'une reuvre mal connue et de traduetloos imparfaites, se servirent du penseur danals pour donoer un semblant de rigueur à leur position de révolté vaciUant ou de désespéré hebdo­madaire.

Cahiers du Sud, Avril 1936. - Numéro consacré en grande partie au poète P. J. Jouve. - Mai 1936. Présentation par L. Emié du jeune poète espagnol Rafaël Alberti, dont Je dernier recueil de poèmes c: Sobre los Angelos > . semble être riche de .Ia plus pure poésie, à en juger d'après les traduetloos publiées dans ce numéro.

Etudes Traditionnelles (Le Voile d'Isis), Avril et Mars 1936. - R. Guénon: Des Quallfications Initiatiques.

Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, Janvier 1936. - C. Pera : Denys Ie Mystique.

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Revue Biblique, Janvier 1936. - R. P. M. J. Lagrange : Les Origines du Dogme Paulinien de la Divinité du Christ.

Etudes Carmélitaines, Avril 1936. - Bruno de Jésus-Marie: Madame Acarie, Epouse et Mystique.

Revue de Métaphysique et de Morale, Avril 1936. - L. Lavelle : Etre et Ac te.

Revue Philosophique, Mars-AvriJ 1936. - S. Marck: La Philosophie de I'Existence dans l'ceuvre de K. Jaspers et de M. Heidegger.

Journal de Psychologie Normale et Pathologique, Janvier-Février 1936. - R. Cousinet : Le Monologue Enfantin. - P. Quercy et P. Izans : Remarques sur quelques Variétés de Métesthésies. - J. T. Belaval : A propos du Rëve de Maury Guillotiné.

Archives de Psychologie (Genèves), Décembre 1935. - Dr. Félix Mayer: La Structure du Rëve, (Les Rapports entre Ie Rëve, Ie Langage des Gestes et Ie Langage Oral) .

Annales Médico-Psychologiques, Février 1936. - V . L. Huot : Notes au Sujet des Peintures et Dessins d'un Schizophrène Malgache.

Ons Geestelijk Erf, Januari 1936. - PubHeation d'une prière apocryphe de Ruusbroec, datant probablement du XVIII• siècle.

Au même sommaire. - Notes sur l'iconographie de la mystique flamande Béatrice de N azareth.

HERMES - DEUXIÈME SÉRIE

N os deux proebains numéros seront consacrés à :

N ° lil Maître Eckhart. Ce numéro dont la direction a été confiée à Mme Mayrisch de St. Hubert et à M. B. Gróethuysen, sera une contribution des plus importantes à !'étude de J'ceuvre et de la pensée du grand mystique allemand. Traduetlens inédites.

N o IV La Mystique des Pays-Bas. L'extraordinaire foisonnement de la mystique dans les Pays-Bas à l'ombre de Ruusbroec et de Thomas a Kempis. Etudes historiques et traduetlens inédites. (Hadewych, Béatrice de Nazareth, Jan van Leeuw, Harphius, Geert Groot, etc.)

.. LES CAHIERS DE BARBARIE ..

TEXTES INEDITS DE POESIE ET DE CRITIQUE.

CAHIERS PARUS (l •r Série, à 80 francs)

1. Gabriel AUDISIO: BUCELLE 10 fr. 2. Aldo CAPASSO: A LA NUIT, et autres poëmes

traduits de l'italien par Armand GUIBERT, préface de Valery LARBAUD

3. Louis BRAUQUIER: LE PILOTE, (avec deux des­sins d'Etienne BOUCHAUD)

4. Valery LARBAUD : THEOPHILE DONDEY DE SANTENY ( 1811-1875)

5. Arsène YERGATH : LIENS

12 fr.

10 fr.

12 fr.

10 fr.

6. J. J. RABEARIVELO : TRADUIT DE LA NUIT, poëmes transcrits du hova par !'auteur, avec deux hors-texte par Emile PERRIN 11 fr.

7. PATRICE DE LA TOUR DU PIN : L'ENFER, avec Ie fac similé d'un feuillet manuscrit

(ne se uend qu'auec la série complète)

8. P. BONNET-DUPEYRON : COURRIER DE LA SOLITUDE 10 fr.

zm• SÉRIE (75 francs) PARUS:

9. Paul SOUFFRON: L'EAU LUSTRALE 10 fr. 10. F. G. LORCA: CHANSONS GITANES, traduitespar

Matbilde POMES, Jules SUPERVIELLE, Jean PREVOST et Armand GUIBERT 10 fr.

11. Anna DENIS-DAGIEU : MONTHERLANT ET LE MERVEILLEUX 10 fr.

12. Roy CAMPBELL : ADAMASTOR, traduit de l'an-glais et préfacé par Armand GUIBERT 12 fr.

13. PATRICE DE LA TOUR OU PIN : LUCERNAIRE 12 fr.

14. Henry de MONTHERLANT: PASIPHAE 12 fr.

A P ARAITRE (Fin de la zme Série)

15. Jean AMROUCHE: ETOILE SECRETE x x x

16. Gilbert TROLLIET: UN RECUEIL INEDIT x x x

Les « Poëmes du Pasteur Grlmm », par Jean Cayrol sent offerts aux souscripteurs à une série complète.

Les souscription dont reçues par M. A. GUIBERT 46, Rue de Naples TUNIS