dossier - revuesonline · 2019-10-31 · le cadre de cette réflexion, les nouveaux modes de...

18
&&("%!#( !(' (##$%(' !#$(' ('& % (%( $(# !$%' % %!( %#%& %( ("& #"''$%&( (& !(' #"'(' &"(' $%' ( %&(&( $ '$%& !(' &#$$"(#' ('& #"#((%& "%&( ( ( '&( ! $#$&#( %% !#$( %% &(%$( !( (#&$"%' !(' #!&"' ( ( % &!"$%& &#"' (%&#(#"'(' $$%& $!& ( &( !#$%"'$&"% $"' #'(%&$%& !(' !"#(%(' %&$(' (% &(#(' !( '$%& $ &#$$" (' $&(#' (#(%& !(' $'(' ''"(' (' $#&' !$%' (' $#$&#"'&"(' ! $%$((%& $&&(%&"% ('& #&( '# (' ('$(' !( !"'''"% (& ( $%$((%& "%&(#!"$"#( $"% !( #(%!#( ( #( (& $ $( "' (%& !$%' ( %&(&( !( &#$$" THIERRY BERTRAND ARNAUD STIMEC Université de Nantes DOI:10.3166/RFG.214.127-144 © 2011 Lavoisier, Paris DOSSIER Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur archives-rfg.revuesonline.com

Upload: others

Post on 10-Jun-2020

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: DOSSIER - Revuesonline · 2019-10-31 · le cadre de cette réflexion, les nouveaux modes de production inspirés du toyotisme et qui, aujourd’hui, se diffusent au-delà de l’industrie

�&&("%!#() !(') �(#��#�$%�(') !�#$� (') ('&) �%) (%�(�) �$�(�#

!$%')�%)��%!()��%�#�%&�)�)�%()���� (�"&�)�#�"''$%&()(&)�)!('

#"'��(')�� &"� ('�)�$%')�()��%&(�&(�) $)'$%&�)!(')&#$�$" (�#'

('&)#��� "�#(�(%&)��"%&�()����() ()'��&��()!�)�$#$�&�#(

%�%) !�#$� () ��) %�%) &(%$� () !() �(#&$"%') ��!� (') �#�!��&"�'

����() () ����� �����������) �%) �&�!"$%&) &#�"') (%&#(�#"'('

$$%&) $!��&�) �() &�() !��#�$%"'$&"�%) �$"') �#�'(%&$%&) !('

!"���#(%�(')%�&$� (')(%)&(#�(')!()'$%&�)$�)&#$�$" ) (')$�&(�#'

�(#�(%&) !(') �$�'(') ��''"� (') �) �(') ��$#&') !$%') ('

�$#$�&�#"'&"��(') !�) �$%$�(�(%&�) ��$&&(%&"�%) ('&) ��#&�() '�#

(')('�$�(')!()!"'��''"�%)(&) ()�$%$�(�(%&)"%&(#��!"$"#()$�"%

!()����#(%!#() ()#� ()(&) $)� $�()���" ')���(%&)!$%') ()��%&(�&(

!()&#$�$" �

THIERRY BERTRAND

ARNAUD STIMEC

Université de Nantes

��������������

�������������� ���������������

DOI:10.3166/RFG.214.127-144 © 2011 Lavoisier, Paris

D O S S I E R

Cet

art

icle

des

Edi

tions

Lav

oisi

er e

st d

ispo

nibl

e en

acc

es li

bre

et g

ratu

it su

r ar

chiv

es-r

fg.r

evue

sonl

ine.

com

Page 2: DOSSIER - Revuesonline · 2019-10-31 · le cadre de cette réflexion, les nouveaux modes de production inspirés du toyotisme et qui, aujourd’hui, se diffusent au-delà de l’industrie

128 Revue française de gestion – N° 214/2011

Les nouvelles organisations du travailapparaissent aujourd’hui particuliè-rement révélatrices de la tension

entre la recherche de la performance écono-mique et ses conséquences humaines etsociales, en particulier celles qui touchent àla santé au travail. Le coût global pour lasociété est important : jusqu’à 4 points dePIB selon le BIT (2003). En Europe, lesrisques psychosociaux concourent pour plusde la moitié de l’absentéisme1, et pourtantla question n’intéressait encore que peu lesDRH jusqu’à une période récente (voirbaromètre 2008 de Liaisons Sociales2).Depuis, la médiatisation des suicides chezRenault ou France Télécom a fait de la santéau travail une préoccupation centrale pous-sant les organisations à réaliser des diagnos-tics et à réfléchir à des plans d’action. Dansle cadre de cette réflexion, les nouveauxmodes de production inspirés du toyotismeet qui, aujourd’hui, se diffusent au-delà del’industrie sont souvent mis en cause globa-lement sans tenir compte de la diversité desformes qu’ils peuvent prendre sur le terrain.En étudiant trois sites industriels reconnuspour leurs performances économiques etrelevant de ce type de modèles, nous avonsconstaté des résultats très contrastés entermes de santé au travail qui coïncidentavec l’existence ou l’absence de certainespratiques de management3. Nous nous inté-ressons donc aux formes, à la réalité et auxeffets des pratiques de régulation managé-riale, s’inscrivant dans la proximité ou la

distance, dans l’injonction ou dans la co-construction, dans le formel ou dans l’infor-mel, et qui accompagnent le déploiementdes pratiques de lean management.

I – SANTÉ AU TRAVAIL: L’IMPACTDU MANAGEMENT ET DEL’ORGANISATION

La littérature consacrée aux déterminantsde la santé au travail aborde le problèmeprincipalement à trois niveaux. À un niveautrès global, occupé principalement par dessociologues et des économistes, un premiercourant fait l’analyse des transformationsdes rapports de travail et des causes, engénéral macro-économiques ou macroso-ciales, à l’origine des troubles constatés(par exemple Askenazy, 2004 ; Gollac,2005). Une telle approche globale peutaussi consister à repérer les différentes caté-gories de modes productifs existants et à enétudier les effets sur la santé (Valeyre,2006). Loi du genre des classifications, lesorganisations y sont alors cataloguées engrandes catégories supposées homogènes etmutuellement exclusives. Ces approchesglobales apportent des éléments de compré-hension précieux du phénomène de dégra-dation de la santé au travail mais mettent enavant des leviers d’action sur la santé leplus souvent hors de portée du praticien(chef d’entreprise, responsable des res-sources humaines, etc.) qui n’a prise ni surla régulation de l’économie globale ni

1. Le stress serait responsable de 50 à 60 % des absences dans les entreprises européennes selon le rapport 2010 del’EU-OSHA (Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail).2. En 2008, selon l’enquête Liaisons Sociales – CSC, les risques psychosociaux constituent seulement pour 4 % desDRH un axe prioritaire contre 42 % en 2009 (avec toutefois une question sensiblement différente) !3. Les deux premiers terrains ont été étudiés dans le cadre de l’étude SORG (santé, organisation, ressourceshumaines) financée par l’ANR.

