essai_ma version finale personnelle_2015-11-30

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ÉCOLE DE POLITIQUE APPLIQUÉE Faculté des lettres et sciences humaines Université de Sherbrooke LES CAPABILITÉS : UNE NOUVELLE APPROCHE EN JUSTICE CLIMATIQUE? par Esther Girard-Godin Présenté à M. Jonathan Lorange-Millette (codirecteur), M. Serge Granger (codirecteur) et M. Jean-Herman Guay (lecteur) Dans le cadre de l’activité GEP 831 Essai Sherbrooke Hiver 2015

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Page 1: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

ÉCOLE DE POLITIQUE APPLIQUÉE

Faculté des lettres et sciences humaines

Université de Sherbrooke

LES CAPABILITÉS : UNE NOUVELLE APPROCHE EN JUSTICE CLIMATIQUE?

par

Esther Girard-Godin

Présenté à

M. Jonathan Lorange-Millette (codirecteur),

M. Serge Granger (codirecteur) et

M. Jean-Herman Guay (lecteur)

Dans le cadre de l’activité

GEP 831

Essai

Sherbrooke

Hiver 2015

Page 2: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

i

Composition du jury

Les capabilités : une nouvelle approche en justice climatique?

Esther Girard-Godin

Cet essai a été évalué par un jury composé des personnes suivantes :

Jonathan Lorange-Millette, codirecteur de recherche (École de politique appliquée, Faculté des

lettres et sciences humaines)

Serge Granger, codirecteur de recherche (École de politique appliquée, Faculté des lettres et

sciences humaines)

Jean-Herman Guay, lecteur (École de politique appliquée, Faculté des lettres et sciences

humaines)

Page 3: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

ii

Remerciements

Je tiens tout d’abord à remercier mon codirecteur Jonathan Lorange-Millette pour sa supervision

et son soutien tout au long de mon processus de rédaction. Son savoir, sa générosité, son

humanisme ainsi que sa grande disponibilité m’ont permis de trouver la discipline et le plaisir

d’écrire. Je veux aussi le remercier ainsi que Catherine Côté, Eugénie Dostie-Goulet et Karine

Prémont de m’avoir fait confiance comme auxiliaire d’enseignement. Je remercie aussi mon

codirecteur Serge Granger ainsi que le corps professoral de l’École de politique appliquée qui a

contribué à rendre mes années à l’Université de Sherbrooke intéressantes et stimulantes. Je tiens à

remercier plus particulièrement Eugénie Dostie-Goulet pour sa grande disponibilité et son soutien

tout au long de ma maîtrise. J’ai aussi une pensée spéciale pour mes collègues du département,

ainsi que ceux et celles du SAREUS, du RECSEP et du REMDUS avec qui j’ai développé, dans

plusieurs cas, une grande amitié.

Je ne saurais passer sous silence l’appui quotidien et inconditionnel de ma mère, Pascale, dont

l’ouverture d’esprit et la curiosité sont sans limites; ainsi que celui de mon père, Yvan, qui

continue de nourrir ma quête intellectuelle et avec qui j’ai partagé le défi des études supérieures.

Les discussions et les débats que nous avons lors des nombreux soupers familiaux sont la source

de mon épanouissement intellectuel.

Un merci tout spécial aussi à Jacques, Renée, Catherine, Roger et Émilie qui ont toujours

démontré un intérêt pour mes projets et avec qui je ressens un plaisir immense à discuter. Leur

présence ainsi que leur générosité ont assurément contribué à mon cheminement.

Enfin, je ne remercierai jamais assez mon compagnon de vie, Xavier, à qui je dois une grande

partie de mes réalisations et qui m’amène à me surpasser toujours un peu plus chaque jour. Son

soutien, ses conseils ainsi que nos discussions constituent la base de l’évolution de ma réflexion.

Page 4: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

iii

Table des matières

Résumé ............................................................................................................................................. v

Liste des abréviations ...................................................................................................................... vi

Introduction ...................................................................................................................................... 1

Première partie - L’approche des capabilités ................................................................................. 10

1.1 L’idée de justice d’Amartya Sen .............................................................................................. 11

1.1.1 La valeur de la liberté .................................................................................................... 11

1.1.2 La base d’informations .................................................................................................. 13

1.1.3 L’égalité et la qualité de vie ........................................................................................... 14

1.2 La réflexion de Martha Nussbaum ........................................................................................... 17

1.2.1 La dignité humaine ........................................................................................................ 18

1.2.2 Les capabilités centrales à la vie humaine ..................................................................... 19

1.2.3 Le rôle de l’État ............................................................................................................. 21

1.3 Application de l’approche des capabilités ................................................................................ 22

1.3.1 Défis dans l’application de l’approche des capabilités .................................................. 25

1.3.2 Quelle place pour les capabilités en environnement ? ................................................... 27

Deuxième partie - Penser la justice climatique .............................................................................. 30

2.1 Les changements climatiques posés comme problème moral .................................................. 32

2.2 Perspectives théoriques ............................................................................................................ 35

2.2.1 L’approche distributive .................................................................................................. 35

2.2.2 Inégalités climatiques et équité ...................................................................................... 37

2.2.3 Justice intergénérationnelle ............................................................................................ 40

2.2.4 Principe de responsabilités communes, mais différenciées (RCMD) ............................ 43

2.3 De la théorie à la pratique ........................................................................................................ 45

2.3.1 Convergence entre la pensée et l’action ......................................................................... 46

2.3.2 Revendications des mouvements issus de la société civile ............................................ 48

2.3.3 Quelle place pour l’approche distributive dans les luttes écologiques ? ....................... 52

2.3.4 Les capabilités comme fondements à une justice climatique ........................................ 55

Page 5: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

iv

Troisième partie -

L’approche des capabilités appliquée aux impacts humains des changements climatiques .......... 57

3.1 L’environnement dans l’approche des capabilités ................................................................... 58

3.1.1 La dimension environnementale chez Amartya Sen ...................................................... 58

3.1.2 La dimension environnementale chez Martha Nussbaum ............................................. 61

3.1.3 L’environnement comme métacapabilité ....................................................................... 63

3.2 Changements climatiques et capabilités humaines .................................................................. 65

3.2.1 Conséquences des changements climatiques sur les capabilités .................................... 66

3.2.2 Prise en compte des capabilités dans la lutte aux changements climatiques ................. 69

Conclusion ...................................................................................................................................... 73

Bibliographie .................................................................................................................................. 80

Page 6: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

v

Résumé

Cet essai a pour objectif d’explorer la façon dont une approche fondée sur les capabilités

humaines pourrait constituer une base normative au développement d’une justice climatique qui

demeurerait cohérente avec le paradigme libéral dominant dans nos sociétés et institutions

modernes. Il s’agira d’étudier certains principes de justice écologique et d’observer dans quelle

mesure les capabilités, initialement conçues dans le champ du développement humain, peuvent

s’y intégrer. Il sera aussi question d’explorer la façon dont cette approche peut être considérée

dans l’élaboration des politiques publiques en matière de lutte aux impacts humains des

changements climatiques. Il sera démontré que les capabilités, bien qu’elles comportent certaines

limites, peuvent contribuer au renforcement théorique d’une justice écologique, mais que leur

prise en compte dans les politiques publiques constitue un réel défi malgré leur fondement

idéologique libéral. Pour illustrer notre propos, une attention particulière sera accordée à

l’approche distributive, l’une des plus répandues dans nos institutions en matière de gestion des

impacts humains des changements climatiques, mais aussi l’une des plus critiquées par les

mouvements issus de la société civile. Pour ce faire, nous analyserons certaines des

revendications des organisations non gouvernementales œuvrant en environnement afin

d’illustrer la cohérence qu’elles peuvent entretenir avec l’approche des capabilités.

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vi

Liste des abréviations

CAN Climate Action Network

GDI Gender Developement Index

GEM Gender Empowerment Measure

GES Gaz à effet de serre

HDCA Human Development & Capability Association

IDH Indice de développement humain

IIG Indice d’inégalités de genre

OBNL Organisation à but non lucratif

ONG Organisation non gouvernementale

PNUD Programme des Nations unies pour le développement

RCMD Responsabilités communes mais différenciées

Page 8: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

1

Introduction

La fin du 20e ainsi que le début du 21

e siècle auront été caractérisés par une prise de conscience

générale ainsi que par l’essor de la connaissance scientifique concernant la dégradation

environnementale mondiale. Il s’agit aussi de la période où l’on recense un nombre grandissant

d’effets liés à la dégradation de l'environnement : bouleversements climatiques, pollution et

baisse des ressources en eau douce, destruction des écosystèmes et perte de biodiversité,

déforestation, désertification, inondation, consommation de masse générant un nombre

grandissant de déchets, pollution atmosphérique, pression démographique et étalement urbain,

surexploitation des sols cultivables et élevage de masse, entre autres. La problématique du

réchauffement climatique mondial, des rapides changements qu’il engendre sur l’évolution du

climat ainsi que la responsabilité humaine à l’origine de ces bouleversements ont amené, à partir

de 1992, les pays à se rencontrer annuellement pour tenter de trouver une solution à ce

problème1. Plus de 20 ans plus tard, les cibles que s’étaient fixées plusieurs pays n’ont pas été

atteintes et la communauté internationale tarde à donner les résultats escomptés2.

L’échec apparent des négociations internationales sur le climat et, par conséquent,

l’accroissement des impacts humains liés aux changements climatiques font en sorte que l’on voit

émerger plusieurs inégalités dans la façon dont se manifestent ces bouleversements climatiques,

mais aussi dans les capacités d’adaptation des différentes communautés face à ces impacts. Ce

constat amène ainsi l’humanité à repenser quelques-uns des principes de justice en ce qui

concerne la reconnaissance des droits des individus et des communautés à vivre dans un

1 Avec l’adoption de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), le Sommet

de la Terre qui s’est tenu à Rio de Janeiro en 1992 a été le coup d’envoi aux négociations internationales sur le

climat. Pour plus de détails : UNFCCC, United Nations Framework Convention on Climate Change, Historique,

2014, [En ligne], http://unfccc.int/portal_francophone/historique/items/3293.php, (Page consultée le 12 janvier

2015). 2 Les cibles fixées par le Protocole de Kyoto, adopté en 1997, n’ont mondialement pas été atteintes lors de son

échéance à la fin de l’année 2012. L’accord a toutefois été prolongé jusqu’en 2020. Pour plus de détails : Q.

SCHIERMEIER. « The Kyoto Protocol : Hot Air », Nature Journal, Vol. 491, pp. 656-658, [En ligne],

http://www.nature.com/news/the-kyoto-protocol-hot-air-1.11882, (Page consultée le 12 janvier 2015).

Page 9: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

2

environnement sain, en regard des effets des changements climatiques d’origine anthropique3.

Dès lors, une réflexion s’impose sur la façon dont l’humanité peut prendre en charge les

inégalités résultant de la crise climatique.

Ce phénomène amène aussi de plus en plus de chercheurs à se questionner sur les causes de

l’échec des négociations internationales sur le climat, mais aussi sur les alternatives qui peuvent

être proposées4. Cette impasse est cependant généralement attribuée à des problèmes politiques

classiques. Plusieurs analyses politiques5 portant sur les enjeux climatiques mondiaux abordent

ce problème sous l’angle des relations interétatiques, des ententes économiques, de la sécurité

énergétique ou encore des questions juridiques. Par conséquent, l’importance accordée aux

perspectives idéologiques ainsi qu’aux idées politiques dans les analyses politiques des

changements climatiques est rarement considérée.

Or, notre prétention est qu’en se distinguant des préoccupations politiques et économiques

généralement répandues, une réflexion philosophique approfondie, fondée sur une analyse des

paradigmes idéologiques dominants dans nos sociétés, doit occuper un plus grand espace dans

l’analyse des politiques environnementales mondiales. Quels pourraient être les facteurs

d’influence conceptuels ou idéels pouvant expliquer les limites de l’action publique dans la lutte

aux changements climatiques? Nous croyons qu’ils ne sont pas seulement d’ordre structurel,

diplomatique ou économique, mais qu’ils représentent plutôt le symptôme d’une incohérence

3 L’influence de l’activité humaine à l’origine du réchauffement climatique mondial a été confirmée par le GIEC.

Pour plus de détails : GIEC, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, Changements

climatiques 2013 – Les éléments scientifiques, Contribution du groupe de travail I au cinquième rapport d’évaluation,

Résumé à l’intention des décideurs, 2013, p. 15, [En ligne] : http://www.ipcc.ch/pdf/assessment-

report/ar5/wg1/WG1AR5_SPM_brochure_fr.pdf, (Page consultée le 12 janvier 2015). 4 Voir entre autres l’article suivant : F. GEMENNE. « Les négociations internationales sur le climat - Une histoire

sans fin? », Négociations internationales, Presses de Sciences Po, 2013, pp. 395-422, [En ligne],

www.cairn.info/negociations-internationales--9782724612813-page-395.htm, (Page consultée le 12 janvier 2015). 5 Voir, entre autres, les travaux de Simon Maxwell sur le développement et les changements climatiques, ceux de

Lawrence H. Goulder et William A. Pizer sur l’économie des changements climatiques, ou encore l’ouvrage

d’Anthony Giddens, un des plus connu en ce qui concerne l’analyse politique des changements climatiques : A.

GIDDENS. The Politics of Climate Change, Cambridge, Polity Press, 2011, 272 p.

Page 10: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

3

idéologique entre le modèle politico-économique préconisé dans nos sociétés modernes et les

actions que nécessite la problématique du bouleversement climatique mondial6.

Immanuel Wallerstein explique que sur le plan de l’histoire des idées politiques, l’époque

contemporaine est marquée par trois principales idéologies : le libéralisme, le conservatisme et le

socialisme.7 Il mentionne toutefois que les différentes alliances entre ces idéologies ont amené le

conservatisme et le socialisme à se définir comme des variantes du libéralisme puisqu’elles se

sont inscrites dans sa logique qui apparaît comme permanente8. Ainsi, le 20

e siècle serait marqué

par « l’apothéose du libéralisme à l’échelle mondiale »9, ce qui ferait de ses valeurs les plus

répandues dans nos sociétés modernes.

Considérant que le libéralisme est devenu, au cours des derniers siècles, l’idéologie dominante

dans nos institutions politiques, nous pourrions être portés à croire qu’elle est une des causes de

l’impasse actuelle dans la lutte aux changements climatiques. Les alternatives critiques au

paradigme libéral, proposées entre autres par certains acteurs de la société civile10

, ne semblent

cependant pas être prises en compte par les décideurs. Ainsi, sur la question climatique, force est

de constater que le libéralisme a échoué à offrir l’accès à un environnement sain à tous les êtres

humains. Nous pouvons donc en déduire que le paradigme politico-économique actuellement

dominant semble ne pas être en mesure de résoudre cet état d’urgence. Le 5e et dernier rapport du

Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) note que les

changements climatiques d’origine anthropique accroissent, entre autres, les problèmes de santé

chronique, modifient négativement les pratiques agricoles et augmentent le risque de sécheresses

6 Par exemple, la journaliste et auteure Naomi Klein a publié récemment un ouvrage portant sur les raisons pour

lesquelles le modèle économique mondial basé sur l’idéologie du libre-marché est à l’origine de la crise climatique :

N. KLEIN. This Changes Everything : Capitalism vs. Climate, New York, Simon and Schuster, 2014, 576 p. 7 I. WALLERSTEIN. Trois idéologies ou une seule? La problématique de la modernité, Revue Genèses, No. 9,

1992, pp. 7-24, [En ligne], http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/genes_1155-

3219_1992_num_9_1_1134, (Page consultée le 11 janvier 2015). 8 Ibid, p. 22.

9 Ibid, p. 23.

10 Les revendications de certaines organisations issues de la société civile sont abordées dans la deuxième partie du

présent essai.

Page 11: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

4

et d’inondations importantes11

. Plusieurs milliards d’individus continuent de voir les impacts des

changements climatiques modifier leurs conditions de vie, leurs primary goods12

, leur bien-être13

et même leurs capabilités fondamentales14

.

Dans cet ordre d’idées, existerait-il une approche qui saurait contribuer au renforcement d’une

justice climatique tout en demeurant compatible au paradigme idéologique dominant?

Il existe aujourd’hui une multitude d’approches qui tentent de résoudre la crise climatique.

Certains croient que l’humanité doit changer radicalement sa façon de concevoir sa relation avec

la nature et retrouver un respect pour la vie des écosystèmes et des autres animaux non humains

vivant sur la planète. Cette approche écocentrée15

issue de l’écologie profonde ne sera toutefois

pas retenue dans la présente analyse. Cette décision n’est toutefois pas due à un désintéressement

de cette approche, car il s’agit d’une des réflexions qui aurait le potentiel non seulement de

changer de paradigme, mais de lutter mondialement et durablement contre les impacts des

changements climatiques sur tous les organismes vivant sur la planète. L’objectif de la présente

analyse est toutefois de cibler une approche qui serait en mesure de répondre à la pensée

11

IPCC, Intergovernmental Panel on Climate Change, Climate Change 2014 – Impacts, Adaptation, and

Vulnerability, Working group II contribution to the fifth assessment report, Summary for Policymakers, 2014, p. 12,

[En ligne], https://ipcc-wg2.gov/AR5/images/uploads/WG2AR5_SPM_FINAL.pdf, (Page consultée le 12 janvier

2015). 12

Les primary goods (ou biens premiers) sont un concept développé par le philosophe américain John Rawls. Il

s’agit de ce que tout citoyen libre, égalitaire, rationnel et raisonnable devrait avoir pour s’assurer une bonne vie. Les

primary goods représentent une base commune pour la sélection unanime des principes de justice dans la position

originelle. John Rawls définie les primary goods dans : J. RAWLS. Théorie de la justice, Paris, Points Essais, (1re

édition : 1971) 2009, p. 93. 13

Amartya Sen développe sa propre économie du bien-être qui se place en opposition à la conception de bonheur

chez les utilitaristes et celle du « welfarisme ». Pour Sen, les capabilités peuvent servir d’indication au bien-être d’un

individu. Nous y revenons dans la première partie du présent essai. 14

Dans son approche, Martha Nussbaum définie dix capabilités centrales à la vie humaine. Ces capabilités se

présentent comme des possibilités que les individus décident d’exercer ou non. Ces fonctions sont universelles par

leurs seuils et priorités relatifs à chaque contexte culturel, social, politique et économique. Les idées de Martha

Nussbaum sont expliquées plus en détails dans la première partie du présent essai. 15

L’approche écocentrée (ou écologie profonde) estime que tous les éléments vivants (humains et non-humains)

doivent être protégés de par leur valeur unique, extérieure à l’utilité humaine. Elle place au centre de sa réflexion le

rapport qu’entretient l’humain avec la nature et critique la façon dont l’anthropocentrisme place l’humain à la fois au

centre et au sommet de la nature. Pour plus de détails sur cette approche : G. HOTTOIS et J-N. MISSA. Nouvelle

encyclopédie de bioéthique, Bruxelles, DeBoeck Université, 2001, pp. 337-339.

Page 12: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

5

contemporaine dominante en matière d’environnement et aussi celle que l’on observe dans les

négociations internationales sur le climat, soit l’approche anthropocentrée16

.

Or, le libéralisme est la doctrine la plus influente depuis plus d’un siècle et la plus appliquée dans

nos sociétés occidentales. Considérant que les pays de l’Occident ont une grande part d’influence

dans les décisions qui concernent la gestion des impacts humains des changements climatiques et

qu’il y a urgence d’agir, analyser l’efficience d’une approche libérale de la justice pour résoudre

la crise humaine liée aux changements climatiques devient pertinent.

L’idéologie libérale qui a été étudiée et alimentée par plusieurs penseurs depuis le 17e siècle a

été, dans sa forme contemporaine, fortement influencée par la philosophie politique de John

Rawls. Pour ce dernier, les libertés individuelles ne doivent pas freiner la justice sociale, car

celle-ci doit être conçue comme équité (fairness)17

. L’égalité des chances est donc nécessaire

pour réaliser cette équité. Depuis la publication de Théorie de la justice, plusieurs auteurs ont

répondu et ont apporté une critique aux idées de Rawls et parmi eux, l’on compte le philosophe

économique indien Amartya Sen.

Dans ses travaux, Sen a entre autres développé son approche des capabilités18

dans l’objectif

d’offrir une alternative aux estimations quantitatives du revenu national, particulièrement

répandues dans les études économiques sur le développement19

. Selon lui, les indicateurs

d’évaluation telle le Produit national brut (PNB) ou le Produit intérieur brut (PIB), de par leur

orientation sur les moyens et la « croissance d’objets de confort »20

, négligent certains aspects

16

L’approche anthropocentrée, dans la lutte aux changements climatiques, place au centre de sa réflexion et de ses

actions les besoins humains. Les éléments de la nature sont donc généralement considérés comme ressources devant

être exploitées de manière durable pour satisfaire les besoins humains. Pour plus de détails sur cette approche : G.

HOTTOIS. et J-N. MISSA. Nouvelle encyclopédie de bioéthique, Bruxelles, DeBoeck Université, 2001, pp. 61-66. 17

J. RAWLS. Théorie de la justice, Paris, Points Essais, (1re

édition : 1971) 2009, pp. 138-144. 18

Le néologisme « capabilité » (fusion de « capacité » et « capable ») réfère à sa distinction avec le terme

« capacité » et est reconnu dans les versions traduites de l’anglais au français des ouvrages de Martha Nussbaum et

Amartya Sen. Il contient aussi à lui seul l’essentiel de la théorie de la justice sociale d’Amartya Sen. Plusieurs

auteurs francophones (ex. : Fabrice Flipo, Éric Monnet, Fabienne Brugère) ayant traité de cette approche utilisent et

reconnaissent cet emprunt lexical. 19

A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, pp. 277-279. 20

Ibid, p.277.

Page 13: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

6

fondamentaux de la vie humaine comme la qualité de vie, le bien-être et les libertés21

. En faisant

le pont entre la prospérité économique et la qualité des vies humaines, l’approche des capabilités

d’Amartya Sen s’intéresse non seulement à la vie qu’une personne parvient à mener, mais aussi à

la liberté réelle que cette personne a de choisir entre différentes façons de vivre22

.

Ainsi, en s'inscrivant dans une approche libérale de la justice, l’approche des capabilités peut

s’intégrer au paradigme dominant dans les négociations internationales sur le climat, tout en se

démarquant des trois principales théories libérales de la justice, soit l’utilitarisme, le

libertarianisme et l’approche rawlsienne23

. En effet, en se concentrant sur la « dimension de

possibilité de la liberté vue sous un angle "global" »24

, l’approche de Sen se distingue de

l’attention portée au résultat dans les approches conséquentialistes. En ce sens, les capabilités

auraient le potentiel de servir de cadre normatif dans la lutte aux changements climatiques.

L’objectif principal de la présente analyse est donc d’explorer la façon dont une approche basée

sur les capabilités saurait pallier les carences exprimées en ce qui concerne le paradigme politico-

idéologique dominant, dans la recherche de solutions durables aux enjeux humains des

changements climatiques. Les objectifs spécifiques concernent dans un premier temps une

explication claire et concise de l’approche des capabilités. Il sera en effet nécessaire de bien

définir les différentes notions caractérisant cette approche pour faciliter son utilisation par la

suite. Il sera alors important de marquer les différences dans l’interprétation et l’utilisation de

l’approche par nos deux principaux auteurs, Amartya Sen et Martha Nussbaum. Un deuxième

objectif spécifique consiste à rendre compte de la pertinence de l’application de l’approche des

capabilités dans le champ de l’environnement. Nous verrons que son utilisation dans ce domaine

demeure très marginale malgré son grand potentiel dans l’analyse des inégalités

environnementales. Il sera toutefois aussi question d’établir les limites de l’approche des

capabilités, tant au plan théorique qu’en ce qui concerne sa prise en compte dans l’action

publique. Notre quatrième objectif spécifique sera de définir le principe de justice climatique et

de mettre en lumière son caractère hétérogène dans les politiques mondiales en matière de lutte

21

A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 278. 22

Ibid, p. 279. 23

Ibid, p. 284. 24

Ibid, p. 285.

Page 14: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

7

aux changements climatiques. Finalement, notre dernier objectif spécifique sera de présenter les

enjeux humains des changements climatiques dans sa dimension morale, c’est-à-dire d’exprimer

les problèmes éthiques reliés à ce phénomène.

