hermes (ii) no. 1 - janvier 1936

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N o 1 HERMES JANVIER 1936 DEUXIÈME SÉRIE

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- Hermès, n° 1, janvier 1936 [114 p.]Etienne Vauthier, Poètes métaphysiciens et métaphysiciens poètes,Thomas Traherne, Poèmes,Emile Dermenghem, Quelques thèmes de poésie métaphysique dans les littératures musulmanes,André Rolland de Renéville, Considérations sur Mallarmé,Marcel Decorte, Poésie et métaphysique,Marc. Eemans, La poésie du feu,René de Prat, Un poète de la tradition sacrée, O. V. de L. Milosz,René Baert, Aspects du désespoir chez Leopardi et chez Rilke,Clovis Hesteau de Nuysement, Poème hermétique (introduction et commentaire par Albert-Marie Schmidt),Denis De Rougemont, Forme et transformation, ou l’acte selon Kierkegaard,A.D. Gurewitsch, Fragments (introduction par Bernard Groethuysen),John Middleton Murry, Métaphysique de la poésie,Marcel Lecomte, De l’émotion optique dans un poème de Paul Van Ostayen (p. 103-105),Notes bibliographiques / Memento.Trad. : Jean Wahl (T. Traherne), Mme S. G. (A.D. Gurewitsch), Mme V.V. (J. Middleton Murry).Note(s) :- Thomas Traherne (1636/1637-1674)- Paul André van Ostaijen (1896-1928), poète et essayiste flamand, a fondé la revue Avontuur (1928).

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Page 1: Hermes (II) No. 1 - Janvier 1936

No 1 HERMES JANVIER 1936

DEUXIÈME SÉRIE

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IL A ETE TIRE DU NUMERO UN DE LA DEUXIEME SERIE D'HERMES 25 EXEMPLAIRES SUR PAPIER FEA THERWEIGHT RESER~

VES AUX AMIS D'HERMES.

HERMES REVUE TRIMESTRIELLE SOUS LA DIRECTIO:~

DE RENE BAERT ET DE MARC. EEMANS

COMITE DE REDACTION : J. Capuano, C. Goemans, J. Masui, H. Michaux ; A. Rolland de Renéville, E. Vauthier.

NOTEDES EDITEURS

Les tentatives faites pou.r situer l'une par rapport à l'autre, la poésie et la métaphysique, ne paraissent pas avoir donné des résul~ tats absolument convaincants. Bien que, à l'une et à l'autre, on ait voulu assigner des missions différe.ntes ·et déterminées, i! ne semble pas que les poètes ni les métaphysiciens en aient tenu grand compte. Ceux qui, parmi les poètes, requièrent taujours l'attention, se préoc~ cupent essentiellement de contróler la connaissance à laquelle in­troduit la poésie ; nombreux, d' autre part, parmi les métaphysiciens que l'on écoute, ceux qui s'inquiètent de leur propre pouvoir. On ne peut nier r attrait qu' exerce sur lè poèf;e la profandeur métaphy­sique, mais pas davantage semble~t-il, la tenlation du métaphysicien devant la réalité poétique.

Pourtant, si la Métaphysique est la science de la Finalité, du Mon­de, de la Causalité et, plus loin, de la Connaissance; si la Poésie se fonde sur une intuition particulière de soi et une perception in~ tuitive du monde: on en pourrait condure que la Poésie et la Mé~ taphysique devraient se repousser comme deux póles portant des forces de même signe. Et, par exemple, la « poésie métaphysique » serait un non-sens.

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I.

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M ais cette vue est fort étroite. On peut ne pas se laisser intimider par une définition, avoir raison contre elle.

Quoi qu'il en soit, nous avons cru que ces problèrnes déjà an~ ciens méritaient qu'on les reprit un jour ou l'autre, et nous avons demandé à certains de nos collaborateurs de vouloir y penser. C 'est Ie fruit de leurs réflexions que nous livr.ons aujourd'hui à nos lee~ teurs avec l'espoir qu'ils y prendront autant dïntérêt que nous en avons pris nous~mêmes.

Pour le reste, ce numéro est composé d'articles divers se rat~ tachant aux préoccupations générales qui font tobjet de notre revue.

POêTES METAPHYSICIENS

ET METAPHYSICIENS POêTES

Le problème des rapports entre la métaphysique et la poésie souf~ fre plus que tout autre d 'une différenciation qui va croissant entre deux terminelogies oppösées ; terminelogies utiles, indispensables même ou chaque discipline trouve des avantages immédiats non sans y sacrifier parfois 1' essentie! de son efficacité. Les frères ju~ meaux se séparent, leurs adhérents se départagent, accentuant eneere les divergences , et c 'est seulement chez quelques hérétiques des deux croyances que se peut discerner eneare aisément ce qui les unit: là les rapports sont plus v,isibles, rnains définitivement trans~ roués en discipline stricte aux lois fortement établies.

Maïs les grands systèmes métaphysiques laisseraient transparaî~ tre aussi, pour peu qu'on les interrogeät sous cette lumière, l'aspi~ ration initiale qui est à !'origine de leur êlaboration. Ces grands systèmes ne s 'efforcent~ils pas tous en réalité de démontrer pour leurs auteurs Ie bien-fondé de certaines tendances intellectuelles ou affectives, données immédiates, essentiellement personnelles, s'orga~ nisant auteur d'un noyau central plus résistant qui régit le ton dominant d'une métaphysique et détermine en quelque sorte la clef sur laquelle elle se joue.

Ces clefs , des méthodes d 'observation scientifique les définissent et les dassent sans préjuger de leurs origines profondes, mais la forme d'un système philosophique à quelque degré de neutralité qu'elle parvienne, garde l'empreinte de ces tendances premières, qu'il s 'agisse de les justifier, de les discipliner , de Jutter contre elles,

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de leur assurer une liberté plus complète ou de bätir sur leur esclava~ ge une liberté plus essentielle.

Et n'est~il pas possible dès lors d'envisage:.: dans toute métaphy~ sique un substrat humain, personnel, dont l'importance n'est assurément pas en raison de la valeur même du système élaboré maïs dont !'étude et la compréhension permettraient de projeter certaines lumières essentielles sur des zones communes à la construc~ tion métaphysique et à d 'autres créations de !'esprit.

Si cette justification d 'une tendance profonde est bien à !'origine de toutes les philosophies, si Ie penseur bätit véritableme.nt à !'image de son désir, est~ce trahir un système que d'y chercher sous les lois qu'il formule, les traces de cette aspiration mystérieuse qui dicte au métaphysicien la forme de son expression ? n'y découvrirons~nous pas les raisons de la sélection qu'il opère - inconsciemment sans doute- parmi les éléments de sa représentation du monde lorsqu'il définit ses matériaux et s'efforce de les choisir parmi les plus denses et les plus transparents ?

La « vérité » d'un système est~elle plus essenhelle que Ie mauve~ ment intérieur qui aniroe !'apparente rigidité des Iogiques les plus strictes et incline Ie cours sinueux des plus patientes dialectiques?

Qu'en restera~t~il un jour de plus précieux que quelques vocables chargés d'un éclat nouveau ou d'une densité accrue, éléments d'un espoir dans la chaîne éternelle des mythes, seul jeu ou la vie hu~ maine puisse encore assurer sa survie, abîmes creusés par Pascal, cercles de feu dont s 'éblouit Ia vision intellectuelle d'un Nietzsche, enchaînement géométrique ou ruse la soif d'éternité d'un Spinoza?

Et dès lors, elle nous paraît bien moins longue, cette route qui sépare Ie penseur qui n'a pas eraint de trahir son plus secret espoir et Ie poète auquel répugne à la fois l'impressionnisme pur et les éta~ pes de Ia pensée discursive.

Che"z lui, Ie lyrisme préserve ce mouvement initia!, maïs ici Ie com~ bat avec l'expression, au lieu de tendre à un effacement du draroe individuel au profit de l'universel, s'affirme dans sa plénitude, tous les éléments de la Jutte sont conviés à jouer Ie grand jeu dans leur elimat total. La fête est Ià sous nos yeux, toute parée, qui se déroule, se fixe et se déroule à nouveau dans Ie mystère des masques et les mille réfractions des lumières complices ; les rythmes naissent, insis~ tent, obsèdent, les secrets s'accumulent, les confidences s'échappent.

Le tourment de l'intelligence et l'insatisfaction du creur jamais comblé ont renoncé à trouver une paix dont ils savent que seul un

I -7-

. . I 'léments. pas de concepts rassu~ f . 1 bie a détermme es e ' . f arti ice prea a f . ce qui était désormais mo ~

. l' • d' avance en erme que 1 rants ou on n a . flée de ses paisons les p us . ne expérience vecue, gon . .

fensif. mats u . . d t. pendant un instant - mats eter~ la seule JOle e sen tr

subtils, pour ' d d tre désir avec les lois qui donneut un nel celui là - 1 accor e no

à }'univers. . t 1 caractère essen~ sens h . . u uel reste presen e Entre Ie métap ystcten a q . t 1 poéte dont la pensée

. de son systeme e e d tieHement vecu . I 1 la fête qu'il a suscitée, es

1 . . sance ou e p onge d analyse a JOUtS . 't d lui aussi par la création e

"b bent. Ie poete pre en h' 1 accords se auc • . . d dont si longtemps le t eo o~

f f acceder a un mon e 1 symboles e teaces '. . . . I' entrée . et nous voyons eur

1 h ·loso he s etatent reserve • gien et e P t P 1 de spectres fraternels. conception du modnd:.~e ~~u~:; chaîne mystérieuse qui joint aussi

Par eet accor • se a t . h . ·en qui a accédé au re~ . trémités le roetap ystct '1

à ses plus lontames ex . - . . I' objectivité duquel t onde issu de lUl~meme mats a d

pos dans un m . 1 . t qui se bornerait à trouver ans • crmre et e poe e h ·

serait parvenu a ,h. . 1' bli d'un monde qui éc appe a la pure jouïssance est ebque ou

1' étreinte de son rêve.

Etienne VAUTHIER.

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TRAHERNE'S POEMS OF FELIClTY

Edited Erom the MS. by H.I. Bell At the Clarendon Press MCMX

(EXTRA CTS)

THE SALUTATION.

These little Limbs,

These Eys & Hands wch here I find This panting Heart wherwith my Lif~ begins ; Where have ye been 7 Bebind

What Curtain were ye from me hid so long r

Where was, in what Abyss, my new~made To~gue?

When silent I So many thousand y ears Beneath the Dust did in a c h a I H os ~

ow could I S m i 1 e s or T 0 • ears,

r Lips, or Hands,or Eys,or Bars W I perceiv?

e com ye Treasures web I now receiv.

I that so long

~as. Nothing from Eternity, Dxd little think such Joys as Ear & Tongue T o edebrat or see :

~=~: ~ounds to ~ear, such Hands to feel, such Peet, ys & ObJects, on the Ground to meet.

POEMES DE THOMAS TRAHERNE

(FRAGMENT S)

La découverte des poèmes de Thomas Traherne, écrivain du XVJ.le s iècle, ( i/ est mort en 1671:), date de trente-cinq ans. C'est Eertram Dobell qui üouPa ;e manuscrit. O n dit souvent que ses ceuvres de prose sont supérieures à ses reuvres poétiques. Q uelle que soit la perfection de sa prose, elle ne vaut pas plus que la glorieuse imperfection de ses vers sans artifice. Le sujet de T raherne, c'est t entrée de l'äme, de la pauvre äme qui n'était rien, dans Ie corps magnifique, immense, et dans l'univers. 11 chante un état pré-adamique, oü tout est pureté, oü les sens sont fondus avec l'esprit et oü l'ame possède tout, voit tout et trouve que

tout est bon et sans tache. J. W .

LA SALUTATION

Ces membres ténus, Ces yeux, ces mains qu'ici je trouve, Ce creur palpitant, principe de ma vie, Ou étiez~vous ? Derrière Quel rideau fûtes~vous cachés de moi si longtemps 7 Ou était, dans quel abîme, ma langue nouvellement formée ?

Moi dans Ie silence, Pendant tant de milHers et de milliers d 'années

· Qui gisais dans un chaos sous la poussière, Comment pouvais~je percevoir Sourires, larmes, lèvres, mains, yeux, oreilles 1 Bénis soyez~vous, trésors que maintenant je reçois.

Moi qui durant si longtemps Etais néant depuis 1' éternité, Pensais bien peu que je célèbrerais ou verrais De telles joies qu' oreille ou langue, Entendrais de tels sons, toucherais de telles mains, de tels pieds, Rencontrerais de tels yeux, de tels objets sur cette terre.

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lû-

New hurnisht Joys ! Which finest Gold & Pearl excell ! Such sacred Treasures are the Limbs of Boys In which a Soul doth dweil : Their organized Joints & azure Veins

More W ealth include than the dead World conteins.

From dost I rise

And out of Nothing now awake; These brighter Regions wch salute mine Eys A gift from God I take :

The Earth, the Seas, the Light, the Iofty Skies, The Sun & Stars are mine ; if these I prize.

A Stranger here

Strange things doth meet, strange Glory see, Strange Treasures lodg' d in this fair World appear, Strange all & New to me:

But that they mine should he who Nothing was, T h a t Strangest is of all ; yet hrought to pass.

WONDER

How Iike an Angel came I down ! How bright are all things bere ! When first among his W orks I did appear 0 how their Glory did me crown ! The World resembied his E t e r n i t y , In which my Soul did walk ; And evry thing that I did see Did with me talk.

The Skies in their Magnificence, The Iovly lively Air,

Oh how divine, how soft, how sweet, how fair ! The stars did entertain my Sense ; And all the Works of God so bright & pure, So rich & great, did seem,

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Joies nouvellement fourbies, Plus belles que l'or Ie plus affiné et la perle, Quels trésors sont les membres des enfants Dans lesquels une äme réside ; Leurs jointures organisées et leurs veines d' azu~ Enferment plus de richesse que le monde sans vte.

De Ia poussière je surgis, Et du néant maintenant m' éveille. Les plus hautes régions que saluent mes yeux, Je les accepte comme don de Dieu ; . La terre, les mers, la lumière, les hauts Cleux, Le Soleil et les Etoiles, sont miens, si je les loue.

Un étranger ici Rencontre d' étranges choses, voit une gloire étrange, D' étranges trésors logés dans ce monde si beau, Etranges tous et nouveaux pour moi. Mais qu'ils soient miens, à moi qui n' étais rie~, C'est cela Ie plus étrange, et pourtant cela a lieu.

L'ETONNEMENT (Le Miracle)

Je suis descendu comme un ange ! Que les choses sont hrillantes ici I Quand d'abord parmi ses reuvres j'apparus, 0 comme par leur gloire je fus couronné. Le monde ressemhlait à son éternité Ou mon äme se promenait Et toute chose que je voyais S' entretenait avec moi.

Les cieux dans leur magnificence, Le Iisse air léger, 0 c' était di vin, et doux, et tendre et beau. Les étoiles accueillaient mon sens, Et toutes les reuvres de Dieu semblaient Si hrillantes et pures,

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As if they ever must endure In my Esteem.

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A Nativ Health & Innocence Within my Bones did grow,

And while my God did all his Glories show I felt a vigor in my Sense '

That was all SPIRIT : I within did flow With Seas of Life like Wine ; I nothing in the W orld did know But 't was Divine.

The streets seem' d pa ved wth golden Stones, The Boys & Girls all mine ; T o me how did their lovly faces shine ! The Sons of men all Holy ones, In Joy & Beauty, then appear' d to me ; And evry Thing I found (While like an Angel I did see) Adorn' d the Ground.

Rich Diamonds, & Pearl, & Gold Might evry where he seen ; . Rare Colors, yellow, blew, red, white, & green Mine Eys on evry side behold: All that I saw, a Wonder did appear,

·Amazement was my Bliss : That & my Wealth met evry where. No Joy to this!

Curs' d, ill~devis' d Proprieties With Envy, Avarice,

And Fraud, ( those Fiends that spoil ev'n Paradise) Were not the Object of mine Eys ; Nor Hedges, Ditches, Limits, narrow Bounds: I dreamt not ought of those, But in surveying all mens Grounds I found Repose.

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Si riches et grandes, Comme si elles devaient durer éternellement Dans l'idée que d' elles je me fais.

Une santé et une innocence originelies A l'intérieur de mes os croissaient, Et tandis que mon Dieu montrait toutes ses gloires, Je sentais une vigueur dans mon sens Qui était tout entier Esprit ; à l'intérieur, je coulais En vagues de vie semblables au vin ; Je ne connaissais rien dans Ie monde Qui ne fût" céleste.

Les rues semblaient pavées de pierres d'or, Les eDfants et les petites filles étaient à moi ; Comme leurs figures aimables pour moi brillaient ; Les fils des hommes, tous comme des saints, En joie et en beauté alors m' apparaissaient, Et toutes les choses que je découvrais (Tandis qu'avec des yeux d'ange je regardais) Etaient pour Ie sol un ornement.

De riches diamants et la perle et I' or Pouvaient être vus partout ; Des couleurs rares, jaune, bleu, rouge, blanc, et vert Etaient découvertes par mes yeux de tous cötés ; Tout ce que je voyais m' apparaissait comme un miracle, L' étonnement constituait ma béatitude. Cela et ma richesse allaient à la rencontre l'un de l'autre partout. QueUe joie auprès de ceci ne s' anéantirait pas.

Les propriétés maudites, mal inventées Accompagnées de I' envie, de la cupidité Et du vol (ces ennemis qui gätent même Ie Paradis) N' étaient pas présentes à mes yeux ; Ni les haies, les fossés, les hornes étroites. Ma pensée ne s'y arrêtait pas un instant Maïs la vue que j'avais sur tous les terrains des hommes Me donnait Ie repos.

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R.efined, subtil, piercing, quick & pure ; And as they do the sprightly Winds exceed, Are worthy Jonger to endure : They far out~shoot the Reach of Grosser Air, Which with such Excellence may not compare.

The E a s t was once my Joy ; & so the Skies And Stars at first I thought ; the West was mine : Then Praises from the Mountains did arise As well as Vapors : Evry Vine

Did bear me Fruit; the Fields my Gardens were; My larger Store~house all the Hemisphere.

THE RETURN

T o Infancy, 0 Lord, again I com, That I my Manbood may improv : My early Tutor is the Womb; I still my Cradle lov. 'Tis strange that I should Wisest he, When least I could an Error see.

Till I gain strength against T emptation, I Perceiv it safest to abide An Infant still ; & therfore fly (A lowly State may hide A man from Danger) to the Womb That I may New~born become.

THE PRJEP ARA TIVE.

My Body being dead, my Limbs unknown; Before I skill' d to prize Those living Stars, mine Eys;

Before or T ongue or Cheeks I eaU' d mine own, Before I knew these Hands were mine,

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Affinés, subtils, perçants, vifs et purs. Et de même qu'ils surpassent en légèreté les vents,

n t dignes d'avoir une durée bien plus grande. s son ' . . I I d

t b . loin au~delà de tout ce qu attemt un arr p us our lis son 1en Qui avec telle excellence ne se peut comparer.

. . · . ·_ta .. t utrefois ma J"oie · et d'abord ainsi j'avais la pensée L'onent e 1 a ' Des cieux et des étoiles ; l' occident était mien ; Alors des louanges s' élevaient des montagnes Comme des vapeurs ; toute vigne _ . . . Portait pour moi ses fruits ; les champs e.ta1ent mes Jardms Tout l'hémisphère était mon grand magasm.

LE RETOUR.

Seigneur, je retourne à l' enfance Afin de perfectionner ma virilité. Mon premier tuteur est Ie sein. J'aime encore mon berceau. C' est étrange que j' ai été Ie plus sage, Au moment OU je pouvais Ie moins découvrir rerreur.

Tant que je n'aurai pas gagné de force contre la tentati~n . Je vois que Ie plus prudent est de rester un enfant ; et c est pourqu01

je vole (Une condition humbie dérobe parfois Un homme au danger) vers le sein, Afin de devenir encore un nouveau~né.

LES PREPARA TIPS.

Lorsque mon corps était mort, et mes membres inconnus de moi, Avant que j' eusse appris à es timer Ces étoiles vivantes que sont mes yeux, Avant d'appeler miennes ma langue ou mes joues, Avant de savoir que ces mains étaient miennes,

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Or that my Sinews did my Memhers join ; When neither Nostril, Foot, nor Ear, As yet could he discern' d, or did appear ; I was within

A House I knew not, newly cloath'd wth Skin.

Then was my Soul my only All to me, A living endless Ey, Scarce bounded with the Sky, Whose Power, & Act, & Essence was to see : I was an inward sphere of Light, Or an interminabie Orb of Sight, Exceeding that wch makes the Days, A v i t a I Sun that shed abroad his Rays : All Life, all Sense, A naked, simple, pure lntelligence.

I then no Thirst nor Hunger did perceiv ; No dire Necessity Nor Want was knowntome: Without disturbance then I did recciv The tru Ideas of all Things, The Hony did enjoy without the Stings. A meditating inward Ey Gazing at Quiet did within me ly ; And all things fair Delighted me that was to he their Heir.

For Si g h t inherits Beauty; Hearing, Sounds; The N o s t r i 1, sweet Perfumes, All Tastes have secret Rooms

Within the T o n g u e ; the T o u c h i n g feeleth Wounds Of Pain or Pleasure ; and yet I Forgat the rest, & was all Sight or Ey, Unhody' d & devoid of Care, Just as in Hev'n the Holy Angels are : For Simple Sense Is Lord of all created Excellence.

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Ou que mes tendons joignaient mes membres, Quand les narines, ni Ie pied, ni l' oreille Ne pouvaient être distinguées, ou n'étaient pas apparues,

J' étais l'habitant . . _ D'une chambre que je ne connatssats pas, nouvellement revetu[ e de

peau.

Alors mon äme était pour moi mon seul tout, Un ceil vivant éternel, A peine limité par Ie ciel . Dont 'la faculté et l'acte et I' essence étaient de votr. J'étais une sphère interne de lumière Ou un orbe infini de vue, Surpassant l'orbe qui fait Ie jour, Un soleil vital qui répandait ses rayons, T oute vie, tout sens, Une nue, simple, pure intelligence.

Je ne sentais alors ni faim, ni soif; Aucune nécessité cruelle, Ni besoin n'étaient connus de moi; Sans être troublé, alors je recevais Les vraies idées de toutes les choses Et jouissais du miel sans être blessé par l'abeille, Un reil intérieur, méditatif Regardant immobile, gisait à l'intérieur de moi Et toutes les choses belles Etaient mes délices, à moi qui devais être leur héritier.

Car Ia vie est l'héritière de la beauté, l' oreille des sons, La narine des doux parfums, T ous les goûts ont des chambres secrètes A l'intérieur de la langue ; Ie toucher sent des blessures De peine ou de plaisir, et pourtant moi J' oubliais Ie reste et étais toute vue ou tout regard, Désincarné et libre de souci, Tout comme dans Ie ciel sont les saints anges, Car Ie pur Sens Est seigneur de toute excellence créée.

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Por Property its seH was mine, And Hedges, Ornaments :

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Walls, Houses, Coffers, & their rich Contents To make me Rich combine. Cloaths, costly Jewels, Laces, I esteem'd My Wealth by others worn; Por me they all to we ar them seem' d, When I was born.

INNOCENCE

Th at ProsPect was the Gate of Hev'n; t ha t D a y The ancient Light of E d e n did convey Into my Soul : I was an A d a m there, A little A d a m in a Sphere

Of Joys : 0 there my ravisht Sense Was entertain' d in Paradise ; And had a Sight of Innocence Which was to me heyond all Price.

An Antepast of Heven sure ! Por I on Earth did reign: Within, without me, all was pure : I must becom a Child again.

AN INPANT~EY

A simple Light from all contagion free, A Beam that's purely Spiritual, an Ey That's altogether Virgin, Things doth see Ev'n like unto the Deity : That is, it shineth in an hevenly Sense, And round about (unmov'd) its Light dispence.

The visiv Rays are Beams of Light indeed,

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Car la propriété elle~même était mienne Et les haies devenaient des ornements : Les murs des maisons, les coffres et leurs riches contenus, S'unissent à seule fin de me faire riche. Les vêtements, les joyaux précieux, les dentelles, je les voyais Comme ma propre richesse portée par d'autres, Et tous semblaient les porter pour moi Dans Ie moment de ma naissance.

INNOCENCE (fragment)

Ce spectacle était la porte du ciel ; ce jour Apportait 1' antique lumière d'Eden Dans mon áme. J' étais là un Adam Un petit Adam en sa sphère

De joies. 0 là mon sens ravi Etait accueilli en Paradis Et avait une vue de l'innocence Qui pour moi était au~delà de tout prix.

Un avant~goût du ciel, à coup sitr ! Car sur toute la terre j' étais roi. En moi, hors de moi, tout était pur Je dois devenir un enfant de nouveau.

ENFANCE DU REGARD.

Une lumière pure, libre de toute corruption, Un rayon qui est ahsolument spirituel, un reil Qui est tout à fait vierge, voit les choses Tout à fait comme la .divinité, C' est à dire que son éclat brille dans un sens céleste, Et tout à 1' en tour il dispense (sans se mouvoir) sa lumière.

Les regards sont de vrais rayons de lumière

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Pure nativ Powers that Corruption loath, Did, like the fairest Glass Or spotless polisht Brafs,

Themselvs soon in their Object's Image cloath: Divine Impressions, when they came, Did quickly enter & my Soul enflame. 'Tis not the Object, but the Light, That maketh Hev'n: 'Tis a clearer Sight. Felicity

Appears to none but them that purely see.

THE RAPTURE.

Sweet Infancy !

0 Hevenly Fire ! 0 Sacred Light ! How fair & bright ! How Great am I

Whom the whol World doth magnify !

0 hevenly Joy! 0 Great & Sacred Blessedness Which I possess I So great a Joy Who did into my Arms convey 1

From God abov

Being sent, the Gift doth me enflame To prais bis Name; The Stars do mov,

The Sun doth sbine, to shew bis Lov.

0 how Divine

Am I ! T o all tbis Sacred W ealth, Tbis Life & Health, Who rais' d ? Who mine

Did make the same ! What hand divine !

- 21 -

Les pures facultés originelies qui détestent la corruption Se vêtaient comme Ie plus beau verre Ou 1' airain poli et sans tache, Vite, de l'image de leur objet ; . Les impressions divines, quand ~lles venat~nt Pénétraient aussitöt et enflammatent mon ame, Ce n' est pas 1' objet, mais la lumière Qui fait Ie ei el ; c' est une vue plus claire.

La Félicité N'apparaît qu'à ceux dont Ie regard est pur.

LE RA VISSEMENT.

Douce enfance 0 fen divin, ö lumière sacrée, Combien belle et briltante Combien je suis grande, Moi dont Ie monde entier chante la louange !

0 joie céleste 0 béatitude grande et sacrée Qui est en ma possession, Une joie si grande Qui 1' a amenée dans mes bras ?

Dien qui est au ciel M'ayant envoyée ici, ce don m'enflamme A louer son nom ; Les étoiles se meuvent, Le soleil brille, pour montrer son amour.

0 combien divine Je suis. A cette richesse sacrée A cette vie et à cette santé Qui donc m'a élevée? Qui a fait mien Tout cela ? QueUe main divine 1

Traduit de l'anglais par Jean Wahl.

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QUELQUES THEMES DE POESJE

METAPHYSIQUE

DANS LES LITTERA TURES MUSULMANES

Une partie de la poésie arabe et la plus grande partie de la poésie persane sont d 'inspiration métaphysique et mystique. Les çoufis se sont servis de la poésie pour exprimer les « réalités » et leurs « états » spirituels, ou pour exciter et provoquer ces derniers. Cela non seulement parce qu'ils étaient poètes, maïs parce que la poésie leur semblait sans doute un des meilleurs moyens de communication. Ils se sont servis, comme les mystiques chrétiens, du symbolisme éro~ tique et bachique. Ils oot même utilisé des vers très profanes.

Les thèmes métaphysiques traités sont ceux qui sont communs à teute pensée humaine, et spécialement ceux que la civilisation isla~ mique tenait à la fois de la pensée grecque ( platenisme et néoplato~ nisme surtout), de la pensée hindoue, de la tradition judéo~christia~ no~coranique. Nous allons en examiner quelques~uns.

L'INQUIETUDE MET APHYSIQUE. D'abord l'inquiétude métaphysique, mêlée plus ou moins selon les

uns ou les autres, d'angoisse oude scepticisme, voire chez Khayyam, par exemple, ou l'hindo~persan Faizi, d'une sorte de nihilisme qui est surtout une affirmation de I'Absolu à travers la négation achar~ née de toutes les représentations que prétendent en donner les hommes.

Oü g-a-t-il un homme instruit, dit Hafiz, connaissant le langage du lis, afiri de lui demander pourquoi il est parti et pourquoi il est revenu ?

Et Selman de Sàvè :

Je pense que le lis est un enfant des fées, noble et doué d 'une haute éloquence. ll possèdc une langue (ses pétales). mais il ne lui est pas permis de nous parler du mystère éternel.

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· t f";,.e l'homme dans ce monde ou il semble écrasé et Que v1en a.u.

d d de Attar ? Les sphères célestes tournent~elles « pour per u, se eman . . 7

· · de terre pour une poignee de vemes et de peau » . une p01gnee •

t dix foi.! plus grand que notre globe. 11 faut trente mille Maint B.$fre est een ·· L l b • · du zodiaque revienne à sa place premtere. e g o e

é ur qu un stgne I ann es po grain de pavot sur t océan... qui peut savoir dans que t rrestre est comme un h •t · 7 e . . d 1 ·1 d' or tournent ainsi dans les neuf are es vou ees · but ces mtllters e so et s

. I' ·t qui cloonera la réponse. L'impermanence de tout ce C est espn _ . _ t de nous~mêmes neus cbsede mals nous force a

ue nous voyons e _ . . q · l'Etre touj·ours durable et à Ie conna1tre pour nous hberer. concev01r

LA GNOSE. L'UNIFICATION.

Un poète a dit :

d connaisseurs ont des yeu:x qui voient ce que ne voient pas

Les cceurs es , • rl

et des Iangues quî prient avec un secret que les anges eux-meme!l les yeux ouve s , . h h 1

d ·1 qui volent sans plumes et sen vont se me er c ez e

ne savent pas; es at es Seigneur des mondes.

C · d Ia gnose aboutit à l'unification. L'initié « réalise »

ette v01e e · t de Oieu et que tout retourne à Oieu, que tout existant

que tout v1en . •t de I'Existence Véritable. Son SIRR. son « secret »

tJent son e re , . , (A TMAN, fine pointe ... ) se perd alors dans la V en te comme_ 1~

tt d'eau dans la mer. Les formules , surtout les formules poetl~ gou e o· t o· ques ou extatiques, qui prodament que tout est en 1~u e que. 1eu est en tout, sont plus ou moins imagées, plus ou moms techmques,

lus ou moins approximatives, parient plus ou moins correctement ~'infusion, d'union, d'unification, sans prétendre donner teute une

expression parfaite d'une réalité ineffable. . Nasireddia at~ Tousi dira dans un quatram : L'Etre en réalité est Ie Premier, l'Unique. Tout Ie reste est conjectural et

imaginaire, toute chose autre que lui qui se présente aux regards est comme

Ie seconde image vue par l'ceil qui louche.

Vois seulement UN ; dis seulement Un ; connais seulement Un dit Chabistari dans Ie JARDIN DE LA ROSE quitourne tout en~ tier auteur de cette idée.

Les créatures sont les reflets des Attributs divins et des Beaux Noms. L'homme, pont entre Ie monde sensible et Ie monde des ldées,

reflète !'ensemble des Noms. Le non-étre est Ie miroir, le monde est Ie reflet et l'Homme Est comme l'ceil réfléchi de la personne invisible . .. En eet ceil Son reil voit son propre reil. Le monde est un homme et I'homme est un monde.

Page 13: Hermes (II) No. 1 - Janvier 1936

-24-

... « Moi » et « Toi » sont des accidents de l'existence véritable

... L'Eternel et le temporel ne sont pas séparés l'un de l'autre, Car dans eet Etre, ce non-être a son être. Le premier est tout en tout, l'autre est comme l'oiseau Anqa. ... Le monde est comme un point qui en tourbillonnant parait un cercle.

Et la grande épopée d'Attar, Ie LANGAGE DES OISEAUX, raconte, avec force récits, anecdotes, réflexions et discours, Ie voya. ge des oiseaux guidés par Ia Huppe vers Ie suprême Simourg. Anéantis, réduits en suie, comme Ie Phénix, ils retrouvent, dans la lumière de la Majesté, une nouvelle existence purifiée de tout élé­ment terrestre.

Aussi longtemps qulls marchaient, ils discouraient. Quand ils furent arrivés, tout discours cessa. 11 n'y eut plus ni guide, ni voya­

geurs ; Ie chemin même cessa d'exister.

Jalaleddin ar~Roumi, dans Ie MASNAVI, expose aussi la théorie du macrocosme, de l'unité de l'existence et de l'identification.