Cet

art

icle

des

Edi

tions

Lav

oisi

er e

st d

ispo

nibl

e en

acc

es li

bre

et g

ratu

it su

r ar

chiv

es-r

fg.r

evue

sonl

ine.

com

Page 3: DOSSIER - Revuesonline · 2019-10-31 · le cadre de cette réflexion, les nouveaux modes de production inspirés du toyotisme et qui, aujourd’hui, se diffusent au-delà de l’industrie

même sur les choix stratégiques élaborés endehors de sa zone d’autonomie.À l’autre bout du spectre, le niveau indivi-duel est exploré par les approches psycho-logiques. Nécessaire et souvent fécond, ceniveau d’explication peut involontairementinciter certains gestionnaires à nier ladimension qui les concerne et à réduire lasanté au travail à des fragilités individuellesque l’on peut au mieux soutenir par des pra-tiques d’accompagnement individuel, parexemple des formations.Un troisième niveau, situé entre le macro etle micro, cherche à repérer les facteursorganisationnels concrets qui impactent lasanté au travail. Ces études ont ainsi permisde mettre en lumière de nombreux facteurstels que le déséquilibre entre l’exigence etles latitudes réelles, le soutien social, lareconnaissance, les empêchements, lescontradictions non gérées (organisation-nelles, vie professionnelle/vie privée) ou ledegré de participation (Abord de Chatillonet Bachelard, 2005 ; Cooper et al., 2001pour des contributions de synthèse). Pour-tant, les descriptions des modalitésconcrètes permettant de penser une trans-position de ces facteurs dans une perspec-tive actionnable et managériale restaientrares jusqu’au développement de travauxrécents (Ughetto, 2007 ; Detchessahar etal., 2010), et ce malgré des études cli-niques fines (par exemple Clot, 1995).Nous inscrivons notre travail dans la conti-nuité des contributions explorant l’impor-tance sur la santé au travail des espaces de discussion et de l’animation de cesespaces par le management intermédiaire(Detchessahar, 2001, 2003). Intégrant dansl’étude les espaces de discussion informels,nous analysons les cas à travers le difficileéquilibre entre les régulations de contrôle

et les régulations autonomes (Reynaud,1988) dans l’activité managériale. Cescadres généraux sont ici mobilisés dans lecontexte spécifique du lean management,ou management au plus juste, qui crée denouveaux défis aux salariés tout en rédui-sant souvent le temps « non productif »jusque-là dévolu aux échanges informels etau travail d’animation des managers inter-médiaires. Ces nouvelles organisationsfont donc l’objet de critiques multiples et laquestion est posée de leur compatibilitéavec la préservation de la santé des tra-vailleurs. Dans ce contexte spécifique,nombre de travaux centrés sur l’intensité autravail tranchent pour une incompatibilitéirréductible (Théry, 2006). Toutefois, sil’on considère les rares études disponibles,d’une part les résultats ne sont pas uni-voques et d’autre part, seule une partie duphénomène lean est mesurée. Ceci est lié àl’application souvent partielle du lean parles entreprises (Beauvallet et Houy, 2009)et à l’utilisation de bases de données quin’ont pas été intrinsèquement constituéespour étudier cette pratique dans sonensemble. L’évaluation du lean ne se faitalors qu’à travers les effets des stresseursorganisationnels associés (Valeyre, 2006 ;Coles et al., 2007). La mise en œuvre detout ou partie des outils de gestion du leanmanagement et, surtout, les modalitésconcrètes de cette mise en œuvre ne sontpas prises en compte. Une étude fondée surune collecte de données spécifique (maiscomportant seulement 1391 répondants et21 sites) conclut que la relation entre lestress et le lean n’est pas linéaire et dépenden grande partie des pratiques associées(Conti et al., 2006). Les effets à long termepeuvent même être favorables et réduirecertaines formes de stress (liées par

Voyage en pays de lean management 129

Cet

art

icle

des

Edi

tions

Lav

oisi

er e

st d

ispo

nibl

e en

acc

es li

bre

et g

ratu

it su

r ar

chiv

es-r

fg.r

evue

sonl

ine.

com

Page 4: DOSSIER - Revuesonline · 2019-10-31 · le cadre de cette réflexion, les nouveaux modes de production inspirés du toyotisme et qui, aujourd’hui, se diffusent au-delà de l’industrie

exemple au désordre). Dès lors, on doitenvisager qu’au moins une partie des effetsnéfastes attribués au lean management peutêtre liée à des éléments non consubstantiels(Bourgeois et Gonons, 2010), voire à uneapplication réductrice empêchant lescontreparties modératrices et régulatrices.Partant du cas de trois entreprises fondant

leur modèle productif sur une approche detype « lean management » mais présentantdes résultats très contrastés en matière desanté, cet article cherche à définir le rôle etla place que peuvent jouer les espaces dediscussion et le management intermédiairedans la relation qui s’établit entre leanmanagement et santé au travail.

130 Revue française de gestion – N° 214/2011

�����������

Les trois sites industriels étudiés se revendiquaient du lean management et nous avons véri-fié qu’ils présentaient effectivement des dispositifs qui appartiennent à ce modèle d’organi-sation productive (flux tendus, rotation des postes, kaisen, smed, etc.). La description destrois cas montre néanmoins que l’étiquette « lean » peut recouvrir des styles managériauxtrès différents. Jugés globalement performants par leurs mandants, les trois sites se démar-quaient fortement sur les critères RH: absentéisme et turn over notamment.Les trois études ont été réalisées par une équipe de cinq chercheurs4. Adoptant la méthodo-logie des études de cas (Yin, 1989 ; Huberman et Miles, 1991), nous avons combiné, pourchaque entreprise, observation du travail et des lieux de concertation (CHSCT, comité dedirection, réunion de début d’équipe, etc.), entretiens individuels semi-directifs d’une heureen moyenne avec un échantillon diversifié et conséquent (66 entretiens pour Equip, 80 pourBobine et 60 pour Appareil), une enquête par questionnaires reprenant notamment les itemsdes enquêtes SUMER (respectivement 107, 48 et 289 réponses) ainsi qu’une analyse docu-mentaire. Les entretiens de Bobine et Appareil ont été enregistrés. Faute, d’autorisation, ceuxd’Equip n’ont pu l’être mais ont été réalisés en duo. Dans tous les cas, les trames d’entre-tiens ont été communes. Le partage des informations tirées de ces entretiens a été rendu pos-sible grâce aux comptes rendus rédigés pour chacun des entretiens. Les questionnaires ontété administrés par le médecin et l’infirmier au sein d’Equip et de Bobine et proposés, à l’en-semble des salariés d’Appareil (sur le temps de travail pour les opérateurs). Les analyses encontinu des données par l’équipe de 5 chercheurs ont été confrontées au regard et à la cri-tique de collègues chercheurs. Dans les trois cas, les résultats ont fait l’objet de plusieurs res-titutions qui ont permis de confronter les analyses proposées aux réactions des directions etdes salariés, seulement ceux qui ont participé aux entretiens pour Bobine mais l’intégralitédu personnel pour Equip et Appareil. Les trois études se sont déroulées en 2006-2007 pourEquip, 2007-2008 pour Bobine et 2008-2010 pour Appareil5.

4. Outre les deux auteurs de cet article l’équipe était composée de Xavier Michel (coordination opérationnelle),Noël Barbu (3e terrain), Lionel Chambrier (1er et 2e terrain).5. Par souci d’homogénéité, nous présentons principalement les données issues de périodes comparables et sesituant avant la crise de septembre 2008.

Cet

art

icle

des

Edi

tions

Lav

oisi

er e

st d

ispo

nibl

e en

acc

es li

bre

et g

ratu

it su

r ar

chiv

es-r

fg.r

evue

sonl

ine.

com

Page 5: DOSSIER - Revuesonline · 2019-10-31 · le cadre de cette réflexion, les nouveaux modes de production inspirés du toyotisme et qui, aujourd’hui, se diffusent au-delà de l’industrie

II – PRÉSENTATION DES TROISENTREPRISES ET DE L’ÉVOLUTIONDE LEURS INDICATEURS DE SANTÉ AU TRAVAIL

1. Equip : l’usure prématurée

Créé de toutes pièces en 2003, Equip est unsite industriel de 300 personnes, embau-chées pour la plupart à la création del’usine. Les plus de 40 ans font exception, ycompris dans l’encadrement. Le site appar-tient à un équipementier de dimensionmondiale. Il fabrique, en flux synchroneréel des éléments intérieurs de véhiculespour son client principal situé à proximitéimmédiate6. L’usine a réussi à atteindre lesperformances souhaitées par le groupe aubout de trois ans seulement mais peine àmaintenir sa performance depuis.La partie production est réalisée par unatelier d’injection de pièces plastiques etun autre d’assemblage séparé du précé-dant par une cloison. Les ateliers fonc-tionnent en 2 x 8 plus une équipe de nuitpour l’injection.De 2004, première année complète de fonc-tionnement, à 2006, tous les indicateurs dis-ponibles attestent d’une dégradation specta-culaire de la santé chez Equip. De 5 casrecensés en 2004, les maladies profession-nelles déclarées (essentiellement destroubles musculo-squelettiques – TMS)sont ainsi passées à 16 en 2006. Dans lamême période, les accidents du travail ontcru de 16 à 31. Le tout a entraîné un dou-blement de l’absentéisme qui a dépassé20 % en 2006. Témoin des difficultés àvivre dans cette entreprise, le taux de

