entretiens avec alfred métraux

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Alfred Métraux Fernande Bing Entretiens avec Alfred Métraux In: L'Homme, 1964, tome 4 n°2. pp. 20-32. Citer ce document / Cite this document : Métraux Alfred, Bing Fernande. Entretiens avec Alfred Métraux. In: L'Homme, 1964, tome 4 n°2. pp. 20-32. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1964_num_4_2_366640

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Alfred MétrauxFernande Bing

Entretiens avec Alfred MétrauxIn: L'Homme, 1964, tome 4 n°2. pp. 20-32.

Citer ce document / Cite this document :

Métraux Alfred, Bing Fernande. Entretiens avec Alfred Métraux. In: L'Homme, 1964, tome 4 n°2. pp. 20-32.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1964_num_4_2_366640

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2.O

ENTRETIENS AVEC ALFRED MÉTRAUX

En igôi, Mme Fernande Bing eut avec Alfred Métraux une série d'entretiens, au cours desquels il put méditer, à haute voix, sur sa vocation d'ethnologue et commenter

librement ses travaux sur l'île de Pâques et sur le vaudou haïtien. Nous la remercions vivement d'avoir bien voulu nous en communiquer le texte

enregistré. C'est à Tahiti même, peu avant la dernière guerre, que, hébergée par une jeune Tahitienne qui, deux ans auparavant, avait donné l'hospitalité à A. M., elle entendit pour la première fois le nom de celui qu'elle ne devait connaître qu'une vingtaine d'années plus tard à Paris. Le temps avait passé, mais c'était bien le même homme simple, courtois et savant qui venait confirmer l'image qu'ont toujours et partout gardée ceux qui l'ont connu.

COMMENT ET POURQUOI DEVIENT-ON ETHNOLOGUE ?

Cette question, je me la suis souvent posée et, je le sais, nombre de mes collègues ont pour leur part essayé d'y répondre. Je crois qu'elle est double, et que bien sûr la réponse l'est aussi : entrent en jeu, tout d'abord, le facteur personnel, le tempérament de l'ethnographe, je préfère dire l'anthropologue, ensuite, le facteur social, c'est-à-dire tout ce qui dans son temps, sa civilisation, a pu le pousser sur la voie qu'il a choisie. La plupart des ethnographes, surtout ceux qui ont travaillé sur le terrain, sont, dans une mesure ou une autre, des rebelles, des anxieux, des gens qui se sentent mal à l'aise dans leur propre civilisation. Ce caractère subjectif est si évident que l'on a même essayé de voir en lui ce qui distingue l'anthropologue

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du sociologue. Certes, leurs deux disciplines sont connexes, mais l'anthropologue se sent gêné dans sa propre société, alors que le sociologue s'y trouve bien et ne cherche qu'à la réformer. Cependant nous pouvons négliger pour l'instant ce facteur personnel et considérer l'autre aspect de la question, qui nous reporte à l'époque où je suis devenu ethnographe, au moment où j'ai senti ma vocation s'éveiller, et tenter de déterminer ce qui, dans le milieu où je vivais, a pu la susciter. Ceci se situe vers les années 1924, 1925, 1926, et l'on sait ce que ces années ont représenté dans le mouvement de la pensée.

J'y songe encore avec une véritable émotion ; c'était une période d'ébullition, de rébellion et nous en étions tous secoués. Pour le dire d'un mot : le surréalisme débutait, et c'est alors qu'il a été le plus vigoureux. Je n'ai pas fait partie du mouvement, mais j'ai connu beaucoup de surréalistes, j'ai eu pour ami Georges Bataille, bref, j'ai suivi ce courant, auquel l'ethnographie a apporté des éléments extrêmement précieux. Brusquement, les peuples exotiques venaient confirmer, en quelque sorte, l'existence d'aspirations qui ne pouvaient pas s'exprimer dans notre propre civilisation. La première manifestation de ce sentiment fut l'éveil de l'intérêt porté aux arts exotiques, aux arts africains d'abord, ensuite à ceux de l'Amérique précolombienne. Mais, très tôt, l'intérêt purement esthétique a été dépassé par l'étonnement devant tout ce qu'il y avait d'incongru, d'extraordinaire, dans ces civilisations exotiques. D'ailleurs, je dois dire que dans cette attitude entrait autant de naïveté que de préjugés : on demandait à l'ethnographie le pittoresque, le bizarre ; plus tard seulement, cette exaltation, cet enthousiasme ont été canalisés au profit de la science. Je dois dire aussi que, par tempérament, j'étais surtout préoccupé par l'aspect scientifique de l'ethnologie. J'estimais que l'enthousiasme que suscitait la révélation des cultures exotiques trahissait encore notre ethnocentrisme. Nous étions encore trop enfoncés, engoncés dans notre civilisation, et trop surpris par tous ces aspects nouveaux.