C e qui est premier en pensée est dernier en acte. ... E xtérieurement tu es Ie microcosme, maïs en réalité tu es Ie macrocosme. Le Bien-aimé est tout en tout, !'amant seutement te voile. Le vin est ivre de moi, non moi de lui.

« Tu demandes ou est Leïla, dit un vers célèbre, et Leïla s 'irradie en toi ». Et un autre: « Ne dis pas que sa demeure est à l'orient du Nejd; tout Ie Nejd est pour Elle une demeure ».

CONNAISSANCE ET AMOUR. Les çoufis discutent la question de savoir si la connaissance est

supérieure à l'amour, ou Ie contraire. Leurs théoriciens inclinent à

pens er que tous deux sont inséparables. C' est naturellement sur !'amour que les poètes ont pu se donner Ie plus librement carrière. lis emploieront toutes les comparaisons empruntées à !'amour humain et à l'ivresse. Le Bien~Aimé, c'est Dieu, tyran délicieux plein de tendresse et de coquetterie, qui se donne et se reprend, affole et console, mais est taujours Ie principe et la fin. Le Vin ( 1) qui fait perdre la raison, c'est !'Amour éternel qui a enivré les creurs «avant la création de la vigne » et qui a « aimé Ie premier».

Ce n'est pas aujourd'hui que te cceur de Hafiz brûle de désir. De foute éternité, it porte te stigmate, comme la tulipe de Chiraz.

L'Amour est auteur du monde. L'Amour va de l'Etre à l'Etre en

( 1) Sur Ie symbolisme amoureux et bachique chez Omar lbn al Fàridh, Je plus grand poète mystique arabe, cf. HERMES, n• II et IV. (première série) .

r - 25 -

. la beauté du monde. Le Pur Amour. l'Amour uni-sant a travers 1 . .

pas 1 nt les principaux thèmes de a poesJe . ficateur . Te s so . ·t · 1 et finale de toute existence. « J'étais

' t la cause ml m e . h' L Amour es 1 d' . 't. dans un hadits attribue au Prop ete.

h ' dit a lVlDl e un trésor cac e. . ' . . . • apprécié et J a1 cree .. · »

J'ai voulu etre 1 . • Aussitót chante al~Maghribi , . contemp e SOl-meme. ' .

D1eu se , d ' t. guent L'univers de la mamfesta-1' . é et 1 amant se IS m . 1

}'amour. alm . U 1 tt devient cent mille volumes. Un seu odUtt ne e re

tion est pr .11 h 11 n'y avait que Lui ; il n'y a eneare d nt mi e c ansons. . .

son ren ce L . . anifesté L' évolution se term me a . 11 ent que Ul, malS m . S

essentie em 1' . lution Ie retour à la ource. ' e avec lequel camroenee mvo • .

1 homm • d ur Ie monde pour y voir sa propre image. I/ a plante sa I/ a jeté un regar s

d Ie terrain d'eau et d'argile d'Adam.

tente ans . ·

f. Et Lahi)Ï commentant Chabistan, clte :

hante Ha lZ. • c 'Ad I . . de ses Noms. Dans cette fi gure i/ retrouve

I/ a fait du visage d am e mrrorr

sa propre image.

Mystère indicible, dit al~Maghribi : . .. . b 1 ait de roi que lui.

d " d tróne de sa majesté ; et, ren qu t n y Le Roi deseen rt u . . d r de la pauvreté et de la richesse se

d"ant C elur qur est au- e a • -~ il devint men t . t· de montrer sa richesse. Jamais on n avat•

d · tement d'un pauvre a m revètit u ve .11

I , vint comme mendiant dans sa propre d t lle mervet e que que qu un t

enten u une e I . mit à bouillonner et devint terre e L . pur cette per e umque se

maison. e 1oyau • . t . ourquoi Ie Bien-Aimé qui est sans P ne peut d1re cammen m P d -

ciel. ersonne . · t· d' n vêtement de camment et e pourquot. camment ni pourq.uot a pu se reve rr u 1

. YOUSOUF ET ZOULAIKHA. sur es Jami, ddanfs.lsodnepJoa:~ et de la femme de Putiphar, expose lon~

amours u Is guement Ie processus créateur : . , .

. d ences ne se manifestalf qu a elle-

_La Beauté abs~lu~, ~~~:isd~-~~;it r:~~::~a:on vi~age. Jamais [e peigne n:ava~t meme ... Aucun mtrOtr 1 . . . oudrc du Khol. Jamais rossignol n avart tirai/Ié sa chevelure. Son retl tg norart la . p . lle-méme sa beauté et jduait a vee· voisiné a vee sa rose.. . Elle se chantw.t a e

elle-mêmc au jeu d' amour. admirée comme toute idée à se

Mais toute beauté tend à être . . . I . U . I . . ané de la beauté éternelle Jallht sur a

commumquer. n ec alr em t 1 d 1 miroir des êtres et ous

terre et les cieux. Elle se révè a ans e

chantèrent ses louanges.

Tous les atomes de l'univers devinrent autant de :~:~ir:o~~!é:aun: z: h;::: ;~ aspect de l'éternelle splendeur. Une parcelle de son . fl mbeau oû vin· rendit fou d' amour Ie rossi~nol . Son ardeur se co;~un~q~= :t~nu a har sortit des rent se brûler mille phalenes. 11 embrasa Ie ~o er ~ . ·t dont pchaque cheve>u eaux. C'est à elle que fut redevabie de son c arme er a

Page 14: Hermes (II) No. 1 - Janvier 1936

'1 .

11

-26-

attacha Ie cceur de Mejnoun ... T elle est la beauté qui transparait à travers Ze voile des beautés terrestres et ravit tous les cceurs ... C'est d 'elle seule qu'au fond est épt"is tout cceur amo.ureux qu'il s'en rende compte ou non ... De même que la beauté /'amour émane d'Elle s'il se manifeste en toi... Elle est à la foi.! Ie trésor et l'écrin. C'est un sujet illimité qu'aucun génie ne peut traiter dignement. Bornons~nous à aimer et à soufft"ir en silence, car sans cela nous ne sommes que néant.

L'amour est plus nécessaire que tout.

Le cceur exempt du mal d 'amour n'est pas un cceur. Le corps pt"ivé de la peine d 'amour n'est qu'eau et liman. ... C'est l'inquiétude d'amour qui donne à I' univers un mouvement perpétuel.

C'est Ie vertige d'amour qui fait tourner les sphéres.

Et lbn al Faridh :

Il n'a pas vécu ici~bas celui qui a vécu sans ivresse et celui~là n'a pas de raison qui n'est pas mort de cette ivresse.

L' amour profane est une préparation ; la beauté des choses est un pont vers la Beauté absolue. En réalité c'est toujours celle~ci que !'on aime même quand on s'attarde aux autres, même quand l'ceil intérieur n 'est pas libéré de l'illusion de la multiplicité.

«Je n 'ai aimé que Toi seul , s'écrie Ibn al Fàridh ... En toute chose étrangère je n 'ai considéré que Toi. .. Je Te vois dans tout ce qui est beau ... Je cours vers les souffles du zéphyr pour me distraire, mais mon regard n'aspire qu 'au visage de celui auquel ils ont pris leur parfum ».

L'Amour parfait est désintéressé. Le service d 'amour n'est pas inspiré par l'attrait des récompenses ni la crainte des chätiments. La sainte Rabi'a , à qui remonte- à travers Joinville- I'apologue de la femme qui veut éteindre 1' enfer et ineendier Ie para dis, disait : « Je t'aime de deux amours: amour de mon bonheur et Amour dont tu es digne ... » Chibli chantait : «La récompense de cel ui qui aime n 'est pas autre chose que !'amour».

« Prends~Ie pur, ce vin ... » disait Ibn al Fàridh, Ie « sultan des amoureux ». Et Jalaleddin ar~Roumi: « Celui~là boira Ie vin pur de l'union qui aura mis en oubli ce monde et les récompenses de l'autre ». Qochayri, !'auteur d'un des plus fameux traités de çoufis~ me, cite ce vers profane en l'appliquant au pur Amour :

Les gens ont été ivres par les coupes servies à la ronde et moi, mon ivresse est venae de l'Echanson.

A ce propos, Arousi , commentateur de Qochayri cite ce . ghazal du grand théosophe Mohyieddin Ibn Arabi :

-27-

. l ho es étonnantes, une gazelle voilée qui fait des signes avec de~ Parmt es c s · d t t 1 . . d h nné et les paupléres. Son terram e päturage es en re ~

dot{lts temts e e deu f f . l nt Etonnante chose, une praide entre x eux $etns et e ve re.

I montre à quel point peut servir Ie symbolisme pro~ Cet exemp e

f tous les clichés traditionnels. ane avec I'

Le dédain de la part de I'Aimé ne change pas . a_mour. . . L'Amoureux ne renonce pas à son amour, dtsatt Naçrabadi. et

il récitait : S 'il y a des gens qui ont pu se défaire de leur amour, moi je n'ai pu guérir

de mon amour pour Uila. . . . . I t t t ce que je peux obtenir d'elle, ce sont des espotrs trrealtsab e~

Et pourtan ou qui pas$ent comme des éclairs.

Le maître Jounayd racontait: Sari as-Saqati me .remit un jour un · me disant · « Ceci vaut mieux pour tot que sept cents pap1er en · . . .

histoires ou sentences élevées ». Sur ce papier étatt ecnt ces vers

(de Mejnoun Leïla) : L'amour n'est vrai que quand le cceur est collé aux entr~illes, qu~nd Ie corp~

est épuisé au point de n' avoir plus de voix, quand la passiOn ne latsse plus que

des yeux pour pleurer et pour contempler.

Cet amour est transformateur et unificateur. Il est Ie moyen par

excellence de la réalisation métaphysique. Tant que la dualité continue, dit ]ami, l'éloignement persiste; l'àme pdson~iére

se consumc dans la séparation. Lorsque ['amant a posé le pied dans la vote de

J'union, il n'y a plus de place que pour l'Un sans plus.

Et ailleurs : Si tu veux être libre, sois captif de !'amour ... Seul !'amour te délivrera de

toi~méme ... C'est la seule voie conduisant à la védté.

De même 1' excentrique derviche Abousaïd :

Je lui dis : Pourquoi te pares~tu ainsi ? Elle me dit : Pour moi~même.

Car je suis à la fois I' amour, !'amant et l'aimée ; Je suis Ie miroir, la beauté et I' ceil.

Le haut amour, chante Wahchi dans CHIRIN ET FERHAD, c'est sortir de soi~même. Sa preuve est la mort de la volonté propre.

Si l'Aimé te dit : « va au feu », cours~y et sois content; prends la fournaise pour une roseraie ... Quelle que soit la forme qui se présente à toi, il n' Y a dans

ta pensée den d' autre que I' Aimé.

De Hosayn ibn Mansour al-Hallàj: (2)

(2) Sur le cas~limite d'al-Hallàj , cf. les ouvrages de M . Louis M assignon.

Page 15: Hermes (II) No. 1 - Janvier 1936

-28-

Je suis devenu Ce/ui que faime et Celui que faime est devenu moi. Nous sommes deux esprits infondus en un corps. Aussi Me voir, c'est Le voir, et Le voir, c'est nous v.oir.

De Nouri: Lorsque je disparais Il apparait, et quand Il apparait 11 me fait disparaitre.

Arousi et Ghazali, n'hésitent pas à eroprunter à la poésie libertine ce distique qui passe pour un des plus réussis métriquement de la poésie arabe :

Le verre est si fin et le vin si limpide.! Gomment les disèinguer! la difficil-e affaire I

C'est comme sïl n'y avait que du vin et pas de verre, comme s'il n'y avait que du verre et pas de vin.

Et Ie commentateur scrupuleux de Qochayri ajoute : « L'amant et l'aimé deviennent un. Ne comprends pourtant pas

cela de travers. N'imagine pas que le serviteur ait pénètré dans la substance divine ou que la Vérité ( qu'elle soit exaltée) pénètre dans la substance de l' esclave de façon à former un seul être. Le néant est loin de l'Existence, le mortel de l'Eternel. Et Allah sait mieux que nous ce qu'il en est au juste ». 11 rapproche cette idée du hadits sacré: «Je suis l'ouïe avec laquelle il entend ... » et du hadits inspiré de l'Evangile du jugement : « J'étais affamé et vous m'avez nourri. .. »

L'INST ANT. LA FORCE MAGIQUE ET LA VALEUR METAPHYSIQUE DE LA MUSIQUE ET DE LA POESIE. - Quand on est parvenu à eet état, tout devient d'un prix inesti~ mable, en même temps que parfaitement relatif. Rien ne compte à

cöté de la Réalité, et tout est précieux comme route vers elle. moyen de la saisir, reflet de sa beauté ou don de son caprice. Tout devient un appel: Ie chant d'un rossignol, Ie cri d'un corbeau, l'aboiement d'un chien, la vue d'une rose, Ie visage d 'un éphèbe, la voix d'une chanteuse, Ie martèlement d'une feuille d'or, les poèmes et les mu~ siques.

Dans le poème d'Attar, un bûcheron estime son fagot à son poids d'or parce qu'il a été touché par la main du roi. C'est dans l'IN~ STANT que s'éprouve I'éternel. Quel äge as~tu, demande~t~n au fou de Leïla ? - 1040 ans, répond Mejnoun :

J'ai vécu mille années lorsque, pendant un instant, Leïla m'a montré son visage.

Le çoufi est Ie fils de !'instant et l'instant est tranchant comme un sabre, dit Qochayri. Ces instants ont une telle plénitude qu'ils entrainent parfois !'extase, I'évanouissement, la mort même, symbole

29-

Chibli s'extasiait à ce vers:

T 't" st un délaissement et ton amour une haine. Ton union est sépara~

on amrre e t' et ta paix est guerre. 10

n te Ghazali peut s' entendre de différentes façons, Cela, commen • . , .

ées et comporte des sens superposes. 11 peut s ag1r exactes ou erron ' •. ' . 'h

d qui séduit et déçoit, - ou b1en de 1 etat de 1 om~ du bas~mon e, . .

t - son Seigneur : il voit que sa connrussance n est me par rappor a . .. nee son obéissance qu'hypocrisie, que son amour est 1m~

qu 1gnora . . arfait et son désir insattable.

p Pendant la nuit qui précéda sa mort. le même Chibli ne cessa de

répèter le splendide distique : . . . . tu habites n'a pas besoin d'autre flambeau. Ton v1sage espere

La marson que t euve le 1·our ou les gens se chargerent tous de preuves.

sera no re pr Roudbari croisa un jour l'enterrement d'un jeune homme qui était

mort d'avoir entenduce vers: Grandé est la prétention d'un esclave qui désice te voir. Est-ce qu'un ceil n'a

pas assez de voir cel ui qui fa vu ?

De même Jalaleddin se contente de la poussière qu'ont touchée les pieds de l'être aimé, et Lamartine de l'air respir~ p~r sa poitrine.

On pourrait multiplier les exemples et les vanat10ns sur les effets

·de certains vers. C'est que la Poésie et la Musique sont la voix de l'autre monde,

Ie souvenir du Pacte fait entre Dieu et les ämes dans les reins

fAdam, l'appel de la consumante réalité. Comme le dit Jalaleddin ar~Roumi, fondateur des Mevlévis, mu~

siciens et danseurs : Le gémissement de la flûte et Ie tonnerre du tambour ressemblent à la terrible

trompette du jugement. Les philosophes disent que nous avons appris nos mélodies de cell:s des

sphéres qui tournent. Le chant des sphères dans leurs révolutions célestes est ce

que les hommes chantent avec la voix et avec le Iuth .. Comme nous sommes tous fils d'Adam, nous avons tous entendu ces mélodies

au paradis. Bien que la terre et !'eau aient jeté sur nous leur voile, nous retenons

de faibles réminiscences de ces chants célestes ... L'audition des chants et les concerts sont la nourriture des amants, car ils leur

rappeilent leur primitive union avec Dieu (3). Emile DERMENGHEM

(3) Nous avons laissé de cöté dans ces notes sommaires non seulement de nom~ breux thèmes métaphysique ou philosophiques, mais eneare de nombreux poètes importants tels que Saadi, Khayyam, Maari, Ibn Arabi, Avicenne, Nabolosi, les.

poètes turcs, andalous, rousulmans des Indes ...

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CONSIDERATIONS SUR MALLARME (*)

Le long et mystérieux labeur du poète d'lgitur n'eut pas d'autre objet que Ie pouvoir de la parole. Un de ses amis, Ie poète Viélé­Griffin, me conta sur ce point une anecdote significative : .: Vous savez, me dit-il, que Mallarmé avait constitué un grand nombre d~ petites fiches dont la teneur intrigua au plus haut point ses contem­porains. 11 opposait un silence absolu aux questions qu'on lui adres­sait à eet égard, et donna l'ordre qu'elles fussent brûlées après sa mort. Tout ce que je puis dire, c'est que pendant un temps de ma vie ou je travaillais avec Mallarmé à la traduetion du Ten o'clock de Whistler, j'entrais un jour chez lui, et Ie trouvais assis à son bureau, tenant une de ces fiches minuscules. 11 garda quelques instants Ie silence et murmura, comme s'il se parlait à lui-même: «Je n'ose même plus leur écrire cela, car je leur en livre encore trop ». Placé près de lui, je lus sur la fiche ce mot unique: « que1 ». 11 ]a rep]aça parmi ses papiers, et je n'eus pas l'occasion d'en savoir davan­tage ».

Cette vénération épouvantée d'un mot, si abstrait soit-i], révè]e à nos yeux les justes pressentiments de celui qui ]a manifeste. Encore que dans Ie cas de Mallarmé nous ne devions parler de pressenti­ment, mais de connaissance. 11 est en effet temps de révéler que les recherches mystérieuses du grand poète appartiennent à un domaine singulièrement plus élevé que celui de I' art. 11 concevait la Littérature en tant que Doctrine, et pensait fortement que la magie, au sens

( •) Ces fragments sent extralts d'un cnvrage en préparation, intitulé: J'Ex­périence Poétique.

-31 -

propre du terme, ne se séparait pas de la Poésie, mais en faisait partie intégrante. L'erreur des occultistes était à son sens d 'employer en dehors de la Poésie les propriétés infinies de la Parole. Toutefois

. r s'adressait de préférence aux littérateurs qui sans remords sa ngueu . . usent du Jangage pour leurs tnstes Jeux :

« Banalité 1 et c'est vous la masse et la majorité, ö confrères, autrement que de auvres Kabbalistes tantöt bafoués par une anecdote maligne ( 1) : et je me féli~te du coup de vent si c'est de votre cöté qu'il décharge en dernier lieu mon haussement d'épaules. Non, vous ne vous contenfez pas, comme eux par inat­tention et malentendu, de détacher d'un Art des opérations qui lui sont intégrales et fondamentales pour les accomplir à tort, isolément, c'est encore une vénéra­tion, maladroite. Vous en e[facez jusqu'au sens intégral et sacré » (2).

Et l'on conçoit l'indulgence de Mallarmé pour les Kabbalistes lorsque l'on constate à quel point ses idées persennelles furent près des Ieurs. Les deux articles inédits que Ie Dr. Bonniot publia dans la N.R.F. de janvier 1929, et qui furent écrits à vingt-cinq ans d'in­tervalk prouvent d'une manière impressionnante que l'unique préoccupation de Mallarmé resta durant toute sa vie intellectuelle Ie problème du langage. Et les conclusions auxquelles il parvint sont. d'après les rares indications qu'il nous a laissées, celles de la Kabbale elle-même. On .sait que d'après cette tradition, l'ordre successif des Iettres présenterait un résumé du système sidéral, et symboliserait particulièrement les signes du Zodiaque. En outre chaque lettre de l'alphabet constituerait une puissance dont Ie nombre et la forme seraient capables de réagir sur les forces du cosmos auxquelles ils correspondent. Ecoutons Mallarmé :

« A vee ses vingt-quatre signes cette Littérature exactement dénommée les Lettres, ainsi que par de multiples fusions en la figure de phrase, puis le vers, système agencé comme un spirituel zodiaque, implique sa doctrine propre, ab­straite, ésotérique comme quelque théologie :..

La Kabbale avance encore que chaque lettre est à la fois Ie point de départ et Ie point d'arrivée de mille correspondances. PareiJle­ment Mallarmé reconnaitra que chaque signe alphabéti~ue représen­te un moyen d'action et une sythèse, ce qu'il nomme dans Ia Musique et les Lettres, en deux mots : action, reflet:

( 1) Allusion sans doute aux démêlés qu' eurent à soutenir en 1893, les Rose-Croix, spécialement Joseph Péladan et Stanislas de Guaita, accusés d'a­volr tué !'abbé BeulJan par envoûtement (Note du Dr. E. Bonniot) .

(2) N . R. F. Janvier 1929.

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< Un homme peut advenir s'il a recréé par lui-méme, pris soin de conserve11 de son débarras strictement une piété aux vingt-quatre lettres comme elles se sont, par Ie miracle de l'infinité, fixées en quelque langue la sienne, puis un sens pour leurs symétries, action, reflet, jusqu'à une transfiguration en Ie terme surnaturel, qu'est Ie vers; il possèdera, ce civilisé édénique, au-dessus d'autre bien, l'élément de félicité, une doctrine en méme temps qu' une contrée ».

Enfin au cours des Divagations Ie poète ne s'est par fait faute de préciser ses premières suggestions :

<Je dis qu'existe entre les vieux procédés et Ie sortilège, que restera la poésie, une parité secrète, je l'énonce ici, et peut-être personnellement me suis-je complu à Ie marquer par des essais, dans une mesure qui a outrepassé l'aptitude à en jouir consentie par mes contemporains ».

La foi que Mallarmé portait dans Ie pouvoir créateur de la parole devait Ie conduire à de singulières tentatives. Lorsqu'il eut assigné à son art Ia mission de situer Ie monde sensible sur un plan essentie!. et par conséquent de Ie ramener précisément à la limite de !'être e du non~être, il tenta d' en projeter les représentations dans de formules qui les engendraient et les niaient du même coup. 11 appa rait que sa méthode fut de nommer un ob jet, et par conséquent d' e poser l'existence, pour simultanément l'abolir par l'adjonction d'u mot négateur :

Sur aucun bouquetier de cristal obscurci.

L'esprit se glace merveilleusement au contact des images qu'il construisit de cette manière et que je nommerai images de vacuité:

Au voile qui la ceint absente avec frissons Celle son ombre .. .

(Tombeau de Baudelaire).

Parfois plusieurs vers déroulent une réalité insaisissable, du fait que les termes qui la créent la dévorent à la fois :

Aboli bibelot d' inanité sonore Car Ie M aitre est aUé puiser des pleurs au Styx Avec ce seul objet dont Ie néant s'honore.

C'est en tant que synonyme d'absolu qu'il nous montre «I' espace à soi pareil qu'il s'accroisse ou se nie ». Enfin il s'applique dans telle pièce de circonstance à suggérer les polarités auxquelles i1 échappe:

33-

Vertige ! voici que frissonne L'espace comme un grand baiser Qui fou de naitre pour personne Ne peut jaillir ni s'apaiser.

(Eventail)

Un vers lui suffit à réunir les deux termes d'existence et de non~

existence:

Musicienne du Silence.

Et de son affirmation même. les valeurs positives et les valeurs

négatives cessent de s'opposer:

Ma faim qui d'aucun fruit ici ne se régale Trouve en leur docte manque une saveur égale.

Les mots « absent, manque, aucun, nul, vacant, vide » sont les habituels qualificatifs des objets qu'il tire au jour. IJ instaure un monde dont on ne peut affirmer qu'il existe, mais dont la présence

ne se peut nier :

Une rose dans les ténèbres.

... Les développements d'lgitur semblent constituer la contre par~ tie sur Ie plan humain, du problème situé par Edgar Poe dans les régions planétaires au cours d'Euréka.

Le personnage d'lgitur, héros de la conquête logique, est baptisé du vocable qui marque la condusion d 'un raisonnement. Muré dans un . chäteau dont les fondations, les matériaux, et la structure sont celles de son propre esprit, il m~dite sur la possibilité d 'égaler sa conscience à celle de !'auteur du monde. S'il y parvenait, il aurait la possibilité de faire retourner, par Ie jeu de sa pensée, Ie monde à la Nuit originelle. L'Acte aurait lieu, et Ie Drame recevrait son accomplissem'ent.

Seul Ie retrait volontaire d 'une conscience infinie a pu laisser place au hasard, c'est~à~dire à l'univers. L'homme qui se meut dans Ie monde ainsi engendré par Ie retrait de la conscience divine n 'a d'autre espoir d'assister à la fin de sa damnation que d'égaler sa conscience à celle qui l'a mis au jour, de sorte qu'il puisse tenter, par sa pensée et sa parole, de nier Ie hasard, et de forcer l'univers à s'évanouir dans l'absolu :

Je profère la parole, pour la replonger dans son inanité.

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-34-

L'identité d'essence que Stéphane Mallarmé suppose entre I conscience humaine et la conscience divine se reconnait aux passage qui font véritablement écho à l'affirmation d'Edgar Poe:

« ... un nou uel uniuers [era explosion dans l'existence, et s'abimeca dans le non-être, à chaque soupit: du cc:eur de la Diuinitê.

Et maintenant, ce cc:eur diuin - quel est-il? C'EST NOT RE PROPR CCEUR (1) ».

Le poète d'/gitur s'interroge sur Ie bruit rythmique du balander qui marque les divisions du Temps dont la Nuit est affectée. Il en reconnait finalement !'origine :

« Tandis que deuant et derrière se prolonge le mensonge exploré de tinfini ténèbres de toutes mes apparitions réunies, à présent que le temps a cessé et n

les diuise plus. retombées en un lourd somme, massif (lors du bruit d' abord 'en tendu} dans le vide duquel fente nds les pulsations de mon propre cc:eur ».

Et dans la deuxième ébauche de la sortie de la chambre :

« L'ombce n'entendit dans ce lieu d'autre bruit qu'un battement régulier qu'ell reeonnut étre celui de son propee cc:eur ; elle Ie reconnut, et gênée de la cectit'ude parfaite de soi, elle tent a d' y écluipper, et de rentrer en elle, en son opadté ..• )

Ainsi clone l'homme possède en lui la vertu de rompre les digue~ qui s'opposent à I'envahissement du flot nocturne. Sa vie mentale assiégée par Ie rythme pendulaire de son sang, doit finalement échapper au x cadres de I' espace et du temps, pour se reconnaitre ombre au sein de la Nuit absolue : lgitur, couché sur la cendre de astres, boit la goutte de néant qui manque à la mer.

L' a bso Iu ne saurait être abordé par la conscience humaine don la réalité n 'est que l'effet du mutuel empiètement que !'esprit et son objet se font supporter. Seule une conscience infinie peut Ie concevoir pour cette raison qu'elle participe à son essence- qu'elle se confond avec lui. Le suïcide philosophique d'lgitur ne signifie rie d'autre que Ie consentement auquel il se résout de laisser sa cons­cience éclater aux approches de l'absolu. La conscience humain ne peut s'identifier avec la conscience absolue que par un renforce' ment de son centre, dont !'éclat peu à peu dévore les zones d'ombres qui Ie limitaient, et ne connait d'autre objet que lui-même; ou à

!'inverse par I' obscura ti on de son foyer au profit des ombres mar~ ginales de l'esprit, qui reprennent sur lui les régions dont il les

(1) Euréka.

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avait tenu écartées. Le premier mouvement caractérise une aspira-

t. rs ]'1·nfini tandis que Ie second tend au néant. ton ve • .. .

La recherche de la conscience absolue, et celle de I mconsctence

I Pondent dans Ie domaine de la couleur, à la recherche tota e, corres du blanc parfait, et à celle du noir sans défaut. ~a eculeur bla~che,

• !Ie refuse les rayons lumineux, peut ftgurer analogtque-en ce qu e , , · · 1

1 nscience que nul objet n entame plus. Et a I mverse a ment a co , I Ol·re qui absorbe tous les rayons, correspond à 1 incons-cou eur n . .

cience totale dans la nuit de laquelle l'univers se dissipe. N'être rien, et être tout, ces deux tendances représentent les

t d 'un mëme tourment dont la nature humaine est affectée, et aspec s 1

I' eut nommer Ie tourment de l'infini. Elles constituent es que on p · , termes antinomiques et cependant communs du dilemme d Ha~let, dont Ja silhouette se profile au fond des contrées mentales ou la poésie de Stéphane Mallarmé nous permet d' accéder.

A . ROLLAND DE RENEVILLE.

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POESJE ET MÉTAPHYSIQUE

A Arsène Soreil, bien amicalement,

M. D.

On m'excusera de présenter aux lecteurs d 'Hermès, à propos des rapports entre la poésie et la métaphysique, quelques réflexions qui me paraissent foncièrement inadéquates et incomplètes. Je dirai même que rien de clair pour !'esprit ne peut surgir d 'une telle com~ paraison.

Plaçons~nous par exemple sur Ie terrain neutre de Ja pure des~ cription de la connaissance métaphysique ou de la « connaissance » poétique ( 1), là oû les notions de subjectif et d 'objectif perdent leurs significations respectives pour coïncider avec Ie flux de Ja c.ontemplation unifiante, nous serons contraints de constater que 1 axe de cette analyse est inapparent. lei comme là, il n 'y a pour

ainsi _dire po~n.t de place pour une réflexion : d'une part, Je regard

d.u m~taph?'~~cJ_en .. p~rcourant la sphère de l'intelligible pur et simple, s .~st 1de~:JfJ~ . a 1 obJet, et sa connaissance s'est élevée à un degré d 1mmatenaht~ en acte ou une dissociation quelconque n'est plus concevable; d autre part, Ie poète, en proie à la création, a déversé son idée factive du poème - ce mot étant pris au sens large _ avec un tel élan dans Ie don de soi que tout son esprit a passé, ou pres~ que, en plénitude, du coté de la chose faite qui l'a capté tout entier. L'acte réflexe de connaissance de la connaissance n'est parfaitement possible que là ou Ie connaître se porte vers un objet lesté de ma~

( 1) . Le. terme < connaissance » appliqué à la poésie me parait singuliè­ment eqUivoque. IJ Y a là un véritable nid d'obscurités que seule une étude ap­profondie pourrait contribuer à dissiper.

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tière ou incluant une relation étroite à celie-ei : une réflexion sur l'agir technique est ainsi possible, disons même nécessaire, s'il est vrai que Ia technique implique un contröle et une référence à !'agent qui la manie ; pareillement, une réflexion sur la connaissance mathé­matique ou sur la connaissance physique est capable de revenir sur soi, dans J'acte même de connaître, parce que l'objet, comportant relation spatiale ou matérielle, est incapable d 'absorber exhaustive~

ment la spiritualité de la pensée ( 2) . Sans doute, la poésie, comme tout art, comporte~t~elle une tech­

nique qui peut, et doit, donner prise à la réfle xion ( 3). De plus, cette technique, quelle que soit l'importance qu'on lui attribue, fait corps avec Ie poème : elle ne peut en être dissociée qu'arbitrairement ou par abstraction, car elle se réfère, instrumentalement et inten~ tionnellement, à l'ceuvre. Maïs précisément parce qu 'elle est incor~ porée au poème et qu'elle ne disparait pas, une fois la «connaissance» poétique atteinte, comme un vulgaire échafaudage, ou comme un outil indifféremment destiné à un nombre indéterminé de produc~ tions, elle mérite une place à part, sui generis, dans !'ensemble des signes et des industries diverses que l'homme utilise constamment. Ce n'est ultérieurement, de façon conséquente, et même uniquement conséquente, que nous pouvons l'atteindre par réflexion: une tech~ nique antécédente, inventée « pour les besoins de la ca u se », con~ serve taujours un relent d'artifice qui donne au poème un air fabri~ qué, et gauchit l'acte créateur qui a présidé à sa naissance. Prise comme moyen de faire éclater la substance. poétique incluse dans telle ou telle ceuvre, la technique est créée par Ie poète e'n même temps qHe l'ceuvre elle-méme: elle manifeste Ie revers subjectif de l'objet poétique qu'elle dégage et dont elle est foncièrement indiscer~ nable. Nous sommes ici en plein cceur du mystère de la poésie contre 1equel nous viendrons buter si souvent au cours de cette brève étude : il me semble, en effet, que la technique poétique, si obscure et si difficile à pénétrer, doit être identifiée à !'image ou, en général, à

·rappareil sensible qui accompagne nécessairement l'acte spirituel par quoi la beauté poétique s'exprime et, au sens fort , s 'exhibe. Cette collusion, ou plutöt cette imbibation réciproque du matériel et du

(2) Remarquons ici qu 'il s'agit d'une capaci té de droit. En fait, i1 est pos­sibie que l'absorption de l' espri t par Ie sujet traité soi t telle que l'introspection (psychologique) devienne nulle.

(3) Nous ne dési gnons évidemment pas par technique les moyens de versi­fication.

