entretien michel henry sur marx.pdf

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ISBN: 2-84597-190-7 ISSN: 1633-597X Numéro seize mai 2006 19 CONTRe T eMP        T        T CONTRe T eMPS 7 Actuelles 7 Jean-Marie Harribey: Mozart écologiste ou le principe d’économie est un droit 15 Dossier : Postcolonialisme et immigration 17 Mamadou Diouf: Les études postcoloniales à l’épreuve des traditions intellectuelles et des banlieues françaises 31 Alix Héricord, Nicolas Qualander: Pour un usage politique du postcolonialisme 45 Todd Shepard : Une république française « postcoloniale ». La fin de la guerre d’Algérie et la place des enfants des colonies dans la V e République 54 Saïd Bouamama: Immigration, colonisation et domination. L’apport d’Abdelmalek Sayad 64 Laure Pitti: Différenciations ethniques et luttes ouvrières à Renault-Billancourt 76 Abdellali Hajjat: L’expérience politique du Mouvement des travailleurs arabes 86 Houria Bouteldja: Féminisme et antiracisme 96 Myriam Paris, Elsa Dorlin: Genre, esclavage et racisme: la fabrication de la virilité 106 Philippe Pierre-Charles: Actualité de Fanon en Martinique: une actualité de sommation! 111 Jean Nanga: FrançAfrique les ruses de la raison postcoloniale 125 Sylvie Thénault : L’historien et le postcolonialisme 133 LU D’AILLEURS 143 Emmanuel Barot : Pour sortir du « postmarxisme » 143 Alexandre Mamarbachi : Quand La Fracture coloniale fait disparaître les rapports de classes 150 Jean Ducange: Antinomies of Modernity: Essays on Race, Orient, Nation 155 Thierry Labica: Alain Ruscio, La Question coloniale dans L’Humanité (1904-2004), Paris, La Dispute, 2005 159 Michel Henry (1922-2002), Un Marx méconnu: la subjectivité individuelle au cœur de la critique de l’économie politique 171 Flâneries politiques 173 Cécile Portier, Lignes de conduite à l’usage des incapables (deux extraits) 181 Rectificatif ™xHSMIOFy971905z Emmanuel Barot Saïd Bouamama Houria Bouteldja Mamadou Diouf Elsa Dorlin Jean Ducange Abdellali Hajjat Jean-Marie Harribey Michel Henry Alix Héricord Thierry Labica Alexandre Mamarbachi Jean Nanga Myriam Paris Philippe Pierre-Charles Laure Pitti Cécile Portier Nicolas Qualander Todd Shepard Sylvie Thénault Postcolonialisme et immigrat Mozart écologiste Un inédit de Michel Henry        T        T

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  • ISBN : 2-84597-190-7ISSN : 1633-597XNumro seizemai 200619

    CONTReTeMPS

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    T

    CONTReTeMPS

    7 Actuelles7 Jean-Marie Harribey : Mozart cologiste ou le principe dconomie est un droit

    15 Dossier : Postcolonialisme et immigration17 Mamadou Diouf : Les tudes postcoloniales lpreuve des traditions

    intellectuelles et des banlieues franaises31 Alix Hricord, Nicolas Qualander : Pour un usage

    politique du postcolonialisme45 Todd Shepard : Une rpublique franaise

    postcoloniale . La fin de la guerre dAlgrie et la place des enfants des colonies dans la Ve Rpublique

    54 Sad Bouamama : Immigration, colonisation et domination. Lapport dAbdelmalek Sayad

    64 Laure Pitti : Diffrenciations ethniques et luttes ouvrires Renault-Billancourt

    76 Abdellali Hajjat : Lexprience politique du Mouvement des travailleurs arabes

    86 Houria Bouteldja : Fminisme et antiracisme96 Myriam Paris, Elsa Dorlin : Genre, esclavage et racisme:

    la fabrication de la virilit106 Philippe Pierre-Charles : Actualit de Fanon en Martinique :

    une actualit de sommation !111 Jean Nanga : FranAfrique les ruses de la raison postcoloniale125 Sylvie Thnault : Lhistorien et le postcolonialisme

    133 LU DAILLEURS143 Emmanuel Barot : Pour sortir du postmarxisme 143 Alexandre Mamarbachi : Quand La Fracture coloniale fait disparatre

    les rapports de classes150 Jean Ducange : Antinomies of Modernity: Essays on Race, Orient,

    Nation155 Thierry Labica : Alain Ruscio, La Question coloniale dans

    LHumanit (1904-2004), Paris, La Dispute, 2005159 Michel Henry (1922-2002), Un Marx mconnu:

    la subjectivit individuelle au cur de la critique de lconomie politique

    171 Flneries politiques173 Ccile Portier, Lignes de conduite

    lusage des incapables (deux extraits)

    181 Rectificatif

    xHSMIOFy971905z

    Emmanuel BarotSad BouamamaHouria BouteldjaMamadou DioufElsa DorlinJean DucangeAbdellali HajjatJean-Marie HarribeyMichel HenryAlix HricordThierry LabicaAlexandre MamarbachiJean NangaMyriam ParisPhilippe Pierre-CharlesLaure PittiCcile PortierNicolas QualanderTodd Shepard Sylvie Thnault

    Postcolonialisme et immigrationMozart cologisteUn indit de Michel Henry

    TT

  • CONTReTeMPSnumro seize, janvier 2006

    Postcolonialisme et immigrationMozart cologisteUn indit de Michel Henry

    TTT

  • CONTReTeMPSnumro seize, avril 2006

    Postcolonialisme et immigrationMozart cologisteUn indit de Michel Henry

    CONTRETEMPS

    nnuummrroo uunn,, mmaaii 22000011Le retour de la critique sociale Marx et les nouvelles sociologies

    nnuummrroo ddeeuuxx,, sseepptteemmbbrree 22000011Seattle, Porto Alegre, Gnes Mondialisation capitaliste et dominations impriales

    nnuummrroo ttrrooiiss,, ffvvrriieerr 22000022Logiques de guerre Dossier : mancipation sociale et dmocratie

    nnuummrroo qquuaattrree,, mmaaii 22000022Critique de lcologie politique Dossier : Pierre Bourdieu, le sociologue et lengagement

    nnuummrroo cciinnqq,, sseepptteemmbbrree 22000022Proprits et pouvoirs Dossier : Le 11-Septembre, un an aprs

    nnuummrroo ssiixx,, ffvvrriieerr 22000033Changer le monde sans prendre le pouvoir? Nouveaux libertaires, nouveaux communistes

    nnuummrroo sseepptt,, mmaaii 22000033Genre, classes, ethnies : identits, diffrences, galits

    nnuummrroo hhuuiitt,, sseepptteemmbbrree 22000033Nouveaux monstres et vieux dmons : Dconstruire lextrme droite

    nnuummrroo nneeuuff,, ffvvrriieerr 22000044Lautre Europe : pour une refondation sociale et dmocratique

    nnuummrroo ddiixx,, mmaaii 22000044LAmrique latine rebelle. Contre lordre imprial

    nnuummrroo oonnzzee,, sseepptteemmbbrree 22000044Penser radicalement gauche

    nnuummrroo ddoouuzzee,, ffvvrriieerr 22000055 quels saints se vouer? Espaces publics et religions

    nnuummrroo ttrreeiizzee,, mmaaii 22000055Cit(s) en crise. Sgrgations et rsistances dans les quartiers populaires

    nnuummrroo qquuaattoorrzzee,, sseepptteemmbbrree 22000055Sciences, recherche, dmocratie

    nnuummrroo qquuiinnzzee,, ffvvrriieerr 22000066Clercs et chiens de garde. Lengagement des intellectuels

    nnuummrroo sseeiizzee,, aavvrriill 22000066Postcolonialisme et immigration

    Les ditions Textuel, 200648, rue Vivienne75002 Pariswww.editionstextuel.com

    ISBN : 2-84597-190-7ISSN : 1633-597XDpt lgal : avril 2006 T

    TT

    Ouvrage publi avec le concours

    du Centre national du livre.

  • CONTReTeMPS numro seize 9T

    CONTRETEMPS

    DDiirreecctteeuurr ddee ppuubblliiccaattiioonn ::Daniel Bensad

    CCoommiitt ddee rrddaaccttiioonn ::Gilbert Achcar, Antoine Artous, Sophie Broud, Emmanuel Barot, Sebastien Budgen,Vronique Champeil-Desplat, Vincent Charbonnier, Sbastien Chauvin, Carine Clment,Philippe Corcuff, Jean Ducange, Jacques Fortin, Isabelle Garo, Rene-Claire Glichtzman,Fabien Granjon, Janette Habel, Michel Husson, Bruno Jetin, Samuel Johsua, Razmig Keucheyan,Sadri Khiari, Stathis Kouvlakis, Thierry Labica, Sandra Laugier, Stphane Lavignotte,Claire Le Strat, Michal Lwy, Alain Maillard, Braulio Moro, Olivier Pascault, Sylvain Pattieu,Willy Pelletier, Philippe Pignarre, Nicolas Qualander, Violaine Roussel, Sabine Rozier,Ivan Sainsaulieu, Catherine Samary, Paul Sereni, Partick Simon, Francis Sitel, Andr Tosel,Josette Trat, Enzo Traverso, Sophie Wahnich

    Le projet initial de ContreTemps, prsent dans lditorial du premier numro, tait de sinscrire dansla dynamique de renouvellement des mouvements sociaux en tissant des liens entre engagement mili-tant et recherches universitaires ; entre la gnration forme dans leffervescence des annes 1970 etla nouvelle, forme dans le contexte de la contre-rforme librale ; entre les controverses nationaleset les recherches internationales. Le pluralisme thorique du comit de rdaction, sest avr stimu-lant pour capter des interrogations qui travaillent les expriences politiques et sociales en cours.ContreTemps a rempli jusqu ce jour ce rle de faon satisfaisante. Plusieurs nouveaux collaborateurset collaboratrices ont demand rejoindre le comit de rdaction de la revue. Comme en tmoigne leremaniement de la composition du ce dernier, nous les y accueillons avec grand plaisir, convaincusque leur apport largira le champ de notre rflexion et contribuera renforcer nos capacits. Commeles ressources humaines et intellectuelles ne sont jamais en excs, ce renfort nous permettra denvi-sager une amlioration de notre fonctionnement et de celui du Projet K, rseau europen de revuescritiques auquel ContreTemps est associ.

    CONTReTeMPSnumro seize, fvrier 2006

    7 Actuelles7 Jean-Marie Harribey : Mozart cologiste ou le principe dconomie est un droit

    15 Dossier : Postcolonialisme et immigration17 Mamadou Diouf : Les tudes postcoloniales lpreuve des

    traditions intellectuelles et des banlieues franaises31 Alix Hricord, Nicolas Qualander : Pour un usage politique

    du postcolonialisme45 Todd Shepard : Une rpublique franaise postcoloniale .