démission atteint 6 % aussi bien en 2005qu’en 20067. Concernant les opérateurs, ceschiffres sont d’autant plus significatifs dedifficultés réelles qu’ils s’appliquent à dessalariés en pleine force de l’âge et qui habi-tent dans un bassin d’emploi dont les possi-bilités d’embauches sont limitées. Loin dese cantonner aux opérateurs, ce turn overtouche l’ensemble du personnel. En effet,trois ans seulement après l’ouverture dusite, la quasi-totalité de l’équipe de direc-tion avait changé.Plus de la moitié des personnes que nousavons interviewées nous a fait part de souf-frances physiques relatives à leur travail.Ces personnes parlent de maux chroniquescomme des tendinites mais disent aussivouloir « tenir à tout prix » ; invoquant lesimpératifs économiques pour justifier cetteattitude. Lorsque l’on évoque leurs col-lègues qui se sont absentés, ils estiment quedans la très grande majorité des cas, cesderniers sont allés au bout de leurs possibi-lités avant de s’arrêter. Cette santé dégradéerepose sur un socle de mal-être qui se nour-rit principalement d’un manque de recon-naissance et d’un stress nés de contradic-tions subies sans jamais être discutées. Laquasi-totalité des opérateurs exprime spon-tanément le déficit de considération « on ale sentiment de n’être rien pour eux », « onest moins important que les machines »,« on est considéré comme du bétail, desnuméros, des robots ici ». L’aspiration peutalors porter sur un simple bonjour « ils nousdisent bonjour quand ils font visiter l’atelierà des personnes extérieures » ; voire même

Voyage en pays de lean management 131

6. L’entreprise est tenue de réaliser dans un délai de deux heures, l’ordre de fabrication émis automatiquement parl’avancée du produit fini sur la chaîne du client.7. Le turnover atteint 25 % mais inclus un nombre important de fins de contrat qui témoignent davantage de l’in-stabilité de l’organisation que du mal-être ou du choix des salariés.

Cet

art

icle

des

Edi

tions

Lav

oisi

er e

st d

ispo

nibl

e en

acc

es li

bre

et g

ratu

it su

r ar

chiv

es-r

fg.r

evue

sonl

ine.

com

Page 6: DOSSIER - Revuesonline · 2019-10-31 · le cadre de cette réflexion, les nouveaux modes de production inspirés du toyotisme et qui, aujourd’hui, se diffusent au-delà de l’industrie

132 Revue française de gestion – N° 214/2011

un simple regard « ils passent sans mêmenous regarder ».

2. Bobine : intensification du travail sansdéstabilisation de la situation sociale

Bobine est une entreprise affiliée à la fédé-ration de la chimie. Son métier consiste àenduire un film plastique avec différentessubstances chimiques selon des savoir-faireassez pointus. Les rouleaux enduits ainsiobtenus sont découpés et conditionnés. Lesproduits sont fabriqués dans l’unique usinedu groupe8 au sein de trois ateliers fonction-nant en 3 x 8 avant d’être commercialisésdans le monde entier et principalement enEurope. Cette grosse PME à actionnariatfamilial, qui existe depuis 90 ans, employait450 salariés au moment de l’étude. Les diri-geants sont salariés et n’appartiennent pas àla famille. L’usine, géographiquement situéeà 20 km du siège, est l’objet de notre étude.Initialement menacé de délocalisation, cesite de production a vu sa production aug-menter de 40 % et son activité devenir la« vache à lait » du groupe, lui assurant unretour aux bénéfices. Le travail s’y est inten-sifié, les ateliers passant du 2 x 8 au 3 x 8,on a rajouté des équipes de week-ends surun des ateliers. Depuis 2005 on a recherchéla performance sur les taux de rendementsynthétique (TRS) qui ont progressé de 5 %par an et l’entreprise a investi sur la fiabilitédes machines avec un projet de maintenancepréventive. Or, différentes études (Askenazyet al., 2006) montrent qu’il y a là le cocktailidéal pour une dégradation de la santé, nui-sant à terme aux performances, comme onl’a vu pour Equip. De fait, l’étude sur les

risques psychosociaux indique notammentque 50 % des opérateurs sont dans une situa-tion tendue au sens de Karasek (1979), cequi est comparable aux 55 % relevés pourEquip9. La situation apparaît pourtant nette-ment moins inquiétante que celle d’Equip :le nombre d’accidents du travail passe de101 par an en 2001 à 22 en 2006. L’absen-téisme des ouvriers en 2006 est globalementde 9,2 %. L’équipe de direction est stable etse renforce (le taux d’encadrement aug-mente de 30 %). La rotation du personnelest de 16,5 % en 2005 (24,8 % pour Equip)et les démissions représentent 2 % du per-sonnel (contre 6 % pour Equip). On peutdonc en déduire qu’un certain nombre dedémarches entreprises par la direction ontun effet modérateur.

3.Appareil : la recherche d’une performance durable

Appareil est un des sites industriels d’ungroupe européen, naguère entreprise fami-liale. Le site comporte 600 salariés épauléspar une centaine d’intérimaires en fonctiondes périodes de l’année. Les ateliers fonc-tionnent en 2 x 8. Cette entreprise a plus de80 ans d’existence. Son histoire est mar-quée par des innovations fortes dans sonsecteur d’activité dont elle est l’un des lea-ders. Son activité consiste en la conceptionet la fabrication d’appareils ménagers com-plexes (prix de vente autour de 2000 euros).Au même titre qu’Equip (démarrage) ouBobine (restructuration), Appareil a du faireface à des changements importants. L’usine adû se défaire d’activités insuffisamment ren-tables et repositionner certains opérateurs.

8. Il existe d’autres sites de production mais qui ne concernent pas l’activité chimie constituant la première étapedu processus.9. La mesure du travail tendu dit « isostrain », c’est-à-dire tenant compte de la variable modératrice du soutien socialest même meilleure pour Equip, probablement du fait de la cohésion des opérateurs avec leurs chefs d’équipe.

Cet

art

icle

des

Edi

tions

Lav

oisi

er e

st d

ispo

nibl

e en

acc

es li

bre

et g

ratu

it su

r ar

chiv

es-r

fg.r

evue

sonl

ine.

com

Page 7: DOSSIER - Revuesonline · 2019-10-31 · le cadre de cette réflexion, les nouveaux modes de production inspirés du toyotisme et qui, aujourd’hui, se diffusent au-delà de l’industrie

Sur le plan social, l’entreprise était locale-ment connue, jusqu’en 2000, pour la fré-quence des conflits sociaux qui la traver-saient. Plus récemment elle s’est retrouvéeconfrontée à une augmentation massive desTMS, due notamment à un vieillissement dela population (50 % des ouvriers ont plus de45 ans). Pour ces raisons à la fois écono-miques et sociales, l’entreprise a engagé,depuis 2002, une refonte majeure du disposi-tif de gestion des ressources et d’organisa-tion des chaînes de production. Entre 2002et 2006, la production a augmenté de 41 %avec des effectifs stables (mais des redé-ploiements). En parallèle, un projet de ges-tion des ressources humaines visait à « rame-ner l’humain au centre de la problématiqueen s’intéressant à son poste de travail et à sonenvironnement de travail général » nous ditson directeur. La santé au travail y devientune priorité et se traduit notamment par l’en-gagement d’un ergonome. Plusieurs projetssont lancés pour assurer le maintien au tra-vail des salariés plus âgés dans de bonnesconditions, aménager des postes pour les tra-vailleurs handicapés, postes verts (destinésaux salariés souffrant de TMS), intégrationde l’ergonomie en phase de conception,groupes projets d’amélioration continue…Dans le même temps, les indicateurs de santéau travail indiquent une nette amélioration.L’absentéisme ouvrier a reculé significative-ment entre 2002 (9,36 %) et 2005 (6,26 %)ainsi que les arrêts de travail (de 1,06 à0,77 % du temps de travail). La rotation dupersonnel est de 7 % en 2006 (elle est supé-rieure à 13 % pour Equip ou Bobine à lamême époque). Lors des entretiens, les opé-rateurs témoignent des efforts déployés dansce sens et d’une satisfaction accrue, même si

le travail reste répétitif et soumis à descontraintes de productivité parfois pesantes.

