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DOCUMENT DE TRAVAIL 2008-009
LE CIBLAGE TECHNOLOGIQUE ET LA GESTION PRÉVENTIVE DES RISQUES DE CONFLITS DE JURIDICTION DANS LE COMMERCE ÉLECTRONIQUE
Arthur OULAÏ Serge KABLAN Édouard ONGUENE
Version originale : Original manuscript: Version original:
ISBN – 978-2-89524-322-9
Série électronique mise à jour : On-line publication updated : Seria electrónica, puesta al dia
04-2008
Le ciblage technologique et la gestion préventive des risques de conflits
de juridiction dans le commerce électronique
Preventing the risk of conflicts of jurisdiction in e-commerce: the targeting with special reference to the technology way
Arthur Oulaï*, Serge Kablan** et Édouard Onguene***
RÉSUMÉ La notion de risque rime souvent avec celle de responsabilité, voire de responsabilité juridique. Pour le gestionnaire dont les activités participent du déploiement de l’économie digitale, la gestion des risques juridiques dans le commerce électronique ne peut faire l’économie d’une identification préalable et exhaustive des exigences légales susceptibles d’appréhender ses activités et d’engager sa responsabilité. L’affranchissement des frontières dans le cyberespace imprime toutefois à cette démarche un caractère provisoire, illusoire et dérisoire, les exigences légales pertinentes prenant théoriquement leur source simultanément, et parfois de manière insoupçonnée, dans les corpus législatifs de plusieurs États du globe. Ce contexte, berceau inévitable de conflits de lois et de juridictions, crée des incertitudes juridiques que les règles traditionnelles du droit international privé ne parviennent pas toujours à évacuer. Dans la recherche de solutions alternatives, le présent article explore l’approche du « ciblage technologique », envisagée sous un angle préventif. Il en fournit une définition pratique et jauge sa réception en regard du droit positif. MOTSCLÉS CIBLAGE ; COMMERCE ÉLECTRONIQUE ; CONTRAT ; CONSOMMATEUR ; DROIT INTERNATIONAL PRIVÉ ; CRITÈRES DE RATTACHEMENT. * Professeur, Faculté de droit, Université de Sherbrooke, Québec, Canada ([email protected]) ** Professeur, FSA, Université Laval, Québec, Canada ([email protected]) *** Doctorant, Faculté de droit, Université Laval, Québec, Canada ([email protected])
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1. Les développements apparus des vocables technologie – information – communication – aménagent, de manière flagrante, le règne d’une économie digitale aux conséquences tentaculaires. Elle est dominée par la mobilité accrue que permettent les techniques modernes de transmission et de traitement de l'information, le phénomène ayant rattrapé presque tous les secteurs d’activités, en plus de susciter de profonds bouleversements dans les pratiques et habitudes1. D’un point de vue synoptique, Internet, voire le cyberespace, pourrait incarner ces techniques. Son impact sur le commerce a amené le commerce électronique, en référence aux activités commerciales menées à l’aide d’informations prenant la forme de messages de données2. Ces activités, particulièrement celles qui sont d’ordre contractuel, empruntent à l’environnement électronique qui les voit naître nombre de caractères, au premier chef, sa nature internationale. Les contrats qui se nouent et s’exécutent dans ce contexte ou dans le monde de l’atome, c’est‐à‐dire les contrats électroniques, s’envisagent ainsi comme des contrats internationaux3, l’internationalité leur étant inhérente selon certains4, au point où le dire semble être une vérité de La Palisse. Mais comme l’évidence est parfois trompeuse, il faut souffrir la tautologie pour rappeler que l’assertion prend pied sur la nature même du cyberespace, laquelle modifie profondément les perceptions traditionnelles. Dans ce monde virtuel, mentionne P. Trudel, « […] les coordonnées spatio‐temporelles se présentent comme un problème toujours posé. Les lieux et rôles s'y redéfinissent et se redistribuent en fonction de circonstances n'obéissant pas à un modèle prévisible »5. Aussi, importe‐il de croire
1 Robert BOYER, « La globalisation : mythes et réalités », Actes du Groupe d'Étude et de recherche
Permanent sur l'Industrie et les Salariés de l'Automobile, no 18, 1996, Université d'Évry Val d'Essonne, en ligne : <http://www.univ‐evry.fr/labos/gerpisa/actes/18/article2.html> (Date d’accès : 07/02/2008).
2 Voir notamment : COMMISSION DES NATIONS UNIES POUR LE DROIT COMMERCIAL INTERNATIONAL (CNUDCI), Loi type sur le commerce électronique et guide pour son incorporation 1996, Nations Unies, New York, 1997, en ligne : <http://www.uncitral.org/pdf/french/texts/electcom/05‐89451_Ebook.pdf> (Date d’accès : 07/02/2008).
3 Traditionnellement, le contrat international peut désigner le « […] contrat qui produit un mouvement de flux et de reflux audessus des frontières, un échange de valeurs réciproques entre deux pays » ou comme un contrat qui « […] concerne raisonnablement une autre nation [nos italiques]» ou enfin comme un contrat qui compte certains éléments d’extranéité, par exemple le lieu de signature ou d’exécution du contrat, la résidence habituelle ou la nationalité des cocontractants. L’application de ces critères traditionnels au contexte électronique n’est pas toujours évidente, et cette situation complique souvent la qualification internationale du contrat électronique. Comment, par exemple, établir le lieu de livraison effective de la chose ou le lieu d'exécution de la prestation caractéristique lorsque l'objet du contrat électronique est immatériel ou implique une consommation en ligne – téléchargement de logiciel, de musique ou acquisition d'un droit d’accès à un site payant, etc. – et quand les parties elles‐mêmes, lorsqu’elles sont identifiées, négligent de fournir des indications claires à ce sujet ? Quid aussi des personnes morales dont les activités sont principalement – si ce n’est exclusivement – exécutées au moyen de systèmes d’information sans lien avec un quelconque établissement physique ? Voir : Karim MEDJAD, Droit international des affaires : le contrat international, Paris, Nathan, 1998, pp. 61‐62. Uniform Commercial Code, Art. 1.105, en ligne : <http://www.law.cornell.edu/ucc/ucc.table.html> (Date d’accès : 07/02/2008).
4 Vincent GAUTRAIS, « Contrats internationaux dans le cyberespace : les éléments du changement » dans BARREAU DU QUÉBEC, Congrès annuel du Barreau du Québec, Montréal, Barreau du Québec, 1997, 405, pp. 424‐425.
5 Pierre TRUDEL, « L’influence d’Internet sur la production du droit », Colloque International Droit de l'internet : Approches européennes et internationales, Paris, novembre 2001, en ligne : <http://droit‐
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comme M. Vivant que « Dès l’instant où réseaux et Internet ne connaissent pas de frontières, il faut envisager les contrats du commerce électronique dans une perspective internationale »6. Ces contrats, ajoute, C. Kessedjian, « […] conservent des points de contact géographiques avec un ou plusieurs pays facilement identifiables »7. La pluralité des ordres juridiques en concours en est elle aussi une caractéristique évidente et c’est « […] l’éclatement des points de contact possibles »8 qu’elle entraîne qui justifie cette approche internationaliste.
2. S. Guillemard est toutefois des auteurs qui estiment que l’évidence proclamée plus haut devrait être atténuée, voire abandonnée9. Non seulement, soutient‐elle, l’internationalité du contrat électronique n’est pas systématique, mais la pratique semble révéler que la plupart des contrats électroniques – surtout de consommation – sont des contrats nationaux, pour ne pas dire locaux10. L’auteure cite d’ailleurs P. Breese11 avec qui elle constate que la lecture de la jurisprudence – française – du cyberespace en fournit une confirmation pertinente. Dès lors, dans la mesure où la détermination de la nationalité du contrat électronique n’est pas aussi évidente, il lui paraît utile de quitter l’opposition national/international pour y substituer la notion de « transmondialité » du contrat électronique :
Puisque tout le monde s’accorde pour dire que le « lieu de naissance » de la relation nouée dans le cyberespace est en dehors des zones territoriales terrestres, cela revient à dire qu’il est « étranger » par rapport à elles. En ce sens, on pourrait qualifier ce contrat de « transmondial » puisqu’il a des liens avec deux mondes, le monde virtuel et le monde terrestre12.
3. Selon l’auteure, cette proposition « […] supprime les difficultés de détermination de l’internationalité […]. Elle assure une sorte de « certitude » en terme de localisation, nécessaire à cette détermination […] [D]ans notre esprit, qualifier de cette façon un contrat ne revient pas à le détacher, surtout à détacher les contractants, de tout lien terrestre mais à lui reconnaître des caractéristiques propres »13.
internet‐2001.univ‐paris1.fr/pdf/vf/Trudel_P.pdf>, p. 2 (Date d’accès : 07/02/2008).
6 Michel VIVANT et al., Droit de l’informatique et des réseaux : informatique, multimédia, réseaux, internet, Paris, Lamy, 2003, pp. 1450 à 1451.
7 Catherine KESSEDJIAN, «Le principe de proximité vingt ans après », dans Paolo Romano GIAN (dir.) Le droit international privé : esprit et méthodes : Mélanges en l'honneur de Paul Lagarde, Paris, Dalloz, 2005, p. 511.
8 Idem. 9 Sylvette GUILLEMARD, Le droit international privé face au contrat de vente cyberspatial, Thèse de
doctorat, Université Laval, 2003, en ligne : <http://www.theses.ulaval.ca/2003/20565/20565.html> (Date d’accès : 07/02/2008).
10 Idem. 11 Pierre BREESE, Guide juridique de l’Internet et du commerce électronique, Paris, Vuibert, 2000, p. 348.
Voir aussi : Sylvette GUILLEMARD, op. cit., note 9. 12 Idem. 13 Idem.