C'est à ce moment-là que j'eus l'occasion de faire mes premiers travaux sur le terrain et c'est alors que me fut donnée la révélation d'autres civilisations. Dans ces cultures nouvelles — nouvelles pour moi, pour nous — que j'ai pu étudier, et qui appartiennent pour la plupart à l'Amérique du Sud, j'ai éprouvé un sentiment très différent de celui auquel j'aurais pu m' attendre : je m'y suis senti extrêmement à l'aise et beaucoup moins dépaysé que dans ma propre civilisation. Pourquoi ? Peut-être parce que j'ai perçu autour de moi un rythme plus lent, parce que les êtres que j'abordais ne souffraient pas des problèmes qui nous accablaient tous, et ceci était pour moi une espèce de repos. Je crois aussi que cette prise de contact avec les civilisations primitives m'a fait sentir qu'au fond, la protestation qui m'avait précisément poussé vers des civilisations tellement éloignées de la nôtre, trouvait son motif dans une sorte de nostalgie, une nostalgie que nous, hommes d'Occident, avons, je crois, ressentie de tout temps et que j'appelle d'un terme peut-être comique, enfin que je veux tel, la nostalgie du néo-

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lithique. Il me semble, et cela sans vouloir tomber dans un rousseauisme facile, que l'humanité a peut-être eu tort d'aller au-delà du néolithique.

Vous me demanderez : pourquoi le néolithique, pourquoi pas le paléolithique, pourquoi pas l'âge du bronze ou l'âge du fer ? Eh bien, si j'ai choisi le néolithique, et non, par exemple, le paléolithique, c'est qu'au néolithique, l'homme avait déjà réuni à peu près tout ce dont il avait besoin. Devenu sédentaire, il pratiquait l'agriculture, il avait déjà domestiqué les animaux. Certes, il ne possédait pas encore l'écriture ; probablement n'existait-il pas d'État organisé : les hommes vivaient en petites communautés, mais j'ai l'impression qu'ils étaient plus heureux qu'aujourd'hui. Ce sont là, sans doute, des déclarations tout à fait gratuites. Bien sûr, je n'en sais rien, je n'ai pas vécu au néolithique ; pourtant, j'ai senti, si l'on peut dire, le souffle du néolithique lorsque j'ai vécu chez les tribus indiennes du Brésil. Je ne prétends certes pas que ces Indiens soient des hommes de cette époque, leurs civilisations sont d'ailleurs aussi anciennes que la nôtre, portent le même nombre de siècles ou de millénaires. Mais enfin leur style de vie ne devait pas différer ou ne diffère pas grandement de celui des hommes du néolithique. Et, précisément, j'ai eu le sentiment que les hommes qui vivent dans ces conditions matérielles sont plus heureux que nous. Naturellement, leurs problèmes, leurs difficultés sont énormes, ils vivent beaucoup moins longtemps que nous, — leur espérance de vie est, mettons, de trente-cinq ans — , mais l'existence, dans ces petites communautés, est malgré tout plus intégrée. Elle offre, sinon matériellement, du moins sur le plan psychique, une sécurité infiniment supérieure à celle que nous ressentons dans notre propre civilisation. L'homme est infiniment moins isolé qu'il ne l'est en Occident. D'ailleurs, si la lutte pour la vie est dure, elle se présente sous une forme beaucoup moins désagréable ; chasser, naturellement, est un travail, une obligation, mais qui s'accompagne de toute la joie, de toute l'exubérance du sport. On peut revenir bredouille, il est vrai, on peut souffrir de la faim, mais aussi jouir de l'abondance et cette abondance est source de joie, de fête. Je me trouvais chez les Indiens Kayapo du Brésil central, un jour où ils avaient réussi à tuer quelques pécaris, quelques sangliers sauvages. Tout le village débordait de joie, d'une joie dont je n'ai vu l'équivalent dans aucun autre groupe humain. On prétendra que ces joies sont d'une qualité inférieure, ce sont des joies tout de même. D'autre part, dans ces civilisations-là, le rôle que jouent les individus au cours de leur vie est infiniment mieux fixé et moins angoissant que celui que nous avons à jouer nous-mêmes. L'homme qui avance vers la vieillesse, n'a pas les soucis, les préoccupations qui assaillent la plupart de nos contemporains. Un homme d'âge a sa place bien délimitée, il sait ce qu'il a à faire, il jouit d'autorité, de respect, il peut faire apprécier son expérience ; son rôle est très précis et très important dans l'éducation de ses petits-enfants. De façon générale, aucune époque de la vie ne se présente à lui avec toute cette charge d'inquiétude qui, ici, est notre lot. Je sais bien que la médecine n'existait pas et le plus grand

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reproche que je ferais au néolithique, c'est l'absence de dentistes. Si le néolithique avait connu l'art dentaire, je m'en serais fort bien contenté !