III – LE MANAGEMENT DANS LES TROIS ENTREPRISES:LEAN MANAGEMENTOU LEAN SANS MANAGEMENT?

1. Equip ou le lean sans management

Chez Equip, les services supports sontsitués à l’étage. La symbolique de cettetopographie est fortement marquée dans lesesprits puisque les membres des ateliersdésignent ceux des services supports sousle vocable de « ceux d’en haut ». Commeles accès sont différents, les mondes « d’enhaut » et « d’en bas » n’ont que très peud’occasions de se rencontrer. L’absence decoopération et de dialogue entre les diffé-rentes entités du site est d’ailleurs soulignéepar les salariés à quelque endroit ou niveauqu’ils se trouvent : « on ne travaille pasensemble », « ma surprise en arrivant ici, çaa été l’absence de culture projet », « lesrelations entre services, c’est pas facile ».Ce cloisonnement n’est sûrement pas étran-ger au sentiment généralisé de ne pas avoir lamaîtrise sur son environnement de travail. Àcet égard, le ressenti est très fort dans les ate-liers à l’encontre d’un bureau des méthodes,très étoffé et surtout très distant : « ils vien-nent une heure, ils font leurs essais et ilsrepartent sans que l’on sache ce qu’ils font »nous dit un chef d’équipe en parlant desméthodes. Loin de ne concerner que l’atelier,le manque de latitude décisionnelle estdéploré par l’ensemble des employés du sitequi ont le sentiment que « les choses sontpensées ailleurs ». De fait, le responsable dela production indique, par exemple, que lafixation du nombre d’intérimaires à engagersur la semaine est du ressort du siège.

Voyage en pays de lean management 133

Cet

art

icle

des

Edi

tions

Lav

oisi

er e

st d

ispo

nibl

e en

acc

es li

bre

et g

ratu

it su

r ar

chiv

es-r

fg.r

evue

sonl

ine.

com

Page 8: DOSSIER - Revuesonline · 2019-10-31 · le cadre de cette réflexion, les nouveaux modes de production inspirés du toyotisme et qui, aujourd’hui, se diffusent au-delà de l’industrie

Les espaces formels d’échanges collectifssont rares. Ils se résument à un temps heb-domadaire appelé « team board ». Il s’agitprincipalement d’un monologue de5 minutes du chef d’équipe qui transmetles consignes ou quelques informationsclés en lien avec l’équipe de la nuit précé-dente. Les machines ne sont pas arrêtées(gain de temps) et beaucoup d’opérateurstémoignent ne pas tout entendre. Uneréunion mensuelle un peu plus longue per-met de faire le point sur les performancesdu mois mais ne se traduit pas en pratiquepar une relation dialogique. À celas’ajoute, une ou deux réunions généralesdans l’année où la direction communiqueà l’ensemble des salariés des informationsde nature générale. Les carences entermes de dispositifs formels sont parfoiscompensées par des lieux d’échangesinformels. Ce n’est pas le cas chez Equipoù il n’existe pas de restaurant d’entre-prise et où les deux pauses quotidiennesde 10 et 20 minutes sont prises individuel-lement par les opérateurs qui sont rempla-cés par des polyvalents pour ne pas inter-rompre la production.De ce fait, le fonctionnement du site repo-sant sur la prescription et la sanction, lessalariés, particulièrement les opérateurs,vivent un travail contraint sans avoir deprise sur les moyens dont ils disposent « lessuggestions, ça fait un an que j’attends desnouvelles de celles que j’ai faites » « quandon demande un aménagement il n’y a riende fait » « les accidents du travail c’est tou-jours la faute de l’opérateur ».Le stress évoqué lors des entretiens se nour-rit des classiques contradictions entre exi-gences de productivité d’une part, de qua-lité ou de sécurité d’autre part : « On nousdemande qualité et productivité en même

temps, c’est contradictoire » « On nousdemande de ne pas porter deux panneauxen même temps mais c’est impossible vu lacadence demandée ». Mais comme nousvenons de le montrer, la gestion de cescontradictions n’est pas ou peu accompa-gnée. Pourtant, comme cela est souvent lecas, le strict respect des prescriptions ren-drait la production impossible à réaliser.Des ajustements se font donc de manièreclandestine dans l’atelier sans qu’aucundialogue ne puisse se nouer avec les pres-cripteurs. Dans ce contexte, les chefsd’équipes se trouvent en incapacité de jouerun rôle d’intermédiation entre la prescrip-tion venue « d’en haut » et la réalité du tra-vail pratiquée « en bas ». À défaut de pou-voir « intermédier » ils sont obligés dechoisir leur camp. En l’occurrence, c’estcelui des opérateurs avec lesquels ils parta-gent les réalités et impératifs de production.Vu de la direction, cela en fait des mauvaismanagers qui ne savent pas éduquer lesopérateurs au respect des modes opéra-toires. Du côté des opérateurs cela procurequelques occasions d’être soutenus faceaux contradictions et problèmes auxquelsils sont confrontés. Cela ne suffit toutefoispas à équilibrer la situation et le vécu deschefs d’équipes traduit un mal-être profond.Ce phénomène touche d’ailleurs aussi lescadres contraints d’entretenir jusqu’àquatre versions différentes d’un même indi-cateur en fonction des interlocuteursinternes usine ou siège. À ce titre, le direc-teur et le contrôleur de gestion seront licen-ciés pour avoir manipulé les chiffres afin derendre l’entreprise plus acceptable vis-à-visdu siège.Finalement, si l’entreprise a adopté le voca-bulaire du « lean » et nombre d’élémentstechniques comme les flux tendus ou le

134 Revue française de gestion – N° 214/2011

Cet

art

icle

des

Edi

tions

Lav

oisi

er e

st d

ispo

nibl

e en

acc

es li

bre

et g

ratu

it su

r ar

chiv

es-r

fg.r

evue

sonl

ine.

com

Page 9: DOSSIER - Revuesonline · 2019-10-31 · le cadre de cette réflexion, les nouveaux modes de production inspirés du toyotisme et qui, aujourd’hui, se diffusent au-delà de l’industrie

Voyage en pays de lean management 135

smed10 par exemple, la stricte séparationentre conception du travail et son exécutionindique que la philosophie globale de sonorganisation est restée très taylorienne. Du« lean management », Equip a écarté tout cequi a trait au « management »

2. Bobine : une organisation née de la reprise en main d’une usine à la dérive

Lors des entretiens, les témoignagesconcordent pour décrire une usine à ladérive lors de l’arrivée du directeur actuelen 2000 : « les gens fumaient n’importe ouapportaient de l’alcool ». Sachant que ce« n’importe où » englobait l’atelier où semanipule en grande quantité des solvantshautement volatiles, on mesurera le dangerd’un tel laxisme. Si l’on ajoute à cela uneproductivité très faible, l’usine, et, au-delà,l’entreprise était en grand danger de dispa-rition à court terme. Le redressement decette situation découle d’une politique for-tement volontariste du directeur et del’équipe très soudée qu’il a constituéeautour de lui. Agissant sur les deuxtableaux, la politique d’augmentation de laproductivité chez Bobine s’est accompa-gnée d’une attention forte sur les questionsde sécurité et qualité. Beaucoup de salariésapprécient la reprise en main et le « reca-drage » des mauvaises habitudes mais seplaignent cependant d’une surveillance etd’une rigidité parfois exagérée sur ces ques-tions : « Au niveau HSE, c’est plus dur, ilsarrivent dans notre dos, s’il nous manqueun petit truc : c’est un avertissement. Au

niveau sécurité, ils ont fait des trucs bien,mais c’est pénible. » Des contradictionssont perçues entre le prescrit et la réalité dela situation de travail. « La sécurité estquelque chose d’important ; mais si onécoute la sécurité, on ne fait plus rien.Maintenant qu’on est arrivé à un niveauassez fin, il faudrait faire confiance auxgens. Elle devrait être plus progressive,concertée. Ou bien : « si la machine [dys-fonctionne], je n’ai pas le temps de mettremes gants. Si je le fais c’est des km en plusde gaspillés. Il faut que j’intervienne tout desuite et on va me faire la remarque ». Cescontradictions peuvent aussi agir contre lecollectif de travail : « si la machine est salecertains vont continuer, mais moi, j’ouvreles tunnels et si c’est sale je nettoie commeça après, je suis tranquille ; pour le leader cen’est pas nécessaire car il faut produire.Tout le monde déteste nettoyer le tunnel caron a tout l’attirail, on transpire… c’estmieux pour moi, mais cela me fait baissermon TRS11 ; or celui qui vient après, cela vabien fonctionner pour lui et il va faire unbon TRS. » nous dit un opérateur.Des espaces formels d’échanges d’informa-tions permettant de traiter ces problèmesont été créés dans le cadre du « manage-ment visuel12 ». Les questions sont affi-chées avec un engagement de réponse. Desprécisions nouvelles peuvent être deman-dées. Cela évite aux yeux des responsables,certaines polémiques dans le cadre des ins-tances paritaires. Un jeune manager nousdit « Oui, grâce au management visuel,toutes les semaines on aborde quelques