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4. D’un côté, le contrat électronique, instrument par excellence du commerce électronique, est donc qualifié d’international. De l’autre, il est dit transmondial. Or, le point important est que ni la première qualification, ni la seconde, n’occulte le fait que les contrats électroniques demeurent particulièrement exposés aux conflits de juridiction qui peuvent naître presque naturellement dans un contexte où « […] il est aussi facile de contracter avec un correspondant qui se situe dans la même ville qu’avec un autre qui est à l’autre bout de la planète »14. En effet, si cette facilité représente une occasion inouïe d’accéder à un marché mondial littéralement à portée de souris elle ne risque pas moins d’être compromettante, eu égard notamment aux incertitudes juridiques et aux coûts additionnels qu’elle pourrait susciter dans le règlement de litiges ou, plus globalement, dans l'observation de lois d’ordres juridiques étrangers : quel droit est applicable à la relation contractuelle créée dans le cyberespace, quelle soit du type B2B (commerçant / commerçant)ou B2C (commerçant / consommateur) ? Quelle juridiction est compétente pour régler le différend survenu quand, par le truchement de son site Web transactionnel, le cybercommerçant est a priori ouvert sur un marché planétaire et peut transiger avec des dizaines de milliers d’internautes disséminés dans des juridictions promouvant des règles juridiques pas forcément homogènes ? 5. Dans ce contexte dominé par la multiplicité des juridictions potentiellement compétentes, il y a pour le cybercommerçant un besoin impératif de circonscrire le nombre d’entre elles aux normes desquelles ses activités peuvent être astreintes. C'est une exigence de stabilité, tant économique que juridique, qui s'impose, s'il veut éviter d'être attrait devant un tribunal à l'autre bout du monde ou d’avoir à se conformer à des lois dont il n’a jamais soupçonné l’existence. 6. Les juristes ont vu dans le targeting ou « ciblage » un procédé susceptible de permettre d'atteindre un tel objectif15. Son déploiement fait perdre à la pollicitation sa portée quasi‐universelle pour confiner le cybercommerçant pollicitant dans les espaces géographiques où il a les moyens de se défendre ou de se conformer aux exigences légales en vigueur. Cette restriction volontaire de l’offre s’établit en principe à trois niveaux : le premier niveau est contractuel (ci‐après désigné «ciblage contractuel»); le second niveau est technologique (ci‐après désigné «ciblage technologique»); le troisième niveau, enfin, évoque la connaissance réelle ou implicite que les parties avaient ou auraient dû avoir du
14 Vincent GAUTRAIS, op. cit., note 4. Également, selon Sylvette GUILLEMARD, cette qualification
(contrat transmondial) « […] n’évite pas de se pencher sur les règles de rattachement. En effet, même face à contrat « terrestre » qui ne présente aucun élément d’extranéité, nous pensons que tout juriste procède à un exercice de rattachement, inconscient et rapide, qui le mène à conclure à l’élimination d’ordres juridiques étrangers». Sylvette GUILLEMARD, op. cit., note 9.
15 Ce procédé est envisagé comme un substitut au critère du caractère (actif ou passif) des sites Web découlant de l’arrêt Zippo Manufacturing Co. c. Zippo Dot Com (952 F. Supp. 1119 (W.D. Pa. 1997)). Voir : Michael GEIST, Y atil un « là » là ? Pour plus de certitude juridique en rapport avec la compétence judiciaire à l'égard d’Internet, Étude commandée par la Conférence pour l'harmonisation des lois au Canada et Industrie Canada, 2001, en ligne : <http://www.ulcc.ca/fr/cls/internet‐jurisdiction‐fr.pdf> (Date d’accès : 07/02/2008). Aussi : Juan Sebastián GROSSO, « Les conflits de juridictions dans les transactions commerciales en ligne », 2002, en ligne : <http://www.cgglex.com/Frances/les‐conflicts‐de‐juridictions‐dans‐les.htm> (Date d’accès : 07/02/2008).
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lieu géographique de l'activité en ligne (ci‐après désigné «ciblage par la connaissance réelle ou implicite»). Dans la construction doctrinale, ces trois critères du ciblage s’interpénètrent et s’envisagent cumulativement pour situer la compétence juridictionnelle concernant les activités du cyberespace16. Dans ce contexte, l'office «préjudiciel» du juge consistera notamment à vérifier que les parties ont entendu toucher une clientèle ou un territoire particulier en prévision de la compétence d'une juridiction ou d’une loi particulière et à l'exclusion d'autres. 7. Or, des trois niveaux du ciblage évoqués, il nous semble que le deuxième, c’est‐à‐dire le ciblage technologique, soit seul déterminant en la matière. Cette hypothèse se démontre à l’aune des limites du ciblage contractuel et du caractère accessoire du ciblage par la connaissance réelle ou implicite. 8. Dans un premier temps, nous relativiserons donc la portée du ciblage contractuel avant d’affirmer, deuxièmement, la force du ciblage technologique qui, de fait, condamne le ciblage par la connaissance réelle ou implicite à un rôle subsidiaire, particulièrement dans les relations d’ordre contractuel. Comme nous le savons, il est difficile de dissocier le rattachement normatif du rattachement juridictionnel. Aussi, utiliserons‐nous le terme générique de conflits de juridiction pour désigner ces deux formes de rattachement, même si notre intérêt porte prioritairement sur le rattachement juridictionnel17. 1. Les limites du ciblage contractuel 9. Le ciblage contractuel consiste en l’acceptation préalable que le cybercommerçant peut requérir eu égard à une convention d’utilisation du site hôte de la transaction, laquelle est flanquée d’une clause attributive de juridiction ou d’élection de for. La validité et, surtout, l’utilité de cette clause ne sont plus à démontrer18. Le Code civil du Québec, par exemple, envisage la clause d’élection de for à l’article 3148 al. 4. Il s’ensuit que la compétence normale des tribunaux québécois peut être prorogée dans la clause d’élection de for. Elle peut être attributive de compétence en faveur des tribunaux québécois ou dérogatoire, au profit d’une autorité étrangère19. En France, le principe même de la licéité des clauses d’élection de for a été reconnu dès 1930 et réaffirmé à l’article 48 du Code de procédure civile, pourvu que la relation en cause existe entre professionnels. Le droit européen consacre également cette licéité par l’effet de l’article 23 du Règlement européen
16 Michael GEIST, loc. cit., note 15, p. 48. 17 Voir dans le même sens, Karim BENYEKHLEF, «Réflexions pour une approche pragmatique des
conflits de juridictions dans le cyberespace», dans Vincent GAUTRAIS (dir.), Droit du commerce électronique, Montréal, Les Éditions Thémis, 2002, p. 139.
18 Voir Catherine KESSEDJIAN selon qui la clause d’élection de for « […] très courante dans les contrats internationaux à tel point que l'on ne devrait plus s'interroger, semble‐t‐il, sur le principe de sa validité » : CONFÉRENCE DE LA HAYE DE DROIT INTERNATIONAL PRIVÉ, « Compétence juridictionnelle internationale et effets des jugements étrangers en matière civile et commerciale », Document préliminaire no 7, avril 1997 (Rapport établi par Catherine KESSEDJIAN), en ligne : <ftp://hcch.net/doc/jdgm_dp7.doc> (Date d’accès : 07/02/2008).
19 Respectivement les articles 3148 et 3168 C.c.Q.
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concernant la compétence, la reconnaissance et l’exécution des jugements en matière civile et commerciale20. Par conséquent, dans les ordres juridiques qui admettent les clauses d’élection de for, le tribunal ainsi désigné est compétent en vertu de la liberté contractuelle21. 10. En théorie donc, le juge amené à cerner l'intention des parties à l’occasion d’une transaction donnée sera pleinement convaincu de ladite intention en se référant à cette clause. Un tel examen est facile : il s'agit de voir si cette clause, qui donne compétence à un juge ou à une loi particulière, existe ou non. Le véritable problème se trouve ailleurs : la seule existence du cette clause met‐elle le cybercommerçant à l'abri de la compétence de juridictions non‐élues ? Il nous semble que la réponse à cette question soit forcément négative, compte tenu, d’une part, des incertitudes qui peuvent subsister quant à la valeur juridique du consentement exprimé en ligne relativement aux clauses attributives de juridiction ou d’élection de for et, d’autre part, de la présence des règles d'application nécessaire. Nous analyserons successivement ces deux facteurs.
1.1 De l’acceptation des clauses de juridiction 11. Il découle de l’immatérialité du contrat électronique une certaine aisance quant à sa formation. La convivialité qui tente de faire écran à cette immatérialité ainsi qu’aux codes informatiques qui la gèrent y est sans doute pour quelque chose. Fréquemment en effet, qu’il s’agisse de conclure un contrat en général ou d’accepter une clause d’élection de for en particulier, un simple clic suffit, soit qu’il serve à l’activation d’un icône d’acceptation (clickwrap agreement) soit qu’il initie le furetage à proprement parler pour entraîner, par le fait même, l’acceptation des conditions d’utilisation du site Web, incluant ladite clause (browsewrap agreement). L’article premier des Conditions d’utilisation du site Web de l’Office européen des brevets22 est une illustration intéressante de cette modalité d’acceptation :
L'accès à et l'utilisation de toute partie du site web de l'Office européen des brevets (ci‐après "le Site web"), de tout document, de tout élément ou de toute information, y compris les textes, images, sons et logiciels mis à disposition sur le Site web (ci‐après les "Informations") et de tout service fourni via le Site web (ci‐après les "Services") sont soumis aux présentes conditions d'utilisation (ci‐après les "Conditions d'utilisation") et valent acceptation de ces dernières par l'utilisateur.
12. Nous relèverons deux idées fortes au sujet de la validité de ces modalités d’acceptation en ligne. Premièrement, s’il est acquis que le clickwrap agreement a pu
20 Règlement (CE) No 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000, en ligne : <http://europa.eu.int/eur‐
lex/fr/com/pdf/2000/fr_500PC0689.pdf> (Date d’accès : 07/02/2008). 21 La Cour suprême du Canada a considéré que la compétence fondée sur la liberté contractuelle devait
l’emporter sur toute autre considération, notamment sur le principe de la réunion des débats. Voir : GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., [2005] 2 R.C.S. 401.