Ce disant, je ne prêche naturellement pas un retour au néolithique, absolument impossible, je le sais. Mais je souffre de ce que les dernières civilisations qui en sont encore à ce stade soient en voie de disparition rapide. Un des grands chagrins de ma vie d'homme est d'avoir assisté à l'agonie de tant de ces petites sociétés, qui sont méprisées parce que, évaluées à l'aune de nos techniques, elles apparaissent comme méprisables, mais qui recèlent en réalité une valeur profonde et dont la disparition représente certainement une très grande perte. Je ne veux pas apparaître comme un créateur de sectes nouvelles, encore une fois je ne préconise pas un nouveau rousseauisme. Cependant, je tiens à dire que d'autres civilisations que la nôtre ont pu, infiniment mieux que nous ne l'avons fait, résoudre les problèmes qui se posent à l'homme. C'est, je crois, cette idée, réellement fondamentale, qui a inspiré ma carrière d'ethnographe : j'ai voulu conserver le souvenir, ou l'image, de ces petites civilisations. Elles vont mourir, sans aucun doute, elles meurent déjà : en trois, quatre ans, j'ai vu des peuplades, sinon disparaître physiquement, du moins perdre toutes leurs traditions, se fondre dans une masse amorphe. Néanmoins, il est utile, profitable, de conserver une image aussi précise que possible de leur type de vie. Je dis : aussi précise que possible, parce qu'en ce domaine il s'agit de faire œuvre scientifique. Il ne faut pas céder aux épanchements lyriques, et non plus voiler les côtés déplaisants de ces sociétés. Après tout, ces gens sont des hommes, ils ont leurs défauts, leurs côtés sombres, ils sont très souvent cruels. Ne le cachons pas. Mais sachons montrer du moins que notre type de civilisation n'est pas le seul, que nous n'avons pas résolu tous les problèmes, et sachons insister sur le relativisme des civilisations.

II

L'ILE DE PÂQUES

Toute la question de l'île de Pâques est revenue à l'actualité, depuis le voyage d'Heyerdahl, il y a de cela quelques années. Mon propre voyage date d'il y a vingt-cinq ans. A cette époque l'île de Pâques attirait déjà l'attention. Elle était aussi populaire qu'elle le redevint après l'expédition d'Heyerdahl, mais pour d'autres raisons. Un savant hongrois avait cru découvrir des similitudes entre les mystérieux caractères dessinés sur des tablettes trouvées dans l'île de Pâques, et dans lesquels il voyait des hiéroglyphes, et une écriture qui venait d'être découverte dans la vallée de l' Indus, et qui appartenait à la civilisation

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de Mohenjo-daro, civilisation extrêmement ancienne puisqu'on la situe environ 3 500 ans avant J.-C. Effectivement, les ressemblances que Efsi avait signalées entre les hiéroglyphes de la civilisation de Mohenjo-daro et certains signes qui apparaissent sur des tablettes de bois recueillies à l'île de Pâques, un siècle plus tôt, étaient telles, que l'on pouvait croire à une origine indienne, ou disons d'une façon plus générale, asiatique, de la civilisation de cette île polynésienne isolée. Cette hypothèse avait à l'époque, c'est-à-dire en 1932, provoqué des remous considérables, des discussions et, afin de trancher définitivement la question, la France s'était associée à la Belgique pour organiser une grande expédition à l'île de Pâques. J'ai participé à cette expédition, dont je devins le chef après la mort de Charles Watelin, en cours de voyage, et, pendant six mois, avec mon collègue belge, Henry Lavachery, nous avons travaillé dans l'île. Il s'est occupé surtout d'archéologie, de relevé de statues et d'hiéroglyphes. Pour ma part, je me suis efforcé d'amener les plus âgés des Pascuans à retrouver et à me communiquer les souvenirs qu'ils pouvaient avoir conservés de la civilisation de leurs ancêtres.

Ce travail fut extrêmement difficile, très délicat, car ceux qui pouvaient se souvenir encore de ce qu'avait été la civilisation de leurs pères étaient très peu nombreux. J'ai surtout travaillé avec l'un d'eux, le vieux Téfalo, qui était l'homme le plus âgé de l'île, un homme d'ailleurs fort intelligent, très curieux de son passé, et c'est au cours d'entretiens poursuivis pendant plus de six mois que j'ai cherché à retrouver la clef des mystères de l'île de Pâques. Mais commençons par situer ces mystères.

Je parlerai de deux d'entre eux : le premier, le plus connu, est celui de l'origine de ces fameuses statues géantes, qui sont réellement colossales. Je dois dire que l'archéologue, ou l'ethnographe, exercé à la rigueur de l'appréciation scientifique des œuvres de l'homme, ne peut s'empêcher d'éprouver un sentiment d'écrasement en face de ces monstres. La présence de ces géants rassemblés sur ce tout petit bout de terre — un îlot triangulaire de 24, 18 et 16 kilomètres de côtés — perdu au milieu des immensités du Pacifique offre un des plus surprenants spectacles des réalisations humaines : qui a érigé ces statues, comment les a-t-on transportées, quelle était leur fonction ?

