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Denis Leroux « PROMOUVOIR UNE ARMÉE RÉVOLUTIONNAIRE PENDANT LA
GUERRE D'ALGÉRIE : Le Centre d'instruction pacification et contre- guérilla d'Arzew
(1957-1959) ». Presses de Sciences Po ; Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2013/4 - N°
120, pages 101 à 112.
L’auteur, Denis Leroux est doctorant à l’Université Paris 1, rattaché au Centre d’histoire
sociale du 20e siècle. Allocataire de l’Institut historique allemand de Paris, il prépare sous la
direction de Raphaëlle Branche une thèse de doctorat portant sur les 5es bureaux, l’action
psychologique et la pacification pendant la guerre d’Algérie. Son mémoire de master 1,
réalisé sous la direction de Jean- François Chanet à l’Université Lille- III portait sur le
Centre d’instruction à la pacification et à la contre guérilla (CIPCG).
L’étude de l’armée française en guerre d’Algérie c’est aussi l’approche d’une institution en
situation coloniale. Dans l’historiographie récente, l’ouverture des archives et une relecture
critique des textes doctrinaux ont étoffé et nuancé les constats antérieurs ; elles ont permis
d’appréhender la construction et les éléments du discours porté par la « doctrine de la
guerre révolutionnaire» (Gabriel Périès « De l’action militaire à l’action politique, impulsion,
codification, application de la doctrine de la “guerre révolutionnaire” au sein de l’armée
française (1944-1960) », thèse de doctorat en sciences politiques, Université Paris 1,1999)
et de préciser l’environnement institutionnel et politique de l’émergence et du
développement de l’« action psychologique» ( Marie-Catherine et Paul Villatoux « La
République et son armée face au péril subversif », Paris, les Indes Savantes, 2005).
Cependant, la question de l’existence d’une « armée révolutionnaire » pendant la guerre
d’Algérie, soulevée par les travaux de Jean Planchais (« Une armée révolutionnaire », Le
Monde, 30 octobre 1959) et Raoul Girardet (« La Crise militaire française, 1944-1962 »,
Paris, Presses de Sciences Po, 1964 ; « Pouvoir civil et militaire dans la France
contemporaine », Revue française de science politique, février 1960) reste ouverte. La
signification de cet engagement est à préciser.
Dans cet article, l’auteur s’attache à l’étude du Centre d’instruction pacification et contre-
guérilla (CIPCG) d’Arzew (près d’Oran), à sa création et à son enseignement. Il analyse les
manifestations de la tentation révolutionnaire présente au sein de l’armée d’Algérie ; il
décrit les conditions de la création du Centre et de son annexion par le 5e bureau ; il
précise comment cette annexion fut marquée par la mise en place d’un nouveau
programme intégrant l’expérience des méthodes de lutte politico-militaire opérationnelles en
Algérie ; il analyse le contenu politique de ce nouveau programme en examinant la
signification de ce concept d’« armée révolutionnaire ». Enfin, il aborde la reprise en main
du CIPCG par le ministère des Armées du général de Gaulle, en 1960.
I- La création du centre et son annexion par le 5e bureau
En décembre 1955, quelques mois après l’insurrection du 20 août, alors qu’une étape dans
la radicalisation du conflit algérien est franchie et que les effectifs mobilisés par l’armée
augmentent, le commandement de la 10e région militaire (Algérie), décide de la création
d’un centre d’instruction destiné à « valoriser les jeunes cadres de l’armée de terre » et
dirigé par le lieutenant-colonel Denis Fontès. Actif presque toute la guerre, le CIPCG fut
chargé d’instruire les cadres de l’armée sur les méthodes et les objectifs du conflit.
a) L’organisation
En mars 1956, l’organisme prend le nom de Centre d’instruction pacification et contre-
guérilla. N’ayant pas encore d’existence officielle, il est né de l’exigence « d’adapter les
cadres aux procédés particuliers de Combat, tactiques ou techniques, nécessaires pour
faire la guérilla à la guérilla ». En juin 1956, le Centre acquiert une existence officielle et
passe sous la tutelle de la section « instruction » du 3e bureau de la 10e région militaire.
Le bureau régional d’action psychologique (BRAP), créé en 1955 au sein de la 10e région
militaire, le futur 5e bureau engage alors une série de manoeuvres qui aboutit à l’annexion
du CIPCG par le bureau psychologique. À la fin de l’année 1956, l’ethnologue Jean Servier
et le BRAP conçoivent l’opération Pilote (création d’un contre- FLN dont les membres
algériens sont manipulés par l’armée en vue de la destruction des maquis et de
l’organisation nationaliste). Le général Salan confie cette structure secrète au CIPCG.
De 1957 à 1959, rattaché au 5e bureau, le Centre est un acteur important de la politisation
de l’armée. Le chef du 5e bureau était le colonel Jean Gardes proche des meneurs de la
semaine des barricades.
b) L’idéologie : l’armée française doit être une armée révolutionnaire !
