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Une question de discipline

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DU MÊME AUTEUR

Un été avec Montaigne, Sainte-Marguerite-sur-Mer et Paris,Éditions des Équateurs et France Inter, « Équateursparallèles », 2013.

La Classe de rhéto, Paris, Gallimard, 2012.Le Cas Bernard Faÿ. Du Collège de France à l’indignité natio-

nale, Paris, Gallimard, « La suite des temps », 2009.La littérature, pour quoi faire ?, Paris, Fayard et Collège de

France, « Leçons inaugurales du Collège de France »,2007.

Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes,Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2005.

Charles Baudelaire devant l’innombrable, Paris, Presses del’université Paris-Sorbonne, « Mémoire de la critique »,2002.

Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris,Seuil, « La couleur des idées », 1998 ; rééd. « Points.Essais », 2001.

Connaissez-vous Brunetière ? Enquête sur un antidreyfusard etses amis, Paris, Seuil, « L’univers historique », 1997.

Chat en poche. Montaigne et l’allégorie, Paris, Seuil, « Lalibrairie du XXe siècle », 1993.

Les Cinq Paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990.Proust entre deux siècles, Paris, Seuil, 1989 ; rééd. 2013.Ferragosto, Paris, Flammarion, 1985.La Troisième République des lettres, de Flaubert à Proust,

Paris, Seuil, 1983.Nous, Michel de Montaigne, Paris, Seuil, 1980.Le Deuil antérieur, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 1979.La Seconde Main, ou le Travail de la citation, Paris, Seuil,

1979.

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Antoine Compagnon

Une question de discipline

Entretiens avec Jean-Baptiste Amadieu

Flammarion

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Ouvrage publié sous la direction deBenoît Chantre

© Flammarion, Paris, 2013.ISBN : 978-2-0813-1515-0

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Avant-propos

Durant les semaines au cours desquelles nous avonsmené ces entretiens, une phrase n’a pas cessé de metrotter dans la tête : « On ne peut pas se mettre à lafenêtre et se voir passer dans la rue. » J’ignore qui l’adite en premier, mais, comme il arrive souvent, unefois qu’une expression nous a frappés, nous retombonssur elle à tout bout de champ. J’ai trouvé celle-ci sousla plume de Maine de Biran et d’Auguste Comte, puis,avant eux, de Joseph de Maistre, chez qui je ne l’avaisjamais remarquée, et d’autres philosophes du XIXe siècleencore, comme ce Jean-Philibert Damiron dont j’avaisemprunté le nom pour un personnage de La Classede rhéto, récit publié l’an dernier. Chez eux tous, cetaphorisme sert à dénoncer l’illusion de l’introspection ;il résume l’impossibilité de la connaissance objectivede soi. Se mettre à la fenêtre pour se voir passer,

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comme si l’on pouvait marcher sur son ombre oumonter sur ses propres épaules, c’est la méthode deGribouille !

Montaigne était sensible aux moments d’« inquié-tante familiarité » où l’on rencontre à l’improviste sondouble. Dans le fameux chapitre des Essais « De l’exer-citation », il rapporte les récits qu’on lui fit de son

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UNE QUESTION DE DISCIPLINE

comportement, de ses actions et de ses propos, aprèsune chute de cheval, alors qu’il avait perdu conscienceet qu’il se conduisait comme un automate. C’était luiet ce n’était pas lui. Et il n’est pas impossible quel’épreuve de tels moments l’ait conduit à entreprendreson autoportrait.

Nombreuses sont, dans À la recherche du tempsperdu, les situations où un personnage, ou bien le nar-rateur, se surprend du dehors, tel par exemple que lesautres parlent de lui en son absence. C’est le cas deM. de Charlus, à qui Mme Verdurin montre tant dedéférence quand il est là, mais qui s’écrie, un jour queMorel et lui sont en retard : « Nous n’attendons plusque ces demoiselles ! » Plus tard, le chassant de sonsalon, comme on arrache un poisson de son aquarium,elle lui apprendra ce qu’on disait de lui dans son dos,dans le « pavillon adverse » de celui où il se complai-sait. « Les oreilles ont dû vous tinter. On a parléde vous », rapporte encore Mme Cottard à Swann,brouillé avec les Verdurin et sur qui elle vient de tomberdans l’omnibus. Quant à lui, le narrateur apprendque M. de Norpois l’a traité de « flatteur à moitiéhystérique », sous prétexte que, des années plus tôt,l’ambassadeur « avait “vu le moment où j’allais lui bai-ser les mains” », après qu’il avait promis de parler delui chez les Swann, engagement que Norpois n’avaitbien entendu pas la moindre intention de tenir.

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Se mettre à la fenêtre et se voir passer : Freud nousa sans doute un peu rapprochés de cette acrobatie.Dans un rêve, un lapsus, une gaffe, un acte manqué,on passe dans la rue, et, si l’on se décide à y réfléchir,à interpréter, on entrebâille une fenêtre, mais petite,un fenestron, et ces entretiens ne se risqueront pas àl’ouvrir grand. On ne montera pas sur un tabouret pour

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AVANT-PROPOS

observer par un œil-de-bœuf, comme le héros deProust, dans l’hôtel de Jupien, apercevant M. de Char-lus flagellé par un garçon laitier ou boucher.