Le second mystère, celui qui m'a toujours hanté, et auquel j'ai fait allusion il y a un instant, est celui des tablettes. En 1865, je crois, l'évêque de Tahiti, Mgr Jaussen, recevait un singulier cadeau que lui envoyaient les Pères français installés à l'île de Pâques : une tresse faite de cheveux de néophytes, enroulée autour d'un morceau de bois comme autour d'une bobine. Mgr Jaussen, déroulant les cheveux, constata que ce morceau de bois était couvert de petits signes qui avaient toute l'apparence d'hiéroglyphes égyptiens. Mgr Jaussen était un homme curieux, instruit. Immédiatement il envoya des instructions aux missionnaires pour qu'ils recueillissent d'autres tablettes ou d'autres spécimens de cette écriture,

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s'il était encore possible d'en trouver. Les recherches furent couronnées de succès ; les Pères purent, en effet, obtenir un certain nombre de ces tablettes et ils demandèrent aux indigènes de leur en donner la signification. Mais c'est à ce moment-là que les difficultés commencèrent.

Ces missionnaires n'étaient pas des savants, et n'avaient aucune notion sur les écritures primitives. Ils exigèrent des indigènes qu'ils déchiffrassent ces signes comme on déchiffre chez nous un manuscrit, quoiqu'ils eussent dû comprendre que cela leur était impossible. Lorsqu'on leur donnait à « lire » ces tablettes, les indigènes entonnaient des espèces de chants, de récitatifs, et les Pères d'en conclure que les indigènes ne connaissaient plus la signification de cette écriture. Je ne raconterai pas toutes les tentatives qui ont été faites depuis lors pour déchiffrer ces tablettes. On en a recueilli environ vingt-deux, un certain nombre sont dispersées à travers l'Europe et la plupart sont restées en la possession des Pères de Picpus.

Bien entendu, les indigènes de notre époque ne connaissent pas la signification des tablettes ; ils en ont entendu parler, mais ils ne peuvent être d'aucun secours pour leur compréhension. Je me suis beaucoup occupé de ce problème, mais ce n'est pas pendant mon séjour dans l'île que j'ai pu obtenir des éclaircissements me permettant de formuler une hypothèse plausible.

Au retour de mon voyage, j'ai séjourné pendant plus de deux ans à Honolulu, où j'ai travaillé au Bishop Museum, le plus grand centre d'études polynésiennes au monde. Là, avec mes collègues américains et maoris — le Directeur du musée était un Maori de la Nouvelle-Zélande — je me suis attelé à la tâche d'interpréter toutes les données dont on pouvait disposer sur l'île de Pâques.

Mes conclusions, en gros, sont les suivantes : l'île de Pâques a été occupée par des Polynésiens, uniquement par des Polynésiens, et probablement à une époque qui n'est pas très lointaine. J'avais proposé le XIIe ou le xme siècle. Les statues sont des représentations d'ancêtres. Sur ce point, je crois qu'il n'y a aucun doute. La fabrication de ces statues ne présentait pas de difficultés insurmontables, car la plupart ne sont pas en pierre mais en tuf, substance friable, qui se taille facilement, surtout lorsqu'il est frais ; exposé aux intempéries, il durcit. Quant au transport, sans doute a-t-il dû présenter des difficultés plus considérables mais non insurmontables. D'autres peuples, les Égyptiens entre autres, ont transporté des masses tout aussi lourdes. Toutefois le problème se complique à l'île de Pâques du fait de l'absence d'arbres, et par conséquent de bois. Aujourd'hui en tout cas, l'île est tout à fait pelée. Sans doute l'était-elle moins autrefois, avant que l'introduction des moutons, au siècle dernier, ait achevé de la dénuder. Cependant, dès l'époque de la découverte, le capitaine Cook, Lapérouse et d'autres, furent frappés de n'y voir que des arbustes. Comment alors les indigènes ont-ils pu fabriquer les traîneaux nécessaires au transport de ces statues ? L'existence de bois flottés donne la solution de ce problème technique. L'île a toujours vu

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s'échouer sur ses plages des bois flottés, et j'ai recueilli des légendes où il était question de ces troncs d'arbres dont les indigènes se saisissaient avidement, comme de trésors envoyés par les esprits et par les Dieux.

Je ne crois donc pas que réellement on puisse parler de mystère à propos des statues de l'île de Pâques. En revanche, les signes qui couvrent les tablettes nous posaient un problème véritablement difficile. J'en ai proposé une solution, qui a été acceptée pendant longtemps. J'avais supposé qu'il s'agissait non pas d'une écriture, mais de signes mnémotechniques, gravés sur des tablettes, et destinés à faciliter la récitation de ces très longs poèmes, de ces chants rythmés, qui appartiennent à la tradition religieuse et littéraire des Polynésiens. Pour ne pas entrer dans des détails extrêmement techniques, je dirai seulement qu'à l'appui de mon hypothèse, j'avais réuni des témoignages nombreux et divers. Après avoir été longtemps reçue, cette hypothèse s'est trouvée modifiée par l'emploi d'une nouvelle méthode que les études atomiques ont mise à notre disposition : la datation par le carbone 14, qui permet de dater de façon assez précise les vestiges du passé à condition qu'ils ne remontent pas à plus de 25 000 ans — laps de temps appréciable !