22 OFFICE EUROPÉEN DES BREVETS, Conditions d’utilisation du site Web de l’OEB, 2007, en ligne : <http://www.epo.org/termsofuse_fr.html> (Date d’accès : 07/02/2008).
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bénéficier d’un caractère exécutoire, notamment au Canada23, il demeure difficile de dégager des principes généraux en la matière et une appréciation au cas par cas reste de mise24. À preuve, dans une récente affaire, la Cour du Québec qui devait se prononcer sur l’opposabilité d’une clause d’élection de for, à laquelle l’intimée prétendait n’avoir jamais consenti, a particulièrement insisté sur la nécessité « d'exiger une preuve plus valable d'acceptation d'un contrat informatique qu'un simple « clic », sans possibilité de vérifier la rencontre des volontés qui forment un contrat, où il doit y avoir « accord de volonté » (art. 1378 C.c.Q.), sur le même objet (art. 1412 C.c.Q.) »25. En lui‐même, le clic n’est donc pas déterminant, l’accent étant surtout mis sur la nécessaire rencontre des volontés des parties. Mais alors, cette preuve plus valable du consentement ou de l’accord de volonté évoquée dans l’affaire Aspender1.com Inc. pourrait‐elle consister en l’utilisation de pop ups ou de fenêtres contextuelles qui apparaitraient systématiquement à chaque nouvelle session et qui arboreraient les clauses contractuelles applicables, avec l’obligation pour le cocontractant d’en attester la prise de connaissance par des clics successifs ? Une procédure contractuelle plus ou moins similaire est utilisée par Google relativement à l’adhésion à son service AdWords :
« To open an AdWords account, an advertiser had to have gone through a series of steps in an online sign‐up process. (Hsu Decl. ¶ 3.) To activate the AdWords account, the advertiser had to have visited his account page, where he was shown the AdWords contract. (Hsu Decl. ¶ 4.) Toward the top of the page displaying the AdWords contract, a notice in bold print appeared and stated, “Carefully read the following terms and conditions. If you agree with these terms, indicate your assent below.” (Hsu Decl. ¶ 4.) The terms and conditions were offered in a window, with a scroll bar that allowed the advertiser to scroll down and read the entire contract. The contract itself included the pre‐amble and seven paragraphs, in twelve‐point font. The contract's pre‐amble, the first paragraph, and part of the second paragraph were clearly visible before scrolling down to read the rest of the contract. The preamble, visible at first impression, stated that consent to the terms listed in the Agreement constituted a binding agreement with Google. A link to a printer‐friendly version of the contract was offered at the top of the contract window for the advertiser who would rather read the contract printed on paper or view it on a full‐screen instead of scrolling down the window. (Hsu Decl. ¶ 5.) At the bottom of the webpage, viewable without scrolling down, was a box and the words, “Yes, I agree to the above terms and conditions.” (Hsu Decl. ¶ 4.) The advertiser had to have clicked on this box in order to proceed to the next step. (Hsu Decl. ¶ 6.) If the advertiser did not click on “Yes, I agree ...” and instead tried to click the “Continue” button at the bottom of the webpage, the advertiser would have been returned to the same page and could not advance to the next step. If the advertiser did not agree to the
23 Rudder c. Microsoft Corporation (1999), 2 C.P.R. (4th) 474 (C.S. J. Ont.); Voir aux États‐Unis : Killagen c.
Network Solutions, 99 F. Sup. 2d 125 (D. Masuiv. 2000); 24 GAUTRAIS, V., « La couleur du consentement électronique », (2003) 16‐1 Cahiers prop. intel. 61, pp.
81 et suiv. 25 Aspender1.com Inc. c. Paysystems Corp., 2005 IIJCan 6494 (QC C.Q.).
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AdWords contract, he could not activate his account, place any ads, or incur any charges26.
13. Certes, la validité de cette procédure, eu égard à l’échange des consentements, a été récemment reconnue par le juge américain27. Mais il n’est pas certain qu’elle constituera, à court terme, un standard international en matière d’échange de consentement sur Internet. 14. Deuxièmement, en ce qui concerne le browsewrap agreement – selon lequel le furetage sur le site Web vaut acceptation de l’ensemble des dispositions de sa convention d’utilisation – les avis sont aussi partagés. Deux décisions judiciaires américaines, parmi plusieurs, appuient ce constat : dans l’affaire Ticketmaster, par exemple, le tribunal a relevé le caractère équivoque de cette procédure, renonçant ainsi à une validation d’office des contrats qui pourraient en émaner28. L’approche contraire a cependant été préférée dans l’affaire Register.com où le juge conclut que les conditions d’utilisation lient effectivement les utilisateurs, même s’il y a, à l’évidence, absence d’une manifestation claire de consentement29. 15. Sûrement, comme l’a relevé L. Thoumyre, le clic « […] entraîne la transmission d’informations numériques qui seront reconnues par un logiciel, lequel les convertira en informations intelligibles pour le commerçant destiné à les recevoir »30. Mais les positions encore mitigées de la jurisprudence sur la validité des contrats ainsi formés suggèrent un renforcement de ce formalisme31 subrepticement incarné par ce fameux clic et dont la force
26 Feldman v. Google Inc., 2007 WL 966011 (E.D. Pa. March 29, 2007)
<http://www.paed.uscourts.gov/documents/opinions/07D0411P.pdf>, pp. 5‐6 (Date d’accès : 27 nov. 07).
27 Idem. 28 Ticketmaster Corp. v. Tickets.Com Inc., 54 U.S.P.Q. 2d 1344, 2000 WL 525390, 2000 U.S. Dist. LEXIS
4553 (C.D. Cal. 2000), 126 F.Supp.2d 238 (S.D.N.Y. 2000). 29 Register.com Inc. v. Verio Inc., 126 F.Supp.2d 238, (S.D.N.Y. 2000). Voir également : Forrest v. Verizon
Communications Inc., 805 A.2d 1007 (D.C. 2002). DeJohn v. The .TV Corporation International et al., 245 F.Supp.2d 913 (C.D. Ill. 2003). Aussi : Laura DARDEN et Charles THORPE, «Forming Contracts Over the Internet: Click‐wrap and Browse‐wrap Agreements», 2003, en ligne :<http://gsulaw.gsu.edu/lawand/papers/su03/darden_thorpe/> (Date d’accès : 07/02/2008). Également : Charles MORGAN, « I Click, You Click, We all Click...But Do We Have a Contract? A Case Comment on Aspencer1.com v. Paysystems », (2005) Canadian Journal of Law and Technology, 109, pp. 110 et suiv., en ligne : <http://www.mccarthy.ca/pubs/canadian_journal.pdf> (Date d’accès : 07/02/2008). Également : Joseph SAVIRIMUTHU, « Online Contract Formation: Taking Technological Infrastructure Seriously », (2005) University of Ottawa Law & Technology Journal, 105, pp. 123 et suiv., en ligne : <http://www.uoltj.ca/articles/vol2.1/2005.2.1.uoltj.Savirimuthu.105‐143.pdf> (Date d’accès : 07/02/2008).
30 Lionel THOUMYRE, « L’échange des consentements dans le commerce électronique », (1999) 5 Lex Electronica, en ligne : <http://www.lex‐electronica.org/articles/v5‐1/thoumfr.htm> (Date d’accès : 07/02/2008), p. 17.
31 Il est probe de nuancer l’importance de ce renforcement à la lumière de l’arrêt Achilles (USA) v. Plastics Dura Plastics (1997) ltée/Ltd. dans lequel le juge Dalphond relève : « […] En vertu du droit québécois, aucun formalisme particulier n’est requis pour établir l’existence d’un consentement à une clause compromissoire par opposition à un autre type de contrat. Tout en reconnaissant qu’une clause compromissoire constitue un contrat autonome par rapport au reste du contrat dans lequel elle s’inscrit (art. 2642 C.c.Q.) le droit québécois ne l’assujettit pas à des règles différentes quant à l’existence d’une rencontre des volontés […] Il s’ensuit que les règles habituelles en matière
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psychologique ne semble pas encore égaler celle de la signature manuscrite32. Or, en cette ambivalence de la jurisprudence réside aussi une certaine incertitude qui fragilise le ciblage contractuel. En effet, quel que soit le renforcement initié par le cybercommerçant relativement au formalisme contractuel en usage sur son site Web transactionnel, il n’est pas possible de garantir dans l’absolu que l’élection de juridiction à laquelle il aura soumis son cocontractant résistera à l’analyse de tous les ordres juridiques. Le risque de voir ses activités soumises à des juridictions autres que celles choisies demeure suspendu à l’issu d’une telle analyse. Ce risque s’accentue d’ailleurs avec le déploiement des règles d’application nécessaire auxquelles les clauses de juridiction ne survivent pas toujours.
1.2 L’impact des règles d’application nécessaire 16. Le dispositif de protection du consommateur et de l'adhérent, en particulier, peut remettre en cause le choix opéré par les parties à travers la clause d’élection de for ou de loi, ce qui risque de s'appliquer à la plupart des contrats du commerce électronique. M. Geist avait déjà soulevé cette limite, mais il nous semble qu’il faille davantage y insister, compte tenu de l’impact qu’elle a sur le ciblage contractuel33. Un exemple pertinent peut être tiré du droit québécois où le consommateur34 engagé dans une relation contractuelle
d’acceptation tacite d’un contrat sont applicables. Celles‐ci sont ainsi résumées par les auteurs Baudouin et Jobin […] L’acceptation peut être expresse ou tacite (article 1386 du Code civil). Elle est expresse lorsqu’elle est faite oralement, par écrit ou par un geste non équivoque, tel par exemple celui d’un enchérisseur. Elle est tacite lorsque, en tenant compte des circonstances, il est évident que la partie a voulu se prévaloir de l’offre, à condition toutefois que l’on ne puisse déduire rien d’autre de sa conduite qu’une acceptation pure et simple ». Voir : 2006 QCCA 1523 (CanLII), 2006 QCCA 1523.