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spirituel constitue ontologiquement Ie mystère propre à la poésie -et à I'art. Inséparables et inséparés (humainement), il nous est impossible - du rnains dans I'état actuel de Ia recherche - d'en saisir les conditions précises de réalisation. De soi , I'activité poéti~ que n 'implique pas l'intervention d 'un élément matériel, mais simple~ ment production transcendentale d 'un terme transeendentaL Ceci nous reporte, comme l'a vigoureusement souligné Maritain dans Frontières de la Poésie, vers la réalité et la notion les plus impéné~ trables qui soient (en leur constitutiE propre) : celles de création. Nous saisissons là des analogies admirablement éclairantes, mais qui placent Ia poésie sous une lumière trop drue pour nos pauvres yeux~ Nous concevons néanmoins que Ie poète est un créateur dont l'idée factive est grosse de beauté, et qui fait - partiellement - surgir du non~être sa technique et son objet. En détachant !'image de son support naturel et en disposant, dans un certain ordre nouveau, les éléments, empruntés au réel, dont la synthèse constituera l'objet poétique ( 4) , il fait office de créa teur limité par les conditions· psycho~ontologiques de sa structure d'animal raisonnable, astreint à se servir de ses sens pour atteindre à l'immatériel. L'indivisibilité de la technique poétique et de 1' ob jet poétique ti ent à ces eaus es pro~

fondes : l'obéissance du poète à I'inspiration créatrice et qui se veut telle Ie plus intégralement possible, et la nécessité de passer par Ie circuit du sens pour appréhender Ie suprasensible. Maïs n 'y a~t~il

pas plus eneare ? Oui, car ces causes peuvent bien expliquer la constance de cette liaison, elles n' arrivent pas à déterminer sa né­cessité interne. Celle~ci dérive, en dernière analyse, de l'acte créateur considéré en lwi~même. Prise du cóté de son prototype et de son analogue suprême la création impligue relation de la puissance nécessairement conjuguée à l'acte, avec I'Acte pur, car l:Acte en tant que tel ne peut créer que l'acte taraudé de puissance : sa' perfection même l'y contraint en quelque sorte. Prise du cóté de. son analogue humain, la création impliquera a fortiori la même nécessité interne de liaison de la puissance à l'acte. Nous tenons Ià un pourquoi métaphysique dont les modalités nous échappent. 11 est clair que des recherches empiriologiques entreprises sur un plan

(4) 11 est bien entendu - pour ce passage et pour ce qui suivra - que la poésie n'est pas uniquement subjective. La poésie peut dégager d'un donné quelconque sa beauté implicite et inapparente. 11 faudrait à nouveau une étude. spéciale de la subjectivité et de J'objectiv ité de l'expérience poétique de la beauté pour élucider ce point.

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. 1' tenté I' esthétique contemporaine (di te t ainst que a

plus conere • .b t . en mettre en relief les diverses faces, ·f· ) ontrt ueron a

scientt tque • c . . de ces recherches et la multitude des hypo~ . I' . t t de dtsperston I d . mats e a . f 1. es pour en unifier les résu tats eno~

dictotres ormu e thèses contra d 1 ' nétration. Nous devons, semble~t~il, en

1.. ffsance e eur pe . tent msu t d 1' ·cart beaucoup trop grand encore, qm

. . I cause ans e ' . . . decouvrtr a . h . de 1' art et r esthétique sCienttftque, et

. t e la me tap ystque . . 'b'l ' . extste en r . d 1. ar l'autre. Joignons~y ltmposst ttte

- h l'unificatwn e une p d empec e . d l' art qui en épuise le conten u. Le cas e d' ·d'f ' r une setence e . e t te 11 .1 - celui de la morale: la connatssance . . ctement para e e a )'art est tel exa d . . sa pratique et l' acuité de la vertu de

b' t subor onnee a . du ten es . f' . t plus loin que toute dissertation métaphystque

d eva m tntmen h ' . pru ene re de 1' acte mor al. Une casuistique ou une p enomeno~ sur Ia str~~tu . tion artistique comblerent certainement nombre de logie de l msptra 1' t' xhaustive de I' art et en particulier de

is une exp tea ton e • lacunes, ma . d '. .1.bre tel entre Jes connaissances

. . suppose un etat eqm t la. po~t:i ue, hénoménologique, scientifique, critique,. que neus roetap y q ~ t la pratique ou tout au moins Ie gout, que son

ouvons en avOir, e ' t p h . t serait une véritable réussite. Neus ne pensons pas tou e~ ~~isev:~~e:xiste une antinomie insoluble entre l'ab.str~it et Ie co~cr~t

q I' de la poésie et ses conditions d extstence. 11 s agtt ou entre essence . . h ·

. . . peur la résoudre une intuitwn metap ystque de fatre mtervemr. ' hé~ épaulée par une intuition poétique, vécu.es -t~utes_ deux co;.me r nomènes de conscience directeurs, et réferees a leur o. jet. une

tt ·gnant des structures intelligibles, l'autre les procimsant avec

a et · · · quement par leur tonalité esthétique pro pre, et se détermmant reetpro r b . t une sorte de va~et~vient oii l'équilibre serait maintenu ~ar o je .. .

Cette longue digression n'était pas inutile. Elle soultgn~ la. dtfft.~ 11 - 't me terroe objecttf, smt

culté de saisir la poésie en e e~meme, sot com . . . comme vie capable de produire ce terme. La poes~e mcl.ut une simplicité ou une fusion d ' éléments tellement parf:Ute qu elle : devient rebelle à toute analyse. 11 est bien entendu, d ~u~re ~a-rt, q lè double cas que neus envisageons ici est pris à la ltmt:e. tdeale de sa réalisation, dans ce qu'il est convenu d'appeler la poeste pure ou la métaphysique pure. Que poésie et métaphysique op.posent I_eur simplicité essentielle à une analyse qui se dé~elopperatt paral~ele~ ment à leur efflorescence, je serai assez porte peur ~a part a e~ chercher la raison, au moins partielle, dans ce fait qu elles constt~ tuent toutes deux des dons et, en paussant plus loin encore, ,des participations à !'Esprit de Dieu. Je sais bi en qu' on accusera dor~

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gueil ou de folie imaginaire une telle conception, qu'on aura au préa­lable soigneusement durcie et isolée des réalisations concrètes qui en modifient la ligne. Rien de plus conforme cependant à la vieill doctrine aristotélicienne de !'intellect agent. 11 est clair par ailleurs que sans une profonde et constante humilité Ie métaphysicien et Ie poète ne pourront jamais supporter Ie poids écrasant de pareille délégation. C'est pour ce motif que l'humilité est la véritable voie d' accès au mystère ontologique ( 5) et que la poésie ne nous semble jamais plus proche ·de son type pur que là ou elle se dissimule à

elle~même et s'essore spontanément, dans une ingénuité puérile qui transcende infiniment les fausses macérations de l'orgueil et les brutales explosions de la présomption. J'irai même jusqu'à soutenir que tout homme nait métaphysicien et poète, mais que les contrainte sociales, et plus eneare un certain goût multiforme et dépravé pour la matière, conséquence de notre composition ontologique, son capables de provoquer une véritable cécité métaphysique ou poéti­que. Enfin. il est extrêmement remarquable que métaphysique et poésie tendent sans cesse à se tran1:ïmuer en valeurs religieuses. Pre­nons par exemple trois doctrines aussi distinctes que possible les unes des autres : Ie thomisme, l'idéalisme de M. Brunschvicg et Ie matérialisme marxiste ; chacune tend, selon des lignes diverses, à des degrés différents, et en vertu de conceptions distin~tes de la nature, vers des exigences proprement religieuses. Que leur con­trainte soit effective ou non, que leur valeur de vérité soit authenti­que ou non, peu importe ici. I1 nous suffit de constater un fait, et un fait indépendant de toute influence chrétienne, du moins en son origine la plus lointaine, puisqu'un système aussi fortement rationnel que celui du « païen » Aristote débo'uche, lui aussi, à son t~rme, sur un état de contemplation de l'univers analogue à la vision divine. De même, ii est incontestable que les grands poètes ont aspiré à une religion : c'est ce qui trace une différence de classe entre un Musset et un Vigny, une Mallarmé et un Rimbaud, un Valéry et un Claudel, par exemple; c'est aussi pourquoi une société imbibée de rationalisme et centrée sur une conception résolument amétaphy­sique de l'homme et du monde, s'est avérée et s'avérera toujours, à

chaque moment de l'histoire, incapable de produire un seul poète. Somme toute, ce qui caractérise en commun métaphysique et

poésie, c'est la simplicité fondamentale et strictement spirituelle de

(5) Comme J'a montré admirablement M . Gabriel MarceL

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de connaissance simplicité indéfinissable parce qu'en leur processus ' . . . d

11 t ende tout I' ordre conceptuel et qu elle detient ans

un sens e e ranse . . . . . . . . h ' t' e de son intUitiOn un objet transgenenque et

l'umte synt e tqu . . ·j . . . · 1 11 y a là une intelligibilité par exces qu 1 est tmposst~

transmatene · · 1' • . · r par Ie seul souvenir : en métaphystque, etre en ble de recupere . . .

· perfection analogique ; en poeste, Ie poeme (au sens sa souverame . . . d l' .

I . du mot) ou la vertu fabricatnce et creatnce e espnt

étymo ogtque . 1 .. . - sa pure dénomination intrinsèque, a travers tmage. est passee, en I

1 substance poétique d'une reuvre est en que que sorte en sorte que a . au delà de ['reuvre elle~même, dans ce que, faute de nueux, nous

appellerons sa résonance ( 6) · . . . . . La simplicité de l'expérience poétique m~lu~. un~ . dtrec:!On qu_t,

·· 'der partiellement avec celle que SUlt 1 mtU!tiOn metaphyst-pour como . . . . . . .

· est pas moins divergente. L tntUitiOn metaphystque porte que, n en . . ...

l'·t J·e ne dis pas en sa fonctère objectivtte ( car nous sommes sur ere, . .

· · · mon sens au delà de l'opposition du sujet et de 1 objet, en un tci, a • domaine ou s · effectue une véritable osmose spirituelle). ma is en sa foncière indépendance, quant à sa structure et comme terme inte~­tionnel, de }'esprit qui Ie pense : peut~être (et la chose vaudralt d'être examinée pour elle~même), faudrait~il dire, pour être précis. que Ia pensée métaphysique n'apporte rien à !'être qu'elle appréh~nde c~mme intelligible, et en ce sens il y a objectivité métaphystque, mais qu'elle se trouve, en vertu de son immatérialité, sur le mëme plan que lui, si bien que tout intervalle entre sujet et objet s~ t~o~ve comblé, et à ce niveau, objectif et subjectif perdent leurs stgmftca­tions. L'intuition constructive du poème, elie aussi, ne supporte pas la dénivellation entre sujet et objet, mais en outre elle passe tout entière du cöté du poème qu'elle élabore et Ie fait exister en lui apportant tout ce qui Ie constitue. En d'autres mots, la connaissance métaphysique est, en sa stricte signification, une intuition, ou du moins elle se résout taujours en une intuition, taudis que l'activité poétique n'est que très improprement une intuition. Le poème se construit aux dépens de la substance même du poète, comme un fruit se noue aux dépens de l'arbre, et s'il est vrai de dire que toute intui~ tion porte sur un terme autre que soi, il faut que l'intuition poétique soit subséquente à la construction poétique ou s' élabore en même temps qu'elle . Celie-ei en effet s'effectue essenhellement par voie de causalité, tandis que la connaissance métaphysique se

(6) Ce qui récupère, c'est ce que nous appelons « habitus ».

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développe sur un plan qui n 'admet la causalité qu 'à titre antécédent, comme dégagement préalable de !'être investi dans Ie sensible. La connaissance métaphysique, en tant que connaissance, ne comporte pas de causalité : l'objet est devenu Ie sujet. C'est pourquoi l'obscu­rité de la métaphysique est différente de celle qui affecte Ia poésiE~: dans un cas, nous nous trouvons devant l'universelle lumière de !'être qui déborde et submerge Ia perception, dans l'autre, en face d'un certain quid qui se pose comme terme de contemplation à la suite d 'une production et qui en subit les limites. Cette production, en effet, résulte d 'un trava il de !'esprit qui est à lui-même sa propre fin et qui s ' effectue par des images ( ce mot étant pris dans sa plus vaste extension) dont Ie röle, particulier à !'art - i! n 'existe pas d 'art abstrait: I'expressionnisme cérébral. comme tel, n'a aucune valeur esthétique - est de cana liser la fécondité de !'esprit et de provoquer, par Ie resserrement qu 'elles imposent, son explosion sou­daine et rayonnante. Du fait clone que Ia poésie utilise Ie sensible, tout en essayant de l'immatérialiser, l'intuition poétique qui, de soi, vise à l'universalité, comme en témoignent Ie vague et l'indéfini dont elle s'entoure ainsi que Ie prodigieux désir d'un plus eneare qu'elle soulève en nous, se trouve brisée, émiettée, par rapport à sa souree et à son but. D 'ou suivent des différences profancles entre métaphy­sique et poésie.

Celle-ci, bien que familière, étonne ; celle-là, bien que commençant par eet étonnement qui selon Platon est Ie début de toute pensée, familiarise. Une hostilité sourde persiste entre Ie poète et son reu­vre, comme si I' esprit avait peine à se reconnaître à travers ses pro­ductions et comme si Ie poème avait trahi I'inspiration qui I'ébranla :· !'image demeure en son opposition à sa souree spirituelle qu'e/le désigne, mais qu'elle est inapte à enclore, et à la beauté immatérielle qu 'elle doit rendre translucide. Tel est Ie drame de la poésie, et en particulier de Ia poésie contemporaine. Tout poème, exactement comme un être vivant, est en état d' équilibre instabie entre ses éléments matériels et ses éléments spirituels. Une tentative de con­stituer une poésie pure, à base expérimentale, aboutirait ainsi à vider Ie poème de sa substance poétique, car [arme et . matière y sont indissolublement unies et le poème, pris comme conglomérat matériet d' images, est simultané à la spiritualité de !' expérience poé­tique. Et pourtant, c'est vers cette autodestruction que s'oriente la poésie moderne parce qu'elle aspire, au sommet d 'une pureté angéli-. que, à ressaisir, en son immédiateté, la forme immatérielle qui con-

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. mme expérience. Nous en arrivons ainsi à une stitue Ie poeroe co . • · 1

l . 't d Ia poésie au delà de laquelle tl n y auratt p us sorte de tmt e e 1 f 1' R" b d

f . - · du silence ou la torpeur de a o te : tm au ou

rien que la reneste . h Ou encore Ie suïcide et la mort.

Ntetzsc e. 1 · · d l' · .. . . cela d'une aspiration à a satste e aura tmma-Qu tl s agtsse en 1' .

. 1 pe en la prolongeant, la matérialité de tmage, térielle qUI enve op ' . · ·

. en apporter la preuve concrete, mstituer une il faudratt, pour - d J

. . de la oésie qui déborderait Ie cadre de cette etu e. e me cntique P 1. - · ( h - · I · ue) · 1 ment d 'en appeler à expenence p enomeno ogtq oo~~~pe 1

hacun de la poésie ( comme auteur on comme ec-que nous avons c , - . d '

) N avons J'immédiate certitude de 1 apprehenswn un teur ous 1

d 'z· d 1 forme sensible du poème, qui se manifeste comme te au- e a e a 1 ·

I t h rs de !'image et en s'accordant avec une postu at10n en exp osan o ' . . . d

- · t obscure de notre esprit. Mats tl seralt dangereux e mysteneuse e , . . f d · · )'e'motion poétique avec I apercept10n totale du poeme con on re tct • . . . . d - 1' · terpe'nétration du matériel et de ltmmatenel, et u basee sur tn .

jaillissement de ce dernier. L'au-delà du poème est en dep_endance du contenant et du contenu qu'il prolonge. Il_ ~ a perceptiOn syn~

h ·t· d'un ensemble unifié qui doit son umte au flux causal qw t e tque . . "f ·1 t 1" l te Le Poète qui crée en a Ie sentiment tres vt : 1 es te e suppor . ,

· e au moment de la création, il s'y déverse en 1 enfantant au poem . . d la j'oie et la souffrance. Or cette unité ne peut provemr m de

ans . d 1' b . (I 1•· élément kaléidoscopique par excellence, m e o jet e

tmage, . . . . 1' b · sujet) dont l'unité propre est précisément denvee, .~u:sque . o jet n' existe que par Ie poème. Elle a son origine dans l tdee factt~e ~~ poème, comme 1' arbre est dans la semence. Mais, à nouveau, 1 umte de l'idée tient à l'unité de !'esprit qui l'exprime de soi, comme I'attl~ste la densité de l'expérience poétique ou Ie poème fait corps avec l'expérience de la fécondité de !'esprit. L'esprit se reconnait clone dans son reuvre et dans sa résonance, lui et tout ce qui lui est apparenté, mais sans s'y vair. L'au-delà du poème ne dénote, à lui seul, que sa vibration : il est à la fois reflux vers la souree et élan vers la beauté, mais à travers les plans entrecroisés de !'image quï Ie capte et lui cOnfère une individualité diffuse, contractant de la sorte son universalité latente. L'reuvre elle-même individualise à

son tour, et d 'une façon étroite, au moyen de ses éléments matériels nécessaires. Aussi Ie mouvement en profendeur de la poésie, qui est de saisir la spontanéité créatrice de 1' esprit et sa puissance de déga­gement du beau , ou d'en manifester simplement la pureté, aboutit-il, sous la pression de sa dialectique immanente, à produire une reuvre:

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qui en détermine infailliblement la vision d 'après les limites même de la structure matérielle du poème. S'il veut s'essorer plus loin, risque d'anéantir cette structure, et, du même coup, l'acte créateu qui lui permettait de s'appréhender. Le poème (et toute ceuvre d'art doit de la sorte étonner. Il éveille en nous les farces de la créatio soit en les laissant en un état de vague qui irrite notre besoin d'in telligibilité, soit en les réinsérant dans la matière du poème qui 1 traduit et les rend autres qu'elles ne sont. A l'élan vers l'universali de la beauté luisant dans l'être, il substitue une concupiscence fra mentée qui donne la nostalgie : aucune ceuvre n' est belle en reg ar de eet insatiable désir de la beauté que nous portons en nous, ma· c'est déjà une immense joie d'en épouser le rythme et Ie frémiss ment.

Différente est 1' attitude du métaphysicien. Une fois parvenu, l'aide de l'abstraction, à l'intuition formelle de l'être ou l'obje coïncide avec Ie sujet, après avoir dépassé l'étonnante diversité d l'univers sensible, il possède le privilège de contempler l'univers dan sa texture intelligible. L'être lui est donné, et tout son effort es d'aller de l'intelligible pour lui à l'intelligible en soi ou l'univers restitué, s · explique à la fois dans sa relation à 1' univers abstrait d la science et à l'univers concret de la sensation. Les choses et 1 connaissance des choses lui deviennent ainsi familières, car il e tient Ie principe. Non seulement il en tient Ie principe intelligible maïs le mystère même : Ie mystère de l'être étant principe d'intelli gibilité. C'est le respect même du mystère ou de !'analogie polyva lente de l'être qui lui donne cette cognitio cer.ta per eausas qui es la science en son type pur. L'être 1., déborde, maïs il participe cl l'être et s'insère en sa multiformité. C'est pourquoi Ie métaphysicie procède souvent par affirmations qui peuvent paraître massives et brutales au x gens non avertis ( ou trap bien avertis). Comme le poète, il a un sixième sens : celui de l'intime parenté de toutes choses, et il les traite comme telles, en amies que rien ne doit offus­quer. Les choses sont, et elles sont telles. Qu'en peut-il? Un ami s permet des privautés interdites à un étranger. Il dogmatise, sourira­t-on . Bien sûr: comme l'homme normal dogmatise sur les couleurs pour l'aveugle. Toute métaphysique est à base d'affirmation simpte.

Je crois que nous en arrivons eneare ici à une autre opposition (Je terme est peut-être trop fort) ent.re métaphysique et poésie. La métaphysique est beaucoup plus simple que la poésie. Du fait même que la poésie produit un terme extérieur à l'agent et qu

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. est simultané à 1' expérience poétique, la poesie com-le poe~e . nt un mode d'expression différent de celui de la

orte necessatreme . . _ p . N nous laissons point abuser tct par des re"sem-métaphysique. e , . t d

. . 'taphysique et poésie s expnment tau es eux blances facttces . me . . , . d' h

tal parlé ou écrit. Mats tl s agtt autre c ose. dans Ie Jangage men , h . ,

, . tieHement dans Ie poème. La metap ystque nest La poesic est essen L - .

·d t dans les mots dont use Ie métaphysicien. a poes1e que par acct en . 1 ..

d 1 ment - et là encore je trouve une smgu tere ac-indut para oxa e . .

1 ·een son acception biologtque- un flux createur, cointance a vee a vt '.

él - t atériel : !'image au sens large, et ltmage ou forme un emen m 1 d'ff J 'bl t t qu'imprégnée par le flux créateur et e 1 usant. e senst e en an z ·

. f t tenté d'avancer que la poésie procède comme a vre suts ortemen . . . . d'

· d ' 1 tr'que de synthétisation de partles mfmtment tstantes par vore ra ec _

d t L S analogies se pressent si nombreuses dans ma pensee que u tou. e , . . · f - de me limiter D 'abord si 1 on entend par dmlecttque je suts orce · ' . d.

. hegelien ( trop artificiel) de résolut10n des contra tc-mams au sens , _ . · d l'unité d'une catégorie supérieure, qu au sens de creat10n

totres ans 1 . 1. · - t' · ]] d'un terme en son unité spirituelle à partir de sa mu ttp tclte ma ene e

d f ·t ·1 faut convenir que la nature et !'art consistent dans une syn-e at, 1 D ·

thèse irréductible à l'addition de leurs composants. ans un poemc

1 }a fusion des formes sensibles constitue une véritable que conque, . orgànisation distincte de ces éléments : si je campose un poeme. ·' rçois une suite d'images dont l'intentionalité propre et souvent Jape 1' · f ]T d . rgente est sublimée et assumée radicalement par mten 10na t e

IVC d r · du poème ]ui-même. IJ y a là un processus dialectique e t~age ( matérielle) qui la transforme de fond en comb_Je . et comm~mque aux parties empruntées au dehors par Ie poète ( qm nest pas c:e~teur a nihilo) une nouveauté et une hétérogénéité absolues. La poeste est clone lestée de matière, maïs elle l'organise et y fait rayonner l'imma­té.rialité de 1' esprit créateur. La métaphysique, au contraire, ne procède pas, comme telle, par voie dialectique : elle abstrait de toute matière et s'évade du multiple comme de l'un, elle ne synthétise pas un donné pluriforme; loin d'apporter, elle retranche, de telle sorte que !'esprit se trouve de plain pied avec ce qui lui est homogène et se hisse à la hauteur de !'être. Bref, la simplicité de la métaphysique est une simplicité pure et simple ; celle de la poésie doit passer par Ie circuit du sensible qu'elle transforme, et qui la transforme en la grevant d 'une référence latente au multiple. La poésie consiste clone dans un acte simple qui traverse Ie poème, la métaphysique dans un acte simple, sans plus : si chacune de nos démarches est en un sens

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prègnante de métaphysique, si le sens commun dans sa naïveté bonhomme et fruste est I'état inchoatif de la métaphysique, voyons~

y la cause dans la simplicité toute immatérielle d'un esprit qui s'ex~ hausse naturellement au niveau de l'être.

Ensuite, la dialectique implique création. ( J' avouerai, pour ma part, que cette ambition - très légitime - de la dialectique n'a sa place que dans la poésie). Toute philosophie dialectique est soulevée par la poésie : d' ou I' attrait qu' elle suscite et 1' abîme qui la guette, car la dialectique est mortelle à la métaphysique qui aspire la plé~ nitude de !'être dans la plénitude de !'esprit. Elle fait Ie vide dans l'être et verse du même coup dans Ie rationalisme qui tue la poésie: la philosophie dialectique comme toute philosophie est, en effet, ordon~ née à la connaissance de ce qu' elle produit spontanément ; elle doit ainsi intellectualiser ou rendre logiques ses créations et absorber en vertu de son élan philosophique ce qu'elle émet en vertu de son élan poétique. Toute dialectique a Ie sort d'Ugolin et se détruit intérieu~ rement. Or la poésie est l'expérience d'un acte créateur se suffisant à lui~même dans 1' ordre de la création. Répétons ce truïsme éclairant qu 'il n'y a pas poésie sans poème. Sans doute, avancer11~

t~on que Ie concept, fruit de !'esprit, doit taujours monnayer l'intui~ tion. Maïs qui ne voit que ce rapprochement est superficiel? L'ordre conceptuel est productivité de !'esprit, maïs l'être, comme tel. en est indépendant. Tout Ie laborieux agencement d'idées qu.' édifie l'intelligence soulevée par la vision de !'être en son dé~ ploierneut analogique, est fonction de l'être lui~même ; il est Ie signe de la relation de la pensée à l'être ; sous~tendu par l'intuition, il est traversé intérieurement par Ie regard de l'esprit qui atteint ainsi !'être et non ses conceptions de !'être. Celles~ci ne sont qu'un réseau de relations qui resaisissent l'intuition, la moreelient en la rendant intelligible, maïs qui sont à leur tour unifiées par l'intuition fonda-­mentale. La connaissance métaphysique implique, comme tout acte de 1' esprit, une création de concepts, mais elle va au del à de cette création. Le rythme de la métaphysique va ainsi de la récupération de l'intuition par Ie concept à la négation du concept par l'intuition, et inversement: essentiellement bipolaire, il se résout dans une affirmation qui s'enrichit sans cesse de ce qu'elle prête à la pensée. en dissolvant les parais des concepts, leurs limites, leur ordre interre~ lationnel et leur élaboration technique.. Or dans la poésie. c'est la productivité même de l'esprit qui est affirmée et qui doit être affirmée : 1' acte de la création poétique se termine dans Ie

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poème et se pose comme acte en lui. Si j' en arrive à nier eet te pro~ ductivité pour passer à une affirmation transcendentale de son rapport à un terme x saisi par intuition, je nie Ie poème, et en même temps l'expérience poétique de l'x, indissolublement conjointe au poème. La poésie est par nature instable. Ou bien, elle se confine dans l'reuvre à faire et court un double risque inévitable : elle est attirée par la matérialité du symbole, I' enjolive, le taille à facettes . et y emprisonne son élan ; de plus, elle fragmente son intuition, tombe dans le pluralisme des valeurs poétiques et ne nous présente que des morceaux ruisselauts de lumière de cette universelle beauté des choses vers laquelle se portent nos sens et notre intelligence. (Soit dit en passant, c'est pour ce motif qu'un long poème est le plus souvent un poème manqué : plus l'reuvre est vaste, plus se dilate l'appétit de la beauté qui consume Ie creur du poète, plus les images qui particularisent et individualisent la fécondité de 1' esprit, tendent à se diluer, à se perdre comme images et à être remplacées par le travail de la raison qui, subrepticement, départicularise et désindi~ vidualise la vision poétique, pour I'étendre et l'universaliser) . Ou bien pressentant que la véritable substance du poème est au~delà du pöème, dans cette universelle participation des « choses » belles à la Beauté transcendentale, elle tente de se désincamer, d'abolir les images qui la lient à la terre, soit au rnayen d 'une giration qui les ploie, les fond les unes dans les autres, soit par des chocs répétés qui les émiettent, soit encore en recourant à une austérité qui les exténue. Elle monte vers sa cime, vers ce lieu immatériel, ou dans « la plaine de vérité » viennent converger poésie, métaphysique et mystique. Or plus la poésie se désincarne, plus 1' expérience poétique tend à se saisir en dehors du poème, plus la productivité de l'esprit se tarit et se déssèche. La poésie s'est extravasée.

Je crois qu'il faut chercher la cause de cette impuissance de la poésie à la fois dans la structure de la poésie et dans les conditions métaphysiquell de son objet. La poésie est fondion de l'homme tout entier, corps et äme. Je ne serais pas même loin d'avancer qu'elle est lil fonction humaine par excellence. La métaphysique est, au contraire, reuvre de l'intelligence pure; en ce sens elle est suprahu~ maine, elle aspire à un état d'immatérialité tell.e que I'équilibre de J'homme s'en trouve, en fait, compromis et qu'elle verse dans ces grandes régions célestes ou röde la mort du corps. La poésie, ainsi que les Anciens 1' ont admirablement souligné, se ti ent dans la ligne du Faire: elle est création. Le poiéin qui la constitue n'est pas

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complet: c'est sur des matériaux (quelconques, mais donnés jus~ qu'en leur racine sensible) qu'il travaille: il les disjoint, les fu~ sionne, les presse, les distend à l'infini pour y faire irradier l'acte créateur de l'esprit, mais il ne les fait pas passer du néant à !'être. Et c'est peut~être parce que la poésie est création qu'elle utilise l'image concrète à titre d'instrument nécessaire de son pouvoir : !'image est en effet à la fois Ie donné Ie plus immédiat en dessous duquel rien n'existe que l'objet non perçu, et Ie résultat d'un acte embryonnaire de création de 1' ob jet (en tant que totalité perçue) · Si la poésie manifeste la fécondité de !'esprit, elle en trace en même temps les limites précises et inexpugnables. D'autre part, le beau auquel la poésie est connaturalisée, est un transeendental comme !'être et Ie bien. L'être est objet de l'intelligence, Ie bien l'objet de la volonté. La table classique des transcendentaux comprend eneare 1' unum, 1' aliquid, Ie verum, qui r.éalisent, de façons notionnellement distinctes, la perfection de l'être, et qui relèvent, à des titres divers , de l'intelligence et de la volonté. Le beau métaphysique qui im~ prègne toutes les formes de l'art et toutes les formes de la nature selon sa loi interne d'analogie, n'est pas intégralement saisi par l'intelligence ou Ie vouloir, même associés. Je ne puis indiquer ici qu'en quelques mots la solution que je proposerais de cette grave difficulté. Tous les transcendentaux sont dégagés par cette extrême pointe de l'intelligence et de la volonté que nous appelons, faute de mieux, intuition. Maïs tandis que l'intuition de l'être peut être récu~ pérée par un processus d'intégration et de désintégration concep­tuelles, tel que celui que nous avons décrit plus haut, l'intuition du beau est y foncièrement rebelle. Nous devons tenir compte ici des conditions concrètes et humaines de J'accès à la saisie des perfecti­ons transcendentales. Or la perception de la beauté poétique ( comme celle de la beauté artistique en général) est taujours coincée dans une reuvre limitée par la matière. IJ en est du beau comme du bien : ce dernier n'est saisi comme analogique que par l'intelligence qui en dématérialise les réalisations ou par une volonté si profondé~ ment rectifiée vis~à~vis de sa fin qu'elle se trouve dégagée complè~ tement du sensible. Je crois qu'un tel cas ne se découvre que dans la sainteté : Ie fait que l'intelligence a Ie primat sur Ie vouloir, et les impédiments - conséquences de la chute originelle - qui dressen't sans cesse devant la volonté des biens sensibles à poursuivre et dont la possession 1' emprisonne, rendent une morale naturelle impossible en fait. S'il est vrai qu'une science pratique du bien ne peut se

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constituer qu'à travers un ordre hiérarchique de finalités libres, c'est précisément cette hiërarchie et cette liberté qu'il s'agit d'apprécier. Or camment pourrons~nous Ie faire si la volonté peut se satisfaire du sensible? De même ( du rnains sous ce rapport) l'activité poétique qui n'est pas intégralement créatrice du poème, doit tenir compte de cette condition de fait : la présence de données qui sont de simples analogues du beau, et qui, comme tels, sont particularisées par leur matière. Que la volonté puisse creuser une ouverture sur l'infini du bien et J'art sur l'infini du beau , l'intuition du vouloir ou l'intuition de la poésie n'y suffisent point. IJ faut là intervention, dans la ligne même du vouloir, de confortations que j'affirmerai franchement surnaturelles ( 7). et ici. .. lei, nous nous beurtons à une obscurité quasi impénétrable que seule pourrait dissiper une étude de t ins pi~ ration. Je crois superflu d 'invoquer une surnaturalité à maintenir de J'inspiration poétique. Elle s'explique, difficilement sans doute car no~s sommes au plus secret de l'äme, mais suffisamment, par la causalité réciproque des sens et de l'intelligence : celle~ci emporte dans son intuition de l'être l'intuition du beau; l'unité synergique des facultés sensible et intellectuelle la capte et la situe à un niveau intermédiaire entre l'intuition et la sensation qui ne sont ni l'une ni J'autre poétiques, c' est~à~dire capables de créer leur ob jet ; eet te unité et l'inspiration ne sont sans doute pas totalement équivalentes, mais j'estime qu'elles sont toujours liées : un simple coup d'reil sur la phénoménologie des états poétiques suffirait, je pense, à l'établir; l'inspiration consisterait ainsi en ce don de l'intuition du beau (en~ globée dans celle de 1' être) effectué par l'intelligence pure au conglomérat de nos facultés ( 8).

Que maintenant l'intuition poétique aille plus loin et atteigne en fait un plus, je ne pense pas qu'elle le puisse à elle seule.

Ce n 'est qu'en apparence que nous nous sommes éloignés de notre

(7) Signalens que la moralité résulte (concrètement et abstraitement) d'une causalité réciproque de la volonté et de l'intelligence, et que l'intervention dont nous parions n'affecte, à notre sens, que /a suite du déploiement de cette eau~ salité, l'acte moral, en tant qu'acte dépendant de l'intelligence et du vouloir, restant en lui-même entièrement libre.