Toutes nos hypothèses sur l'antiquité des peuples polynésiens ont ainsi dû être révisées. On commence à admettre que les Polynésiens ont occupé les îles bien plus tôt qu'on ne le croyait ; en proposant comme date d'arrivée des premiers occupants de l'île de Pâques, le XIIe siècle, je pensais être audacieux. Aujourd'hui, on se demande s'il ne faut pas reculer toutes les dates envisagées d'environ mille ans. Autrement dit, l'île de Pâques aurait été occupée par des Polynésiens vers le début de notre ère. Voilà qui change beaucoup les perspectives temporelles : puisque l'île semble avoir été occupée — cela n'est pas remis en cause — uniquement par des Polynésiens, il y a donc eu unité de civilisation, non pas pendant un demi-millénaire, mais pendant un millénaire et demi. Je sais bien, qu'en se rendant de la façon qu'on sait, à l'île de Pâques, Heyerdahl espérait prouver que le peuplement de cette île était le fait non de gens venus du continent asiatique, mais d'Indiens de l'Amérique du Sud. C'est une théorie parfaitement insoutenable qu'aucun homme de science n'a acceptée, je dirai même si absurde qu'aucun savant n'a pu songer à l'examiner sérieusement. Toutes les traditions de l'île, jusqu'à la langue qu'on y parle, appartiennent au sud-est de l'Asie. C'est l'évidence même, et on ne peut la nier, sinon par désir de se singulariser. Toutefois, le voyage a été utile en ce sens qu'Heyerdahl, justement, a pu ramener des spécimens archéologiques qui ont été soumis au test du carbone 14, et c'est ainsi qu'on a dû reculer des dates initialement admises pour le peuplement de l'île. Heyerdahl était en effet accompagné d'excellents archéologues. Ceux-ci n'ont pas encore fait connaître les résultats de leurs recherches, et j'en attends la publication avec beaucoup d'impatience. D'ores et déjà, deux d'entre eux ont pu m' assurer qu'ils croyaient à un développement continu de la société pascuane. Leur recherche

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actuelle concerne les étapes de cette évolution. C'est un travail passionnant et qu'il fallait entreprendre, mais Heyerdahl a rendu à la science un très mauvais service en essayant de présenter les gens de l'île de Pâques comme des sauvages qui conservent encore des souvenirs de leur passé. Lors de mon séjour dans l'île de Pâques il y a vingt-cinq ans, j'ai eu beaucoup de mal à recueillir quelques traditions de la bouche de vieillards dont les parents avaient connu la civilisation pascuane lorsqu'elle était encore intacte. Aujourd'hui, les gens de l'île de Pâques ne diffèrent pas plus que nous des gens du Chili ; ils me font penser à des Corses, à des gens du Midi. Ils sont tout à fait civilisés ; outre leur langue, ils parlent l'espagnol ; ils n'ont qu'un désir, celui d'être entièrement assimilés, et pour eux le passé de leur île est aussi lointain, aussi étranger qu'il l'est pour nous, même davantage ! Il est assez comique de penser que là-bas, j 'apparais comme une lumière pour le passé. A ceux qui les interrogent, les Pascuans répondent : « Bon, écoutez, il y a Métraux qui est venu voici vingt-cinq ans, il doit tout savoir, il a écrit un livre, nous le savons, nous avons lu son livre, alors lisez-le. » C'est une curieuse expérience que d'être, de son vivant, une espèce de repère chronologique. On m'a dit que là-bas, on date les choses de l'époque de mon voyage. Les gens disent : « A l'époque où il était là, il y avait telle chose..., on faisait telle chose, maintenant on ne le fait plus. » J'appris cela l'année dernière, me trouvant au Chili en relation avec des Pascuans venus sur le continent pour y travailler. Je dois ajouter qu'ils faisaient des gorges chaudes du livre ; certains, en effet, l'avaient lu, critiqué et le trouvaient tout à fait extravagant ! Pour conclure, je dirai que les « mystères » de l'île de Pâques sont sur le point d'être dissipés. Ils le seront grâce aux travaux des archéologues dont j'ai parlé, travaux extrêmement minutieux, puisque l'un d'eux vient de consacrer une année entière à l'étude des coupes qu'il a pratiquées afin de pouvoir suivre l'évolution de la culture pascuane tout au long des centaines d'années qu'a duré l'occupation de l'île. Je crois aussi le problème des tablettes près d'être résolu. Un jeune savant allemand, M. Bartel, et des savants russes s'y sont attelés. Comme vous le savez, les Russes, en ce moment, s'occupent beaucoup du déchiffrement des écritures qui n'ont pas encore livré leurs secrets. A la lumière de leurs recherches, il semblerait que mon hypothèse d'un système mnémotechnique était trop simple. Sans doute, s'agit-il bien de cela, mais aussi d'un début d'écriture qui rappelle plus ou moins le début de l'écriture en Egypte. Ce sont, si je puis employer cette expression, des balbutiements hiéroglyphiques.