Jean-Baptiste Amadieu, qui a bien voulu jouer avecmoi aux questions et aux réponses – si j’ai accepté laproposition de Benoît Chantre de me livrer à ce dia-logue, c’est parce que Jean-Baptiste, que je connaisdepuis longtemps, était disposé à m’accompagner –,sait aussi bien que moi que l’on ne peut pas se mettreà la fenêtre et se voir passer, ou que celui qui passe,que l’on croit reconnaître sous le chapeau et le man-teau, ce n’est peut-être même pas un homme, maisun spectre ou une marionnette (car il se pourrait bienque le paradoxe qui a distrait les philosophes duXIXe siècle et qui m’a obsédé durant quelques semainestrouve son origine dans la fameuse image de la deu-xième des Méditations métaphysiques de Descartes).Aussi n’en avons-nous pas tant demandé, ni autopor-trait, ni psychanalyse, ni exploration proustienne du« pavillon adverse », visite guidée de « ces escaliers deservice où des graffiti obscènes sont charbonnés à laporte des appartements par des fournisseurs mécon-tents ou des domestiques renvoyés ». Nous noussommes contentés de chercher à retracer un parcoursd’obstacles à travers les disciplines.

Une question de discipline : c’était un titre que j’avaisenvisagé pour La Classe de rhéto, le récit d’une année

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de première qui ressemble à la mienne, à moins quece n’ait été celle d’un mannequin aperçu de la fenêtre,mais, par une heureuse coïncidence, il convient mieuxà ce livre-ci, si l’on veut bien retenir plusieurs desnombreux sens de cet ancien mot de discipline.

Disciplina, en latin, c’est l’action d’apprendre, et unprofesseur, ce que je suis depuis bientôt quarante ans,

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c’est quelqu’un qui a fait de l’action d’apprendre– d’apprendre aux autres, mais d’abord apprendre lui-même –, sa vocation, autre vocable un peu désuet,mais non moins apte en l’occurrence. En français, ladiscipline, c’est la matière qui fait l’objet d’un ensei-gnement, c’est une branche de la connaissance, et monpropre apprentissage a été marqué longtemps par unehésitation sur la discipline, par un vagabondage entreles disciplines, avant de trouver un point fixe, pourainsi dire, ou plus modestement une assiette, entre lesdisciplines. Enfin, une discipline, c’est une règle devie, de conduite, en particulier une règle monastique,et il est vrai qu’un professeur, un intellectuel, un écri-vain, c’est en quelque manière un clerc, comme le rap-pelait Julien Benda quand il les accusait de trahison.

La discipline a encore d’autres sens, mais ils mesemblent moins pertinents, comme celui de correctionou de châtiment, ou encore de fouet servant à la péni-tence, voire de massacre et de carnage. Non, une exis-tence de travail n’aura pas été une vie de pénitence,mais seulement de soumission. Ici, dans notre dialogue,les trois premiers sens de la discipline seront donc seulsen question – l’action d’apprendre, la matière ensei-gnée, la règle de vie –, et nous passerons sans relâchede l’un à l’autre, parce qu’ils sont noués, inséparables,et c’est ce qui fait de la discipline un très beau mot :« Pas de discipline sans discipline », disait Anatole

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France.Être à la fenêtre et se voir passer : il fallait en finir

avec ce cliché. Baudelaire l’a renversé dans le poèmeen prose « Les Fenêtres » : « Celui qui regarde dudehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamaisautant de choses que celui qui regarde une fenêtre fer-mée. » Cette fois, le poète est dans la rue, ou à la

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AVANT-PROPOS

fenêtre de sa mansarde, et il regarde chez les gens,imagine leur vie, celle d’une femme pauvre, d’un vieilhomme, se raconte leur histoire. « Es-tu sûr que cettelégende soit la vraie ? » lui objecte son lecteur.« Qu’importe ce que peut être la réalité placée horsde moi, répond le poète, si elle m’a aidé à vivre, àsentir que je suis et ce que je suis ? » Autrement dit,si elle m’a donné une discipline. Qu’il en soit ainside ces entretiens, ce serait le mieux qui puisse leuradvenir.

A.C.Paris, le 14 juillet 2013

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Une jeunesse liseuse

Jean-Baptiste AMADIEU – Antoine Compagnon, vousvous faites tour à tour théoricien de questions textuelles,historien des institutions littéraires et critique d’auteurs.Pouvez-vous nous dire d’emblée quelle interrogationessentielle a orienté et unifié vos travaux ?