Soulignons enfin que la morale naturelle dont nous parions est prise en son sens métaphysique et non sociologique.

(8) IJ y aurait clone une intuition métaphysique sous-jacente à l'intuition poétique. Ceci demanderait à être exploré à part. Souhaltons que Hermès con~ sacre un numéro spécial à I' étude de l'inspiration.

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sujet. L'intuition du beau ne peut pas être récupérée comme telle en sa foncière analogie, parce que l'intervention du sensible et de la faculté sensible est essenbelle au poème humain. Au contraire, dans la métaphysique, Ie sensible et la faculté sensible ne jouent qu'un röle (nécessaire, il est vrai) d 'antécédents. La métaphysique est entièrement dans l'immatériel. Pour ce motif. elle saisit !'analogie de !'être et sa polyvalence. Le sensible est ainsi transposé de son état concret ou objet de sensation illimite l'être, à un état de surabstrac­tion ou il est pensé comme intermédiaire entre !'être et Ie non-être. Je n 'ai pas à défendre la valeur de cette solution. Qu'il me suffisede

dire que seule l'ihtuition de l'être me paraît analogique, à l'encontre de l'intuition du beau et de celle du bien qui, dans leur ligne de réalisation humaine, sont vouées à se particulariser.

Je m'excuse de ne pouvoir extraire de ces réflexions des conclu­sions cohérentes. Le sujet que j'ai abordé a trop d'ampleur. A ceux que Ie caractère technique de mon étude n'aura point rebutés, il apparaitra cependant qu'entre métaphysique et poésie la seule com­mune mesure est une Réalité qui, à la fois Pensée de la Pensée et Créateur, est !'exemplaire suréminent du métaphysicien et du poéte. L'homme peut être métaphysicien et poète ; il peut y avoir des con­nexions entre métaphysique et poésie, mais poésie et métaphysique ne se confondent pas.

Il me reste à signaler l'importance que la vision poétique de I'être peut avoir pour Ie métaphysicien. Sans parler de l'utilisation par Ia métaphysique de la technique de Ia poésie de façon ·à pénétrer plus avant dans l'épaisseur de la lumière ontologique et lui en ravir quelques rayons , il faut souligoer la vigueur avec laquelle toute poésie tend à retrouver dans l'univers Ie dynamisme mystérieux de sa création. Le panthéisme que la poésie cultive si volontiers, tantöt puérilement, tantöt de manière grandiose, n'a pas d'autre origine: Ie poète retrouve dans les êtres la trace indélébile de l'Etre qui les a fait jaillir du néant. Il en est de même du symbolisme : les corres- . pondances qui se nouent à l'infini entre les choses annoncent pour la poésie je ne sais quel vaste et sublime domaine ou les choses seraient transposées, épurées, immatérialisées dans un ordre supra­relationnel, révélateur de leur unité fondamentale et de l'idée divine de l'Univers créé. Si déviés que soient ce symbolisme et ce panthéis­me du Nisus métaphysique qui leur a donné naissance, si pétris qu'ils soient d'imagination, ils dénotent l'assurance obscure et tenace qui traverse toute ceuvre poétique de l'existence d'une com-

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munaut~ universelle entre les êtres, prélude et inchoation de l'analo­gie de 1' être. Le terme ~< assurance » est peut-être inexact : il y a la plus qu une assurance, Jl y a une affirmation La p · · ff · oes1e en e et est de fond en comble réaliste : elle opte pour rexistence p /' .. , . . . . ar experzen-ce qu elle nous hvre de 1 ex1stence saisie en son extre-me · t pom e, en sa

' réalité communautaire, au moyen d 'une explorat · d" . . . . 1on spora 1que, amethod1que et ~n~en~e .. ~lle rejoint la voie royale de l'ontologie. Sans doute sera1t- 1~ dJffiole de développer le potentiel intelligible de son c~n.tenu. M.a1s c~tte réserve ne vise en somme que la pellicule de la poesJe : son maptJtude au x idées. 11 r.este q11 e la · · t · · . poeste emo·t-gne en faveur de !'esprit et en faveur de l'êtJ·e. Une telle attestation ~~r Je fait même qu'elle constitue une épreuve de !'esprit et d~ 1 etre sur. laquelle aucune négation ne peut mordre, apporte à la métaphysique un appui d'autant plus précieux qu 'i] est désintéressé.

Marcel DE CORTE. U niv.ersité de Liége

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LA POBSIE OU FEU

< In jeder ewe Ist nur ein gott und einer nur sein künder :t.

STEPAN GEORGE.

1. Si certains amis de la poésie s 'appliquent à la faire sortir de l'ombre confuse ou elle prit naissance, pour l'élever à la conscience et la décrire à la lumière de la pensée discursive ; d'autres, au con~ traire, la veulent restituer davantage aux ténèbres les plus propices

aux révélations premières. Pour les uns la poésie relève d'une quelconque préoccupation lit~

téraire, tandis que pour les autres elle est expérience qui engage l'être tout entier et l'entraîne dans les enchaînements de la Trans~ cendance.

Aussi n'est ce .qu'en fondion d'une conception métaphysique de la poésie qu'il nous sera encore possible de croire en son pouvoir.

C'est ainsi que la poésie relèvera pour nous essentieHement de la volonté de transsubstantiation, Ie monde devenant symbole et mythe. Par l'enchantement de la poésie Ie monde se soustrait alors à l'immédiat et se mythologise pour participer, par connaturalité, à

1' essence de l'incréé, voire même de 1' incréable ... Maïs Ie poète, en tant que transsubstantiateur, veut encore ce

monde à son image ( 1) et l'anime d 'un devenir particulier qui Ie situe au~delà de toute intuition métaphysique pour l'impliquer dans Ie fait de la magie. Chacun de ses gestes devient une incantation, ses paroles deviennent message initiatique et du fond de son être il appelle la sagesse, afin de donner à son poème un sens et un rythme qui puissent coïncider avec la voix du Destin qui ordonne Ie devenir

de toutes choses.

( 1) « Le monde est à 1' orgine tel que je Ie veux, disalt Novalis, le monde ori~ glnellement possède la facultè d'ëtre animé par moi >.

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11. Nous refusant à faire relever la poésie aussi bien de la pensée conceptuelle, ou de la sensation, que de l'affabulation, nous !'intro~ duirons dans 1' acte, dans 1' être.

Pour atteindre à la poésie, Ie poète devra se dépouiller de son propre rooi. perdre conscience de l'un, du singulier, et «se retirer graduellement du monde phénoménal, comme dirait Goe.the vieillard. se retirer, individu vainqueur, dans le Dieu, comme dit Nietzsche jeune » ( 2).. t

Ce Jangage quelque peu métaphorique tente de nous donner un aperçu du !ent processus de dépersonnalisation par lequel passe Je poète pour atteindre au « supra~personnel » car, comme I' a égale~ ment dit Nietzsche, « les poètes et les voyants ... tienne.nt à ne pas campter comme individus, à être simplement des porte~paroles » ( 3)

La poésie, pourrait~on dire, est un phénomène de conscience col~ lective que Ie poète à pour mission de révéler aux hommes. Nombre d'imprudents veulent s 'attaquer à cette täche, mais les pauvres fruits de leurs efforts nous démontrent à suffisance que l'reuvre de poésie n 'est dévolue qu'à de très rares élus. à ceux qui ont pu se refuser aux sollicitations de leur moi et aux vaines tentations de la littér~ ture. Très rares sont ceux qui ont pour mission d'intercéder entre le Dieu et les hommes par les voies de la poésie et très rares sont ceux qui pourront établir Ie passage de l'un à l'autre en accomplissant Ie grand miracle dont nous entretient tout l'reuvre de Stefan George : «die Vergottung des Leibes und die Verleibung des 'Gottes ».

Cette « divinisation » du corps, n 'est point expérience psychologi~ que, ni simple union d 'amour du corps avec Ie Oieu, mais acte de mythologisation sur Ie plan de l'absolu et de même, cette « corpori~ sation » ne peut s'entendre à son tour comme démarche physiolo~ gique, car la notion du corps s'accompagne ici d'une révélation transeendante de son essence réelle. ( 4) .

I! nous faudrait évoquer la participation de l'Eros antique, en tant que dieu de l'äme, en tant que médiateur, à la formation du

(2) E. Bertram : NIETZSCHE. Comme Ie lecteur pourra s'en rendre compte, certalns fragments de notre étude se trouvent en coneerdance étrolte avec Ie sens de cette ce d I' · 11 . uvre e essay1ste a emand. Nous Ie renvoyons également à notre étude « Frgure Symbolique » (Hermès IV- première serie).

(3) Nietzsche: LA VOLONTE DE PUISSANCE. (4) Cf. Fr. Gundolf : GE ORGE : « Das Fleisch musz Wort werden, nous dit

éga~ement Ie disciple de George, und nicht blosz Klang oder Form, und jeder Flersch musz ein eigenes W ort finden >.

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poète. Qu'il nous suffise pour l'instant de dire à la lumière de ce qui précède que si la poésie peut être l'objet de la métaphysique, elle la dépasse , de même que Oieu la dépasse .. . L 'activité poétique n'impli~ que point la « sagesse » métaphysique, même si cette sagesse relève d'un appétit d'être et, si la poésie participe au sensible, tout comme à l'intuition métaphysique : elle les transfigure et les transporte vers Ie monde des mystères révélés.

La confrontation de la réalité métaphysique et de la réalité poé~

tique nous apprendra combien misérable est toute métaphysique en regard de la pure lumière qu'est la poésie; la métaphysique s'attarde encore aux imperfections de l'intellection, tandis que la poésie, libre de toute dépendance, manifeste 1' être en~soi , au~delà de tout mode intellectif. par les voies d 'une connaturalisation du poète à l'essence de l'absolu. C'est à ce point que la poésie s 'apparente à la contem~

plation infuse ( 5) .

lil. Très rares , disions~nous , sont ceux qui ont pour mission d 'intercéder entre Ie Oieu et les hommes par la voie de la poésit> :

< In jeder ewe I st nur ein gott und einer nur sein künder ».

et c'est à peine si en l'espace de quelques siècles nous pouvons en citer quelques~uns. Goethe, Novalis, Hoelderlin, Nietzsche, George sont sans doute parmi ceux qui nous sont les plus chers et parmi les vivants il n 'y a guère qu'un Milosz, qu'un Patrice de la Tour du Pin . ..

(5) Nous faisons ici évidemment abstraction de !'antinomie entre la «suprême postu/ation de /'essence prise en soi ct transcendantalement, comme dit Maritaln, et les conditions d'existence appelées par cette même conditions d'existence, selon qu'elle est réalisée ici-bas ».

Pour reprendre la pensée de Maritain, nous dirons eneare que nous usurpons pour la poésie « /' aséité de Die u » :

« Orgueil ici, magnanimité là, qui visent tous deux l'impossible, ou de la folie ou de l'héroïsme, dira-t-iL Mom ent aveuglant oû l'extrème péché et /'extrème vertu se frölent et se mèlent, chacun da ns cette confusion allant vers son lieu, le faible à la présomption oû il s'abime, le fo rt à la vertu CIÛ il grandit ». (FRON­TIERES DE LA POESIE).

Nous savons bien que la poésie connait les « sècheresses » et que bien souvent Ie poème se trouv e en-deça de l'acte oû il prit naissance, qu'il es t trop souvent une .amère désillusion, tout enchainé qu'il est aux exig ences de la matière dont il tend cependant à vouloi r être la négaton ; mais nous pa rions ici de la poésie in abstracta, telle qu' elle es t en son essence profonde.

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La récente apparition de ce dernier poète aura été pour bien des amis de la poésie comme un évènement lourd de sens pour l'avenir de la poésie française.

Tel un personnage de légende, il s 'avance vers nous à travers «LA QUETE DE JOIE », ce « Livre royal » dans lequel il an~ norree tout ce que nous pouvons attendre de lui et de ceux qui Ie suivront et s 'abandonneront à lui :

« Si vous m'avez choisi par votre intelligence S erai-je celui-là qu'on a tant attendu

Pendant des siécles et des siècles de silence ? »

pourra~t~i1 se demander et avec Camille Bégué nous lui répondrons qu 'il ~ s'est engagé dans la voie qu'empruntèrent les maîtres avant Ie bouleve.rsement de la Renaissance. Quïl nen-oue avec une lignée intellectuelle aujourd'hui si po[[uée qu'elle n'existe plus ». (6).

A l'instar des vieux bardes de sa race, il semble né des brumes d'un paysage de légende, lourd de toutes les épousailles de terre et d 'eau.

« Le silence et Ie vent des cieux paludéens, La caresse indécise et trouble de /'amour,

Les grands vols de novembre aux horizons marins »

ont modelé sa figure à leur image et avec

« Tous ceux qui ne sont pas apprivoisés, qui sentent Encor I' acre parfum des marais et des bois »

il est parti pour la grande « Quête » ...

De la longue communion du poète avec la nature des terres cel~ tiques, ainsi qu 'avec la tradition de ses ancêtres est née une poésie particulière qui s'apparente, par certains aspects, à celle d'autres poètes d 'origine celtique, à celle d'un Ossian, d 'un Hersart de Ia Villemarqué ou d'un Yeats, et dont les révélations se trouvent réu~ nies sous Ie signe de la Librairie de Borlonge.

P~trice de la Tour du Pin s 'est effacé derrière les enseignements de 1 Ecole de Tess pour nous offrir les areanes d'une métaphysi~ que, d'une théologie et d'une sagesse béatifiques dont «les médiocres seuls, les domestiqués » nieront l'authentique magnificence.

IV. Myver de Barlonge est sans doute l'auteur supposé du JEU D~ ~EUL, mais qui clone nous affirmera que ce Jeu n'est point Ie fait d une pluralité intérieure ? Patrice de la Tour du Pin ne pour~

(6) A l'aube d 'un Poète, in PATRICE DE LA TOUR OU PIN, Ed!tions <Mirages », Tunis, 1934.

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rait~il pas nous avouer, à l'instar de Nietzsche : « A tout instant la pensée me domine que l'histoire de mes faits et gestes ne m'est pas seulement personnelle, mais que fagis pour beaucoup d'autres en vivant comme je {ais, en me façonnant et m'inven~o.riant : il me semble taujours que je suis une pluralité et qu'à ces plusieurs je tiensdes propos familiers, graves et consolants ». (7).

Pour atteindre à cette pluralité intérieure, Ie poète a certainement passé par une longue ascèse et il pourra chanter à juste titre les ver­tus de

. . . « la discipline de la Quête En cette Ecole ou nous êtions de vrais chercheurs De S agesse, un grand troupeau d' ämes inquiètes »

Tous les persannages de la « QUETE » : Enfants de Septembre, Anges et Chevaliers chemineront par toutes les voies de l'errement humain avant d'atteindre à la Joie qui est sagesse béatifique.

Nous ne les suivrons point dans leur montée vers la lumière, tout comme nous n'invoquerons point la damnation de la plupart d'entre eux, telle qu'elle nous est exposée dans « L'ENPER ». Mais si nous ' jetons un coup d'ceil attentif sur Ie catalogue de la Librairie de Borlonge, nous apprendrons que les deux premiers livres de Patrice de la Tour du Pin ne sont que Ie proème à une ceuvre entièrement vouée au culte de l'éternité :

« Sagesse ! ll faut viser aux choses éternelles ... Retourner vers le temple et ses secrets accords, Ou l'on entend, quand on se penc/1e sur leurs stèles, Si doucement, battre le creur des morts ».

Dès maintenant nous savons quelles sont les contrées que hante notre poète. Une faune et une flore aux aspects aussi étranges qu' inespérés se révèlent à notre émerveillement. Puis il y a Ia connais~

sance du transcendant, telle qu 'elle nous est révélée dans «L' ANGE­LIAIRE» , par exemple, ou !'on peut apprendre que « les Anges sont ces bouffées de spirituel que les vents de migration amènent dans le cceur des hommes ». 11 y a Ie « TRAITE DE LA DILECTION », les « VESTIGES D 'UN ART LITURGIQUE » et tant d'autres fragments relatifs à la Sagesse de l'Ecole de Tess, dont entre autres Ie « PROEME A LA SOMME DE LORENQUIN ». dans lequel nous pouvons lire : « ll y aura un jou.r de Joie parfaite : tout ce qui sera né de la Terre s'envolera, les trai1nées de brouillard avec de ~ongs frémissements, les étoiles avec des périodes de plus en plus

(7) lnédits d'AURORE, cité par Bertram, op. cit.

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Iongues d 'obscu.rité, les tentateurs en répétant le nom prédestiné de « Fauln » : l'Enfee tomber-a dans le Souvenir . .. »

11 y a aussi la morale et la règle de I'Ecole formulées par Laurent de Cayeux et puis encore I'« HISTOIRE DE L'ECOLE DE TESS, dont la pubHeation nous familiarisera un jour avec toute Ia sagesse enseigné dans les dix~sept chaires de connaissance.

V. Pour certains, l'ceuvre de Patrice de la Tour du Pin pourra relever de !'arbitraire et ils diront la bibliographie de la Librairie de Borlonge chose « aussi fantaisiste que pédantesque ». L'on pourra également trouver son « chant souvent fade, pourri de procédés os­sianiques et mystificateu.rs comme les simulations surréalistes ». L'on se contentera peut-être eneere de faire relever sa poétique d'un «romantisme continuellement rose ». aux scories particulièrement évidentes ... Qu 'importe! Pour nous Ia poésie de la Tour du Pin se trouve située dans les parages du grand Feu purificateur dont seuls les prophètes et les rnages connaissent les embrasements.

Et puis, imprégnons~nous de cette citation empruntée au « JEU DU PRECURSEUR IX », pour justifier une fois pour toutes !'es~ poir démesuré que nous avons mis en lui: « Qu.'il ait pris sa spiri~ tualité n'importe oû par dégoût du vulgaire oû par élévation naturelle, qu'il ait converti des ámes en les piègeant par surprise : qu'il n'ait jamais renoncé à être un saint devant les autres, un thème d 'admiration, un ensemble indébnisable d'harmonie, oû l'orgueil devenait néce.ssaire, qu'il ait écrit des psaumes d 'amour, plus par une inspiration d 'écrivain que par une passion d'amoureux , qu 'im~ porte : il a dévié le Jeu vers le Divin ».

VI. « ll nous manquait jusqu'à ce jou.r un Francis Thompson, a écrit justement Armand Guibert ( 8) , cel ui cJ.ont Claudel a su rendre dans notre langue l'appétit de Dieu et le halètement passionné. Le siècle qui sacrifie avec aveuglement aux idales éternelles, la haine, le matérialisme, le plaisir, paraissait impropre à Ie susciter, et peu eneZin à l'accueillir et c'est !'instant oû une voix de poète s'élève du chaos pour .nous ramener dans le chemin de l'Unité ». Ce poète est Patrice de la Tour du Pin et Ie chemin qu'il nous indique est celui de l'amour, non pas l'amour charnel. mais un amour dans lequel se rencantrent toutes les aspirations de l'äme vers son Dieu. Cette

(8) Patrice de la T our du Pin, Poète Mystique, in op. cit, Ed. « Mirages » Tunis, 1934.

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route mène également à la mort, à la mort qui délivre. Mais d'autres étapes sont eneere possibles et toutes nous conduisent vers une montée vertigineuse.

N'insistons point ici sur les aspects ascétiques et mystiques de cette poésie qui empèchera peut~être certaine contrée de l'Europe de mourir ... en la dotant de cette épopée spirituelle qui doit la revivi~ fier après des siècles et des siècles de rationalisme.

« Tous les pays qui n'ont plus de légende S eeont condamnés à moueie de feoid ... »

a dit Patrice de Ja Tour du Pin en tête de sa« QUETE DE JOIE »

et teute sa poétique ne tendra qu' à do ter son pays d'une légende nouvelle née du plus profond de son creur : « Am Anfang aller Sage klingt das H erz ». ( 9)

Ou fond de son creur Je poète a fait couler tous Jes symboles qui sublimisent l'homme et Ie lient aux enchaînements du Destin, du fond de son creur il a fait jaillir la grande souree et autour d'elle s'élèvent les mythes. Il n'a point été condamné, comme tant d'autres, à chanter la plainte de l'angoisse ou de la désespérance, mais il lui a été donné de croire en la toute~puissance du Verbe. C'est ainsi que son Verbe a repeuplé des mendes déserts et qu'il nous a fait entendre le cantique des créations.

De toutes parts les Rois et les Seigneurs se sont réunis auteur de lui pour participer à une étrange fête ; ils ont pris Ie mot « Lies~ se » pour devise, portant aux oriflammes les couleurs rouge et blanc qui sent celles de Galahad qui ramena le Graal. ..

O'ineffables dilections se sont emparées de ces preux, mais de non moindres privations les ont torturés. L'enjeu de leur existence est une Divine Aventure dont les échos ne nous parviennent sans doute que très assourdis, mais dont les appels se retrouvent dans les yeux de tous ceux pour lesquels la poésie n'est pas qu'une vaine démarche, mais une ceuvre du Feu.

Les enchantements du Feu se sent manifestés à travers la poés~e de Patrice de la Tour du Pin par les voies d'indicibles silences e~ des incantations leurdes d'une sagesse dont l'exégèse ne pourrait être que trahison ... Des fulgurations apocalyptiques y rejoignent des visions béatifiques. Puis les imprécations y creusent des gouffres que plus rien ne pourra combler, si ce n'est la grande Soif d'Absol~ dont meurent les meilleurs d'entre les hommes. Aussi la mort a~t~elle

(9) Hans Schwarz : DIE SIEBEN SAGE!'-:. Ver!. Wilh. Gottl. Korn, Breslau.

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fait des ravages dans les rangs de ceux qui sont partis pour la Quête et peut~être que Patrice de la Tour du Pin à son tour ... Maïs en attendant il demeure tout à l'exhaltation et à la Joie. IJ vit la vie des « archétypes », devenant lui~même partie intégrante du Feu. Il em~ brase les parales ; irradie les images et transfigure Jes symboles au point d'en faire des révélations tangibles des absences et des gráces.

Cependant, Patrice de la Tour du Pin connait également toutes Jes misères du froid de l'äme, et les damnations qui se trouvent égrai~ nées tout au long de son ENFER neus disent tous les affres de ce drame. « Il faut abandonner les bmmes du poèmes », affirmera~t~il guelque part, mais s'agit~il encore d'un poème dans son « Epipha~ nie » oû l'homme se trouve sur ses fins et est sur le point de devenir l'Autre ? Déjà Je poète et ses compagnons y chantent « avec un son de voix qui ressemble à l'extase des Anges ».

De ce cöté de Ja Quête, qui est toute humilité nous pourrons dé~ nombrer toutes les misères qui frappent ceux gui ont voulu pénétrer Je grand mystère. Comme nous l'avons déjà vu, la mort est venue à leur rencontre, mais ne savons~nous pas qu'il faut

« Cheecher dans la montée lente de la mort Le beau seceet de la connaissance de thomme » ?

Comme dans toutes les démarches imprégnées de sagesses occul~ tes, la mort n'est ici qu'une préalable purification à l'reuvre définiti~ ve de l'amour, dans laquelle nous rencontrons toutes Jès jouïssances de la fruition mystique :

« Aime-moi : montce-moi jusqu' à quel point tu m' aimes, ]usqu'à quel point tu peux dépasser toi-même:

]' agcandirai ton cceue poue conten ie tout ton amour ...

» Rappelle-toi : ce vase seceet que tu portais sous ton manteau Que tu as eempli toi-même à ma blessure,

Pourquoi Ie cacher honteusement, jalousement ?

« Pourquoi ne pas Ie monteer aux autres, leur donnee ? »

Au~delà de tout il y a la communion dans !'amour, il y a Ie geste gui lie et qui crée :

« Tu peux tout concevoic en un instant d'amour ... »

eet instant précis oû la poésie devient enfin à l'acte, à !'être et ac~ complit le suprême destin qui lui a été dévolu ici~bas .

Le grand mérite de Patrice de la Tour du Pin aura été d 'avoir reconnu eet instant dès l'aurore de son ceuvre; c'est pourquoi nous Ie rencontrans ici et que nous serons parmi ceux qui Ie suivront jus~ qu'à l'accomplissement de la Quête. Marc. EEMANS.

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UN POETE DE LA TRADITION SACRÉE

0. V. DE L. MILOSZ

Une récente réédition de Miguel Manara ( 1) vient de ramener notre élite inteilectueile à un écrivain que sa singulière prédestination voue à !'isolement, et qui, dans ses productions les plus abstraites et les plus réservées, n 'a jamais cessé de s'exprimer en poète. 11 semble que sa pensée ait exigé, pour prendre corps, une matière plastique de lyrisme, et qu'il ait ainsi parlé sa langue naturelle, sans prémé~

ditation et parce qu 'en définitive, tout se résout dans !'harmonie des rythmes et des nombres.

Milosz se révèle , en effet, poète lyrique et déjà mystique, dans Ie roman de jeunesse qu 'il intitule l'Amoureuse lnitiation. Poète de grand style dans son Théatre, dont l'action est toute intérieure ; poète, à la manière de Perrault, dans ses Contes lithuaniens ; poète, et comme un visionnaire ou un prophète de !'Ancien Testament, dans ses hauts traités de métaphysique ... Mais I' auteur d'Ars~Mag~

na et des Arcanes, n ' a guère fait ceuvre de poète proprement dit : entendons par là de « littérateur », au sens familier du terme. Töt libéré des tendances d'Ecole, indépendant parmi les rivalités de groupes et de « ebapelles », il débute à un carrefour ou !'on

(1) Miguel~Manara, « mystère », publié en 1912 à la N .R.F .. Réimprimé en 1935 chez B. Grasset, avec une belle Préface d'Armand Godoy. Représenté en 1913 et en 1927 à Paris ; en 1930 à Bruxelles.

La nouvelle édition de Miguel~Manara a suscité un important mouvement de Presse dans la critique des deux Continents, particulièrement en France, en Belgique, en !talie, en Espagne, en Afrique du Nord et en Amérique du Sud.

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rencontrera bientöt Guillaume ApoBinaire et les premiers courants surréalistes sur lesquels il a , peut~être à son insu , exercé une évidente influence. Milosz, cependant, ne s'attache à aucune formule, pas même à la sienne, et l'Anthologie consacrée à la part élue de son ceuvre strictement poétique, ( 1 ) défie les barêmes officiels , les points de comparaison ou les équivaiences.

Dirons-nous qu 'un fragment d'Etude, consacré à Milosz « poète de la Métaphysique », paraissait I'été dernier aux Cahie.rs du Sud? Nous tentions alors de résumer les traits essentiels de sa doctrine et de les rendre accessibles, sous ce double aspect d 'une synthèse qui confronte la notion du Relatif à ceile de l'Absolu. Car on ne saurait oublier - ou ignorer - comment, dans l'Epître à Storge ( Décembre 1915), quelques semaines avant la pubHeation de la théo­rie relativiste d'Einstein , i! aboutissait, en se plaçant sur Ie plan idéal du théoricien, à des conclusions identiques, ( ou, plus exactement, complémentaires, puisqu'il les situe dans l'Acte créateur et dans. l'instantanéité divine). Maïs Ie savant allemand et Ie mystique fran~ çais se rejoignent bien dans la même vision d'un univers échappant au dilemme fini~infini , et qui devient ce « quelque-chose ». eet Espace-Temps-Matière indivisible, donné dans son unité par Ie con~ cept : Mouvement. Plus audacieux que Grosseteste, Ie maître de I'écoie médiévale d'Oxford , Milosz fait remonter les origines de ce mouvement à la souree même du monde, à la Lumière spirituelle transmuée dans sa manifestation en Iumière physique.

Si clone, au cours du bref commentaire d'un volume de poèmes, l'Epit.re à Storge ( 2) , point de départ de la doctrine Milosienne, nous sert d 'introduction, c'est que toute la poésie de son auteur en sera désormais consacrée par la Connaissance.

Mais dans Poèmes, i! y a une césure.

L' avant~propos cl u volume nous l'indique : « Les poèmes de Ia » première partie de la présente Anthologie, écrits entre 1895 et » 1906, appartiennent aux deux premiers recueils de vers de Mr. 0 . »V. de L. Milosz ... Les pièces de la .deuxième partie représentent » toute sa production poétique entre 1913 et 1927 ».

(I) Poèmes (1 895-1927) Fourcade éditeur. Sous la Direction littéraire de Jean Cassou.

(2) <r L'Epitre à Storge » a paru d 'abord, isolément, dans la « Revue de Hol~ lande». Elle fait partie d '« Ars-Magna », paru ultérieurement aux « Presses· Universi~ires :t.

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Page à page, nous surprenons l'écho sensible d'une äme qui se cherche et s'interroge. Ame intense. Ame de soif et de mélan:­colie. L'homme prend conscience de lui-même et du monde.

. . . « lv!on äme, mon äme est pluvieuse, « d'être et de n'être pas je suis tout las ... »

(Aux sans d 'une musique ... ) ... « ll y aura ( voix de l' ennui, rire de l'impuissance), » Ie vieux, Ie stérile, Ie sec moment présent, » pulsation d' une éternité, sceur du silence ; » Ie moment présent, tout comme à présent. » Hier, il y a dix ans, aujourd'hw', dans un mois, » horribles mots, pensées modes, mais qu'importe! » Bois, dors, meurs, - i/ faut bien qu'on se sauve de soi »de te/Ie ou d'aufre sorte .. . »' (Quand elle viendra ... )

I1 faudrait pouvoir citer , parmi ces pièces du début, « Karomama », « Vieilles gravures », « Une rose pour ... ». « L'Année ... »

« Mais tót ou tard ce/a devait finir » de la très v ieil/e fin de taufes choses » et ce n' est ni triste, vraiment, ni dróle. » D es os vont jaunir d'abord, puis verdir » dans Ie froid moisi des ténèbres doses » - Fin des actes et fin des paraboles. » Et Ie reste ne vaut pas une obole ».

Et cette « Danse de Singe » qu'on imagine si bien :

« aux sons d' une petite musique narquoise, sautil/ante, < essouff/ée . .. » . . . ~~:· Encore un air, hélas ! Ie dernier! - Et que ce soit cette sourde » Valse de jamais, requiem des valeurs morts, musique en échos » qui dit : adieu les souvenirs. I' amour et la noix de coca ... > Tandis que la pluie pauvre fait glouglo.u dans la boue vi·eil/e et laurele »

Angoissée, inimitable poésie. Rythmes fluides, tendresses ironi­ques ... Trouvailles qui échappent à I' analyse, et qu'on risquerait de dissiper en les expliquant.

Souvenirs d'enfance, aussi.

Le poète a passé les premières années d 'une existence d'arrachements et de séparations successives, dans les domaines de sa familie, en Lithuanie ( alors Russie-Blanche), et il garde de la demeure ancestrale , des Jongs hivers de jaclis et des choses à jamais quittées , un accent d'inguérissable et sourde nostalgie.

« .. . Serrures rouillées, » sarment mort, » partes verrouillées, » volets clos,

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» feuilles sur feui lles depuis cent ans dans les allées ...

(La berline arrêtée dans la nuit) .

* * * Salué par de légitimes admirations, Mr. Milosz pouvait exploiter

sa veine poétique dans la nouveauté qu'elle nous apportait. Mais une inquiétude spirituelle l'a taujours hanté, et c'est à travers Ie grand cycle des doutes et des négations , des méditations et des lassitudes, des erreurs, des douleurs et des amertumes, qu 'il s'est en quelque sorte élevé au-dessus de lui-même. A cette période, nous devons peut-être ses confidences les plus humainement émouvantes.

Les trois « Symphonies », baignent dans ce monde «immense et doux », selon la juste expression d 'un critique, dans ce magique élément dont il possède Ie secret.

. .. Tu m'as très pcu connu là-bas, sous Ie soleil du chätiment » qui marie les ombres des hommes, jamais leurs ämes. » Sur la terre oû Ie cceur des hommes endocrnis

> voyage seul dans les ténèbres et les terreurs, et ne sait pas vers quel pays. » C'était i/ Y a très longtemps- écoute, amer amour de l'autre monde­» c'était très loin, très loin - écoute bien, ma sceur d'ici-» dans Ie Septentdon natal ozi des grands nymphéas des lacs » monte une odeur des premiers temps, une vapeur de pommeraie de

{légende engloutie ... » (Symphonie inachevée).

11 nous mène au seuil des tristes paysages urbains : ... « J'aime (comme faime les hommes, d'un vieil amour » usé par la pitié, la colère et la solitude), ces terrains oubliés .. . »

(Les terrains vagues).

11 évoque « le petit jour au are et blême de la Seine »... ( Talita Cumi).

Et « l'ortie, dans Ze grand uide de deu x heures velue et noire de soif. .. » (H.) '

· ·· « Te voici donc, ami d 'enfance ! Premier hennissement si pur, . 1 . I Al I . . » st c atr · 1 . pauvre et sarnte vorx du premier cheval sous la pluie f

» J'entends aussi Te pas merveilleux de man [rêre, > les outils sur 1' épaule et Ie pa in sous Ie bras.