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28 ENTRETIENS AVEC ALFRED MÉTRAUX

III

LE VAUDOU

Je vous disais la dernière fois que l'île de Pâques présentait ou avait présenté des mystères. L'île d'Haïti en recèle également, et j'aurais pu me croire voué à l'étude des mystères insulaires. Mais ceux du vaudou, à la différence des précédents, n'appartiennent pas à une civilisation perdue dont nous ne connaissons que des fragments ; ils tiennent au fait que des réalités visibles, observables, ont été entourées d'une telle atmosphère de crainte et d'horreur, que la raison s'en est trouvée obscurcie et que, très gratuitement, s'est formé tout un halo de mystères autour d'une religion qui, somme toute, n'en comporte que très peu. Je dis très peu, car toute religion, vécue aussi intensément que l'est le vaudou, a cependant ses mystères dont la science ne peut encore rendre compte entièrement.

Commençons par nous entendre sur le sens du terme. Qu'est-ce que le vaudou ? Le vaudou est une religion populaire pratiquée par les Noirs en Amérique. Je dis en Amérique, car, bien qu'il s'agisse de religions africaines, elles ont pris dans le Nouveau Monde un caractère particulier. Ces religions sont, dans l'esprit des gens, spécialement liées à l'île d'Haïti, parce qu'elle fut, voici cent cinquante ans, la première république noire à se libérer du joug colonial de l'Europe, dont elle retint depuis lors l'attention. J'emploie le mot « colonial » dans un sens très large, car il s'est agi en somme d'une révolte d'esclaves. D'autre part, le vaudou avait déjà été signalé au XVIIIe siècle et il avait suscité dès cette époque des commentaires ; on ne l'évoquait qu'avec terreur, et la terrible guerre, cette guerre qui dura plus de dix ans et qui aboutit à l'indépendance d'Haïti, a été placée sous le signe du vaudou.

J'ai consacré quelques années de ma vie à l'étude de cette religion populaire en Haïti. Cependant, si je suis allé en Haïti comme ethnologue, ce n'était pas du tout, au départ, pour y étudier le vaudou. En 1948, l'Unesco me chargea d'une mission de caractère sociologique dans une vallée particulièrement misérable de l'île, et pour laquelle elle avait élaboré un projet pilote en vue de transformer les conditions de vie des habitants. L'enquête qui m'était confiée devait fournir aux éducateurs, aux médecins, aux agronomes qui formaient l'équipe chargée de réaliser ce projet, des éléments concrets sur la vie et les croyances des paysans.

C'est donc au cours d'une étude générale de caractère sociologique, qui porta sur l'alimentation, les conditions de vie, l'organisation sociale, bref tous les aspects de la civilisation, que je me suis trouvé en présence du vaudou. Je pus alors me rendre compte de ce qu'il signifiait pour ces populations. Le vaudou, c'est

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un monde extrêmement vaste, une religion africaine certes, mais en même temps, une religion européenne : en un mot, une religion syncrétique qui a fondu ensemble, non seulement différents cultes africains, mais aussi certaines croyances du folklore européen. On y trouve des traditions normandes, bretonnes, apportées par les colons français et adoptées par les Noirs ; on y trouve jusqu'à des rites maçonniques. C'est en somme une espèce de conglomérat d'éléments de toutes sortes, dominé par les traditions africaines. Cette religion est pratiquée par 90 % de la population haïtienne. Les cultes vaudou se pratiquent non seulement dans les campagnes reculées, mais également dans la capitale, à Port-au-Prince. Je dirai même que le vaudou a pris sa forme la plus typique, la plus vive, la plus complexe dans les milieux urbains. Naturellement, la bourgeoisie qui se réclame de la tradition française, de la culture française, n'y participe pas. Naturellement aussi, de bonnes dames vont consulter des prêtresses vaudou, tout comme chez nous elles vont consulter des cartomanciennes. Le vaudou est la religion du peuple haïtien. D'autre part, ce peuple se considère comme catholique, et lorsque je constate que les neuf dixièmes de la population pratiquent le vaudou, je ne veux pas dire qu'ils sont païens. Tous les vaudouisants sont en effet d'excellents catholiques, extrêmement pieux. Dans leur pensée, il n'y a pas de coupure entre la religion qu'ils pratiquent et en laquelle ils croient, et le catholicisme auquel ils s'astreignent. Le vaudou ne se présente donc pas comme une religion opposée au catholicisme. Les paysans haïtiens sont tous, je le répète, de très bons catholiques et ne voient réellement pas de contradiction, d'opposition, entre la foi officielle de leur pays et cette foi particulière qu'ils ont héritée de leurs ancêtres africains. Le vaudou s'est constitué en Haïti à la suite d'une carence de l'Église. Les esclaves, importés d'Afrique au xvine siècle, étaient baptisés, forcés d'aller à l'église, mais ils ne recevaient aucune éducation religieuse. Ils sont donc restés fidèles au seul bien qu'ils avaient pu emporter, c'est-à-dire leurs croyances. Ils y sont restés d'autant plus attachés qu'elles leur permettaient de conserver un espoir, et de donner malgré tout un sens à leur vie, grâce aux quelques valeurs que ces croyances préservaient. L'existence des esclaves était horrible, abominable et le vaudou leur a apporté ce qu'il apporte aux classes pauvres d'Haïti : des motifs d'espérance, la confiance, et, surtout, un moyen de se distraire, d'échapper à la réalité.