Antoine COMPAGNON – Il semble toujours assezartificiel de formuler après coup la question uniquequi aurait déterminé le destin d’un chercheur. L’exis-tence précède l’essence, comme disait l’autre, et mestravaux, comme vous le rappelez, ont connu plusieursmoments. Les livres que j’ai publiés depuis plus detrente ans ont abordé des sujets assez divers etemprunté des chemins assez variés. Je me suis intéresséà certaines œuvres bien particulières, par exemplecelles de Montaigne, de Baudelaire et de Proust. J’ai

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fait paraître des ouvrages de théorie de la littérature,d’histoire de la critique, voire d’histoire culturelle. Laréflexion sur la modernité et l’antimodernité a occupéune bonne part de mes loisirs studieux. Vous le savez,la tradition à l’université est plutôt à la spécialisation :on consacre toute sa carrière à un siècle, à un courant,voire à un auteur. Manifestement, mon parcours a été

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hétérodoxe. Et il ne va pas de soi de le ramener àune seule interrogation au long cours. Néanmoins, lacuriosité de la langue a été ma plus constante boussoleau travers de nombreux méandres. Je revendique l’éti-quette de « philologue », au sens originel et étymolo-gique de la philologie : l’amour du logos, à la fois lalangue et les créations de la langue. Lorsque je jetteun regard rétrospectif sur les années écoulées, j’y voisà l’œuvre l’amour de la langue et de la littérature, ladisposition à rester surpris, étonné par elles, la volontéde les pénétrer, de les comprendre. Or, cette langue,on ne la connaît jamais assez ! Chaque matin, on ladécouvre avec joie et elle vous confond. On ne soup-çonne pas tous ses replis, ses détails, ses secrets. J’ail’impression d’apprendre le français tous les jours.Voilà ce qui me guide, lorsque je lis, lorsque j’écris.Peut-être même, dès l’enfance, mon attrait pour la lec-ture s’expliquait-il de la sorte.

Le goût des livres

J.-B. A. – Que lisiez-vous dans votre enfance ?

A. C. – Rien d’extraordinaire ! Je lisais ce que lisentles enfants, du moins ce que lisaient ceux de ce temps-là, où les collections pour les enfants étaient bien plus

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pauvres et mornes qu’à présent. Du genre PauvreBlaise dans la « Bibliothèque rose », puis Croc-Blancdans la « Bibliothèque verte », pas encore de bandesdessinées, sauf Les Pieds nickelés et Tintin. Commebeaucoup de mes contemporains, j’ai lu beaucoup deromans d’aventures, de romans de guerre. Mon enfancese situe en effet dans le climat de l’après-guerre. Je

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suis né en 1950. Les guerres, de 1940 à 1962, avaientlaissé fortement leur empreinte sur les esprits. Etcomme j’étais issu d’une famille d’officiers (mon pèreavait participé à la libération de Paris en août 1944,dans l’armée de Leclerc, puis à la prise de Strasbourg,et ma mère avait été faite prisonnière), cette présencede la guerre était vivace. Je lisais des récits d’aviateurs,comme Le Grand Cirque de Pierre Clostermann, etbien sûr Saint-Exupéry, ou des exploits d’alpinistes,comme Annapurna, premier 8000 de Maurice Herzog,la conquête de l’Himalaya par la face nord. Tous ceslivres exaltaient les garçons qui rêvaient de gloire.Ensuite, mes lectures les plus marquantes ont été dic-tées par ma sœur aînée, dont j’étais de deux ans lecadet. Elle a beaucoup orienté mon instruction duranttoute mon enfance et mon adolescence, jusqu’à laclasse de première, époque à laquelle nous avons étéséparés. J’ai alors poursuivi mes études secondaires auPrytanée militaire, à La Flèche, comme je le raconte,sans désigner les lieux, dans La Classe de rhéto. Avantcela, lectrice plus avancée et avide que moi, elle sefaisait offrir des livres par mes parents, les lisait enpremier, puis me les prêtait. Certains d’entre euxm’ont marqué pour toujours, comme beaucoup deromans français de l’entre-deux-guerres, dont ceux desM – Maurois, Mauriac et Montherlant, sans oublierMalraux et Martin du Gard –, ou des G – Gide,

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Genevoix, Giono, Giraudoux. Ainsi, Bella est unroman qui m’a beaucoup frappé, Dieu sait pourquoi !Il raconte les amours contrariées et tragiques, après laGrande Guerre, d’un homme et d’une femme issusde deux grandes familles républicaines rivales, copiéessur les Berthelot et les Poincaré. On pourrait y voirune récriture de Roméo et Juliette, mais je m’en souviens

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surtout comme d’une introduction à cette IIIe Répu-blique qui n’a jamais cessé depuis lors de m’intéresser,de sa naissance à sa chute, avec quelques grandesaffaires au passage. Siegfried et le Limousin, récit d’unsoldat français amnésique devenu un intellectuel alle-mand, est aussi de ces lectures qui m’ont troublé enposant la question de l’identité. Je vous parle de cesdeux romans ; je pourrais en citer cent autres auxquelsje repense parfois. Cette indigestion – Aragon, Sartre,que sais-je encore ? – date des années durant lesquellesnous séjournions aux États-Unis, à Washington, oùmon père était attaché militaire à l’ambassade deFrance, avant mon départ pour la pension.