» C'est lui! C'est l'homme! 11 s'est levé! Et l'éternel devoir > l'ayant pris par la main calleuse, il va au-devant de son 1·our, M Di, " mes jours sant comme les poèmes oubliés dans les armoires

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~ qui sentent Ie tombeau; et Ie cceur se déchire > quand sur la table étroite oû les muets voyages >des veilles de jadis ont, comme ceux d'Ulysse, ~ heurté toutes les iles des vieux archipels d'encre, l> entre la Bible et Faust apparait Ie pain du matin ... >

(La Charrette).

Avec « Nihumim », « Le Cantique de la- Connaissance », I' ex~ traordinaire « Confession de Lemnel », nous entrans dans l'achève~ ment de la poésie Milosienne. L'homme de quarante ans s'est dépouillé de tous les mirages terrestres. Il a dépassé Ie plan de la pure intellectualité. Ce qu'il cherchait désespérément, il l'a trouvé; non, il 1' a reçu. Fidèle à sa ligne d 'ascension vers Ie V ra i immuable, il a conquis de suprêmes droits de cité, et il ne nous entretiendra plus que de la divine Science qui lui fut révélée.

.. . <]'ai vu. Ce/ui qui a vu cesse de pensec et de sentir. Il ne sait plus décrire que [ ce qu'il a vu.

> Voici la clef du monde de lumière. De la magie des mots que j'assemble ici

~ l'or du monde sensible tire sa secrète valeur . ... » ]'ai visité les deux Mondes. L'amour m'a conduit tout au fond de l'ètre. ~ ]'ai porté sur ma poitrine Ie poids de la nuit, mon front a distillé une sueur de

mur;

~ J'ai tourné la roue d'épouvante de ceux qui partent et reviennent. Il ne reste de moi, en rnaint endroit, qu'un cercle d'or tombé dans une poignée de poussière.

~ ]'ai exploré à tätons les labyrinthes hideux du monde de fureur et sous les grandes eaux sommeillent mes patries étranges.

» Je me taisais. ]' aftendais que la folie de mon roi me saisit à la gorge. Ta main, ö mon roi! est sur ma gorge. C'est Ie signe. Voici l'fnstant. Je parlerai ~ .

( Cantique de la Connaissance) .

On en juge, Milosz se meut dans les empires de l'abstraction fermés au commun des mortels. « Son arcleur même est un problè~ me», écrit un de ses commentateurs. Cette passion, ce pathétique, ce torturant désir d'un amour incorruptible, nous étaient inconnus. Une flèche foudroyante nous atteint.

L'art, tel qu'on Ie conçoit d'ordinaire, est absent d'une pareille création verbale; de l'aveu de son auteur, elle s'est imposée à lui, substituée à son intelligence individuelle, et c'est par elle qu'il incar~ ne, avec l'homme moderne, l'homme universet et éternel. Au même titre que Ie plan d'une cathédrale du 13" siècle en architecture, que Ie Parsifal de W agner en musique, ou Ie Cantique des Cantiques de Salomon, des mots lui sont donnés ... Maïs n'est~ce pas Ie sceau du

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geme, c'est-à~dire de I'intuition supérieure, que cette connivence entre l'Ange et l'homme?

Une grande réalisation « archétypique », par conséquent person~ nelle et impersonnelle, humaine et surhumaine, demande une éduca~ tion neuve de la pensée. Atteindre à l'ceuvre que voici, c'est renier Ie monde matériel et réintégrer notre patrie originelle, notre « paradis perdu ».

- « Vends tous tes biens, distribue~Ies aux pauvres, et puis viens, et suis~moi », disait }ésus au jeune horome riche de l'Evangile. Ne dirait~on pas qu'une totale régénération de I'être soit la con­dition requise pour accompagner 0. V. de L. Milosz au Lieu « seul situé » de sa vision ?

« Car c'est là la profandeur de la campagne de service d'ètre gardienne aussi, pour nous qui ne sommes plus ni fils ni épo.ux, de la clef du monde devenu muet .

> Elle détacha de sa ceinture - qu'el/e porte sdus Ie cceur - cette clef du pre­mier jardin dont elle est foute la lumière mais oû son amour n'entre plus, n'étant pas de commandement.

1>:Et comme je la peenais de ses mains, elle /eva vers moi un regard qui semblait porter tout Ie poids de l'innocence dont elle est accablée.

~ C'est ainsi que je pénétrai dans la grofte du seceet langage; et ayant été saisi

par la pierre et aspiré par Ie métal, je dus refaire les mille chemins de la captivité à la délivrance .. . »

(Psaume de la Maturation).

« Nuit de Noël... » « Psaume de la Réintégration ... » « Priè­res ... » 11 nous vient un scrupule de fragmenter des textes difficiles dans leur étrange splendeur. Citons du moins, et dans son entier puisqu'il est court, ce Psaume que Ie roi cosmique des traditions juives, Tipheret , dédie à Malchut, image de la féminité terrestre.

PSAUME DU ROl DE BEAUTE.

«Des i/es de la Séparation, de /'empire des profondeurs, entends monter la voix des harpes de soleils. Sur nos têtes coule la paix. Le lieu oû nous sommes, Malchut, est Ie milieu de la Hauteur.

» Les pleurs féconds versés dans une pensée à mon Père, les mandes d'or éclairent de beauté l'abime. Royale tête qui pourtant reposes sur mon cceur, quel effroi de nambres tu lis dans la mémoire de la Nuit! Reine, sois femme vraiment par la compassi'on suprême. Toute blanche d'une pitié de la grandeur, songe au plus abandonné, au Créateur. Le lieu oû nous sommes, Malchut, est le milieu de la Hauteur.

» Devant Ie saint labeur des constellations, ne sens-tu pas ron cceur se déchi­rer? Malchut, Malchut, épouse! mère des générations! L'espace, essaim d'abeilles

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sacrées, voZe vers l'Adramand d'extatiques odeurs. Le lieu ou nous sommes, Mal­chut, est Ze milieu de la Hauteur.

:.> Car de la chose en mouvement, l'immobile Absolu est le secret désir. Régent solaire, pieux semeur de ce qui doit naître et mourir, je n'aime que ce qui demeure. Moi-méme, moi microprosope I Je brûle de me transmuer. lei ou dans la proton­deur, rien n'est situé I rien n'est situé I Toute réalité est dans !'amour du Pére. Le lieu ou nous sommes, Malchut, est le milieu de la Hauteur.

:.> Paix sur la terre, ó mon épouse, ö femme I paix dans tout !'empire irréel, aux ämes de douce.ur pour qui tu fa is chanter les sept cordes de rAre-en-eiel I Quand je contemple, ó Reine, ta face renversée, (ai le cher sentiment que toutes mes pensées naissent dans ton suave creur I Le lieu ou nous sommes, Malchut, est le milieu de la H auteur.

:.>Et pourtant, - et pourtant je voudrais m'endormie sur ce tróne du temps I Tomber de bas en haut dans l'abime divin! M 'asseoir à jamais immobile parmi les sages. D ublier que le mot « ici » était absent de mon langage. Car moi qui crée sans cesse pour mériter le Rien, je suis Ie désir de la fin , Malclu.tt, de la fin, de la fin des fins I O h I te coucher, épouse morte, dans mon creur, et te cessusciter pour ie jour éternel du Père I Le lieu ou nous sommes, Malchut, est le milieu de Ja H auteur :.>.

Qu'il est malaisé de donner un rapide aperçu des Poèmes de Milosz!

Poèmes ... Mince recueil qui, dans une bibliothèque, disparaîtrait à cóté de la suite touffue d'un Claudel, par exemple . . . lei, pourtant, enclos.e dans les quarante dernières pages du petit volume, tient Ie brûlant récit d 'une aventure spirituelle sans précédent. Un voile se déchire. Par une trouée éblouissante, nous devinons tour-à-tour les abîmes vertigineux de la Relativité, et les sphères archangéliques ...

L'ceuvre de 0. V . de L. Milosz est celle d'un précurseur. Elle inaugure « une nouvelle manière de penser Ie monde », disions-nous il y a quelques mois. Nous voilà contraint de nous citer nous-même, faute de terme plus concret.

Mais pour parler équitablement de Milosz poète, il conviendrait eneare de cammenter Ars-Magna et Ie poème initial des Arcanes, pierre angulaire d'un important ouvrage. Souhaitons une réimpres­sion de ces volumes à peu près introuvables. On jugera d'après eux de notre impuissance à séparer Ie poète du métaphysicien, et à négli~

ger ce tout que représente la noble courbe de sa vie et I' expression dont il la revêt.

* * * Ajoutons que Mr. 0. V. de L. Milosz, hébraïsant, exégète bibli·

que, initié aux théories les plus récentes de Ia ·pré-Histoire s'est trouvé, de ce fait, conduit à des rapprochements entre ces deux

1

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domaines ; les procédés linguistiques qui lui sont familiers devaient même l'amener à identifier les deux groupes Ibérique et Sémitique. Dans son étude des Origines ibériques du peuple juif, (Revue des Vivants , 1932) , il découvre une analogie indubitable entre l'Hébreu et une centaine de radnes ibériques infiniment anciennes, concer­nant des termes essentiels , et conservées dans Ie Basque ou « Escua­ra ». Troublante consta tation.

Enfin, dans les Ecritures Saintes dont il était si pénétré, Mr Milosz a bientót cherché une allusion aux origines secrètes du Peuple à la fois élu et déchu. L'identité étymologique de I'Hébreu et du Basque devait lui suggérer l'idée d 'une cryptographie autre que I' Atbasch ( système juif antique et officie!) . C' est guidé par son intuition d'homme de science et de croyant, qu 'il a effectivement décelé un système anagrammatique et numéral qui parcourt toute Ia Bible, du premier mot de Ia Genèse au dernier terme de l'Apo­calypse. Celie-ei renferme d'ailleurs une confirmabon directe de la cryptographie en question, dans un passage relatif à la « Clef de David » - clef donnée par un mot non point hébreu, maïs vasco­cantabre. Clef qui, selon 1' expression des Prophètes, « ouvre toutes » les partes en faisant sauter barres et serrures ». La vérité suprême qui s'en dégage est infailliblement applicable aux temps que nous vivons.

L'auteur de P.oèmes s 'est aujourd'hui réfugié dans une réclusion que lui cammande I'austère travail de son déchiffrement. 11 a cette conviction pleine d 'humilité, que tout approfondissement de sa pensée personnelle serait de peu de valeur à cóté de Ia science sur­humaine renfermée dans les Ecritures comme dans I' ésotérisme insondable et si simple de l'Eglise judéo-catholique.

Contrairement aux écrivains qui bätissent avec de belles pierres de eauleur des édifices vides. Milosz construit sur les cimes dorées de sa doctrine mystique, un temple bruissant et pur. Temple de I'Af­firmation oû nous attend Ia connaissance du grand mystère lumineux de notre destinée.

René DE PRAT

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ASPECT OU DËSESPOIR

CHEZ LEOPARDI ET CHEZ RILKE

S'il a suffi de distinguer un visage, s'il a suffi d'un instant pour percevoir l'autrui, c'est que chaque homroe porte en lui Ie désir roer~ veilleux d'atteindre quelque jour au seuil de I' Absolu.

~t si, emportés par ce vertige, nous n'avons eu de cesse que ne devtenne plus pénétrant Ie tourment de I' angoisse, si nous avons subordonné les affres du quotidien à cette seule inquiétude, n'est~ce pas parce que, ce faisant , nous avions déjà ouvert la porte au démo~ niaque?

Q~'elles serobient désaltérantes ces sourees de la « connaissance s:nstble » qui loin d 'écarter l'intellection, lui demandent au contraire d arbitrer ses audaces.

Maïs au fait, la recherche comme telle nous apporte à peine . . une ~~g~eur q~t n: peu~ augurer en rien de la réussite du problème, car d n y a nen a attemdre, ni rien à réussir.

On a plaidé, que celles qui oppasent liberté de l'homme et déter~ minisme sont des questions fausses et qu'à Ia vérité, l'homme est_- · la foi.s déterminé et libre, innocent et coupable. Un tel point de vu: permit ~~elques tr~ublantes métaphysiques, maïs ce n'est point d'el~ les que J entencis tirer une ligne de conduite : leurs prémisses ne sont valables que dans la mesure ou l'on accepte qu'il convient en effet de résoudre quelque chose.

Qu'on neme dise point qu'il doit en être ainsi, sans quoi Ie monde serait ab~urde et absurde Ie chant que nous prêtons aux poètes. De la conna~ssance des lois, de leur fragilité ou de leur constance, il ne_ faut pas nécessairement condure à l'existence d'une Ethique en sot, dont la morale humaine serait une sorte de reflet.

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L'angoisse métaphysique, précisément, nait non pas de ce qu'il y ait à choisir, de ce qu'il y ait à parier, mais de la conviction que ce choix et ce pari sont tout simplement inutiles. Et si cette inquiétude nous pousse mieux qu 'aucune autre vers la connaissance de !'être, il n'en résulte point que celui~ci s'oppose au non~être, ou même qu'il

s'en différencie.

* * *

11 me paraît qu'en dehors de celle de quelques philosophes, !'ceuvre de deux poètes est marquée plus particulièrement par ce tourment profond, né de I'angoisse la plus authentique. Si l'un de ces deux hommes semble plus disposé que l'autre à compatir aux souffrances d'autrui , si l'angoisse du premier ira jusqu'au désespoir, alors que celle du second n'aura d'autre issue qu'elle~même, il n'en reste pas rnains que ces poètes nous ont laissé des chants qui pro~ longent en nous une seule et même résonance. Car il ne s'agit pas ici d'églogues solennelles, de légendes ou de cycles, maïs bien d'un lyrisme tout intérieur qui, s'il est inhérent à la nature même du poète, participe cependant à cette angoisse objective, dont parle Kierke~ gaard, suspendue sur nos têtes, nous guettant à la manière des

ora ges. Léopardi , poète du désespoir, s 'il en fut , traduit, dans Ie plus

affectif des langages, ce qui fait !'essence même d'une philosophie comme celle de Schopenhauer. I! est rare de rencontrer une parenté aussi profonde entre Ie poète et son métaphysicien. Léopardi trans~ pose sur Ie plan de 1' amour ce que Ie penseur de « l'Intuition et Ie

Vouloir » situait dans Ie monde de la connaissance. La théorie de l'un comme les chants de I'autre sont une sorte de

plainte perpétuelle. La seule sagesse consiste à se résigner et à subir Ie mieux possible les calamités qu'une vaine et sordide existence

nous réserve. La seule consolation, la seule trève, Ie seul état auquel il importe

peut~être d 'atteindre, c'est la mort, elle qui mettra fin à l'angoisse, et qu'il faut considérer comme Ie plus grand bienfait qui nous ait

-été donné en partage. L'idée de la mort domine toute l'ceuvre de Léopardi. I! se complait

dans l'attente de la mort comme sainte Thérèse d'Avila se mourait

perpétuellement de ne point mourir. Sans doute , toute la poésie romantique s'attarde au jeu puéril de

quelque « vague~à~l'äme », maïs dès qu'elle remet en question Ie

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sens même de la vie, dès, au gré de ses inquiétudes, qu'elle échappe à elle~même, dès qu'elle dépasse ses métaphores, on peut attendre d'elle Ie Jangage Ie plus adéquat et la ferveur la plus authentique. Pour traduire cette conception qui était sienne, à savoir que « tout est mystère hormis notre clouleur », Léopardi sut moduler au cceur même du lyrisme, quelques versets inoubliables qui rendent à son nom !'éclat de la lumière :

» ... Pensée taujours présente, » De ta nature cachée qui ne raisonne ? » Son pouvoir sur nous qui ne Ie sent ? » Cependant chaque [ois qu'un sentiment » Personnel nous pousse à écrire » Tes effets en paroles humaines » Il semble que ce qu'on en dit est nouveau. » Combien mon ilme est devenue solitaire » Depuis que tu es venue y faire ta demeure ! » Bien vite toutes mes autres pensées s' éloignent » Rapides comme /'éclair. Parei/Ie à une tour » Dans un champ solitaire, tu te dresses seule, » Gigantesque en son milieu.

(1)

Et voilà la pensée dominante, voilà sa « Pensée Dominante». Je sais qu'il faut campter souvent avec l'inconstance de I'homme. Je sais que la pensée de Léopardi ne fut point toujours autant désespé~ rée. Je sais qu'il exalta dans plusieurs de ses chants la mère patrie et l'ancienne gloire romaine et qu'il y trouva une raison de vivre et d'espérer. Jesais aussi qu'il crut quelquefois moins injuste Ie sort et plus clément !'amour, mais il est revenu sans cesse à sa « Pensée _Dominante», la pensée de la mort, elle qui délivre et qui exauce :

» ... Amère et fastidieuse

» Est la vie. Jamais elle ne fut autre chose. » Le monde n'est que [ange. Apaise~toi désormais, » 0 mon creur, désespère pour la dernière [ois. » Le destin pour tout don n' a accordé à notre race » Que la mort. Désormais méprise et toi-même, » Et la nature, et la puissance né[aste » Qui cachée, gouverne Ie monde pour son malheur » Et l'in[inie vanité de foute chose. (2)

( 1) IJ Pensiero Dominante. (Trad. : Rodocanachi). (2) A se Stesso. (idem)

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Nous sommes ici en présence de l'admirable révolte du poète con~ tre Dieu. IJ y a dans une telle invective, la marque d'un désespoir absolu, immanent peut~être au désespoir en soi.

Un tel dégoût, un tel mépris prennent un sens particulièrement tragigue et la question se .pose de savoir si précisément Je poète n'est pas celui qui gaspille délibérément cela même « qui fut donné »,

cela même qui est la gräce dont parle I'Evangile.

IJ faut dire, d'autre part, à la louange de Léopardi, qu'à aucun moment il ne fut question pour lui d'individualiser sa souffrance. Le malheur est Ie partage non seulement de chaque être, mais encore de tout ce qui existe. IJ se refuse à considérer que sa nature débile soit pour quelque chose dans les affres de son äme.

A un seul moment de sa vie, i! conçoit qu'un monde parfait ait pu exister; c'est lorsqu'il se prend à regretter une Grèce antique, intériorisée comme l'Hellade d'Hölderlin, äge d'or d'une Pensée Unique, ou Ie qualitatif seul avait droit de cité.

Mais la conscience malheureuse reprendra töt Je dessus et Léo~ pardi s'abîmera de plus en plus dans l'irrémédiable:

» 0 race humaine, tu es chère aux dieux éternels » Estime-toi trop heureuse si tes douleurs » Te laissent Ie temps de respirer » Et pense que tu as afteint la béatitude suprême » Si la mort te guérit de foute douleur! (3)

* * *

Certains métaphysiciens insinuent que la véritable poésie, comme d'ailleurs la véritable métaphysique, naît, évolue et s 'épanouit dans la plus pure humilité.

Certes, il y a l'effacement de Saint Augustin et de Thomas d'Aquin, mais l'orgueil de Nietzsche et la révolte de Rimbaud ont permis eux aussi I'éclosion d'un lyrisme « brûlant comme la prière ».

Ce n'est pas impunément que l'on introduit dans la poésie un élément sanctifiant qui la soumet aux rigueurs d'une confession, ce n'est pas impunément que l'on réduit sa liberté qui est puissance et sa vertu propre qui est incantation.

(3) La Quiete dopo la Tempesta. (idem)

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On aceorde que si seule la méthaphysique transcende la connais~ sance humaine, la poésie cependant nous emporte aux frontières du savoir.

D'avoir posé cela, on condut aisément que Ie róle du métaphysi~ cien commence là~même ou celui du poète finit. Cette condescendan~ ce envers la poésie, tout en la réduisant à !'arbitraire des successions immédiates, prouve néanmoins que !'on consent à la poser au~delà de sa fonction purement lyrique.

Cependant, au sortir de la vaine opposition du poète et du méta~ physicien, la poésie apparaït stupidement mutilée ; elle y a laissé Ie meilleur d 'elle~même , à savoir son pouvoir magique de transeender Ie médiat sans méditer la Cause et d'atteindre à Celle~ci sans l'ap~ pui d'un médiateur.

Et camment Rainer~Maria RiJke arrive-t~il à saisir l'Absolu. sinon par la vertu d'une sensibilité aigüe qui suscite plus qu'elle ne propose et embaume plus qu'elle n'éclaire.

S'il est une poésie de I'immédiat, c'est bien celle de RiJke. Tout au long des « Cahiers de Malte Laurids Brigge » elle se replie sur elle~même, tente quelques timides incursions et, prise de peur, choit dans les fibres du plus touchant délire.

Pourtant, I' ombre ou elle se complait apparaît limpide à qui pénè~ tre Ie draroe de RiJke. La matière de son ceuvre se transforme en nous en éléments essentiels qui viennent alimenter notre angoisse.

Qu'il chante Jes « Vergers », qu'il parle des infirmes ou des enfants, Ie sujet demeure prétexte, et c'est devant nous~mêmes que RiJke nous place. Nous voici eneare une fois aux partes de l'indici­ble ... et voici qu'à nouveau nous nous prenons à tout remettre en question.

Poète de la mélancolie, de la conscience universelle. du délire et de la mort, RiJke occupe une place unique dans la Poésie de tous les temps. Si nous avons prêté à Léopardi la qualité de poète du désespoir, RiJke, à coup sûr, est Ie poète de l'angoisse. L'épreuve que ses livres nous imposent n'est pas autre chose qu'une intégra~ tion au mystère. Mystère que nous pénétrerons dans la mesure même ou il nous est donné de pouvoir nous familiariser avec Ia mort, et dans la mesure ou nous admettrons que celie-ei puisse être brûlante et lénitive :

« En hiver, la mort meurtrière entre dans les maisons ;

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elle cherche la sceur, Ie père et leur joue du violon.

M ais quand la terre remue sous la brèche du printemps la mort court dans les rues ct salue les passants ». (4)

RiJke, non plus que Léopardi, n'individualise son inquiétude. Son «mal du siècle » ne s'arrête pas à l'auto~biographie. RiJke par­ticipe à la conscience malheureuse universelle; c'est elle que ses poèmes nous révèlent, c'est devant elle que nous nous retrouvons au sortir de cette richesse intérieure que Je poète gaspille étonnamment dans ses « atmosphères lyriques » situées quelque part entre la vie et la mort, mais d'un elimat si pur que les choses y chantent.

On rapproche très souvent Rainer~Maria RiJke du poète d' « Eu~ lalie », et sans doute y a~t~il dans l'ceuvre de Poe un «amour de l'énigme » que !'on retrouve chez !'auteur de « Rumeur des äges ».

Pourtant il y a une distinction qualitative à établir entre l'angoisse des « Histoires extraordinaires » et celle des « Cahiers de Malte

Laurids Brigge ». En lisant Poe, nous pouvons prendre peur et craindre quelque

mauvais rêve; au contact de RiJke, l'angoisse comme telle nous oppresse ... et ce n'est point un admirable fait divers qui se dénoue au bout du livre, maïs une crainte toute métaphysique, ou Ie formel s'enlise, et qui s'insinue en nous telle une exaltation :

«Et même lorsque j'étais seul il arrivait que j'eusse peur. Pourquoi devrais-je feindre que ces nuits n' aient pas été, durant lesqueUes la peur de la mort me dressait et me faisait m'accrocher ä cette pensée, que se mettre sur son séant était

du moins encore de la vie: que les morts, eux. n'étaient pas assis ». « C'était toujours dans ces chambres de hasard qui m'abandonnaient aussitöt

que je me trouvais mal, comme si elles avaient eraint d'étre campromises et mélées à mes méchantes histoires. ]'étais assis, et sans doute mon aspect était­il si effrayant que rien n'avait Ie courage de fraterniser avec moi. La lumière même à qui je venais de rendre Ie service de l'allumer ne voulait rien savoir de moi. Elle brûlait pour elle seule, comme dans une chambre vide. Mon dernier espoir était alors toujours de nouveau la fenêtre. Je me figurais qu'il pourrait Y avoir encore, là dehors, quelque chose qui m'appartint, méme à présent, à l'heure de cette pauvreté de mourir. Mais à peine avais-je regardé dans cette d!rection que je souhaitais que la fenêtre eût été barricadée, fermée comme Ie m11r. Car à

(4) Poèmes Français. (Hartmann, éditeur)

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présent je savais que tout se continuait /à-bas avec la même indifférence, que dehors aussi i/ n'existait rien d 'autre que ma solitude. La solitude que j'avais faite autour de moi, et dont la grandeur n'était pas proportionnée à mon cceur. Je me rappelais des hommes que j'avais une fois quittés et je ne camprenais pas que l'on pût jamais quitter des hommes ». (5).

N 'est-ce point tout Rilke que l'on retrouve ici ? Celui du mystère et de l'angoisse, celui de la fièvre et de la solitude, celui de la pitié et du sens de la mort.

Et qu'est-ce pour lui la mort, sinon Ie courennement suprême 'de ce que l'on fut pendant la vie, sinon une preuve par !'absurde, sinon l'épanouissement de !'être et son intégration à l'Ordre.

Alors que pour Léopardi, la mort nous apporte la fin du tourment, alors qu 'elle met un terme à la plus misérable des conditions, pour RiJke elle semble bien plus mystérieuse. IJ n'est pas tellement sûr qu'elle a~range quelque chose. Peut-être est-ce davantage une tran­sition qu 'une fin en soi ; et les morts quelquefois reviennent parmi nous ; on n 'en parle point, mais chacun sait bien que leur place est réservée et que bientöt ils rentreront à l'heure même ou ils avaient l'habitude de Ie faire :

« .. . Et Chrisfine Brahe franchit la salle, pas à pas, lentement, comme une ma:­lade, dans un si/ence ou ne résonnait qu' un seul son pareil à un gémissement de vieux chien. A gauche du grand cygne d'argent rempli de narcisses, se glissait le grand masque du vieux comte, grimaçant un sourire gris. ll !eva sa coupe de vin vers mon père. Et je vis alors mon père, à l'instant méme précis ou Chrisfine Brahe passait derrière son siège, saisir à son tour sa coupe, et la soulever au­Çessus de la table, de la largeur d 'une main, comme un ob jet très lourd ... » (6) .

RiJke aussi, «s'il était Dieu, aurait pitié du cceur des hommes». ( 7) Une pitié incommensurable, que déjà dans sa condition tempo­relle. il prodigue à tout ce qui souffre et gémit.

Avant de se placer sous n'importe quel autre signe, l'reuvre de Rilke se place sous celui de la commisération. Examinés sous eet angle, ses livres s'éclairent d'une lumière unique. Tout concourt à alléger quelque peu les effets du « Terrible » et seul est valable Ie vers du poète à qui la vie donna de comprendre et de souffrir; et

(5) Les Cahiers de Malte Laurids Brigge. (Trad. M. Betz) (6) Idem. (7) M. Maeterlinck : Pelléas et Mélisande.

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seul est valable Ie vers de celui qui oublia toute cette science, toute cette misère, et qui certain soir se prit à écrire en pensant à autre

chose. Peut-être n'existe-t-il pas dans toute la poésie européenne un

plus bel exemple de connaissance par amour que celui que n~us !ais­sa Rilke. A la vérité, ses poèmes nous font toucher, de b1en plus près que ne Ie font les métaphysiques, !'essence même de ce qui nous conditionne. IJ y a dans Ie détour même qu'empruntent ses vers, dans leur ton et dans leur gräce, une « évidence » qui surprend et qui perte à croire que seul Ie témoignage de quelques poètes ap­porte à l'homme une excuse plus grande et au monde un espoir

moins crue!. Mais RiJke, quelque part, interrage la rose :

4: Ton innambrabie état te fait-i/ connaître dans un mélange ou tout se confond, eet in~?ftable accord du néant et de l'étre que nous ignorons? » (8)

« L'accord du néant et de !'être» .. . Ce vers à lui seul prouve la clairvoyance du poète qui rejoint ici 1' essence des plus vieilles reli-

gions. C'est aux choses que RiJke demande de nous dévoiler Ie mystère ;

aux choses, parce qu'elles savent beaucoup moins et partant beau-

coup plus. Qu'importe maintenant, si l'orgueil de Léopardi refuse un sens

au monde. Qu'importe si RiJke, humblement, se croit un «fragment de !'absence »: Ie désespoir de l'un et l'angoisse de l'autre, nous

proposent un Dieu identique au néant.

René BAERT.

(8} Poèmes Français. (Hartmann, éditeur)

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INTRODUCTION A LA LECTURE

D'UN POËME HERMBTIQUE

La philosophie hermétique a coutume de s'attribuer une antiquité presque fabuleuse. 11 semble pourtant qu'elle n'ait pas pris pleine conscience d'elle-même avant lestrente dernières années du seizième siècle. C'est alors qu 'elle s'informe en système, qu'elle pose ses hy­pothèses rectrices, qu 'elle définit ses méthodes opératoires. L'Empe­reur Rodolphe II ( 1576-1612) . Hermès couronné, attire à lui les chercheurs occultes des diverses nations européennes : ceux-ci se révèlent mutuellement leurs tentatives, leurs inventions et leurs secrets. Les guildes particulières tendent à se fondre en une frater­nité internationale. Sous la menace instante d'une science purement mécaniste, les adeptes s'attachent à recueillir en tous pays les textes ou sont décrits et obscurcis les mystères de I' Art Sacré. lis compilent de vastes collections qu'ils impriment dès Ie début du dix-septième siècle. lis y rangent, selon un plan intuitif, ce que les académiciens d'Italie ont rêvé dans leur héroïque enthousiasme, ce que les natu­ralistes théosophes d'Allemagne ont aperçu au cours de leurs rigou­reuses illuminations, ce que les kabbalistes français ont saisi au piège de leurs catégories musicales. De tant de diagrammes, d'hié­roglyphes , de grimoires, de traités, ils dégagent un petit nombre de principes simples et préparent la quintessence de la pensée hermé­tique, legs de la Renaissance aux modernes ingrats.

Or cette philosophie hermétique, ainsi organisée et rectifiée, se présente sous Ie double aspect d'une technique et d 'une mystique. Pour l'hermétiste, tous les objets naturels de l'Univers se composent de deux forces analogues, qualitativement différentes mais suscepti-

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bles d 'une parfaite union (!'esprit et l'äme) qui se jouent, s'entrai­dent, se contrarient, se neutralisent ou se marient dans un milieu persounel (Ie corps) . D'autre part, à l'estime de l'ade~te .. l_a t~a­gédie terrestre du Christ possède non seule~ent la d1gmte ~ un mystère rédempteur mais encore la valeur cl un arcane cosm1que. Les créatures ( minéraux, végétaux, animaux, hommes) , par les va­riations réciproques de leur esprit et de leur äme, s 'insèrent dans Ie flux d'une évolution perpétuelle: la vie de Jésus , sa passion, sa mort, sa victoire sur Ie sépulchre, figurent Ie rythme canonique de cette évolution. Et l'hermétiste, en tant qu'alchimiste, traitant com­rre des symboles initiatiques les divers épisodes de l'Evangile, fera dans son matras mourir puis ressusciter la matière d 'ou sortira la Pierre Philosophale ; cependant que, mystique, il se soumettra à la même alternative et se plongera dans l'obscurité du trépas, pour renaître identique à la lumière divine.

Ainsi pourrait-on croire que les ceuvres hermétiques renferment un nombre considérable d 'emblèmes chrétiens. Plusieurs initiés du seizième siècle se contentent en effet de convertir à leur usage les motifs de la symbolique médiévale. Mais la plupart, dédaignant de renoneer aux images orientales que la vénérable alchimie arabe transmit jaclis à !'occident, les imprègnent d'esprit mystique chré­tien. Respectueux des choses sacrées, ils évitent de parler directe­ment du draroe évangélique, tout en en supposant connus l'efficace et les modes.

On discernera sans peine ce noble esprit de pudeur dans Ie poème . publié ei-après. Son auteur, Clovis Hesteau de Nuysement (~ers

1550 - vers 1625), ancien secrétaire d 'Henri III et de Mons1eur, receveur à Ligny en Barrois, usait les dernières forces de sa vieil­lesse, collaborant avec les principaux adeptes d'Europe, à codifier I'hermétisme. On Ie voit réfuter en vers les détracteurs de !'alchimie, traduire en sonnets la Table d 'Emeraude, commenter Ie Cosmopolite, translater en français Basile Valentin, écrire un Traité du Se! secret des Philosophes, surveiller dans son laboratoire privé la lente cuisson du Grand Oeuvre. II prend un jour connaissance d 'un curieux ouvrage, composé vraisemblablement au début du seizième siècle par un bénédictin de Lammspring-lez-Hildesheim. Ce volume comprend une série de planches, dernier état des pathétiques hiéroglyphes orientaux, qui retracent symboliquement les péripéties successives de l'élaboration du Grand Magistère. De courts poèmes allemands les accompagnent sans les éclaircir. Sublimant ces produits indigents

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d'une Muse monocale, Nuysement glose à son tour en vers les étran~ gp·s et fines gravures : il enrichit son poème du souvenir pressant de ses vastes lectures; ainsi naissent Les Visions Hermétiques, l'un des chefs d'reuvre méconnus de la poésie française.