32 Santiago CAVANILLAS MÙGICA, « Les contrats en ligne dans la théorie générale du contrat : le regard d’un juriste de droit civil » (2000) 17 Cahier du CRID 99, p. 100.
33 Michael GEIST, loc. cit., note 15, p. 49. 34 L’article 1384 C.c.Q. définit le contrat de consommation comme : « […] le contrat dont le champ
d'application est délimité par les lois relatives à la protection du consommateur, par lequel l'une des parties, étant une personne physique, le consommateur, acquiert, loue, emprunte ou se procure de toute autre manière, à des fins personnelles, familiales ou domestiques, des biens ou des services auprès de l'autre partie, laquelle offre de tels biens ou services dans le cadre d'une entreprise qu'elle exploite ».Voir aussi la Loi sur la protection du consommateur, L.R.Q., chapitre P‐40.1. Par ailleurs, la directive n°97/7/CE du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 1997 concernant la protection des consommateurs en matière de contrats à distance fournit des éléments dans la définition des parties au commerce électronique. Aux termes de l’article 2 al. 2 de cette directive, est « consommateur», « toute personne physique qui (…) agit à des fins qui n'entrent pas dans le cadre de son activité professionnelle »; et est aux termes de l’al. 3, «fournisseur», « toute personne physique ou morale qui (…) agit dans le cadre de son activité professionnelle ». Dans une étude de la Conférence de La Haye de droit international privé, Catherine KESSEDJIAN note cependant : « […] la Commission s’est interrogée sur le problème de savoir si, dans l’environnement en ligne, la notion traditionnelle de consommateur est encore efficace. Elle suggère donc de requalifier le consommateur et d’ouvrir simplement la compétence au domicile du demandeur à toute personne physique agissant en son nom propre, quel que soit l’objet de la transaction. Comme l’a expliqué le Rapporteur, l’idée de départ consiste à dire que, dans un environnement en ligne, les petites entreprises doivent être également protégées. Or, comme il est difficile de définir une « petite entreprise », la prévisibilité exigerait de s’en remettre à la notion de personne physique ». Catherine KESSEDJIAN, Les échanges de données informatisées, Internet et le commerce électronique, Rapport,
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avec un commerçant bénéficie d’une protection spécifique, nonobstant les stipulations contractuelles auxquelles il aura pu être soumis. Cette protection est notamment fournie par la Loi sur la protection du consommateur – ci‐après dénommée L.p.c. En la matière, il est essentiellement question du contrat à distance, décrit dans la mouture actuelle de l’article 54.1 comme le « […] contrat conclu alors que le commerçant et le consommateur ne sont pas en présence l'un de l'autre et qui est précédé d'une offre du commerçant de conclure un tel contrat »35. Or, ces contrats, qui englobent les contrats électroniques, sont réputés conclus à l’adresse du consommateur36. 17. Cette mesure, explique V. Gautrais, s’inscrit dans un « […] désir fort protecteur de favoriser le consommateur en lui permettant de fonder tout éventuel litige tant sur son droit que par son juge »37. À l’appui de cette idée, l’auteur évoque plusieurs autres dispositions dont l’article 19 de la même loi qui interdit les clauses contractuelles assujettissant le consommateur, en tout ou en partie, à une loi autre que celle du Parlement du Québec ou du Canada. L’article 11.1 L.p.c. proscrit aussi la « […] stipulation ayant pour effet soit d'imposer au consommateur l'obligation de soumettre un litige éventuel à l'arbitrage, soit de restreindre son droit d'ester en justice, notamment en lui interdisant d'exercer un recours collectif, soit de le priver du droit d'être membre d'un groupe visé par un tel recours ». 18. À ces dispositions, il convient d’ajouter celles du Code civil, notamment l’article 3117 C.c.Q., qui fait aussi échec à toute désignation contractuelle d’une loi applicable au contrat de consommation, si ce choix prive le consommateur de la protection que lui assurent les dispositions impératives de la loi de l’État où il a sa résidence. Pour ce faire, le contrat doit avoir été précédé, dans ce lieu, d’une offre spéciale ou d’une demande de publicité38; et les actes nécessaires à sa conclusion doivent y avoir été accomplis par le consommateur ou, s’il s’agit d’une commande, elle doit y avoir été reçue39.
Conférence de La Haye de droit international privé, Doc. prél. No 7, avril 2000, p. 22. Aussi : Sylvette GUILLEMARD, « Le cyberconsommateur est mort, vive l'adhérent », (2004) 1 Journal du droit international privé, 7‐61.
35 Loi sur la protection du consommateur, L.R.Q., chapitre P‐40.1, art. 54.1. 36 Loi sur la protection du consommateur, L.R.Q., chapitre P‐40.1, art. 54.2. 37 Vincent GAUTRAIS, « L’encadrement juridique du « cyberconsommateur » québécois », dans
GAUTRAIS Vincent (dir.), Droit du commerce électronique, Montréal, Les Éditions Thémis, 2002, 261, p. 285.
38 Charlaine BOUCHARD, Marc LACOURSIÈRE et Julie McCANN, « La cyberpublicité: son visage, ses couleurs ‐ Qu'en est‐il de la protection des consommateurs ? », (2005) 107 Revue du Notariat, 303, pp. 303 et suiv. Les auteurs proposent une définition de la cyberpublicité et analysent les règles juridiques qui l’encadrent.
39 L’article 3149 C.c.Q. complète de manière significative cet encadrement des aspects internationaux des contrats de consommation en spécifiant que : « Les autorités québécoises sont, en outre, compétentes pour connaître d’une action fondée sur un contrat de consommation ou sur un contrat de travail si le consommateur ou le travailleur a son domicile ou sa résidence au Québec; la renonciation du consommateur ou du travailleur à cette compétence ne peut lui être opposée ».
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19. Bien entendu, l’application au contexte électronique de cette disposition issue de la Convention de Rome de 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles40 (ci‐après désignée Convention de Rome de 1980) n’est pas évidente41. La difficulté naît particulièrement de la prescription suivant laquelle la conclusion du contrat doit avoir été précédée, dans le pays où le consommateur a sa résidence, d'une proposition spécialement faite ou d'une publicité. Au fond, lorsque le contexte électronique est considéré, il faut se demander, entre autres si, pour remplir la condition susmentionnée, le consommateur doit prendre l’initiative d’accéder au site du professionnel pour se faire offrir des produits ou des services – hypothèse de la connexion – ou s’il faut considérer que le professionnel diffuse en continu des offres publiques – hypothèse de la diffusion42. Les avis restent partagés à ce sujet43, même si la jurisprudence américaine a notamment statué que la diffusion d’une publicité sur le Web n’emporte pas forcément compétence des juridictions de tous les endroits où cette publicité est accessible44. 20. Un fait demeure cependant, malgré ces difficultés : c’est la primauté reconnue (à l’échelle de la Convention de Rome de 1980 et même au‐delà) aux dispositions impératives de la loi et, plus globalement, aux tribunaux du pays où le consommateur a sa résidence. En pratique, rien n’empêche le cybercommerçant malais, pakistanais ou français de prévoir une clause attributive de juridiction ou d’élection de for dans son contrat avec un internaute. Si toutefois cet internaute est un consommateur qui a sa résidence au Québec, cette clause risque d’entrer en conflit avec les dispositions impératives sus‐évoquées, qui sont favorables à la juridiction québécoise, outre les autres règles d’ordre public – par exemple, celles qui dictent le formalisme du contrat électronique – dont ce cybercommerçant ne pourra faire l’économie45. Des règles différentes s’imposeront si le cocontractant est un consommateur de l’Ontario. Dans ce contexte, le cybercommerçant devra notamment prendre en compte les dispositions issues de la Loi de 2002 sur la protection du consommateur (L.O. 2002, chapitre 30); au Manitoba, la Loi sur la protection du consommateur de 2000 (C.P.L.M. c. 200, Partie XVI) devra être considérée; en Saskatchewan, l’Act to Amend the Consumer Protection Act (2002, chapter 16) sera sans
40 COMMUNAUTÉ ÉCONOMIQUE EUROPÉENNE, Convention de Rome de 1980 sur la loi applicable aux
obligations contractuelles, CF 498Y0126(03), Journal officiel n° L 266 du 09/10/1980 p. 0001 – 0019. 41 L’article 5 de cette convention dispose : « […] le choix par les parties de la loi applicable ne peut avoir
pour résultat de priver le consommateur de la protection que lui assurent les dispositions impératives de la loi du pays dans lequel il a sa résidence habituelle : ‐ si la conclusion du contrat a été précédée dans ce pays d'une proposition spécialement faite ou d'une publicité, et si le consommateur a accompli dans ce pays les actes nécessaires à la conclusion du contrat ou ‐ si le cocontractant du consommateur ou son représentant a reçu la commande du consommateur dans ce pays ou ‐ si le contrat est une vente de marchandises et que le consommateur se soit rendu de ce pays dans un pays étranger et y ait passé la commande, à la condition que le voyage ait été organisé par le vendeur dans le but d'inciter le consommateur à conclure une vente ».
42 Marc‐Antoine MAURY, La lex electronica, Mémoire de DESS, droit, informatique et technologies nouvelles, Université Paris‐Sud, 1998, en ligne : <http://perso.wanadoo.fr/mam/these4.htm> (Date d’accès : 07/02/2008).