J.-B. A. – Vous racontez aussi dans La Classe derhéto votre lecture saisissante de Sa Majesté des Mouchesde William Golding.

A. C. – C’est le premier livre que j’ai lu en entieren anglais. J’avais douze ans ; j’étais très fier de ce hautfait ! Et, oui, ce roman m’a impressionné par sa visionsombre de la nature humaine et sa mise en gardecontre les comportements grégaires. C’est une leçonque j’ai retenue pour toujours. Cette lecture date de1962. Nous venions d’arriver aux États-Unis. À l’école,The Maret School, dont je n’ai à dire que du bien,on nous faisait lire des œuvres dans leur intégralité,

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ce qui n’était pas l’usage en France, du moins àl’époque (aujourd’hui, on lit aussi des livres en entierdans les collèges et lycées français, mais cela n’encou-rage pas, malheureusement, les adolescents à persévé-rer). Avant notre arrivée à Washington, j’avais fait lasixième et la cinquième au petit lycée Condorcet, àParis. On avait lu, je crois m’en souvenir, Andro-

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maque, Le Cid, Le Bourgeois gentilhomme ; chaqueannée, suivant la tradition, on lisait une pièce de Cor-neille, de Racine et de Molière. Nous allions aussi,avec ma sœur, aux matinées classiques du théâtre del’Athénée. Mais c’étaient les seules œuvres que nouslisions d’un bout à l’autre, sans y comprendre grand-chose, je le crains. Pour le reste, on se contentaitd’extraits… L’école nous encourageait peu à la lecture.C’est vraiment à partir de mon arrivée aux États-Unisque j’ai pris plaisir à lire. Surtout l’été. On nous dis-tribuait une liste d’ouvrages à partir de laquelle nousdevions en choisir quelques-uns que nous lirionsdurant les vacances. À la rentrée, nous remettions desrapports de lecture de quelques pages. C’est ainsi quej’ai lu, grâce à une prescription scolaire qui n’avaitrien d’une contrainte, Dickens, Thackeray, SinclairLewis, Tolstoï, Salinger… L’obligation de rédiger unrapport, un essay – genre très libre et improvisé quiétait aussi pour moi une découverte –, nous forçait àréfléchir sur nos lectures. Ces quelques années depédagogie américaine ont été très formatrices de cepoint de vue.

J.-B. A. – Fréquentiez-vous les bibliothèques ?

A. C. – Dès mon enfance… Je me souviens d’unepetite bibliothèque où nous nous rendions à Com-

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piègne, ville d’où venait la famille de mon père et oùnous passions les grandes vacances. Les grandesvacances, c’est, ou c’était, le temps de l’ennui. Nousne savions pas quoi faire au retour des promenades lelong de l’Oise ou des expéditions à vélo dans la forêt,parfois jusqu’à Pierrefonds. Il fallait tuer le temps. J’aidonc passé beaucoup d’après-midi dans cette petite

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bibliothèque de Compiègne, accroupi par terre àfeuilleter les livres, position que je retrouve naturelle-ment dans les magasins des bibliothèques universitairesaméricaines, ou entre les rayonnages de la bibliothèqueFrançois-Mitterrand. Il y a quelque chose d’agréableà s’asseoir en tailleur dans une bibliothèque, commeun retour à l’enfance. Mais il n’y avait rien de tel àParis, où, à l’époque, il semble que les bibliothèquesaient été plus rares, ou inaccessibles. En tout cas, onne s’y rendait pas. C’est aux États-Unis que j’ai fré-quenté assidûment la bibliothèque. Celle de notreécole était assez fournie, et sa fréquentation étaitquelque chose de nouveau pour moi. J’y allais presquetous les jours, après le sport, ou au lieu du sport.C’était un endroit ensoleillé et accueillant. Les livresy arrivaient régulièrement de France. Je me souviensdu plaisir que j’avais à ouvrir moi-même les colis, ceque la bibliothécaire me laissait faire.

Beaucoup de nouveautés parvenaient jusqu’à labibliothèque de cette école internationale. Nous rece-vions les livres dès qu’ils étaient publiés en France,ou peu après. La plupart dataient donc de la fin desannées 1950. Les livres dont on parlait à Paris seretrouvaient aussitôt dans les rayonnages de notrebibliothèque. De sorte qu’entre douze et quinze ans,curieusement, j’ai lu beaucoup de la production duNouveau Roman, lequel était alors à la mode, peut-

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être plus aux États-Unis qu’en France d’ailleurs, etconstituait le fonds principal que les libraires parisiensse croyaient justifiés de nous adresser. Ce qui fait quej’ai lu le Nouveau Roman, dans le brouillard, avantde lire le « vieux roman ». On ne saisit pas, ou onmesure mal, la part d’innovation et de transgressiondes œuvres quand on ignore à peu près tout des

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modèles contre lesquels elles se sont bâties. Le premierlivre que j’ai lu de Marguerite Duras fut Moderato can-tabile, lentement, sagement, insistant pour le terminer.J’avais douze ou treize ans et je n’en garde pas unmauvais souvenir du tout. Puis j’ai emprunté La Jalou-sie de Robbe-Grillet, dont certaines descriptions, commecelle d’une tomate, je crois, restent gravées dans moncerveau depuis cette première initiation.