Le lecteur qui voudra en goûter la sobre, étrange et profonde beauté, pourra peut~être tirer quelque profit des considérations sui~ vantes:

L'Art (Strophe 1, vers 1) est !'Alchimie ou Art Royal. Le Roy ( Str. 1, v. 2) représente la Pierre Philosophale. Celle~ci est comme dissimulée dans une substance de peu de prix (Str. 1, v. 2) que les Alchimistes se gardent de désigner clairement. Il faut faire mourir puis ressusciter la matière prochaine du Grand Oeuvre, dans Ie matras de cristal fermé à la lampe, ou Oeuf Philosophique, ou eneare Sépulchre ( Str. 1, v. 4). Pour préparer eet te matière prochaine, on traite la vile substance sus~mentionnée (Vieillard, Str. 2, v. 1) par l111 réactif occulte ( Ro.rt Aigle, Str. 2, v. 1). Après effervescence (Nuage, Str. 2, v. 2), on obtient une salution (Str. 2, v. 4), un corps ( M er, Str. 3, v. 1) , ou sont latentes les deux énergies de 1' esprit et de l'äme ( Poissons, Str. 3, v. 1). Celles~ci, évoluant peu à peu sous l'action du feu (Cuisoient, Str. 3, v. 2) , se transformeront par des purifications successives, de matière primitive et souillée (Phere sauvage, Str. 4, v. 1) , en Magistère presque parfait (Biche blanche, Str. 4, v. 4). Progressivement surveillées par l'Alchimiste (Veneur, Str. 5, 11. 3), ces deux farces concomitantes tendront à se réjoindre (Unicome et Cerf; Licms ; Chien et Loup, Str. 5 et suiv.). La ma­tière de !'Oeuvre, unifiée (Dragon, Str. 8, v. 1) , atteindra, mourant en quelque sorte, son plus haut degré de nocivité (Venin, Str. 7, v. 3 et suiv.) . Maïs sa corruption même, au cours d 'une circulation inçessante (ll devoroit sa queue, Str. 9, v. 3) est Ie gage de sa résurrection et de la réussite finale de 1' entreprise hermétique (Ba u~ me, Str. 7, v. 4 ; Theriaque, Str. 9, v. 4). En effet. bientöt tout mouvement dans l'Oeuf cesse. Le fixe coagule Ie volatil (Oyseaux d 'Hermes, Str. 10, v. 2). La matière de !'Oeuvre, sombre d'abord, s' éclaircit ( Str. 12, v. 1}. La Pierre Philosophale est au blanc : les métaux soumis à sa vertu se convertiraient en argent. Enfin, elle revêt la eauleur rouge (Phenix, Str. 12, v. 2) . Le mystère est ac~ compli. La transmutation en or, possible. La Pierre Parfaite ( Roy, Str. 13 et suiv.) déclare elle~même sa puissance aux autres corps (Mille rois, Str. 16, v. 2) . Elle énumère ses propriétés: transmuta~

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toire, médicale, lapidaire (Str. 18 et 19). Elle résume enfin pour condure tout Ie procès alchimique dont elle est issue.

Maïs la Pierreest aussi Ie terroe symbolique d 'une mystique chré~ tienne, dont Ie lecteur studieux déterminera aisément les particula~

rités; d 'une mystique conçue comme une Jutte de l'esprit et de l'äme, d 'Animus et d'Anima, qui, s'affrontant pour la maîtrise du corps, trouvent dans la mort du corps leur unité, et, trépassant en Christ, ressuscitent en Christ pour s'identifier, persenne indivisible, avec Lui (Str. 18, v. 4).

On s'appliquera, en lisant Les Visions H ermétiques, à ne jamais distinguer 1' ordre alchimique de 1' ordre mystique, ainsi coincidera~t~ on pleinement avec Ie génie des anciens hermétistes, qui, membres d 'un univers sans cesse informé par d 'émouvants courants cosmi~ ques, vivaient et souffraient leur philosophie.

ALBERT ~MARIE SCHMIDT.

LES VISIONS HERMBTIQUES

1. - Bien que nostre Art consiste en une seule chose ; Et que d'un vil habit nostre Roy soit caché : Voyez comme il se change, & se metamorphose, Avant que du sepulchre il puisse estre arraché.

2. - Ie vey par un fort aigle un vieillard venerabie Au sein d'un gros nuage entever iusqu'aux Cieux. Puis tournant dans un globe en façon effroiable, Devenir eau tresclaire, & sel tresprecieux.

3. - Ie vey dans nostre mer deux poissons admirables Qui sans chair & sa;ns os cuisoient dans leur propre eau. Et de leur suc enfloient les Ondes deleetables Qui leur dormerent l'estre, & qui sont leur tombeau.

4. -Ie vey dans un bourbier une Phere sauvage, Plus vile qu'un sanglier en sa fange dormant ; Qui changeant peu à peu de poil et de corsage, S 'alloit en biche blanche à la fin transformant.

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5. - Ie vey dans Ie profond de nostre forest noire, Aupres d'une Unicorne, un cerf audacieux ; Suivi de cent Veneurs, dont un seul plein de gloire Feit de leur chair doree un mets délicieux.

6. -Dans un valion ombreux de ceste forest mesme Ie vey deux Hers Lions l'un sur l'autre acharnez; Qui pris par ce Veneur avec travail extresme, Purent sous un ioug mesme en triomphe amenez.

7.- Ie veys un chien superbe, et un loup plein de rage Se colleter l'un l'autre; & s'estranglant tous deux Convertir en venin leur sang et leur carnage : Puis ce venin resoudre en baume precieux.

8. - Ie vey dessous un antre un grand dragon horrible, Vomissant son venin aux rayons du Soleil. A tout autre animal redoutable & nuisible, Car il n' est Basilic en cruauté pareil.

9.- Ie Ie vey tost apres surpris dans le cordage Du Veneur cauteleux; ou pire qu'enragé Il devoroit sa queue ; & par son propre outrage En fine Theriaque estre son sang changé.

10. -Dans la mesme forest ma veue fut conduitte Sur un nid, ou gisoient les deux oyseaux d'Hermes, L'un taschoit à voller, l'autre empeschoit sa fuitte; Ainsi l'un retient l'autre, & n 'en partent jamais.

11. - Au, dessus de ce nid, je vey sur une branche Deux oyseaux se piller & se donner la mort. L'un de conleur de sang, l'autre de couleur blanche; Et tous deux en mourant prendre un plus heureux sort.

12.- Ie les vey transmuer en blanche colombelles, Puis en un seul phenix toutes deux se changer. Qui semblable au Soleil, sur ses brillantes aelles Affranchy de la Parque au Ciel s'alla ranger,

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13. - Ie veys un fier Monarque en sa royalle pompe, Sortant de ces forests dont il se disoit Roy ; Aux quatre parts du monde au haut son d'une trompe Appeler ses vassaulx pour recevoir sa loi.

14. - Sur son chef eclattoit une triple couronne, Ou rnaint large escarboucle alloit estincelant. Et flamboit en sa dextre un beau sceptre, ou rayonne A vee l' or précieux un esmail excellent.

15.- D'un pourpre cirien omé de broderie, Sa robbe Imperialle à lays larges et longs Par dessus un harnois riche d'orfavrerie Luy pendoit de l'espaule au dessous des talons.

16.- Pompeux de Maiesté, d'un front severe & grave, I1 dist à mille Rois ä ses pieds prostemez, Le plus puissant de vous n'est ore qu'un esclave; Car tous pour mon trophee estes predestinez.

17. - Sur tous mes ennemis i' ai gaigné la victoire ; Et bravé la mort mesme en rompant mon tombeau. Ie suis incomparable en puissance et en gloire ; Plus riche que Pluton, & plus qu' Apollon beau.

18- I'esleve leplus pauvre en dignité Royalle; Ie donne aux imparfaits toute perfection. Et ceux que ie padais à moymesme i' esgalle, Leur donnant les effects de la mesme action.

19.- l'assouvis de tresors les ämes plus avares; Ie comble de santé les corps plus abattus ; I'exalte Ie cristal sur les gemmes plus rares: Universet en force, & unique en vertus.

20. - Qui ne tiendroit pour fable un progrez si estrange? Veu qu'une chose vile, à chacun en mespris, Sans travail, sans despens, de soymesme se change En un triple tresor sans pareil & sans prix.

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21. - Ie suis donc Ie Phenix qui renaist de sa cendre : Le grain qui pour produire en la terre pourrit : Ie suis ce Pellican ; & cette Salemandre, Qui au feu prend naissance & du feu se nourrit.

22. - Ie suis, tant que la terre en ses flancs me recelle, En trinité Unique, ou Trine en unité. Et viendrois de moymesme en grande authorité, Si l'avare envieux ne me separoit d'elle.

23.- Tout Ie monde à vil prix m'achette & me passede: Maïs c'est apres ma mort & quand senlet ie suis i Qui doncque me prend vif, & sçait ce que ie puis, Peut dire qu'aux tresars des esleuz il succede.

CLOVIS RESTEAU DE NUYSEMENT

( Poème publié à la suite du Poeme Philosophic de la veri~é de la phisique mineralle. Paris. l.e.remie Perier. 1620. PP· 75 et suw.)

FORME ET TRANSFORMATION

ou l'acte selon Kierkergaard

« Toute mon activité d 'auteur, - nous dit Kierkegaard, - se rapporte à ce seul problème : camment devenir chrétien ». Car on n'est pas chrétien, et même on ne peut pas l'être, maïs il faut Ie de~ venir. Et Ie problème, alors, dcvient celui de l'acte, c'est~à~dire de la création d'une possibilité nouvelle, sans précédent.

Y a~t~il des actes ? L'homme d'aujourd'hui ne Ie croit pas. 11 croit aux lois, et il se veut déterminé. Or il l'est dans la mesure exacte ou il l'accepte; mais dans cette mesure même, il se peut qu'il cesse d'être humain. Car l'homme n'a d'existence proprement humaine que lorsqu'il participe à la transformation du monde. Autrement, il est anima], et soumis à la forme des choses, - à la commune dégra~ dation.

Ceux qui ne croient pas à l'acte, c'est qu 'ils ne connaissent plus aucun chemin. Camment marcher, s'il n'existe pas de chemin? disent~ ils dans leur suffisance - car on appelle ainsi leur anxiété.

En vérité, toutes les démonstrations savantes qu'on nous a faites depuis un siècle pour nous prouver que r acte est impossible et que le tout de l'homme est soumis au calcul, tout eet effort des sciences et des sociologies établit à grands frais l'évidence du désespoir: 1'-homme moderne a perdu « Ie chemin ».

Je suis le chemin, la vérité et la vie, dit le Christ.

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1

LA VERITE EST LE CHEMIN

« Christ est la Vérité dans ce sens qu'être la vérité est la seule explication vraie de la vérité . .. Etre la vérité, c'est connaître la vérité, et le Christ n'aurait jamais connu la vérité s'il n'avait pas été la vérité; et nul homme ne connaît davantage de vérité qu'il n'en incarne ». ( 1)

Voici clone le mystère : s 'il n'y a pas de chemin, nous ne pouvons marcher, maïs si nous ne marchans pas, il n'y a pas de chemin. La foi au Christ nous permet seule de franchir ce cercle enchanté ou nous rnaintient !'argument du démon - le serpent qui se mord la queue. La foi au Christ est la condition nécessaire et suffisante de tou t acte véritable, de toute marche, de toute création, de toute vic~ toire sur la Nécessité.

«Je suis Ie chemin ». Maïs un chemin n 'est un chemin que si on y marche (2). Sinon il n'est qu'un point de vue; ou bien eneare Ie lieu d 'un pur possible, et sur ces lieux règne le désespoir. 11 nous faut clone agir, si nous voulons la vérité, agir en vérité, c'est à dire agir dans Ie Christ. La possibilité de l' acte est identique à sa néces~ sité.

11 n'y a clone aucun acte possible, aucun acte vrai et vivant en dehors de la foi au Christ. Maïs croire au Christ, c'est croire au Paradoxe de l'Incarnation, c'est croire que Dieu a revêtu la forme de ce monde, c 'est croire clone que cette forme peut être transformée, - à vrai dire, en vertu du paradoxe Ie plus fou. Nous ne pouvons agir « qu'en vertu de !'absurde»; maïs cela seul donne un sens à

nos vies. Alors les règles, les morales et les lois qui nous disaient d 'agir

dans Ie même temps qu 'elles nous privaient de tout pouvoir, s 'éva­nouissent et meurent aux pages des livres. L'action de l'homme devient aussi la vérité ; et la norme de toutes les normes. Au pre­mier pas que nous faisons dans notre nuit, voici que Ie chemin

( 1) Apprentissage du christianisme. (2) Dans ce sens, la ca tégorie récemment « découverte » par les psychologues

-de ce qui « se fait se faisant » est une antilogie chrétienne au premier chef, et non pas hindoue, comme certains l'ont voulu croire. Chez les Hindous, elle n'est eneare qu'une forme de l'agitation humaine. Pour Ie chrétien seul elle signifle une transformation effective. Ou mieux encore, pour l'Hindou, cette catégorie suppose la primauté d'un Esprit sans contenu ; pour Ie chrétien, la primauté d'une personne.

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s'éclaire et que les perspectives se dégagent. Et nous allons connaître maintenant que seul l'acte de foi est création, transformation, nou­vea~~é pu~~ da~s 1~ monde, vocation et personne éternelle, prophétie de I etermte qUI v1ent à nous.

2

IL N 'EST D 'ACTION QUE PROPHETIQUE

Qu 'est-ce que prophétiser sinon dire la Parale qui détermine notre avenir.? Maïs la Parole n 'est di te que dans Ia foi, Ia foi n'existe que dans I acte, et eet acte devient alors notre chemin et notre Ioi.

Ainsi nous ne pouvons connaître que ce que nous prophétisons. Le chrétien marche dans Ia nuit en créant sa lumière et son che~

min ( 1 ). Iumière qui n'est pas sa lumière, chemin taujours impré~ visible, certitude que devinent les pas, chemin qui se dérobe au doute et à l'orgueil, mais que parfois la prophétie fait briller devant lui comme un éclair. « Sachez qu'à !'origine, - Iit-on dans un dialogue de Kassner ( 2) - toutes les créatures, le soleil, la terre, la lune, les plantes, les animaux et les pierres parlaient et prophéti~ saient, pareils aux prophètes. C 'est de ce cammencement que chaque chose tire sa force et son temps; toute créature languit après ce cammencement et bienheureux est celui qui dans sa fin possède son cammencement ». Maïs I'homme déchu de son origine éternelle a perdu la vision de sa fin. Le voici prisonnier des formes et des nombres, esclave des lois d'un monde sur lequel il devrait régner. Seule peut 1' en délivrer la Parale prophétique qui lui advient comme un appel dans les ténèbres. Certains reçoivent l'ordre de parler, et c'est là leur action, leur prophétie et leur salut. Cependant que les hommes les frappent sur la bouche. Kierkegaard fut de ces croyants, dont Ia vocation prophétique pareille à celle des hommes de Dieu qui se lèvent sous I'ancienne alliance, se confond avec la parale qui les conduira au martyre. La Parale dite est leur chemin, leur vérité et leur vie dans ce monde; ils meurent de l'avoir dite, et n'ont pas d' autre täche. ( 3)

( 1) « Ta Parale est une lampe à mes pieds, une lumière sur man sentier }), (2) Die Chimäre, trad. Française dans les Eléments de la grandeur humaine

(N. R. F.).

(3) « Le prophète se lève et tombe avec sa mission » (Kar] Barth). IJ n 'a Prul de biographie. Rien ne serait plus ridicule que de tenter de faire la psycho­logie d 'un prophète, au bien alors elle se réduirait à la gramamaire et à la syntaxe particulière de son messag e.

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Le chemin est imprévisible; Ie nötre, disons-nous, n'est pas celui de ces prophètes. Cependant Ia question demeure : comment agir, et comment transformer, c'est-à-dire comment obéir à la Paroie qui prophétise ?

Le chemin est imprévisible. Ce que nous connaissons, c'est pour­tant son point de départ. Le chemin commence à tout homroe qui se met en devoir d'obéir à l'ordre qu'il reçoit de Oieu,- n'importe ou et n'importe qui, à n'importe quel ordre reçu, et sans nulle prépara­tion.

c: Comment un homme devient-il chrétien? Tout simplewent: prends n'importe quelle règle d'action chrétienne, - ose la mettre en pratique. L'action que tu introduiras ainsi dans la réalité portera la marque de l'absolu : c'est la marque de tout ce qui est véritable-ment chrétien :P ( Joumal}.

Vends ton bien et Ie donne aux pauvres, par exemple, ou si tu ne possèdes pas de bien, cesse d'en désirer la possession, et vis comme un chrétien : au jour Ie jour, sans assurances et sans prépa­ration, à la gräce de Oieu, dans la confiance et l'inquiétude, - on pourrait dire, dans une sorte d'humour - dans l'aventure de celu.i que rien ne protège et la prudenee de celui qui écoute, dans Ie tourment et dans la joie d'une découverte quotidienne du chemin, - ton chemin, sur lequel tu es seul, parce qu'il est la parole de ta vie, sa mesure et sa vocation, son risque à chaque instant visibie, et sa sécurité, cachée au plus secret du risque.

3

NOUS N'AVONS PAS A SUIVRE LE CHEMIN. MAlS BIEN

A L'INVENTER A CHAQUE PAS

Tant que nous considérons Ie Christ avec des yeux de moralistes, comme une personnalité morale de premier plan qu'il ne resterait plus qu'à imiter, l'acte demeure un pur possible, un modèle d'acte, une abstraction, c'est-à-dire quelque chose que nous pouvons imagi­ner sans pour autant nous transformer, et c'est bien la définition de c: l'inactuel ». Se conformer à ce pieux idéal, non seulement ce n'est point agir, non seulement c'est limiter par avance Ie röle de la foi. c'est-à-dire refuser la foi, maïs c'est peut-être simplewent « singer » un modèle fiatteur et rassurant. Et pourquoi ? Parce que « le che­min » est invisible tant qu'on n'y est pas engagé. Parce que c'est un blasphème de l'homme pieux, du moraliste, que de prétendre imite.r Ie modèle que ses yeux voient et que sa chair perçoit (à la I eeture

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des Evangiles par exemple) au lieu d 'écouter l'ordre, au lieu de croire et de faire un pas dans Ia nuit, sur ce « chemin :. qui est Ie Christ présent.

Il y a abimes entre ces deux exigences: l'abime entre les mérites bumains et Ia gräce, l'abime entre I'imitation et l'acte. l'abime entre la religion et la foi, - entre Ie temps et !'instant créateur - entre la forme et la transformation.

< 11 ne faut pas commencer par l'imitation. maïs par la gräce. L'imitation suivra comme un fruit de Ia reconnaissance ... Tout commence par la joie d'être aimé- etensuite vient l'effort de plaire, constamment exalté par la certitude que l'on est aimé maintenant, et même si l'effort échoue ». ( 1)

Parce qu'il est aimé maintenant, aller maintenant, par la foi. sur ce chemin qui commence à ses pas, - c'est Ià Ie destin du chrétien, c'est son c: impossible » destin, Ie seul acte possible à l'homme. Et c'est l'acte que Oieu initie.

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«PAR RAPPORT A L'ABSOLU. IL N'EXISTE QU'UN SEUL

TEMPS: LE PRESENT». (2)

Nous ne connaissons rien du Christ, du « chemin ». en dehors de l'acte de foi qui, supprimant toute distance historique, nous rend contemporains de Son incarnation. Ainsi l'acte de foi détruit Ie temps ou i1 a lieu maïs comme la plénitude détruit Ie relatif. Il est ce contact impensable de I'éternité avec notre durée, et l'on n'en peut rien dire sinon qu'il s'est produit, et qu'il peut se produire sans que rien y prépare. c: Car Oieu peut tout à tout instant. C'est Ià Ia santé de Ia foi ». ( 3)

Si nous vivions dans l'obéissance et dans Ia foi, il n'y aurait ni passé ni futur, mais Ie Jour éterne] de Ia présence à Dieu et à soi­même règnerait sur Ie monde et l'unité du genre humain. Si nous vivions dans l'obéissance et dans Ia foi, l'histoire s'arrêterait comme la respiration d'un homroe saisi par la beauté, et Ie temps immobile s'abîmerait dans !'amen éternel. Aeternitas 1110n est temporis successic sine fine, sed nunc stans. L'éternité a marché sur Ia terre: ainsi Ie

( 1) Journal. < Lïmitation suivra », en allemand, < Die Nachfolge wird nach­folgen ».

(2) Apprentissage du christianisme. (3) Traité du désespoir, trad. Gateau, p. 105.

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Christ est Ie chemin. Maïs nous avons refusé l'éternel et nous lui préférons nos vies: c'est pourquoi nous vivons dans l'Histoire, et dans I' absence, ou dans la nostalgie des temps qui viennent; c'est pourquoi nous n 'avons plus d'être que par la foi, « substance des choses espérées », et c'est pourquoi la Parole, parmi nous , n 'est que promesse et vigilante prophétie de l'invisible. De Séir, une voix crie au prophète ( 1 ) : « Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? Sentinelle. que dis-tu de la nuit? - La sentinelle a répondu: Le rnatin vient, et la nuit aussi 1 Si vous voulez interroger, interrogez ; convertissez­vous et revenez ! »

La forme du monde est durée, et c'est la forme du péché, du refus de l'instant éternel (2),- Ie temps, la succession et Ie désir. C'est Ie retard de l'acte et le retrait de Dieu, c'est le doute qui s'interpose entre Ie savoir et Ie faire, et c'est la lächeté de l'homme qui se repose sur ses reuvres et qui les juge : son alliance avec le serpent. De queUes étranges et secrètes façons Ie temps est lié au péché, Ie pécheur seul Ie sait, dans !'instant de la foi, ou par gräce i1 peut rompre ce lien. « Si vous voulez interroger, interrogez! », maïs la réponse est: « Convertissez-vous » ! A la lumière jaillie de l'acte de la foi, Ie mystère du temps se dévoile ; maïs un temps nouveau prend son cours, et sa mesur~ est plus mystérieuse encore. Voici : Ie pé­cheur pardonné vit dans le temps comme à cantre-courant de sa durée, vit d'acte en acte. Et son temps n'est plus son péché, maïs on pourrait dire : sa patience. Car il se tient ou Dieu l'a mis, et ce n'est plus une dérive. Il vit dans la forme du monde, mais il est ce qui la transforme. V ertige de la « vie chrétienne », cette histoire de Dieu dans Ie temps, cette histoire de l'éternité!

« 11 suffit d 'un courage purement humain pour renoneer le temps afin de gagner l'éternité: car je la gagne et ne puis plus de toute éternité la renoneer ; et c'est Ie paradoxe ; maïs il faut un courage

(1) Isaïe 21/11.

(2) Lorsque Schopenhauer écrit : « Le temps n'a pas son ongme dans les choses, mais dans Ie sujet connaissant », nous retrouvons cette définition du temps comme refus de !'instant et de l'obéissance immédiate à la Parole. La ressemblance est seulement forruelle. Le terups dont souffre Kierkegaard est engendré par la lächeté du pécheur, tandis que Ie terups de Schopenhauer est « l'idéalité » du sujet connaissant, - une chimère spiritualiste, une nostalgie. C 'est pourquoi Ie temps de Kierkegaard peut connaître une rédemption par l'acte, quand celu! de Scho­penhauer s'évanouit en pure absence.

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paradoxal et humbie pour embrasser le temps en vertu de l'ab­surde ( 1 ).

Et ce courage est celui de la foi. Par la foi Abraham ne perdit point lsaac; c'est par la foi d'abord qu'il le reçut » (2).

5 LE TEMPS DE L'ACTE EST RENAISSANCE, INITIATION

Les deux moments réels d 'une vie d 'homme, s 'il est vrai que Dieu seul est réel, ce sont la naissance et la mort, parce qu'ils sont des actes de Dieu. Entre la naissance et la mort - ou plutöt puisque l'acte est à cantre-courant de la durée : entre la mort et la naissance - toute la réalité de l'homme est dans son acte. Tout acte est passage et tension, - passage de la mort à la vie, tension entre ce qui résiste et ce qui crée, victoire de la Parole sur la chair, autorité de la personne sur !'anarchie et sur la loi individue11e.

C'est ici qu 'on touche au mystère, sans lequel tout serait absurde: l'acte détruit Ie temps, puisqu 'il est dans le même instant et la mort et la vie des êtres qu'il promet à l'existence; maïs détruisant Ie temps, il Ie recrée et Ie rédime puisqu'il lui rend une mesure et un rythme en Ie liant au destin personnel. Ainsi l'acte absolu serait création absolue, maïs un acte de l'homme n'est jamais qu'une rédemption. Distinction de théologien, et qui veut prévenir l'orgueil. Maïs la vision de celui qui agit n'est point un jugement des résultats,- des créatures; elle n'est pas davantage appréciation des causes. L'acte n'est jamais conséquence, il est taujours initiation. La vision de celui qui agit est toute entière absorbée par l'instant, par le passage de ce qui meurt à ce qui nait, - par Ie réel.

« Celui qui doit agir, s'il veut juger de soi selon Ie succès qu'il remporte, n 'arrivera jamais à rien entreprendre. Même si le succès pouvait réjouir Ie monde entier, il ne sert de rien au héros; car Ie héros n'a connu son succès que lorsque tout était fini; et ce n'est point par Ie succès qu'il fut héros, maïs par son entreprise » (3).

Le temps de l'acte vient s 'inscrire sur les traits du visage héroïque. Dans cette chair qui doit vieillir, la tension de la mort et de la vie a mis des marques victorieuses. Qu'est-ce que la personne? C'est la

( 1) K. entend : en vertu de ce paradoxe impensable, I'Incarnation historique de Dieu. Pas de réponse rationnelle au « Cur Deus Homo ? » de St. Anselme.

(2) Crainte et tremblement. ( 1) Actes de l' amour.

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VISJOn et Ie visage du héros, sa vision contre son visage, sa vision qui crée son visage. Le visage appartient au temps, mais la vision à la parale dont elle procède, et si la face d'un horome est belle, c'est parce qu'elle est un acte et un destin, une initiale de l'histoire, une effigie de la Parale créatrice.

6 LE CONTRAIRE DE L'ACTE. C'EST LE DESESPOIR

Nous savons tous cela, camroe nous savons qu'il faut mourir: sans y croire. A vrai dire, nous avons toutes les raisons d'en douter. s 'il est vrai que Ie doute est révolte, et qu'il faut pour se l'avouer la joie qui naît de ]' acte de la foi. Lorsque Kierkegaard écrivit son traité de la Maladie mortelle ( 1 ) , il venait justement de dépasser cette illusion du désespoir, qui consiste à s 'imaginer que l'acte est puis~ sance de l'homme: d'ou l'impossibilité de l'oser.

Celui que la foi vint saisir sait maintenant que l'acte est Ie contraire du désespoir. Maïs il Ie sait d'une toute autre façon que Ie désespéré ne lïmagine. Parce que Ie rapport du désespoir à l'acte n'est pas seulement renversement, mais création irréversible. Et cela ti ent à Ia nature de I' acte, - mieux eneare : à son origine. Cel a tient à l'absolu de la Personne qui I'initie.

Le désespéré, Ie douteur, ou simplement l'homme dépourvu de foi, l'homme détendu, vague et fiévreux qui peuple nos cités, l'homme sans visage et sans prochain, - sans vocation! - s 'imagine que l'acte viendra comme un sursaut de joie, comme une révolte, camroe une affirmation désespérée de son orgueil , comme la preuve enfin de son rooi,- mais il sait bien qu'il n'en a pas, au que son rooi est désespoir, c'est~à~dire qu'il n'y croit pas et qu'il ne croit à aucun acte. 11 vit dans Ie désir et dans la nostalgie, et son regard n'est pas une vision dans un visage, maïs une manière de loucher vers « les au tres :. , une chaîne qui Ie lie à la coutume du bourg au de la classe.

Camment eet horome pourrait~il faire un acte? Car l'acte est décision, rupture, isolation, quand l'être même du désespéré consiste dans ses liens, dans sa croyance à la réalité des liens et de la masse, à la réalité d~s au tres dans I' ensemble. Camment eet horome pourrait~il faire un acte? Car l'acte est immédiat, création et initia~ tion. c'est~à~dire sobriété pure, - quand l'être même du désespér_é

(1) Traduetion française sous Ie titre de Traité du désespoir. C'est une lai­cisatlon ! Kierkegaard se rapportalt de la façon la plus précise à Jean XI. 4.

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est calcul, préméditation, sensualité et envie .. . Ainsl l'acte absolu qu'il imagine serait sa mort, - et c'est pourquoi il n'y croit pas. Nul n'échappe à Ia forme du monde. Maïs la subir, c'est justement déses~ pérer. 11 faudrait clone ... la créer ?

(1: L'homme ne peut faire qu'une seule chose en toute sobriété, c'est l'absolu ». ( 1)

Entre Ie désespéré et l'absolu, il y a tout ce romantisme qui veut que l'acte soit puissance et jouïssance, il y a ce moi de désir qui veut que l'acte- !'instant! -soit durée .. . Maïs l'absolu qui vient touchernosvies nous meut parce qu'il est un ordre, une Parale reçue d'ailleurs, une rupture de tout draroe humain que nous pussions prévoir, désirer et décrire ; une rupture et une vision.

La présence de l'absolu dans la sobriété parfaite et insensible de l'instant, c'est l'obéissance à la Parale de Dieu, - la prophétie dans l'immédiat. Que s'est~ii clone passé? Me voici seul sur Ie chemin; maïs je vois des visages fraternels ou s'agitait la foule confuse et menaçante.

Nous ne voyons aucun visage ailleurs que dans l'acte d'aimer.

7

TOUTE VOCATION EST SANS PRECEDENT

Car elle est prophétie justement! -et c'est de la seule prophétie que relèvent la réalité et Ie sérieux, Ie risque et la splendeur d'une vie d'homme. L'homme se distingue du singe en ce qu 'il prophétise, uniquement, et dès !'origine. C'est pourquoi l'homme a un visage et une vision, ce que n'ont pas les animaux; c'est pourquoi l'homme est héroïque.

11 faut noter ici un trait bien remarquable : Kierkegaard a très peu parlé de vocation (2). C'est qu'il parle sa vocation et ne s'en distin~ gue jamais. Cependant il est hors de doute qu'il eut conscience de eet aspect particulier de son destin qui qualifie précisément Ia voca~ ti on : l' invraisemblable.

Ses plus amers reproehes au « christianisme de la chrétienté », à

cette « inconcevable illusion des sens», ne s'adressent~ils pas jus~ tement à la ~ vraisemblance » doetrinale d'une religion mise à la portée de «la masse », alors que la foi véritable est celle du solitaire que plus rien ne soutient, hors la foi ? « Celui qui ne renonce pas

( 1) Richtet selbst. (2) Richtet selbst.

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.à la vraisemblance n'entre jamais en relation avec Oieu. L'audace religieuse, à plus forte raison l'audace chrétienne, est au~delà de toute vraisemblance, là ou précisément I' on renonce à la vraisemblan.­ce » ( 1 ). Parce qu'il faut créer Ie chemin, non pas Ie suivre; parce que I' acte est initiateur ; parce que la dignité de l'homme est de marcher dans l'invisible et de prophétiser «en vertu de !'absurde».

L'homme ne peut être déterminé que par son Oieu ou par < le monde », il faut choisir. 11 faut être un chrétien ou un bourgeois. Le bourgeois est sans vocation, il ne croit pas à I' acte et il meurt au hasard, sans avoir rencontré personne ni soi~même ( 2). 11 vit dans la forme du monde : et ce n'est point qu'elle soit pour lui réelle, elle est seulement la moins invraisemblable. Mais Ie chrétien qui marche dans la nouveauté ne prend mesure que de ce qu'il transforme. Sa connaissance est acte et vision prophétique. La mesure du temps de sa vie réside dans la seule vocation qu'il incarne. Sur Ie chemin qui commence à ses pas, il ne meurt jamais par surprise : et ce n'est point qu'il ait connu Ie jour et l'heure, maïs il connait !'instant, s'il vit de Paroie. A cause de !'instant éternel, «Ie héros meurt taujours avant qu'il nemeure » (3). C'est Ie secret dernier de l'acte, et Ie sceau de I' amour chrétien.

DENIS DE ROUGEMONT

(1) Toutefois dans Ie ]ournal des années 1846 à 1848, on trouve de nom­breuses notations de ce genre : < Grande sera ma responsabilité si je rejette une mission de cette sorte » - c.à.d. s'il rejette sa mission d'écrivain religieux ponr se faire pasteur de campagne, par exemple. C'est, dit-i!, que sa consigne est de < tenir bon en souffrant ». Le presbytère de campagne serait une salution com~ mode, surtout en regard des souffrances qu'il sait trop bien que lui vaudront ses attaques contre l'Egllse établie.

(2) Ce qui est particulièrement affligeant dans l'existence du bourgeois c'est qu'elle est entièrement déterminée jusqu'à la mort, mais que la mort survient comme une absurdité, la première dans l'histoire du bourgeois, mais décisive .. A une enquête dont Ie sujet était : La rencontre la plus importante de votre vie ?I M. Clément Vautel qui personnifie de nos jours Ie Bourgeois, répondit avec une pertinence géniale : < Je n'ai jamais rencontré personne ».