43 Voir notamment : Nicolas BRAULT, «Le droit applicable à Internet, de l'abîme aux sommets», (1996) 12 Légicom 1, p. 6.
44 Bensusan Restaurant Corp. c. King, 937 F. Supp. 295 (S.D.N.Y. 1996). Aussi Marc‐Antoine MAURY, op. cit., note 42.
45 Notamment : Loi sur la protection du consommateur, L.R.Q., chapitre P‐40.1, art. 54.1 et suiv.
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doute pertinent, tout comme les articles L. 121‐16 et suiv. du Code de la consommation, entre autres, pour les situations qui intéressent le consommateur français46. 21. Avec cette primauté des règles impératives du droit de la consommation, le ciblage contractuel, qui trouve pourtant en l'existence de la clause de juridiction la meilleure preuve que puisse avoir le juge cherchant à cerner si les parties ont entendu préciser une juridiction ou une loi compétente, ne permettra pas de discerner en cette clause un élément pertinent pour le conforter en tant qu’approche. La raison en est simple : la clause de juridiction se trouve en amont de la situation juridique, ce qui étiole considérablement ses effets. 22. Premièrement, elle est une initiative des parties (plus précisément, du stipulant, alors que la poursuite devant une juridiction non choisie est une initiative du cocontractant) et malgré son caractère obligatoire, elle ne peut s'imposer face à une loi d'application nécessaire divergente. Deuxièmement, la clause de juridiction ne limite que le nombre de juridictions devant lesquelles les poursuites peuvent être effectuées et non le nombre de juridictions réellement compétentes, si l’on tient compte des règles du droit international privé. En effet, la nature universelle du cyberespace fait qu’un bien ou un service proposé sur Internet le met instantanément à la disposition de centaines de millions de cyberconsommateurs potentiels dont chacun est protégé par les lois de son propre pays. Ainsi, un cybercommerçant américain qui propose un bien ou un service sur Internet peut difficilement parvenir à éviter que le client de Vanuatu en Mélanésie le traîne devant une juridiction de ce pays si dans le droit de la consommation dudit pays, il est prévu que le consommateur puisse en tout état de cause porter un litige devant les juridictions de Vanuatu. 23. À l’examen, il apparaît donc qu’une combinaison de dispositions de natures diverses réglementent finalement les activités commerciales électroniques et qui font que la clause de juridiction est destinée à avoir un destin aléatoire. En la matière, il faut relever, avec une certaine hiérarchie entre les diverses règles, les dispositions relatives au droit de la consommation qui ont vocation à s’appliquer aux conventions d’achat en ligne, auxquelles s’associent les dispositions régissant les contrats en général. En outre, ce type de conventions entrant en principe dans la catégorie plus spécifique des contrats d’adhésion47, il va de soi que les dispositions de protection de l’adhérent sont également applicables.
46 À l’échelle internationale, une compilation des principales dispositions légales applicables à la
cyberconsommation ou à la vente à distance en général est proposée par l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE). Voir à ce sujet : OCDE, Inventaire des lois, politiques et pratiques régissant la protection des consommateurs dans le contexte du commerce électronique, 2001, en ligne :
<http://www.olis.oecd.org/olis/2000doc.nsf/8d00615172fd2a63c125685d005300b5/c125692700623b74c1256a0200370632/$FILE/JT00112588.PDF> (Date d’accès : 07/02/2008).
47 Suivant l’article 1379 C.c.Q., « Le contrat est d'adhésion lorsque les stipulations essentielles qu'il comporte ont été imposées par l'une des parties ou rédigées par elle, pour son compte ou suivant ses instructions, et qu'elles ne pouvaient être librement discutées ».
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24. Au Québec, le mécanisme de protection de l’adhérent consiste en un ensemble de quatre règles qui vont de l’article 1432 à l’article 1438 du C.c.Q. La première règle est celle de l’article 1432 du C.c.Q., une règle d’interprétation des clauses ambiguës48. La deuxième, de l’article 1435 C.c.Q., tient à l’obligation d’information que le stipulant a vis à vis de l’adhérent, en ce qui concerne les clauses externes : ces clauses sont nulles si elles n’ont pas été portées à la connaissance de l’adhérent, à moins que le stipulant ne prouve que ce dernier n’en avait par ailleurs connaissance d’une manière ou d’une autre49. Quant à la troisième règle, elle impose que les clauses d’un contrat d’adhésion soient claires et lisibles, pour en empêcher la nullité s’il advienait qu’elles soient défavorables à l’adhérent : c’est la substance de l’article 1436 C.c.Q. La quatrième règle, qui est également celle qui provoque le plus de passions, est celle relative à la sanction des clauses abusives (nullité de la clause ou réduction de l’obligation qui en découle). Cette règle est prévue par l’article 1437 C.c.Q. et la doctrine a depuis longtemps soulevé les problèmes qu’elle pose, notamment de confusion sur la position du législateur entre l’admission et la sanction de la lésion entre majeurs50. 25. Sans investir ce débat, il importe d’indiquer que le mécanisme de protection de l’adhérent pourrait être déclenché à l’égard de toute clause contractuelle jugée abusive, y compris à l’égard de la clause d'élection de for elle‐même, que celle‐ci soit en faveur d’un tribunal judiciaire ou d’un tribunal arbitral. La Conférence de La Haye, par exemple, avait entrevu cette possibilité en 1965 : l’article 4 de la Convention du 25 novembre 1965 sur les accords d’élection de for invalidait l’accord des parties en la matière « […] s’il avait été obtenu par un abus de puissance économique ou autres moyens déloyaux ». De même, la
48 Selon cet article, dans le doute, le contrat s'interprète en faveur de celui qui a contracté l'obligation et
contre celui qui l'a stipulée. Dans tous les cas, il s'interprète en faveur de l'adhérent ou du consommateur.
49 Cette règle a reçu une récente interprétation de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Dell. L’appréciation du caractère externe d’une clause d’un contrat électronique, selon la Cour, doit s’envisager à la lumière de l’accessibilité de celle‐ci. Plus exactement, elle suggère que : […] une clause qui requiert des manœuvres d’une complexité telle que son texte n’est pas raisonnablement accessible ne pourra pas être considérée comme faisant partie intégrante du contrat. De même, la clause contenue dans un document sur Internet et à laquelle un contrat sur Internet renvoie, mais pour laquelle aucun lien n’est fourni, sera une clause externe. Il ressort de l’interprétation de l’art. 1435 C.c.Q. et du principe d’équivalence fonctionnelle qui sous‐tend la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information que l’accès à la clause sur support électronique ne doit pas être plus difficile que l’accès à son équivalent sur support papier ». À ce propos : Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, 2007 CSC 34. La position de Adrian POPOVICI rapportée par Brigitte LEFEBVRE permet de préciser que « […] la connaissance de l’adhérent devrait s’évaluer in abstracto, c’est‐à‐dire que le stipulant devra prouver qu’il a pris tous les moyens pour que l’adhérent prenne connaissance de la clause et non pas prouver la connaissance effective de la clause par l’adhérent ». Voir : Adrian POPOVICI, « Le nouveau Code civil et les contrats d’adhésion », (1992) Meredith Mem. Lect. 137, p. 141, citée par Brigitte LEFEBVRE, «Le contrat d’adhésion», (2003) 105 R. du N., p. 474. En common law, pour que le cocontractant soit considéré lié, le vendeur doit avoir pris des mesures pour que ce dernier connaisse les termes du contrat, De telles mesures doivent être raisonnables et, si le vendeur établit qu’il a pris de telles dispositions, l’acceptant ne pourra pas se rétracter. Le consentement est alors valable. Voir notamment l’arrêt Parker v. South Eastern Rwy Co., (1877) 2 C.P.D. 416.
50 Sylvette GUILLEMARD, « Les clauses abusives et leurs sanctions. La quadrature du cercle », (1999) 59 Revue du Barreau, p. 381.
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liste contenue dans la Directive européenne sur les clauses abusives décrit parmi les clauses pouvant constituer un abus, celles « […] ayant pour objet ou pour effet […] de supprimer ou d’entraver l’exercice d’actions en justice ou des voies de recours par le consommateur »51. En droit québécois cependant, une nuance importante issue de l’arrêt United European Bank and Trust Nassau Ltd. c. Duchesneau doit être considérée dans l’appréciation de la sanction des clauses abusives lorsque celles‐ci concernent l’élection d’un for :
Le fait que le législateur ait adopté une règle particulière de droit international privé, qui rend inopposable aux consommateurs sa renonciation à la compétence des autorités québécoises (Art. 3117 et 3149 C.c.Q.) et qu’il n’ait pas jugé utile ou nécessaire d’en faire autant pour protéger l’adhérent à un contrat d’adhésion, est un indice sérieux que le législateur a délibérément choisi de ne pas faire d’exception ou de règle particulière de droit international privé en faveur de l’adhérent. Le silence du législateur est d’autant plus frappant, voire significatif, que les dispositions du Code civil concernant la clause externe (art. 1435 C.c.Q.), la clause illisible ou incompréhensible (art. 1436 C.c.Q.) et la clause abusive (art. 1437 C.c.Q.) s’appliquent tant au contrat de consommation qu’au contrat d’adhésion. Or, le législateur adopte une règle d’exception propre au contrat de consommation sans l’imposer au contrat d’adhésion. L’omission est manifestement volontaire, ce qui impose au tribunal québécois de s’abstenir de vérifier le caractère abusif de la clause d’élection de for. En somme, en présence d’une clause compromissoire ou de for claire, l’examen du tribunal québécois consiste essentiellement à qualifier la nature du recours et à vérifier si des règles particulières du droit international privé trouvent application en fonction de la qualification juridique retenue. S’il ne se trouve aucune règle particulière, l’analyse est, en principe terminée [Nos italiques]52.