J’étais un peu perdu, mais aussi docile, fasciné, dis-cipliné. J’ai encore lu, cette année-là, Degrés de Butor,parce que c’était à la bibliothèque de l’école, mais jene crois pas être arrivé au bout de ce récit, lequel meramenait à un lycée parisien pareil à celui que j’avaisquitté avec joie. Au milieu de tous ces textes d’avant-garde – je dis cela maintenant, car j’ignorais alorsqu’ils étaient d’avant-garde –, je me souviens d’avoirpris Pierre et Jean, entre Moderato cantabile etLa Jalousie, ou entre La Jalousie et Degrés, et Maupas-sant m’a semblé étrangement accessible ! C’est peut-être à ce moment-là que j’ai eu l’intuition de ce qu’onappelle une avant-garde. Cela dit, lorsqu’on découvreDuras et Robbe-Grillet sans idée préconçue sur l’his-toire de la littérature, on trouve leurs livres certesbizarres, mais non pas particulièrement difficiles, entout cas pas plus déconcertants que le premier romande Faulkner qu’on m’a fait lire à l’école vers la mêmeépoque, As I Lay Dying. Je garde un très vif souvenir

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de ma première lecture de La Jalousie et de mon éton-nement, mais aussi d’une certaine satisfaction en com-prenant tout seul le jeu de mots sur la « jalousie », lesentiment et le contrevent.

Les nouveautés du temps ne se réduisaient pas auNouveau Roman. Il y avait aussi Sagan par exemple.J’ai lu Bonjour tristesse et j’ai même appris par cœur

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les premières pages ! Non pas que j’aie considéré ceroman comme un « livre culte » qui m’aurait envoûté,mais par plaisanterie. Avec ma sœur aînée, nous nousmettions au défi d’apprendre par cœur de longspoèmes de Lamartine ou de Vigny, puis nous sommespassés aux romans, et celui qui récitait le plus de pagessans faute remportait le pari, lequel était d’ailleurs gra-tuit. Bonjour tristesse était plus facile à apprendre parcœur que La Jalousie ou Degrés…

J.-B. A. – Vous fixiez-vous un programme d’œuvresà découvrir ?

A. C. – Non. Longtemps, j’ai lu en dilettante, demanière parfaitement désordonnée, c’est-à-dire tout etn’importe quoi, sans souci de période, d’esthétique,d’école, sans savoir où j’allais. D’ailleurs, je me demandesi je ne procède pas toujours de la sorte. J’ai dû garderquelque chose de ce dilettantisme ou de cette désinvol-ture. Au regard de l’orthodoxie universitaire, il est frivoled’écrire un livre sur Proust après un essai sur Montaigne.On pourrait considérer comme une inconvenance d’avoirparcouru toutes les disciplines de manière assez anar-chique, d’être passé des mathématiques à la littérature,avec des étapes par l’économie et la linguistique. C’estpourquoi j’éprouve un sentiment de grande dette àl’égard de l’université, laquelle ne m’a pas fermé ses portes

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malgré tous les détours que j’avais empruntés avant dela rejoindre. On l’accuse souvent de rigidité ou de frilo-sité. Le reproche est injuste, dans mon cas du moins,puisqu’elle m’a accueilli avec assez de bienveillance.

Cette liberté, certes, était un atout, mais souventon vous fait payer votre indépendance. La flâneriefavorise pourtant la rencontre des idées neuves ; elle

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stimule la réflexion. Se borner à la discipline littérairedans son acception la plus étroite ne me semble pas unavantage. Parmi mes étudiants ou mes collègues, oudans les articles que les revues auxquelles j’appartienssoumettent à mon évaluation, il me semble souventqu’une formation étroitement littéraire, aussi éminentesoit-elle, limite la pensée, la rend insuffisamment auda-cieuse. Il est bon de sortir de sa spécialité pour y revenir« plein d’usage et raison ». Le détour me paraît indis-pensable. Mais qu’il n’y ait pas de malentendu dansmon propos ! Je ne fais pas l’éloge de l’interdisciplinariténi de toutes les formes du mélange des disciplines quiétaient en usage dans ma jeunesse. Au contraire. Maméfiance à l’égard de ces amalgames est justement uneconséquence de mon expérience des disciplines. Je mesouviens de ma consternation en entendant un écono-miste chevronné transposer, dans les années 1970, lemodèle de la mécanique statistique à la distribution desrevenus. Cela m’a vacciné pour toujours. Je n’ai jamaischerché à confondre les méthodes, à transporter lesmathématiques en littérature… Ce type de démarchetend à jeter de la poudre aux yeux, je l’ai assez vitecompris. En revanche, traverser une discipline pourtrouver de quoi en enrichir une autre, cela me paraîtessentiel. Souvent, je suis déçu que les littéraires fassentmoins ce geste du détour que les autres. Les classicistes,les spécialistes de l’Antiquité ou les philosophes hésitent

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moins à parcourir d’autres horizons. L’hyperspécialisa-tion n’est pas toujours un avantage pour traiter un sujetlittéraire. Chacun le sait ; il n’empêche qu’on le fait sou-vent payer aux collègues non orthodoxes.