    La fin de la guerre dAlgrie et la place des enfants des colonies dans la Ve Rpublique

    54 Sad Bouamama : Immigration, colonisation et domination.Lapport dAbdelmalek Sayad

    64 Laure Pitti : Diffrenciations ethniques et luttes ouvrires Renault-Billancourt

    76 Abdellali Hajjat : Lexprience politique du Mouvement des travailleurs arabes

    86 Houria Bouteldja : Fminisme et antiracisme96 Myriam Paris, Elsa Dorlin : Genre, esclavage et racisme:

    la fabrication de la virilit106 Philippe Pierre-Charles : Actualit de Fanon en Martinique :

    une actualit de sommation !111 Jean Nanga : FranAfrique les ruses de la raison postcoloniale125 Sylvie Thnault : Lhistorien et le postcolonialisme

    133 LU DAILLEURS143 Emmanuel Barot : Pour sortir du postmarxisme 143 Alexandre Mamarbachi : Quand La Fracture coloniale fait

    disparatre les rapports de classes150 Jean Ducange : Antinomies of Modernity: Essays on Race,

    Orient, Nation155 Thierry Labica : Alain Ruscio, La Question coloniale dans

    LHumanit (1904-2004), Paris, La Dispute, 2005159 Michel Henry (1922-2002), Un Marx mconnu: la subjectivit

    individuelle au cur de la critique de lconomie politique

    171 Flneries politiques173 Ccile Portier, Lignes de conduite lusage des incapables

    (deux extraits)

    181 Rectificatif

  • CONTReTeMPS numro seize 1 1T

    A c t u e l l e s

    Jean-Marie HarribeyProfesseur de science conomiques et sociales, Universit Bordeaux IV.Membre du conseil scientifique dAttac et de la Fondation Copernic.

    Mozart cologisteouLe principe dconomie est un droit

    Le 27 janvier 2005 tait le 250e anniversaire de la naissance de Mozart. Peut-on ajouter uncommentaire la clbration de lun des plus grands compositeurs qui resteune nigme tant par son gnie crateur que par sa prcocit ? son sujet, lesociologue Norbert Elias a montr comment les grandes crations naissenttoujours de la dynamique conflictuelle entre les normes des anciennes couchesdominantes sur le dclin et celles des nouvelles couches montantes. ()Mozart mne avec un courage tonnant, en tant que marginal bourgeois au ser-vice des cours, une lutte de libration contre ses matres et commanditairesaristocratiques1 .En sinspirant de la dmarche dElias qui replace luvre de Mozart dans soncontexte social, peut-on saisir loccasion de cet anniversaire pour poser laquestion des rapports entre cologie et socit ? Pour cela je voudrais soutenirlide que Mozart est peut-tre un cologiste en ce sens quil a port au plushaut lart de faire du sublime avec une conomie de notes. Je ne prendrai quunexemple, celui de ces deux mesures rptes deux fois tires de Vesperaesolennes de Confessore (KV 339, Beatus vir , mesures 178 181) chantespar le Tutti Tenori. Cette monte en arpge sur laccord de sol 2 avec arrive surla 7e est dune simplicit enfantine mais procure une forte motion. Et Mozart ya ajout un piano pour la faire goter. Il devait la goter lui-mme beaucouppuisque cette structure revient dautres endroits dans ce morceau.

    Quelles consquences en tirer pour une rflexion sur les rapports entre colo-gie et socit ? Jen vois deux.La premire est de rhabiliter le principe dconomie quil est de bon ton parmiun certain courant cologiste de vouer aux gmonies au nom de la lutte contrelconomisme. Pour le dire autrement, toute conomie , tout raisonnement

  • 1 2 Tdonn par le libralisme. Tout ne se vaut pas, ou, dit autrement, toutes lesthories ne peuvent tre renvoyes dos dos.Donc la rhabilitation du principe dconomie revt une double dimension. Lapremire est celle qui soumet toute activit la Raison : conomiser pluttque gaspiller, cette conomie prenant la forme dun gain de productivit vri-table si on est capable dintgrer dans ce calcul tous les lments en jeu (cequi nest pas chose facile cause des multiples externalits sociales ou envi-ronnementales), et la productivit du travail tant linverse mathmatique dela valeur-travail.La deuxime dimension de la rhabilitation du principe dconomie est de luidonner sa place (rien que sa place mais toute sa place) dans les grilles dana-lyse que nous mobilisons pour comprendre et critiquer la socit capitalistequi a port au plus haut point la finalit conomique, non pas en soi, mais lafinalit du profit, caractre rducteur sil en est. Or si, au nom de la lutte contrelconomisme, on rejetait toute analyse mettant en lumire la spcificit delaccumulation du capital, lextorsion de la plus-value qui en est la base, lerapport social salarial quelle implique obligatoirement, et la ncessaire ad-quation minimale entre cette ralit et les formes institutionnelles tant poli-tiques quidologiques, non seulement on risquerait de se priver decomprhension mais aussi de moyens daction. Car alors, lutter pour lannu-lation de la dette, les taxes globales, les services non marchands, la protec-tion sociale, contre les ingalits de toutes sortes et les discriminations,relverait dun tel conomisme et nous serions dsarms. Sil fallait des indicesmontrant que la thse dune autonomie dune sphre (lconomique) parrapport une autre (le social) ne tient pas, on les trouverait dans le capita-lisme le plus nolibral quand il veut absolument transformer les rgles de gestion de la force de travail sans quoi il ne peut aujourdhui agrandir ses marges de profit, et aussi dans le ple oppos que nous tendons ce capita-lisme nolibral, savoir rintroduire la dmocratie partout, mme et peut-tre dabord dans lconomie.Le deuxime enseignement que je vois dans l conomie mozartienne estde rendre accessible tous ce qui relve du gnie. Cest tellement simple quetout le monde peut chanter larpge ci-dessus, surtout lorsque lharmonieorchestrale vient le soutenir, et la preuve est alors faite que la pratique de lartpeut devenir dmocratique. Aussi le principe dconomie doit devenir un droitpour tous. Mais pour construire des droits pour tous, il faut dabord se dbar-rasser de lide selon laquelle il existerait des droits naturels a priori.Lhistoire de la philosophie du droit naturel est un long cheminement depuislAntiquit avec Hraclite jusqu lpoque moderne avec Hegel notamment, en passant par Aristote, Thomas dAquin et les philosophes des Lumires.

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    conomique seraient pour certains bannir parce que lconomie serait une invention de lOccident3 ou bien que tout raisonnement conomique serait invitablement li au productivisme, ou bien encore que tout appel une rationalit se perdrait dans la rationalit capitaliste, voire, dans quelquescas extrmes, tout appel la Raison serait le signe dune soumission des exigences non naturelles et dune adhsion cette modernit dteste.Quand on a jet par-dessus bord le principe dconomie et la Raison, il nereste plus quune voie : celle de la croyance et du retour un tat mythiquenaturel pour sortir de lconomie en mme temps que du dveloppementobligatoirement dfini pour les besoins de cette cause comme synonyme decroissance de la production4.Or le principe dconomie est la base mme de ce que en langage familier on appelle la loi du moindre effort et que lon peut tendre lutilisation desressources de la plante. Je suis conome lorsque je ne gaspille pas mes forces physiques et intellectuelles et lorsque je ne gaspille pas les ressourcesauxquelles jai accs5. Ce principe nest autre que celui qui permit Aristotede donner le premier sens du mot conomie par opposition la chrma-tistique6 qui consacre lart de mettre lconomie au service du profit. Et ceprincipe est celui qui est la figure cache de la clbre mais gnralementincomprise loi de la valeur-travail .Il est donc important de distinguer le caractre anthropologique de lactivitconsistant produire les conditions matrielles dexistence (toute socit syadonne, toute socit a donc une conomie dans laquelle le principe ponymeest en tendance appliqu) et le caractre historique des rapports sociaux danslesquels cette activit seffectue. Je suis trs sceptique vis--vis dune inter-prtation de Polanyi7 dont on tirerait lide selon laquelle la modernit auraitinvent lconomie, alors quelle na sans doute invent que sa domination surlensemble de la socit.Si lconomisme consiste faire de lconomie le moteur principal, voireunique, de lvolution des socits, cette vision nest pas satisfaisante, maisje ne connais aucun grand penseur qui lait affirm aussi brutalement. Pourprendre deux exemples que lon oppose souvent ( tort lorsquon en fait unsystme), Marx et Weber, aucun des deux ne se reconnatrait dans les rac-courcis que lon prsente habituellement de leurs thories de lhistoire (enoubliant la dialectique chez Marx et les pages de Lthique protestante etlesprit du capitalisme de Weber o celui-ci demande lavance de ne pasfaire de sa thse loppose de celle de Marx8). De plus, mme si lon peut cri-tiquer un certain marxisme pour avoir tordu le bton dans le sens du primatdes forces productives, il convient toutefois de ne pas assimiler le primat auniveau des causes donn par le marxisme et le primat au niveau des finalits

  • reprsentations humaines de cette ralit. Or, si les reprsentations peuventavoir un effet sur la matire, il y a tout de mme un point infranchissable entreles deux10.Si lon pose lexistence dun droit naturel dfini comme lensemble des normes universelles , on court le risque de concevoir celles-ci comme ext-rieures ou antrieures la conscience et laction collectives, ou produites exnihilo. Et cest sur cette base qua pu tre avance et impose la croyance selonlaquelle le droit de proprit tait un droit naturel alors quil est prcisment uneinvention idologique destine masquer lappropriation sans laquelle il ny apas de proprit prive, le droit dit naturel venant alors la lgitimer. Profitonsde lexemple de la proprit pour remarquer que reconnatre lhistoricit desdroits ne signifie par leur reconnatre un bien-fond ou un caractre juste.La divergence ci-dessus est thorique et politique et elle a plusieurs dclinai-sons possibles. Premier exemple : peut-on considrer que des rfrencesnormatives chappent la culture ? Si lon rpondait oui, on retomberaitdans la contradiction signale plus haut : le naturel ne serait quun nou-veau dguisement du surnaturel.Deuxime exemple : peut-on considrer quil existe des intuitions moralesuniverselles, cest--dire indpendantes de la volont humaine ? Que signi-fie des intuitions (forcment humaines) indpendantes de la volonthumaine ? Cest une contradiction dans les termes.Troisime exemple : si lon disait que les animaux et la nature ont des droits autres que les devoirs que simposent les hommes envers eux, on viderait deson sens le concept de droit qui est typiquement humain. La dshumanisationdu concept de droit passe par sa naturalisation. Comment ne pas stonner decette tautologie selon laquelle il existerait des rfrences normatives ancresdans la nature humaine tout en dfinissant les rfrences normatives prcis-ment comme naturelles ?Quatrime exemple : peut-on soutenir que la nature a une valeur intrin-sque linstar des conomistes noclassiques frachement convertis ladfense de lenvironnement ou de certains cologistes qui croient bien faireen disant que la discipline conomique ignore la valeur de la nature ? Cestignorer la polysmie du mot valeur . Lorsque des conomistes, cologistesou non, affirment ncessaire de donner une valeur conomique la nature oude mesurer la cration de valeur conomique par celle-ci, ils confondentvaleur dusage et valeur dchange, rduisent la premire la seconde, sansvoir que, en ce qui concerne la nature, nous sommes dans un registre quichappe au domaine conomique mais fait appel un tout autre sens du mot valeur . Sil fallait un exemple pour rfuter leur ide : quelle est la valeur de la lumire solaire, ou du climat, etc.11 ? Donc lide que la nature