10. Single Minute Exchange of Die qui consiste en une réduction du temps de changement de série.11. Taux de rendement synthétique.12. De tels dispositifs font formellement partie de la mise en place du lean management. La manière de les mettreen œuvre varie toutefois considérablement d’une entreprise à une autre comme ici d’Equip à Bobine.

Cet

art

icle

des

Edi

tions

Lav

oisi

er e

st d

ispo

nibl

e en

acc

es li

bre

et g

ratu

it su

r ar

chiv

es-r

fg.r

evue

sonl

ine.

com

Page 10: DOSSIER - Revuesonline · 2019-10-31 · le cadre de cette réflexion, les nouveaux modes de production inspirés du toyotisme et qui, aujourd’hui, se diffusent au-delà de l’industrie

sujets, on commente les tableaux de bords,on les informe sur l’entreprise… on a undébat, les questions/réponses, leurs attentes.Je me donne huit jours pour leur répondre,lors de la réunion. Souvent ce que l’ontrouve : c’est pour améliorer leurs condi-tions de travail. Si leur demande est justi-fiée, je mets en place un plan d’action. ».Beaucoup de témoignages indiquent quel’on peut effectivement faire remonter lesproblèmes, à tous les niveaux, et avoir uneréaction rapide, à condition d’avoir desarguments précis et factuels. A contrariodes dispositifs formels, les espaces infor-mels d’échange sont quasiment inexistantschez Bobine. Il n’existe pas de pauses col-lectives d’équipe et les opérateurs ont inter-diction de prendre leur café à plusieurs.Non seulement, il n’existe pas de temps derecouvrement prévus lors des changementsd’équipes mais les opérateurs n’ont pas ledroit de se rendre dans l’atelier avantl’heure normale d’embauche pour des rai-sons de sécurité.Chez Bobine, une forte adéquation objec-tifs-moyens s’étend jusqu’au chef d’équipeet peut être négociée. Reconnus et considé-rés par la direction du site, venant du mêmecreuset culturel13, les chefs d’équipe setrouvent dans une position quasimentopposée à celle de leurs confrères de l’en-treprise précédente. Disposant de moyensd’action, mais aspirés par le haut de la hié-rarchie, ils sont plus en proximité avec ladirection qu’avec les opérateurs. Ils entre-tiennent avec ces derniers des relations for-melles et distanciées. Il apparaît donc quel’exigence du travail au plus juste est engrande partie compensée par la solidité du

cadre (sécurité, équipement, taux d’enca-drement) et l’autonomie accordée au sitepour s’ajuster. Toutefois, les adaptations etla gestion des contradictions se fontpresque exclusivement dans des espacesformels qui, bien qu’efficaces, ne touchentpas tous les salariés concernés et supposentun effort important d’animation. Ainsi,pour tous ceux qui sont mal à l’aise dansles échanges formels, parmi lesquels setrouvent nombre d’opérateurs, la participa-tion se trouve limitée. La fermeté de ladirection est alors subie et s’ajoute au chocde l’intensification, ce qui peut expliquer lebilan mitigé de Bobine en termes de santéau travail.

3. Appareil : un projet de lean « managé »

Même si Appareil n’était pas sous lamenace d’une disparition à court termecomme Bobine, en 2002, l’entreprise sor-tait tout juste d’une décennie de fortes ten-sions sociales sur le site. De plus, l’érosionde la productivité sous l’effet du vieillisse-ment de la population et des méthodes detravail (productivité inférieure de 20 % àcelle des concurrents) posait à la directiondu site, nommée en 2002, un problème dedurabilité et de « soutenabilité » du déve-loppement. La refonte du système de pro-duction sur la base des approches de typelean va permettre en peu de temps de com-bler cet écart. Dans le même temps, lavolonté affichée de la direction de situerson action dans la durée s’est traduite pardes outils structurants tournant autour d’untableau de bord équilibré et prospectif(balanced scorecard) mis en place dès

136 Revue française de gestion – N° 214/2011

13. À titre d’exemple, le dernier chef d’équipe recruté venait directement d’une école d’ingénieur réputée.

Cet

art

icle

des

Edi

tions

Lav

oisi

er e

st d

ispo

nibl

e en

acc

es li

bre

et g

ratu

it su

r ar

chiv

es-r

fg.r

evue

sonl

ine.

com

Page 11: DOSSIER - Revuesonline · 2019-10-31 · le cadre de cette réflexion, les nouveaux modes de production inspirés du toyotisme et qui, aujourd’hui, se diffusent au-delà de l’industrie

Voyage en pays de lean management 137

2003 puis d’un projet de site porteur de laresponsabilité globale revendiquée par ladirection. « Parce que ça ne suffit pas dedécréter une politique de responsabilitéglobale, il faut la faire vivre, il faut s’assu-rer qu’elle est partagée par tout un chacun.Nous on a décidé d’y aller en 2006 encréant un projet, un peu une épine dorsale,très structurant qui nous permet de nousforcer un petit peu à modifier nos habitudesparce que la responsabilité globale c’estrien d’autre que cela : changer des habi-tudes que l’on peut avoir aujourd’hui end’autres habitudes qui entraînent des com-portements plus vertueux. » (le directeurdu site). Concrètement, cela s’est notam-ment traduit par la mise en place de plu-sieurs dizaines de postes aménagés, lacréation d’un restaurant bioclimatique oula mise en œuvre d’un plan de réductiondes gaspillages, pour ne citer que quelquesexemples parmi la cinquantaine de réalisa-tions de ce projet. En 2010, lorsqu’on lesinterpellait sur le sujet, les salariés témoi-gnaient de sa réalité concrète : « non cen’est pas que de la com, bien sûr que c’enest, mais ce n’est pas que ça ».En termes de démarche, la direction prôneune implication et un dialogue permanent àtous les niveaux de l’organisation pourenglober l’ensemble des salariés dans leprojet de responsabilité globale. À ce titre,un effort important de mobilisation descompétences autour de l’activité a étéengagé. En amont, des opérateurs intervien-nent au stade de la conception dans leschantiers dénommés 3P (Production Prepa-

ration Process) : il s’agit d’un outil s’inscri-vant théoriquement dans la démarche« idéale » du lean management mais quebeaucoup d’entreprises écartent dans la pra-tique (ou qui tombent en déshérence). Un

responsable d’atelier indique : « ça permetd’identifier et de remonter des souhaits etdes remarques des personnels de terrain etpas simplement de spécialistes ou d’expertsqui à travers leur œil particulier vont dire :ce serait bon de lancer telle ou telle étudesur tel sujet ». On retrouve, en aval, lamême idée d’implication, de transparence,de confrontation des points de vue dans lamanière d’analyser les accidents de travail,les incidents de production ou les défautsde qualité.Comme chez Bobine, il y a une volonté dedévelopper et de dynamiser les espaces for-mels d’échanges. Les opérateurs témoi-gnent de la possibilité réelle de dialoguer ausein des réunions quotidiennes qui réunis-sent chaque équipe lors de l’embauche. Lesreprésentants syndicaux perçoivent unedirection accessible au dialogue : « la porteest ouverte, la direction écoute, pas de pro-blème pour être reçu ».Contrairement à Bobine, l’ouverture d’es-paces formels d’échanges ne s’est pas tra-duite ici par la fermeture concomitante desespaces informels. Les pauses d’un quartd’heure sont prises collectivement au seind’espaces aménagés dans les ateliers. Enmontage, l’organisation du travail a étérepensée pour que les opérateurs puissentdialoguer et s’entraider en réalisant chacunl’intégralité du produit et en maîtrisant lacadence et le rythme du travail.Concernant le management intermédiaire,l’entreprise se démarque des précédentespar l’existence de « superviseurs » quiconstituent un échelon supplémentaire posi-tionné entre les chefs d’équipe et la direc-tion. La proximité des chefs d’équipe avecles opérateurs s’en trouve renforcée. Enrevanche les superviseurs peinent à asseoirleur légitimité au sein de l’organisation.