Cet essai ne se concentrera donc pas sur un cas particulier, mais tentera plutôt d’explorer la

pertinence d’une approche dans un champ précis. Un des obstacles à l’application de l’approche

des capabilités aux impacts humains des changements climatiques est le peu d’attention portée

par Amartya Sen aux enjeux environnementaux dans l’ensemble de sa théorie. Comme le

mentionne Fabrice Flipo, pour Sen, « [l]a biosphère et l’écologie n’apparaissent que de manière

marginale, au détour d’une phrase, sans analyse approfondie. Les personnes et les sociétés ne

participent pas de la nature. Si nature il y a, elle est située en périphérie, composée de stocks

monofonctionnels et inépuisables. »25

Néanmoins, la crise écologique mondiale nous oblige à

reconsidérer le rapport qu’entretient l’humain avec la nature, mais aussi la façon dont cette crise

exacerbe les inégalités sociales. Ce constat nous permet d’ouvrir et d’élargir la théorie d’Amartya

Sen dans d’autres perspectives du développement humain. Par conséquent, nous développons une

recherche davantage exploratoire que confirmatoire. À l’aide de la recherche documentaire,

l’objectif sera d’identifier un problème pour ensuite conduire notre étude à partir des idées des

auteurs préconisés. Cet essai prendra ainsi la forme d’une revue de littérature analytique.

La première partie présentera donc les éléments essentiels à la compréhension de cet essai, soit

les principales notions constituant l’approche des capabilités. Il sera premièrement question de

définir la philosophie économique d’Amartya Sen et des trois principales notions qui se

retrouvent au cœur de sa théorie de la justice, soit la valeur de la liberté, la base d’informations

ainsi que l’égalité et la qualité de vie. Ayant aussi contribué au développement de l’approche des

capabilités, nous aborderons ensuite les idées de Martha Nussbaum sous trois angles : la dignité

humaine, les capabilités centrales à la vie humaine et le rôle de l’État. Nous présenterons dans

quelle mesure les deux auteurs se rejoignent sur la méthode et les éléments fondamentaux des

capabilités, mais aussi en quoi Nussbaum se distingue de Sen entre autres sur le plan de

25

F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13,

2005, p. 68, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page consultée

le 7 janvier 2015).

Page 15: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

8

l’application de l’approche. Après avoir défini l’approche des capabilités, nous verrons dans

quels champs elle a été appliquée ainsi que les défis que pose son passage dans l’action publique.

Nous amorcerons ensuite notre réflexion sur son application dans le domaine de l’environnement.

Cette section nous permettra de saisir le contexte d’émergence de l’approche des capabilités, en

plus de fournir d’importantes notions à notre analyse.

Nous exposerons ensuite, dans la deuxième partie, la question des inégalités résultant des

conséquences des changements climatiques, et plus particulièrement celle du développement

d’une justice climatique. Nous aborderons dans un premier temps la dimension éthique relative

aux impacts humains des changements climatiques, lorsque posés comme problème moral. Cela

nous amènera ensuite à définir quelques-unes des perspectives théoriques sous les thèmes de

l’approche distributive, des inégalités climatiques et de l’équité, de la justice intergénérationnelle

et du principe de responsabilités communes, mais différenciées (RCMD), pour ensuite faire le

pont entre la théorie et la pratique. C’est alors que nous présenterons la façon dont certains

chercheurs ont travaillé à faire converger la théorie avec la pratique en ce qui concerne la justice

écologique. Nous verrons ensuite qu’il existe une multitude de conceptions de la justice

écologique au sein des luttes sociales menées par certaines organisations non gouvernementales

(ONG). Nous tenterons donc de cibler quelques éléments de consensus entre ces différentes

conceptions pour ensuite arriver à démontrer dans quelles mesures l’approche des capabilités

peut être utilisée comme fondement et base normative au développement d’une justice

climatique.

Finalement, la troisième partie présentera la façon dont l’approche des capabilités peut être

appliquée aux impacts humains des changements climatiques. Il sera alors question de présenter

la dimension environnementale telle qu’exposée dans les travaux d’Amartya Sen et Martha

Nussbaum, pour ensuite élargir la réflexion à partir des idées de Breena Holland sur le sujet.

Nous aborderons les éléments qui ont amené cette dernière à concevoir l’environnement comme

une « métacapabilité ». Nous verrons que cette approche permet non seulement de mesurer

l’ampleur de l’influence des changements climatiques sur les vies humaines, mais qu’elle offre

aussi une perspective nouvelle dans la façon de concevoir l’approche des capabilités.

Page 16: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

9

Nous tenterons ensuite de démontrer en quoi les capabilités humaines sont affectées par les

changements climatiques et aussi de quelle manière elles peuvent être prises en compte dans la

lutte aux changements climatiques.

En conclusion, nous ferons un retour sur les principaux éléments abordés dans la recherche, en

plus de faire un bilan de l’analyse. Nous terminerons avec une réflexion critique sur la place que

peuvent occuper les capabilités dans lutte au réchauffement climatique.

Page 17: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

10

Première partie

L’approche des capabilités

Les travaux d’Amartya Sen sont d’abord inspirés de la Théorie du choix social à laquelle Sen a

aussi fortement contribué. Celle-ci se résume à l’étude de la relation entre les préférences

individuelles et les choix collectifs que l’on fait en société26

. L’interprétation moderne de la

Théorie du choix social trouve ses racines dans les travaux de Kenneth J. Arrow27

et, entre autres,

dans son « théorème d’impossibilité » démontrant que la simple agrégation des préférences

individuelles ne permet pas de cibler les préférences d’une collectivité28

. Sen a par la suite

soulevé l’existence d’un risque de déduire des généralités excessives dans cette procédure

d’agrégation. Il proposait donc de classifier les problèmes individuels en un certain nombre de

catégories et d’ensuite étudier la structure adéquate pour chacune de ces catégories29

. C’est dans

ce même ordre d’idées qu’il a développé sa propre conception de la justice qui tente, dans une

certaine mesure, de réconcilier les valeurs et les intérêts individuels avec les décisions collectives.

Lorsqu’il a développé son approche des capabilités dans les années 198030

, Amartya Sen s’est

alors inscrit dans une réflexion beaucoup plus globale en ce qui concerne les fondements du

libéralisme. Au-delà de la primauté des libertés, des responsabilités et du droit individuels

comme valeurs fondamentales dans nos sociétés, qu’en est-il de la qualité de vie des individus?

Sen propose de s’y attarder et de définir en quoi consiste le bien-être humain. Cette partie

explorera donc l’origine et le contexte d’émergence de l’approche des capabilités développée par

Amartya Sen ainsi que l’apport significatif de Martha Nussbaum à cette approche. Nous verrons

que leur conception de l’approche des capabilités se rejoint sur la majorité des points, notamment

en ce qui concerne l’évaluation qualitative du bien-être individuel, la liberté substantielle que

26

A. SEN. « Social Choice Theory: A Re-Examination », Econometrica, The Econometric Society, Vol. 45, No. 1,

1977, p. 53, [En ligne], http://www.jstor.org/stable/1913287, (Page consultée le 5 mai 2015). 27

K. J. ARROW. Social Choice and Individual Values, Londres, Yale University Press, (1re

edition : 1951) 2012,

192 p. 28

M. MORREAU. « Arrow's Theorem », The Stanford Encyclopaedia of Philosophy, 2014, [En ligne],

http://plato.stanford.edu/archives/win2014/entries/arrows-theorem, (page consultée le 5 mai 2015). 29

A. SEN. « Social Choice Theory: A Re-Examination », Econometrica, The Econometric Society, Vol.45, No.1,

1977, p. 53, [En ligne], http://www.jstor.org/stable/1913287, (Page consultée le 5 mai 2015). 30

T. WELLS. « Sen’s Capability Approach », Internet Encyclopaedia of Philosophy (IEP), [En ligne],

http://www.iep.utm.edu/sen-cap/, (Page consultée le 6 mai 2015).

Page 18: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

11

représentent les capabilités ou encore l’importance de l’empowerment31

dans le développement

humain. Nous constaterons toutefois qu’elle se distancie lorsqu’il est question du rôle de l’État,

des capabilités fondamentales et de la notion de dignité. L’objectif de cette première partie est de

bien comprendre le développement de l’approche des capabilités pour faciliter la manipulation

que nous en ferons dans les parties subséquentes. Nous souhaitons donc exposer les principales

notions qui serviront à notre démonstration. Nous conclurons cette partie en introduisant

d’emblée l’objet sur lequel nous nous concentrerons dans cet essai, soit l’application de

l’approche des capabilités aux impacts humains des changements climatiques.

1.1 L’idée de justice d’Amartya Sen

Paru en 2009, L’idée de justice d’Amartya Sen se situe comme suite et critique à Théorie de la

justice de John Rawls. Une des principales critiques adressées à la théorie rawlsienne concerne

son approche distributive des primary goods. Autrement dit, Sen se questionne sur la variation

d’aptitudes qu’ont les humains à transformer ces primary goods en vie satisfaisante32

. Son livre

propose essentiellement de revoir la nature de la justice ainsi que les objectifs du développement

humain. Le but de l’ouvrage réside aussi davantage dans la prise de conscience des situations

d’injustice comme moyen d’établir les meilleures conditions pour combattre ces injustices que

dans l’élaboration d’un idéal de justice suivant une procédure bien définie. Dans ce qui suit, nous

proposons de résumer trois éléments centraux menant au développement de l’approche des

capabilités que propose Amartya Sen dans L’idée de justice.

1.1.1 La valeur de la liberté

Le libéralisme classique a placé au centre de sa théorie la primauté de la valeur de la liberté

individuelle. Également issu de la tradition libérale, Amartya Sen ne fait pas exception à cet

usage. Selon lui, pour qu’un humain devienne concrètement libre, il importe, d’une part,

d’accroître les revenus, mais aussi de renforcer le pouvoir des individus de choisir et de mener la

31

Difficilement traduisible en français, le concept d’empowerment vise à augmenter l’autonomisation des individus

ainsi que leur pouvoir d’agir sur leurs conditions sociales, économiques, environnementales et autres. 32

A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, pp. 94-95.

Page 19: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

12

vie à laquelle ils aspirent. Cet ancrage empirique ainsi que l’attention portée par Sen à la qualité

de vie, à l’équité, au bien-être individuel ainsi qu’aux réelles possibilités individuelles le

démarque de ses prédécesseurs.

Pour lui, une des principales raisons pour laquelle la liberté est si précieuse est parce qu’elle

« nous offre la possibilité d’accomplir ce que nous valorisons, quelle que soit la façon dont cela

se produit. »33

En d’autres termes, la liberté nous permet de décider de vivre comme nous

l’entendons et d’œuvrer à atteindre nos objectifs. Ce contexte de liberté favorise ainsi le libre

arbitre et la prise de décision individuelle. Sen propose toutefois une distinction pragmatique

entre la notion de liberté et celle de liberté réelle, soit la véritable possibilité qu’ont les individus

d’accomplir la vie qu’ils souhaitent accomplir dans un « mode d’organisation sociale »34

. Il attire

l’attention sur la distinction entre les notions « d’accomplissement » et de « liberté

d’accomplissement »35

. L’accomplissement, c’est « ce que nous faisons en sorte de réaliser »,

alors que la liberté d’accomplir est la possibilité réelle que nous avons de faire ce que nous

valorisons. Cette subtile nuance représente justement l’écart entre la liberté que l’on pourrait dire

proposée à un individu et la liberté réelle dont il dispose. Il est essentiel pour Sen de construire

un pont entre la façon dont nous concevons théoriquement la liberté et la façon dont elle

s’applique et se pratique dans la vie des gens.

Il y a donc un problème lorsque l’on juge « les possibilités dont disposent les gens en se

demandant uniquement si, en fin de compte, ils font bien ce que, hors de toute contrainte, ils

auraient choisi de faire. »36

Pour Sen, affirmer qu’un individu est libre par le seul constat qu’il se

trouve dans la même situation que celle où il se serait retrouvé par choix est une conclusion qui

dénature le concept même de « possibilité ». Plus précisément, ce constat révèle un schisme

entre la possibilité de choisir librement de réaliser une action et la simple possibilité de

réalisation d’une action. En effet, la conception de la liberté réelle s’évalue davantage dans

l’analyse globale d’un résultat, c’est-à-dire en considérant le processus ou encore la façon dont

33

A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 281. 34

Par « mode d’organisation sociale », Amartya Sen entend toute structure socialisée, soit une société donnée, une

nation, un État, une communauté ou encore une organisation. 35

A. SEN. Repenser l’inégalité, Paris, Points Économie, (1re

édition 1992) 2000, p. 63. 36

A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 283.

Page 20: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

13

une personne parvient à une situation finale, que dans celle d’un résultat purement final qui nous

amènerait à omettre certaines contraintes dans la prise de décision.

D’un point de vue collectif, l’analyse des libertés individuelles implique de considérer la pluralité

dans les conditions de vie des individus au sein d’une société. C’est ce qui nous permettrait de

mesurer en quelque sorte l’écart de possibilités entre les individus, mais aussi d’évaluer les

capabilités d’une personne de mener le type de vie qu’elle valorise au-delà de la seule option qui

s’est finalement concrétisée. L’attention portée sur les possibilités permet au contraire une

approche plus large qui tient compte de la procédure de choix, en particulier « des autres

solutions [qu’une personne peut] choisir, dans les limites de sa capacité réelle à le faire. »37

1.1.2 La base d’informations

Une autre question essentielle qu’Amartya Sen pose dans L’idée de justice est celle de la base

informationnelle. Sur quelles bases juge-t-on de ce qui est juste ou injuste dans nos sociétés?

Toute théorie concrète de la philosophie politique doit choisir une base d’informations, c’est-à-

dire l’ensemble des informations (ou critères) dont il est nécessaire de disposer pour formuler un

jugement, mais aussi l’ensemble des informations exclues de cette évaluation.38

Cette base repose

sur des valeurs et permet d’évaluer selon les critères retenus l’avantage global d’un individu par

rapport à un autre. Ainsi, les priorités, souvent implicites, peuvent être isolées et analysées en

identifiant la base d’informations sur laquelle se fonde le jugement d’évaluation dans telle ou

telle théorie. En conséquence, cette base informationnelle se situe au cœur des différences entre

les conceptions de la justice. Par exemple, la théorie rawlsienne accorde une priorité à l’équité

dans sa base informationnelle, alors que chez les utilitaristes, ce sera plutôt la somme totale de

l’utilité (mesure selon le plaisir et le bonheur, donc le bien-être) qui constituera le moteur du

jugement. D’autres méthodes, employées dans plusieurs évaluations économiques, évalueront

l’avantage d’un individu d’un point de vue financier, c’est-à-dire à partir de son niveau de

revenu, de capital ou de ressources39

.

37

A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 283. 38

A. SEN. Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, (1re

édition : 1999) 2003, p. 83. 39

A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 284.

Page 21: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

14

Pour illustrer cette incapacité à créer un consensus en matière de justice ainsi que l’existence

d’une pluralité des conceptions de la justice et donc de l’inefficacité d’une approche procédurale

de la justice, Sen propose d’illustrer trois enfants et une flûte40

. Anne affirme que la flûte lui

revient parce qu’elle est la seule qui sache en jouer, Bob parce qu’il est pauvre au point de

n’avoir aucun jouet et Carla parce qu’elle a passé des mois à la fabriquer. Comment trancher

entre ces trois revendications, toutes aussi légitimes? Selon Sen, aucune institution ni procédure

ne permettront de résoudre ce différend d’une manière qui serait universellement acceptée

comme juste. Au contraire, la pluralité dans l’existence des conceptions de la justice fait en sorte

qu’il n’est pas possible de concevoir un seul système de valeurs et de critères pour penser la

justice. Ainsi, le choix que l’on fera pour trancher à qui revient la flûte s’arrêtera sur le cas qui

nous semble le plus juste selon les valeurs en cause et la base informationnelle que l’on

préconise.

L’approche de la justice de Sen prend pour base d’informations les capabilités par l’entremise des

libertés individuelles, qu’il distingue des utilités, même s’il prend aussi en considération leurs

conséquences.41

Nous verrons toutefois que l’approche des capabilités ne propose pas de recette

particulière ni de procédure sur la façon d’utiliser cette information. Elle est en fait une méthode

d’ordre général qui oriente l’attention vers l’information sur les avantages individuels, jugés,

comme nous l’avons vu, en termes de possibilités et non en fonction d’un « projet » spécifique

sur la bonne façon d’organiser une société.42

En ce sens, les capabilités permettent de franchir le

caractère téléologique souvent présent dans les approches procédurales de la justice.

1.1.3 L’égalité et la qualité de vie

Au même titre que John Rawls, une des principales préoccupations d’Amartya Sen est celle de

l’égalité. Toutefois, plusieurs théories libérales acceptent certaines formes d’inégalités fondées,

par exemple, sur des incitatifs43

. C’est un peu ce que Rawls défend dans son principe de

40

A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 38. 41

A. SEN. Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, (1re

édition : 1999) 2003, p. 85. 42

A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 285. 43

Ibid, pp. 91-92.

Page 22: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

15

différence. Certaines inégalités peuvent exister tant et aussi longtemps qu’elles avantagent les

plus démunis ou qu’elles engendrent une motivation44

. Or, l’importance de la notion d’égalité

depuis les Lumières ne fait plus débat selon Sen. La présence de la notion d’égalité dans toutes

les théories normatives et contemporaines de la justice sociale démontre bien le consensus global

en ce qui concerne sa valeur. En effet, ces théories exigent toutes l’égalité de quelque chose;

quelque chose que la théorie en question juge « particulièrement crucial »45

.

Or, deux grandes questions se posent pour une analyse éthique de l’égalité : (1) Pourquoi

l’égalité? et (2) L’égalité de quoi? Pour Sen, ces deux questions sont non seulement

interdépendantes, mais elles sont nécessaires à la compréhension de la force de la valeur de

l’égalité. Une théorie de l’égalité ne doit pas être abstraite. Si, toutefois, nous arrivons à répondre

à la deuxième question, demeure-t-il nécessaire de répondre à la première? Sen démontre que,

logiquement, si nous arrivons à développer un raisonnement en faveur de l’égalité de x (quel que

soit x – revenus, fortunes, chances, accomplissements réels, libertés, droits, etc.), nous nous

prononçons déjà en faveur de l’égalité sous cette forme46

. Dans ce cas, la réponse à la première

question existe par défaut. Toutefois, même si la majorité des théories normatives traitent de

l’égalité de quelque chose, cela ne suffit pas à dire qu’elles favorisent un traitement égal à tous

les humains. L’utilitarisme, par exemple, insiste sur « la maximisation de la somme totale des

utilités de tous les individus pris ensemble […] »47

Les utilitaristes ne préconisent pas, en

général, l’égalité du total des utilités dont jouissent des individus différents. En ce sens,

l’utilitarisme n’est pas particulièrement égalitaire et sa conception de la justice n’est pas

transcendantale48

. Cela constitue d’ailleurs une des principales critiques de Sen à l’endroit des

théories utilitaristes.

Deux des éléments sur lesquels Sen se concentre dans sa réflexion sur l’égalité et qui l’amènent,

par le fait même, à développer son approche des capabilités sont les problèmes de l’égalité de

base et de la diversité humaine. Comme nous l’avons mentionné plus tôt, Sen se préoccupe de la

44

J. RAWLS. Théorie de la justice, Paris, Points Essais, (1re

édition : 1971) 2009, pp. 315-323. 45

Ibid, p. 351. 46

A. SEN. Repenser l’inégalité, Paris, Points Économie, (1re

édition 1992) 2000, p. 35. 47

Ibid, p. 37. 48

A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, pp. 91-92.

Page 23: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

16

considération de la pluralité des conditions humaines au sein de la société. C’est d’un point de

vue comparatif que les notions de liberté et d’égalité deviennent problématiques : « Les sociétés

et les communautés auxquelles nous appartenons déterminent très différemment ce que nous

pouvons faire ou non. »49

Non seulement les différences dans notre environnement affectent nos

possibilités, mais chaque individu vient aussi au monde avec des traits et des caractéristiques

personnelles (sexe, handicap, aptitudes physiques et mentales, etc.). Ces dernières sont

principalement importantes, car elles exercent une influence notoire sur la façon que se

manifestera la liberté d’un individu. Elles doivent donc se retrouver au cœur de l’évaluation des

inégalités. Une personne handicapée, par exemple, pourra faire beaucoup moins avec le même

niveau de revenu qu’une personne n’ayant pas de handicap. Si, dans une société, les individus

étaient parfaitement semblables, l’égalité de l’un – par exemple, sur les revenus – tendrait à

converger vers celle des autres. Au contraire, l’ampleur de la diversité humaine fait en sorte que

l’égalité des revenus ou même celui d’un environnement naturel et social peut laisser subsister de

fortes inégalités dans la capacité des individus à faire ce qu’ils valorisent50

.

Sen critique donc le fait que nous ayons autant de difficulté à faire entrer ces différences

individuelles dans le cadre usuel d’évaluation qui sert à mesurer l’inégalité51

. Il constate en fait

que les indicateurs utilisés pour lutter contre les injustices sont essentiellement basés sur

l’évaluation de la richesse des individus et de l’écart entre leur revenu. Sa réflexion est, qu’au-

delà de ces indicateurs économiques, la qualité de vie des individus doit devenir un critère de

prospérité pour un pays52

. Ainsi, l’évaluation de la qualité des vies humaines implique de

s’intéresser non seulement à celles que l’on parvient à mener, mais aussi à la liberté réelle que

l’on a de choisir entre différentes façons de vivre (ou combinaisons de fonctionnement). C’est

précisément à travers cette réflexion qu’émerge la perspective des capabilités qui, elle, insiste sur

« la faculté qu’ont les gens de vivre la vie qu’ils souhaitent et qu’ils ont raison de souhaiter et

l’amélioration des choix à leur disposition, pour y parvenir. »53

49

A. SEN. Repenser l’inégalité, Paris, Points Économie, (1re

édition 1992) 2000, p. 47. 50

Idem. 51

Ibid, p. 58. 52

Amartya Sen a d’ailleurs développé l’Indice de développement humain (IDH) dans cet ordre d’idées. Nous en

discutons plus en détail dans la partie 1.3 Application de l’approche des capabilités. 53

A. SEN. Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, (1re

édition : 1999) 2003, p. 369.

Page 24: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

17

La question est donc de définir quels peuvent être les obstacles au plein épanouissement de cette

faculté. Si des soins de santé ainsi qu’une éducation de qualité peuvent favoriser cette faculté,

qu’en est-il de de la qualité de l’air et de l’accès à l’eau potable, par exemple? Les conditions

environnementales exercent une influence notoire sur la qualité de vie des personnes, non

seulement en ce qui concerne les besoins de base à leur survie, mais aussi sur leurs conditions

économiques. Nous y reviendrons en troisième partie.

1.2 La réflexion de Martha Nussbaum

La façon de concevoir la liberté par les capabilités est aussi soutenue, étudiée et alimentée par les

travaux de Martha Nussbaum qui a travaillé étroitement avec Amartya Sen dans les années 1980

sur les enjeux de développement et d’éthique. Leur collaboration a mené à la publication en 1993

de l’ouvrage The Quality of Life et à la fondation en 2003 de la Human Development &

Capability Association (HDCA).

La réflexion de Nussbaum concernant le développement humain et sa méthode rejoint en grande

partie celle de Sen. Tous deux soutiennent que, combinés à une réflexion abstraite, les formes de

vie et les exemples issus de la réalité sont essentiels pour « construire un discours philosophique

enraciné dans un diagnostic du présent mondialisé. »54

Dans les prochaines lignes, nous

survolerons certains des thèmes majeurs présents dans la réflexion de Martha Nussbaum en ce

qui concerne l’approche des capabilités, soit la dignité et les capabilités centrales à la vie

humaine ainsi que le rôle de l’État dans le soutien des capabilités. Nous verrons aussi ce qui l’a

amenée à contribuer au développement de cette approche ainsi que la portée de cette

contribution.

54

F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la démocratie des capabalités », Essais et débats, Coopérative La vie des

idées, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultée le 7

janvier 2015).

Page 25: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

18

1.2.1 La dignité humaine

La qualité de vie ainsi que la dignité humaine sont des critères aussi importants pour Nussbaum

que pour Sen. Cela suppose donc de considérer les opportunités qui s’offrent aux personnes ainsi

que le sens qu’ils attachent à leur existence. Ainsi, trois critères55

sont à retenir pour évaluer la

qualité de vie d’un individu : (1) la recherche du bien-être, (2) la liberté de l’agent à choisir ce

qu’il accomplit et (3) une conception du bien qui ne repose sur aucune objectivité préconstituée

(du type des primary goods chez Rawls ou du revenu réel dans les analyses du PIB), mais plutôt

sur les choix et les décisions des sujets.

Cette conception émerge d’une réflexion basée sur les conditions sociales de la justice. Au même

titre que Sen, Nussbaum nous amène à explorer les limites des débats relatifs à la justice sociale

et à en étendre les frontières au-delà de ce que permet une approche purement procédurale de la

justice. Elle explique que la théorie sociale du contrat repose essentiellement sur l’indépendance

des contractants et ne permet donc pas d’instituer un traitement égal de tous les êtres humains.