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    Hobbes surtout montre que lide dun droit naturel permettant la librationtotale du dsir est contradictoire en elle-mme car elle conduit la mort. Etcest avec les philosophes des Lumires que commence vraiment la critiquedes conceptions thologique et cosmologique du droit naturel au profit duneconception anthropologique. Hegel achve la critique en distinguant la notionde nature correspondant une vie naturelle o ne rgne que la violence etdont il faut sortir, et la notion de nature renvoyant une essence universellede lhomme aspirant la libert. Les Lumires et Hegel renouent avec lintui-tion dAristote pour qui il ny avait pas dexigence naturelle en dehors des normes convenues entre les hommes.La question du droit naturel renvoie donc au rapport entre nature et culture puisque lhomme est un tre social, et aussi au degr duniversalitdes rgles morales. On comprend que, face au droit proclam de sourcedivine , donc surnaturel , par les tenants de lAncien Rgime, les philo-sophes des Lumires et les rvolutionnaires de 1789 se soient battus pourimposer ce quils considraient comme tant propre la condition humaine, la nature humaine , donc relevant dun droit dit naturel .Mais on peut juger, trois sicles aprs, que cette conception et cette appella-tion mritent dtre revisites. Parce quelles entrent en contradiction avec uneautre ide selon laquelle les droits humains sont des constructions sociales(ide dAristote dailleurs) et dont le caractre duniversalit nest pas donna priori mais rsulte dun choix conscient et toujours de conqutes arrachesde haute lutte. Ainsi peut natre une philosophie de la ralit loigne duneconception ternelle, immuable vers laquelle tentent de nous ramener certaines thorisations cologistes comme celle-ci : Est nature tout ce quisemble relever dune vidence qui chappe larbitraire personnel ou collec-tif. Aucun collectif ne peut se structurer et habiter un monde en commun sanspartager les rfrences dont chacun convient quelles chappent larbitrairede chacun et de chacune : sans cela, la discussion sur tous les points est sansfin, et aucune coopration ni cohabitation nest possible. Une partie de cecadre est naturel, au sens o il existe bien une ralit indpendante desjugements humains, et une autre partie, jusqu un point indfinissable, estconstruite puis naturalise, au sens o lartifice originel disparat sous lvi-dence dune prsence et dun appui fiable et durable9. Le premier problmedans cette citation vient mon sens du fait que lauteur dcide de donner lestatut dindpendance vis--vis des jugements humains aux jugementshumains justement. Et il renvoie un autre problme qui tient lambigut duconcept de ralit qui tantt est utilis pour dsigner la matire totalementindpendante de laction et de la volont humaine (par exemple, relve decette catgorie la rotation des plantes), tantt est utilis pour dsigner les

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  • 1 N. Elias, Mozart, sociologie dun gnie,Paris, Seuil, 1991, p. 18-19.

    2 Le fa dise est la cl mme si ici il ne se voit pas car les mesures sontphotocopies au milieu de la porte.

    3 S. Latouche, LInvention de lconomie,Paris, Albin Michel, 2005.

    4 Voir notamment G. Rist,Le Dveloppement, histoire dunecroyance occidentale, Paris, Presses de Sciences-po, 1996, 2e d. 2001.

    1 6 T5 Voir J.-M. Harribey, Lconomie conome,

    le dveloppement soutenable par la rduction du temps de travail, Paris, LHarmattan, 1997.

    6 Aristote, Les Politiques, I, 8, 9 et 10, 1256-a 1258-a, Paris, GF-Flammarion,1993, p. 110-122.

    7 K. Polanyi, La Grande Transformation, aux origines politiques et conomiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983 [1944].

    8 Il est hors de question de soutenir une thse aussi draisonnable et doctrinaire qui prtendrait que lespritdu capitalisme () ne saurait tre quele rsultat de certaines influences de la Rforme, jusqu affirmer mme que le capitalisme en tant que systmeconomique est une cration de celle-ci.() Est-il ncessaire de protester que notre dessein nest nullement desubstituer une interprtation causaleexclusivement matrialiste, une interprtation spiritualiste de la civilisation et de lhistoire qui ne seraitpas moins unilatrale ? , M. Weber,Lthique protestante et lesprit du capitalisme, 1905, Paris, Plon-Agora, 1964, p. 103, 226.

    9 F. Flipo, Le dveloppement durable est-il lavenir de la dmocratie ? , La Revue du MAUSS, n 26, second semestre 2005, p. 305.

    10. Voir M. Godelier, LIdel et le matriel,pense, conomies, socits, Paris,Fayard, 1984.

    11 Voir : J. Martinez-Alier, Valeurconomique, valeur cologique ,cologie politique, n 1, janvier 1992,p. 13-39.M. Angel, La Nature a-t-elle un prix ?,Critique de lvaluation montaire des biens marchands, Paris, Les Presses de lcole des Mines, 1998.J.-M. Harribey, Marxisme cologique oucologie politique marxienne in J. Bidet,E. Kouvlakis (sous la dir. de), DictionnaireMarx contemporain, Paris, PUF, ActuelMarx Confrontation, 2001, p. 183-200 ; La misre de lcologie ,Cosmopolitiques, n 10, septembre 2005,p. 151-158 ; La richesse au-del de la valeur , La Revue du MAUSS, n 26, second semestre 2005, p. 349-365 ;http://harribey.u-bordeaux4.fr.

    12 H. Jonas, Le Principe responsabilit, une thique pour la civilisationtechnologique, 1979, Paris, d. du Cerf, 1990.

    13 Une araigne fait des oprations qui ressemblent celles du tisserand, et labeille confond par la structure de ses cellules de cire lhabilet de plusdun architecte. Mais ce qui distingue ds labord le plus mauvais architecte de labeille, cest quil a construit lacellule dans sa tte avant de la construiredans la ruche , K. Marx, Le Capital,Livre I, 1867, Paris, Gallimard, La Pliade,tome 1, p. 728.

    CONTReTeMPS numro seize 1 7T

    aurait une valeur (conomique, car cest toujours dans ce sens-l que la tho-rie dominante de lenvironnement lentend) intrinsque (donc indpendantede la volont humaine ) est rapprocher de lide quil existe un droit natu-rel , intrinsque lui aussi en quelque sorte.La reconnaissance de notre environnement comme une dualit faite de donn(on devrait dire plutt, pour chapper aux connotations de ce dernier terme,non humain) et de construit devrait permettre dviter de dfinir dun ct lanature en soi indpendamment de notre insertion en son sein, et lautreextrme la nature comme totalement construite. Dans le premier cas, le risqueest la paralysie, dans le second, le risque est de transformer lhomme endmiurge dvastateur, oubliant que lhomme na pas dautre habitat sa dispo-sition que la plante Terre. Entre le fondamentalisme de lcologie profonde etlappel dHeidelberg, il y a donc un espace thorique et politique.Le refus du relativisme ne senracine pas dans un droit naturel mais dansune laboration volontaire. Les droits sont tous dats historiquement et cenest pas les relativiser que de reconnatre leur historicit, cest au contraire lesrenforcer puisquils ont t conquis et non donns de toute ternit. La dfensedes droits de lhomme ou des droits des femmes ne repose pas sur deslois naturelles mais ces droits sont insparables de la lutte pour les obtenir.En rsum, une conception anthropologique du droit, des droits, est coh-rente avec une conception sociale de lcologie, une conception dans laquellecest ltre humain qui conoit et porte la responsabilit (au sens de HansJonas12) de la nature, lenvironnement, etc. Une conception naturelle du droitest au contraire beaucoup plus proche, mme son corps dfendant, duneconception fondamentaliste de lcologie, dont aux tats-Unis la deep ecologyest un exemple.Le principe dconomie est un principe humain. Pourrait-on donc dire quilnest que le pendant dun principe de vie puisque les plantes prennent le pluscourt chemin pour aller vers la lumire du soleil ? Je ne le pense pas car on nepeut attribuer aux plantes qui se dveloppent sous leffet de la chaleur unevolont consciente. Tandis que ltre humain ne pense pas toujours bien maisil pense13. Le moins de notes possibles, pourvu quelles saiment disaitWolfgang Amadeus. Quel gnie quand mme, cologiste deux cent cinquanteans avant les altermondialistes !

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    Dossier :Postcolonialisme

    et immigration

    Coordonn par Sadri Khiari et Nicolas Qualander

    T

  • d o s s i e r

    Mamadou DioufDepartment of history, Center for Afroamerican and African Studies,University of Michigan, Ann Arbor.

    Les tudes postcoloniales lpreuve des traditions intellectuelles et des banlieuesfranaises

    Cette rflexion1 sinscrit dans un moment particulier la rsurgence du dbat sur les traces laisses et les contours et dtours de lempire colonial franais, autanten France que dans les ex-colonies, territoires et dpartements doutre-mer et une trajectoire singulire. Ils saffichent dans des expressions publiquestelles que les dbats et controverses sur limmigration, la monte des reven-dications dites communautaires dont le point dincandescence est atteint avecla publication du Manifeste des indignes de la Rpublique , le vote le23 fvrier 2005 qui intime aux ducateurs de la Rpublique de souligner les aspects positifs de la colonisation franaise , les meutes qui ont secou,en octobre/novembre 2005 les banlieues parisiennes et le recours larsenalrpressif de la loi de 1955 sur ltat durgence2 pour les contenir. Le contextedlaboration parat autoriser une approche qui mle les rfrences autobio-graphiques et universitaires. Les premires servent situer la rflexion dansune trajectoire individuelle et des interrogations qui senracinent dans deslieux prcis, qui sont chargs de mmoires : une ancienne colonie devenueune nation souveraine, africaine et francophone, le Sngal ; une anciennemtropole, la France, devenue le recours absolu et la dispensatrice de dis-cours et de pratiques qui signent les rves et ambitions dune nation priseentre lislam et lOccident3 , et enfin linstallation chez lennemi culturel etlinguistique, les tats-Unis, un empire qui svertue nier son statut en insis-tant sur son exceptionnalisme , une histoire prtendument sans tache colo-niale et des mmoires de gnocide (des Amrindiens), de mises en esclavage(des Africains) et de domination coloniale (des Blancs) touffes dans unsilence assourdissant par lautorit du destin manifeste (manifest destiny) decommunauts qui sidentifient dans leur projet davenir tout en se taillant unpass qui supporte leurs interventions dans lespace public comme frag-