Le Centre formule et assemble des discours politico- idéologique et politico-militaire en un
corpus hétérogène et inédit. Le premier discours donne une vision du monde et de la
société, nourrie par une culture anticommuniste façonnée par les conflits idéologiques
européens postérieurs à la révolution russe. Le deuxième discours propose une réflexion
sur les causes de la défaite indochinoise et insère les conflits dans lesquels l’armée
française est impliquée dans le cadre d’une lutte globale contre le communisme et
proclame la nécessité d’un encadrement politico-militaire de la société comme riposte à la
subversion. Les moyens d’action appliqués en Algérie s’appuient sur des directives
ministérielles, le savoir-faire militaire tactique, hérité de la guerre d’Indochine adapté à partir
de 1957 à l’Algérie et une présentation de la société algérienne emplie des clichés
orientalistes véhiculés par les sciences coloniales. Ce discours repose sur les méthodes de
contre- guérilla, les expériences de la pacification en cours, sur des réflexions portant sur
l’action politique de l’armée et débouche sur une affirmation pour le moins singulière :
l’armée française doit être une armée révolutionnaire dans un cadre libéral. Les thèses de
la « guerre révolutionnaire » et leur corollaire, l’appel à une armée révolutionnaire sont
développées par Charles Lacheroy et Antoine Bonnemaison. Critique du régime, ce
discours éclaire en partie l’attitude de l’armée vis-à-vis des institutions républicaines durant
les événements de mai 1958. Mais c’est en territoire algérien que porte l’effort
révolutionnaire voulu.
c) L’action du centre
Le CIPCG confectionne une justification politique à l’action répressive, substituant
l’intégration à l’indépendance. Auparavant, Il faut vaincre les réticences des Européens et
surtout européaniser les moeurs des musulmans et transformer la société rurale jugée
arriérée. Ainsi, l’« organisation des populations » (le regroupement des populations rurales
dispersées, la formation de cadres algériens et l’organisation d’un système de contrôle et
d’autodéfense des populations) préfigure, selon eux, le nouvel ordre dans l’« Algérie
nouvelle ». Cette « action révolutionnaire » ne vise pas par conséquent un renversement
du pouvoir légal mais une réforme totale de la société coloniale accompagnée d’une vaste
opération de transformation sociale. L’organisation des manifestations de fraternisations de
mai 1958 illustre ce discours révolutionnaire porté par une fraction de l’armée dont le but
est de gagner les Algériens musulmans, mais aussi les Européens, au projet d’une «
Algérie nouvelle et française » .Ces démonstrations, présentées comme spontanées
entrent également dans le cadre d’un travail coercitif « psychologique » et de contrôle
social mené par l’armée.
II – La reprise en main gaulliste
Environ la moitié des officiers de carrière ou de la réserve en poste en Algérie de 1956 à
1960 ont fréquenté Arzew. Cette situation provoque la méfiance du nouveau pouvoir
gaulliste, qui tente alors de reprendre en main une armée agitée par l’activité politique
d’une minorité d’officiers. En septembre 1959, le nouveau commandement est chargé
d’expurger le programme du Centre de ses thèses les plus controversées (celles de
Lacheroy et Bonnemaison) et d’exposer la politique d’autodétermination du général de
Gaulle. Il s’agit de reprendre en main une armée travaillée par l’activisme politique de
quelques officiers, liés au 5e bureau ; ils se sont trouvés, en 1957, des positions
institutionnelles fortes, tel que le CIPCG, leur donnant une audience importante. En février
1960, le ministre des forces armées, Pierre Messmer, dissous les 5e bureaux; le CIPCG
retourne par conséquent dans le giron du 3e bureau. Néanmoins, jusqu’à sa fermeture, en
juillet 1961, le CIPCG enseigne les mêmes pratiques de pacification, expurgées de leurs
aspects politiques les plus sensibles (les références explicites à la «guerre révolutionnaire»
et l’appel à une armée révolutionnaire) : le renseignement, les commandos de chasse,
« l’organisation de la population », l’usage des forces supplétives (harkis), ou les directives
du général Maurice Challe sur la pacification et sur les centres de formation de
l’autodéfense qui ont cours jusqu’au début de l’année 1961. Ce « travail social »,
débarrassé du discours intégrationniste, adopte désormais le projet associationniste du
nouveau pouvoir à partir de septembre 1959 et participe à la tentative d’émergence d’une
« troisième force » musulmane et pro- française.
Conclusion
L’auteur met en évidence l’existence au sein de l’armée française, pendant la guerre
d’Algérie, d’un discours investissant l’armée d’un rôle révolutionnaire, qui trouve à Arzew un
centre de propagation actif de septembre 1957 à septembre 1959. L’enseignement des
stagiaires n’est pas strictement militaire ; ce centre met en avant trois types d’arguments :
au-delà du FLN, l’ennemi est l’URSS, ainsi la guerre coloniale se transforme en un
affrontement entre l’Occident et le communisme ; puis on attribue une doctrine et des
méthodes à l’ennemi « totalitaire » dans l’objectif de justifier les procédés de l’armée
française ( répondre par les mêmes armes que l’ennemi de Charles Lacheroy, ou bien la
présentation de cette action comme une riposte française à l’agression communiste
d’Antoine Bonnemaison). Toutefois, cette approche révolutionnaire n’est pas une spécificité
militaire, l’inspecteur général de l’administration en mission M. Papon, lors d’une
conférence (janvier 1957) à Constantine devant des officiers de réserve, use d’un
argumentaire très proche de celui d’Arzew. Cette conception révèle une radicalisation des
modalités de l’action politique, militaire et administrative en Algérie. Après 1956, des
acteurs de la répression et de l’administration optent pour une réforme radicale de la
société algérienne, montrée comme un impératif du conflit en cours et comme l'issue du
projet colonial.
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