Une des principales critiques que Nussbaum adresse au libéralisme repose sur l’idée que le culte

de l’individu autonome et responsable autour duquel s’est articulée cette idéologie considère,

fictivement, que tout le monde a les mêmes moyens d’être actif et libre alors que l’humain est

fondamentalement vulnérable. Comme l’a exprimé le sociologue Richard Sennett, « la dignité de

la dépendance n’est jamais apparue au libéralisme comme un projet politique valable. »56

Nussbaum propose donc de renouveler la perspective de la liberté humaine à travers la liberté

d’accomplissement, ce qui, dans son essence, concorde avec la réflexion d’Amartya Sen.

Toutefois, les problématiques modernes liées à l’internationalisme et aux impacts d’une

économie mondialisée sur le libéralisme imposent à Nussbaum de porter une attention

particulière à la dignité humaine. Même s’il reconnaît son importance, Sen ne fait pas un usage

théorique central du concept de dignité humaine. Or, Nussbaum y accorde une place importante

dans sa philosophie politique. Elle fait remarquer que le respect de la dignité humaine passe 55

F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la démocratie des capabalités », Essais et débats, Coopérative La vie des

idées, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultée le 7

janvier 2015). 56

R. SENNETT. Respect - De la dignité de l’homme dans un monde d’inégalités, Paris, Hachette, (1re

édition :

1982), 2005, p. 144.

Page 26: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

19

habituellement par une remise en question des rapports de pouvoir entre les individus – pauvres

et riches, ruraux et urbains, femmes et hommes, sud et nord, etc. –, mais aussi par le respect de la

valeur d’égalité entre les personnes. Dans son analyse des travaux de Martha Nussbaum,

Fabienne Brugère propose que la question principale soit formulée comme suit : « Qu’est-ce que

chaque personne dans son contexte de vie est capable de faire et d’être ? »57

La notion de dignité

humaine implique un humanisme capable de cibler la possibilité réelle de disposer des choix les

plus larges possible. L’objectif est donc de trouver les moyens de donner du pouvoir d’être et

d’agir à ceux dont la liberté est restreinte par toutes sortes d’obstacles.

Pour Nussbaum, l’égalité se pense à travers l’égale dignité des êtres humains58

. Ainsi, les lois et

les institutions ont un rôle majeur à jouer pour assurer un traitement égal des individus, ce qui ne

garantit pas que chacun arrivera nécessairement à la même condition. Toutefois, le déploiement

des talents et des efforts offrant la capacité à un individu de construire une vie en accord avec ses

projets et ses désirs ne doit pas être empêché ou réservé à quelques-uns. Au contraire, la dignité

humaine est liée à la possibilité pour tous les humains d’être actifs dans leurs ambitions.

1.2.2 Les capabilités centrales à la vie humaine

L’approche des capabilités représente l’espace le plus adapté pour comparer les qualités de vie

selon Nussbaum. Cette approche est préférable aux perspectives utilitaristes ou de tendance

rawlsienne, car elle ne s’intéresse pas seulement au bien-être total ou moyen, mais aux

possibilités offertes à chaque personne. Elle considère « chaque personne comme une fin »59

.

Alors qu’Amartya Sen utilise ce cadre uniquement pour l’analyse de la qualité des vies

humaines, Martha Nussbaum s’intéresse aussi aux capabilités des animaux non humains.60

C’est

toutefois sa réflexion sur les conditions de vie humaine qui nous intéressera dans le présent essai.

57

F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la démocratie des capabalités », Essais et débats, Coopérative La vie des

idées, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultée le 6

mai 2015). 58

M. NUSSBAUM. Frontiers of Justice, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 2009, pp. 292-293. 59

M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,

p. 37. 60

Ibid, p. 36.

Page 27: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

20

Nussbaum rappelle que l’objectif principal de Sen dans son développement de l’approche des

capabilités était de la présenter comme l’espace de comparaison le plus pertinent pour évaluer les

qualités de vie et d’ainsi modifier l’orientation du débat sur le développement61

. Elle note

toutefois que sa version ne propose pas de description précise de la justice de base. Il n’existe

donc pas de seuil ni de liste qui permettrait de hiérarchiser en quelque sorte les capabilités, même

si Sen reconnaît une plus grande importance à certaines d’entre elles (par exemple la santé et

l’éducation).

C’est dans cet ordre d’idées que Nussbaum élabore les dix « capabilités centrales »62

à la vie

humaine, soit (1) la vie, (2) la santé du corps, (3) l’intégrité du corps, (4) les sens, l’imagination

et la pensée, (5) les émotions, (6) la raison pratique, (7) l’affiliation, (8) les autres espèces, (9) le

jeu et (10) le contrôle sur son environnement. Une vie à laquelle il manquerait une seule de

ces capabilités ne saurait être une vie pleine, malgré tout ce dont elle disposerait par

ailleurs. Si Nussbaum reproche à Sen de ne pas proposer de seuil des capabilités, il ne

semble pourtant pas exister de hiérarchie dans la garantie de ces capabilités si ce n’est

qu’elles démarquent des autres qui n’apparaissent pas dans sa liste. En effet, un seuil

minimal est exigé pour chacune de ces dix capabilités . La définition de ces capabilités

fondamentales émerge de la question suivante : « Qu’est-ce qu’une vie humainement digne

exige? » La question, par exemple, ne concerne donc pas tant l’accès ou le droit au logement pour

tous que le fait que tout humain puisse vivre dans un logement décent. Cela implique donc de

définir en quoi consiste un logement convenable.

Bien que le développement des capabilités se fait de manière individuelle, il doit tout de même

être placé sous la responsabilité de la société et cet objectif passe principalement par des

politiques publiques. Alors que Sen insiste sur la liberté du bien-être, soit la liberté de choisir

comment on fonctionne, Nussbaum insiste sur la responsabilité du gouvernement de garantir à

tous les citoyennes et citoyens au moins un seuil de ces dix capabilités centrales.

61

M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,

p. 38. 62

Ibid, pp. 55-57.

Page 28: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

21

1.2.3 Le rôle de l’État

Lorsque Sen discute de la responsabilité individuelle, il explique que certains chefs d’État

accordent parfois une si grande importance à l’autonomie individuelle que la seule idée que

certains individus puissent dépendre des autres est une négation d’estime de soi et est

condamnable63

. Bien qu’il ne s’oppose pas à cette idée, Sen exprime que la responsabilité

individuelle demeure sujette à discussion. Selon lui, l’affirmation même de cette responsabilité

individuelle dépend d’un ensemble de circonstances personnelles, sociales et environnementales.

Une personne n’ayant pas accès à une éducation ou à des soins de santé de base, par exemple, se

voit privée de la faculté de mener sa vie de façon autonome et ne peut donc pas être totalement

tenue responsable de sa situation. En effet, Sen considère que le sens de la responsabilité est

inférieur à la notion de capabilité, car elle exige la liberté.64

Et il ne voit pas là une solution

binaire entre, d’une part, la responsabilité individuelle et d’autre part « l’État nourrice ».

L’acceptation étroite de la responsabilité individuelle doit donc non seulement être élargie au

rôle de l’État, mais aussi en identifiant les fonctions d’autres institutions et ONG entre autres.

Pour Nussbaum, le gouvernement a un rôle définitif à jouer pour garantir aux individus une vie

digne et minimalement épanouie. Ainsi, le respect de la dignité humaine passe par les lois et les

institutions. Cela fait en sorte que les pays ne sont pas seulement un point de départ théorique

pour la construction d’une justice sociale, mais que leur gouvernement est aussi responsable de

soutenir les capabilités centrales de chaque individu65

. Nussbaum part toutefois du principe que

seules les sociétés « raisonnablement » démocratiques sont en mesure d’assurer une autonomie

individuelle, car elles puisent – en théorie – la source de leurs lois directement auprès de la

population. Les individus seraient donc, en principe, supportés par des lois qu’ils ont eux-mêmes

choisies. Dans cet ordre d’idée, le pays se trouve ainsi doté d’un rôle moral enraciné dans le

soutien des capabilités individuelles. Les inégalités mondiales qui perdurent et que nous

continuons d’observer aujourd’hui sont les conséquences d’une justice constamment violée selon

Nussbaum. Car les pays riches ont non seulement les moyens d’assurer à leurs citoyennes et

63

A. SEN. Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, (1re

édition : 1999) 2003, pp. 43-48. 64

Ibid, p. 377. 65

M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,

p. 155.

Page 29: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

22

citoyens les capabilités centrales, mais ils ont aussi le devoir d’assister les efforts des pays

pauvres66

. Ce raisonnement est principalement basé sur les arguments voulant que les nombreux

problèmes des pays pauvres trouvent leur origine dans l’exploitation coloniale ou encore que les

inégalités observées dans les pays pauvres soient la cause des habitudes de vie et de

consommation observées dans les pays riches.

L’ambition idéaliste de Nussbaum repose donc sur un renforcement de la légitimité des traités et

accords internationaux dans le but d’imposer certaines normes à la « communauté des nations ».

La justice internationale passe ainsi par un respect du droit international de la part de chaque

pays.

1.3 Application de l’approche des capabilités

L’application la plus marquante de l’approche des capabilités est probablement la création en

1990 de l’Indice de développement humain (IDH). Développé en majeure partie par Amartya

Sen, l’IDH est calculé par la moyenne de trois principales dimensions: une vie longue et saine,

l'acquisition de connaissances et un niveau de vie décent. L’IDH est aujourd’hui un indice

reconnu et utilisé par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) dans

l’évaluation du développement humain à travers tous les pays67

.

La pertinence de l’application de l’approche classique des capabilités comme le propose Amartya

Sen a aussi fait l’objet de certaines études. Par exemple, en 2011, une étude commune germano-

autrichienne s’est basée sur les projets en cours au sein des pays de l’OCDE ayant été

commandés par les gouvernements allemands et britanniques. Les auteurs ont observé entre

66

M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,

p. 158. 67

Selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), l’IDH été créé « pour souligner que les

personnes et leurs capacités devraient constituer le critère ultime pour évaluer le développement d'un pays, pas

seulement la croissance économique. L'IDH peut également être utilisé pour remettre en question des choix

politiques nationaux, en se demandant comment deux pays ayant les mêmes niveaux de revenu national brut (RNB)

par habitant peuvent obtenir des résultats différents en termes de développement humain. Ces contrastes peuvent

susciter le débat sur les priorités politiques des gouvernements. » Pour plus de détails : PNUD, Programme des

Nations unies pour le développement, Indice de développement humain (IDH), Human Developement Reports, [En

ligne], http://hdr.undp.org/fr/content/indice-de-d%C3%A9veloppement-humain-idh, (Page consultée le 7 janvier

2015).

Page 30: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

23

autres une augmentation considérable des applications basées sur l’approche des capabilités dans

les pays à revenus élevés de l’OCDE. Une des principales conclusions de leur étude explique que

leurs observations basées sur le développement humain et l’approche des capabilités ont confirmé

que le caractère multidimensionnel de cette approche peut produire une valeur ajoutée

considérable pour l’évaluation du bien-être, celui-ci ne pouvant pas être saisi que par les seules

mesures du revenu68

. Ce caractère multidimensionnel se retrouve effectivement dans plusieurs

études où l’on a appliqué l’approche des capabilités. Or, son application dans le champ de

l’environnement reste très limitée et sous-estimée. Très peu d’études se sont intéressées à

l’utilisation de l’approche des capabilités comme cadre d’évaluation des problèmes écologiques

ou encore sur la façon dont la dégradation de l’environnement influence l’épanouissement des

capabilités humaines. Le domaine dans lequel cette approche demeure la plus appliquée est celui

de la lutte à la pauvreté et plus particulièrement dans la comparaison entre les mesures

traditionnelles d’évaluation de la pauvreté basées sur le revenu et d’autres mesures dites

multidimensionnelles dans lesquelles s’intègre l’approche des capabilités.

Déjà en 1999, le Groupe d'économie du développement de l'Université Montesquieu Bordeaux

IV se penche sur le différentiel spatial de pauvreté au Burkina Faso et évalue la pauvreté

régionale de manière multidimensionnelle en comparant la « pauvreté monétaire » et la pauvreté

« en terme de capabilités »69

. Le chercheur conclue que « l’approche en termes de "capabilities"

met en évidence des différences sensibles selon le sexe et le statut professionnel du chef de

ménage, et suggère des actions différenciées en matière de lutte contre la pauvreté, modulées

selon les zones, tant en ce qui concerne l’accès aux biens privés qu’aux services collectifs. »70

Plus récemment, en 2013, l’International Journal of Social Economics publie une étude réalisée

par trois chercheurs provenant des universités de Cape Town et du Nigéria qui démontre la

pertinence de l’application de l’approche des capabilités dans la compréhension de la pauvreté au

68

J. VOLKERT et F. SCHNEIDER. The Application of the Capability Approach to High-Income OECD Countries:

A Preliminary Survey, CESifo Working Papers, 2011, p. 29. 69

J-P. LACHAUD. « Le différentiel spatial de pauvreté au Burkina Faso : “capabilities” versus dépenses », Pessac

(France), Groupe d'économie du développement de l'Université Montesquieu Bordeaux IV, 1999, [En ligne],

http://www.researchgate.net/publication/5178561_Le_diffrentiel_spatial_de_pauvret_au_Burkina_Faso___capabiliti

es__versus_dpenses, (Page consultée le 7 janvier 2015). 70

Ibid, Résumé.

Page 31: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

24

Nigéria71

. Les chercheurs notent que les capabilités représentent en fait la dimension manquante

dans l’analyse et l’explication de la pauvreté. Il s’agit d’une nouvelle méthodologie qui doit être

directement appliquée dans l’évaluation de l’appauvrissement et de la privation.

Les capabilités ont aussi fait l’objet d’études sur le genre et plus précisément sur la condition et le

développement des femmes. En 2008, l’école de travail social de l’Université Tulane en

Nouvelle-Orléans a utilisé comme cadre d’analyse l’approche des capabilités pour étudier la

violence faite aux femmes dans un contexte de pauvreté72

. Plusieurs indices servant à évaluer les

inégalités des genres ont aussi été développés sur la base théorique de l’approche des capabilités

et sont aujourd’hui régulièrement utilisés par les Nations unies : l’Indice d’inégalités de genre

(IIG)73

, le Gender Empowerment Measure (GEM)74

et le Gender Development Index (GDI)75

.

Au Québec, on s’intéresse aussi à l’application de l’approche des capabilités dans le champ de la

santé mentale. Paul Morin, professeur à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke,

croit que « le pouvoir d’être et de faire des personnes usagères comme par exemple

l’établissement de liens effectifs entre la participation citoyenne et l’inclusion sociale sont mis en

valeur par l’approche par les capabilités. »76

M. Morin a d’ailleurs participé en 2009 à

71

J. E-O. ATAGUBA, H. EME ICHOKU et W. M. FONTA. « Multidimensional Poverty Assessment: Applying the

Capability Approach », International Journal of Social Economics, Vol. 40, No. 4, 2013, pp. 331-354, [En ligne],

http://www.emeraldinsight.com/doi/full/10.1108/03068291311305017, (Page consultée le 7 janvier 2015). 72

L. PYLES. The Capabilities Approach and Violence Against Women: Implications for Social Development,

International social work, 2008, pp. 25-36, [En ligne], http://isw.sagepub.com/content/51/1/25.short, (Page consultée

le 7 janvier 2015). 73

Pour plus de détails concernant cet indice : PNUD, Programme des Nations unies pour le développement, L’indice

d’inégalités de genre (IIG), Human Developement Reports, [En ligne], http://hdr.undp.org/fr/content/lindice-

din%C3%A9galit%C3%A9s-de-genre-iig, (Page consultée le 7 janvier 2015). 74

Quoiqu’il soit difficile de traduire précisément en français le concept d’empowerment, le GEM pourrait être traduit

par « Indice d’autonomisation des genres (ou des femmes) ». Pour plus de détails sur cet indice : NATION

MASTER. Gender Empowerment : Countries Compared, Country Info – Stats, 2014, [En ligne],

http://www.nationmaster.com/country-info/stats/People/Gender-empowerment, (Page consultée le 7 janvier 2015). 75

Pour plus de détails concernant cet indice : PNUD, Programme des Nations unies pour le développement, Gender

Developement Index (GDI), Human developement reports, [En ligne], http://hdr.undp.org/en/content/gender-

development-index-gdi, (Page consultée le 7 janvier 2015). 76

P. MORIN. L'approche par les capabilités et son apport théorique et pratique dans le champ de la santé mentale,

Résumé de présentation, 80e Congrès de l’ACFAS, 2012, [En ligne],

http://www.acfas.ca/evenements/congres/programme/80/400/467/c, (Page consultée le 7 janvier 2015).

Page 32: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

25

l’élaboration d’un rapport de recherche sur le développement des capabilités des jeunes à

l’attention de l’organisme Le Tremplin 16-30 de Sherbrooke77

.

1.3.1 Défis dans l’application de l’approche des capabilités

En constatant les nombreuses applications de l’approche des capabilités dans divers champs

sociaux, on pourrait croire que sa prise en compte dans nos politiques publiques ne représente pas

un défi majeur. Néanmoins, malgré son attrait pour les ONG, l’approche des capabilités demeure

relativement absente des politiques élaborées par les dirigeants. Cela peut s’expliquer par les

nombreux défis que représente la prise en compte des capabilités dans nos institutions publiques

en ce qui concerne, par exemple, une modification des positions idéologiques, la complexité de

son application ou encore les obstacles liés à la prise de décisions et au régime politique.

Commençons toutefois par observer dans quelles sphères Amartya Sen constate lui-même les

défis que peut poser l’application de son approche des capabilités.

Comme nous l’avons vu plus tôt, la notion d’égalité est au cœur de la philosophie politique de

Sen. Ainsi, si l’égalité est importante et que les capabilités sont un élément central à la vie

humaine, ne serait-il pas juste d’exiger l’égalité des capabilités? Dans L’idée de justice, Sen pose

cette question pour illustrer en quelque sorte une des limites de son approche78

. Il fait remarquer

que si l’égalité des capabilités est souhaitable dans certaines circonstances, son impératif pourrait

devenir dangereux lorsqu’il entre en conflit avec d’autres considérations morales. Sen donne un

exemple en partant de la prémisse qu’il est bien établi que les femmes vivent plus longtemps que

les hommes de manière générale. Si l’on réfléchit seulement en termes de capabilités et que l’on

souhaite égaliser la « capabilité de longévité », on pourrait tendre à soutenir davantage de soins

médicaux aux hommes qu’aux femmes pour compenser leur déficit de capabilité. Mais cela pose

un sérieux problème sur le plan moral, car comme l’explique Sen, « […] moins soigner les

77

P. MORIN et S. TURCOTTE. Le Tremplin 16-30 de Sherbrooke et le développement des capabilités des jeunes,

Groupe régional d’activités partenariales de l’Estrie Université de Sherbrooke/Centre de santé et de services sociaux

– Institut universitaire de gériatrie de Sherbrooke (CSSS-IUGS), Rapport de recherche, 2009, [En ligne],

http://www.csss-iugs.ca/c3s/data/files/Tremplin%2016-30_corr2011.pdf, (Page consultée le 7 janvier 2015). 78

A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 356.

Page 33: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

26

femmes que les hommes pour les mêmes problèmes de santé serait une violation flagrante d’un

impératif important de l’équité procédurale (soit celui de traiter tout le monde de la même façon

devant les questions de vie et de mort) […] »79

En ce sens, l’approche des capabilités peut donc

s’avérer importante pour évaluer les possibilités réelles des gens ainsi que leur qualité de vie,

mais il faut demeurer attentif à la dimension procédurale de la liberté dans l’évaluation de ce qui

est juste. S’il est important d’accorder une valeur à l’égalité des capabilités, on ne doit pas

nécessairement l’exiger lorsqu’elle est en contradiction avec d’autres préoccupations. Cette façon

de faire placerait la capabilité dans un statut « d’atout maître », alors qu’elle doit davantage être

considérée comme « un des aspects de la liberté lié aux possibilités concrètes »80

.

Un autre défi que peut poser l’application de l’approche des capabilités est l’opposition entre les

concepts de liberté positive et de liberté négative81

. Si l’on conçoit la liberté réelle en termes de

capabilités, nous avons vu qu’il est essentiel de se concentrer sur la façon dont une personne peut

agir ainsi que sur ce qu’elle est capable de faire dans le plus de sphères possible; cela dans l’idée

que chaque individu puisse être libre d’accomplir ce qu’il désire. On accepte ainsi que la liberté

d’un individu dépende de quelque chose ou d’une structure qui le dépasse. Mais cette dépendance

ne limite-t-elle pas la liberté réelle de cette personne? Être libre de faire quelque chose

indépendamment des autres donne à la liberté d’un individu une force qui lui manque lorsque sa

liberté d’agir dépend d’une aide extérieure. Cette compréhension de la liberté négative rencontre

toutefois ses limites devant les contraintes réelles qui pèsent sur les individus. Lorsque Sen

affirme qu’avant de penser la justice, il faut prendre conscience des situations d’injustice et

établir les meilleures conditions pour combattre ces injustices, c’est justement dans l’idée qu’une

conception de la justice ne peut pas reposer que sur des principes, mais doit plutôt être ancrée

dans le réel : « Ce clivage entre pouvoir et ne pas pouvoir faire quelque chose est capital, car ce

qu’une personne est concrètement capable de faire compte vraiment. »82

Dans le même ordre

79

A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 357. 80

Ibid, p. 356. 81

À titre de rappel, la liberté négative peut se définir par l’absence de contrainte et la possibilité qu’une personne a

d’agir sans empêchement ni ingérence. Une des valeurs sous-jacentes à cette conception de la liberté est la

responsabilité individuelle. La liberté positive se définit davantage dans le droit qu’une personne a d’agir selon ses

convictions, soit la possibilité qu’elle a d’atteindre ses buts. Cela implique donc une certaine intervention sociale

dans la garantie des droits individuels. Une des valeurs sous-jacentes à cette conception de la liberté peut être

l’égalité des chances. 82

A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 368.

Page 34: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

27

d’idées, il est important de rappeler que l’absence de contrainte dans les agissements d’une

personne peut effectivement affecter ceux d’une ou plusieurs autres. Les problématiques

environnementale et climatique en sont de parfaits exemples et nous nous y attarderons plus en

détail dans la 3e partie.

Ainsi, jusqu’à présent, l’application de l’approche des capabilités passe essentiellement par des

initiatives communautaires dans des milieux ciblés. Son développement au sein de l’appareil

étatique tarde à s’observer. L’attention portée aux capabilités dans les politiques publiques

implique non seulement une réflexion profonde sur la nature des mesures d’évaluation de la

qualité de vie, mais aussi des investissements durables de la part de l’État. La réflexion doit aussi

se faire à travers une remise en question de la façon dont nos programmes sociaux exacerbent la

notion de responsabilité individuelle. Si l’on conçoit la pauvreté par un manque de capabilités et

pas simplement par l’absence de certains biens ou revenus, cela implique d’accepter l’existence

d’une interdépendance entre les individus et par le fait même une plus grande intervention

collective sur le développement des libertés individuelles.

1.3.2 Quelle place pour les capabilités en environnement ?

Les problèmes environnementaux et ses conséquences humaines sont définitivement les grands

oubliés dans l’application de l’approche des capabilités. Sa réussite dans plusieurs autres champs

offre pourtant une bonne base et une confiance dans l’analyse des impacts humains des

changements climatiques et plus précisément dans ce que l’on nomme la « justice écologique »83

.

Peu de chercheurs se sont jusqu’à aujourd’hui intéressés à une application de l’approche des

capabilités aux enjeux environnementaux. Fabrice Flipo s’est penché en 2005 sur ce qu’il nomme

une « écologisation du concept de capabilité »84

. Pour lui, la pertinence de cette approche dans le

domaine de l’environnement ne fait pas de doute : « Le concept, qui a permis de sortir du

83

La définition ainsi que les raisons qui justifient le choix de privilégier le terme « justice écologique » dans le

présent essai seront présentées dans la partie 2.1.2 Inégalités climatiques et équité. 84

F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13,

2005, pp. 68-75, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page

consultée le 7 janvier 2015).

Page 35: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

28

réductionnisme marchand, permettra-il aussi de sortir du réductionnisme économique, qui se

contente d’envisager la nature comme un entrepôt de matériaux inépuisables ou pour le moins

substituables entre eux ? »85

Il en vient à répondre qu’effectivement, l’approche des capabilités se

révèle bien adaptée à la problématique écologique, en ce qu’elle permet de saisir la crise

écologique sous un nouveau jour : celui des droits de la personne.

Tout récemment, en octobre 2014, un groupe français de chercheurs en économie a étudié les

pistes que peut fournir l’approche des capabilités à la « justice environnementale » sous l’angle

de la justice comparative. Les chercheurs ont conclu que les personnes défavorisées vivaient

souvent dans des environnements de faible qualité comparativement aux personnes mieux

nanties86

. Ils mentionnent aussi que l’approche permettrait de constituer une mesure adéquate

pour évaluer la situation de ces individus.