J.-B. A. – Justement, vous suivez d’abord un cursus enclasses préparatoires scientifiques, puis à Polytechnique et

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aux Ponts et Chaussées. Pendant cette formation d’ingé-nieur, quels sont les écrivains qui vous ont le plus stimulé,alors que votre horizon de travail était scientifique ?

A. C. – Je n’ai jamais autant lu, tous les soirs, quedurant les classes préparatoires scientifiques, d’abordpour conserver un équilibre, ensuite pour le plaisir,parce que ces lectures étaient totalement libres. Jecontinuais de lire n’importe quoi, tout ce qui paraissaitau format de poche, mais il est vrai que des auteurscomme Stendhal et Proust m’ont influencé plus par-ticulièrement. J’ai découvert Proust quand j’étais enmaths sup, durant l’hiver 1967-1968, sous les bellescouvertures dessinées par Pierre Faucheux pour « LeLivre de Poche », disposant, comme sur un collage,des échantillons des manuscrits récemment acquis parla Bibliothèque nationale, ainsi que des photographiesde famille. J’ai ensuite achevé la lecture de la Recherchedu temps perdu durant l’été 1968, en août, à Rome,que je suis allé visiter seul. En juillet, autre momentmémorable, j’avais lu Ulysse de Joyce, mais l’époquevoulait qu’on lise aussi autre chose que des romans etje venais de découvrir, dans Pour Marx d’Althusser,la notion de « lecture symptômale », autrement dit larecherche, dans un texte, de ses bévues, de sesimpasses, de ses aveuglements, lecture qui se confondun peu pour moi avec celle de Joyce et de Proust,

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œuvres que je n’ai donc jamais prises pour des œuvrescanoniques et parfaites. La lecture de Proust fut si pro-vocante que, pour la première fois, je cherchai àl’approfondir.

Les premiers livres de critique que j’ai ouverts, c’està ce moment-là. À la suite de la Recherche, j’ai achetéle petit Marcel Proust par lui-même de Claude Mau-

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riac, dans la collection des « Écrivains de toujours »,pour en savoir plus sur l’écrivain. Je suis aussi tombépar hasard dans une librairie sur un tout petit livrequi venait de paraître, celui de Gilles Deleuze, dontla première édition s’intitulait alors Marcel Proust etles signes. Ce livre, qui a bien doublé de volume dansses éditions successives, était à l’époque une mince pla-quette, un peu comme celle de Bergotte sur Racine,que Gilberte prête au héros. En optant pour Deleuze,je faisais comme ces étudiants qui préfèrent les livresles plus courts, mais j’ai été récompensé, car on nepouvait pas imaginer introduction plus lumineuse àl’œuvre. Peut-être même trop lumineuse, d’ailleurs, et,aujourd’hui, je n’adhérerais plus aux éclaircissementsde Deleuze qui m’avaient alors donné l’illusion de toutcomprendre de la Recherche. C’est maintenant que jene comprends plus. En 1968, cependant, alors que jedécouvrais Proust, je lisais naïvement, ignorais la lit-térature critique sur son œuvre, et je ne pouvais pasmieux tomber. Marcel Proust et les signes m’a convaincuet stimulé.

J’ai lu Le Rouge et le Noir plus tôt, dans des cir-constances qui restent inséparables du livre. C’étaitaux États-Unis, peu avant la mort de ma mère. Jevenais d’avoir quatorze ans et cette lecture a eu surmoi un effet énorme, parce que je me suis senti terri-blement partagé entre l’envie de vivre que ce livre me

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donnait et le pressentiment que ma mère mourraitbientôt. Je le raconte dans La Classe de rhéto. En cetemps-là, comme tout adolescent, j’étais avide deréponses à des questions simples, du genre : qui suis-je ?Le roman de Stendhal m’instruisait sur la nature del’ambition, de l’hypocrisie, de l’amour, de la cruauté.C’est aussi une formidable leçon sur la passion du

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pouvoir, le désir de liberté. Le Rouge et le Noir n’a passeulement impressionné l’adolescent que j’étais ; il m’adurablement servi de modèle de conduite dans les rela-tions amoureuses. C’est l’une des grandes finalités dela littérature que de permettre cette confrontation desoi à d’autres expériences auxquelles on n’aurait pasaccès autrement. À mon sens, la lecture favorise cettecomparaison. Les livres élargissent notre expériencedu monde, ils nous instruisent de situations que nousn’avons pas vécues, ou pas encore vécues. C’était lecas quand j’étais adolescent, et je pourrais dire :encore aujourd’hui. Le roman de Stendhal m’a doncservi de modèle pour « lire » ce que j’observais autourde moi, car la littérature affine notre sensibilité psy-chologique.