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  • travail forc, le portage, la partition des peuples et des territoires, la domina-tion coloniale En guise de rparations, les indignes rclament la restitutiondes terres et biens confisqus et un traitement citoyen. Pour afficher la souf-france et les peines des victimes (les minorits raciales, religieuses ou eth-niques, les femmes et les anciens coloniss), il est demand la mise en placede projets de restructuration conomique, de commissions de vrit etrconciliation, de politiques de discrimination positive (affirmative action)dans des pays tels que les tats-Unis, lAustralie, le Canada, le Brsil et lInde(avec les dalit et les communauts tribales), ou de promotion des groupesmajoritaires qui sont domins conomiquement (la Malaisie au dbut desannes 1960 ou lAfrique du Sud aujourdhui). Ils rclament une place dans lefutur de la communaut, en demandant dtre intgrs dans le pass de lanation, leurs conditions et avec leurs ressources historiques propres. Cestcette rcriture de lhistoire, qui nest pas uniquement un exercice universi-taire ou culturel mais forcment politique, qui fait lobjet de rcriminations, deconflits et de violence. La France en a fait lexprience en novembre 2005. LaGrande-Bretagne a t secoue par les mmes interrogations avec la multipli-cation des incidents, conflits et meutes qui, ds le dbut des annes 1980,prennent un caractre public et revtent de plus en plus une dimension poli-tique et raciale. Cette situation, si elle ne favorise pas louverture dun nou-veau territoire de recherches, donne une nouvelle ampleur aux British CulturalStudies qui placent la race et les facteurs lis lhistoire de lempire britan-nique au centre de leurs interrogations. Le Birmingham Center forContemporary Cultural Studies, autour de Stuart Hall notamment, a particip la configuration du versant Black Britishness ou Englishness. Hall et ses col-laborateurs montrent, dune part, que la race est une catgorie essentielle la comprhension du Royaume-Uni contemporain et insistent, dautre part,sur le rle de lempire dans la production des bases de la cohsion sociale etculturelle de la mtropole britannique.Les controverses et dbats de la fin du XXe sicle ont fini de mettre rudepreuve loptimisme naf des thses de la fin de lhistoire au profit descontestations relatives lhistoire du prsent, la nature, aux raisons etenjeux du pass racont et adopt par une communaut. De cette tensionentre le prsent vcu et le pass retenu comme histoire nationale, se consti-tue la condition postcoloniale. Jean-Paul Sartre rend admirablement comptedu discours qui laccompagne dans sa prface aux Damns de la terre de FranzFanon. Un discours hors de porte de loppresseur auquel il ne daigne pas sadresser mme sil est fortement question de lui. Sa prsence dans le discourssigne son absence comme acteur de lhistoire, du moins nest-il plus luniqueacteur de cette histoire, agissant sur le colonis qui ne se rvle qu son

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    ment4 dune communaut nationale plutt que comme citoyen. Les secondes,qui se rapportent des proccupations universitaires, sont alimentes parune abondante littrature constitue des monographies des anciennes colo-nies, des ouvrages collectifs, et des manuels universitaires. Elles permettentde suivre la trace la gnalogie des tudes postcoloniales, les dbats etcontroverses qui traversent ce nouveau champ de recherches. La notion cen-trale qui se dvoile dans chacune des rubriques mentionnes ci-dessus estcelle de la diversit. Elle inscrit lmergence des tudes postcoloniales dans lesillage de linflexion culturelle (cultural turn) qui se lance lassaut de lhistoiresociale et de sa dtermination conomique en dernire instance. Deux ques-tions paraissent centrales dans les nouvelles dmarches qui sont autant litt-raires, historiques, anthropologiques que sociologiques : la question raciale etses diffrentes articulations historiques et contemporaines5 et les situationscoloniales, impriales et postcoloniales.

    Une gnalogie des tudes postcolonialesIl nest pas ais dcrire une histoire mme trs limite et sommaire de ce quilest convenu dappeler les perspectives (le pluriel simpose) postcolonialespour plusieurs raisons dont la diversit des approches, le nombre assez levdes chapelles dont les querelles et les polmiques sont affiches dans lesrevues scientifiques et les collections diriges par leurs matres penser etbien sr, les qualificatifs qui rendent compte des diffrentes pratiques : tudes(post)coloniales, postcolonialisme, thorie postcoloniale, condition postcolo-niale (postcolonial condition, postcoloniality) Il est tout aussi malais dta-blir une frontire rigide entre les tudes portant sur la priode coloniale etcelles relatives la squence suivante qui justifie le recours au prfixe (post).Il semble, en effet, admis que le colonialisme a profondment influenc ladirection culturelle, politique, conomique et sociale emprunte par les soci-ts anciennement sous domination coloniale.Dans son article introductif au dossier Redresser-Rparer les Torts/RcrirelHistoire (Righting Wrongs, Rewriting History), Rajeswari Sunder Rajanplante le dcor et campe la scne sur laquelle se joue le thtre des tudescoloniales. Se rfrant Aim Csaire, qui rvle avec force la violence consti-tutive du systme colonial, dont laction et les discours sont tout autant des-tructeurs des civilisations indignes et europennes, Rajeswari Sunder Rajanidentifie les circonstances qui ont favoris le recours aux approches postcolo-niales la fin XXe sicle, dans la prolifration des rclamations de divers peuples et gouvernements relativement aux crimes dont ils ont t victimes etpour lesquels ils exigent reconnaissance, repentances et rparations . Lecahier charge porte sur les crimes de guerre, les conqutes territoriales, le

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    1947, et lmergence de lAsie du Sud. Il sest poursuivi avec les dcolonisa-tions africaines des territoires (fin des annes 1950 et 1960) et, avec plus dedifficults et deffusions de sang, des colonies portugaises (1975) et ledmantlement du systme dapartheid (1994). Lhistoire courte sintresse la lutte historique contre le colonialisme europen et lmergence de nou-veaux acteurs politiques et culturels sur la scne du monde, au cours de laseconde moiti du XXe sicle. Cette prsence change profondment la produc-tion du savoir et les rapports de pouvoir. Lhistoire longue, dlimitant unepriode qui commence avec la colonisation et se poursuit encore aujourdhui,a surtout les faveurs des universitaires des anciennes colonies de peuplementbritanniques (Canada, Australie, Nouvelle-Zlande, tats-Unis). Ils distinguentla colonisation interne pour marquer la prsence de populations indignes et le colonialisme classique. Cette approche privilgie la longue dure delexpansion europenne, de lexploration la conqute, la colonisation terri-toriale et la formation impriale qui est, selon Stuart Hall, le versant externe(outerface), lextrieur de lEurope et par la suite de la modernit du capita-lisme occidental, aprs 149210 . Elle analyse les relations historiques, tech-nologiques, socio-conomiques et culturelles entre lEurope, lAsie, lAfriqueet les Amriques depuis le premier voyage de Christophe Colomb.Les tudes postcoloniales ont leur bible , Orientalism11, leur pre fondateur,E. Sad qui en est lauteur et leurs prophtes, Gayatri Chakrabarty Spivak12 etHomi Bhabha13, qui constituent avec ce dernier, la sainte Trinit de lanalysedu discours colonial14 . Elles apparaissent dans le sillage du tournant cultu-rel (cultural turn) des annes 1980 et des polmiques relatives la difficiletransition de lhistoire sociale lhistoire culturelle15 ou de la socit16.Orientalism interroge la nature, les significations et les morphologies des pro-ductions littraires et culturelles dans leurs relations avec les formes de domi-nation et de structuration du pouvoir que lEurope a forges au cours de sonexpansion coloniale. Il traque les compositions culturelles qui informent etsont informes par ces oprations, le rle quelles jouent dans la constitutionde lconomie des connaissances, qui rendent compte de ces lieux et de leurspopulations. Il fournit aussi les instruments qui permettent la reprsentationde lautre lintrieur de ce V. Y. Mudimbe dnomme la structure colonisa-trice (colonizing structure) qui embrasse les aspects physique, humain etspirituel de lexprience coloniale17. Lintervention de Orientalism porte surcinq questions : les relations de pouvoir entre les cultures et les peuples, lesformes de domination, en particulier le pouvoir de reprsenter, de crer, decontrler et de manipuler ces reprsentations, ltablissement de laconnexion entre la production du savoir et du pouvoir, en particulier lre desempires, lexploration du rle jou par la culture dans la formation de limp-

    contact et en marge de ses rcits de voyages, dexplorations et de ses rap-ports militaires et administratifs6. Si lon suit Sartre, les prises de parole des Jaunes et des Noirs mettant un discours humaniste pour dnoncer lin-humanit de lEurope7 forcent, dune part, les colonisateurs explorer leuridentit et, dautre part, les coloniss ne pouvoir ni rejeter ni sappropriersystmatiquement les valeurs occidentales, prcisment cause du dcalageobscne entre les valeurs dhumanisme professes et les monstruosits dusystme colonial8.Cest dans ce contexte des annes 1980 du sicle pass que spanouissentles tudes postcoloniales, dans un environnement intellectuel domin, auxtats-Unis, par les travaux de Michel Foucault, Jacques Derrida, Jean-FranoisLyotard, Jean Baudrillard, Pierre Bourdieu, Jacques Lacan, Michel de Certeauet Mikhal Bakthine.

    Temporalits, gographies et pistmologiesDiffrentes appellations plus ou moins contrles rendent compte des ap-proches qui sont ici prsentes, de la plus gnrale, les tudes postcolo-niales , la plus sophistique, la raison postcoloniale (postcolonialreason), en passant par des variations telles que la thorie postcoloniale , la postcolonialit (postcoloniality), la condition postcoloniale (postcolo-nial condition) et la critique postcoloniale . La dfinition gnraliste met envidence lexistence de deux trajectoires. La premire reflte lhistoire des tho-ries et pratiques des luttes anticoloniales et de constructions dtats-nationsdans les priodes qui encadrent la Seconde Guerre mondiale avec la confrenceafro-asiatique de Bandoung en 1956 comme point culminant ; la seconde quali-fie des pratiques universitaires directement impliques dans lhistoire et lido-logie des pratiques coloniales et les constructions identitaires des mtropolescoloniales. Les tensions cres par la convergence de ces deux trajectoires avecles migrations et installations de communauts des anciennes colonies dans lesmtropoles europennes sont lorigine des nouvelles interrogations, provo-quant une crise profonde dans la production des savoirs.Il est donc possible de faire une premire pause pour proposer, la suite deStuart Hall, que les tudes postcoloniales portent autant sur le processusgnral de dcolonisation que sur les formes variables et changeantes de lagouvernance coloniale. Comme la colonisation elle-mme, celle-ci a profond-ment marqu, certes de diffrentes manires, autant les socits colonisesque les mtropoles colonisatrices9. Hall offre ainsi les deux temporalits desproductions postcoloniales : une histoire courte qui dcrit et analyse les mou-vements de libration nationale et les pripties de la construction dtats etde nations nouveaux. Le processus est inaugur par lInde et le Pakistan, en

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  • nomiques. La postcolonialit de manire gnrale signifie, selon N. Dirks,les lieux et histoires (plutt que les thories gnrales) qui rsistent (soit defaon active ou par le recours la simple exclusion du mmorable) luniver-salisation des positions et des perspectives, mme si elle reconnat lextraor-dinaire puissance des forces de la globalisation La postcolonialit affiche lefait que la culture et la modernit ont toujours t les masques sducteurs etconqurants de la colonisation elle-mme qui sappuie invariablement sur laviolence et la domination18 . Elle nest pas, selon Dirks, un abandon du rel etdes conditions socio-conomiques, au contraire, elle porte un intrt plussoutenu aux enjeux identitaires (identity politics), aux questions multicultu-relles et aux approches postmodernes et poststructuralistes. Les objetsquelle examine ou quelle se constitue comme objets dtudes sont les cultureshybrides et leur circulation dans les interstices et fractures des frontires culturelles, mettant ainsi en cause la rigidit de la sparation entre mtro-poles et colonies, introduisant la colonisation et les cultures coloniales nonplus dans les priphries exotiques coloniales mais au cur de la cultureeuropenne. Sad, qui a permis de dvoiler ces transactions entre colonies etmtropoles, avait peu insist sinon ignor, dans Orientalism, les capacits du colonis agir sur la culture coloniale par laltration et la rvision. Lesthories postcoloniales insistent plus lourdement sur la transgression desfrontires tablies par ltat-nation, des structures conomiques et socialesdominantes, tout en se lanant lassaut de la conception eurocentrique dutemps et de la logique interne de la philosophie des Lumires, qui associesolidement lecture, reprsentation et espace public. Dans la dmarche de H. Bhabha, elles reprsentent une rupture critique davec les traditions de lasociologie du dveloppement et les thories de la dpendance. Comme modedanalyse, elle rejette toute la pdagogie nationaliste ou nativiste qui consti-tue les relations entre le premier monde et le tiers-monde dans des termesdoppositions structurelles binaires, en reconnaissant que les frontires sociales entre les deux mondes sont beaucoup plus complexes et poreuses19.La mise lpreuve la plus russie des perspectives postcoloniales est luvredu collectif des Subaltern Studies (Groupe des tudes des subalternes). Cegroupe, dans la diversit intellectuelle des individualits qui lont anim, sestactiv soumettre lpreuve la perspective dgage par Orientalism, tout enla ramnageant et la critiquant par une srie daltrations, dajouts et de varia-tions qui affichent Gramsci, Foucault et les praticiens de la French Theory. Sagrande proccupation, les formes, les contours, lesthtique, la potique de la gouvernementalit coloniale et une critique de la rationalit de la philoso-phie des Lumires qui dgagent des voies alternatives daccs et de manifes-tation dune modernit soustraite au grand rcit europen du progrs.