Le vaudou se présente comme le culte rendu à un certain nombre de divinités africaines, et célébré par un prêtre (ou une prêtresse) autour duquel se réunissent de petits groupes, des sectes. Pour pénétrer dans le vaudou, la première démarche consiste donc à faire la connaissance d'un prêtre ou d'une prêtresse, à gagner sa confiance afin de pouvoir d'une part, les interroger et, d'autre part, participer aux cérémonies. La chose n'est pas facile, car le vaudou est une religion en partie ésotérique : les prêtres passent par des rites d'initiation extrêmement longs, extrêmement compliqués, ils reçoivent un enseignement complet, pour lequel ils payent des sommes considérables et, naturellement, ils ne révéleront pas volontiers

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à un étranger des secrets qui leur ont coûté si cher tant en effort qu'en argent. J'ai eu la bonne fortune, en Haïti, de faire la connaissance d'une Française, Mme Odette Mennesson-Rigaud, mariée à un Haïtien, et qui, depuis de très longues années, s'intéresse au vaudou, non uniquement pour des raisons scientifiques, mais aussi parce qu'elle aime le vaudou, parce qu'elle croit en certains de ses aspects. Grâce à son enthousiasme, à sa foi, elle a réussi à gagner la confiance absolue d'un certain nombre de prêtresses. Elle m'a présenté à l'une d'elles, Lorgina Delorge, qui avait, oh non pas un grand, mais un tout petit sanctuaire, situé dans l'un des quartiers les plus misérables de Port-au-Prince, — et quand je dis misérable, je voudrais que ce mot évoque pour vous la plus profonde misère.

C'était donc un petit sanctuaire, banal, mais différent de ceux que l'on pouvait rencontrer dans les campagnes, et par là même intéressant ; en outre, il était parfaitement « authentique ». Je dois vous dire à ce propos qu'à côté du vaudou réel s'est développé un vaudou touristique, un vaudou spectaculaire. Beaucoup de gens vont en Haïti uniquement pour voir des cérémonies vaudou, et naturellement la demande appelle l'offre, si bien qu'un très grand nombre de prêtres se sont en quelque sorte vendus aux hôtels ; de mèche avec les portiers, ils organisent pour les touristes des cérémonies vaudou extrêmement spectaculaires et même beaucoup plus extraordinaires que les cérémonies authentiques. Et pourtant le vaudou revêt des aspects très spectaculaires, sans qu'il soit besoin d'en rajouter. Ce petit sanctuaire, au contraire, appartenait à une femme honnête, qui évidemment en espérait un certain gain — car il ne faut pas oublier que le vaudou est pour ces pauvres gens le seul moyen d'ascension sociale. Être prêtre vaudou vous donne dans la société populaire, dans les « basses classes », comme on dit, une situation de premier plan, et vous permet de gagner de l'argent. Cela n'empêche qu'elle était honnête et, me semble- t-il, croyante, bien qu'il me soit arrivé d'assister chez elle à ce qu'un esprit sceptique, voltairien, aurait pu interpréter comme de petites fraudes. Mais enfin, je suis sûr qu'au fond elle croyait profondément à l'intervention des esprits. Mon travail d'ethnographe consistait à assister à toutes les cérémonies — - il y en avait constamment — et à passer de longues heures dans son sanctuaire à flâner et à bavarder avec elle et ses assistantes ; une prêtresse vaudou règne, en effet, sur un groupe de femmes qu'on appelle hunsi. Ce sont des croyantes qui adhèrent à la secte, qui se mettent sous l'autorité de la prêtresse, de la mambo, et constituent en quelque sorte le chœur lors des cérémonies. De plus — et c'est l'essentiel — elles sont visitées par les dieux, dont elles sont dites les épouses ; c'est ce que signifie leur nom de hunsi. Nous touchons là l'aspect le plus intéressant de cette religion et qui en constitue le véritable mystère : le phénomène de la possession.

Cette religion populaire est caractérisée par le fait que les croyants sont, au cours des cérémonies, possédés, saisis, par des dieux, des esprits.