L’objectif, dans les prochaines pages, sera donc de revoir les différentes conceptions de la justice

écologique et de définir plus précisément la notion de justice climatique, pour ensuite évaluer la

pertinence de la pensée politico-économique d’Amartya Sen basée sur l’approche des capabilités

appliquée aux impacts humains des changements climatiques. Le caractère riche et

multidimensionnel de la théorie de Sen nous a démontré que ses implications peuvent être

multiples. Toutefois, comme le mentionne Fabrice Flipo, « Amartya Sen reste un théoricien ancré

dans le paradigme économiste classique de la nature. »87

Et puisque la crise écologique nous

oblige à revoir le concept même de la nature, l’approche des capabilités conservera-t-elle son

intérêt dans ce domaine? C’est effectivement possible si elle est utilisée comme cadre d’analyse

et non pas comme mesure de référence absolue. L’approche des capabilités demeure très

malléable et nous verrons que sa complexité ainsi que son caractère pluridisciplinaire offrent un

85

F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13,

2005, p. 68, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page consultée

le 7 janvier 2015). 86

J. BALLET, D. BAZIN et J. PELENC. Justice environnementale et approche par les capabilités, HAL archive

ouverte, R2D 2, 2014, [En ligne], http://dumas.ccsd.cnrs.fr/UNIV-BORDEAUX4/halshs-01071203v1 (Page

consultée le 7 janvier 2015). 87

F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13,

2005, pp. 68-75, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page

consultée le 7 janvier 2015).

Page 36: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

29

certain atout lorsqu’il est question de traiter des problèmes humains liés à la dégradation de

l’environnement.

Page 37: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

30

Deuxième partie

Penser la justice climatique

Les conséquences de la dégradation de l’environnement amènent les chercheurs à observer la

façon dont ces conséquences se font sentir sur les humains à travers le monde. Les sécheresses et

les inondations récurrentes ainsi que la pollution atmosphérique, par exemple, ont des impacts

dévastateurs sur les populations et l’économie de plusieurs pays du Sud, alors que d’autres pays

du Nord réussissent jusqu’à présent à s’en tirer sans trop de dommages. C’est généralement

l’absence de ressources financières et technologiques ainsi que l’insécurité alimentaire qui fait en

sorte que les communautés des pays du Sud, qui tirent la quasi-totalité de leurs moyens

d’existence des ressources naturelles locales, se retrouvent plus vulnérables à l’instabilité

climatique88

.

Il existe en effet de grandes inégalités dans la façon dont les humains vivent les bouleversements

climatiques. Le principe de justice écologique89

émerge du constat de l’existence d’une

concordance pernicieuse entre les inégalités sociales ou économiques et les inégalités

écologiques. Pourquoi les moins nantis et les plus vulnérables sont-ils aussi ceux qui subissent les

impacts écologiques les plus importants? Autour des années 1980, on a vu émerger un des

premiers mouvements pour une « justice environnementale » aux États-Unis, soit celle de la lutte

contre le racisme environnemental, qui a entre autres été menée par le chercheur Robert D.

Bullard90

. À cette époque, on dénonçait que les lieux d’enfouissement des stocks de déchets ou

encore ceux du rejet des eaux usées ou des produits toxiques, par exemple, concordaient trop

souvent avec l’endroit où vivaient les minorités raciales. Aujourd’hui, la dynamique des

injustices écologiques concerne autant l’élimination des déchets que la qualité de l’air et de l’eau

ou encore les catastrophes climatiques. Elle peut s’observer à travers le monde et constitue l’un

des enjeux les plus importants de notre siècle.

88

IPCC, Intergovernmental Panel on Climate Change, Climate Change 2014 – Impacts, Adaptation, and

Vulnerability, Working group II contribution to the fifth assessment report, Summary for Policymakers, 2014, pp. 6-

7, [En ligne], https://ipcc-wg2.gov/AR5/images/uploads/WG2AR5_SPM_FINAL.pdf, (Page consultée le 12 janvier

2015). 89

Il est possible d’observer un certain consensus dans la littérature en ce qui concerne l’utilisation du terme justice

écologique. Cette terminologie est expliquée dans la section 2.1.2 Inégalités climatiques et équité. 90

Robert D. Bullard est reconnu comme étant un des piliers de la « justice environnementale » grâce, entre autres, à

ses nombreux travaux sur le racisme environnemental aux États-Unis.

Page 38: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

31

La réflexion en ce qui concerne la justice climatique implique de considérer les causes et les

effets des changements climatiques d’un point de vue éthique, mais aussi d’examiner les enjeux

des droits de la personne et de la responsabilité collective vis-à-vis des conditions de vie de tous

les humains ainsi que celles des générations futures. Les définitions de la justice climatique

demeurent néanmoins très nombreuses et le consensus en ce qui concerne son application est

encore loin d’être atteint. Pour Christopher Foreman, la multiplicité des conceptions de la justice

écologique et la difficulté de mettre une limite à sa définition rendent la notion « très efficace

comme rhétorique à usage politique », mais la rendent moins « opérationnelle » dans l’action

publique91

.

Étudier les différentes perspectives de la justice écologique, et plus particulièrement de la justice

climatique, peut permettre de cibler certains éléments de consensus. Or, nous avons vu que

l’approche des capabilités telle que développée par Amartya Sen et Martha Nussbaum implique

de se préoccuper non seulement de la qualité de vie des individus ainsi que de leur bien-être, mais

aussi de la liberté et des possibilités réelles qu’ils possèdent pour mener à bien la vie qu’ils

souhaitent mener. D’autre part, il est possible d’affirmer que les impacts humains des

changements climatiques modifient de façon importante les capabilités de certains individus,

particulièrement les plus pauvres de nos sociétés. Les capabilités pourraient-elles alors servir de

base dans l’application d’une justice climatique? Dans les prochaines sections, nous verrons tout

d’abord dans quelle mesure la problématique des changements climatiques peut être interprétée

comme une problématique d’ordre moral. Nous tenterons ensuite de bien définir quelques-unes

des perspectives théoriques de la justice climatique. Nous aborderons dans un premier temps les

principales notions associées à l’approche distributive puisque son utilisation est assurément la

plus répandue dans les politiques de gestion des impacts environnementaux. C’est aussi une des

théories qui fait à la fois l’objet de plusieurs critiques. Le concept récent des inégalités

écologiques sera aussi discuté, car son existence ne fait plus de doute. Nous verrons qu’il existe

effectivement une forte relation entre les inégalités écologiques, sociales et économiques et que le

développement d’une justice climatique doit aussi passer par la considération de ce phénomène.

Nous aborderons aussi la question de la justice intergénérationnelle en nous posant la question

91

C. H. FOREMAN JR. The Promise and Peril of Environmental Justice, Washington, DC, Brookings Institution

Press, 1998, p. 12.

Page 39: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

32

suivante : où se situe la responsabilité de l’humanité en ce qui concerne les générations futures?

En effet, les décisions prises aujourd’hui en ce qui concerne la lutte aux changements climatiques

auront un impact majeur sur les conditions de vie de nos descendants. Finalement, le principe de

RCMD nous rappellera qu’une justice écologique mondiale doit aussi considérer une variation

dans la contribution des pays à la concentration de GES dans l’atmosphère ainsi que leur

responsabilité actuelle à la lutte aux changements climatiques. Après avoir défini ces approches

théoriques, nous étudierons la façon dont certains groupes revendiquent l’application d’une

justice climatique. L’objectif sera ensuite de découvrir si les capabilités peuvent effectivement se

forger une place dans l’élaboration d’une justice climatique.

2.1 Les changements climatiques posés comme problème moral

L’étude des changements climatiques est pluridisciplinaire. Elle exige un dialogue entre les

sciences naturelles, le droit, l’économie, la science politique, la philosophie, etc. Si, dans cet

essai, nous abordons la problématique des changements climatiques sous un angle politico-

philosophique, c’est qu’il s’agit d’un enjeu dont les questionnements moraux et éthiques sont

nombreux. Toutefois, comme le mentionne Pierre-Yves Néron, il ne faudrait pas considérer que

toutes les questions morales relatives aux changements climatiques relèvent du domaine de

l’éthique environnementale92

. Certaines questions portant, par exemple, sur la pratique du

commerce, sur la responsabilité des entreprises ou encore sur la légitimité d’un marché de

carbone relèvent davantage de l’éthique des affaires. L’éthique des relations internationales peut

aussi apporter plusieurs idées en ce qui concerne les fondements du système international comme

l’importance de la souveraineté des États face aux changements climatiques.

Or, la problématique des changements climatiques au niveau mondial a dans une certaine mesure

été prise en charge par le droit international. Plusieurs textes internationaux93

ont été signés par

92

P-Y. NÉRON. « Penser la justice climatique », Peuples autochtones et enjeux d’éthique publique, Revue Éthique

publique, Vol. 14, No. 1, 2012, p. 2, [En ligne], http://ethiquepublique.revues.org/937, (Page consultée le 24 avril

2015). 93

En voici quelques-uns : Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques – 1992, Convention

des Nations unies sur la diversité biologique – 1992, Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement –

1992, Déclaration de l’UNESCO sur les responsabilités des générations présentes envers les générations futures –

1997, Protocole de Kyoto – 1997, Déclaration universelle des droits de l’homme – 1948, etc.

Page 40: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

33

une majorité de pays et peuvent être utilisés dans l’intention de diminuer les impacts des

changements climatiques ou pour préserver certains droits acquis. Toutefois, un des principaux

obstacles auquel fait face la communauté internationale, et plus particulièrement les

communautés vulnérables, est l’absence de mécanismes juridiquement contraignants dans

l’application de ces textes. Il n’existe donc jusqu’à maintenant aucune instance internationale

pouvant assurer une réglementation mondiale obligatoire visant à limiter les émissions de GES et

ainsi minimiser les impacts des changements climatiques94

. La problématique de la lutte aux

changements climatiques est donc reléguée à la volonté morale des acteurs en cause.

Développer une justice climatique comportant les arguments moraux ayant le potentiel de

convaincre les décideurs d’agir constitue en soi un grand défi. Pour Néron, c’est principalement

parce que ces arguments ne concordent pas avec l’ensemble des « conceptions "classiques" de la

justice distributive, qui de manière générale, semblent échouer à nous proposer des outils pour

saisir toute cette complexité. »95

. La nature internationale et intergénérationnelle de la

problématique des changements climatiques exige de repenser les fondements des conceptions les

plus répandues de la justice.

Pour John Broome, il faut ajouter une réflexion morale à la dimension économique pour régler la

problématique du changement climatique et cette morale se divise entre une morale privée et une

morale publique96

. Chacune d’elle est dirigée par ses propres principes. Ainsi, la morale

individuelle en ce qui concerne les changements climatiques est guidée par le « devoir de justice

de ne pas nuire »97

davantage que dans le but de changer le monde. Cela relève de la morale

privée. On peut donc affirmer que puisqu’il contribue de façon significative au réchauffement

climatique et que sa contribution engendre des impacts à d’autres personnes, chaque individu a le

devoir de réduire son empreinte écologique. Or, la morale publique, quant à elle, concerne les

94

UNESCO, Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, Les implications éthiques du

changement climatique mondial, rapport de la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et

des technologies (COMEST), Paris, UNESCO, 2010, p. 23. 95

P-Y. NÉRON. « Penser la justice climatique », Peuples autochtones et enjeux d’éthique publique, Revue Éthique

publique, Vol. 14, No. 1, 2012, p. 4, [En ligne], http://ethiquepublique.revues.org/937, (Page consultée le 24 avril

2015). 96

J. BROOME. Climate Matters: Ethics in a Warming World, New York, W. W. Norton & Company, 2012, pp. 73-

81. 97

Ibid, p. 14.

Page 41: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

34

devoirs du gouvernement. Ceux-ci doivent faire la promotion du bien et rendre le monde

meilleur98

. Ce devoir incarne toutefois un problème : il est difficile, voire impossible, de cibler ce

qui rend le monde meilleur. Et cela rejoint en grande partie le problème qu’avait relevé Amartya

Sen lorsqu’il notait notre incapacité à créer un consensus en matière de justice. Pour un

utilitariste comme John Broome, c’est la maximisation du bien-être99

qui constitue la base

informationnelle qui devrait guider les décisions gouvernementales en matière de lutte aux

changements climatiques.

Peu importe de quelle façon elle est abordée, la problématique des changements climatiques

demeure un défi moral et éthique d’une grande importance. Et cela ne concerne pas seulement ses

effets, mais aussi ses causes et ses fondements. Dans un rapport intitulé Les implications éthiques

du changement climatique mondial publié par la Commission mondiale d’éthique des

connaissances scientifiques et des technologies (COMEST), l’on conclue que l’enjeu éthique du

changement climatique s’énonce en quatre points100

que nous synthétiserons ici: (1) la nature

anthropique du changement climatique, (2) les préjudices causés aux populations humaines et

non-humaines et qui s’aggraveront, (3) l’existence d’une possibilité d’atténuer, interrompre, voire

inverser le changement climatique si des mécanismes optimaux sont fixés et appliqués et (4) les

émissions passées de GES exigent de porter un effort sur l’adaptation immédiate et à long terme

aux effets des changements climatiques. Ainsi, tout exercice de compréhension, d’étude ou de

prise en charge du phénomène du réchauffement climatique nécessite une réflexion éthique

approfondie : « L’éthique ne vient pas s’ajouter à la somme des problèmes soulevés par le

changement climatique mondial : elle représente la part constitutive de toute réponse justifiée, en

raison, aux défis posés par le changement climatique. »101

98

J. BROOME. Climate Matters: Ethics in a Warming World, New York, W. W. Norton & Company, 2012, p. 188. 99

Ibid, p. 126. 100

UNESCO, Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, Les implications éthiques du

changement climatique mondial, rapport de la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et

des technologies (COMEST), Paris, UNESCO, 2010, p. 39. 101

Ibid, p. 42.

Page 42: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

35

2.2 Perspectives théoriques

2.2.1 L’approche distributive

La complexité du problème des changements climatiques posé comme problème moral implique

pour plusieurs d’observer la façon dont les institutions distribuent les bénéfices ainsi que le coût

environnemental. Cette approche, qui trouve son origine dans la notion de justice distributive de

John Rawls, est à la base de la conception d’une justice écologique. En effet, pendant plusieurs

années et encore aujourd’hui principalement aux États-Unis, les études de cas empiriques

dominent la littérature sur la justice écologique, sans que le concept de justice distributive,

toujours en arrière-plan, fasse véritablement l’objet de débats102

.

L’approche distributive en justice climatique porte ainsi son attention non seulement sur l’étude

de cas, mais aussi sur l’analyse de la distribution spatiale des risques climatiques et l’examen de

politiques encadrant cette distribution103

. Elle nous propose donc une analyse morale

institutionnelle où l’objectif est la recherche d’une distribution équitable par nos institutions

politiques des avantages et des coûts environnementaux. Or, le point principal dans cette

approche porte principalement sur une procédure visant la distribution équitable des résultats.

Cette conception procédurale de la justice suscite plusieurs critiques, dont celle d’Amartya Sen,

car il n’existe pas de référence ni de procédure universelle pour juger de ce qui est juste ou non.

La forme de l’État national est conçue comme étant le lieu clé de la justice distributive. Comme

le fait remarquer Pierre-Yves Néron, il devient ainsi difficile de parler de justice distributive à

l’échelle internationale puisque son usage se limite aux frontières étatiques104

. Cela constitue

d’ailleurs une des trois principales critiques qu’Amartya Sen adresse à John Rawls dans L’idée de

102

S. FOL et G. PFLIEGER. « La justice environnementale aux États-Unis : construction et usages d’une catégorie

d’analyse et d’une catégorie d’action », Revue Justice spatiale, No. 2, 2010, [En ligne], http://www.jssj.org/article/la-

justice-environnementale-aux-etats-unis-construction-et-usages-dune-categorie-danalyse-et-dune-categorie-daction/,

(Page consultée le 7 janvier 2015). 103

D. E. TAYLOR. « The Rise of the Environmental Justice Paradigm », American Behavioral Scientist, Vol. 43,

No. 4, 2000, [En ligne], http://webhost.bridgew.edu/ramey/www/g333pdf/TaylorEjustParadigmSocConstruction.pdf,

(Page consultée le 7 janvier 2015) 104

P-Y. NÉRON. « Penser la justice climatique », Peuples autochtones et enjeux d’éthique publique, Revue Éthique

publique, Vol. 14, No. 1, 2012, p. 4, [En ligne], http://ethiquepublique.revues.org/937, (Page consultée le 14

septembre 2014).

Page 43: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

36

justice. Il explique qu’à moins de partir à la recherche d’un gigantesque contrat social mondial ou

d’établir des institutions justes pour la société mondiale, les mécanismes du contrat social et de la

justice distributive limitent leur raisonnement aux priorités individuelles au sein d’une même

société105

.

De plus, pour Sylvie Fol et Géraldine Pflieger, l’environnement et le climat sont des facteurs

beaucoup trop contextualisés pour l’interprétation de ce qui est juste ou moins juste en matière de

distribution des inégalités106

. Elles expliquent qu’aux États-Unis, l’Agence américaine de

protection de l’environnement définit la « justice environnementale » sur la base de la non-

discrimination à l’égard des minorités ethniques, du revenu et de la région. Certaines

communautés doivent donc être « qualifiées » de communautés de « justice environnementale »

pour bénéficier des avantages107

. Elles déplorent ainsi une forme d’institutionnalisation de la

« justice environnementale » qui réduit son concept « à la définition d’une communauté cible

pour devenir un critère d’évaluation strict d’une politique publique donnée et de ses impacts

environnementaux. »108

. Les situations où peuvent apparaître des risques environnementaux sont

donc normalisées au profit de la considération d’une pluralité de réalités géographiques et

individuelles.

Finalement, pour Robet D. Bullard, la protection environnementale, tel qu’elle est mise en œuvre

aujourd’hui, ne fait que gérer, réguler et distribuer les risques. Cela est dû au fait que le

paradigme actuellement dominant consiste essentiellement à institutionnaliser le traitement des

inégalités109

. Ce paradigme est lourd de conséquences selon Bullard, car il permet de négocier la

santé humaine dans un but lucratif, de placer la charge de la preuve sur les « victimes » et non pas

sur l'industrie polluante, d’exploiter la vulnérabilité des communautés économiquement et

politiquement marginalisées en plus de créer une industrie autour de l'évaluation et de la gestion

105

A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 103. 106

S. FOL et G. PFLIEGER. « La justice environnementale aux États-Unis : construction et usages d’une catégorie

d’analyse et d’une catégorie d’action », Revue Justice spatiale, No. 2, 2010, [En ligne], http://www.jssj.org/article/la-

justice-environnementale-aux-etats-unis-construction-et-usages-dune-categorie-danalyse-et-dune-categorie-daction/,

(Page consultée le 7 janvier 2015). 107

Idem. 108

Ibid, p. 3. 109

R. D. BULLARD et G. S. JOHNSON. « Environmental Justice: Grassroots Activism and Its Impacts on Public

Policy Decision Making », Journal of Social Issues, Vol. 56, No. 3, 2000, p. 558.

Page 44: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

37

des risques et de négliger le développement d’un système de prévention de la pollution comme

stratégie globale et dominante.110

L’approche distributive en justice climatique semble donc bien loin des objectifs qui pourraient

être fixés dans le cadre d’une approche fondée sur les capabilités. De plus, l’approche de Sen et

Nussbaum ne s’inscrit pas dans une approche libérale classique de la justice. Même si leur

philosophie concentre sa principale attention sur l’individu, la façon dont pourrait s’opérer une

« distribution des capacités » conserve une grande distance avec les théories libérales valorisant

principalement une distribution équitable des revenus et des primary goods. Cela forme en

quelque sorte le paradoxe de l’approche des capabilités. Si ses auteurs et ses fondements sont

libéraux, nous verrons que son intégration dans les politiques publiques constitue un obstacle à

son application.

D’ailleurs, dans sa critique sur les différentes façons d’évaluer les inégalités, Sen déplore que

nous ayons autant de difficulté à considérer les différences entre les individus ainsi que leur bien-

être. Pourtant, comme nous l’avons vu plus tôt, l’ampleur de la diversité humaine fait en sorte

que l’égalité d’un environnement naturel peut laisser subsister de fortes inégalités dans la

possibilité des humains à accomplir ce qu’ils souhaitent accomplir. C’est pourquoi la question

des inégalités climatiques doit se trouver au cœur d’une conception de la justice climatique.

2.2.2 Inégalités climatiques et équité

En 2012, la Banque mondiale a rendu public un rapport sur les effets qu’aurait sur la planète une

augmentation de la température planétaire de 4°C d’ici la fin du siècle111

. Selon ce rapport, cette

110

R. D. BULLARD et G. S. JOHNSON. « Environmental Justice: Grassroots Activism and Its Impacts on Public

Policy Decision Making », Journal of Social Issues, Vol. 56, No. 3, 2000, p. 558. 111

Selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), si les émissions de gaz à effet

de serre (GES) continuent à leur rythme actuel, un réchauffement planétaire moyen pourrait atteindre 4°C, ce qui

représenterait une augmentation « dangereuse » qui perturberait de façon importante les moyens de subsistance de

l’humanité. Pour plus de détails : GIEC, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat,

Changements climatiques 2013 – Les éléments scientifiques, Contribution du groupe de travail I au cinquième

rapport d’évaluation, Résumé à l’intention des décideurs, Suisse, 2013, [En ligne],

http://www.ipcc.ch/pdf/assessment-report/ar5/wg1/WG1AR5_SPM_brochure_fr.pdf, (Page consultée le 7 janvier

2015)

Page 45: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

38

hausse déclencherait une cascade de cataclysmes provoquant des vagues de chaleur extrêmes, une

baisse des stocks alimentaires mondiaux et une augmentation du niveau de la mer affectant des

centaines de millions de personnes. Bien que le rapport soutient qu’aucune société ne serait

épargnée par les impacts dangereux des changements climatiques, il mentionne que la répartition

de ces impacts est susceptible d'être intrinsèquement inégale et défavorable aux régions les plus

pauvres. De plus, ces dernières ont des capacités économiques, institutionnelles, scientifiques et

techniques amoindries pour faire face au phénomène et s'y adapter112

. À ce titre, le président de la

Banque mondiale, M. Jim Yong Kim, a affirmé qu’il ne serait dorénavant plus possible de

concevoir l’enrayement de la pauvreté sans s’attaquer aux changements climatiques113

.

La notion d’égalité devant la dégradation de l’environnement demeure donc un concept nouveau

et relativement peu exploré. Même s’il a été utilisé plus tôt, c’est à la suite du Sommet mondial

sur le développement durable qui s’est tenu à Johannesburg en 2002 que le terme « égalité

écologique » est apparu dans les textes officiels et gouvernementaux. Dans un article portant

précisément sur cette notion, Marianne Chaumel et Stéphane La Branche affirment que l’égalité

écologique « suggère la nécessité de prendre en compte les enjeux environnementaux dans

l’élaboration de meilleures conditions d’égalité entre les individus, enjeux souvent relégués au

second plan face à ceux touchant au domaine économique, par exemple. »114

Ainsi, au-delà des

exigences de la productivité et de l’efficacité économiques, le bien-être de tous les citoyens doit

être garanti à travers la préservation de l’environnement et de l’équité sociale.

Chaumel et La Branche remarquent toutefois que les études qui traitent des inégalités écologiques

ont tendance à développer un argumentaire construit sur cette notion sans l’avoir préalablement

définie, alors qu’elle est d’une grande complexité115

. Dans ces différents études et rapports, on

112

BANQUE MONDIALE. Turn Down the Heat: Why a 4°C Warmer World Must Be Avoided, Washington DC:

World Bank, 2012, p. 13, [En ligne], http://documents.worldbank.org/curated/en/2012/11/17097815/turn-down-heat-

4%C2%B0c-warmer-world-must-avoided (Page consultée le 7 janvier 2015) 113

A. YUKHANANOV. « No Nation Immune to Climate Change: World Bank », Reuters, 2012, [En ligne],

http://www.reuters.com/article/2012/11/19/us-worldbank-climate-idUSBRE8AI00520121119, (Page consultée le 7

janvier 2015). 114

M. CHAUMEL et S. LA BRANCHE. « Inégalités écologiques : vers quelle définition ? », Populations,

vulnérabilités et inégalités écologiques, Revue espace populations sociétés, 2008, pp. 101-110, [En ligne],

http://eps.revues.org/2418, (Page consultée le 7 janvier 2015). 115

Idem.