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    rialisme occidental en Afrique, en Asie (Inde et Pakistan en particulier) et auMoyen-Orient et dans le processus de rsistance lexpansion coloniale et dedcolonisation de diffrentes rgions du monde.Orientalism, par une analyse rigoureuse de la constitution du monde noneuropen comme objet dtude, de fascination et de contrle, est aussi uneinterrogation et une remise en cause de la tradition intellectuelle occidentale,en accordant une attention particulire la production dune conomie dusavoir qui reprsente lautre en recourant des tropes qui renvoient sonessence, son statut dinfriorit et aux formes et formules de la subjugationcoloniale. Sad montre de manire convaincante, le rapport direct entre cer-taines reprsentations des socits asiatiques et la littrature canonique occi-dentale pour tirer trois importantes conclusions : lexamen de la manire dontlOccident et lOrient se constituent mutuellement pour expliquer commentles diffrentes formulations politiques deviennent imaginables ou concevableset analyser les situations coloniales en tenant en compte le fait que les cat-gories, prsuppositions et sources ont t fortement faonnes par la domi-nation coloniale. La colonisation ne se manifeste pas seulement dans lesailleurs lointains et exotiques, elle est inscrite au cur de la culture euro-penne. En liant trs solidement les savoirs coloniaux et lexpertise universi-taire, Sad dvoile larmature centrale du travail ralise par Orientalism etCulture and Imperialism, le savoir europen est un savoir colonial.

    La prsentation des diffrentes perspectives, des histoires coloniales (colonialhistories) la raison postcoloniale (postcolonial reason), est le propos de cettesection. Les histoires coloniales ont une ambition plus rduites et procdentplutt un largissement du champ classique de lhistoire coloniale et postco-loniale en intgrant les objets matriels (littrature, photographie, muses,publicit, sports et loisirs) pour tudier les reprsentations coloniales etdbattre des formulations relatives au genre de lidentit nationale et colo-niale, ses drivations masculines ou fminines, et leur rinsertion dans lescircuits mtropolitains. leur suite, les tudes postcoloniales scrutent simul-tanment lhistoire passe et les hritages de la colonisation europenne pourdesserrer lhgmonie conomique, intellectuelle et symbolique, dont ellecontinue de jouir, et pour la rduire nant.En revanche, la (post)colonialit ([post]-coloniality), tout comme la conditionpostcoloniale (postcolonial condition), a une prtention plus thorique. Cesdeux dmarches sintressent autant linscription du sujet postcolonial enun lieu quaux amnagements des espaces et mouvements des corps pourdterminer les relations complexes entre le local, ses formes, formules et tra-jectoires, et les figures universelles des classes et formations sociales et co-

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  • vrer la souverainet (agency)20 du subalterne et dautre part, les relationsentre lcriture de lhistoire et les formes de la domination, entre le temps dumythe et celui de lhistoire, et entre les idiomes de la pense indigne et lesfigures du fragment. Les travaux de Dipesh Chakrabarty illustrent le mieux letournant pris par le collectif. Sa formule, la fois provocatrice et vocatrice,de provincialiser lEurope (provincializing Europe) en rend compte. Ildgage deux missions la nouvelle entreprise historiographique : faire sensde lhistoire hors des frontires de la rationalit circonscrite par la philoso-phie des Lumires et constituer un territoire propre. Non linaire et fragmen-te, elle scarte des instruments drivs du rationalisme et reconnat leurcaractre partial dans la production des significations relatives la tradition, la religion et la spiritualit.Plusieurs critiques des approches postcoloniales existent. Elles sadressentautant aux figures variables du postcolonialisme quaux travaux du collectifdes Subaltern Studies. Les thmes de controverses portent sur les tours etdtours (turns) culturels, linguistiques de lcriture de lhistoire, qui soulventdes questions philosophiques, pistmologiques et politiques relatives auxpasss sociaux (social pasts) et futurs politiques (political futures), la viematrielle et les significations culturelles, la mise en ordre structurelle de lex-prience du monde et les formes disponibles et possibles de la subjectivit.Relativement au territoire postcolonial, les critiques proviennent dhorizonsthoriques et de proccupations politiques trs divers ; elles sont soit internes,soit externes. Les premires sont tout fait hostiles la dmarche postcolo-niale qui est suspecte de connivence avec le libralisme politique et cono-mique et de rsistance au marxisme. Les secondes sont des critiques internesqui tentent damnager des passerelles entre les sources et ressources cultu-relles du postcolonialisme et la matrialit des conditions de vie des individuset communauts.La critique externe, trs violente, accuse les thoriciens postcoloniaux decomplicit avec les forces de la domination et de loppression capitalistes. N. Dirks propose la prsentation la plus rigoureuse et la plus convaincante decelles-ci. Concernant les premires, il observe trs justement que les inter-ventions rcentes de A. Dirlik, Neil Lazarus, Sumit Sarkar, Harry Harootnian etcelles plus insultantes et bruyantes de A. Ajaz, identifient les causes de lafaillite des tudes postcoloniales dans leur rejet du marxisme, la substitutionde lidalisme poststructuraliste et du jeu littraire libre lanalyse matria-liste, la rfrence aux revendications identitaires et au multiculturalisme am-ricain pour masquer les oprations continues et insidieuses des classesdominantes et du capital, en particulier les nouvelles relations tablies par lecapitalisme industriel lre de la globalisation.

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    lorigine, lintervention historiographique du collectif se limitait troisfronts : une critique des deux formules qui dominaient la production historiquesur lInde ; la critique de lhistoire nationaliste (le nationalisme bourgeois) quisubordonne les ractions populaires au grand rcit de la cration de la nationindienne. En contrepoint, les animateurs du groupe se lancent dans ltude delchec historique de la nation se raliser. Considrant que ni lhistoire, ni lapolitique, ni lconomie ou la sociologie ne constituent exclusivement de la subalternit , ils examinent les comportements, les idologies et systmesde croyances pour installer la culture au cur de la condition subalterne. Pourparvenir leurs fins, ils procdent une relecture minutieuse des archives, tout en ajoutant au rpertoire habituel de lhistorien, des textes littraires,philologiques, iconographiques, anthropologiques et oraux. Le rsultat est une histoire par le bas qui affiche le rle des masses dans lhistoire des luttes anti-coloniales, en associant au moins dans la premire phase la traditionmarxiste, une analyse crative des formes et des limites de la domination, res-taurant en particulier le rle actif (agency) de la paysannerie ; une critique delhistoriographie de lcole historique impriale et du Commonwealth (en par-ticulier du Sud-Est asiatique), de Cambridge qui privilgie une interprtationdes luttes politiques mettant laccent sur le factionnalisme de llite indienne,au dtriment de la mobilisation des subalternes. Et, enfin, la lecture marxistequi, en se focalisant sur la lutte des classes et les dterminations conomiques,rate compltement la centralit de la culture dans les expressions et lescontours de la condition subalterne.Suite aux critiques de G. C. Spivak portant sur la faiblesse de la prsencepoststructuraliste, les prjugs de genre et surtout la place trop importante son got des formules du sujet souverain, combine la croyance en lapossibilit de recouvrer et de rendre compte de la souverainet et de lauto-nomie politique des subalternes (subaltern political agency), le collectifopre un tournant qui a eu des consquences autant sur sa cohsion que surla rception de ses produits, en particulier la revue Subaltern Studies.Writings on South Asian History and Society, publie par Oxford UniversityPress (Delhi). Prenant en compte les propositions de Spivak, les tudes setournent de plus en plus vers les analyses du discours et des exercices tex-tuels et iconographiques. Elles accordent une attention plus soutenue auxoppositions et diffrences entre lInde et lOccident. Les tensions et desconflits lintrieur du groupe tournent autour de deux questions, le rle dela politique et le recours aux mthodes matrialistes. Ds lors deux formulesavec diffrentes variantes se dgagent. Dune part, un ple dont les rfrencessoutenues Gramsci et Foucault organisent une rflexion autour de la micro-histoire, de la spcificit de la trajectoire indienne et des difficults de recou-

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  • interactions rciproques des figures du colonisateur et du colonis quind-pendamment de tout, de leurs relations mutuelles en particulier. En usant duconcept dhybridit, Bhabha rexamine la nature duelle des arguments prc-demment utiliss concernant la culture dans les contextes coloniaux, maislextrme abstraction de ses laborations thoriques rend difficile lattributiondun contenu la notion et dafficher les manires dont les modes dinterac-tions et dengagement diffrent22 . Cooper conclut fortement en invitant affecter lhistoire la place qui lui revient dans ltude de la situation colo-niale, en composant avec la densit des histoires en prsence.Concernant le collectif des Subaltern Studies, sans reprendre les critiques quiles alignent avec le postcolonialisme, les charges releves leur encontre metlaccent sur le statut du marxisme dans lhistoriographie indienne, les cons-quences de ladoption des thories poststructuralistes et des prdispositionspostmodernes, la place trop importante accorde la culture obscurcissant lesanalyses en termes de classes et capital, les dbats sur la place du colonialismedans lhistoriographie de lAsie du Sud et enfin le reproche de tourner le dos auxhistoires matrialistes du capitalisme et de la production littraire dans diff-rentes aires gographiques et moments historiques. Cependant, le plus grandreproche fait au travail du collectif est lesthtisme de leurs approches tex-tuelles privilgiant lexploration du pouvoir discursif des textes coloniaux etleurs capacits de reprsentations qui seffectue au dtriment de rechercheshistoriques intertextuelles rigoureuses. Plus largement, le dbat soulve direc-tement la nature et les effets du versant culturel la mission civilisatrice de ladomination coloniale. la question lindigne est-il agi ou agit-il, les africanistessemblent avoir labor les propositions les plus stimulantes. Deux conversa-tions mritent une mention spciale : les discussions et controverses autour dela notion de conscience coloniale pour rendre compte de la manire dont col-lectivement ou individuellement les Africains ont interrog, dtourn, dissousou largi ou encore ddaign les discours coloniaux, conduites par Jean et JohnComaroff23 et les propositions littraires de Stephanie Newell et SimonGikandi24. Newell a forg la notion de paracolonial pour, dune part, chap-per la priodisation commande par la rfrence europenne (prcolonial,colonial et postcolonial)25 et dautre part, pour assurer une reconnaissance de lanature dialectique et dialogique de la rencontre coloniale, dont les effets frag-mentent leurocentrisme en mme temps quils loignent lhistoire africaine desples authentiques ou alins26. En dnonant labsence de spcificit et dins-cription gographique dans les thorisations postcoloniales, elle rejette ladichotomie colonial/postcolonial, les paradigmes centre/priphrie et la cl-bration du cosmopolitisme contre le local, en particulier des thoriciens postco-loniaux de la globalisation elle met laccent sur les transactions, les rseaux