Considérons d'abord ces phénomènes du dehors, comme peuvent les observer

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les voyageurs, le touriste, l'ethnographe. En premier lieu ce sont des danses, de fort belles danses sur une musique merveilleuse, d'origine dahoméenne. Les joueurs de tambours, les tambouriers comme on les appelle en Haïti, sont souvent de très grands artistes qui pourraient se produire dans n'importe quel théâtre. Au bout d'un certain temps, alors que les hunsi, ces assistantes prêtresses, ces servantes des dieux, sont en train de chanter des hymnes en l'honneur de ceux-ci, l'un d'eux « descend » : brusquement une, deux, trois de ces femmes s'agitent, ferment les yeux, parfois tombent et se roulent par terre, apparemment frappées d'une crise d'épilepsie. En tout cas, il s'agit d'une manifestation nerveuse extrêmement violente ; les assistantes s'empressent auprès d'elles, les relèvent, essayent d'éviter qu'elles ne se heurtent en se débattant. Elles se débattent en effet, comme si un être invisible essayait de les maintenir, de les capturer. Le vocabulaire religieux haïtien l'exprime clairement d'ailleurs : « on est saisi par le dieu, on est monté par le dieu comme un cheval par son cavalier ». Aussi bien les possédés sont-ils appelés les chevaux des dieux. Enfin, au bout d'un certain temps, variable selon les cas, la personne qui paraissait en proie à une crise d'hystérie violente, se calme, redevient parfaitement naturelle, mais on s'aperçoit alors que sa personnalité a complètement changé : elle n'est plus la même, elle est maintenant habitée par le dieu, elle est le dieu lui-même. Une femme peut ainsi se conduire en homme si elle est possédée par une divinité masculine. Certains dieux sont des généraux, des dieux guerriers ; « montée » par l'un d'eux, elle adopte toutes les attitudes conventionnelles de vieux soudards, exige un cigare, du rhum, se met à jurer, prend des attitudes très cavalières, lâche des obscénités ; la jeune fille maladive se transforme en vieux brisquard ! A l'inverse, un homme peut être possédé par une divinité féminine : sa voix change, il commence à minauder, exige des vêtements féminins, se fait parfumer, se met du rouge à lèvres, et se transforme en grande coquette. Comme le Panthéon vaudou est extrêmement vaste et complexe, les cas de possession peuvent se présenter sous les formes les plus diverses.

Le mystère, c'est précisément ce changement si manifeste de la personnalité : que se passe-t-il dans la tête de ces gens-là ? Lorsqu'on les interroge, après la crise, ils n'ont souvenir de rien. Ils disent s'être sentis mal, d'une sorte de pesanteur, mais affirment qu'ils ont oublié ce qu'ils ont pu faire ou dire en état de possession. A ma connaissance, personne n'a entendu un possédé dire qu'il était conscient de ce qui se passait. Faut-il donc admettre une perte de la conscience ?

Nous nous trouvons ici en présence d'un phénomène psychologique extrêmement troublant, dont nombre de psychologues, de psychiatres, d'anthropologues se sont occupés. Je ne suis ni psychiatre ni psychologue, j'ai tout de même avancé une interprétation. Elle vaut ce qu'elle vaut, mais je ne la crois pas sans intérêt. Il faut tout d'abord éliminer l'hypothèse de la fraude. Les possédés sont des croyants, des gens qui ne plaisantent pas, qui ne jouent pas avec les dieux.

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Lorsqu'ils assurent qu'ils ont oublié ce qu'ils ont fait, je les crois parfaitement sincères. Cependant, lorsqu'on observe des possédés, on se rend compte que cet oubli n'est pas aussi total qu'ils veulent bien le dire. Je me suis rendu compte qu'à bien des égards ils avaient fort bonne mémoire ; ils posent des questions, demandent des choses d'une manière qui révèle de leur part une certaine conscience. On ne peut donc soutenir le caratère absolu ni de la perte de conscience, ni de la transformation de la personnalité. On ne peut pas nier non plus que cette perte et cette transformation existent dans une certaine mesure. On ne peut pas davantage prétendre que les possédés soient des hystériques, des malades, car il faudrait alors que toute la population d'Haïti en soit composée ! L'exception, en effet, est de ne jamais être possédé. J'ai connu des croyants qui me disaient : « Je n'arrive pas à être possédé ; je ne sais pas ce que j'ai, les dieux ne me visitent pas. » Ce sont ces gens-là qui sont aberrants, qui souffrent. Si la normalité se définit par l'attitude générale de la société, on peut dire que culturellement les non-possédés ne sont pas normaux. Éliminons donc l'hypothèse, avancée par certains, de la névrose, de l'hystérie. Les Haïtiens sont extrêmement sains, je crois même les gens du peuple à Haïti beaucoup plus sains d'esprit que nous ne le sommes nous-mêmes. Les cas d'hystérie, de folie sont parmi eux beaucoup plus rares que parmi nous.

Que se passe-t-il ? Eh bien, je crois que la psychologie de l'acteur peut nous donner la solution du problème. Au fond, la possession est une représentation, elle a un caractère dramatique. Les gens deviennent en quelque sorte des acteurs : ils jouent le rôle d'un dieu. Ils le connaissent d'avance. Chacun sait très précisément ce qu'est un dieu, et peut donc le « jouer » parfaitement. Seulement, ce rôle, ils le jouent avec la plus grande conviction, comme ces acteurs — il en existe — ■ qui, eux aussi, oublient leur personnalité au moment où, sur la scène, ils représentent un héros tragique. Mais à cette conviction s'ajoute, pour les Haïtiens, la croyance religieuse. Les gens attendent cette visite du dieu et, à un moment donné, dans la danse, dans cette espèce d'inconscience provoquée et entretenue par la musique et le rythme, ils sentent le dieu arriver et ils s'identifient alors complètement à la divinité. La possession relèverait ainsi des processus psychologiques que l'expérience théâtrale nous permet de comprendre. Je ne suis d'ailleurs pas le seul à avoir formulé cette hypothèse. Mon ami Michel Leiris l'a reprise dans l'ouvrage qu'il a consacré au même phénomène de la possession en Abyssinie.