(3) Crainte et trembiement

A. D. GUREWITSCH

Les systèmes sont périssables. Mais de tous les systèmes il reste le fait métaphysique. Pourtant comment saisir Le fait en dehors de tout système? ll y a L'étonnement, l'étonnement devant tout, et qui devient L'éto.nnement devant Ze Tout. Maïs à mesure que Ze philoso~ phe sait, il semble cesser de s' étonner. ll prend possession de f univers et s' installe dans sa pensée.

Aron David Gurewitsch n'a jamais cessé de s'étonner. ll est reste. fidèle au premier étonnement qui est à r origine de toute métaphy­sique et survit à tout système. Et son étonnement ckvient admirati()lf1, et son admiration devient amour.

Se tournant alors vers les interprètes de L'univers, il passe en revue f!ous leurs systèmes. ll a de longs ent.retiens avec les penseu·rs de tous les temps. M ais après les avoir interrogés, il restera silen~ .

cieux. ll n'interroge plus. Il :ne dispute plus. ll écoute. Et ce qu.'if entend alo.rs, ce ne sont plus leurs paroles, maïs la voix même qui les a prononcées toutes, .et dont elles ne sant que des modulations. Ecoutant cette voix, il lui paraîtra que ce qui est, soit tout proche, que c.e dont tous les philosophes ont parlé soit là dans son immuable présence et qu'il n'y ait plus rien qui puisse l'en séparer.

Mais comment ators enco.re demeurer loin de ce qu'on aime? Camment résister à tappel de L'Etre pour demeurer dans sa solitu~ de ? Camment vivre de sa vie en face de ce qui est ? ll faut donc choisir entre êtr.e et vivr.e, e.ntre Ze Tout et soi~même.

A ins i la symphonie de L' univers finit en un hymne à la mort, à la· mort joyeuse qui rend toutes choses transparentes et transforme l'étonnement du philosophe en un .ravissement indicible devant tout· ce qui est.

Philosopher c'est aimer mourir. Bemard GROETHUYSEN

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A.D. GUREWITSCH

Zur Grundlegung einer Synthese des Daseins, Ed. Maria Gurewitsch

{ Extraits)

Aron Gurewitsch vécut de 1876 à 1902. Né à Vitebsk, en Russie Blançhe, il était Ie fils aïné d 'une familie de commerçants îuifs. A 16 ans, il alla à Berlin pour étudier la philosophie. 11 parle de cette époque dans son autobiographie : 4: Je voulais savoir, savoir, savoir ... Que suis-je? Qu'est Ie monde? Quelle sera mon attitude devant Ie monde ? »

Au cours de sa troisième année d'études il se rendit à Zurich, auprès de Richard Avenarius, !'auteur de la Critique de I'Expérience Pure.

IJ avait besoin d'un milieu dans lequel son esprit sérieux, sa soif d 'apprendre, son extraordinaire faculté d'assimilation et son besoin d'indépendance fondé sur une claire intuition de la réalité, seraient appréciés et développés. 11 trouva en Avenarlus un ami paterneL

A vingt ans Gurewitsch fut reçu docteur en philosophie avec une thèse intitu-1ée : Zur Geschichte des Achtungsbegriffs und zur Theorie der sittlichen . Gefühle.

A part un court séjour dans son pays, il mena à Berlin, à Munich, à Paris et enfin en Suisse, une existence retirée et consacrée tout entière à l'élaboration de sa conception du monde et au développement mystique de son art et de sa philosophie.

Sa vie, qui devait être si courte, semb1ai t toute tendue vers l'universel, vers la synthèse. Sa pensée, jamais étale, se mouvait dans les profondeurs et sur les cimes, évitant les détails et les amplifications. De là, Ie caractère dogmatique et purement ésotérique de son exposé.

Dépourvue d'évènements, sa vie en elle-même ne fut qu'un évènement ininter­rompu. La société contemporaine et ses valeurs établies lui posaient d'angoissants problèmes. II devait franchir tout ce qui était limité pour atteindre ce qui est sans fond et n'a pas de nom, l'Etre en soi, dont il croyait avoir découvert, dans toute leur clarté et dans toute leur profondeur, la loi et Ie sens. Ce qui caracté­risait !'esprit de I'univers de Gurewitsch, c'était son absolue pureté, !'absence de teute limite et de toute détermination.

11 ne pouvait vivre et respirer que dans Ie monde qu'il avait pressenti, dans un monde pénétré de liberté, oii Ie temps et I'éternité se rejoignent. Et qu'il n'ait jamais rencontré ce monde qui était Ie sien, ce fut là la tragédie de sa vie, la raison de la nostalgie qu'il avait de la mort, telle qu'on la sent dans mainte page de son journal, - de la mort qui l'enleva si jeune.

(Préface)

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L'AVENTURE ESSENTIELLE.

L'aventure essentielle de Nietzsche: Ie fond, !'essence de tout ce qui est -rien qu'une lumière pure se répandant dans l'immensité ; tout phénomène - rien qu'un infini rayonnant; l'histoire universelle- rien qu'une inépuisable abondance qui transparait perpétuellement en toute chose et en elle-même : Dyonisos uni pour l'éternité à Apollon et au génie surhumain, à l'astre suprême de l'ëtre, incarnés en Bouddha, Socrate, Ie Christ, Spinoza, Goethe, Schopenhauer et Zarathustra: l'éternité souveraine, la souveraine individualité, la souveraine substance des choses en une alliance trois fois sainte, indissoluble, illimitée. Pour Schopenhauer, les vagues et !'ensemble des vagues étaient à jamais exté­rieures à la mer et infiniment petites et insignifiantes en soi ; pour Nietszche, chaque vague, en soi, la totalité des vagues, en soi, la mer, en soi, se valaient; coïncidaient l'une avec l'autre, se pénétraient mutuellement, illuminées, creusées, s' étendant et se prolongeant par-de/à foute limite et toute détermination.

L'aventure essentielle de Schopenhauer: l'infini dans I' espace et Ie temps; l'individu torturé et anéanti par les passions, les instincts, les désirs, les revers, l'art, la science et la religion considérés comme la libération de !'individu qui sïdentifie à la volonté d'être dans la contemplation, dans la musique, dans la pitié et !'abandon de soi. Comparée à celle de Nietzsche, d'une pureté, d'une élévation, d'une profondeur, d'une universalité surhumaine et digne d 'un dieu, l'aventure de Schopenhauer est celle d 'un homme sans grandeur, vulgaire, fon­cièrement bas et vil.

Mon aventure essentielle : Ie vide lumineux ; transparence, interpénétration des lumières, vie intérieure que rien ne trouble, détachement ; se fondre, se dis­soudre, s'anéantir ; immensité lumineuse, amour, liberté, clarté, pureté, intuition, vérité partout présente, évidence; se fondre dans l'objet sans en être prisonnier, se détacher de l'objet; multiplicité, infinité et absolue pénétration intuitive des demiers fondements de tout !'être.

ASPECTS DU MONDE

ASPECT ESTHETIQUE DU MONDE. - Tout être est beau et divin! Belles et divines, la rnorale, la religion, la vie sociale, la souffrance, la mort, puisqu' elles sont les personnifications transparentes de la beauté divine, tout co=e la nature tout entière, comme chaque grain de sable, co=e la moindre poussière. IJ n'est ni mal, ni bien, ni vérité, ni mensonge, ni but, ni idéal, ni désespoir, ni crime ! 11 n'y a de réel que la beauté s'étendant à l'infini, la beauté qu'on voit, qu'on sent, qu 'on vit, qu'on pense et dont on souffre. L'äme, comme Ie monde, est illimitée. Elle embrasse tous les êtres, la nature entière, tous les sentiments et toutes les pensées. Tout en elle reflète l'éternelle beauté. Tout en, elle est pénétré de la lumière transparente émanant de la présence divine intérieure et indélébile, qui est vérité, qui en elle-même et par elle-même est Ie salut, Ie sens, Ie but et I' éternelle béatitude.

ASPECT RELIGIEUX DU MONDE. - Tout ce qui existe, qui vit et qui sent, est impur et dépendant, et, sans répit, aspire à la purification et à la

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délivrance. Toute créature tend éternellement vers Dieu et en même temps est condamnée à l'éternel supplice d'une nostalgie qui aspire à l'inaccessible. Sur cette terre, dans ce monde de I' existence finie, i! n' est rien de parfait, rien de valable, rien qui se suffise à soi-même. Inconsistance et misère que l'humain savoir, que l'humain pouvoir, que Ie sentir et Ie vouloir. Inconsistants et miséra­bles tous ces efforts de l'homme pour atteindre l'infini, l'infini amour, la liberté, Ja pureté, la sainteté, l'héroïsme, l'abnégation. A tout vouloir et à toute grandeur terrestres répondent fatalement la mort, la destruction, l'impitoyable cruauté du sort, les résistances et les contradictions qui anéantissent tout.

Le but de la vie terrestre est clone qu'avec l'aide du sart, de !'impulsion instinctive, du sentiment, de la volonté, de l'intuition, de la raison, chaque étre fini comprenne la nécessité de purifier et de libérer Ie monde de sa misère infinie,

de son imperfection, de son impureté et de sa servitude.

ASPECT MYSTIQUE DU MONDE. - La terre et Ie ciel, Dieu et la créature, Ie monde limité de la lumière spirituelle et l'obscurité sans bome du monde extérieur qui l'entoure, sant absolument identiques et n'existent que l'un dans l'autre, l'un pour l'autre, l'un par l'autre. Lïndividuel et l'universel, l'idéal et Ie réel, l'éternel et l'éphémère, ce qui est plus haut, plus bas ou au même niveau, ce qui est libre et ce qui est déterminé, l'harmonieux et Ie discordant, J'identique et Ie contradictoire, !'impénétrable et Ie contingent, ce qui communique, ce qui est immuable, ce qui croît: tout cela se confond, s'interpénètre d'une

manière indélébile et épuise tout être d' éternité en éternité.

ASPECT PHILOSOPHIQUE DU MONDE. - La méditation sur la destinée universelle, sur la structure et Ie cours des événements mène à l'humilité et à un eftacement infini. Dans aucun des contenus, dans aucune des profondeurs ou des hauteurs, dans aucune des perspectives de l'äme, dans aucune des victoires réelles ou imaginables, dans aucun des mondes terrestres ou supra­terrestre, ni dans Ie surhomme, ni en Dieu, on oe peut imaginer la réalisation de quelque chose qui soit absaJument durable, absaJument bon, qui soit réelle­ment existant en soi, et qui, d' éternité en éternité, glorifierait son être. Dieu est Je reflet du monde et de la pensée. Les principes indélébiles et abyssaux imprè­gnent Ie monde, la pensée et tout être jusque dans leurs radnes et les absorbent et les impliquent dans leur éternelle domination. Le but suprême et la félicité du penseur consistent à les connaitre et à s'en pénétrer taujours plus profondément.

INTUITION DU MONDE

INTUITION PHILOSOPHIQUE DU MONDE. - Il n'est, pour la philoso­phie, d'autre monde que Ie monde éternel. ornniprésent, total, que !'on atteint par J'intuition intellectuelle des concepts essentiels dont il est imprégné. C' est par ces concepts essentiels qu' elle saisit et comprend tout Ie reste : I' existence et la pensée individuelles, la société, la moralité, la science, la religion, I' art, la mysti­que, I' existence illimitée des as tres, des espaces, des corps, des organismes, !'in fini de l'avenir. Mais elle les repousse, et à leur tour. ils ne la laissent pas pénétrer dans ce qui les constitue en particulier et i=édiatement, dans leur être et leur devenir intimes, finis et concrets. La philosophie aime tout ce qui est en-dehors

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d'elle, et c'est pourquoi elle l'absorbe; mais, en mêrne temps, c'est aussi pourquol elle Ie rejette en tant que différent d 'elle-même.

INTUITION ESTHETIQUE DU MONDE. - Le monde est eet ensemble illimité qui comprend tout ce qui est, se voit et se sent, ce qui se passe dans l'äme et ce qui trouve son expression dans !'art. La nature, la vie, la société, Ia morale, la science, la philosophie, la religion, !'art lui-même, la mystique, sont tous des objets du sentiment et de la création artistiques. L 'art matérialise les figures , leur nature intime, leur beauté éternelle, dans des créations douées d'une existence propre et qui portent Ie sceau du principe i=atériel, transparent, idéal et éternel, de la vision du beau dont e!les sont issues. L'art et l'äme artistique enebantent Ie monde. Ils Ie dépouillent de sa nature propre et l'attirent dans les sphères supra-terrestres de la beauté. Mais Ie monde essaie de rompre ce charme qui l'anéantit, qui, sans pitié, lui suce Ie sang et mine son infini désir de s'affirmer. Mais Ie monde airne la beauté, et son amour détruit l'immatérialité de la beauté pour la faire entrer dans la vie réelle et lui donoer un caractère moral, social, scientifique, philosophique, religieux ou mystique. Et c 'es t ainsi qu'il renie l'amour que la beauté lui témoigne.

INTUITION MYSTIQUE DU MONDE. - Le monde mystique est Ie monde de !'amour infini, de la liberté et de la pureté, de la passivité, de la transparenee et de la pénétrabilité de tout ce qui est. En lui disparaissent et se réconcilient toutes les délimitations et tous les opposés. En lui toutes les entraves sant levées et Ie monde cbante !'hymne joyeux de son existence que oe vient troubler aucune note discordante. La vie et la mort, l'existence individuelle et l'existence universelle, I' éternité et !'instant, Die u et Satan, la fatalité et la volonté, I' amour et la haine, la beauté et la vie perdent ce qui les renferme en eux-mêmes et les rend impénétrables; ils se dissolvent l'un dans l'autre, se perdent dans Ie même Océan céleste oû résonnent les plus pures harmonies et oû aboutissent les plus profaodes extases.

Mais la vie individuelle, la société, la moralité, la science, la philosophie, !'art et la religion, s 'efforcent de s'arracher à ce céleste Océan qui les enveloppe d'une infinie tendresse, mais engloutit ce qui les distingue. Ils tendent vers /'a­mour du monde mystique. C'est dans eet amour, que retournant à leur propre nature, ils reconquièrent leur indépendance en face de ce monde. Et Ie monde mystique, dans son amour sans limite, dans sa liberté, sa pureté, sa passivité, sa transparenee et sa pénétrabilité, les rend à eux-mêmes et cède devant la puis­sance de leur destinée à eux, de leur existence, de leur amour.

LE LIVRE DE L'ETERNITE

Le livre de l'éternité prodame Ie sens ultime du monde et de la vie. Ce sens n'est autre qu'amour et liberté, vie intérieure illimitée et immédiate, profandeur insondable, incommensurabilité, équivalence, extase, clarté, abondance, irréalité et indétermination, lumière, délice, vie, beauté, vérité, sainteté dépouillée, inter­pénétration universelle et totale.

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Dans ce livre de l'étemité, tout est allégorie, jeu et parabole. II parle de tout, à tout, à travers tout. Son unique pensée est ûlimitée, inépuisable, et commence et finit et se révèle en toutes choses, étemellement. I1 ne peut être ni mal compris, ni incompris. Il parle Ie Jangage de la vie et de tous les êtres. Arbres, ruisseaux et roes, mers, soleils et voûtes célestes, plantes, animaux et ho=es, ämes, esprits et volontés, sont à la fois ses pages, ses lecteurs et ses idées. Il ne repose sur aucun fondement. Le sens de ce livre n'est caché par aucune draperie, par aucun voile, par aucun mystère, et les vieillards et les enfants, et les simples et les sages, entendent sa vérité muette. Il ne voile rien et voile tout. 11 affirme tout et ne nie rien. Il ne limite pas, i! ne détermine pas et tout est, en lui, plongé en soi, chantant en soi, résonnant, s'élançant1

espérant, cherchant, découvrant, montant, s'étendant sans mesure, s'élevant indé~ fini ment.

Le livre de I' éternité ignore et la haine, et la contrainte, et la souffrance. Nulle part il ne rencontre discorde, conflit, ni frontières . 11 triomphe sans cernbat et constamment de teute détermination et de teute dépendance, de toute servitude et de tout commandement, de teute opposition et de teute misère, de teute obscurité et de tout désespoir. Il apporte partout l'aisance, la clarté et la béatitude, !'amour, la pénétration et la simplicité. 11 s'élève au-dessus du savolr et du vouloir, du particulier, de la différence et de la détermination. Rien oe Je limite, rien en lui qui ait pesanteur, gravité ou densité ; ni contresens, ni double sens, ni équivoque n'altèrent sa simplicité, et sa simplicité plane au-dessus de teute interprétation, de teute significatien et de teute discrimina tien. 11 n' est régl par aucune lol, par aucun but. La parole qui émane de lui n'est autre chose que lui-mêrne. Et tu l'as Iu partout et en toi-même, et dans ta vie et dans tes ceuvres, et dans ton action et dans ton vouloir, dans tes maîtres, dans tes amis

et dans qui tu aimes, dans ta pensée, dans ta vision, dans ta foi et dans ton espoir. 11 t'accompagne dans la maladie, dans l'obscurité, dans la misère et dans le désespoir. 11 te rarnène partout à ton bonheur et à ton foyer. 11 ne peut t'être enlevé et il oe te manque jamais. Il n'est rien d'autre que Ie principe premier et l'ultime garantie de tout ton amour, de ta béatitude et de ta délivrance. Il est !'amour même, Ie bien en soi, l'être comrne tel, la vie extatique et inépuisable, Ie sens même de la vie, l'äme, !'esprit, l'éternité mêmes.

Ainsi tu ne cesseras de lire Ie livre de l'étemité jusqu'à ce que ton désir soit assouvi et que tu ales trouvé la parole étemeUe, l'ultime pensée, et atteint Ie fond abyssal et inscodabie de l'Etre. Tu traverseras la vie et les devoirs, !'art et les sciences, l'uoivers et la connaissance des choses divines, !'amour de Satan, la crainte et !'amour de Dieu. Lorsque tu auras suivi toutes ces voies et les auras toutes dépassées, tu rencontreras la pierre lumineuse, la fleur bleue, le Sur-Etre: Ie livre et l'äme de l'étemité.

LA MORT LIBERATRICE

OU sont les marques eertalnes de la grandeur d'äme, Ie propre fond de l'äme et les sommets auxquels elle s'élève pour y trouver un repos immuable? La béatitude, la paix intérieure, la clarté inaltérée, la quiétude lmperturbable, la

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fierté irréductible, la pureté du regard, la profendeur insondable, l'élévation infinie, l'étendue qui fait sauter toutes les barrières, ne deviennent des marques eertalnes de la grandeur d 'äme que lorsqu'elles se confondent dans une joie de la mort à laquelle rien ne saurait se mesurer. Seule une grande äme sait se réjouir de la mort comme si la mort était la révélation la plus vraie de !'abondance de la vie et de la victoire pure et éternelle qu' elle remporte. Pour savoir considé­rer sa propre mort comme étant l'anéantissemeot complet, profond et irrémissible de son moi dans tout ce qui est sien, et pour savoir pourtant ne retrouver qu'en elle la seule vraie délivrance et la liberté, pour éprouver devant Ia pensée et devant Ie fait de la mort - de la mort soit du prochain, soit d'un animal ou d'une plante, d'une mère, d 'un enfant, d'un frère, d'un ami, d 'un être aimé, d'un maître, d 'un saint, d'un poète, d'un roi, d 'un héros, - une béatitude pure et profende : il faut une äme qui sache se révolter contre les conditions inhérentes à l'existence de !'individu - créature et instrument de Dieu, en-dehors et au­dessous de Dieu- et qui ne puisse se révéler pleinement à elle-même et se délivrer de soi qu'en rompant ses liens.

Pour savoir éprouver la mort de cette façon, l'äme doit avoir dépassé les sphères de la vie animale et sociale : !'instinct de conservation, les nécessités biologiques que lui impose Ie fonctionnement de !'organisme, les instincts et les sentirnents collectifs, la coutume, la loi, la morale et la religion, les valeurs, les sentiments, les sublimations, les limites qu 'elle rencontre soit dans les sciences, soit dans Jes arts, soit dans la philosophie ou la mystique, Dieu et Ie Diabie et Ia vérité même. La réponse qu'elle aura donoé à la question de !'être et de la vie doit être telle que les inhibitions et les désespoirs les plus profonds de !'être s'imposent nécessai­rement et impérieusemeot à elle comme étant les libertés et les béatitudes suprêmes, et qu'ainsi les ultimes délivrances l'entrainent irrésistiblement à dépasser et à

anéantir tout ce qui est soi et propre à soi. La joie de la mort qu'elle éprouve en face de tout ce qui meurt, est à une distance infioie des passlons d'un ennemi, d'un rival, d'un héritier, d'un malade, d'un rnalheureux, d 'un déshérité ou d'un maudit. Cette joie ne connaît plus ni malveillance, ni amour-propre, ni ressenti­ment. Elle émane de son infinie grandeur, qui la met à même d'éprouver Ie mal comme bien et lui interdit de sentir Ie mal comme mal.

Et parce que la grande äme dépasse et nie les conditions de l'existence parti­culière, il est inévitable que !'individu qui a atteint Ie suprême épanouissement de l'äme, se voie entièrement méconnu, dans toutes les sphères de la vie animale et de la vie sociale qui font rementer à l'äme leur justification et leur suprême raison d'être. Oui, en tant qu 'individu, dans n'importe quelle situation de sa vie, se sait campris et pleinement connu, celui~là n'a pas atteint Ie seuil de l'étemité et ne s'est pas fondu dans l'énigme de l'existence; i1 ne pourra éprouver la mort comme liberté, et la pure joie de la mort lui restera inconnue. Qui, en tant qu'individu parmi tous, aura été Ie plus méconnu et Ie plus profondément et en védté ignoré, celui-là éprouvera Ie plus pariaitement la joie de la mort et ressentira Ie plus intimement la mort comme délivrance et liberté, et c'est lui dont les radnes auront pénétré au plus profond de !'être éternel : il aura triomphé de Dieu et se sera élevé au-dessus de Dieu, parce qu'il sera devenu autre et plus que sa créature.

Traduit par Mme S. G.

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MËTAPHYSIQUE DE LA POËSIE

Le sort de la future poes1e philosophique dépendra de Ia possibilité d'offrir par une théorie métaphysique abstraite, à la nature intellectuelle et émotive du poète, une satisfaction cernparabie à celle qui fut donnée à Lucrèce par Ia théorie d 'Epicure et à Dante par Ie Thomisme. Et cela, je Ie crois, est peu probable.

En examinant la question, nous devons prendre sérieusement en considération ce fait que nous n 'avons pas de véritable poésie philosophique en anglais. Quel~ quefois, il est vrai, Shelley est appelé un poète philosophique, parfois Words~ worth, mais dans les deux cas par suite d 'une indulgence manifeste. De Ia pro~ gression de !'argument intellectuel ils ne saisissent rien: chacun, en réalité, possè~ dait une certaine foi métaphysique, mais, du point de vue du Iogicien, irrationnellement soutenue. Le platenisme de Shelley n 'est certainement pas I'aboutissement de la dialectique de Pla ten; et Ie panthéisme de Wordsworth était Ie produit d'une expérience immédiate. !Is sont philosophiques seulement dans Ie sens Je plus vague de ce mot, et ce serait faire davantage Je point que de les appeler simplement « religieux » comme sans doute on I'aurait fait si !'orthodoxie de I'époque n'avait détenu Je monopole de l'épithète.

De Coleridge, d'autre part, on pourrait remarquer, assez justement, qu'il avait Ie pouvoir d 'écrire un authentique poéme philosophique: il pensait rigoureusement et avec suite, et, ce qui n'est pas de moindre conséquence, Ja courbe de sa propre pensée abstraite était accompagnée de répliques émotives. A sa dialec~

tique intellectuele, il y avait, à vrai dire, un corollaire émotif constant Pourtant, de manière frappante, il ne fit aucun essai dans la direction du poème philo~ sophique qu'il désirait tellerneut écrire et pour I' écriture duquel il était si pleinerneut qualifié; il se contenta d'y pousser Wordsworth, infiniment moins doué que lui. Pourquoi se déroba~t~il? Ce n'est point assez de murmurer < laudanum » : seuls quelques~uns des problèrnes de Coleridge sont expliqués par ce mot trop facile.

En fait, la position de Coleridge, exposée Ie plus simplement, était celle~i. que la poésie la plus pure était la philosophie la plus pure. Il eut des difficultés inouïes à exprimer cela dans une forme intelligible, parce que par définition une philosophie qui procède de l'intuition et s'y engage est impossible à appréhender autrement que par l'intuition ; et il était de plus attelé à la täche démesurée de découvrir un Jangage conceptuel pour des démarches de !'esprit qui ne l'étaient

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pas. Pour cette raison il a été naturellement mais injustement accusé de con~ fondre dans sa critique, pensée poétique et pensée conceptuelle. 11 savait parfai~ tement - nul mieux que lui - la différence entre pensée intuitive et discursive mais iJ fut contraint par la nature de son entreprise d'avoir recours constamment à des équivalents intellectuels grossiers pour ses démarches intuitives. Ainsi quand il décrit la méthode de Shakespeare comme étant I'observation d'un esprit qui, ayant construit une théorie et un système sur sa propre nature, note toutes les choses qui sont des exemples à l'appui de sa vérité et lui permettent surtout d 'énoncer les vérités de la philosophie comme de simples effets dérivés de ce que nous pourrions appeler J'observation de la vie < extérieure », la < théorie », Je < système », la « philosophie », dont il parle ne sent pas du tout ce qu'un dialecticien ordinaire entendrait par ces mots. Coleridge s' efferee de trouver l'expression d 'une pensée qui Ie hantait. Nous pourrions rassembler une douzaine d'efforts similaires pour Ie démontrer. Un suffira. «Ce fut Ja prérogative de Shakespeare de voir l'universel qui est virtuellement en chacun, s'ouvrir à lui , « !'homo generalis », non comme une abstraction de !'étude d'une collection d'hommes, mais comme la matière susceptible de modifications infinies » ! Le pouvoir que Coleridge attribuait à Shakespeare est précisément celui~là même que Goethe aussi s'efforça fréquemment de discerner: < l'anschauliche Urteils­kraft », « I' exakte sinnliche Phantasie » - Je pouvoir précisément de distinguer l'universel dans Ie pa rticulier, de pénétrer par l'intuition et la connaissance de soi dans la force créatrice qui existe, et est reconnue dans ses différenciations.

La même difficulté inhérente au Jangage qui a mené à ce que la pensée de Coleridge soit écartée comme pensée transcendantale et mystique se serait in~

évitablement présentée dans un poème avéré philosophique. Tout aurait été pour Ie mieux si !'esprit de Coleridge avait été exalté par un système philosophique étranger ; mais cela était impossible. IJ était poète, son expérience était poétique : ·la seule philosophie satisfaisante peur lui aurait été celle qui assure à la poésie la suprématie, qui, il en était intellectuellement convaincu, était sienne de droit. La seule façon d'exprimer cette philosophie était de la mettre en pratique, et la seule façon de la pratiquer était d 'être simplement un poète créateur.

On peut dire que !'échec de Coleridge fut l'échec d'un homme en particulier, et que neus ne devons pas généraiiser. L'objection est plausible seulement si nous sommes prêts à combattre la vérité de la pensée de Coleridge sur la nature de la poésie. Ceci, j'imagine, est à la portée seulement de ceux qui ne la com~ prennent pas. Par conséquent, !'échec de Coleridge, comme celui de Wordsworth, est réellement prophétique de la défaite de toute poésie philosophique sérieuse <lans l'avenir. La tentative ne sera possible qu'à un poète qui est moins poéte et moins philosophe qu'il ne devrait !'être; elle est condamnée d'avance à la médiocrité. La poésie philosophique ne pourra jamais plus être grande de la grandeur de Lucrèce ou de Dante, puisque, dès qu'un poète apparait avec un don poétique semblable et une semblable « profendeur et énergie de pensée » sa puissance intellectuelle sera appliquée comme la puissance intellectuelle de Co~ leridge, de Goethe et de Keats à la justification de ce qu'il y a de plus spéci~ fiquement poétique dans les démarches de son esprit. La condition essentielle de toute poésie philosophique est que Ie poète doit croire à tme faculté de l'esprit supérieure à la faculté poétique; cela fut possible pour Dante, immense

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poète, pourtant: mais depuis que Shakespeare vécut et écrivit, ce n'est plus possible. Shakespeare a créé une nouvelle échelle de valeurs indépendantes de la grande tradition chrétienne médiévale, mais spirituelle aussi intégralement : un système de valeurs, autant que neus pouvons en juger, complètement détaché de toute foi dans l'immortalité et dans la justice de J'au-delà, compatible pour­tant avec un véritable agnosticisme et pourtant aussi dans Ie sens large de ce mot, profondément religieux. Ce système de valeurs - qui nous semble avoir été produit comme une création de Ia nature - exerce sur nous un charme pro­fond et toujours intact: des générations d'hommes l'ont médité finalement pour aboutir à cette seule découverte que ce système de valeurs n'en était pas un. IJ satisfait mais résiste à !'analyse. L'ordre est là mais c'est l'ordre insondable de la vie organique. Et cette extraordinaire chose fut !'oeuvre de !'esprit poétique créateur libre et autonome, d'un poète qui avait foi comme nul poète avant lui ou après, dans son génie poétique propre.

Les poètes qui, depuis Shakespeare ont été doués peur la poésie philosophique ont eu l'exemple de Shakespeare pour leur montrer ce qu'elle pouvait être. 11 est probable que sans cette oeuvre en face d'eux, Goethe, Coleridge et Keats n'au­raient pas atteint les conclusions et les certitudes qu'ils attinrent. Certainement nuls poètes n'ont été de plus profonds et plus compréhensifs disciples de Shakespeare que ceux-ci, et il est impossible à un poète de réelle envergure venant après eux de ne pas voir Shakespeare principalement avec leurs yeux et de l'ap­procher autrement que sur la route ouverte par leur génie. Le poète qui les sult n'a pas Ie choix : il doit réaliser quïl y dans Shakespeare une vérité plus profonde que celle contenue dans n'importe quelle philosophie, et que Ie poète devient un au· thentique poète philosophe, non point en prenant la philosophie comme thème-ma­tière ou comme inspiration mais en se transformant tout entier dans Ie sens de ce qu'il est vlrtuellement - un révélateur du réel. Dans Ia mesure oû il se soumet à la vraie méthode poétique les problèrnes de la philosophie cessent d'exister pour lui.

Extrait de < Countries of the Mind, essays in literary Criticism » by John Middleton Murry. Second series. Oxford University Press 1931.

Traduetion inédite de Mme V. V.

DE L'ÉMOTION OPTIQUE DANS UN

POEMEDE PAUL VAN OSTAYEN (*)

La recherche de l'expression purement créatrice paraît bien avoir été l'une des préoccupations constantes de Paul Van Ostayen dans l'élaboration de son oeuvre poétique. Cette recherche était fonction de principes auxquels Ie poète ne laissait pas d'attacher de l'importance. Car s'il se tenalt pour un adepte de la littérature non sérieuse, il s' entendalt certes là-dessus et, lisant, par exemple lui-même ses poèmes, il savait leur conférer leur véritable sens.

11 est arrivé qu'en examinant un ensemble de cette oeuvre, un poème nous ait paru contenir, malgré une certaine « désolennisation » une souree d'émotion d'une qualité singulièrement rare. IJ s'agit de

ALPEJAGERSLIED Een heer die de straat afdaalt een heer die de straat opklimt twee heren die dalen en klimmen dat is de ene heer daalt en de andere heer klimt vlak vóór de winkel van Hinderickx en Winderickx Vlak vóór de winkel van Hinderickx en Winderickx van de beroemde hoedema•

kers treffen zij elkaar de ene heer neemt zijn hoge hoed in de rechterhand de andere heer neemt zijn hoge hoed in de linkerhand dan gaan de ene en de andere heer de rechtse en de linkse de klimmende en de dalende de rechtse die daalt de linkse die klimt dan gaan beide heren elk met zijn hoge hoed zijn eigen hoge hoed zijn bloedeigen hoge hoed

(*) Jeune poète flamand, né à Anvers Ie 22 février 1896, mort à Miavoye­Anthée Ie 17 mars 1928. 11 est un des représentants les plus intéressants de la poésie flamande d'après guerre.

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elkaar voorbij vlak voor de deur van de winkel van Hindeciclex en Winderickx van de beroemde hoedemakers dan zetten beide heren

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de rechtse en de linkse de klimmende en de dalende eenmaal elkaar voorbij hun hoge hoeden weer op het hoofd men versta mij wel elk zet z ijn eigen hoed op het eigen hoofd dat is hun recht dat is het recht van deze beide heren.

Ce poème est incontestablement plein de sens riche. Et, sans doute y a-t-il dans la démarche et dans Ie ton quelque chose qui pourrait engager un lecteur distrait ou particulièrement optimiste ou encore lisant seulement d'une seule manière à n 'y rien voir de bien touchant.