Cet

art

icle

des

Edi

tions

Lav

oisi

er e

st d

ispo

nibl

e en

acc

es li

bre

et g

ratu

it su

r ar

chiv

es-r

fg.r

evue

sonl

ine.

com

Page 12: DOSSIER - Revuesonline · 2019-10-31 · le cadre de cette réflexion, les nouveaux modes de production inspirés du toyotisme et qui, aujourd’hui, se diffusent au-delà de l’industrie

138 Revue française de gestion – N° 214/2011

IV – DISCUSSION

À ce stade, nous pouvons constater quenous avons à faire à trois entreprises quis’inscrivent bien dans ce que l’on considèrecouramment comme un système de produc-tion en lean management. En considérantque l’absentéisme constitue un indicateurde santé et que le turn over reflète partielle-ment un degré de bien-être, la santé au tra-vail apparaît bien différente dans les troisentreprises.Or, à la lumière des études de cas, les diffé-rences observées sont nettement associées àdes différences de pratiques dues et autourdu lean management nous conduisant àcontester la validité d’un étiquetage qui neprendrait pas en compte les formes organi-sationnelles concrètes de l’objet d’étude.Nous rejoignons en cela la position prisepar Gosselin et Mevellec (2003) vis-à-vis

de l’évaluation des démarches novatrices encomptabilité de gestion. Nous souhaitonsdésormais reprendre les constats qui sont denature tant à éclairer les réflexions des pra-ticiens sur l’accompagnement des pratiquesde lean management, qu’à enrichir les cri-tères que de futures études devraient inté-grer. Notre propos est ici de discuter enquoi, et comment, ces éléments peuventagir dans le contexte propre du lean mana-

gement et en modérer l’impact sur la santéau travail.

1. Les espaces de discussions : des pratiques modératrices des effets du lean management?

Les espaces de discussion ont été systéma-tiquement inventoriés et observés dans lestrois entreprises. La place des managersintermédiaires a été abordée lors des entre-tiens de tous les salariés et la quasi-totalité

Tableau 1 – Performances comparées des trois sites (même année 2006)

Principaux outils de lean management

Performanceséconomiques

Indicateurs santé et RH

Taux d’absentéisme

Taux de turn over

Equip

Flux tirés synchrones,SMED, AMDEC,

Système de suggestion,Analyse ex post des défauts.

Site modèle du groupe2 ans après sa création

23,44 %

24,80 %

Bobine

Flux tirésGestion des alertes

Chantiers 5S, Systèmede suggestion

Analyse ex post desdéfauts

Amélioration de 27 %du taux de rendementsynthétique en 5 ans

9,20 %

16,5 %*

Appareil

Flux tirésSystème visuel d’alerteavec arrêt productionSystème de suggestionAssurance qualitéChantiers 3P

40 % de productivitédu travail en 5 ans(production/effectifs)

6,27 %

7 %

* Chiffre de 2005, un changement de périmètre ayant faussé les données 2006.

Cet

art

icle

des

Edi

tions

Lav

oisi

er e

st d

ispo

nibl

e en

acc

es li

bre

et g

ratu

it su

r ar

chiv

es-r

fg.r

evue

sonl

ine.

com

Page 13: DOSSIER - Revuesonline · 2019-10-31 · le cadre de cette réflexion, les nouveaux modes de production inspirés du toyotisme et qui, aujourd’hui, se diffusent au-delà de l’industrie

de ces managers a été interviewée soit demanière individuelle, soit en focus groupe.Les approches et outils de gestions (ainsique leur traduction effective) ont fait l’objetd’observations répétées. En écho aux résul-tats contrastés en termes de santé, le tableau

ci-dessous permet de mettre en perspectivesles grandes divergences entre ces troisentreprises concernant les espaces de dis-cussion disponibles.Pour Equip, la quasi-absence d’espaces dediscussion dénote une lecture technicienne

Voyage en pays de lean management 139

Tableau 2 – Espaces de discussion dans les 3 entreprises

Principauxespaces dediscussionformels

Espaces dediscussioninformels

Nom

Forme

Contenu

Nom

Forme

Contenu

Prisesde postes

Pauses

Restau-ration

Equip

Team bord

5’ hebdomadaires,sur ligne (inaudible)

Transmissionsd’informations(résultats et consignes) par le chef d’équipe(monologique)

Non prévu

Individuellespréprogrammées

Pas de restaurantd’entreprise

Bobine

Management visuel

10’ hebdomadaires,dans l’atelier mais

hors ligne, autour d’unpanneau

Transmissionsd’informations par lechef d’équipe +questions des

opérateurs [dialogiquemais asynchrone

(réponses données endifféré)]

Parcours entreprise

2 jours pleins engroupe d’une dizaineavec les responsables

de fonctions

Connaissance globalede l’entreprise

Recouvrementsinterdits

Libres maisobligatoirementindividuelles

Mini-restaurant de quelques dizaines

de place

Appareil

Prise de poste

5’ quotidiennes dans l’atelier mais hors ligne

Transmissionsd’informations

par le chef d’équipe +questions

des opérateurs +réponses

en temps réel(dialogique)

Chantiers 3P

Réunions de projets

Participationd’opérateurs à la conception

des nouveaux produits

Recouvrementspossibles

Pauses collectives

Restaurantd’entreprise

Cet

art

icle

des

Edi

tions

Lav

oisi

er e

st d

ispo

nibl

e en

acc

es li

bre

et g

ratu

it su

r ar

chiv

es-r

fg.r

evue

sonl

ine.

com

Page 14: DOSSIER - Revuesonline · 2019-10-31 · le cadre de cette réflexion, les nouveaux modes de production inspirés du toyotisme et qui, aujourd’hui, se diffusent au-delà de l’industrie

du lean management réduite aux seuls

outils d’optimisation. La situation est fon-damentalement différente chez Bobine oùles chefs d’équipes présents sur le terrainsont reconnus et considérés par la directiondu site et où les opérateurs sont en mesurede faire passer leurs questions et avis par lesespaces de discussion. On observe pourtantchez Bobine une grande réserve des opéra-teurs dans leur participation à la discussion.Lorsque l’on se réfère aux propos recueillisen entretiens, cette réserve confine même àune forme de coupure entre opérateurs d’uncôté et chefs d’équipes et direction del’autre. L’histoire d’un site remis en ordrede manière très volontariste est susceptibled’expliquer une partie de ce phénomène.Notons également que l’observation desréunions de management visuel fait appa-raître des échanges très formalisés qui lais-sent peu de place à la spontanéité : apportd’information de la part des chefs d’équipe,questions posées par les opérateurs etréponses à ces questions qui surviennentavec un décalage dans le temps. Comptetenu du caractère asynchrone des questionset des réponses, il semble plus approprié deparler d’espaces d’échange d’informationsque d’espaces de discussion. C’est chezAppareil que les espaces de discussion sontles plus nombreux et les plus actifs, s’ins-crivant au plus près du modèle idéal typiquedu lean, tel que défini par ses théoriciens.Toutefois, même chez Appareil on observechez un certain nombre d’opérateurs unengagement prudent dans les espaces dediscussion formels voire un retrait qui faitécho aux difficultés classiques du manage-ment participatif. Pourtant, une des origina-lités d’Appareil est de permettre dans unelarge mesure l’existence d’espaces de dis-cussion informels et l’étude de cas permet

de montrer que la participation n’a pas tou-jours lieu là où on l’attend et dans lesformes attendues.