J.-B. A. – Néanmoins, l’idée de modèle littéraire estéquivoque. L’entendez-vous comme une leçon à imiterou bien comme un simple éclaircissement ?

A. C. – Je n’entendais pas le mot au sens d’unenorme à observer. Je parlais de modèle au sens heu-ristique : l’expérience qui permet de comprendre ceque l’on est en train de vivre, non l’exemple à imiteravec servilité. La littérature ne vous offre pas des règlesà suivre, mais des modèles de compréhension de cequi vous arrive. Une lecture nous permet de mieux

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saisir une situation que nous vivons, avons vécue ouvivrons, et de nous l’expliquer. Par exemple, dans LaClasse de rhéto, pour décrire l’humeur de l’un de mescamarades, mon meilleur ami, qui était un peu fou,j’ai écrit qu’« il passait sans transition de l’exaltationà l’abattement ». Puis, il y a quelques jours, je me suissoudain dit que cette phrase qui me trottait dans la

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tête depuis quarante-cinq ans n’était pas de moi maisdevait être une citation que j’avais lue à l’époque etqui m’avait fait comprendre le comportement de monami en le nommant. Aujourd’hui, où l’on a plus deconnaissances, on dirait qu’il était maniaco-dépressif,ou peut-être même bipolaire, mais, quand nous avionsquinze ans, ces mots n’existaient pas pour nous. Cettephrase, je l’avais lue quelque part en 1965, elle avaitsoudain éclairci pour moi le comportement de ce gar-çon ; elle était restée inscrite dans ma mémoire et jel’ai finalement écrite. Et comme, aujourd’hui, on peuttout retrouver grâce à Google, je l’ai tapée dans lemoteur de recherche et maintenant je sais que jel’avais lue dans le Lagarde et Michard du XVIIIe siècle,à propos de Diderot, non de Rousseau, comme jeme le suis d’abord dit en la retrouvant l’autre jour.Ainsi, ce ne sont pas seulement Stendhal et Proustqui m’ont aidé à vivre quand j’étais adolescent, maisaussi Lagarde et Michard, et je leur en suis recon-naissant. La littérature, c’est-à-dire la langue, mêmedans un manuel scolaire, peut déposer un mot quivous donne l’explication d’une situation que vousétiez en train de vivre et qui vous restait incompré-hensible.

Les aléas de l’école

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J.-B. A. – Cette idée de modèle littéraire, certains devos enseignants l’ont-ils appliquée ? Vos professeurs delettres tiraient-ils des leçons de textes étudiés ?

A. C. – Oui, c’était le cas d’un professeur qui m’abeaucoup marqué pendant mes années de scolarité

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américaine. Je le nomme Mr Mulford dans La Classede rhéto. C’était d’ailleurs son nom et le seul nom quej’aie gardé dans ce récit, afin de lui rendre hommage.Il nous enseignait l’anglais et le basket, et il étaitmeilleur en anglais, sans conteste. Il nous initiait àl’art du basket sans jamais toucher le ballon, et ilfumait à la chaîne, allumant chaque cigarette au mégotde la précédente, durant l’heure d’anglais comme cellede sport, mais c’était un professeur provocant. J’ai luavec lui bon nombre de pièces de Shakespeare, lespièces historiques, Richard II et Henry IV, ou encoreKing Lear. Son commentaire de Richard II m’avaitfrappé. Il puisait dans la pièce une réflexion sur lapolitique éternelle, c’est-à-dire aussi contemporaine.Ce fut à travers ces lectures de Shakespeare et lesleçons qu’en tirait Mr Mulford que je me suis forgéles premiers rudiments d’une sorte de compréhensionpolitique du monde. Sans avoir peur de l’anachro-nisme, il extrayait de toute littérature des modèles decompréhension valables pour aujourd’hui. Je me sou-viens en particulier d’un commentaire dans lequel ilnous présentait le monde comme un vaste théâtre, sui-vant l’épigraphe latine apposée à l’entrée du Globe, lethéâtre dans lequel Shakespeare jouait : Totus mundusagit histrionem. « Le monde entier est un théâtre. » Etune caverne ! Mes souvenirs associent ce commentaireau récit de Platon.

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J’avais douze ou treize ans lorsqu’il nous raconta lemythe de la caverne. C’était une révélation pour unélève de quatrième. Je me souviens d’un profondtrouble. Ma vision du monde bascula, au point queje faillis perdre connaissance. J’étais dans un âge oùl’on n’a pas encore formulé les choses de cette façon.Un vertige naquit de ce tableau saisissant du monde.

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L’instant était magique ! Certains cours m’exaltaient.On reproche souvent à l’école secondaire américainede délivrer un piètre enseignement. J’ai pourtant eula chance de passer trois ans dans une école qui, danstoutes les disciplines, en mathématiques, en physique,en histoire, était stimulante. Il est toutefois possibleque je l’idéalise.

J.-B. A. – Si ces années scolaires à Washington furentdéterminantes, comment s’était passée votre scolaritéprimaire ?