26. De ce qui précède et, nonobstant la nuance relative à la sanction en droit québécois de la clause abusive dans les contrats d’adhésion, il semble rester peu de cas où le ciblage contractuel produira tous ses effets. Les incertitudes liées à l’acceptation en ligne des clauses d’élection de juridiction ou de loi53 et, pire, la préséance des règles impératives nationales sur le choix des parties, laissent subsister les risques auxquels le cybercommerçant est exposé dans le commerce électronique : risques d’être attrait devant des juridictions étrangères ; risques de devoir se conformer, simultanément peut être, à des règles d’ordres juridiques étrangers. Une gestion effective de ces risques incline, non à combiner le ciblage contractuel à d’autres mécanismes, mais à le délaisser au profit de solutions alternatives exclusives. La raison en est fort simple : les règles d’application nécessaire se poseront toujours comme un incontournable qui, en limitant le choix des parties, fragilise toute approche dualiste. La solution idoine, à notre avis, est celle qui survit
51 Directive 93/13/CEE du Conseil du 5 avril 1993 concernant les clauses abusives dans les contrats
conclus avec les consommateurs, paragraphe q). 52 United European Bank and Trust Nassau Ltd. c. Duchesneau, 2006 QCCA 652 (CanLII), 2006 QCCA 652. 53 À cet effet, voir aussi M. GIEST, op. cit., note 15, p. 49 et suiv.
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à ces règles impératives. En la matière, le ciblage technologique emporte satisfaction, le ciblage par la connaissance réelle ou implicite n’étant alors qu’un élément accessoire dans les opérations d’ordre contractuel. 2. La force du ciblage technologique 27. L’importance du ciblage technologique dans la gestion préventive des conflits de juridiction peut être restituée à la lumière de l’affaire Hyperinfo Canada Inc. portée devant les tribunaux québécois en 2001. L’instance était relative à l’usage de la langue française dans le cyberespace. Pour mémoire, l’Office de la Commission de protection de la langue française – ci‐après désigné « la Commission » – avait reçu une plainte à l'effet qu'une firme québécoise – Hyperinfo Canada Inc., dont le siège social et la place d'affaire sont situés à Hull, province de Québec – exploitait un site Internet commercial unilingue anglais. Après examen, la Commission a fait parvenir une missive à l’entreprise, dans laquelle elle l’informait que la publicité commerciale diffusée sur le Web devait être faite en français, en conformité avec l’article 52 de la Charte (québécoise) de la langue française. Moins d’une semaine après, Hyperinfo Canada Inc. assurait à la Commission qu’elle avait apporté les correctifs appropriés, bien que dans les faits, certaines informations de son site Web demeuraient en anglais, par exemple, les informations concernant les stratégies d'affaires et l'index des produits offerts en vente. En réaction à la mise en demeure qui suivit, l’entreprise décida de fermer, puis de rouvrir son site Web en y inscrivant une «mise en garde» expresse selon laquelle les produits et services offerts par elle n’étaient pas destinés aux résidents du Québec, du fait de la Charte. Une programmation particulière installée sur le site Web empêchait d’ailleurs les personnes ayant une adresse électronique comportant un suffixe « .qc » de consulter ces pages Web. 28. Sur le fond, la Cour relève d’abord la perméabilité du dispositif technique et précise, de manière incidente, que ce filtre n'a aucun effet sur les obligations de l’entreprise eu égard à la Loi. Elle analyse ensuite la validité de la « mise en garde » en déterminant si l’article 52 de la Charte de la langue française (selon les termes duquel « Les catalogues, les brochures, les dépliants, les annuaires commerciaux et toute autre publication de même nature doivent être rédigés en français ») est d’ordre public ou supplétif. La Cour parvient à établir une « présomption de caractère impératif », avant de conclure que :
[…] l'article 52 de la Charte possède les attributs que l'on associe à une disposition d'ordre public […] En principe, il n'est pas permis à un individu de déroger soit par voie contractuelle ou par son action ou omission aux dispositions d'une loi ayant un caractère d'ordre public. […] Dans l'espèce, le législateur avait l'intention de promouvoir l'usage de la langue française et de sanctionner les manquements aux diverses obligations faites tant aux citoyens qu'aux corporations. En conséquence, il n'est pas possible de se soustraire à l'application d'une loi d'intérêt public.
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La mise en garde apposée par la défenderesse n'a pas d'effet juridique et ne constitue pas une dérogation valide à l'application de la Loi54.
29. Une question brûle toutefois nos lèvres : sans doute, Hyperinfo Canada Inc. ne pouvait écarter contractuellement une règle d’application nécessaire, en l’espèce l’article 52 de la Charte de la langue française, mais le déploiement d’un filtre technologique plus rigoureux que celui basé sur l’adresse électronique des usagers aurait‐il pu permettre à l’entreprise d’éviter la juridiction québécoise55 et cette règle impérative? Pour ébaucher une réponse à cette question, il importe de considérer une autre affaire (française, celle‐là) certes d’ordre pénal mais ô combien instructive dans le débat qui nous occupe : l’affaire Yahoo! Inc.56, du nom du géant américain des portails sur Internet dont l’offre de services via le site Web Yahoo.com incluait un service d’enchère entre particuliers. L'Union des Étudiants Juifs de France (UEJF) et la Ligue Contre le Racisme et l'Antisémitisme (LICRA) avaient fait grief à Yahoo! Inc. et à sa filiale Yahoo! France de favoriser la propagation de l'antisémitisme par la présence, sur ce site d’enchère, d’annonces relatives à un millier d’objets comportant des emblèmes nazis. L’UEJF et la LICRA assignèrent Yahoo! Inc. et Yahoo! France devant les tribunaux français afin que soient ordonnées les mesures nécessaires pour empêcher cette exhibition‐vente sur l'ensemble du territoire français, les faits, selon eux, étant constitutifs d’une infraction à l'article R. 645‐1 du code pénal français. Les demanderesses ont dès lors pris pour acquis que « […] quelle que soit la législation du pays d'origine du site, le fait que ces contenus soient accessibles à des internautes français justifiait que le Juge français prenne une décision d'urgence de nature à faire cesser ce trouble à l'ordre public manifestement illicite »57. Les défenderesses opposèrent une exception d’incompétence au tribunal français, laquelle fut rejetée. 30. À l’instar de l’affaire Hyperinfo Canada Inc., l’affaire Yahoo! Inc. soulevait ainsi la problématique des conflits de juridiction dans les activités menées dans le cyberespace. Mais c’est la question spécifique du droit applicable qui retient notre attention, savoir, comment et pourquoi on a pu prétendre que la règle d’ordre public de l'article R. 645‐1 du code pénal français pouvait s’appliquer aux activités cyberespatiales d’une entreprise étrangère, en l’espèce, de droit américain ? 31. A. Bensoussan évoque trois hypothèses58, qui recoupent l’essentiel des approches envisageables en la matière : la première solution est en faveur de la compétence du droit du pays d’émission ou d'origine de l’activité. Dans cette conception, le droit domestique est envisagé comme la source règlementaire naturelle des activités qui naissent dans son ressort. L’initiateur d’une activité cyberspatiale devrait donc s’y conformer, mais de manière exclusive, c’est‐à‐dire sans égard aux droits des pays où cette activité est
54 Idem. 55 La compagnie Hyperinfo Canada inc., malgré sa tentative de ciblage ne pouvait se soustraire aux
dispositions de la Charte de la langue française en raison de son siège social qui est situé au Québec. 56 TGI Paris, référé, 22 mai 2000, UEJF et Licra c/ Yahoo! Inc. et Yahoo France. 57 Alain BENSOUSSAN, « Loi applicable et juridictions compétentes pour les sites Internet », Le Journal
du Net, mars 2000, en ligne : <http://www.journaldunet.com/juridique/juridique15yahoo.shtml> (Date d’accès : 07/02/2008).
58 Alain BENSOUSSAN, loc. cit., note 57.
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accessible, et pour cause. Compte tenu de la dimension mondiale du cyberespace, reconnaître une force identique aux lois étrangères inclinerait les fournisseurs de contenus à observer tous les droits de la planète, toute chose matériellement impossible. Suivant cette approche, la défenderesse dans l’affaire Yahoo! Inc. n’aurait donc pas été inquiétée que les faits reprochés soient constitutifs d’une infraction en France, ceux‐ci étant légaux dans le pays d’origine, c’est‐à‐dire aux États‐Unis, en vertu du premier amendement de la Constitution américaine59. Dans l’affaire Hyperinfo Canada Inc., la défenderesse n’aurait pas pu échapper à l’article 52 de la Charte de la langue française, mais se serait soustraite aux lois des autres juridictions où ses activités étaient accessibles. 32. A. Bensoussan oppose toutefois deux objections fondamentales, qui disqualifient cette approche :
La première critique porte sur l'usage même d'Internet, vecteur mondial de diffusion d'une information et/ou d'une offre commerciale. Pourquoi une société qui commercialise des cigarettes devrait‐elle respecter chaque législation de chaque pays du monde dans le cadre de ses campagnes de publicité « analogique » et échapper à cette application par la simple utilisation de l'Internet ? […] La seconde critique est liée au risque de voir se développer des paradis informatiques où, sous couvert d'une législation permissive, viendraient s'abriter tous les sites ailleurs illicites60.
33. Ces objections ont d’ailleurs été entérinées par la Cour d’appel de Paris dans une décision de 2004 relative à la même instance :
[…] contrairement à ce que soutient la défense, la seule loi applicable ne saurait être celle du pays sur lequel le site est physiquement localisé, pas plus d'ailleurs que celle du pays où est implanté le fournisseur d'hébergement ou celle dont la société qui l'exploite a la nationalité ; […] lier la compétence judiciaire aux critères ci‐dessus énoncés serait de nature à faciliter toutes délocalisations dans des pays à la législation moins contraignante ou restrictive61.