Page 46: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

39

observe donc une utilisation indifférente des termes d’« inégalités écologiques »,

d’« inégalités socio-économiques » ou d’« inégalités environnementales », comme s’ils avaient la

même définition. Chaumel et La Branche proposent donc de distinguer les concepts d’égalité

écologique et d’égalité environnementale116

et viennent à démontrer qu’une analyse basée sur les

inégalités écologiques « oblige à porter l’attention sur des enjeux de relations sociales, politiques

et socio-économiques, des enjeux de relations de pouvoir telles les différences de qualité et

d’accès aux biens publics environnementaux ou l’existence d’un risque sur un territoire précis,

alors que les données du système d’information environnemental ne fournissent généralement pas

de renseignement sur ces populations. »117

Or, les sciences sociales qui se sont intéressées à l’influence de la nature et du contexte

environnemental sur les phénomènes sociaux nous font remarquer de grandes tendances sociales

et économiques dans les impacts des inégalités écologiques. C’est à ce propos que Chaumel et La

Branche en viennent à conclure que « la notion d’inégalités écologiques correspond, en termes

simples, aux relations inégalitaires qu’entretiennent les hommes entre eux vis-à-vis de leur

environnement. »118

À ce titre, l’utilisation de la notion d’inégalité écologique considère les rapports qu’entretient

l’humain avec la nature ainsi que l’impact des variations naturelles subies par les humains.

L’emploi du concept d’inégalité climatique, comme il est convenu dans le présent essai, renvoie

donc à une sous-catégorie de la notion d’inégalité écologique qui précise l’attention portée sur les

effets des variations climatiques sur les humains et leur concordance avec les inégalités sociales.

116

Sans en faire la distinction exhaustive, il est important de comprendre que la différence entre les deux notions se

situe dans la place qu’occupe l’humain dans la nature. Marianne Chaumel et Stéphane La Branche considèrent

l’environnement « comme l’ensemble des éléments naturels en relation avec l’humain et ses productions. » Alors que

l’écologie, bien qu’elle détienne une définition biologique, désigne, dans une perspective davantage sociale et

politique, « la science qui étudie les relations des êtres vivants entre eux et avec leur environnement. […] L’écologie

se situe donc à un niveau d’abstraction supérieur à l’environnement, en ce qu’il s’agit des savoirs, théories,

disciplines qui ont trait à la compréhension de cet ensemble d’interactions, de dynamiques et de processus naturels

en relation complexe et réciproque avec l’activité humaine. » Cette définition est aussi soutenue entre autres par

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Ryo Chung qui ont dirigé l’ouvrage Éthique des relations internationales, ainsi

que par Fabrice Flipo dans son article « Les inégalités écologique et sociale : l’apport des théories de la justice ». 117

M. CHAUMEL et S. LA BRANCHE. « Inégalités écologiques : vers quelle définition ? », Populations,

vulnérabilités et inégalités écologiques, Revue espace populations sociétés, 2008, pp. 101-110, [En ligne],

http://eps.revues.org/2418, (Page consultée le 7 janvier 2015). 118

Ibid, p. 104.

Page 47: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

40

Cette définition doit toutefois s’étendre au-delà des variations climatiques naturelles lorsque l’on

considère l’origine anthropique des changements climatiques actuels ainsi que les externalités119

occasionnées par l’activité économique des pays les plus pollueurs. Si plusieurs penseurs libéraux

ont admis que les humains sont naturellement inégaux, ils ont aussi convenu que le

fonctionnement des sociétés est souvent à l’origine de plusieurs inégalités institutionnelles ou

politiques120

. En ce sens, les effets des changements climatiques seraient une des conséquences

de la poursuite d’un système entretenant les inégalités entre les individus. Cibler à qui revient la

responsabilité morale d’encadrer ou diminuer les impacts humains des changements climatiques

demeure un des principaux enjeux au sein des négociations internationales sur le climat.

2.2.3 Justice intergénérationnelle

En raison de sa nature internationale et intergénérationnelle, la question de la lutte aux

changements climatiques représente un défi pour l’ensemble des pratiques classiques d’utilisation

de la nature et de ses ressources. C’est aussi un phénomène qui amène l’humanité à se

questionner sur sa responsabilité morale à l’égard des générations futures. Dans une entrevue

accordée à la Fondation David Suzuki, Peggy Olive a affirmé qu’il est injuste de forcer nos

descendants « à payer de leur santé et de leur sécurité pour les dommages environnementaux que

nous avons causés, que nous l'ayons fait en connaissance de cause ou

non »121

. Mais comment donner un sens à nos responsabilités envers les prochaines générations

119

Le concept d’externalité environnementale est principalement utilisé en économie de l’environnement pour

définir les effets qu’engendre l’activité économique d’un pays ou d’une entreprise sur un autre pays ou une autre

entreprise, sans que cet effet ne soit considéré dans l’échange marchand. L’utilisation de la notion d’externalité en

environnement permet de représenter, par exemples, les effets du réchauffement climatique mondial sur les

populations moins pollueuses et d’ainsi mettre en lumière la tragédie des communaux. Pour plus de détails sur ces

concepts, voir FAUCHEUX, Sylvie. « L’économie de l’environnement », Encyclopædia Universalis, [En ligne],

http://www.universalis.fr/encyclopedie/economie-de-l-environnement, (Page consultée le 7 janvier 2015) ainsi que S.

TREMBLAY-PEPIN. « Qu’est-ce que la tragédie des biens communs? », Institut de recherche et d’informations

socio-économiques (IRIS), 2013, [En ligne], http://iris-recherche.qc.ca/blogue/quest-ce-que-la-tragedie-des-biens-

communs, (Page consultée le 7 janvier 2015) 120

Voir la distinction que fait Jean-Jacques Rousseau de l’« inégalité naturelle » et de l’« inégalité morale » dans :

J-J. ROUSSEAU. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Flammarion, (1re

édition : 1755) 2011. 121

FONDATION DAVID SUZUKI. « La santé environnementale est une question de justice intergénérationnelle »,

entrevue avec Peggy Olive, Blogue, 2012, [En ligne], http://www.davidsuzuki.org/fr/blogues/vert-sante/2012/02/un-

environnement-en-sante-pour-des-enfants-en-sante/, (Page consultée le 7 janvier 2015).

Page 48: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

41

ou, comme le relève Pierre-Yves Néron, « comment donner un sens aux demandes et

revendications de personnes qui, par définition, n’existent pas encore? »122

Un des premiers penseurs à s’être penché sur cette question est le philosophe allemand Hans

Jonas dans son ouvrage Le Principe responsabilité publié en 1979. Pour Jonas, si on a reconnu la

responsabilité des humains envers leurs semblables, l’humanité doit maintenant s’élever à l'idée

d'une responsabilité intergénérationnelle123

. À travers ses recherches, Dominique Bourg a

d’ailleurs remarqué l’importance d’une dimension « lointaine » dans la réflexion du philosophe.

Il explique que Jonas s'opposait à l'éthique traditionnelle qu’il caractérise comme le rapport de

proximité qu’entretient l’humain dans la sphère des actions. Il proposait donc une « éthique de la

distance caractérisée par une obligation [...] de veiller à la possibilité d'une vie humaine dans le

futur, fût-il très lointain... »124

. Ce raisonnement serait la seule façon pour Jonas de rompre avec

un « hédonisme généralisé » et ainsi dépasser la situation critique dans laquelle l'humanité se

retrouve. Un des principaux défis dans l’application d’une justice intergénérationnelle selon

Jonas reste toutefois la limite des décideurs politiques d'anticiper les conséquences futures et

lointaines de leurs actions.

En 1988, l’idée de développement durable, tel que définie dans le rapport Brundtland125

et qui

connaît, depuis, un succès non négligeable dans nos institutions contemporaines, implique

l’exigence d’une justice entre les générations : « L’humanité a la possibilité de faire du

développement durable qui répondra aux besoins du présent sans compromettre la capacité des

122

P-Y. NÉRON. « Penser la justice climatique », Peuples autochtones et enjeux d’éthique publique, Revue Éthique

publique, Vol. 14, No. 1, 2012, p. 5, [En ligne], http://ethiquepublique.revues.org/937, (Page consultée le 14

septembre 2014). 123

H. JONAS. Le Principe responsabilité, Paris, Flammarion, (1re

édition : 1979) 2013. 124

D. BOURG. « Environnement, morale et politique », Limites de l’éthique dans l’action politique, Revue

européenne des sciences sociales, No. 38-118, 2000, pp. 7-14, [En ligne], http://ress.revues.org/682, (Page consultée

le 7 janvier 2015) 125

Le Rapport Brundtland, officiellement intitulé Our Common Future, est une publication rédigée en 1987 par la

Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l'Organisation des Nations unies, présidée par

l’ex-première ministre norvégienne Gro Harlem Brundtland. Le rapport a entre autres été utilisé comme base au

Sommet de la Terre de 1992 et a popularisé l'expression de « développement durable », notamment en apportant la

définition communément admise du concept.

Page 49: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

42

générations futures de répondre aux leurs. »126

. Sophie Lavallée, de son côté, a fait l’analyse de la

théorie d’Édith Brown Weiss que l’on peut retrouver dans la Déclaration de Rio de 1992 dont le

document de base était le rapport Brundtland. Cette théorie mentionne entre autres que « le droit

au développement doit être réalisé de façon à satisfaire équitablement les besoins relatifs au

développement et à l’environnement des générations présentes et futures »127

. Pour Lavallée, le

concept d’équité intergénérationnelle implique que tous les pays sont responsables de l’état de la

planète et qu’à titre de « gouvernants du patrimoine mondial », ils ont tous le mandat d’offrir aux

prochaines générations la planète dans le même ou dans un meilleur état que ce que la génération

précédente leur a laissé128

. C’est aussi la façon dont Susan Clayton aborde la notion de « justice

environnementale » qui, selon elle, se définit par la responsabilité envers les autres espèces et les

générations futures, ainsi que le droit à un environnement sain. Selon les conclusions de sa

recherche, cette conception de la justice serait probablement le meilleur moyen de résoudre les

conflits environnementaux, tout en se distinguant des facteurs traditionnels de la justice

procédurale et distributive129

. Pour Clayton, plusieurs critiques doivent être adressées à ce qu’elle

définit comme étant la justice procédurale environnementale actuelle. Les compagnies

exerceraient une influence disproportionnée dans l’élaboration des politiques, alors que plusieurs

autres groupes sont exclus du processus de décisions en ce qui concerne les enjeux

environnementaux. Le système procédural ferait aussi ralentir l’action en matière

d’environnement ainsi que l’application des normes et des lois écrites130

.

D’ailleurs, force est de constater, comme le soulève Axel Gosseries, que les théories de la justice

demeurent relativement démunies pour traiter des questions normatives liées à notre

126

G. H. BRUNDTLAND (Dir.) Our Common Future, Rapport rédigé par la Commission mondiale sur

l’environnement et le développement des Nations unies, Paragraphe 27, 1988, [En ligne], http://www.un-

documents.net/our-common-future.pdf, (Page consultée le 8 janvier 2015).

Traduction libre de: « Humanity has the ability to make development sustainable to ensure that it meets the needs of

the present without compromising the ability of future generations to meet their own needs. » 127

S. LAVALLÉE. « Le principe des responsabilités communes mais différenciées à Rio, Kyoto et

Copenhague : essai sur la responsabilité de protéger le climat », Revue Études internationales, Vol. 41, No. 1, 2010,

p. 57, [En ligne], http://www.erudit.org/revue/ei/2010/v41/n1/039616ar.html?vue=resume, (Page consultée le 7

janvier 2015). 128

Idem. 129

S. CLAYTON. « Models of Justice in the Environmental Debate », Journal of Social Issues, Vol. 56, No. 3, pp.

459-474, 2002, [En ligne], https://sustainability.water.ca.gov/documents/18/3407876/Models+of+justice.pdf, (Page

consultée le 7 janvier 2015) 130

Ibid, p.461.

Page 50: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

43

environnement et à la nature. Cela fait en sorte que les débats sur la « durabilité » accordent peu

de place à un examen précis de ce que la justice intergénérationnelle pourrait signifier

concrètement131

. Cela peut être lié à la légitimité que les sociétés accordent aux décisions prises

antérieurement. En effet, si l’on considère que le contrat social qui assure la pérennité de nos

institutions actuelles est issu du consentement des générations passées, il devient difficile pour

ces institutions d’à la fois obéir aux valeurs héritées et d’anticiper les meilleures décisions à

prendre pour l’avenir. En ce sens, le paradigme donnant cette légitimité à la tradition serait un des

obstacles à l’élaboration de politiques environnementales véritablement conçues pour les

générations futures.

2.2.4 Principe de responsabilités communes, mais différenciées (RCMD)

La notion de responsabilité qui se retrouve au cœur du principe de justice intergénérationnelle

constitue aussi l’un des principaux éléments de débat au sein des négociations internationales sur

le climat et probablement la pièce maîtresse du Protocole de Kyoto. C’est en 1992, lors de la

Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement qui a abouti, comme nous

l’avons vu, à la Déclaration de Rio, que la communauté internationale formule le principe de

RCMD qui modifiera substantiellement le paradigme de lutte aux changements climatiques.

Selon Lavallée, en formulant ce principe, « la communauté internationale prend acte du fait que,

les inégalités économiques étant systémiques, le développement durable ne peut être concrétisé

que si, dans les accords multilatéraux en environnement, les obligations des pays développés et

des pays en développement sont à géométrie variable. »132

. Ainsi, le principe de RCMD mérite

une attention particulière, principalement due à sa double composition entre, d’une part, la

réponse collective qu’exige le réchauffement climatique mondial et, d’autre part, les capacités et

responsabilités spécifiques à chaque pays.

131

A. GOSSERIES. « Les théories de la justice intergénérationnelle - Synopsis à l’usage des durabilistes pressés »,

Revue Raison publique, No. 8, 2008, pp. 7-29, [En ligne], http://www.raison-publique.fr/article272.html, (Page

consultée le 7 janvier 2015). 132

S. LAVALLÉE. « Le principe des responsabilités communes mais différenciées à Rio, Kyoto et

Copenhague : essai sur la responsabilité de protéger le climat », Revue Études internationales, Vol. 41, No. 1, 2010,

p. 52, [En ligne], http://www.erudit.org/revue/ei/2010/v41/n1/039616ar.html?vue=resume, (Page consultée le 7

janvier 2015)

Page 51: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

44

Plusieurs relations existent entre le principe de RCMD et les concepts d’équité et de

développement durable. La conférence de Stockholm en 1972 avait déjà, selon Jutta Brunnée,

modifié la structure du droit de l’environnement international en « passant d’un cadre

transfrontalier et bilatéral à un cadre global, qui cherche à prendre en considération la recherche

de l’équité entre les générations actuelles, notamment Nord-Sud, et les générations futures. »133

Le rapport Brundtland a, quelques années plus tard, permis d’intégrer ces considérations dans la

sphère politique.

Le principe de RCMD implique donc l’idée que les États ont des « responsabilités communes »

dans la préservation de l’environnement, mais qu’ils ont aussi des responsabilités historiques

différentes en ce qui concerne leur contribution à la lutte aux changements climatiques. Selon

cette prémisse, les pays industrialisés, dits du Nord, étant les principaux responsables de la

concentration de GES dans l’atmosphère depuis la Révolution industrielle, il est en premier lieu

de leur responsabilité de réduire leurs émissions de GES, puisqu’ils portent la responsabilité du

changement climatique. Or, le niveau de pauvreté dans les pays en développement, dits du Sud,

fait en sorte que les enjeux de croissance économique et de développement sont généralement

mentionnés comme étant les principaux objectifs de ces pays. Dans cet ordre d’idées, il

deviendrait « injuste » pour ces pays de freiner leur développement pour lutter contre le

réchauffement climatique causé par le développement antérieur des pays industrialisés. De ce

fait, même si la Chine est aujourd’hui le plus grand émetteur de GES en valeur absolue134

et que

l’Inde a connu une croissance de ses émissions de GES de 190% depuis 1990135

, la

« responsabilité différenciée » des États-Unis, par exemple, fait en sorte que sa contribution à la

réduction des émissions de GES mondiales devrait être plus grande.

133

J. BRUNNÉE. « The Stockholm Declaration and the Structure and Processes of International Environmental

Law », The Future of Ocean Regime Building: Essays in Tribute to Douglas M. Johnston, Toronto, 2008, p. 2, [En

ligne], http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1437707, (Page consultée le 7 janvier 2015), Traduction

libre de « I will first illustrate how the “structure” of international environmental law has changed from a

transboundary, bilateral framework to a global framework, which seeks to take into account considerations of both

intra- and intergenerational equity. » 134

Le Qatar demeure le plus grand émetteur de GES per capita. Pour plus détails : STATISTIQUES MONDIALES.

Émissions de CO2 en tonnes par habitant en 2000 et 2006, Ludovic Lefort, 2013, (portail référé entre autres par

l’Institut d’administration des entreprises de Paris), [En ligne], http://www.statistiques-

mondiales.com/emissions_co2_decroissant.htm, (Page consultée le 7 janvier 2015). 135

Tel que calculé à partir des données de la page suivante: PERSPECTIVE MONDE. Émissions de CO2 (tonnes

métriques), Inde, Graphique tiré de la Banque mondiale, Université de Sherbrooke, 2010, [En ligne],

http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/tend/IND/fr/EN.ATM.CO2E.KT.html, (Page consultée le 7 janvier 2015).

Page 52: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

45

Cette notion de responsabilité historique affecte non seulement l’activité économique de certains

pays, mais définit aussi la façon de concevoir la justice climatique au niveau international. Si

l’approche des capabilités se concentre sur la liberté, la qualité de vie ainsi que le bien-être

individuel, qu’en est-il de ces attributs considérés dans une perspective plus globale? En d’autres

termes, est-il possible d’évaluer les capabilités collectives? Pour Ballet, Bazin et Pelenc,

l’approche d’Amartya Sen, lorsqu’elle prend en compte les capabilités collectives dans le

jugement d’évaluation des sociétés, permet effectivement une analyse pertinente des « injustices

environnementales », notamment à travers la reconnaissance des identités collectives136

. Le

principe de RCMD permet donc un parallèle intéressant avec l’approche à l’étude en ce qu’il met

en lumière le problème que pose l’application d’une équité écologique mondiale.

2.3 De la théorie à la pratique

À la lecture des différentes perspectives théoriques de la justice écologique, il devient pertinent

de se questionner sur la façon dont une justice écologique est perçue et défendue dans les

différentes luttes sociales. Nous proposons dans un premier temps d’étudier la façon dont certains

chercheurs ont travaillé à faire converger la théorie avec la pratique dans le champ de la justice

écologique. Cette méthode d’analyse, qui est aussi l’une des préoccupations de Martha Nussbaum

et Amartya Sen137

, nous permettra de faire le pont entre les formes abstraites des théories

philosophiques de la justice écologique et les revendications de regroupements issus de la société

civile dans leur lutte contre les injustices écologiques et climatiques. Nous discuterons donc dans

un premier temps de la façon dont peuvent converger la théorie et la pratique dans le champ de la

justice écologique et climatique pour ensuite étudier les différentes revendications des luttes

sociales. À la suite d’un examen de la place occupée par l’approche distributive de la justice dans

136

J. BALLET, D. BAZIN et J. PELENC. Justice environnementale et approche par les capabilités, HAL archive

ouverte, R2D2, 2014, [En ligne], http://dumas.ccsd.cnrs.fr/UNIV-BORDEAUX4/halshs-01071203v1 (Page

consultée le 7 janvier 2015). 137

Tous deux soutiennent que, combinés à une réflexion abstraite, les formes de vie et les exemples issus de la réalité

sont essentiels pour « construire un discours philosophique enraciné dans un diagnostic du présent mondialisé. » Voir

F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la démocratie des capabalités », Essais et débats, Coopérative La vie des

idées, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultée le 7

janvier 2015).

Page 53: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

46

les mouvements sociaux, nous terminerons cette section en explorant la façon dont les capabilités

peuvent servir de fondements au développement d’une justice climatique.

2.3.1 Convergence entre la pensée et l’action

David Schlosberg est l’un des principaux chercheurs qui travaillent à renforcer les liens entre les

théories de la justice écologique et les revendications issues des luttes sociales. Dans ses écrits,

Schlosberg adresse une importante critique à l’approche distributive de la justice. Pour lui, une

compréhension approfondie de la justice nous oblige à considérer les liens entre la distribution, la

reconnaissance, les capabilités et la participation138

. Principalement en matière d’environnement,

les tenants de la justice distributive semblent concevoir l’« injustice environnementale »139

comme un simple enjeu de mauvaise distribution du coût et des avantages environnementaux,

alors qu’il existe une pluralité d’identités et de capabilités qui peuvent être affectées par ces

injustices au sein d’une collectivité. Une des principales thèses de Schlosberg est qu’un

pluralisme critique peut nous offrir un cadre pour penser à la fois une justice sociale mondiale et

une « justice environnementale ». Il prétend ainsi qu’il est possible de tendre vers un consensus

en ce qui concerne les bases d’une « justice environnementale », même s’il n’existe pas

d’uniformité culturelle sur la définition du terme.140

À la suite de la publication de Justice and the Politics of Difference d’Iris Marion Young en

1990, Sylvie Fol explique que « l’accent a été mis sur la compréhension des phénomènes sociaux

138

D. SCHLOSBERG. Defining Environmental Justice: Theories, Movements, and Nature, Oxford University Press,

2007, p. 8, Traduction libre de: « […] a thorough understanding and approach to justice requires us to see the

linkages between distribution, recognition, capabilities, and participation. » 139

L’ambiguïté terminologique analysée plus tôt entre « justice environnementale » et « justice écologique » exige

que l’utilisation de l’un de ces concepts soit directement référée à l’utilisation qu’en fait l’auteur. On peut être porté à

croire que l’utilisation de « justice environnementale » par David Schlosberg rejoint en grande partie la définition

que font Marianne Chaumel et Stéphane La Branche de la « justice écologique », soit que l’attention portée aux

inégalités écologiques « oblige à porter l’attention sur des enjeux de relations sociales, politiques et socio-

économiques, des enjeux de relations de pouvoir telles les différences de qualité et d’accès aux biens publics

environnementaux ou l’existence d’un risque sur un territoire précis […] » 140

D. SCHLOSBERG. « Reconceiving Environmental Justice: Global Movements and Political Theories »,

Environmental Politics, Vol. 13, No. 3, 2004, p. 532, [En ligne],

http://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/0964401042000229025, (Page consultée le 7 janvier 2015), Traduction

libre de: « […] there is still the possibility of unity on notions of environment justice, even if there is not uniformity

of cultural definitions of the term. »

Page 54: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

47

et institutionnels conduisant aux situations d’injustices [environnementales]. »141

. En plaçant au

centre de la réflexion la notion de reconnaissance permettant d’identifier les situations

considérées comme « environnementalement injustes », Schlosberg s’inscrit dans ce courant où

l’on porte davantage l’attention sur la « distinction entre les inégalités de distribution et l’étude

des processus sociaux, politiques et institutionnels ayant produit de telles inégalités

environnementales. »142

Ainsi, au-delà de la définition des attributs idéals d’une société juste qui

risqueraient d’être confrontés, par exemple, à différents obstacles économiques, géographiques

ou culturels, cette approche permettrait de mieux rendre compte du caractère injuste d’une

situation, et ce non seulement de manière comparative, pour ensuite cibler les moyens de contrer

cette situation.

Les éléments nécessaires au développement d’une définition de la « justice environnementale »

résideraient donc dans la comparaison et la convergence entre les théories de la justice et la façon

dont les regroupements, mouvements et activistes environnementaux revendiquent des

changements qui vont bien au-delà d’une simple distribution du poids et des avantages

environnementaux. Cela implique donc de considérer, d’une part, les arguments théoriques et,

d’autre part, les informations empiriques. Schlosberg relève donc l’inévitable tension entre la

pensée et l'action, ou entre ce que Hannah Arendt nommait la problématique des rapports de la

recherche du sens et l’insertion du sens dans le monde commun143

. Les deux notions sont

complémentaires, mais une plus grande convergence entre elles est nécessaire pour arriver à

appliquer une réelle « justice environnementale ».

Une définition de la justice écologique doit ainsi être soumise à une constante évaluation pour

demeurer critique, pragmatique et ancrée dans la réalité de notre monde. Schlosberg propose

donc la création d’un mouvement écologiste unifié et basé sur une conception plurielle d’une

théorie et d’une pratique de la justice.

141

S. FOL et G. PFLIEGER. « La justice environnementale aux États-Unis : construction et usages d’une catégorie

d’analyse et d’une catégorie d’action », Revue Justice spatiale, No. 2, 2010, p. 5 [En ligne],

http://www.jssj.org/article/la-justice-environnementale-aux-etats-unis-construction-et-usages-dune-categorie-

danalyse-et-dune-categorie-daction/, (Page consultée le 7 janvier 2015). 142

Idem. 143

H. ARENDT. The Life of the Mind, New York, Edited by Mary McCarthy, Harcourt, (1re

edition: 1971) 1981.