A. C. – Je n’ai pas été un très bon élève dans leprimaire. Je suis entré à l’école à Tunis, chez les SœursÉmilie-de-Vialar, mais ce fut une année terrible, cellede l’indépendance, troublée par de nombreuses mani-festations de rue. Il y a quelque temps, à l’occasiond’une conférence à la Bibliothèque nationale de Tunis,j’ai revu notre immeuble, devenu un hôpital, et l’école,laquelle n’a pas changé, la cour de récréation, d’oùl’on entendait le tramway qui me donnait envie defuir. Ça n’a pas été un début très propice. Ensuite,durant les quelques années, celles de la guerre d’Algé-rie, que nous avons habité à Paris, nos parents nousavaient mis – Dieu sait pourquoi – dans un coursprivé assez vieux jeu, le Cours Hattemer. Ma mère étaitnée dans une grande famille catholique belge. En Bel-

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gique, la séparation entre l’école confessionnelle etl’école publique était très étanche. Je me souviens dela réaction horrifiée de ma grand-mère – je devaisavoir huit ou neuf ans – quand elle apprit qu’une demes grandes et belles cousines avait été renvoyée dechez les Dames de Marie et irait à l’Athénée royal.L’Athénée royal ! Cette expression m’évoque encore

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aujourd’hui un lieu de perdition et suscite en moi unecuriosité intense. Nous avions alors une sorte de jeude l’oie qui s’appelait – c’est mon souvenir, mais jeme trompe sûrement – « Les plaisirs de la vie ». Sousson aspect moral – vous perdiez tout au Casino, vousdescendiez dans les bas-fonds –, ce jeu était parfaite-ment amoral et nous l’adorions. Toute ma vie, la casedu mal a gardé le nom d’Athénée royal, même si mabelle cousine est bien entendu de nous tous celle quia le mieux réussi : elle est devenue mannequin, a crééson agence et a fait fortune.

En tout cas, au Cours Hattemer, mes résultats variaientnotoirement suivant la personnalité de la maîtresse. Deplus, j’avais chaque année un défi à relever. Je retrou-vais des maîtresses qui avaient connu ma sœur. Orma sœur était une excellente élève, une élève modèlequi remportait toujours le prix d’excellence. Sa répu-tation créait pour moi une exigence que j’étais inca-pable de satisfaire. Je souffrais d’un complexe d’inférioritéen arrivant après elle et je garde le souvenir de classesprimaires où j’étais soit bon, soit médiocre, selon quej’aimais ou non la maîtresse. En neuvième – onemployait encore cette numérotation –, j’ai reçu leprix d’excellence parce que j’étais amoureux de la maî-tresse, belle femme qui se maquillait et à qui je voulaisplaire. C’est ainsi que j’ai appris comment accorderles participes passés des verbes pronominaux, com-

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ment partager (sans connaître la trigonométrie) uncamembert en six. Toutes choses fort utiles dans lavie. Mais, les deux années suivantes, en huitième etseptième, où les maîtresses étaient des femmes sècheset non maquillées, je me suis laissé aller, redoutantd’échouer à l’examen d’entrée en sixième. Ensuite, j’aile plus mauvais souvenir de mes deux années de

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sixième et de cinquième au lycée Condorcet, où j’aidû être un élève vraiment médiocre. Tout récemmentet par hasard, j’ai appris que mon collègue du Collègede France, Philippe Descola, et moi, nous étions dansla même classe : les photos le prouvent, mais nousn’avons pas le moindre souvenir l’un de l’autre à cetâge, ce qui suggérerait que nous n’étions pas des élèvesbien remarquables. Dans mon cas, c’est sûr.

J.-B. A. – Entre les lignes de La Classe de rhéto, onpeut voir une réflexion sur l’éducation. Qu’est-ce quiforme vraiment ? L’école n’est pas toujours à la hau-teur. Elle est concurrencée, bien sûr par les œuvreslittéraires qu’on lit, mais aussi par les événements dela vie. Vous écrivez aussi de votre mère que son expé-rience de l’emprisonnement pendant la guerre laforma, fut son université…

A. C. – Il me faut vous faire un aveu. J’ai derrièremoi une longue carrière de professeur. Pourtant, jedois me pincer pour croire aux vertus de l’enseigne-ment. Tout ce qui nous entoure me semble aussiimportant – je ne dirai pas plus important, mais aussiimportant – pour l’éducation. Tout ce qui se passeautour de nous est aussi formateur, aussi stimulant quece qui a lieu entre les murs de l’école. Au cours demes années d’internat, la vie en commun a été l’occa-

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sion d’une authentique éducation sociale, politique,civique, sentimentale, psychologique. Les relationshumaines dans une pension où l’on est tout le tempsles uns sur les autres, les rapports de force qui s’éta-blissent entre les élèves et l’encadrement, les menaces,les jeux d’autorité, les intrigues en coulisses, les lâche-tés, les solidarités, la confiance, on apprend tout cela

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N°édition : L.01EHBN000604.N001Dépôt légal : octobre 2013

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