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    Considrant que les thories postcoloniales sont le produit de la rencontreentre les projets thoriques et politiques marxistes, poststructuralistes etfministes, il identifie les questions centrales autour desquelles se dploie lacritique externe, lauthenticit, lanalyse culturelle et la raison universellepour largir la discussion aux controverses sur la qualit et la pertinence dusavoir et des connaissances produits par les indignes sur leurs propres soci-ts, en crivant : que lon considre () la violente attaque de M. Sahlinscontre Gananath Obeyeseke (un anthropologue sri lankais) invoquant lesavoir indigne pour critiquer le savoir anthropologique sur les indignes,Dirlik dnonant les salaires astronomiques des thoriciens postcoloniaux,Ahmad cachant soigneusement son pass duniversitaire amricain tout enexhibant son ressentiment lendroit de ceux qui ne peuvent ou ne veulent [selibrer du pige du libralisme], Harootunian risquant la comparaison des his-toriens du collectif des tudes subalternes (subaltern historians) aux fascistesjaponais de lavant-guerre (), on se rend toujours compte que lidentit delindigne est en cause21 .La critique interne, elle, tente de redresser les excs culturalistes des approchesen essayant de les dlester des bagages excessifs des thories postmodernespour les reconnecter aux proccupations politiques en restreignant lapprocheculturaliste au profit de lexploration de la matrialit (materiality) de la domi-nation coloniale qui sinscrit autant dans les processus socio-conomiques,lorganisation de lespace domestique, les environnements locaux et les corpshumains. Elle opre un dplacement en combinant discours, circonstances etconditions, rejetant ainsi le privilge accord au signifi au dtriment du signi-fiant, pour tourner le dos la rhtorique malmenant les grands rcits libra-teurs et rvolutionnaires pour retourner aux enjeux politiques des conditionsmatrielles, sociales et existentielles des situations (post)coloniales.Entre les critiques internes et externes, se situe le travail de critique thoriqueet historique de Fred Cooper qui dplore une tendance la gnralisation etlabsence dlaboration historique et/ou empirique, la qute systmatique delabstraction qui gomme les spcificits relevant des diffrentes gographies,ethnographies et conomies politiques dune part et les variations des tem-poralits dautre part, aussi bien de lOccident (ou de lEurope) que des terri-toires (post)coloniaux. Les consquences de ces choix pistmologiques sont,selon lui la rptition et la distorsion. Le trope de lAutre ou de laltrit estdevenu un clich dans les tudes littraires. Il est devenu problmatique, non pas seulement cause de sa grande banalit mais surtout parce quildtourne lattention des formes non dualistiques des relations culturelles. ()Mmes les textes les plus stimulants, comme par exemple le court et trs l-gant essai de Homi Bhabha sur le mimtisme (mimicry) ne peut traiter des

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  • 1 Pour des raisons de place, une grandepartie des trs nombreuses rfrencesbibliographiques donnes par lauteur ont d tre supprimes (note deContreTemps).

    2 Les fortes couleurs coloniales de cetarsenal pour contenir les manifestationset destructions remettent en mmoire les stratgies mises en uvre au cours de la dernire priode coloniale Thiaroye(Sngal), Madagascar ou Stif, pour ne citer que quelques exemples.

    3 Cest le titre dun livre de Sheldon Gellar,Senegal : An African Nation between Islam and the West, Boulder, WestviewPress, 1982.

    4 Notion emprunte Partha Chatterjee,The Nation and Its Fragments, Princeton,Princeton University Press, 1993 qui est la meilleure systmatisation des choixthoriques retenus par le collectif desSubaltern Studies qui met laccent sur les composantes (fragments) de la nationdans leur diversit en lieu et place de la fiction nationale bourgeoise qui insistesur une communaut unique etimagine (B. Anderson, ImaginedCommunities, London, Verso, 1982), grce au lien de la citoyennet.

    5 On peut suivre les variations de cesrflexions en lisant Stuart Hall & al (eds.),Policing the Crisis. Mugging, The State,and Law and Order, London, Macmillan,1978.

    6 V. Y. Mudimbe, The Invention of Africa,Bloomington, Indiana University Press, 1988.

    7 A. Csaire fait la mme constatation (sur le pouvoir d-civilisateur de la colonisation autant sur le colonisque sur le colonisateur) et tire la mmeconclusion que Sartre : la dcolonisationest une entreprise de sauvetage moral de lEurope.

    8 A. Csaire rsume ce dilemme dans sa Lettre Maurice Thorez (Paris,Prsence Africaine, 1957) en identifiantdeux manires de se perdre : une sgrgation qui senferme dans lautochtonie (le particulier) ou qui senferme dans la clbration sans retenue de luniversel.

    9 Stuart Hall, When Was The Post-Colonial? Thinking at the Limit , Iain Chambers & Lidia Curti (eds.), The Post-Colonial Question. CommonSkies, Divided Horizons, LondonRoutledge, 1996, p. 246.

    10 Ibidem, p. 249.11 E. Sad, Orientalism, New York, Random

    House, 1978.12 Gayatri Chakrabarty Spivak, A Critique of

    Postcolonial Reason. Toward the Historyof the Vanishing Present, Cambridge,Cambridge University Press, 1999, Outsidethe Teaching Machine, op. cit. et Can the Subaltern Speak? , C. Nelson & L. Grossberg (eds.), Marxism and theInterpretation of Culture, Basingstoke,Macmillan Education, 1988 (217-313).

    13 Il est lauteur entre autres de The Locationof Culture, London, Routledge, 1994 et de louvrage collectif, Nation andNarration, London, Routledge, 1990.

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    dans une perspective postcoloniale, du statut et de la condition de cette popu-lation franaise. Elle est le produit du dbat juridique et politique qui secouelespace public forant les acteurs de ce dbat devoir transiger entre licifranais et lailleurs (anciennement imprial), lillusion et les ralits, lammoire et lassimilation, crant ainsi des cultures hybrides et instables quialimentent une autochtonie qui sinventent dans les conflits du prsent. Lesindignes de la Rpublique produisent ainsi une indignit qui dcline deslogiques de dpossession et de (re)possession redfinissant une identitaujourdhui plurielle.

    culturels et les larges groupes de consommateurs qui ont utilis les produitsculturels coloniaux pour rsister, subvertir ou manipuler les relations de pou-voirs. Elle affirme avec force que la meilleure manire danalyser les ngo-ciations trs complexes qui sont menes au niveau local, relativement latransmission culturelle est dadopter un point de vue non colonial. Dans sa pers-pective, la violence de la rencontre coloniale est certes indniable mais elle nese traduit pas par une dictature culturelle mtropolitaine qui ne laisseraitaucune place aux expressions des communauts sous domination coloniale.Voyageant le long des routes trs frquentes des changes, lintrieur etentre les territoires des empires, les coloniss ont gnr leurs formes artis-tiques propres partir desquelles ils ont t capables de construire descommentaires subtils et appropris relativement leur accs aux richesses, aupatronage et au pouvoir et de rflchir sur les conceptions et codes moraux serapportant la rputation personnelle et au succs27. Lambition du nologisme paracolonial est donc de capturer et de rendre compte des relations socialeset formes culturelles qui se sont dveloppes en raction la prsence britan-nique (dans le cas tudi par Newell). Le prfixe para souligne toute lambi-gut des rseaux et formules culturelles de lAfrique occidentale coloniale ensignifiant un en-de (beside) et un au-del (beyond) de la domination colonialeet des transactions culturelles qui en drivent.La notion introduite dans la conversation postcoloniale par Newell est utileparce quelle place au centre de la discussion la scne locale et la productiondindices identitaires sous de multiples formes codes vestimentaires, rseauxculturels associatifs, choix linguistiques pour marquer de leurs empreinteslespace colonial. Ces empreintes fortement influences ne sont nullementmtropolitaines et les voix, les rythmes et les sons qui les accompagnent na-doptent, ni lintonation, ni les couleurs du matre. Au contraire, ils sadressent une audience locale. Composition autochtone et contrepoint de la culturecoloniale, ils constituent, dans leur instabilit et changement, des oprationsde rfrence et de recration28.La notion parat tout fait adquate pour explorer les cultures des banlieuesfranaises dont les jeunes, Franais aux origines diverses, se sont lancs lassaut de la fiction citoyenne de la Rpublique franaise pour rclamer uneplace et de la considration dans la socit hexagonale. Elle pourrait aussiservir comprendre, du moins lire dune manire moins rigide, lAppel des indignes de la Rpublique , prtant une attention soutenue non aux dis-jonctions et ruptures mais au dialogue entretenu constamment par les colonset les indignes, une approche qui interroge radicalement la notion dintgra-tion si chre la rhtorique politique franaise. De manire paradoxale, lanotion dindigne de la Rpublique est probablement la meilleure expression,

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  • d o s s i e r

    Nicolas QualanderDoctorant en tudes politiques lEHESS (Paris) et luniversit libanaise (Beyrouth).

    Alix HricordDoctorante en histoire lInstitut universitaire europen (Florence).

    Pour un usage politique du postcolonialisme

    Fin 2003, lors dun colloque organis luniversit de Columbia et intitul Une approchepostcoloniale de la France : immigration, citoyennet, empire, des interve-nants en majorit anglo-saxons, taient convis sinterroger sur les pointssuivants : pourquoi les tudes postcoloniales ont jou un rle si mineur enFrance et comment cette marginalit est lie la presque invisibilit de nom-breuses approches de lhistoire du colonialisme et de limmigration parmi lesuniversitaires franais ? Comment le rle central que la Rvolution franaisejoue encore dans la culture politique franaise sert-il effacer limportance delempire colonial ? En dautres termes, comment ce modle fait-il du rle delimprialisme dans lhistoire de la mtropole et de la Rpublique une ques-tion sans pertinence ? Pourquoi est-ce que les commentateurs franais pr-sentent rgulirement le champ des tudes postcoloniales la fois commeune importation trangre (anglo-saxonne), et univoque ? Comment, simulta-nment, effacent-ils le rle jou par divers penseurs et dbats franais dansles multiples approches qui cherchent comprendre le postcolonial1 ? Sagissant de lhistoire impriale franaise, il est peut-tre des questions quonne peut formuler aussi clairement que sur le sol amricain. Ces questions noussemblent nanmoins possder une pertinence et une actualit. Leur actualitrelve de la difficult prenne en France dinterroger larticulation entreRpublique et colonisation autrement que comme une trange autant que mar-ginale et malheureuse contradiction2. Quant leur pertinence, elle tient moins la distinction assez frquemment marque entre les PostColonial Studies cette structuration pistmologico-acadmique dtermine et anglophone delintrt pour le postcolonial et le fait postcolonial lui-mme, qu lacomplexification de cette distinction. Il est certes possible de rflchir lasituation postcoloniale, cest--dire tout simplement aux traces de la colonisa-

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    14 R. Young, Colonial Desire. Hybridity in Theory, Culture and Race, London,Routledge, 1995, p. 163

    15 G. Eley. A Crooked Line op. cit.16 E. Hobsbawn, From Social History

    to the History of Society , Deadalus, 100, 1971 (20-45).