34. Dès lors, la seconde hypothèse retient la compétence du droit du pays de réception; Cette hypothèse a d’ailleurs fondé les prétentions des requérantes dans l’affaire Yahoo! Inc. Or, si elle devait être retenue, elle donnerait compétence à toutes les législations, les activités cyberspatiales étant potentiellement accessibles à partir de n’importe quel pays dans le monde. 35. La troisième hypothèse, enfin, est relative à la compétence du droit du pays ciblé par l’initiateur de l’activité cyberspatiale. Ce ciblage peut consister à choisir les juridictions
59 Thibault VERBIEST, «Responsabilités sur Internet : loi applicable et juridiction compétente », L'Echo,
16 novembre 2000. 60 Alain BENSOUSSAN, loc. cit., note 57. 61 CA Paris, 17 mars 2004, Timothy K. et Yahoo! Inc c/ Ministère public, Asuiv. Amicale des déportés...,
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vers lesquelles ces activités seront dirigées. Il peut aussi consister à éviter les juridictions vers lesquelles l’on ne souhaite pas diriger ses activités. Le point important, toutefois, réside dans la compétence potentielle de toutes les juridictions lorsqu’aucune d’entre elles, en particulier, n’a été expressément ciblée. C’est cette approche qui, semble‐t‐il, justifie la compétence de la loi française dans l’affaire Yahoo! Inc., puisque la défenderesse n’avait pas ciblé une juridiction particulière, du moins n’avait pas évité la juridiction française62. Le propos de la doctrine à ce sujet doit être rappelé :
Contrairement à ce que l'on a pu lire çà ou là, le Juge français n'a pas a priori opté pour la théorie de la loi du pays de réception. En optant pour une telle théorie il aurait ipso facto fait interdiction au site Yahoo.com, fut‐il américain de poursuivre la diffusion de l'espace incriminé. Ce n'est pas la solution retenue par le Juge […] Il ne s'agit donc pas d'imposer le droit français au reste du monde ni de remettre en cause la licéité aux États‐Unis de tenir des propos révisionnistes ou racistes sous couvert du premier amendement qui privilégie la liberté d'expression sur le droit des tiers, mais d'aménager techniquement l'accès aux sites Web de telle manière à ce que ce qui est interdit dans un pays ne soit pas permis du seul fait de l'utilisation de l'Internet63.
36. Mais alors, comment Yahoo! Inc. aurait‐il pu ou dû diriger ses activités vers des juridictions en particulier ou éviter spécifiquement la juridiction française? Cette question, au fond, renvoie à celle que nous soulevions précédemment dans le cas Hyperinfo Canada Inc. La réponse qui s’y associe est induite par l’ordonnance même du juge français qui, certes, intervient en l’espèce à titre curatif, mais aurait pu être suivie dans une démarche préventive. L’ordonnance consiste en un aménagement technique visant « […] dissuader et à rendre impossible [sur le territoire français] toute consultation sur Yahoo.com du service de ventes aux enchères d'objets nazis et de tout autre site ou service qui constituent une apologie du nazisme ou une contestation des crimes nazis » [nos italiques]64. Mais un ciblage ou un évitement technologique de nature à satisfaire intégralement les termes de cette ordonnance est‐il possible? Non seulement Yahoo! Inc. répond par la négative, mais l’entreprise alarme sur les conséquences financières disproportionnées que sa mise en œuvre éventuelle pourrait susciter à son égard, outre l’effondrement du réseau Internet
62 À la prétention selon laquelle ses services « […] s’adressent essentiellement à des internautes situés
sur le territoire des États‐Unis d’Amérique », le tribunal oppose le fait que « […] Yahoo sait qu’elle s’adresse à des français puisque, à une connexion à son site d’enchères réalisée à partir d’un poste situé en France, elle répond par l’envoi de bandeaux publicitaires rédigés en langue française ». TGI Paris, référé, 20 novembre 2000, UEJF, LICRA et MRAP (intervenant volontaire) c/ Yahoo ! Inc. et Yahoo France.
63 Alain BENSOUSSAN, loc. cit., note 57. Cette approche a reçu une certaine confirmation dans un arrêt du 12 janvier 2006 de la Cour d’appel fédérale du 9e circuit de Californie portant sur le même litige. Dans cet arrêt, le juge américain s’appuie sur la portée géographique des restrictions imposées à Yahoo! Inc. et sur l’absence d’incidence sur le public américain pour conclure qu’il n’y a pas atteinte substantielle au droit américain. Il évoque par ailleurs la nécessité, pour Yahoo! Inc., de ne pas faciliter la violation du droit français. Voir à cet effet : Yahoo! Inc. v. La Ligue contre le racisme, 433 F.3d 1199 (9th Cir. 2006), en ligne : <http://www.e‐juristes.org/documents/yahoo‐13012006.pdf> (Date d’accès : 07/02/2008).
64 TGI Paris, référé, 22 mai 2000, UEJF et LICRA c/ Yahoo! Inc. et Yahoo France.
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lui‐même en tant qu’ « […] espace de liberté, peu réceptif aux tentatives de contrôle et de restriction d’accès »65. 37. Le tribunal s’appuie toutefois sur les conclusions d’un collège d’experts (ci‐après désigné le « collège ») mandaté dans l’instance pour nuancer ces prétentions et restituer la faisabilité d’un tel ciblage/évitement. D’emblée, cet organe consultatif ad hoc circonscrit l’enjeu technologique à deux niveaux :
1) connaître l’origine géographique et la nationalité des internautes désirant accéder à son site de vente aux enchères; 2) empêcher les internautes français ou connectés à partir du territoire français, de prendre connaissance de la description des objets nazis mis aux enchères, a fortiori d’enchérir66.
38. Sur la détermination de l’origine géographique et la nationalité des usagers, il faut d’abord rappeler les caractéristiques structurales de l’Internet, qui procède de l’interconnexion d’ordinateurs ou de réseaux nationaux, régionaux et propriétaires. Ces réseaux utilisent notamment la technologie de commutation par paquets et certains protocoles communs de communication dans le partage de leurs ressources. La commutation par paquets permet aux données acheminées via le réseau de voyager de manière autonome, c’est‐à‐dire sans l’impulsion ni le contrôle d’un système central. Concrètement, ces données sont fragmentées en paquets de 500 caractères environ grâce au protocole de communication TCP – Transmission Control Protocol. 39. Chacun de ces paquets arbore des informations relatives à son origine et à sa séquence. Le protocole IP – Internet Protocol – se charge ensuite de leur transport sur le réseau en fonction de l'adresse IP du destinataire67. Cette adresse, qui est au cœur de la localisation des usagers dans le cyberespace, est généralement notée sous la forme de quatre nombres entiers séparés par 3 points – par exemple 123.124.213.1 à 123.124.213.4 où les trois premiers nombres de chaque série désignent le réseau. Le quatrième nombre identifie les ordinateurs de ce réseau, habituellement de manière incrémentielle. En théorie, ces adresses de 4 octets chacune – soit 32 bits – sont les seules que les ordinateurs
65 TGI Paris, référé, 20 novembre 2000, UEJF, LICRA et MRAP (intervenant volontaire) c/ Yahoo! Inc. et
Yahoo France. 66 Idem. 67 L'IANA (Internet Assigned Numbers Agency) est chargée de gérer les adresses IP au niveau mondial et
attribue ces adresses uniques. Pour informations supplémentaires, consulter son site WEB à l’adresse suivante : <www.iana.org>. Le développement fulgurant d’Internet – dont la taille doublerait au six mois – conduit de plus en plus à l’épuisement des adresses IP à 4 octets. Dès lors, il est de plus en plus question d’une version 6 de ces adresses, c’est‐à‐dire à 6 octets. Elles seraient organisées par zone géographique ou par prestataire de service. Voir sur ce point, Bernard TUY, « IP version 6. Un nouvel Internet Protocol » en ligne : <http://www.urec.cnrs.fr/ipv6/IPv6.html> (Date d’accès : 07/02/2008).
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du réseau reconnaîtront68. Aussi, les fournisseurs de services Internet en procureront‐ils de temporaires à leurs clients (au contraire des adresses IP des fournisseurs d’accès qui sont permanentes), cette allocation étant réalisée à partir de la banque d’adresses qui leur sont affectées par les autorités du Net. En pratique, l’arborescence suivante est de mise : « Le micro‐ordinateur d’un internaute reçoit une adresse IP attribuée à un fournisseur d’accès qui appartient à un sous‐réseau, lequel appartient à un réseau »69. Le collège a observé que cette arborescence constitue un indice‐clé dans la localisation géographique des usagers. Certaines organisations, relève‐t‐il, « […] maintiennent des bases de données permettant de retrouver les coordonnées d’un réseau, d’un sous‐réseau, d’un routeur ou d’un site à partir de son adresse IP »70. Quova71 et NetGeo72 sont de ces prestataires spécialisés. L’adjonction de leur méthode d’identification géographique (basée sur l’adresse IP) à une éventuelle déclaration sur l’honneur relative à la nationalité ou à l’origine géographique des internautes offrirait, selon le collège, un taux de filtrage proche de 90%73. Non seulement le tribunal s’est‐il satisfait de ce taux, mais il est parvenu à la conclusion qu’il n’y a pas de vide technologique en matière de ciblage/évitement, comme l’a allégué Yahoo! Inc. Il n’a pas non plus été convaincu que les adaptations techniques requises pour sa mise en œuvre induisent une augmentation notable des ressources matérielles associées, le ciblage technologique étant, de toute manière, déjà utilisé par Yahoo! Inc. en matière publicitaire74. 40. Une fois la nationalité ou l’origine géographique de l’internaute acquise, la seconde étape consiste, dans le cas d’un évitement, à empêcher l’action de celui‐ci. En l’espèce, il s’agissait de refuser l’accès aux objets nazis. À nouveau, des solutions existent et sont
68 En pratique, la mémorisation des adresses IP n’est pas évidente. Elles sont donc complétées par des
adresses littéraires. L’appariement entre les adresses numériques et littéraires se fait de manière automatique, par le biais de serveurs de noms de domaine.