2. Les espaces de discussion informels :temps improductif

ou lieu de participation réelle ?

Sous les deux angles étudiés, contrairementà Equip, Bobine ne dénature pas l’esprit dulean et l’on constate que les échanges exis-tent bien, mais quasiment exclusivementsous des formes très formalisées dans les-quelles une grande partie des opérateurs nes’intègre pas. Sur ce point, l’expérience deBobine illustre le fait que la participationspontanée des opérateurs français aux dis-positifs d’échanges prévus dans le lean neva pas de soi. En se limitant aux dispositifsd’échanges du lean, Bobine réduit la dis-cussion à la seule dimension formelle. Or,notre culture d’entreprise ne permet peut-être pas la même qualité d’échanges dansles dispositifs formels que ce que l’on peutobserver au Japon. Cela contribuait, avec lamémoire des cercles de qualité, à expliquerle constat que les dispositifs formels de dis-cussion sont largement écartés en Francelors de la mise en œuvre des démarches delean management (Beauvallet et Huy, 2009)ou deviennent des coquilles vides une fois que les consultants ont quitté l’usine (Toulouse et al., 2005). À cet égard, le casde Bobine illustre les limites d’une mise enœuvre du lean plus respectueuse de sa lettreque de son esprit.Appareil se distingue des deux autres entre-prises en ménageant des possibilitésd’échanges informels : pauses collectivesau sein des ateliers et postes de travail favo-risant l’entraide et les échanges, notam-ment. Ces espaces rendent possible le déve-loppement d’une régulation autonome du

140 Revue française de gestion – N° 214/2011

Cet

art

icle

des

Edi

tions

Lav

oisi

er e

st d

ispo

nibl

e en

acc

es li

bre

et g

ratu

it su

r ar

chiv

es-r

fg.r

evue

sonl

ine.

com

Page 15: DOSSIER - Revuesonline · 2019-10-31 · le cadre de cette réflexion, les nouveaux modes de production inspirés du toyotisme et qui, aujourd’hui, se diffusent au-delà de l’industrie

travail au sein des équipes. Cela procure àcette entreprise une capacité supplémen-taire à adapter l’organisation aux exigencesdu travail réel.La difficulté qui se présente à Appareil pourtirer le maximum de cette situation est d’as-surer la porosité entre la régulation auto-nome stimulée par ces espaces et la régula-tion de contrôle formalisée par l’entreprise.À travers les chantiers « 3P » qui mobilisentdes opérateurs lors de la conception desproduits ou les arrêts de production pourréfléchir collectivement sur les incidentsmajeurs de qualité, Appareil utilise certainsoutils de lean management pour aller dansce sens. Mais l’originalité d’Appareil est icila possibilité réelle pour le managementintermédiaire de faire remonter le fruit deces échanges et de bénéficier d’une prise encompte.

3. La délicate posture du management intermédiaire

La difficulté de la posture du managementintermédiaire est un lieu commun. Choisis-sant le camp des salariés mais perdantl’oreille des décideurs (Equip) ou aucontraire recrutés à l’extérieur avec un pro-fil les rapprochant du comité de direction(Bobine), les cadres intermédiaires sont à lacroisée des contradictions qui précisémentpeuvent être une source majeure de stress.En l’absence d’espaces de discussion(Equip), mais aussi de latitudes décision-nelles, les chefs d’équipe se trouvent can-tonnés à un rôle de soutien social aux opé-rateurs et de dépannage sur ligne en casd’urgence. Les opérateurs actent de cetteimpuissance sans tenir rigueur aux chefs

d’équipes des dysfonctionnements qu’ilsdénoncent car ils les renvoient au niveau dela direction. En revanche, cette dernièreimpute les difficultés de fonctionnementdes ateliers à une déficience managérialedes chefs d’équipe. Confronté en perma-nence aux carences de l’organisation maisne pouvant rien y changer, tenu néanmoinsde relayer les injonctions contradictoiresvenant de toutes parts et déconsidéré par sahiérarchie, le management intermédiaire setrouve alors dans une situation intenable.Ainsi, tous les managers intermédiairesd’Equip nous ont déclaré être en rechercheactive d’un autre travail.Finalement, chez Equip les choix organisa-tionnels réservent l’exclusivité des prises dedécision à la direction et aux services sup-ports, tels les méthodes, complètement cou-pés du terrain. Dès lors, ce n’est pas le leanmanagement en soi qui se trouve mis encause, mais les mises en œuvre réductricesdu lean, amputé notamment du gemba14 quiest censé en constituer l’un des piliers. Mal-heureusement, les études indiquent qu’en lamatière Equip ne constitue pas un cas isolé(Beauvalet et Houy, 2009). Chez Bobine, laréserve manifestée à l’encontre des chefsd’équipe n’est pas tant liée à un manque deprésence possible sur le terrain qu’à un atta-chement excessif à une vision hiérarchiséeet régulatrice (régulation de contrôle) desrelations. Chez Appareil, la conjugaison desmultiples espaces de discussion (formels etinformels), relayée par un management deproximité ayant des latitudes et une postureles légitimant crée des occasions de régula-tions conjointes. Ces régulations conjointes,sont favorisées par la réactivité de la direc-

Voyage en pays de lean management 141

14. Le gemba, terrain en japonais signifie que les managers se doivent d’aller sur le terrain pour y développer uneconnaissance concrète des situations.

Cet

art

icle

des

Edi

tions

Lav

oisi

er e

st d

ispo

nibl

e en

acc

es li

bre

et g

ratu

it su

r ar

chiv

es-r

fg.r

evue

sonl

ine.

com

Page 16: DOSSIER - Revuesonline · 2019-10-31 · le cadre de cette réflexion, les nouveaux modes de production inspirés du toyotisme et qui, aujourd’hui, se diffusent au-delà de l’industrie

tion, légitimant tant la participation desopéra teurs que l’autorité du managementintermédiaire.Les formes de régulations conjointes qui endécoulent ouvrent autant de possibilités depassage à des apprentissages en doubleboucle (Argyris, 1993), propre à l’organisa-tion apprenante, là où Equip est avant toutune organisation taylorienne appliquant desoutils de lean management.

4. Le lean management est-il une formedistincte du taylorisme ou des organisations apprenantes?

Les travaux de Valeyre (2006), parmid’autres, tendent à faire du lean manage-ment une forme à part des rapports de pro-duction, plus ou moins pathogène. À partirdes études de cas, sans nier l’apport de cestravaux, nous sommes conduits à la nuancerfortement. D’une part, comme nous l’avonsdéjà indiqué, les pratiques de lean manage-ment sont loin d’être homogènes. Elles sontplus ou moins accompagnées de pratiquesmodératrices qui en modifient considéra-blement les effets vis-à-vis de la santé autravail. D’autre part, ces modes productifss’inscrivent sur un socle beaucoup pluslarge qui préexiste souvent à l’introductiondu management au plus juste. Le groupeauquel appartient Equip est profondémentimprégné d’une culture fordo-tayloriennequi ne disparaît pas avec l’introduction dulean. Dans ce cadre, on comprend quel’ajustement aux contraintes nouvelles nepeut être compensé par les latitudes ou leseffets d’apprentissages et touche donc rapi-dement la santé des salariés. Ne vaut-ildonc pas mieux étudier l’impact de traitsparticuliers (ou d’un ensemble de traits,stresseurs ou modérateurs particuliers) quede créer des catégories non homogènes,

stygmatisantes et éloignées de la réalitéobservable ? Cela implique toutefois deconstituer des collectes de données spéci-fiques.À la lumière des trois cas, le lean manage-ment n’apparaît pas intrinsèquementincompatible avec les formes d’organisa-tions apprenantes réputées favorables à lasanté en proposant des outils capables d’ai-der au transfert d’expérience et de vécu. Enrevanche, le lean management ne dit riensur le rôle des espaces informels qui consti-tuent chez Appareil le terreau sur lequel sedéveloppe la participation des opérateurs àl’organisation de l’entreprise. Leur utilitéétant ignorée, ces espaces peuvent mêmeapparaître comme une des formes du gas-pillage que le lean cherche justement à éra-diquer. En outre, le raccourcissement de laligne hiérarchique qui caractérise le leanmanagement apparaît, théoriquement,comme un élément facilitateur sur certainsaspects et offre une occasion de repenser laparticipation (Bourgeois et Gonons, 2010)sans risquer les errements des cercles dequalité.