    17 V. Y. Mudimbe, op.cit., p. 2. Les troislments de la structure coloniale retenus par Mudimbe sont : la dominationde lespace physique, la rforme de la mentalit des indignes (la missioncivilisatrice) et lincorporation desconomies politiques et sociales localesdans la perspective occidentale.

    18 N. B. Dirks, Postcolonialism and ItsDiscontents : History, Anthropology, and Postcolonial Critique , J.W. Scott & D. Keates (eds), Schools of Thoughts :Twenty Five Years of Interpretative SocialScience, Princeton, Princeton UniversityPress, 2001, p. 227.

    19 H. Bhabha, Conference Presentation , P. Mariani (ed.), Critical Fictions. ThePolitics of Imaginative Writing, Seatlle,Washington University Press, 1991, p. 63.

    20 G. Eley, op. cit., p. 146.21 Dirks, op.cit., pp. 242-243.22 F. Cooper, Colonialism in Question,

    op. cit., p. 46. Voir aussi sa remise en cause de la critique de la rationalittablie par la philosophie des Lumires(post-Enlightenment rationality) de

    Dipesh Chakrabarty dans ProvincializingEurope : Postcolonial Thought andHistorical Difference, Princeton, PrincetonUniversity Press, 2000 et Habitations of Modernity. Essays on the Wake ofSubaltern Studies, Chicago, ChicagoUniversity Press, 2002.

    23 J. & J. Comaroff, Of Revelation and Revolution, Vol. 1. Christianity,Colonialism, and Consciousness in SouthAfrica, et Vol. 2. The Dialectics ofModernity in South Africa, Chicago,Chicago University Press, 1991 et 1997.

    24 S. Newell, Literary Culture, op. cit.et Paracolonial Networks. SomeSpeculations on Local Readerships and English Literature in Colonial WestAfrica , Interventions, 3, 3, 2001 (317-321), Simon Gikandi, Maps of Englishness,op. cit. et Cultural Translation and the African Self. A (Post)Colonial Case Study , Interventions, 3, 3, 2001(355-375).

    25 S. Newell, Literary Culture, op. cit., p. 50.26 Ibidem, p. 44.27 S. Newell, Paracolonial , op. cit.,

    p. 349.28 Jean Paul Sartre fait le mme constat

    dans sa prface aux Damns de la terrede F. Fanon en indiquant que le livre, touten parlant en abondance des Europens,ne leur est pourtant pas destin. Il ne sadresse pas eux.

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  • mentionnera en particulier le sort des Indiens dAmrique latine, celui desPalestiniens israliens ou encore celui des habitants des les britanniques oudes Bretons en France. Comme le remarque Robert Hind, louverture de ce ter-ritoire de recherches ne reflte pas la plus grande cohrence et ne va pas sansdistinction problmatique, on retiendra par exemple celle qui dmarque le colonialisme conventionnel du colonialisme domestique4 . Ainsi la thseselon laquelle les relations actuelles entre Blancs et Noirs aux tats-Unisrpercuteraient fondamentalement celles du colon et du colonis ne signifiepas que cette relation est identique celle du colonialisme historique, maisseulement que les Blancs pensent tirer des privilges de cette relation. Cesdveloppements saccompagnent galement dun retour critique sur la notionmme de comparaison historique et du constat in fine dune lacune mthodo-logique. Puisque bien sr les thories du colonialisme interne drivent dana-logies5 , on peut trouver obscurantiste et artificiel de projeter cette analogie-l, mais quand bien mme on la trouverait fconde, commentcomparer avec rigueur deux situations historiques distinctes. Il y a un largefoss entre noter un parallle et tablir une identit6 .Concernant lespace franais lui-mme, ds 1976 le travail de lhistorien am-ricain Eugen Weber traduit en franais en 1983 sous le titre La Fin des terroirs.La modernisation de la France rurale. 1870-19147, utilisait explicitement leconcept de colonialisme interne . Citant Frantz Fanon en exergue du chapitrequil consacrait plus spcifiquement cette question, Eugen Weber affirmaiten effet : On peut voir le fameux hexagone comme un empire colonial quisest form au cours des sicles, un ensemble de territoires conquis, annexset intgrs dans une unique structure administrative et politique, nombre deces territoires possdant des personnalits rgionales trs fortement dve-loppes, et certaines dentres elles des traditions spcifiquement non- ouantifranaises. La comparaison coloniale procde ici dun questionnementsur lunit nationale franaise, postule par la Rvolution franaise commelun de ses effets mcaniques alors quen ralit sa fabrication allait releverdun processus de trs longue dure, achev selon Eugen Weber seulement lextrme fin du XIXe sicle sous leffet de toute une srie de facteurs de chan-gements : cole, routes et chemins de fer, service militaire Dans le mmetemps, la ncessit politique, contemporaine de la Rvolution franaise, daf-firmer lexistence dune nation franaise unie et homogne, allait aussi parprincipe jeter le soupon sur tout cart et diffrence avec la norme dfinie parle centre et les lites urbaines. Cest dans ce cadre de rflexion quEugenWeber constate la frquence dans la documentation du XIXe sicle de la comparaison entre les tres priphriques que sont les paysans de certainesrgions franaises et les coloniss de loutre-mer, runis dans la mme

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    tion dans les anciennes colonies comme dans leurs anciennes mtropoles,sans mobiliser la bote outils des PostColonial Studies ou dautres approchesissues du monde anglophone3. En mme temps, insister sur lidiotisme de toutes ces approches anglophones ramenes ainsi la fausse unit dunecole, nest-ce pas nationaliser abusivement le dbat, mconnatre ainsi tousceux qui en France contriburent analyser la situation postcoloniale, et enfindlgitimer en mme temps que ces approches leur objet ?Toutefois ce registre dinterrogations pourrait aussi commencer paratre unpeu dpass devant le succs certes rcent, mais assez foudroyant en France,dans le champ politique comme dans le champ acadmique et ditorial duneproccupation affiche pour la situation postcoloniale, ainsi dailleurs quepour la littrature anglophone affrente.

    Postcolonialisme et colonialisme interne , la longue marche dun conceptEn amont de toutes querelles nationales et dcoles, revenons brivement surcette notion de postcolonialisme pour souligner la profonde banalit pis-tmologique de cet objet, qui consiste simplement rinscrire la colonisationdans la longue dure et se mfier de lexcs explicatif accord lvnement dcolonisation . Il ne rentre ni dans nos intentions ni dans nos comp-tences de rouvrir la querelle historienne du temps long et de lvnement,mais de mme quil a pu paratre intressant daucuns de se demander si par exemple lvnement Rvolution franaise avait brutalement produit descitoyens, il peut sembler pertinent de se demander si les dcolonisations onttout aussi brutalement su produire sur les deux rives des d-coloniss etdes d-colonisateurs .Bien que le terme mme de postcolonialisme nait t que rarementemploy, cette perspective a dailleurs t fouille dabondance par lhistorio-graphie franaise concernant les pays anciennement coloniss sans que celafasse trop dbat, cest ces derniers que traditionnellement sapplique enFrance le qualificatif de postcolonial . En fait, la grille de lecture postcolo-niale en France pose principalement problme quand elle sapplique la Franceelle-mme, comme latteste la faiblesse numrique des travaux sur cette ques-tion, ainsi que les discussions rcentes sur la valeur heuristique du schmepostcolonial, rveilles semble-t-il par la question du colonialisme interne .Les phnomnes qualifis de colonialisme interne , et touchant aux liensentre la situation coloniale et le prsent des pays anciennement colonisa-teurs, se trouvent clairement formuls aux tats-Unis partir des annes1960, autour en particulier du traitement des Indiens dAmrique, des Noirs etdes minorits ethniques en gnral. Le champ des thories du colonialismeinterne slargit ensuite toute une srie dautres zones et problmes, on

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  • laquelle correspond la pratique de lassimilation des populations domi-nes, et par consquent la ncessit de diffrencier et de hirarchiser lesindividus ou les groupes en fonction de leur plus ou moins daptitude ou dersistance lassimilation. Cest cette forme la fois subtile et crasantedexclusion/inclusion qui sest dploye dans la colonisation et dans lavariante proprement franaise (ou dmocratique) du fardeau de lhommeblanc9 . Mais ce qui nous intresse ici plus particulirement, cest la faon donttienne Balibar comme Jean-Loup Amselle jugent cet hritage colonial de las-similation indispensable la comprhension de phnomnes dactualit.tienne Balibar sapplique pour sa part complter lodysse du racisme telque traditionnellement prsente : il y aurait un paloracisme teneur biolo-gique, auquel aurait succd la figure complexe du racisme sans races ,cette forme de racisme qui dut composer avec le tabou entourant le terme de race depuis la Seconde Guerre mondiale et les dcolonisations, et sornerdes atours de la diffrence culturelle et du seuil de tolrance . Pourtantle noracisme culturaliste nest pas aussi rvolutionnaire quon pourrait limaginer puisque avec la thorie de lassimilation, il savre tre au fonde-ment de limprialisme franais moderne. Quant Jean-Loup Amselle, danslaffaissement progressif de ltat-Providence et les points marqus par cequil nomme ltat libral-communautaire qui clive la population entredes communauts minoritaires et une ethnie franaise majoritaire , il voitune lointaine rsurgence des distinctions tablies dans lempire franais entreles citoyens franais et les catgories btardes de lempire quunifirent lestatut des indignes. Dans le cas des indignes de jadis comme dans celuides communauts minoritaires de maintenant, cest bien laffirmation deleur caractre inassimilable et de leurs diffrences culturelles qui est au prin-cipe de leur distinction/discrimination.Pour une grande part, les contributions au dbat sur le fait postcolonial quenous venons dvoquer, si elles sollicitent le matriau historique, restentassez trangres la discipline historique elle-mme. Cest ce qui a chang enFrance, depuis moins dune dizaine dannes, grce louverture de nouveauxchantiers de recherches historiques10, ainsi qu lintroduction, timideencore11, de certains dbats anglophones. Tous ces travaux se dtachent en unsens sur lhorizon du postcolonialisme puisqu ce jour, notre connais-sance, aucune recherche ne sest propose de dmontrer que les dcolonisa-tions avaient t le point-origine dun monde nouveau vierge de tout pass.On aurait pu par consquent imaginer quils prosprent dans la bonne humeuret la saine mulation, il nen est rien, nous allons maintenant essayer de comprendre pourquoi.