Page 55: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

48

2.3.2 Revendications des mouvements issus de la société civile

La prise de conscience globale de la crise écologique et de ses impacts humains a favorisé

l’émergence d’une multitude de groupes militant pour le droit à un environnement sain. Que ce

soit en préparation ou à la suite du premier Sommet de la Terre en 1972, les enjeux liés à la

dégradation de l’environnement ont frappé l’imaginaire collectif et ont motivé des milliers

d’individus à s’investir dans cette cause.

Aujourd’hui, certains d’entre eux travaillent directement auprès des populations, tandis que

d’autres tentent d’influencer les décisions politiques ou légales. Ces regroupements prennent la

forme d’ONG, d’organisations à but non lucratif (OBNL), de syndicats ou encore d’instituts de

recherche et plusieurs d’entre eux proposent des moyens pour assurer une justice climatique entre

les pays, mais aussi entre tous les citoyennes et citoyens de la planète.

L’intérêt d’étudier les revendications de ces groupes réside principalement dans leur caractère

extérieur à la structure étatique ainsi que leur autonomie face au pouvoir politique. Cela permet

de penser que leurs positions et les propositions qu’ils apportent en regard de la lutte aux

changements climatiques ne sont pas influencées par des intérêts politiques ou pécuniaires. Nous

nous concentrerons donc sur l’analyse des revendications de quatre ONG internationales et de

deux réseaux internationaux œuvrant en environnement pour tenter de cibler les exigences et les

actions qu’ils partagent entre eux. Nous verrons ensuite l’émergence d’un certain consensus entre

ces organisations en ce qui concerne la responsabilité des institutions dans l’existence des

inégalités écologiques. Pour plusieurs d’entre elles, l’État a un rôle important à jouer dans la lutte

aux impacts humains des changements climatiques, ce qui rejoint en quelque sorte la vision

d’Amartya Sen et surtout de Martha Nussbaum dans les moyens de garantir certaines capabilités

à tous les individus. L’objectif de cette section est donc d’étudier l’absence ou l’existence des

capabilités dans les revendications des ONG environnementales internationales et, en cas

d’absence, d’évaluer dans quelle mesure cette approche est complémentaire à leur mission.

Page 56: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

49

D’abord, Greenpeace144

est assurément l’une des ou sinon l’ONG environnementale

internationale la plus connue, mais aussi une des vétéranes de son domaine. Fondée en 1971 en

Colombie-Britannique alors qu’un petit bateau transportant bénévoles et journalistes s’est rendu

en Alaska où les États-Unis procédaient à des essais nucléaires souterrains, Greenpeace justifie

aujourd’hui son existence par la dénonciation entre autres des « criminels environnementaux ».

Une de ses principales missions est de contester et mettre au défi les gouvernements ainsi que les

entreprises lorsqu’ils ne remplissent pas leur « mandat » de protéger l’environnement et l’avenir

des générations futures. Greenpeace encourage donc la recherche scientifique, le lobbying ainsi

que l’action pacifiste pour promouvoir des solutions à une multitude d’enjeux liés à la

dégradation de l’environnement mondial : changement climatique, océans, forêts, biodiversité,

armement nucléaire, toxicité, agriculture, etc.

Cette mission rejoint en grande partie celle de l’organisation 350.org dont la fonction est

toutefois plus spécifique. Fondée en 2008 aux États-Unis, 350.org a vu le jour à travers

l’implication d’un regroupement d’étudiants universitaires145

. Ceux-ci soutenaient que le

changement climatique était le problème le plus important auquel devait faire face l’humanité et

déploraient que l’action climatique se fût jusqu’à maintenant embourbée dans des tactiques

politiques146

. Il fallait donc créer une organisation qui allait lutter internationalement contre la

concentration des émissions de GES et l’exploitation des énergies fossiles. Aujourd’hui, 350.org

est actif dans la majorité des pays du monde. Ses principales campagnes concernent la lutte

contre les centrales au charbon en Inde, l’arrêt de l’oléoduc Keystone XL aux États-Unis et toutes

autres actions visant l’arrêt de l’exploitation des combustibles fossiles par les institutions

publiques147

. La mission de 350.org est de démanteler l’influence de l’industrie des combustibles

fossiles à travers un mouvement populaire mondial. Cette mission repose sur la conviction qu’un

mouvement de cette envergure a le pouvoir de rendre les dirigeants imputables en regard des

découvertes scientifiques et des principes de justice148

.

144

La synthèse de la description de l’historique et de la mission de Greenpeace est faite d’après les données

disponibles sur le site Web de l’organisation : GREENPEACE INTERNATIONAL. About Us, 2014, [En ligne],

http://www.greenpeace.org/international/en/about/, (Page consultée le 7 janvier 2015). 145

350.ORG. Our History, [En ligne], http://350.org/about/what-we-do/, (Page consultée le 7 janvier 2015) 146

Idem. 147

350.ORG. Campaigns and Projects, [En ligne], http://350.org/campaigns/, (Page consultée le 7 janvier 2015) 148

350.ORG. What We Do, [En ligne], http://350.org/about/what-we-do/, (Page consultée le 7 janvier 2015)

Page 57: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

50

De son côté, le mouvement Climate Justice Now! se veut être un réseau international

d’organisations et de mouvements engagés dans la défense de la justice sociale, écologique et de

genre149

. Le réseau soutient que les communautés des pays du Sud ainsi que celles à faible revenu

des pays industrialisés du Nord ont porté le fardeau de l’exploitation des combustibles fossiles et

que ces communautés font maintenant face aux pires impacts des changements climatiques

(pénuries alimentaires, inondations, sécheresses, etc.)150

Le mouvement déplore qu’au sein des

négociations internationales sur le climat, les États industrialisés fassent pression sur les États du

Sud pour qu’ils s’engagent à réduire leurs émissions de GES, alors qu’ils refusent eux-mêmes de

respecter leur obligation morale de réduire radicalement leurs propres émissions et d’offrir un

soutien aux pays en développement dans leurs efforts pour réduire leurs émissions ainsi que pour

s’adapter aux impacts des changements climatiques151

. Climate Justice Now! prétend aussi qu’il

existe de fausses solutions à la crise climatique défendues par les gouvernements et appuyées par

les institutions financières et les sociétés multinationales, comme la libéralisation des marchés et

des échanges, la privatisation des instances publiques, le développement des agrocarburants, mais

aussi la compensation carbone152

. En ce sens, Climate Justice Now! est l’un des plus importants

mouvements écologistes s’opposant fermement à un marché de carbone mondial. Lors de sa

formation en 2010, le réseau regroupait plus de 700 organisations issues de partout à travers le

monde153

. Bien que le réseau ait été très actif lors de la conférence de Durban sur les

changements climatiques en 2011154

, ses actions et ses publications semblent se faire de plus en

plus rares dans les dernières années155

.

149

CLIMATE JUSTICE NOW!. (Descriptif de la page d’accueil), 2015, [En ligne] : http://www.climate-justice-

now.org/, (Page consultée le 7 janvier 2015). 150

CLIMATE JUSTICE NOW!. Principles, 2012, [En ligne], http://www.climate-justice-now.org/principles/, (Page

consultée le 7 janvier 2015). 151

Idem. 152

Idem. 153

CLIMATE JUSTICE NOW!. CJN! network members (as at November 2010), 2010, [En ligne],

http://www.climate-justice-now.org/cjn-network-members-november-2010/, (Page consultée le 7 janvier 2015). 154

Appellation officielle : 17e Conférence des Parties (CdP) de la Convention-cadre des Nations unies sur les

changements climatiques (CCNUCC). 155

La dernière publication du réseau Climate Justice Now! sur son site Web date du 14 mars 2012 et la majorité de

l’actualité porte sur la conférence de Durban sur les changements climatiques : CLIMATE JUSTICE NOW!. (Page

d’accueil), 2015, [En ligne], http://www.climate-justice-now.org/, (Page consultée le 7 janvier 2015).

Page 58: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

51

Tout comme Greenpeace, les Amis de la Terre a vu le jour en 1971 grâce aux efforts communs de

quatre organisations de France, de Suède, d'Angleterre et des États-Unis156

. À cette époque, leurs

principales campagnes concernaient l'énergie nucléaire et la pêche à la baleine. Aujourd’hui, les

Amis de la Terre milite pour un monde pacifiste et durable fondé sur des sociétés vivant en

harmonie avec la nature157

. L’organisation insiste sur l’importance de garantir une vie digne à

chaque humain où l’intégrité, l’équité et les droits des peuples sont respectés et où l’on favorise

l’autonomisation et la participation des peuples autochtones, des communautés locales et des

femmes158

. L’organisation travaille donc à créer une société solidaire ainsi que socialement et

environnementalement juste bâtie sur la souveraineté et la participation des peuples dans laquelle

les individus seraient libres de toute forme de domination et d’exploitation, tels que le

néolibéralisme, la mondialisation corporative, le néocolonialisme et le militarisme159

.

En tant qu’institut de recherche indépendant, Worldwatch vise à développer des solutions

innovantes aux problèmes que pose la dégradation de l’environnement. Depuis sa fondation aux

États-Unis en 1974, ses recherches ciblent tant l’action gouvernementale que citoyenne et du

secteur privé160

. À travers ses recherches, Worldwatch travaille à accélérer une transition vers un

monde durable répondant aux besoins de tous les humains. Ainsi, ses principaux objectifs sont de

favoriser l’accès universel aux énergies renouvelables ainsi qu’à une alimentation nutritive,

l’expansion des emplois et du développement respectueux de l’environnement, la transformation

de la culture de consommation vers une culture plus durable et l’arrêt rapide de la croissance

démographique par la maternité saine et intentionnelle161

. Worldwatch publie entre autres chaque

année son State of the World traitant de différents enjeux liés à l’environnement, tels que la

gouvernance environnementale, le développement durable, le climat, l’énergie, l’agriculture ou

156

FOEI, Friends of Earth International, History, About FoEI, [En ligne], http://www.foei.org/about-foei/history/,

(Page consultée le 7 janvier 2015). 157

FOEI, Friends of Earth International, Mission and Vision, About FoEI, [En ligne], http://www.foei.org/about-

foei/mission-and-vision/, (Page consultée le 7 janvier 2015). 158

Idem. 159

Idem. 160

WORLDWATCH INSTITUTE, History, About Us, 2013, [En ligne], http://worldwatch.org/mission, (Page

consultée le 7 janvier 2015). 161

WORLDWATCH INSTITUTE, Mission, About Us, 2013, [En ligne], http://worldwatch.org/mission, (Page

consultée le 7 janvier 2015).

Page 59: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

52

encore la participation sociale162

. L’institut est aujourd’hui reconnu comme l’un des plus

importants et influent au monde en matière de développement durable.

Finalement, avec plus de 900 ONG membres dans plus de 100 pays, le réseau Climate Action

Network (CAN) est le plus grand regroupement d’ONG environnementales internationales au

monde163

. La totalité des ONG décrites plus tôt en est membre164

. En coordonnant les échanges

d’informations ainsi que les actions régionales, nationales et internationales entre ses

organisations membres, le rôle de CAN est principalement politique et stratégique165

. Son

existence a le pouvoir de créer un rapport de force avec les sociétés privées multinationales. CAN

travaille donc à concentrer les efforts et les positions de ses membres en promouvant l’action

individuelle et gouvernementale pour limiter le réchauffement climatique à des niveaux

écologiquement durables. La mission du réseau se base principalement sur la définition de

développement durable tel que formulé dans le rapport Brundtland166

.

2.3.3 Quelle place pour l’approche distributive dans les luttes écologiques ?

À la lecture des différentes missions et revendications de ces organisations issues de la société

civile, il est possible d’observer certaines concordances avec les quelques perspectives théoriques

de la justice climatique que nous avons décrites plus tôt. La plupart de ces organisations

s’entendent pour exprimer que les effets des changements climatiques ainsi que les inégalités

écologiques qu’ils engendrent sont principalement dus à des structures économiques et sociales

inégalitaires présentes et maintenus dans nos sociétés. Plusieurs mouvements écologistes

dénoncent l’existence d’une concordance entre les inégalités écologiques et les inégalités

économiques ainsi que leur acceptation par les institutions publiques.

162

WORLDWATCH INSTITUTE, State of the World Reports, Bookstore, [En ligne],

http://www.worldwatch.org/bookstore/state-of-the-world, (Page consultée le 7 janvier 2015). 163

CAN INTERNATIONAL, Climate Action Network International, About CAN, [En ligne],

http://climatenetwork.org/about/about-can, (Page consultée le 7 janvier 2015). 164

Mis à part le mouvement Climate Justice Now! qui est lui-même un regroupement d’ONG. 165

CAN INTERNATIONAL, Climate Action Network International, About CAN, [En ligne],

http://climatenetwork.org/about/about-can, (Page consultée le 7 janvier 2015). 166

Idem.

Page 60: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

53

Les critiques qu’adresse David Schlosberg à l’approche distributive se manifestent aussi dans les

revendications des différents groupes. Bien que la contribution des pays développés au Fonds

vert pour le climat (FVC)167

soit annuellement abordée malgré son efficacité mitigée, la

consolidation d’une solidarité internationale telle que revendiquée par le mouvement Climate

Justice Now! ne semble pas passer directement par des transferts de fonds de la part des pays

développés. Tout en engendrant un certain financement, le soutien que peuvent apporter les pays

développés aux pays en développement dans leur adaptation aux changements climatiques se

définit davantage en termes de connaissances, de savoir-faire ainsi que d’avancées

technologiques.

D’autre part, lorsque Greenpeace se donne pour mission de dénoncer les « criminels

environnementaux » et de révéler le laxisme des dirigeants à défendre le bien commun,

l’organisation ne revendique pas une meilleure distribution du coût et des bénéfices

environnementaux. À travers cet objectif, Greenpeace semble surtout vouloir améliorer la

transparence et la circulation de l’information et ainsi susciter l’indignation publique, ce qui

aurait le potentiel de renforcer l’imputabilité des gouvernements.

Dans la plupart des cas, les perspectives théoriques basées sur la justice intergénérationnelle, le

principe de RCMD ainsi que sur les inégalités écologiques se retrouvent au cœur des

revendications des ONG. Bien qu’elles soient partagées par les autres organisations, les valeurs

d’équité et de dignité prônées par les Amis de la Terre se démarquent en quelque sorte de

l’approche pragmatique préconisée par les autres organisations. À travers une représentation plus

idéaliste, les Amis de la Terre souhaite en fait modifier la culture qu’entretient l’humain avec la

nature. Il s’agirait donc d’un processus à long terme visant essentiellement un changement de

paradigme que l’humanité aurait avantage à suivre pour assurer une qualité de vie à tous les

individus.

167

Selon l’Organisation météorologique mondiale, « le Fonds vert pour le climat a été conçu comme un réseau

mondial assurant la plus grande partie du financement à des fins climatiques. Il s’agit d’un mécanisme de transfert

financier qui devrait permettre de distribuer les 100 milliards de dollars (É-U) d’aide que les pays développés se sont

engagés à mobiliser annuellement en faveur des pays en développement d’ici 2020. » Pour plus de détails : OMM,

Organisation météorologique mondiale, Fonds vert pour le climat, Bulletin, Vol. 61, 2012, [En ligne],

https://www.wmo.int/pages//publications///bulletin_fr/archives/61_1_fr/Fondsvertpourleclimat.html, (Page consultée

le 7 janvier 2015).

Page 61: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

54

En revanche, l’institut de recherche Worldwatch a la conviction que la recherche scientifique est

le meilleur moyen de favoriser l’action gouvernementale, mais aussi celle du secteur privé dans la

lutte aux changements climatiques et ses impacts humains. Cela rejoint en partie la mission du

réseau CAN qui mise sur la concertation et le renforcement du mouvement écologiste dans le but

de faire contrepoids à la puissance des sociétés polluantes et à la proximité qu’elles peuvent

entretenir avec les décideurs.

Cette action politique privilégiée par plusieurs organisations semble due à la conscience de

l’ampleur du problème et l’urgence que pose la crise écologique, ou encore à ce que Fol et

Pflieger nomment le « processus de professionnalisation des militants »168

. Les deux chercheuses

expliquent en effet que les activistes environnementaux sont aujourd’hui amenés à négocier avec

les instances gouvernementales, ce qui les engage dans des discussions impliquant scientifiques,

experts professionnels et acteurs politiques169

. La participation des activistes à ces forums les

amène ainsi à « mobiliser des savoirs de plus en plus spécialisés et techniques, les faisant sortir

de leur rôle exclusif de militants. »170

. C’est ce qui ferait en sorte que plusieurs ONG

environnementales internationales participent aux négociations internationales sur le climat,

publient des recherches à l’intention des décideurs et tentent de prendre part au débat directement

sur la scène publique. Pour elles, une des solutions aux impacts humains des changements

climatiques passe nécessairement par la structure étatique.

D’ailleurs, plusieurs des missions de ces organisations ont aussi une vocation sociale et

économique définissant leur conception du monde qui va au-delà de la lutte environnementale.

C’est ce qui fait que 350.org et Climate Justice Now! contestent non seulement l’exploitation des

énergies fossiles, mais aussi l’investissement de l’État dans ce secteur. C’est aussi ce qui justifie

que Climate Justice Now! critique la création d’un mécanisme de réduction des émissions de

GES basé sur le marché et que les Amis de la Terre dénonce les rapports de domination et

168

S. FOL et G. PFLIEGER. « La justice environnementale aux États-Unis : construction et usages d’une catégorie

d’analyse et d’une catégorie d’action », Revue Justice spatiale, No. 2, 2010, pp. 3-4, [En ligne],

http://www.jssj.org/article/la-justice-environnementale-aux-etats-unis-construction-et-usages-dune-categorie-

danalyse-et-dune-categorie-daction/, (Page consultée le 7 janvier 2015). 169

Idem. 170

Idem.

Page 62: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

55

d’exploitation entre les humains en plus de revendiquer une meilleure reconnaissance des peuples

sous-représentés dans les instances publiques.

2.3.4 Les capabilités comme fondements à une justice climatique

Non seulement les critiques de Schlosberg à l’égard d’une approche distributive de la justice

climatique nous ont démontré l’inefficacité de cette approche, mais la plupart des perspectives

théoriques étudiées plus tôt font aussi état de l’insuffisance de cette approche lorsqu’elle est

appliquée aux impacts humains des changements climatiques. De plus, aucune ONG

environnementale internationale ne semble faire de la distribution un enjeu prioritaire. Lorsque

Schlosberg explique qu’une compréhension approfondie d’une « justice environnementale »

oblige à considérer les liens entre la distribution, la reconnaissance, les capabilités et la

participation, il soulève toute la complexité des effets de la dégradation de l’environnement sur

l’humanité. Les enjeux d’inégalités écologiques et de leur concordance avec les inégalités

économiques mènent nécessairement à une réflexion sur d’autres facteurs que la distribution et

l’approche des capabilités synthétise plusieurs des préoccupations qui y sont liées.

Or, la synthèse de la mission des différentes ONG nous permet aussi de penser que les

capabilités, sans être formulées tel quel, se retrouvent au cœur de plusieurs de leurs

revendications et qu’elles pourraient en quelque sorte devenir un espace d’évaluation des

inégalités écologiques. L’attention portée aux différents facteurs définissant les capabilités telles

que la qualité de vie, le bien-être, la liberté, l’accomplissement et l’égalité démontrent une

concordance certaine, non seulement avec les différentes perspectives théoriques de la justice

écologique, mais aussi avec les revendications des différentes ONG environnementales

internationales. Ainsi, en plus d’apparaître compatible à plusieurs niveaux avec les revendications

des ONG, l’approche des capabilités pourrait, dans une certaine mesure, offrir une base qui

permettrait à ces organisations de renforcer leurs fondements théoriques.

Or, un des principaux obstacles à l’évaluation des inégalités écologiques par les organisations ou

les institutions est que les luttes écologistes et la conception du développement durable ne

conçoivent pas ou ne préconisent pas d’approches de la justice. C’est donc dans cet esprit que les

Page 63: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

56

capabilités auraient le potentiel de servir de base normative qui permettrait d’identifier les

inégalités écologiques et ainsi servir d’objectifs aux politiques publiques. Nous constaterons

toutefois le défi que peut représenter l’intégration du concept de capabilités dans les décisions

institutionnelles. S’il s’agit d’une approche qui semble être en concordance sur plusieurs points

avec la majorité des théories et mouvements revendiquant une justice écologique, nous verrons

que ce n’est pas aussi évident avec le modèle préconisé dans nos institutions.

Page 64: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

57

Troisième partie

L’approche des capabilités appliquée aux impacts humains des changements

climatiques

Dans leurs travaux sur la manière dont l'approche des capabilités peut être employée dans

l'élaboration d'une conception du développement durable, Emily Schultz et ses collègues

mentionnent que cette approche peut être en mesure de pallier la carence d’une conception de la

justice au principe de développement durable171

. Cela aurait peut-être le potentiel de répondre en

partie à l’ambitieuse conviction de Schlosberg voulant qu’il soit possible de tendre vers un

consensus en ce qui concerne les bases d’une « justice environnementale », même s’il n’existe

pas d’uniformité culturelle sur la définition du terme. En effet, dans cet ordre d’idées, les

capabilités pourraient servir de cadre de référence normatif dans le développement d’une

approche de la justice efficace dans la lutte aux inégalités écologiques.

Dans ce qui suit, nous allons donc tenter de cibler dans quelle mesure le concept

d’environnement est abordé dans l’approche des capabilités tel que développé par Amartya Sen et

Martha Nussbaum, pour ensuite démontrer en quoi les capabilités peuvent servir de cadre

d’analyse aux inégalités écologiques. Cette démonstration se fera, d’une part, sur la façon dont

les capabilités humaines sont affectées par les impacts des changements climatiques et, d’autre

part, comment sa réflexion peut ramener le débat climatique sur les valeurs sociales libérales, tel

que l’équité, la liberté individuelle ou encore le pluralisme préconisés dans nos sociétés. L’apport

théorique des capabilités dans l’évaluation des inégalités climatiques et dans la façon dont la

qualité de vie des individus peut être affectée par les bouleversements climatiques est

démontrable. Mais les obstacles à son application demeurent multiples. En effet, nous verrons

que l’ampleur de la problématique écologique ainsi que les structures étatique et juridique

existantes forment deux contraintes importantes à l’application de l’approche des capabilités aux

impacts humains des changements climatiques.

171

E. SCHULTZ, M. CHRISTEN, L. VOGET-KLESCHIN et al. « A Sustainability-Fitting Interpretation of the

Capability Approach: Integrating the Natural Dimension by Employing Feedback

Loops », Journal of Human Development and Capabilities, Routledge, 2013, pp. 115-133, [En ligne],

http://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/19452829.2012.747489, (Page consultée le 7 janvier 2015).

Page 65: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

58

3.1 L’environnement dans l’approche des capabilités

Nous l’avons vu plus tôt, la réflexion d’Amartya Sen et Martha Nussbaum, à travers le

développement de l’approche des capabilités, se concentre principalement sur les enjeux de

développement humain. Pour Sen, le développement humain est une expansion de la liberté

concrète des individus172

. Cette conception rend l’approche particulièrement polyvalente dans son

application, car tout enjeu de développement humain abordé sous l’angle des capabilités vise à

augmenter la prise de pouvoir des personnes sur leur propre sort. L’absence de procédure

favorisant cette prise de pouvoir peut aussi favoriser la polyvalence de l’approche. Il est donc tout

à fait possible d’analyser l’impact des problèmes écologiques sur ces personnes et le pouvoir

qu’elles ont pour y répondre. Toutefois, les enjeux environnementaux et climatiques demeurent

peu présents dans les analyses et surtout au sein des initiatives basées sur les capabilités. Cela

peut entre autres être dû à la faible attention portée aux enjeux environnementaux par Sen et

Nussbaum. Nous verrons néanmoins dans ce qui suit que ces derniers ont développé certaines

idées concernant la problématique environnementale qui s’avèrent pertinentes dans la présente

analyse. Nous aborderons ensuite la réflexion de Breena Holand concernant l’important rôle que

peut jouer l’environnement dans l’approche des capabilités. Ces données constitueront une base

pour pousser la réflexion plus loin en ce qui concerne la façon dont les capabilités humaines

peuvent être affectées par la dégradation de l’environnement et les variations climatiques

extrêmes. Une conception philosophique du bien-être a-t-elle le potentiel de s’intégrer dans la

lutte aux changements climatiques?

3.1.1 La dimension environnementale chez Amartya Sen

Lorsqu’il aborde la problématique environnementale, Sen se concentre principalement sur la

définition et la conception du développement durable. Selon lui, le rapport Brundtland, dont il

reconnaît la nécessaire contribution dans l’indissociabilité entre la valeur de l’environnement et la

vie des êtres humains, n’a cependant pas suffisamment insisté sur la qualité de vie des

individus173

. La notion de besoin préconisée dans la définition reconnue du terme174

négligerait

172

A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 304. 173

Ibid, p. 303.