5. Chaîne de délégation et gouvernance :une condition nécessaire?

L’intérêt des espaces de discussion est demettre l’organisation du travail en débat auniveau pertinent, c’est-à-dire dans la proxi-mité géographique et thématique. Mettre letravail en discussion c’est aussi la possibi-lité pour les salariés d’être auteurs de leurtravail, de recevoir et de donner de la consi-dération mais aussi de permettre à la lignehiérarchique de prendre conscience du fran-chissement progressif des limites portantatteinte à la santé sans escamoter lesconflits (Clot, 2010). Pourtant, mettre l’or-ganisation en débat n’a de sens que dans la

142 Revue française de gestion – N° 214/2011

Cet

art

icle

des

Edi

tions

Lav

oisi

er e

st d

ispo

nibl

e en

acc

es li

bre

et g

ratu

it su

r ar

chiv

es-r

fg.r

evue

sonl

ine.

com

Page 17: DOSSIER - Revuesonline · 2019-10-31 · le cadre de cette réflexion, les nouveaux modes de production inspirés du toyotisme et qui, aujourd’hui, se diffusent au-delà de l’industrie

mesure où l’on dispose d’un minimum delatitude pour la modifier. Or, c’est juste-ment un manque généralisé de latitude, desopérateurs à la direction du site, qui carac-térise Equip. Pour cette entreprise, ouvrirdes espaces de discussion sans pouvoirrépondre aux demandes de modification del’organisation qui ne manqueraient pas des’y exprimer risquerait fort d’avoir deseffets plus dévastateurs que salvateurs.C’est ainsi que plusieurs cadres de directiontémoignent avoir progressivement renoncéà animer des échanges formels ou informelsqui les exposaient de manière insoutenableà leur incapacité d’agir. Or, lorsque l’onmet en avant l’importance des espaces dediscussion sur la santé au travail, c’est tou-jours sous l’hypothèse d’une flexibilité del’organisation justifiant sa mise en débat.À la lecture des cas, deux conditions néces-saires émergent pour qu’une organisationmette en œuvre une démarche associant unmanagement intermédiaire en capacitéd’agir et les espaces de discussions perti-nents (formels ou informels). Les directionslocales doivent elles-mêmes bénéficier de

latitudes suffisantes (1). Le directeurd’Equip a peu de latitudes au sein d’ungroupe très centralisé dont la culture est deconsidérer comme temps mort tout ce quin’est pas directement productif. Lesespaces de discussion (et a fortiori lesespaces de discussion informels) n’y résis-tent pas. Du côté de Bobine et d’Appareil,la légitimité gagnée par les résultats et unlien direct avec les actionnaires (une sociétéfamiliale d’investissement et un holdingétranger) confèrent cette position aux diri-geants. Mais il faut aussi qu’ils soientconvaincus du bien fondé de tellesdémarches, ce qui peut légitimement lesconduire à en exiger les preuves (2). Or, onne perçoit les effets que de ce que l’onmesure. Entre un reporting strictementcomptable (Equip) et des tableaux de bordprospectifs (Appareil), la capacité de dis-cerner les vrais et les faux temps improduc-tifs n’est pas la même. Pour ce qui concerneBobine, la réception de la restitution del’étude de cas s’est traduite par un pland’action visant notamment à envisager laparticipation autrement.

BIBLIOGRAPHIE

Abord de Chatillon E., Bachelard O. (éd.), Management de la santé et de sécurité au travail :

un champ de recherche à défricher, L’Harmattan, Paris, 2005.Argyris C., Savoir pour agir, édition française InterEditions, Paris, 1993 (édition française1995).

Askenazy P., Les désordres du travail, Seuil, Paris, 2004.Beauvallet G. et Huy T., « L’adoption des pratiques de gestion lean », Revue française de

gestion, vol. 36, n° 197, 2009, p. 83-106.BIT, La sécurité en chiffres, indications pour une culture mondiale de la sécurité au travail,Genève, BIT, 2003.

Bourgeois F., Gonon O., « Le lean et l’activité humaine. Quel positionnement del’ergonomie convoquée par cette nouvelle doctrine de l’efficacité ? », Activités, vol. 7, n° 1,2010.

Voyage en pays de lean management 143

Cet

art

icle

des

Edi

tions

Lav

oisi

er e

st d

ispo

nibl

e en

acc

es li

bre

et g

ratu

it su

r ar

chiv

es-r

fg.r

evue

sonl

ine.

com

Page 18: DOSSIER - Revuesonline · 2019-10-31 · le cadre de cette réflexion, les nouveaux modes de production inspirés du toyotisme et qui, aujourd’hui, se diffusent au-delà de l’industrie

Clot Y., Le travail sans l’homme? Pour une psychologie des milieux de travail et de vie, LaDécouverte, Paris, 1995.

Clot Y., Le travail à cœur, pour en finir avec les risques psychosociaux, La Découverte, Paris,2010.

Cooper C.L., Dewe P.J., O’Driscoll M.P., Organizational Stress: a review and critique oftheory, research and applications, Sage, Thousand Oaks, 2001.

Coles M., Lanfranchi J., Skalli A., Treble J., “Pay, technology, and the cost of workerabsence”, Economic Inquiry, vol. 45, n° 2, avril 2007, p. 268-285.

Conti R., Angelis J., Cooper C., Faragher B., Gill C., “The effect of lean production onworker job stress”, International Journal of Operations and Production Management, vol. 26, n° 9, 2006, p. 1013-1038.

Detchessahar M., « Quand discuter, c’est produire. Pour une théorie de l’espace dediscussion », Revue française de gestion, n° 132, janvier-février 2001, p. 32-43.

Detchessahar M., « L’avènement de l’entreprise communicationnelle ? Outils, problèmes etpolitique d’accompagnement », Revue française de gestion, vol. 29, n° 142, janvier-février2003, p. 65-84.

Detchessahar M., Devigne M., Stimec A., « Les modes de régulations du travail et leursimpacts sur la santé des salariés : deux établissements d’accueil des personnes âgées enquête de management », Finance, Contrôle, Stratégie, décembre 2010.

Drew J., McCallum B., Roggenofer S., Objectif lean Réussir l’entreprise au plus juste :enjeux techniques et culturel, Éd. d’Organisations, Paris, 2004.

Gollac M., « L’intensité au travail : formes et effets », Revue Économique, n° 2, vol. 56,mars 2005.

Gosselin M. et Mevellec P., « Plaidoyer pour la prise en compte des paramètres de conceptiondans la recherche sur les innovations en comptabilité de gestion », Comptabilité ContrôleAudit, numéro spécial, mai 2003, p. 87-109.

Reynaud J.-D., « Les régulations dans les organisations : régulation de contrôle et régulationautonome », Revue Française de Sociologie, vol. XXIX, 1988, p. 5-18.

Théry L., Le travail intenable. Résister collectivement à l’intensification du travail, LaDécouverte, Paris, 2006.

Toulouse G., Nastasia I., Imbeau D., Étude de faisabilité en vue d’intégrer la santé et lasécurité du travail et l’ergonomie à l’approche PVA-Kaisen, Études et Recherches R-428.IRSST, Québec, 2005.

Valeyre A., Conditions de travail et santé au travail des salariés de l’Union européenne : dessituations contrastées selon les formes d’organisation, Documents de travail du centred’études de l’emploi, n° 73, 2006.

144 Revue française de gestion – N° 214/2011

Cet

art

icle

des

Edi

tions

Lav

oisi

er e

st d

ispo

nibl

e en

acc

es li

bre

et g

ratu

it su

r ar

chiv

es-r

fg.r

evue

sonl

ine.

com