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    figure du sauvage civiliser. propos des efforts civilisateurs de ltatfranais en direction de ses campagnes, il crit quils reposent sur la croyance prdominante que des zones et des groupes de population impor-tants taient encore non civiliss cest--dire non intgrs, non assimils lacivilisation franaise : ces populations taient pauvres, arrires, ignorantes,sauvages, barbares, incultes, et vivaient comme des btes avec leurs btes. Ilfallait leur enseigner les manires, la morale, lalphabet, leur donner uneconnaissance du franais et de la France, une perception des structures juri-diques et institutionnelles existant au-del de leurs communauts imm-diates . On notera pour finir que pour mieux pntrer ces mcanismescomplexes de lassimilation et de la colonisation, ainsi que pour poser laquestion du modernisme et celle de la rception de ces politiques par lespopulations vises, Weber sollicite des auteurs francophones : Frantz Fanon,mais aussi Abdelmalek Sayad et Pierre Bourdieu.On ne reviendra pas dans le cours de cet article sur lapport dsormais assezsouvent mentionn de ces auteurs ltude du phnomne postcolonial, pr-frant considrer les contributions dauteurs moins souvent sollicits sous cetangle, Jean-Loup Amselle et tienne Balibar8. Ces deux auteurs ont en effet encommun de montrer comment travers lhistoire coloniale se configure lathorie rpublicaine de lassimilation et son implicite, le racisme diffrentia-liste , dont nous hritons aujourdhui.Selon Jean-Loup Amselle, il y aurait au point de dpart de la Rpublique fran-aise telle quelle sest historiquement incarne, une forme dantinomieentre dun ct le principe abstrait de luniversalisme, et de lautre celuidune gestion communautaire de groupes distingus pour leur diffrenceculturelle . Cette antinomie aurait trouv une forme de stabilisation histo-rique tout au long du XIXe sicle travers lexprience coloniale franaise dela rgnration assimilatrice . Celle-ci tout en maintenant le principe dunedistinction des peuples entre eux (ceux qui civilisent/ceux qui doivent treassimils), limine en effet ce que cette distinction pourrait avoir dirrm-diable si elle tait pense comme une diffrence biologique, en lattribuantau retard culturel et en prservant du mme coup lhorizon, bien entenduindfiniment repouss, dune galit de traitement. tienne Balibar prciseconcernant la thorie coloniale de lassimilation quelle constitue le creusetdu racisme franais dans ce quil a de plus original ou national si lon prfre. propos de la forme nationale des traditions racistes , il crit en effet : Sans doute il existe une ligne spcifiquement franaise des doctrines delaryanit, de lanthropomtrie et du gntisme biologique, mais la vritableidologie franaise nest pas l : elle dans lide dune mission universelledducation du genre humain par la culture du pays des droits de lhomme,

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  • avec lventualit que se perde force de raffinements la domination colo-niale elle-mme.Ces dbats dans le champ de la recherche, il nous faut les distinguer de ceuxns rcemment de lusage politique de la notion de postcolonialisme, forceest pourtant de constater leur tlescopage en particulier dans la rceptionsavante du Mouvement des indignes de la Rpublique. Commenons par pr-ciser que comme mouvement politique, les indignes de la Rpublique nontjamais eu la prtention de se prononcer sur la validit pistmologique de telou tel paradigme, et ce dautant moins que, comme nous lavons montr, silexiste des dbats sur la nature, lintensit ou limportance des continuitspostcoloniales, personne ne les a jusqu prsent nies. Pourtant rapidementle champ savant sest proccup de la dmarche des Indignes et empress de la classer dun point de vue pistmologique. Ce fut dans le camp desManichens quon lenrla dabord, mais au corps dfendant de ces derniersqui prirent lhabitude dimputer aux Indignes le simplisme pistmologiqueque les Subtils leur prtent souvent. De ce simplisme qui consisterait pr-tendre que la France de 2005 vit en situation coloniale, ou encore quil existeun Code de lindignat appliqu limmigration postcoloniale et publichez Dalloz, les indignes de la Rpublique nont cess de se dfendre, maissemble-t-il en vain puisque ces reproches persistent16.Dun point de vue politique, laffirmation que nous sommes en situation post-coloniale ne consiste ni mconnatre les changements de conjoncture inter-venus aprs les dcolonisations ni nier larticulation des discriminations derace, de sexe et de classe, mais en revanche elle implique le refus que soitnie, marginalise ou relativise la spcificit historique des discriminations caractre racial. Quant la fausse polmique du Code de lindignat, elle tienttout simplement au niveau de comprhension de ce texte de loi (lesprit/la lettre). Labolition juridique du rgime de lindignat ou plus exactement des dispositions dexception par lordonnance du 7 mars 1944 est un fait dhis-toire indubitable, les indignes de la Rpublique ne lont, bien entendu,jamais remis en question. En revanche, ils considrent que lesprit du Code delindignat est revivifi de nos jours par un certain nombre de pratiques dis-criminatoires17, et entendent de ce constat tirer des revendications politiques.Dans les cas de surdit prolonge, il faut sintresser au sourd plutt que dehausser le ton. La conjoncture actuelle dappropriation par la scne franaisedes travaux anglophones portant sur le postcolonialisme en fournit locca-sion. Les PostColonial Studies comme les Subaltern Studies ont t cresautour denjeux profondment politiques par des chercheurs engags ; lagne ou le refus dans le champ acadmique franais de considrer leur dimen-sion politique, nous suggrent que lune des stratgies dominantes daccli-

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    Les usages franais rcents du postcolonialisme : le refus du politiqueLa nouvelle scne postcoloniale franaise se fragmente sous les effets dedeux types denjeux, souvent tort rabattus lun sur lautre : un enjeu pist-mologique et un enjeu politique.Dans lintroduction quils ont donne leur ouvrage LEsclavage, la colonisa-tion, et aprs, trs postcolonialement intitule Les traces du pass escla-vagiste et colonial , Patrick Weil et Stphane Dufoix formulent avec beaucoupde clart la nature de la querelle pistmologique qui sest noue entre ceuxquon pourrait appeler, en suivant ces auteurs, les Subtils et les Manichens.En guise de pralable, prcisons bien que lhypothse dlments de conti-nuit entre la priode coloniale et la priode postcoloniale est partage parPatrick Weil et Stphane Dufoix : Labolition de lesclavage et la dcolonisa-tion marquent certes une rupture et une fin matrialise par des dcrets, destraits et des dclarations dindpendance. Mais on ne saurait cependant enconclure la fin des ingalits et des hirarchies, que ces deux phnomneshistoriques ont mises en uvre. Lorsque ces deux auteurs pointent lesdfauts douvrages comme Le Livre noir du colonialisme, ou encore ceux deshistoriens de lACHAC12, ce nest donc pas leur exploration des relations entrele pass et le prsent qui est vise, mais seulement le caractre simpliste etunilatralement accusatoire de leur vue. On est effectivement en droit de sedemander si une approche statique des images, ou un catalogue des horreursobissant la double logique du procs et du prlvement dcontextualisvalent comprhension fine du phnomne. Cest pourquoi Patrick Weil etStphane Dufoix, rclamant plus de subtilit, invitent ne pas simplifier laralit des pratiques esclavagistes et/ou coloniales ainsi que de leur poids sur le prsent, et les tudier dans toute leur complexit13 . ce souci ducomplexe, nous aurions envie de demander jusquo il va, et si, par exemple force de tonner systmatiquement contre les logiques binaires qui opposentle colon au colonis, force den appeler tout aussi systmatiquement ltude des interactions fines qui font la chair du quotidien colonial, celle des hommes-frontires14 ou encore celle de la femme du colon domine elleaussi, on nen vient pas dissoudre la notion mme de domination colo-niale15 ? Mais notre intention nest pas ici de rentrer trop avant dans cette que-relle, et surtout nous pensons que le champ est bien trop mouvant encorepour considrer que nous avons affaire deux coles constitues et adverses.Nous reconnaissons toutefois volontiers que rsident l certains enjeux pis-tmologiques consistants, ceux qui concernent la majoration sensationnalistedu spectacle, ainsi que lutilisation des notions dimage, dimaginaire et de culture populaire dconnecte des mcanismes complexes de la rception,comme ceux qui touchent la rvaluation de la dichotomie colon/colonis,

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  • taire. Edward Sad aurait en effet ouvert la voie une dpolitisation et uneds-universalisation de la question coloniale ; son ouvrage majeur,Lorientalisme, se rduirait au fond ntre quune approche littraire et culturelle du phnomne colonial. Ce qui est explicitement remis en causeaujourdhui dans le champ acadmique franais, cest bien lapproche cultu-relle du politique, le travail sur limaginaire et la dynamique autonome de lidologie dans la constitution de lhistoire impriale, ainsi que la tentativedes Subaltern Studies de penser la question de laltrit et de la diffrencedans les processus de rsistance au colonialisme. Textuelles et identitaires,telles seraient les PostColonial et Subaltern Studies.Aussi sagit-il de sinterroger sur la faon dont la pense postcoloniale nousinvite penser la question du sujet subalterne, colonis ou fils et fille de colo-nis, et sa condition politique, culturelle, subjective. Subaltern et PostColonialStudies sont minemment politiques, parce quelles cherchent penser lesconditions dune relle mancipation, qui sincarnerait dans un travail dedconstruction de limaginaire colonial et de ses effets persistants. Ce travailne vise pas la rhabilitation dune histoire endogne rve ni lenfermementdans une identit mythifie, mais accouche dune dialectique transversaleentre un hritage culturel relu de manire subversive et une politique dman-cipation par rapport aux normes hrites. Enfin, Subaltern et PostColonialStudies ne cherchent pas nier loppression de classe, mais bien articulercelle-ci avec un ensemble plus vaste doppression, de genre, de race, dansla perspective dune approche multi-dimensionnelle de linjustice21 .Si Edward Sad opte pour une approche culturelle et textuelle du phnomnecolonial, au travers notamment de son uvre phare, LOrientalisme, publieen 1979, cest avant tout pour souligner ltroite imbrication historique quil ya entre les auteurs individuels et les vastes entreprises politiques formespar les trois grands empires le britannique, le franais, lamricain sur leterritoire intellectuel et imaginaire desquels les crits ont t produits 22.Ltude du corpus littraire et artistique europen de la seconde moiti duXXe sicle sert ainsi approfondir lanalyse de la dynamique coloniale, celle-cinest pas seulement fonde sur un rapport de force militaire et conomique,mais bien sur une construction idologique qui prcde, puis renforce, ledispositif imprial. Une lecture culturelle du politique ne sert pas dvier dupolitique et de ses mcanismes dexploitation, mais bien en saisir les mdia-tions : le succs de lentreprise coloniale fonctionne grce la constructionprogressive dun consensus culturel large qui traverse la socit dans sonensemble, toute classe sociale et tout clivage politique confondus. LesPostColonial Studies tmoignent ainsi, non pas dune fascination abstraitepour les aspects culturels de la colonisation, mais bien dune rflexion sur la

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    matation de ces travaux en France vise les dpolitiser, ce quon est bien srautoris lire comme une opration minemment politique. On comprendraun peu mieux, dans ce contexte, les difficults de rception rencontres par unmouvement rsolument politique et postcolonial comme celui des indignesde la Rpublique.Trente ans de tr