69 TGI Paris, référé, 20 novembre 2000, UEJF, LICRA et MRAP (intervenant volontaire) c/ Yahoo! Inc. et Yahoo France.
70 Idem. 71 Voir : <http://www.quova.com/>. 72 Voir : <http://www.netgeo.com/>. 73 Des limites excistent, en effet, relativement à la localisation géographique par le moyen des adresses
IP. Ces limites naissent notamment du recours aux fournisseurs d’accès multinationaux et aux sites d’anonymisation pour des considérations de vie privée : « […] Le cas d’AOL est à cet égard significatif. AOL utilise les services du réseau UUNET. Les adresses IP dynamiques allouées par AOL apparaissent comme localisées en Virginie où se trouve le siège social UUNET. Dès lors, les postes de travail des utilisateurs résidant sur le territoire français apparaissent sur la toile comme n’étant pas situés sur le territoire français. Il en est de même de plusieurs réseaux privés de grandes entreprises (intranet) où les adresses réelles sont encapsulées et transportées de telle manière que l’adresse connue par les sites internet est celle de la sortie du tunnel. D’autres exceptions tiennent au désir de certains utilisateurs de dissimuler leur adresse réelle sur le net. Ainsi, se sont développés des sites d’anonymisation dont l’objet est de remplacer l’adresse IP réelle d’un utilisateur par une autre adresse. Il n’est pas possible dans ce cas de connaître la localisation géographique du client du fournisseur d’accès puisque son adresse ne peut plus être connue. La seule localisation connue pourrait être celle du site d’anonymisation mais cela n’a pas d’intérêt en l’espèce ». Comme alternative, il a été suggéré d’obtenir une déclaration de nationalité des internautes dont l’adresse IP est ambiguë. L’efficacité de ce moyen alternatif demeure par ailleurs à établir. TGI Paris, référé, 20 novembre 2000, UEJF, LICRA et MRAP (intervenant volontaire) c/ Yahoo! Inc. et Yahoo France.
74 Idem.
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d’ordre technique. Elles s’envisagent cependant au cas par cas, comme le souligne le collège :
Les mesures à prendre dépendent du cas d’espèce. Elles ne peuvent être généralisées à tous les sites et services du net […] Si, à l’issue d’une recherche opérée à partir d’une requête lancée par un internaute français, un ou plusieurs objets nazis décrits comme nazis par leur propriétaire ont été sélectionnés par le moteur de recherche, ils doivent être dissimulés à l’internaute et exclus du résultat de la recherche. Mais, évidemment, il n’est pas possible pour Yahoo d’exclure a priori des objets qui n’auraient pas été décrits par leur propriétaire comme étant d’origine ou de l’époque nazie, ou dont les caractéristiques n’auraient pas été portées à la connaissance de Yahoo […] Une solution plus radicale est également possible. Il suffirait que le moteur de recherche n’exécute pas les requêtes, transmises dans l’url, comportant le mot " nazi " et émanant des internautes reconnus comme français ou déclarés comme tels75.
41. Au demeurant, l’idée du ciblage technologique paraît de plus de plus présente dans le raisonnement des juges, soit par le biais d’une référence directe, soit d’une manière sous‐jacente. Les casinos virtuels et autres jeux en ligne semblent être parmi les domaines où s’exprime le plus cette technique. La problématique est la suivante : dans plusieurs pays, le jeu et les paris sont règlementés par les autorités et relèvent, dans certains cas, du monopole de sociétés d’État ou autres organismes publics. Internet a rendu ce commerce plus lucratif en permettant à des entreprises d’offrir la possibilité à des internautes situés dans différents États ou sous d’autres juridictions de jouer en ligne. Du coup, ces activités violent le monopole public et deviennent illégales dans plusieurs pays. Dans l’affaire People v. World Interactive Gaming76 rendue par la Cour suprême de l’État de New York, une compagnie incorporée au Delaware détenait une filiale installée à Antigua, cette dernière y opérant légalement un casino. L’État de New York entama des poursuites contre la compagnie américaine au motif que celle‐ci et sa filiale permettaient aux résidents de cet État d’accéder à son offre de jeu en ligne. La Cour, en reconnaissant que ces compagnies se livraient à une activité illicite dans l’État de New York, note :
Furthermore, respondents engaged in an advertising campaign all over the country to induce people to visit their website and gamble. Knowing that these ads were reaching thousands of New Yorkers, respondents made no attempt to exclude identifiable New Yorkers from the propaganda.
42. Le juge ne se limite donc pas à la seule transaction virtuelle, mais étend le ciblage/évitement à l’activité de promotion. Dans l’espèce, il n’a pas cru en l’efficacité du ciblage/évitement basée essentiellement sur l’auto‐déclaration de l’adresse permanente des usagers. Car il suffisait aux résidents de l’État de New York à qui l’accès avait été refusé d’enregistrer une adresse située dans un autre État, pour pouvoir jouer.
75 Idem. 76 People v. World Interactive Gaming, 714 N.Y.S.2d 844 (N.Y. County Sup. Ct. 1999).
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43. Un problème similaire s’est posé en France et impliquait la société ZETURF LTD, de droit maltais, qui avait des activités de pari en ligne sur des courses hippiques auxquelles les internautes français pouvaient accéder77. Cette société a fait l’objet d’un recours intenté par le GIE PARI MUTUEL URBAIN (P.M.U.) détenteur d’un monopole sur ce type de jeu en France. Dans l’ordonnance de référé qu’il a rendue le 2 novembre 2005, le Tribunal de Grande Instance de Paris a fondé sa compétence en la matière sur la réalisation du fait dommageable en territoire français. Le tribunal note aussi que « […] les informations et activités contenues sur le site sont destinées en réalité à un public non seulement francophone, mais résidant sur le territoire français ». Il a ainsi reconnu le caractère illicite de l’activité de prise de pari en ligne. Et, il est intéressant de noter les termes dans lesquels le tribunal s’exprime. Il justifie notamment l’application de la loi française « […] dès lors que le service générateur du dommage est proposé aux internautes résidant en France ». C’est d’une certaine façon la confirmation de la compétence d’une juridiction particulière dès lors que ses ressortissants ont été ciblés ou n’ont pas été évités. Le tribunal consacre l’importance de la technologie dans cette matière. Il ordonne ainsi : « […] de rendre l’accès au site www.zeturf.com impossible [aux internautes français] tant qu’y sera maintenue l’activité de paris en ligne». Ce jugement a été confirmé par la Cour d’appel de Paris dans un arrêt du 14 juin 200678. 44. Toutes ces décisions reconnaissent l’opportunité pour le cybercommerçant, dans une démarche de gestion de risques, de bien cibler les juridictions et de s’assurer que la technologie utilisée lui procure la plus grande étanchéité possible, car à défaut de le faire dans une démarche préventive, il pourrait se le faire imposer par le juge.
77 GIE Pari Mutuel Urbain c/ Société de droit maltais Computer Aided Technologies, société de droit maltais
Bell Med Limited, Tribunal de Grande Instance de Paris, 2 novembre 2005. 78 Société Bell Med Limited, société Computer Aided Technologies Limited c/ GIE Pari Mutuel Urbain, Cour
d’appel de Paris, 14 e Chambre – Section A, 14 juin 2006.
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Conclusion 45. Au total, il faut retenir la force du ciblage/évitement technologique comme outil de gestion des risques de conflits de juridiction dans le cyberespace. Certes, il n’est pas absolu, mais peut être faut‐il croire que l’affinement des méthodes de filtrage offrira des résultats au‐delà des 90% obtenus à l’époque de l’affaire Yahoo! Inc. Qui plus est, le ciblage/évitement technologique tire une certaine sanction de l’autorité judiciaire qui l’a formulé à titre curatif, mais nécessairement aussi à titre préventif. Sa force découle enfin de la faculté qu’il offre, en matière contractuelle notamment, d’empêcher la naissance même de l’acte juridique dans les juridictions non ciblées, prévenant de fait tout conflit de juridiction, y compris l’application d’éventuelles règles impératives. Dès lors, le recours à des moyens complémentaires à l’exemple du ciblage par la connaissance réelle ou implicite (généralement induite par divers facteurs, tels une « mise en garde » relative aux juridictions ciblées, comme dans le cas Hyperinfo Canada Inc., la langue ou la devise utilisée, etc.) n’acquiert qu’un caractère purement formel, voire accessoire, en matière contractuelle tout au moins. 46. Du reste, nonobstant sa force, il n’est pas certain que le ciblage/évitement technologique puisse permettre à un fournisseur de contenu ou à un cybercommerçant, par exemple Hyperinfo Canada Inc., d’échapper à son droit domestique. Il y va notamment des prérogatives traditionnelles des lois nationales eu égard aux personnes, physiques ou morales, relevant de leur territoire. Ce droit risque de se conjuguer avec celui des juridictions ciblées technologiquement. 47. Il est indéniable que le ciblage/évitement technologique présente des avantages certains pour le commerçant en le mettant à l’abri de poursuites provenant de tout pays, y compris de ceux auxquels il n’avait jamais pensé et contre lesquelles il est mal préparé (compte tenu de la grande diversité des législations). Ce procédé a certes, le défaut de priver le commerçant de la pleine jouissance du monde sans frontières offert par cyberespace. Mais il s’agit là d’un moindre mal. La prévisibilité, qui en découle et qui influence certainement les coûts liés à la gestion de risques, est un aspect important que le commerçant (petite ou moyenne entreprise notamment), souhaitant tenter l’aventure du commerce électronique, ne peut négliger. 48. Par ailleurs, il est possible d’adjoindre à la formule du ciblage/évitement technologique un procédé consistant en un formulaire de déclaration sur l’honneur, que le client souhaitant contracter serait tenu de signer avant l'engagement dans la relation contractuelle. Par ce formulaire, le client attesterait qu'il entre bien dans la catégorie ou le lieu géographique ciblé. Il serait dès lors difficile pour une personne non‐ciblée d'entrer dans la relation juridique, à moins qu'elle n'use de mauvaise foi, ce qu'une juridiction quelconque ne manquerait pas de relever. Une protection supplémentaire de ce genre pourrait utilement compléter le filtrage par voie technologique.
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