Page 66: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

59

l’existence de valeurs humaines : « Certes, les gens ont des besoins, mais ils ont aussi des

valeurs; en particulier, ils chérissent leur aptitude à raisonner, évaluer, choisir, participer et agir.

Les limiter à leurs besoins nous donnerait une vision assez appauvrie de l’humanité. »175

Or, la valeur de l’environnement selon Sen ne réside pas seulement dans sa nature propre, mais

surtout dans les possibilités qu’il offre aux humains. La perspective anthropocentrée intrinsèque à

la définition du développement durable est donc nécessaire pour Sen, car les éléments de la

nature doivent être surtout considérés comme ressources pour les humains. Autrement, c’est par

responsabilité morale que l’humain, dû à sa supériorité sur les autres espèces, ressentirait le

devoir de protéger certaines espèces, même si leur extinction n’avait pas d’impact direct sur son

niveau de vie176

.

D’ailleurs, malgré la problématique de la dégradation de l’environnement, l’intervention de

l’humain sur son environnement ne serait pas seulement destructrice et aurait même dans une

certaine mesure le pouvoir de le fortifier et l’améliorer177

. Une intervention « rationnelle et

efficace » de l’humanité sur l’environnement se ferait à travers un processus de développement

qui favoriserait cet impact positif que peuvent avoir les humains sur leur environnement178

. Il

explique aussi que la pression démographique qui stimule le réchauffement de la planète et la

destruction croissante des milieux naturels peut être réduite à long terme par l’instruction et

l’emploi des femmes, une intervention qui contribuerait à réduire le taux de fécondité.179

C’est

ainsi qu’il révise la définition du développement durable de Brundtland en insistant sur la

durabilité des capabilités.180

174

G. H. BRUNDTLAND (Dir.) Our Common Future, Rapport rédigé par la Commission mondiale sur

l’environnement et le développement des Nations unies, Paragraphe 27, 1988, [En ligne], http://www.un-

documents.net/our-common-future.pdf, (Page consultée le 8 janvier 2015). Traduction libre de : « Humanity has the

ability to make development sustainable to ensure that it meets the needs of the present without compromising the

ability of future generations to meet their own needs. » 175

A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 305. 176

Ibid, p. 306. 177

Ibid, p. 304. 178

Idem. 179

Idem. 180

« […] le maintien, et si possible l’extension, des libertés et capabilités concrètes dont jouissent les gens

aujourd’hui sans compromettre la "capabilité des générations futures" d’avoir une liberté semblable, ou supérieure. »

dans A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 307.

Page 67: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

60

Sen semble toutefois diminuer l’ampleur de l’empreinte écologique humaine sur l’ensemble de la

planète. Les moyens qu’il avance pour freiner la dégradation de l’environnement encouragent

principalement l’intervention humaine dans la régulation des territoires naturels plutôt que la

minimisation de l’intervention humaine dans l’environnement. Il est possible de croire que

l’autorégulation naturelle observée pendant des millions d’années sur la planète ne nécessite pas

d’intervention positive de l’humanité. Ultimement, la pression qu’exerce l’espèce humaine sur la

nature aurait le pouvoir de mettre en péril sa propre civilisation181

.

Dans son analyse sur la façon dont Sen aborde la notion d’environnement physique, Breena

Holand fait remarquer qu’il le conçoit comme un facteur façonnant la manière dont une personne

pourra jouir de ce qu’elle a ou reçoit182

. Par exemple, dans son ouvrage Development as freedom,

Sen soutient que les variations des conditions environnementales, telles que l’augmentation de la

température, les tempêtes et les inondations peuvent influencer ce qu’une personne obtient d’un

niveau donné de revenu183

. Dans chaque cas, l'environnement agit comme une composante

matérielle ayant autant d’influence que les autres considérants politiques, sociaux ou

économiques sur ce que les gens sont capables de faire et la qualité de vie qu'ils sont en mesure

d'atteindre.

Toutefois, parce que la plupart des ressources environnementales sont des biens publics, Sen

reconnaît que les mécanismes du libre marché orientés vers les biens privés peuvent produire des

pertes publiques importantes dans le domaine de l'environnement.184

Il dresse d’ailleurs une

critique envers ce que l’on pourrait aujourd’hui nommer « l’économie divine »; cette pensée

répandue voulant que l’on prête de telles vertus au marché qu’on ne lui impose plus de contrainte.

181

Voir, entre autres, cette analyse de l’étude de la NASA sur le sujet: N. AHMED. « Nasa-Funded Study: Industrial

Civilisation Headed for "Irreversible Collapse"? », The Guardian, 2014, [En ligne],

http://www.theguardian.com/environment/earth-insight/2014/mar/14/nasa-civilisation-irreversible-collapse-study-

scientists, (Page consultée le 7 janvier 2014). 182

B. HOLLAND. Environment and Capability: A New Normative Framework for Environmental Policy Analysis,

Thèse doctorale, Department of Political Science, Université de Chicago, 2005, p. 118. 183

A. SEN. Development as Freedom, New York, Anchor Books, 2000, p. 110. Traduction libre de :

« Variations in environmental conditions, such as climatic circumstances (temperature ranges, rainfall, flooding and

so on) can influence what a person gets out of a given level of income. Heating and clothing requirements of the

poor in colder climates cause problems that may not be shared by equally poor people in warmer lands. » 184

B. HOLLAND. Environment and Capability: A New Normative Framework for Environmental Policy Analysis,

Thèse doctorale, Department of Political Science, Université de Chicago, 2005, p. 120.

Page 68: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

61

Tout en exprimant l’importance et même la « nécessité vitale » de l’existence du marché, Sen

explique que le dogme du jour doit tout de même être soumis à un examen scrupuleux. Sen qui,

rappelons-le, est économiste de formation en plus d’avoir reçu un prix Nobel d’économie, pose

donc un regard critique sur l’économie de marché et ses conséquences qui peuvent être majeures

sur l’environnement ainsi que sur les conditions de vie des gens.

3.1.2 La dimension environnementale chez Martha Nussbaum

Nussbaum admet que l’approche des capabilités n’a pas encore complètement exploré le sujet,

mais ses idées concernant le droit et la reconnaissance des capabilités animales l’ont

probablement mené à une réflexion plus approfondie que Sen en ce qui concerne les enjeux

environnementaux. Cela se reflète notamment à travers l’identification qu’elle fait de la 8e

capabilité centrale à la vie humaine voulant qu’il soit nécessaire « d’être capable de développer

une attention pour et de vivre en relation avec les animaux, les plantes et le monde naturel »185

.

Nussbaum admet que bien que cette capabilité puisse être sujette à controverse étant donné son

caractère non universel, il est nécessaire de la conserver sur la liste des capabilités fondamentales,

car certaines personnes, dépendamment de leur culture, voient la relation avec les autres espèces

comme un élément central d’une vie qui est « réellement humaine »186

. Elle mentionne toutefois

qu’une controverse concernant cette 8e capabilité peut être atténuée d’après un consensus sur la

« valeur instrumentale » que représentent les éléments de la nature considérés comme ressources

vitales à la vie humaine.

Selon Breena Holland, Nussbaum va beaucoup plus loin que Sen dans la reconnaissance du rôle

de l’environnement naturel et de sa valeur matérielle de base aux conditions de vie humaine.

Mais elle déplore le fait qu’elle ne précise pas les implications qui émergent de l'importance

instrumentale des facteurs environnementaux et qu'elle ne considère pas la façon dont les

185

M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,

p. 57. 186

B. HOLLAND. Environment and Capability: A New Normative Framework for Environmental Policy Analysis,

Thèse doctorale, Department of Political Science, Université de Chicago, 2005, p. 122.

Page 69: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

62

composantes non humaines de l’environnement, comme les espèces et les écosystèmes, peuvent

aussi être soumises à certains principes de justice187

.

Dans son ouvrage sur les capabilités, Nussbaum consacre un chapitre aux problèmes

contemporains liés à l’approche des capabilités dans lequel elle discute de la qualité de

l’environnement. Dans cette section, elle exprime que « la qualité de l’environnement naturel et

la santé des écosystèmes sont essentielles au bien-être humain. »188

. Elle va même jusqu’à

mentionner l’importance de ce bien-être lorsqu’il implique des engagements envers les

générations futures. Nussbaum offre donc une réponse directe aux critiques que lui a adressées

Holland, en mentionnant que l’enjeu de la qualité de l’environnement ne peut pas être abordé

selon une approche purement anthropocentrée telle que les capabilités :

[…] dans le contexte d’un débat public, il est utile de montrer que des

conclusions très puissantes peuvent être tirées de prémisses faibles et non

controversées, que l’essentiel du public partage. À l’autre bout du spectre

des approches possibles, il est facile de voir qu’une position qui traite les

écosystèmes comme fins en soi, indépendamment des individus qui y

vivent, peut donner des conclusions fortes pour la protection de

l’environnement. Mais peu de personnes défendent de telles positions, si

bien que de tels arguments auront sans doute peu d’effet sur les choix

politiques. […] Personnellement, je rejette ces positions parce que je

crois que les individus sensibles, animaux et humains, ont une valeur en

eux-mêmes, pas en tant que partie d’un système plus large […] 189

Ainsi, tout en exprimant son appui à une vision écocentrée de la qualité de l’environnement, elle

admet que l’urgence d’agir en matière d’environnement justifie le développement de positions

anthropocentrées, comme l’utilisation qu’en font Sen et Holland.

187

B. HOLLAND. Environment and Capability: A New Normative Framework for Environmental Policy Analysis,

Thèse doctorale, Department of Political Science, Université de Chicago, 2005, p. 125. 188

M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,

p. 219. 189

Ibid, p. 220.

Page 70: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

63

3.1.3 L’environnement comme métacapabilité

Pour Breena Holland, les politiques d’évaluation de la qualité de l’environnement préconisées en

économie de l’environnement échouent à fournir les informations adéquates en ce qui concerne la

valeur de l’environnement pour les individus et les sociétés190

. Cependant, Holland reconnaît que

l’environnement détient sa valeur propre et indépendante de ce qu’elle peut représenter pour les

humains et que la majorité des critiques à l’égard des politiques environnementales concernent

justement cette perspective purement anthropocentrée. Mais elle fait remarquer que les politiques

d’évaluation ne répondent pas plus à l’objectif de reconnaître la réelle valeur de l’environnement

pour les humains191

. D’une part, les informations concernent presque exclusivement des données

quantitatives basées par exemple sur les profits qu’engendre l’exploitation d’une ressource, alors

qu’une analyse davantage qualitative permettrait de rendre compte de ce qui fait en sorte que

cette ressource est valorisée par certaines personnes. D’autre part, l’information ne considère pas

la problématique des externalités négatives, ce qui ne permettrait pas aux gens de reconnaître la

relation d’interdépendance entre l’existence d’une ressource précise et l’équilibre écologique

global; et éventuellement l’impact sur leur propre qualité de vie192

.

C’est ce qui amène Holland à considérer les capabilités sous une approche permettant de

concevoir la valeur de l’environnement comme une relation entre les conditions

environnementales nécessaires au choix individuel et les interactions écologiques assurant les

conditions de vie sur Terre193

. Holland développe ainsi une structure d’évaluation des politiques

environnementales qui inclue les valeurs de préférence, de satisfaction et d’efficacité

économique, en plus des valeurs individuelles et sociales que les analyses économiques

n’abordent pas.194

Dans son article portant sur la justice et l’environnement dans l’approche des capabilités de

Nussbaum, Holland expose les raisons pour lesquelles les « capacités environnementales

190

B. HOLLAND. Environment and Capability: A New Normative Framework for Environmental Policy Analysis,

Thèse doctorale, Department of Political Science, Université de Chicago, 2005, p. 14. 191

Ibid, p. 15. 192

Idem. 193

Ibid, p. ix. 194

Idem.

Page 71: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

64

durables » sont en fait des « métacapabilités »195

. Même la première capabilité centrale déclarée

par Nussbaum, soit celle de la vie196

, ne saurait être assurée sans une protection minimale des

conditions écologiques garantissant les éléments de base de la vie comme l’air, l’eau, la terre et

une atmosphère assurant une protection contre les rayons du soleil197

. Selon Holland, l’approche

de Nussbaum aurait avantage à considérer et inclure les conditions écologiques comme une

« métacapabilité » nécessaire à sa liste des capabilités centrales à la vie humaine. Non seulement

cette extension améliorerait et rendrait plus crédible la théorie de justice de Nussbaum, mais elle

permettrait aussi de rendre l’approche des capabilités plus attrayante pour lutter contre les

inégalités dans la répartition des avantages et du coût environnemental : « En élargissant et en

adaptant les concepts de base du bien-être dans la théorie des capabilités, il devient possible de

les appliquer aux questions environnementales et ensuite les utiliser pour révéler et surmonter les

limites de l'approche économique actuelle dans l'évaluation des politiques

environnementales. »198

Or, lorsque Nussbaum résume la démarche de Holland, elle affirme que c’est en « abordant les

questions de qualité environnementale et de soutenabilité que l’approche des capabilités offre des

avantages notables par rapport à d’autres approches actuellement préférées en économie de

l’environnement. »199

Ainsi, concevoir la qualité de l’environnement comme base à la liberté et au bien-être humain

aurait le potentiel d’alimenter l’approche des capabilités et de mettre à jour la théorie de la justice

de Nussbaum. Il n’est pas garanti, néanmoins, que cette approche permette de modifier la relation

195

B. HOLLAND. Justice and the Environment in Nussbaum's “Capabilities Approach” - Why Sustainable

Ecological Capacity Is a Meta-Capability, University of Utah, Political Research Quarterly, 2008, pp. 319-332, [En

ligne], http://www.jstor.org/stable/20299735, (Page consultée le 7 janvier 2015). 196

Martha Nussbaum définie cette capabilité centrale comme étant la possibilité « d’être capable de mener sa vie

jusqu’au terme d’une vie humaine d’une longueur normale; ne pas mourir prématurément, ou avant que sa vie ne soit

tellement réduite qu’elle ne vaille plus la peine d’être vécue. » dans M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer

les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012, p. 55. 197

B. HOLLAND. Environment and capability: A New Normative Framework for Environmental Policy Analysis,

Thèse doctorale, Department of Political Science, Université de Chicago, 2005, p. 123. 198

Ibid, p. 129; Traduction libre de : « By expanding and (for some purposes) adapting the basic concepts of well-

being in capabilities theory, we can apply them to environmental issues and then use them to expose and overcome

the limitations of the current economic approach to evaluating environmental policies. » 199

M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,

p. 219.

Page 72: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

65

mercantile que l’humain a développée avec la nature. Revoir les fondements de l’analyse

économique des impacts humains de la dégradation de l’environnement, même en s’inspirant des

notions du développement durable, demeure un défi de taille face au système économique

actuellement dominant.

3.2 Changements climatiques et capabilités humaines

Nous avons vu que les enjeux environnementaux ne constituaient pas une base d’analyse

particulièrement développée dans les travaux d’Amartya Sen et de Martha Nussbaum. Il s’agit

pourtant aujourd’hui d’un obstacle majeur au développement humain qu’il n’est plus possible

d’ignorer. La réflexion sur la justice écologique a énormément évolué au cours des dernières

années et il est maintenant possible d’affirmer que les idées apportées par nos deux principaux

auteurs en ce qui concerne la problématique environnementale sont relativement limitées. Il est

en effet difficile de cibler dans leurs écrits de quelle façon se manifestent les inégalités

écologiques ou encore dans quelle mesure les capabilités peuvent s’intégrer à ce phénomène,

puisqu’ils considèrent l’environnement comme un cadre de vie. La situation aujourd’hui est

pourtant beaucoup plus significative.

Or, les travaux de Breena Holland permettent une meilleure compréhension de l’ampleur des

impacts humains liés à la dégradation de l’environnement et de la façon dont l’approche des

capabilités peut s’insérer dans cette analyse. Concevoir l’environnement comme

« métacapabilité » n’est toutefois pas la seule façon d’utiliser l’approche lorsque l’on traite des

problèmes écologiques. Cette dernière section analysera d’autres façons d’introduire le concept

des capabilités aux enjeux humains liés aux changements climatiques. Nous tenterons de préciser

de quelle manière les impacts observés des changements climatiques affectent concrètement les

capabilités humaines, pour ensuite explorer la façon dont cette approche pourrait être prise en

compte dans la gestion des impacts humains des changements climatique.

Page 73: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

66

3.2.1 Conséquences des changements climatiques sur les capabilités

L’étude de l’approche des capabilités humaines dans un champ aussi global que celui des

changements climatiques nous amène à nous concentrer sur la façon dont cette problématique

agit sur l’individu davantage que sur les collectivités. Sa réflexion en est donc une d’équité, de

bien-être individuel, de justice ainsi que de changement climatique.

Il est possible d’étudier aujourd’hui la façon dont les capabilités sont affectées par les

conséquences des changements climatiques. La concentration d’émissions polluantes observée

dans plusieurs villes de Chine peut avoir des conséquences désastreuses sur la santé de la

population. De plus en plus de recherches tendent à démontrer un lien physiopathologique entre

l’exposition à long terme à la pollution de l’air et la croissance des maladies respiratoires et du

cancer ainsi que l’augmentation de la mortalité liée à ces problèmes200

. Sur le continent africain,

l’augmentation des températures rend l’accessibilité et les ressources en eau potable de plus en

plus précaires201

, alors que les inondations extrêmes au Pakistan ou au Bangladesh détruisent les

logements de milliers de personnes en plus d’exacerber l’insécurité alimentaire.

Ces exemples en sont quelques-uns qui illustrent l’influence que peuvent exercer la dégradation

de l’environnement et les impacts des changements climatiques sur les capabilités humaines de

base comme la santé ou l’alimentation. En effet, l’ampleur de la pollution de l’air en Chine peut

aller jusqu’à diminuer la capacité des individus d’avoir une vie en santé, même si leurs choix

quotidiens vont en ce sens. Non seulement leur bien-être est-il compromis, mais une contrainte

extérieure leur est imposée et limite leur liberté de choisir entre différentes façons de vivre. La

crise que subissent plusieurs populations d’Afrique en ce qui concerne l’accessibilité à l’eau

potable est aussi une représentation de cette perte de liberté individuelle. Il s’agit d’une

conséquence exogène aux pratiques de la vie courante de ces individus qui voient non seulement

200

Voir : G-H. DONG, P. ZHANG, B. SUN et al. « Long-Term Exposure to Ambient Air Pollution and Respiratory

Disease Mortality in Shenyang, China: A 12-Year Population-Based Retrospective Cohort Study », Clinical

Investigations, Respiration, No. 84, 2011, pp. 360-368. et aussi : G. PAN, S. ZHANG, Y. FENG et al. « Air

pollution and children’s respiratory symptoms in six cities of Northern China », Respiratory Medecine, No. 104,

Elsevier, 2010, pp. 1903-1911. 201

K. CHIKA URAMA et N. OZOR. « Impacts of Climate Change on Water Resources in Africa: The Role of

Adaptation », African Technology Policy Studies Network (ATPS), 2010, [En ligne],

http://www.ourplanet.com/climate-adaptation/Urama_Ozorv.pdf (Page consultée le 5 mai 2015).

Page 74: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

67

leur possibilité d’accomplir ce qu’ils valorisent ébranlée, mais certaines de leurs capabilités

fondamentales totalement compromises. De plus, ces phénomènes dépassent la responsabilité

d’un seul individu. Chaque personne n’a donc pas de réel pouvoir sur sa condition de vie. Le

réchauffement climatique ébranle aussi le secteur de l’emploi et de l’exploitation des ressources

naturelles. Les travailleuses et travailleurs de la pêche voient leur métier précarisé par la perte de

stocks dans les océans, entre autres due à l’acidification des eaux. Ces observations démontrent

une fois de plus que les changements climatiques ne se mesurent pas seulement en termes

économiques et qu’ils ont leur lot de conséquences sur la qualité de vie des individus.

L’enjeu des impacts des changements climatiques en demeure donc un d’équité, mais aussi de

vulnérabilité. Selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), le concept

de vulnérabilité est de plus en plus utilisé dans l’objectif d’évaluer la pression et le stress

qu’occasionnent les changements climatiques ainsi que la capacité des populations à y répondre

et à s’y adapter202

. La vulnérabilité au changement climatique ne se limiterait toutefois pas aux

variations observées dans la nature et donc à la dépendance des individus à celle-ci. Elle

s’évaluerait aussi à travers d’autres changements en cours, comme « les chocs sociaux et

économiques et [les] transformations liées à la mondialisation, la propagation des maladies

infectieuses, les conflits et l'urbanisation. »203

Ce différentiel de vulnérabilité permettrait de cibler

les personnes fortement exposées aux variations climatiques et dont les libertés et les capabilités

sont limitées pour répondre à ces changements.

D’ailleurs, les variations climatiques occasionneront parfois la perte d’un héritage culturel ou

d’une tradition auxquels les gens accordent une grande valeur, par exemple la récurrence d’hivers

froids et enneigés, la biodiversité des forêts ou des fonds marins, la mousson, etc. Sans mettre

directement la vie d’humains en péril, ces conséquences intangibles et difficilement mesurables

peuvent néanmoins avoir des effets notoires sur le bien-être et la qualité de vie de plusieurs

personnes.

202

K. O’BRIEN et R. LEICHENKO. « Human Security, Vulnerability and Sustainable Adaptation », in Fighting

Climate Change: Human Solidarity in a Divided World, Human Development Report, United Nations Development

Programme (UNDP), 2008, p. 5. 203

Idem. Traduction libre de : « [Vulnerability to climate change is influenced by many other processes of change,

including] ongoing social and economic shocks and transformations linked to globalization, the spread of infectious

diseases, conflict, and urbanization. »

Page 75: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

68

Lorsque des éléments auxquelles les personnes accordent de la valeur contribuent à leur

conception du bien-être, leur perte peut être significative. En ce sens, « lutter contre les iniquités

ne signifie pas de réduire la diversité ou de limiter les préférences, mais vise plutôt à souligner les

libertés et les capabilités. »204

Il s’agit donc de porter une attention particulière à la qualité de vie

des individus, qui se trouve à dépendre de variations climatiques régulières et relativement

prévisibles.

Or, la façon dont un individu réagira face aux manifestations des variations climatiques extrêmes

dans son milieu – soit en tant que stress ou opportunité – dépendra de sa capacité de répondre à

des contraintes ou de saisir les opportunités. Le résultat dépend beaucoup de facteurs politiques,

économiques, sociaux, culturels, religieux et environnementaux influençant les conditions de vie

de l’individu, mais ses capabilités sont aussi une indication de la nature du changement et de

l’inégalité dans la possibilité de générer une opportunité à partir de ces changements : « Ces

facteurs [énumérés ci-dessus] génèrent des conditions de marginalisation, de perte d’autonomie,

et d’appauvrissement pour certains, alors qu’ils génèrent un enrichissement et l’accès à plus de

droits pour d’autres. »205

Cet écart dans la variation de l’aptitude qu’ont les personnes à

transformer les événements climatiques irréguliers en opportunités amène aussi le risque que

soient alimentées des dynamiques d’injustice et des structures inégalitaires déjà existantes.

Toutefois, la façon de concevoir les externalités écologiques comme étant « génératrices

d’opportunités » doit faire l’objet d’un questionnement idéologique. Les conséquences de la

dégradation environnementale peuvent, à long terme, difficilement représenter une opportunité.

Cette analyse des impacts des changements climatiques et de la façon dont ils influencent et

portent préjudice aux capabilités humaines nous amènent à déduire que cette approche contribue

effectivement à l’identification des inégalités écologiques. Elle rend possible l’ouverture de la

théorie d’Amartya Sen dans d’autres perspectives du développement humain et permet de rendre

204 K. O’BRIEN et R. LEICHENKO. « Human Security, Vulnerability and Sustainable Adaptation », in Fighting

Climate Change: Human Solidarity in a Divided World, Human Development Report, United Nations Development

Programme (UNDP), 2008, p. 5. 205

Ibid, p. 7; Traduction libre de : «These factors generate conditions of marginalization, disempowerment, and

impoverishment for some, while also generating enrichment and entitlement for others. »

Page 76: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

69

compte de la possibilité réelle des individus à s’adapter aux variations climatiques extrêmes. Les

écarts observés ne sont pas seulement de nature économique, mais trouvent aussi leur origine

dans l’accès aux ressources, dans l’autonomie, l’éducation, la santé, etc. Ils se manifestent dans la

variation des individus à s’adapter ou non aux changements climatiques.

Nous explorerons donc dans la dernière section la manière dont l’approche des capabilités

pourrait servir de base normative à l’évaluation des inégalités écologiques. Nous considérerons

aussi son potentiel de servir d’objectifs aux politiques internationales de lutte aux changements

climatiques. Selon notre prémisse de base, cela implique que l’approche doit demeurer en

cohérence avec le paradigme idéologique dominant.