En effet, ce texte ne raconte vraiment rien d'extraordinaire. 11 n'y est nullement ·question d 'un monde féerique ou merveilleux non plus que d'un voyage lointain on d'un lointain voyage imaginaire. Maïs il y a ici un autre mystère qui est curieusement enveloppé d'ailleurs, défendu par Ie poète lui-même qui paraît soucieux d'obscurcir sa découverte gräce à un jeu poétique un peu burlesque.

Que !'on veuille songer à une telle rencontre. en so=e banale malgré son tour légèrement concerté, insolite, se produisant sur Ie plan de la réalité quotidienne.

11 est clair que pour pouvoir isoler une telle scène et en avoir une perception accusée, i1 fa ut être singulièrement attentif et d ' une attention assez spéciale, tout à fait apragmatique.

Une telle perception profonde du dessin des gestes bumains doit nécessaire­ment bouleverser celui qui l'éprouve car elle décèle !'aspect mystérieux que présente I' extérieur aux yeux de l'homme, lequel se révèle en ceci que Ie dessin des phénomènes ainsi isolés du monde extérieur est accompagné dans la conscience, du sentiment de leur extérioration, ce qui amène soudain chez !'être une mer­veilleuse cohésion entre !'esprit et Ie réel, qui fait que !'esprit recherchera désor­mais à retrouver eet état exceptionnel.

En effet, une perception de eet ordre, rare, délicate et sans rapport aucun avec Ie monde de l'utile a toute la densité d'une aventure intérieure en ce qu'elle transferme cette banale apparition de la vie pragmatique courante en une vision de surprise, de surprise primordiale, si !'on veut, de !'être devant un fragment du réel qu'il cesse alors brusquement de connaitre de la façon qu'il avait accoutumé de faire pour en prendre une autre connaissance : il éprouve que, dans le même temps qu'il volt Ie phénomène, c'est son reil qui Ie voit, ce qui lui permet de s'apercevoir lui-même dans Ie phénomène dès lors extériorisé et de prendre par là un sentiment aigu de sa propre vie.

Ce Chant des Montagnards, dont Ie départ doit avoir été une perception pure mürement médi tée ensuite met !'accent sur un des éléments essentiels de la poésie

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qu'il paraît difficile de découvrir ailleurs que là oû !'on s'est, d 'une certaine manière, débarrassé des artifices de son langage.

MARCE L LECOMTE.

P . S. - Nous pubhans ei-dessous une version française de Alpejagerslied, due à M . G. Marlier.

CHANT DES MONT AGNARDS PAR

PAUL VAN OSTAYEN

Un monsieur qui deseend la rue un monsieur qui remonte la rue deux messieurs qui descendent et remontent c'est-à-dire Ie premier monsieur deseend et Ie second monsieur remonte tout juste à hauteur du magasin de Hinderickx et Winderickx tout juste à hauteur du magasin de Hinderickx et Winderickx les célèbres cha­

peliers ils se rencantrent Ze premier monsieur soulève son haut-de-forme de la main droite Ie second monsieur soulève son haut-de-forme de la main gauche alors l'un et l'autre de ces messieurs ce/ui de droite et celui de gauche celui qui remonte et celui qui deseend celui de droite qui deseend celui de gauche qui remonte alors les deux messieurs chacun avec son haut-de-forme son propre haut-de-form e son sacré propre haut­

de-forme se croisent tout juste devant la porte du magasin de Hinderickx et Winderickx les célèbres c hapeliers alors les deux messieurs celui de droite et celui de gauche celui qui remonte et celui qui deseend une fois qu' ils se sont croisés remeffent leur haut-de-forme sur la tête que l'on m'entende bien chacun remet son propre chapeau sur sa propre tête c'est leur droit c'est Ie droit de ces deux messieurs.

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NOT ES

SYLVAIN LEVY.

Avec Sylvain Lévy disparait l'un de ces êtres exceptionnels qui sut unir la Sagesse à la plus prodigieuse érudition.

Certains ont pu écrire que son esprit constituait la capitale de l'indianisme. Et c'était vrai, persenne ne connaissait mieux que lui tout ce qui touche à l'Inde et particulièrement au Népal dont il était en quelque sorte l'historien national et ou il avait fait les plus précieuses découvertes pour la connaissance du Buddhisme.

Du monde entier on accourait Ie voir et Ie consulter et beaucoup se souviennent de ces fameux lundis soirs ( qui, sur un autre plan font song er aux Soirées de Mallarmé) ou se réunissait chez lui, avant guerre, la plus étonnante assemblée qu'on puisse imaginer. Au x penseurs et philosophes ( tels que A. MeiHet. Langevin, Finot. Ph. Berthelot, Jean Perrin, etc.) se mèlaient les brahmanes, les ma­haradjas, des étudiants, des missionnaires, des explorateurs ... qui vena i ent I' entendre discourir sur les êtres et les idées a vee cette passion de connaitre et de comprendre qui se communiquait peu à

peu à son auditoire, lui ouvrant des horizons nouveaux et une nou­velle et meilleure raison de vivre.

Son reuvre est très vaste et touche à de nombreux domaines : religions, philosophie, langues, arts, histoire ; maïs il s' était parti­culièrement attaché à !'étude du Buddhisme qui l'amena à suivre ses traces en Chine et au Japon. Dans ce dernier pays il était Di­recteur de la Maison Franco-Japonaise, à Tokyö. 11 contribua plus. que tout autre à une meilleure compréhension de l'Orient et à Ie rappraeher de nous.

J. MASUI.

LES LIVRES

Roger CAILLOIS. Procès intellectuel de l'Art (Exposé des motifs). Les Cahiers du Sud, Marseille. 1935.

Les articles de M. Roger Caillois, et en particulier !'étude qu'il a consacrée à la Man te Religieuse (Minotaure n• 5), avalent attiré I' attention de ceux que la littérature et !'art laissent dans un certain état d'insatisfaction. Ce qu'à la suite

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de ces travaux !'on pouvait imaginer, M . Caillois Ie précise, quoique d'une maniè~ re quelque peu schématique, dans l'ouvrage dont nous allons parler.

Son procès de !'art s'ouvre, en préface, par une lettre à André Breton. L'intérêt en est double.

M . Caillois de façon objective mais indirecte, pose indiscutablement Ie principe que Ie surréalisme est autre chose qu'une école littéraire.

D'autre part, il constate dans l'évolution du surréalisme une incohérence, un défaut de rigueur non seulement gênants mais propres à entretenir un malentendu que pour sa part, M. Caillois voudrait éviter. « Vous jouez, dit-i! en substance à André Breton, sur deux tableaux: investigation et poésie ... Vous êtes décidément du parti de l'intuition, de la poésie, de !'art - et de leurs privilèges ». Et M. Caillois définit ainsi sa position à lui : « Que m'importent en fin de compte des illuminations dispersées, instables, mal garanties, qui ne sont rien sans un acte de· fo! préalable, qui ne sont même plaisantes que par Ie crédit qu'on y ajoute ? L'!rrationnel: soit; mais j'y veux d'abord la cohérence ... »

On Ie voit, !'attitude de M. Caillois est inspirée directement de la philosophie et de la science, dans la mesure ou la première ne se peut soutenir qu'en s'ap­puyant sur la dernière. Le débat s' élève ainsi au-dessus des questions personnelles. et atteint son point sensible dès les premières pages.

M. Caillois justifie ensuite l'inquiétude métaphysique. Le problème qu'elle fait surgir devant la conscience est légitime, mais vain néanmoins. Non parce quïl est insoluble, mais tout au contraire parce qu'il est résolu et que la solution ne­neus apporte, vitalement, aucun éclaircissement utile.

C'est « une connaissance absolue, c'est-à-dire valable en-dehors et indépendam~ ment de tout conditionnement de l'existence ».

Ces points de repères disposés, M. Caillois se livre à une analyse de !'art et de ses éléments constitutifs sur les conclusions de laquelle il lui sera permis de­condamner «!'art pur », en ramenant au nombre, c'est-à-dire à une réduction aisée, l'indicible et l'ineffable sur quoi eet « art pur » prétend fonder ses droits. Mals i! n'en reste pas à cette vue critique et dans un certain sens destructive.

Gräce aux dissociations qu'il opère, M. Caillois isole dans !'art deux éléments. capables de nourrir encore l'intérêt : d' abord Ie fait de l'imagination et secon­dairement Ie lyrisme. 11 oppose Ie premier à l'élément plastique de !'art que l'activité des littérateurs s'est dépensée à vouloir isoler, alors qu'il en constitue la portion stérile. Quant au lyrisme, et bien que M. Caillois s'exprime avec moins de fermeté sur ce point, nous croyons qu'il en a une notion fort ju~te qui lui permet de dire que sa position n'est pas nécessairement anti-lyrique, s'il est vrai qu' elle est anti-littéraire, et dans cette acceptation, anti-poétique.

11 en condut à la possibilité et à la nécessité de créer à partir de là une « phénoménologie générale de l'imagination » et de « quitter la désuétude artis­tique ». Si les poètes, du moins les plus lucides d'entre eux, ne bornent pas leur dessein à l'évocation de quelque vaine et discutable beauté, mals sont animés par· un souci qui déborde les cadres de la littérature, iJ faudrait, pour être fidèles à

eux-mêmes, quïls abandonnassent leurs errements anciens et se plient à la disci~ pline qu'impose la connaissance.

On peut ne pas sïncliner devant Je sévère verdict de M. Caillois, on ne peut contester la force et la souplesse d'une argumentation dont cette note ne peut­rendre que maladroitement compte.

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On serait mal venu de défendre la faiblesse, l'ignorance, l'aveuglement ou même la naïveté. Et il est vrai que la confusion tend à régner partout. Mais i! nous semble que surtout les poètes ont Ie droit de clouter que les phénomènes manifestent de la bonne volonté à se confondre avec la technique selon laquelle on les observe. La poésie est peut-être une chose distincte dont on peut admettre que les répercussions sent assez peu négligeables. P eut-on réduire sans trop grande chance d'erreur, la portée d 'un poème à celle d'un document, et la réalité ne se trouve-t-elle par là trop brutalement forcée ? IJ appartient aux poètes, dont M . Caillois se sépare délibérément - qui sait si ce n'est pour n 'avoir pas assez pensé à eux et trop à la poésie - de se prononeer sur ces questions.

Maurice MAGRE. La Clcf des choses cachées. Edit. Fasquelle, Paris. M. Maurice M agre est un de ces hommes que !'on voudrait plus nombreux,

qui, avec une activité inlassable cherchent dans Ie monde les traces de ces associations anciennes mystérieusement nourries des secrets de !'esprit qui, peu à peu, ont cédé devant la barbarie envahissante. Sa pénétrante curiosité, attachée à dépouiller l'histoire de son conformisme aveugle et dans un certain sens, néga­teur, nous promène de !'Occident à J'Orient, en quête de vérités plus substantielies que les images de nos manuels. IJ prend parti contre la Rome antique et nous la montre, dans les Gaules, poursuivant de son glaive, de sa háche, et de ses terehes incendiaires, dans leurs temples de forêts, les Druïdes, ces premiers dépositaires de la sagesse du monde et de la nature. Il démêle, sous l'obscurité volontairement accumulée, Ie lien de la légende véritable qui unit I'Europe et I'Inde, les Juifs et les Chrétiens, Ie Christ et Bouddha. IJ cherche à découvrir sous Je masque con­ventionnel dont les ont a ffublés les matérialistes de tous les temps, Ie visage et la destinée significative des prophètes, des magiciens, des devins, tous prêtres d 'un culte unique dont Ie sens n'est plus communément accessible.

M. Magre appuie ses considérations sur une documentation abondante, enrichie de découvertes persennelles du plus grand intérêt. IJ faut Ie louer d'avoir pu donner à son ouvrage, malgré son fondement scientifique, cette allure élégante et aisée qui en fait la lecture des plus a ttachante.

Sören KIERKEGAARD. Le droit de mourir pour la vérité. Le Génie et l'Apotre (1847) . - Le Souveesin Sact'ificateur. Le Péager. LaPéchecesse (1849).- Pouc un examen de conscience (1851).- Traduits du dancis par P . H. Tisseau. Chez le traducteur à Bazoges-en-Pareds (Vendée).

Nous ne pouvons considérer que ces ouvrages, d'un intérêt d'ailleurs inégal, jettent quelque lumière nouvelle sur la pensée de Sören Kierkegaard. Ils portent la marque d'une application trop êtreitement pliée au dogme, malgré qu'y appa­raissent les singularités bien conoues de !'auteur, pour toucher ceux que les problèrnes proprement religieux laissent indifférents. Mais sans doute, si au cours de lectures antérieures, on a pu s'éprendre de cette figure fascinante par ses replis mêmes, son audacieuse timidité et sa finesse, on ne les lira pas sans

pro fit.

M . P . H . Tisseau, auquel neus devons déjà de précieuses traductions, situe de la façon suivante < Pour un examen de conscience > :

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< .. . Il (Kierkegaard) invite J'Individu à scruter sa foi prétendue et à voir sïl ne se paye pas de mots en I'invoquant. C e nouvel examen aboutira pour lui à la campagne strictement religieuse menée contre l'Eglise officielle dans les neuf numéros de J'Instant pa rus l'année de sa mort, en 1885 ». C. G.

Dr. Marie H. VAN DER ZEYDE. H adewych, een Studie over de Mens en de Schrijfster. Ed. J. B. Wolters, Groningen.

Cette étude sur Sceur H adewych n'apporte sans doute rien de bien nouveau quant à la conoaissance que nous avons de sa mystique ; maïs elle a Ie mérite de vouloir être strictement objective, chose que ne lui pardonoerent guère eer­tains zélateurs de Hadewych. L'auteur décrit tout d 'abord Ja personnalité de Hadewych. Il nous parle eosuite de H adewych en tant qu'écrivain, de ses devan­ciers, de ses sourees dïnspiration et de la na ture de son lyrisme.

Nous signaierons tout particulièrement les passages dans lesquels Ie Dr. Marie H. van der Z eyde décrit la qualité communautaire de !'art et de la mystique de Hadewych. En effet, on n'a pas assez insisté jusqu'ici sur la valeur sociale et non­individualiste de toute mystique digne de ce nom. L 'expérience mystique ne vise point l'union d 'amour d'un individu avec son Dieu, mais la béatitude de toute une co=unauté, de toute l'école mystique qui se range derrière Je chef de file. Tout grand mystique a ses disciples et ses servants, et c'est généralement pe ur les servir, pour les aider à atteindre plus facilement l'ultime perfection qu'il s'exprime par la voie de r écriture.

G . J, WAFFELAERT. Goddelijke Beschouwingen, vertaald door Guido Gezelle. Edit. N . V. « Standaard Boekhandel » Brussel. - Antwerpen.

Le renouveau dïntérêt que !'on perte actuellement à la mystique flamande doit beaucoup à feu Mgr. Waffelaert, évêque de Bruges. Ses M editatienes Theolo­gicae font autori té parmi les modemes traités de mystique. Une traduetion française en a été donnée par I' abbé Hoornaert, mais la version flamande que neus avons i ei sous les yeux a l'i=ense mérite d'avoir été faite par ce grand poète qu'est Guido Gezelle. Il en a fait une ceuvre personnelle, marquée de la griffe de son génie. En tant que puriste de la langue, Guido Gezelle a tenté dans sa traduetion de donoer une transcription thioise de toute la terminologie mystique. Les radnes latines ou grecques ont été germanisées et cela neus conduit à une terminologie qui se trouve être fort proche de celle de Ruusbroec. Le texte n'y a peut-être point gagné en clarté, mais il est d'une saveur médiévale qui charme et qui retient. Si Ie purisme de Guido Gezelle a bien souvent conduit à !'arbitraire, neus reconnaitrons cependant que la littérature mystique flamande y a gagné un nou­veau chef-d'ceuvre qui méritait de trouver sa place dans la magnifique édition jubilaire des CEuvres Complètes de Guido Gezelle qu 'édite en ce moment Ie < Standaard Boekhandel ».

Kurt ARAM. Magie und Mystik . Edit. Albertus-V erlag, Berlin. Cet ouvrage est une vaste synthèse historique, pariai tement documentée, des

connaissances magiques et mystiques et camroe tel il apporte une contribution précieuse à !'étude de ces disciplines. M ais comme tous les ouvrages de ce genre, Je livre de Kurt Aram se contente bien souvent d'approximations quelque peu

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malhabiles. Les demiers chapitres de cette étude encyclopédique, et notaroment « Wanderer ins Wesen », nous présentent quantité de « mystiques hétérodoxes ~ dont les démarches, toujours fort curieuses, mériteraient une étude critique appro­fondie que ne nous apporte guère Kurt Aram, qui semble appartenir lui-même à l'une ou I'autre école hermétique fort discutable. Quoi qu'il en soit, son livre est habité par Ie confusionnisme Ie plus regrettable.

Dr. J. J. FAHRENFORT. Het Hoogste Wezen der Primitieven, Edit. J. B: Wolters, Groningen. - Dynamisme en logies denken, idem.

Ces deux essais de J'ethnologue hollandais J. J. Fahrenfort apportent une étude importante sur Ie monothéisme et la psychologie des peuples dits primitifs.

Dans son étude sur l'Etre Suprème chez les peuples primitifs, !'auteur täche de s'en tenir à un examen objectif de tous les documents qui permettent de recon­naître Ia croyance au monothéisme chez les peuples les plus arriérés dans l'échelle de la dvilisation. Sans condure d'une manière définitive, Ie Dr. J. J. Fahrenfort ne semble guère croire au monothéisme des primitifs. A son avis trop de données nous manquent eneere et les enquêtes ont été menées d'une manière trop partiale par les ethnographes.

Bien des préjugés occidentaux fausseraient également nos études sur la nature de la pensée primitive et s'il faut en croire notre auteur la psychologie ethnologi­que serait parmi les sciences les plus arriérées de !'Occident, celle qui permet les affirmations les plus gratuites sans la moindre crainte d'infirmations catégoriques.

Jean CHUZEVILLE. Les Mystiques Allemands du XIII• au XIX• siècle. Edit. Grasset, Paris.

A propos de ce livre Ie spécialiste trouvera certainement bien des choses à redire, mais Ie profane Jouera Jean Chuzeville de lui avoir révélé tant de richesses. Traduttore, traditore, affirmeront certains, . à Ia lecture de ces pages choisies et traduites ; mais connaissant les difficultés de la traduetion des textes mystiques du moyen äge, nous trouverons toutes les excuses aux inévitables erreurs d'interprétation du traducteur. Nous nous contenterons plutöt de reproeher à Jean Chuzeville d'avoir annexé Ruusbroec et Thomas a Kernpis à la mystique allemande, sous prétexte que Ie premier se trouve être comme un chaînon dans l'évolution de la mystique allemande et que Ie secend serait né dans un village du diocèse de Cologne. Dans ces conditions nous pourrions annexer toute l'école de Windesheim à la mystique allemande et passer une croix sur la mystique des Pays-Bas ...

Carlo SUARES. Ouoi Israël? (Les Livres de la Genèse), Edit. Adyar, Paris. L'auteur de la Comédie Psychologique tente de nous donoer ici un aperçu de

la naissance de l'humain à travers les dédales d'une Genèse renouvelée. Livre de ténèbres et de lumière, Quoi Israël? veut nous prouver une certaine volonté révolutionnaire dont les militants de la révolution ne sauront que faire. Pour nous ce livre n'a d'autre vertu que celle d'être une tentative désespérée de messianisme, dans Jaquelle les personnages bibligues se mettent à vivre un symbolisme particu­lièrement ardent. Les lois communes de l'éthique s'y trouvent quelque peu boule­versées et à travers Ia voix d'une certaine « dialectique » nous entendons celle d'un individualisme rnalade de son orgueil et de son néant!

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Ce livre est celui d'une époque qui se meurt de vouloir être trop profonde. Le vent du large l'emportera un jour comme un simple fétu de paille ...

A. SCHLAGENHAUFFER. Friedrich Schlegel et son Groupe ( Athaeneum) . Ed. Faculté des Lettres de I'Université de Strasbourg .

Dans cette thèse universitaire, richement documentée, revit une· des époques les plus fécondes de la pensée allemande.

Charles AUTRAM. Mithra, Zoroastre et la Préhistoire aryenne du Christianisme. Ed. Payot.

Nous touvons ici des vues fort curieuses sur un domaine eneere peu exploré de J'histoire du Christianisme. Selon Charles Autram toute la tradition religieuse d'Israël serait postérieure à la captivité babylonnienne.

Wilhelm SCHMITZ. Traurn und Vision in der erzählenden Dichtung der Deut­schen Mittelalters. Ed. Aschendorf. Münster i. w.

L'hallucination et l'activité onirique chez les voyants et les poètes retiendront eneere Iongtemps l'attention de ceux qui veulent pénètrer les replis de la pensée. Cet opuscule apporte quelques données inédites sur ce problème. Tous ceux qui s'intéressent à la spiritualité médiévale Ie liront certainement avec profit. M. E.

M. S. GILLET (Maître Général des Frères Prêcheurs). Paul Valéry et la méta­physique. Ed. Flammarion.

Trop imprégné de thomisme, i! manque à ce livre de valeur une meilleure con­naissance du phénomène poétique dans son opération secrète et aussi une plus forte sensation de l'émotion créatrice. Certes, i! est précieux et enrichit la collection des essais consacrés à la « philosophie » valéryenne, mais nous aurions aimé trouver, surtout dans Ie chapitre « Métaphysique et Poésie » un peu de cette sécheresse, quasi-mathématique, que !'on reproche parfois aux vers de Valéry.

J. M.

Rainer-Maria RILKE. Rumoor des äges. (Ed. Cahiers Libres. Denoël et Steele. Paris) Traduetion : M. Betz.

Attachons-nous surtout au récit anecdotique qui donne son titre à ce livre ; RiJke, en quelque sorte, nous y expose sa très curieuse conception de la réalité du poème.

Catherine POZZI. Poèmes. (Ed. Mesures. Paris) . Quelques poèmes touchants. L'auteur, avec l'étrange lucidité propre aux malades, accepte admirablement l'idée de sa fin prochaine. Et ce requiem fut pour elle :

< Vous referez mon nom et mon image c: De mille corps emportés par Ie jour, < Vive unité sans nom et sans visage, c: Cceur de !'esprit, ö centre du mirage

< Très haut amour ». R. B.

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LES REVUES

Mesures, ( 15 octobre 1935). Jean Tardieu y donne un remarquable essai de traduetion < sonore> de !'ARCHIPEL de Hölderlin.

Dans ce mëme numéro, à lire: PRINCEPS JUVENTUTIS d'André Suarés, et un commentaire de « L'origine du théätre de Bharatà;) par René DaumaL

(15 janvier 1935). Trois serrnons de Maître Eckhart. Traduetion : Mayrisch St. Hubert. Une révélation.

G. Margouliès : La Poésie populaire Cliinoise.

Nouvelle Revue Francaise, (janvier 1936). Un poème de Jules Supervielle: < Lettre à l'étoile ». André Gide : Pages de joumaL

Cahiers du Sud, Marseille, Août-Septembre 1935. L'ISLAM ET L'OCCI­DENT. René Guénon: L'Esotérisme Islamique. - Louis Massignon: L'Arabe, langue liturgique de l'Islam. - Miguel Asin Palacios : Contact de la spiritualité m.usulmane et de la spiritualité chrétienne.

Dietsche Warande en Belfort, Markgravelei, 168, Antwerpen, December 1935. Arigo Levasti: Poesie en Mystiek.

Recherches Philosophiques, Paris, 1934-1935. On se souvient de I' avertissement qui introduisait Ie premier volume de Recherches Philosophiques, paru en 1932 et publié par MM. A. Koyré, H. Ch. Puech et A. Spaier. L'objet de l'entreprise y

était défini d'une manière aussi précise que eet objet pouvait Ie perrnettre. En effet, il semble qu'il n'était question de rien de moins que de saisir sur Ie vif Ie mouvement de la pensée philosophique, sa ebaleur et son rayonneroent même fugaces et de faire participer Ie Iecteur aux vicissitudes des hypothèses. On pouvait, devant un tel programme, se montrer sceptique et penser que précisément Ie lecteur ne s'accommoderait pas, dans Ie domaine philosophique, d'un foisonnement inégal, cernparabie à celui de la vie, ou quïl n'admettrait pas que la philosophie fût vivante. Maïs en fait, si depuis quatre ans, Recherches Philosophiques a publié maintes études qu'il est permis de considérer comme des essais, il n'en est pas que !'on n'ait intérêt à relire, ni sans doute, qui définissent une position abandon­née depuis.

Ce dernier tome est subdivisé de la manière suivante: DE L'ETRE DE LA REALITE, DE LA NATURE DE L'EXISTENCE, DE L'EXISTENCE DE L'HOMME, LES ATTITUDES DE LA REFLEXION, PSYCHE ET LOGOS, ETUDES CRITIQUES. II contient de très remarquables travaux dûs notaroment à MM. Bachelard (ldéalisme discursif), J. Wahl (Notes sur t!dée d'être), G. Marcel (Remarques sur la notion d'acte et de personne), P. Klos­sawski (Le mal et la négation d'autrui dans la philosophie de D.A.F. de Sade), E. Minkowski (Esquisses phénoménologiques) , H . J. Pos (Le verbe et son röle dans l'expression de la pensée}.

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Revue Philosophique, Pacis, Nov.-Dec. 1935. R. Mourgue: Une découverte scientifique : la durée bergsonienn_e.

Revue de Métaphysique et de Morale, Paris, Oct. 1935. S. Alexander : Valeur et Grandeur.

Revue de Philosophie, Paris, Sept.-Oct. 1935, E. Borne: Du bonheur et de la

béatitude.

The Philosophical Review, New-York, Septembre 1935, Neil Van Deusen : The

place of Telesio in the history of Philosophie.

Mind, London, Octobre 1935, W. T. Stace : Metaphysics and meaning.

Proceedings of the Aristotelian Society, Londen, 1934-1935. R. L. Saw: An aspect of causa! connexion. - E . M. Bartlett : The determination of the aesthetic

minimum.

Rivista di Filosofia, Milano, Oct.-Déc. 1935. A. Pastere: Sul <No Saber » di San Giovanni della Croce.

Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, Paris, Mai 1935. Jean Wah1: Kierkegaard: le Paradoxe.

L'essentiel de Ia pensée de Kierkegaard se concentre dans Ie maintien du para­doxe. Le paradoxe est une catégorie, une détermination qui exprime Ie rapport entre !'individu existant, connaissant, et la vérité étemelle. II ne peut ni se com­prendre, ni s' expliquer. Le paradoxe est paradoxe. La croyance est un acte désespéré, une passion, dans !'amour du danger et d'un risque absolu. M. Jean Wahl met en évidence avec une grande activité Ie caractère pathétique de la pensée de Kierkegaard.

ldéalismus, (Jahrbuch für die Idealistische Philosophie) Zürich, 1935. Signa­loos avec insistance ces Annales de I'ldéalisme Contemporain, ou !'on trouvera des thèses originales (Driesch, Losskij, Sganzini, Brigbtman, Mehlis, Wahl), une bibliographie, des notes critiques d'un grand intérêt.

Revue Néoscolastique de Philosophie, Louvain, Novembre 1935. M. Decorte: L'ontologie existentielle de M. Gabriet Marcel.

Les métaphysiques existentialistes sont à Ia mode, remarque M. Decorte. Ainsi : Heidegger, Jaspers, Berdiaeff, Gabriel MarceL Le cas, examiné dans eet article, est d'autant plus curieux qu'il comporte non seulement un problème philosophique à élucider et qui en lui-même est essentie!: !'étude des processus d'une décomposition éventuelle du mouvement idéaliste, maïs eneere des données psychoiogigue et humaines, propres à M. Gabriel Marcel. et analysées par M. Decorte avec infiniment de tact et de subtilité.

Acta Psychologica, Den Haag, 1935 (N• 2), Paul Menzerath: Die Phonetische

Struktur.

Page 58: Hermes (II) No. 1 - Janvier 1936

Journal de Psychologie normale et pathologique, Paris, Juillet-Octobre 1935, R. Leriche : R èflexions sur la douleur physique, sur les mècanismes de production ct sur les voies de la sensibilité douloureuse.

The American Joumal of Psychology, N ew-York, Octobre 1935. R. H . Gund­lach : Factors Determining the C haracterization of Mus ical Phcases.

Revue Métapsychique, Paris, Sept.-Octob. 1935. Dr. Osty : Une mémoirc

gigantesque des nombr:es.

Revue Bénédictine, Abbaye de Maredsous, (Belgique) Juillet 1935. A. Wilmart, Le grand poème bonaventur:ien sur les sept parales du Christ en Croix.

Revue de l'Histoire des Religions, P aris, Mai-Juin et Juillet-Août 1935. Magnus Olsen : Le Prêtre-Magicien et le Dieu-Magicien.

Recherches des Sciences Religieuses, Paris, Décembre 1935. Paul Jouon : Le sentiment religieux dans les plus anciennes épitaphes des Musulmans d'Egypte.

Religio, Rome, Janvier 1935. T. R. Castigllone : Un poeta sici/iano riformato :

Giulio Cesare Pascali.

Revue des Etudes Juives, Paris, Juillet-D écembre 1935, U rbach (E fraïm) :

Etudes sur la littèrature polémique du Moyen Age.

Bulletin de la Société de l'Histoire du Protestantisme, Paris, Avrii-Juillet 1935, A . M. Schmidt : Calvinisme et poésie au XVI• siècle.

Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuse, Strasbourg, Sept.-Octob. 1935.

A . Koyre : H egel à l ens.

Revues des Etudes Carmélitaines, Paris, Octobre 1935. Jacques Maritain: Humanisme et Culture. - Marcel Decorte : L'expression my:stique chez Plotin et

Saint-Jean de la Croix.

Revue Thomiste, Saint Maximin (Var) France, Nov.-Dêc. 1935. Maurice Blonde! : Fidélité conservêe par la connaissance même de la tradition.

L'Hygiène Mentale, Paris, No 5, 6, 7, 1935. P . Schiff : L'évolution des idêes sur

la folie de per:sécution.

Ons Geestelijk Erf, Antwerpen, 1935. Cette revue trimestrielle uniquement consacrée à la spiritualitê flamande est un instrument cl ' étude indispensable à tous ceux qui veulent pénétrer bistoriquement et analytiquement la mystique et !'ascé­

tique des Pays-Bas.

Annales Médico-Psychologiques, Paris, Octob. 1935. P. Janet : Réalisation et inter:prétation. - Nov. 1935. P . Queret : Sur un mécanisme des visions mystiques

{L'Iwllucination métesthêsique).

MESURES CAHIERS TRIMESTRIELS

DEUXIEME ANNEE 15 JANVIER 1936

COMITE DE REDACTION : Henry CHURCH. Bernard GROETHUYSEN, Henri MICHAUX, Jean

PAULHAN, Giuseppe UNGARETTI.

Léon-Paul FARGUE Récréation préhistorique. Catherine-Anne PORTER L'Arbre de Judée .

AUDIBERTI H enry CHURCH A. PETITJEAN James JOYCE

G. MARGOULIES Alexei REMIZOV

(Trad. par M. Sibon) . La mort de Cléopátre. Bacillus Subtilis Artis Lettre de créance. Lettre à Sullivan .

(Trad. par A. Petitjean). La poésie populaire chinoise. Dans l'Océan aérien.

(Trad. par S. R. D. ). ALAIN Jeunesse. Michel LEIRIS La Néréide de la mer rouge. Maître ECKHART Trois sermons.

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Page 59: Hermes (II) No. 1 - Janvier 1936

LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

REVUE MENSUELLE DE LITTERATURE ET DE CRITIQUE 23° ANNEE

DIRECTEUR : JEAN PAULHAN PARAlT LE J•' DU MOlS

sur 160 pages

PUBLIERA EN 1936: Géographie secrète de LEON-PAUL FARGUE. Digressions, par PAUL VALERY. Race des Hommes, par AUDIBERTI. Les Erophages, par ANDRE MAUROIS. Histoire de mes pensées, par ALAIN. Hélène, par PIERRE JEAN JOUVE. La commode, par MARCEL JOUHANDEAU. Le sens de la nuit, par A. ROLLAND DE RENEVILLE. La jeunesse d'un clerc, par JULIEN BENDA.

* * * SOMMA/RE DU Ier JANVIER 1936: ANDRE GIDE : Pages de Journai. JULES SUPERVIELLE : Lettre à I'Etoile. LOUIS GUILLOUX : Verre à liqueur. ANDRE SUARES : Dictatures et Dictateurs. T. F. POWYS: Le Bon vin de M. Weston (11) .

Le Mouvement Stakhanoviste documents présentés par A. HABARU.

Propos d'ALAIN. Réflexions d'Albert THIBAUDET. Esprit pur et Esprit incarné, de Julien BENDA.

I. Notes et Airs du Mois par J. BENDA - PIERRE HAMP - Ch. A. CINGRIA - A. URIET -ADRIENNE MONNIER - DENIS MARION - JEAN CASSOU - TRIS­

TAN DEREME - JACQUES DELAMAIN - HENRI POURRA T .

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