3.2.2 Prise en compte des capabilités dans la lutte aux changements climatiques

Réfléchir en termes de capabilités dans l’analyse des impacts humains des changements

climatiques permet d’évaluer l’ampleur du problème. Il est maintenant indéniable que, non

seulement la qualité de vie de plusieurs personnes est compromise par les conséquences du

réchauffement climatique, mais que plusieurs d’entre elles n’ont plus la possibilité de vivre la vie

qu’elles souhaitent mener. Il s’agit donc bel et bien d’un enjeu de dignité humaine et de bien-être.

L’approche des capabilités devient donc nécessaire à l’évaluation du réel pouvoir qu’ont les

individus à affronter les impacts des changements climatiques. Pour Lydie Laigle et Nathalie

Blanc, l’avantage de cette approche est qu’elle « insiste sur le ressourcement de l’agir qui

pourrait être conquis par tous, plus que sur des politiques publiques plus classiques conçues dans

une problématique d’un traitement égal (assistanat) ou d’une égalité d’accès. »206

Nous avons vu plus tôt que si nos institutions ont de la difficulté à évaluer les inégalités

écologiques, c’est parce que leurs actions en matière de lutte aux changements climatiques sont

principalement basées sur le concept de développement durable qui, sans préconiser une

approche de la justice, s’appuient naturellement sur les notions de l’approche distributive. Cela

206

L. LAIGLE et N. BLANC. « Gouvernance environnementale et adaptation au changement climatique : une

approche par les "capabilities"? », Colloque international futurs urbains, Université de Paris-Est, 2013, p. 2, [En

ligne], http://villes-environnement.fr/fr/ajax/papier/48.html, (Page consultée le 7 mai 2015).

Page 77: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

70

vaut aussi pour l’évaluation des impacts des variations climatiques sur les individus, leur capacité

à y répondre et à s’y adapter ainsi que leur niveau de vulnérabilité face aux aléas subis.

Or, l’approche des capabilités offre une polyvalence suffisante dans son application et même un

atout dans le champ de l’environnement, ce qui la rend avantageuse dans le développement d’une

base normative à l’identification des inégalités écologiques. C’est aussi une approche qui se

distingue de l’attention portée au résultat dans les perspectives conséquentialistes comme

l’approche distributive, fortement répandue dans les initiatives publiques d’atténuation des

impacts liés aux changements climatiques. Nous avons pourtant vu que non seulement cette

approche échoue à assurer une distribution équitable des coûts et des bénéfices

environnementaux au-delà des frontières étatiques, mais que sa procédure ne peut pas être jugée

universellement juste. À l’inverse, une conception philosophique du bien-être tel que les

capabilités, qui ne propose aucune procédure particulière, a-t-elle le potentiel de s’intégrer dans

les politiques mondiales de lutte aux changements climatiques? A priori, cela semble être un gros

défi. La liberté, la qualité de vie, le bien-être et la dignité humaine font partie des principales

notions formant le cœur de l’approche des capabilités. Mais la structure du système international

ainsi que les institutions décisionnelles parviennent rarement à intégrer des concepts aussi

abstraits et difficilement mesurables. Pourtant, selon Laigle et Blanc, l’étude de l’approche des

capabilités permet une nouvelle réflexion sur la gouvernance : « Il s’agit de sortir de la

dichotomie entre l’empowerment et les politiques publiques comme étant structurantes. »207

La

prise en compte des capabilités dans l’adaptation aux changements climatiques ramènerait ainsi

l’attention sur le pouvoir d’agir. Car, si les conséquences du réchauffement climatique

représentent une opportunité pour certains (dans le secteur des technologies, par exemple), elles

représentent une réelle angoisse pour les populations vulnérables. Et dans certains contextes,

même de minimes variations climatiques peuvent exercer une grande influence sur les capabilités

des individus.

207

L. LAIGLE et N. BLANC. « Gouvernance environnementale et adaptation au changement climatique : une

approche par les "capabilities"? », Colloque international futurs urbains, Université de Paris-Est, 2013, p. 2, [En

ligne], http://villes-environnement.fr/fr/ajax/papier/48.html, (Page consultée le 7 mai 2015).

Page 78: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

71

C’est pour cette raison que Karen O’Brien et Robin Leichenko affirment dans leur rapport que le

réchauffement climatique dangereux ne devrait pas seulement être mesuré selon le nombre de

particules par million ou les degrés d’augmentation de température208

. Ce sont davantage les

dynamiques sociales, captées selon des indicateurs de capabilités tels que l'état de santé de la

population, la présence et la qualité des réseaux sociaux et communautaires, l'accès à

l'information et à l'éducation, qui devraient être analysées209

.

Pour Laigle et Blanc, la question que l’on doit alors se poser est la suivante : « qu’est-ce qui

permet dans une situation de défaveur ou d’inégalités d’accès à ceux qui sont les plus vulnérables

de retrouver une capacité de conquérir une marge d’autonomie et d’action pour surmonter leur

vulnérabilité? »210

La solution à une meilleure adaptation aux changements climatiques passerait

entre autres par la réappropriation du rapport des individus à leur environnement211

. Les

transformations naturelles et leurs impacts sur la santé et le bien-être des humains exigent une

recomposition politique. Les auteures critiquent que l’on privilégie aujourd’hui un traitement

technicisé de la question climatique, ce qui nous éloigne des « préoccupations citoyennes ou des

possibilités de mobilisation de la société civile. »212

L’adaptation aux changements climatiques

doit donc dépasser cette « technicisation de l’action publique » en faisant la promotion d’une

démocratisation de la problématique qui favoriserait sa prise en compte à tous les niveaux de la

société. Ainsi, prendre en compte les capabilités dans l’adaptation aux changements climatiques

permettrait d’outrepasser l’idée que les individus doivent s’assujettir aux bouleversements qui en

découlent.

D’ailleurs, en plus d’améliorer l’évaluation des impacts réels des variations climatiques sur la

qualité de vie des individus, l’approche des capabilités permettrait aussi de promouvoir la

208

K. O’BRIEN et R. LEICHENKO. « Human Security, Vulnerability and Sustainable Adaptation », in Fighting

Climate Change: Human Solidarity in a Divided World, Human Development Report, United Nations Development

Programme (UNDP), 2008, p. 2. 209

Idem. 210

L. LAIGLE et N. BLANC. « Gouvernance environnementale et adaptation au changement climatique : une

approche par les "capabilities"? », Colloque international futurs urbains, Université de Paris-Est, 2013, p. 2, [En

ligne], http://villes-environnement.fr/fr/ajax/papier/48.html, (Page consultée le 7 mai 2015). 211

Ibid, p. 3. 212

Idem.

Page 79: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

72

résilience213

. En effet, en renforçant les capabilités d’adaptation des individus vulnérables, les

bouleversements pourraient aller jusqu’à occasionner des impacts positifs, ou du moins limités,

sur la vie des personnes214

. Gina Ziervogel et ses collègues ont démontré, à travers l’expérience

de la création d’un jardin communautaire dans un village d’Afrique du Sud, que l’acquisition de

connaissances, la mise en commun des compétences individuelles et le renforcement d’un réseau

social ont diminué la vulnérabilité des individus impliqués dans le projet215

. La vente individuelle

et collective des légumes cultivés dans le potager favorise la résilience aux variations futures du

marché et améliore ainsi l’adaptation aux changements climatiques216

.

Les initiatives locales de la sorte demeurent néanmoins assujetties aux décisions politiques. Le

niveau d’éducation et l’accès à l’information, par exemple, exerceront une influence capitale sur

la façon dont les gens s’organiseront collectivement pour faire face aux changements climatiques.

La vulnérabilité et la façon de s’adapter au phénomène doivent donc être considérées dans les

politiques publiques et celles-ci doivent revoir les approches possibles de l’adaptation aux

changements climatiques ainsi que les mesures d’évaluation des conséquences des

bouleversements climatiques. Même si l’approche des capabilités correspond au paradigme

libéral dominant, l’attention que doivent y porter les politiques publiques nécessite un

changement significatif dans la façon d’aborder les problèmes humains liés aux changements

climatiques. Ultimement, c’est une modification de la culture de gouvernance qui doit être opérée

pour prendre en charge les problèmes de capabilités liés aux changements climatiques.

L’analyse que nous venons de faire de l’application de l’approche des capabilités aux

conséquences humaines des changements climatiques nous prouve non seulement sa pertinence,

mais aussi l’ampleur du problème et le défi qu’il pose dans la sphère collective. Quelques

critiques restent toutefois à être adressées et certaines questions demeurent sans réponse. La

prochaine partie permettra de faire le bilan de cette analyse et d’y apporter un regard nouveau.

213

G. ZIERVOGEL, S. BHARWANI et T. E. DOWNING. « Adapting to Climate Variability: Pumpkins, People and

Policy », Natural Ressources Forum, Vol. 30, No. 4, 2006, pp. 294-305. 214

Ibid, p. 295. 215

Ibid, pp. 301-302. 216

Ibid, p. 302.

Page 80: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

73

Conclusion

Lorsqu’Amartya Sen a réfléchi à son approche des capabilités, un de ses principaux objectifs était

de développer une alternative qui saurait pallier aux critères quantitatifs d’évaluation de la

richesse des États. Sa prémisse était que la qualité de vie des personnes devait aussi faire partie

des critères de prospérité d’un pays, car la pauvreté est davantage une privation de capacité que

de revenu. Sa conception du bien-être et de la liberté n’a pas seulement permis de concevoir le

développement humain au-delà des considérations financières, mais elle a aussi contribué à faire

avancer la pensée libérale. Pour Sen, la liberté est en quelque sorte socialement construite. Ainsi,

une fois qu’on l’a conçue de manière théorique, il faut s’assurer de bien comprendre la façon dont

elle se manifeste dans la réalité des individus. Cela vaut aussi pour les situations d’injustice. Une

procédure d’évaluation des injustices et des inégalités ne permet pas de considérer l’existence

d’une pluralité dans les différentes conceptions de la justice. En effet, leurs valeurs sous-jacentes

varient entre les communautés et les cultures, mais aussi dans le temps et selon la base

d’informations du modèle idéologique sociétal.

La théorie philosophique de Sen demeure donc ancrée dans un paradigme libéral, en ce qu’elle

porte l’attention sur le bien-être individuel et sur la possibilité réelle que chaque personne a de

choisir entre différentes combinaisons de fonctionnement. Mais rappelons que Sen estime que

chaque individu a aussi une responsabilité dans l’épanouissement de ses capabilités, même si

celle-ci demeure limitée. En effet, l’interdépendance des humains dans leurs conditions de vie fait

en sorte que cette responsabilité individuelle atteint rapidement sa limite. Mais le développement

humain, conçu à travers une implication collective dans les efforts de déploiement des capabilités

individuelles, amène les personnes à posséder plus de pouvoir sur leur propre sort et augmente

ainsi leur part de responsabilité en ce qui concerne leur condition de vie.

L’individu n’est toutefois pas aussi autonome et responsable que le suppose l’idéologie libérale

classique. C’est d’ailleurs une des principales critiques que Martha Nussbaum adresse au

libéralisme. Il est faux de croire que tous les individus ont les mêmes possibilités d’être libres et

d’avoir une vie digne. Au contraire, l’humain est vulnérable et ses capabilités sont influencées

par l’activité de ses semblables. À une époque mondialisée comme nous le vivons aujourd’hui,

les externalités sociales et environnementales traversent les frontières. Ce phénomène met en

Page 81: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

74

lumière le problème du libre choix véhiculé par le libéralisme. La pensée libérale semble

atteindre une limite lorsque vient le temps de tenir compte des externalités et de l’influence

qu’exerce l’activité humaine sur les individus. Selon Nussbaum, on doit donc porter une attention

particulière à la dignité humaine et travailler à assurer une égale dignité à tous les humains. Cette

garantie passe par les lois et les institutions démocratiques qui ont un rôle crucial à jouer pour

assurer un traitement égal des individus. Et la responsabilité des gouvernements s’étend aussi à la

garantie d’un seuil minimal des capabilités centrales à la vie humaine217

. Ainsi, la structure

étatique ne représente pas seulement un point de départ théorique pour la construction d’une

justice sociale. Les gouvernements ont le devoir de prendre en charge la qualité de vie, non

seulement de leurs citoyennes et citoyens, mais aussi des plus démunis vivant ailleurs dans le

monde.

Les capabilités se distinguent donc sur plusieurs points des approches libérales classiques de la

justice. Même si la philosophie politique et économique d’Amartya Sen et Martha Nussbaum

demeure ancrée dans un paradigme libéral, le déploiement de leur approche des capabilités

nécessite une réflexion qui dépasse les principes du libéralisme classique. Cette opposition peut

s’observer entre autres sur la façon de concevoir la responsabilité individuelle, l’intervention de

l’État, la valeur du marché et même l’existence d’externalités négatives. Les capabilités conçues

comme une approche libérale de la justice constituent donc une sorte de paradoxe, principalement

dans son application et son intégration dans les politiques publiques.

Concevoir le développement humain en termes de capabilités a fait l’objet de plusieurs

recherches et expériences terrains. Nous avons vu que son caractère multidimensionnel conférait

à cette approche un atout dans son application. Sa prise en compte peut donc être observée dans

plusieurs domaines tels que l’égalité entre les femmes et les hommes, la santé mentale et la lutte à

la pauvreté. Son application la plus marquante demeure l’IDH, dont l’utilisation est devenue une

référence en matière de développement humain, même si plusieurs États tardent à reconnaître sa

complétude face au PIB. Néanmoins, les problèmes écologiques demeurent les grands oubliés

217

En rappel : (1) la vie, (2) la santé du corps, (3) l’intégrité du corps, (4) les sens, l’imagination et la pensée, (5) les

émotions, (6) la raison pratique, (7) l’affiliation, (8) les autres espèces, (9) le jeu et (10) le contrôle sur son

environnement; dans M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris,

Flammarion, 2012, pp. 55-57.

Page 82: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

75

dans l’application de l’approche des capabilités et c’est l’une des raisons qui nous a poussés à en

faire l’étude.

Nous avons donc voulu définir certaines des notions de la justice écologique. Cette partie avait

pour objectif de présenter en quoi les problèmes écologiques et plus particulièrement le

réchauffement climatique devaient être abordés d’un point de vue moral. Nous avons donc défini

certaines notions de la justice écologique et nous avons pu observer qu’il s’agit d’un concept

particulièrement hétérogène et non consensuel. Si l’approche distributive demeure la plus

répandue dans la gestion publique des impacts humains des changements climatiques, c’est aussi

celle à qui l’on adresse le plus grand nombre de critiques. Une procédure visant la simple

distribution équitable par nos institutions des coûts et bénéfices environnementaux ne

parviendrait pas à assurer une qualité de vie à tous les individus. Pour Sen, l’approche

distributive ne réussit pas à considérer chez l’humain l’existence d’une pluralité de valeurs, de

mœurs, d’ambitions, etc. L’enjeu des inégalités écologiques doit donc avoir une place

prépondérante dans l’élaboration d’une justice écologique. Cela implique de porter l’attention sur

la façon dont les conséquences environnementales avivent les inégalités sociales et économiques

déjà existantes dans nos sociétés. Au-delà des préoccupations et des impacts économiques, les

enjeux environnementaux doivent aussi être considérés dans l’élaboration de meilleures

conditions d’égalité entre les individus.

Or, la justice écologique traite aussi du devoir moral que nous avons envers les générations

futures. Il s’agit d’un concept de plus en plus répandu dans les accords internationaux ainsi que

dans les rapports scientifiques portant sur la problématique du réchauffement climatique.

Toutefois, les théories de la justice ne semblent pas être en mesure de traiter des questions

normatives liées à notre environnement et à la nature. Dans cet ordre d’idées, nous nous sommes

questionnés sur le potentiel que les capabilités auraient à servir de base dans l’élaboration d’une

justice climatique. Cette approche constituerait alors un atout dans l’évaluation des inégalités

écologiques. Mais cette question doit aussi être posée dans une perspective plus globale, lorsque

l’on considère la reconnaissance des identités collectives. Les inégalités écologiques n’existent

pas seulement entre les individus, mais aussi entre des sociétés entières. Nous avons vu qu’il

Page 83: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

76

devenait possible de concevoir des capabilités collectives permettant d’évaluer la possibilité

réelle de chaque pays à tendre vers un projet social qu’il valorise.

Ainsi, lorsque nous avons observé les différentes positions des ONG environnementales à

l’étude, nous avons remarqué qu’il ne semble pas exister de points de discordance entre leurs

revendications et les notions de base à l’approche des capabilités. Si l’on souhaite une application

concrète d’une justice écologique, il faut s’assurer de sa réception positive auprès des acteurs

agissant sur le terrain. Le fait que les revendications des ONG et que l’approche des capabilités

concordent en majeure partie permet de croire que les capabilités pourraient renforcer les

fondements théoriques de ces organisations.

Notre analyse a toutefois révélé que la problématique environnementale était peu traitée dans les

travaux d’Amartya Sen et Martha Nussbaum. Pour Sen, la valeur de la nature réside surtout dans

les possibilités qu’elle offre aux humains. Ainsi, s’il n’existe pas de conflit entre les principales

notions de l’approche des capabilités et les revendications des mouvements écologistes issus de

la société civile, la manière dont Amartya Sen conçoit la nature pourrait provoquer certaines

critiques. Il est vrai que plusieurs ONG placent au cœur de leurs luttes le sort des humains. Mais

la vision purement anthropocentrée de la nature est souvent contestée par celles-ci, puisque

plusieurs ONG incitent l’humanité à revoir sa relation avec son environnement. Nous avons

d’ailleurs mentionné à quelques reprises dans cet essai que l’intérêt d’étudier une approche

anthropocentrée réside principalement dans sa concordance avec le modèle de pensée préconisé

dans nos institutions et donc chez les décideurs. Cela rejoint en partie ce que soutient Martha

Nussbaum. Nous avons en effet observé que la dimension environnementale dans ses travaux

semblait plus étoffée sur certains points que dans ceux de Sen. Cela s’observe à travers le

développement de la 8e capabilité centrale

218, mais aussi à travers sa reconnaissance du rôle que

jouent la nature et les écosystèmes dans le bien-être humain. De plus, Nussbaum s’intéresse aux

capabilités animales et, même s’il s’agit d’un élément que nous avons volontairement écarté dans

cet essai, cela dénote bien l’intérêt que porte Nussbaum à d’autres considérations que celles qui

218

En rappel : La 8e capabilité centrale de Martha Nussbaum consiste à « être capable de développer une attention

pour et de vivre en relation avec les animaux, les plantes et le monde naturel »; dans M. NUSSBAUM. Capabilités –

Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012, p. 57.

Page 84: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

77

concernent seulement les humains. Elle fait aussi partie de ceux et celles qui reconnaissent

l’importance d’une réflexion écocentrée plus grande. Rappelons qu’elle mentionnait dans son

ouvrage « […] qu’une position qui traite les écosystèmes comme fins en soi, indépendamment

des individus qui y vivent, peut donner des conclusions fortes pour la protection de

l’environnement. »219

Si elle critique une approche purement anthropocentrée des problèmes

écologiques, elle reconnaît toutefois la pertinence de l’utilisation de ses arguments dans le but

d’influencer les choix politiques. Cela justifierait ainsi le recours aux capabilités pour évaluer les

problèmes humains liés à la dégradation de l’environnement.

Malgré cela, l’approche des capabilités demeure absente des politiques publiques en matière de

changements climatiques. Cela s’explique en partie par le réel défi que représente sa prise en

compte par nos institutions. Il est vrai que l’approche de Sen demeure cohérente avec l’idéologie

libérale dominante dans nos sociétés modernes. Toutefois, si certaines études tendent à démontrer

que le développement humain soutient la croissance économique, l’augmentation des inégalités

ainsi que la concentration du capital et des patrimoines 220 démontrent aussi une certaine

incompatibilité entre l’application des capabilités et la nature de notre système économique

actuel. Une considération accrue des capabilités dans les préoccupations économiques

nécessiterait une profonde modification des mesures d’évaluation de la qualité de vie, en plus

d’investissements publics durables. Une réflexion serait aussi primordiale concernant la façon

dont nos programmes sociaux exacerbent la notion de responsabilité individuelle. Ultimement,

les institutions politiques et juridiques ne semblent pas construites pour prendre en charge un

concept aussi abstrait que celui des capabilités dont l’application nécessite une intervention

variée et relative.

En ce qui concerne les problèmes écologiques, la dégradation de l’environnement naturel et les

changements climatiques ne peuvent vraisemblablement pas être considérés comme des facteurs

ayant une simple influence sur les capabilités. Nous avons vu que dans certains cas, ce sont des

phénomènes qui se retrouvent à la source du bien-être et de la qualité de vie des individus.

219

M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,

p. 220. 220

T. PIKETTY. Le capital au XXIe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2013, 976 p.

Page 85: Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

78

Par exemple, disons que la problématique de la dégradation de l’environnement ne constitue

actuellement pas un enjeu et que notre environnement naturel n’est pas en danger. Nous aurions

tout de même pu nous poser la question suivante : l’amélioration de la qualité de l’environnement

peut-elle contribuer à l’épanouissement des capabilités humaines? Dans ce cas, il aurait

effectivement été possible d’y répondre par l’affirmative et de préciser que les humains vivant

dans un environnement de meilleure qualité possèdent plus de pouvoir sur leur qualité de vie que

ceux vivant dans un environnement de moins bonne qualité.

Néanmoins, présentement, dans certaines régions du monde, les problèmes écologiques sont

d’une si grande ampleur qu’ils compromettent non seulement le bien-être et la qualité de vie des

personnes y vivant, mais surtout leur survie et leur dignité. L’approche des capabilités semble

donc atteindre un point de rupture en ce qui concerne les impacts humains des changements

climatiques. La difficulté d’évaluer les conséquences humaines de la dégradation de

l’environnement via l’approche des capabilités est que ses impacts apparaissent comme évidents

et aberrants. Les conditions environnementales optimales étant à l’origine de la vie sur Terre, il

devient aujourd’hui impossible de considérer la dégradation de l’environnement naturel comme

un phénomène ayant autant d’influence que d’autres préoccupations d’ordre politique, social ou

économique. Breena Holland a trouvé une partie de la réponse en définissant les conditions

environnementales comme une métacapabilité, mais l’objectif dans le présent essai n’était pas

seulement d’alimenter l’approche et de la rendre plus crédible, mais surtout d’analyser son

potentiel d’intégration dans les politiques publiques. Or, si l’on considère l’environnement

comme la pierre angulaire soutenant l’existence et le déploiement des « capabilités centrales »,

son utilisation dans le cadre de l’approche des capabilités perd de sa pertinence.

En introduction à cet essai, nous avons formulé notre question d’analyse comme suit : existerait-

il une approche qui saurait contribuer au renforcement d’une justice climatique tout en demeurant

compatible au paradigme idéologique dominant?

Cette question partait du principe qu’une réflexion philosophique et éthique approfondie doit

occuper un plus grand espace dans les analyses politiques portant sur la problématique du

réchauffement climatique. À la lumière de notre analyse, il est possible de déduire que les limites

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de l’action publique en matière de lutte aux changements climatiques peuvent en partie

s’expliquer par une incohérence idéologique entre le modèle politico-économique dominant et les

actions que nécessitent les problèmes humains du changement climatique. Nous avons vu que les

inégalités écologiques étaient souvent reléguées au second plan face aux préoccupations

économiques dans l’élaboration de politiques environnementales, alors qu’il s’agit d’un enjeu

mondial d’une grande importance. Nous avons aussi observé que les politiques publiques en

matière de lutte aux changements climatiques s’inspirent généralement du concept de

développement durable. Or, ce concept valorise surtout une approche distributive pour lutter

contre les impacts humains de la dégradation de l’environnement dont nous avons étudié les

désavantages et les insuccès. Nous pourrions ajouter que la proximité qu’entretiennent les

gouvernements avec les différents lobbies du secteur privé est assez grande pour que celui-ci

impose en quelque sorte ses valeurs économiques et sociales.

En conclusion, une approche basée sur les capabilités pourrait contribuer au renforcement

théorique d’une justice climatique en ce qu’elle permettrait d’offrir une base normative qui

demeure cohérente avec les différentes interprétations de la justice écologique. La principale

contrainte réside dans l’intégration de l’approche dans les politiques publiques de lutte aux

impacts humains des changements climatiques.

Cela nous amène à nous questionner sur l’avenir des libertés individuelles dans une lutte aussi

collective que celle contre le réchauffement climatique. Dans quelle mesure est-il possible de

réfléchir à une justice climatique sans remettre en question les fondements de l’idéologie

libérale? Le modèle libéral répandu dans nos sociétés pourra-t-il survivre à cet enjeu?

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