cycle d’étude sur l’iran - le football iranien, miroir et relais de la lutte politique
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Cycle d’étude sur l’Iran : le football iranien, miroir et relais de la lutte politique
128 000 personnes. C’est l’estimation de l’affluence relevée le 7 octobre 1983
lors du match opposant deux clubs de Téhéran, Persépolis et Esteghlal1. Ce pour un
stade d’une capacité de 100 000 places. Le chiffre dépasse celui des plus grands derbies
européens, où s'affrontent deux clubs d'une même ville ou région et qu’accompagnent
des tensions qui dépassent le cadre sportif. En comparaison, « seuls » 81 000 supporters
se sont retrouvés lors du derby milanais de 19972. Un tel décalage souligne l’ampleur de
l’intérêt que suscite le football en Iran, notée par plusieurs observateurs3. Une telle
intensité peut sembler surprenante. Né dans la « vieille Europe » où il fut inventé par les
Britanniques, le football se rattache sur le plan extrasportif à des événements et
pratiques occidentales. Son image actuelle valorise davantage les individus que les
équipes, promeut l’argent-‐roi et une compétition effrénée qui déclenche parfois des
actes de violence parmi les supporters. Cet ensemble semble aux antipodes des valeurs
que dit protéger la République islamique : primauté de la religion, de la morale, de la
communauté et de l'entraide communautaire. Comment expliquer un tel paradoxe ?
Pour certains, le football apparaît comme un instrument de contestation, dont le
pouvoir chercherait à contrôler le développement et les conséquences sociales. Ceci
1 Tehran Derby: Notable Derby Matches, s.d. Source : http://www.servinghistory.com/topics/Tehran_derby::sub::Notable_Derby_Matches (15/01/12) 2 S.A., « Record d’affluence pour le derby milanais », in Libération, 19 octobre 1997. Source : http://www.liberation.fr/sports/0101229424-‐foot-‐record-‐d-‐affluence-‐pour-‐le-‐derby-‐milanais (15/01/12) 3 Pierre Alonso, entretien avec Christian Bromberger, in La Revue de Téhéran, n°49, décembre 2009. Source : http://www.teheran.ir/spip.php?article1089 (12/01/12)
expliquerait le rapport de force qui s'est instauré entre les adeptes du football et le
régime iranien. Dépassant largement le cadre sportif, il concerne de nombreux pans de
la société et cristallise de nombreux enjeux. Mais comment le pouvoir politique cherche-‐
t-‐il à contrôler ce sport ? Quel est le rôle réel du football iranien, comme vecteur de
changement et d'opposition au système, voire comme outil de rejet des règles établies ?
Etat des lieux du football iranien
Le football se répand en Iran à partir des années 1920, suite à la création de la
Fédération iranienne de Football sous l’influence anglaise4. L’Angleterre domine avec la
Russie le commerce iranien, et interfère par ce biais dans les affaires internes
iraniennes. Le premier match officiel se déroule en 1941 contre le voisin afghan5. L’Iran
devient rapidement une nation phare du football asiatique et remporte à trois reprises
la coupe d'Asie des nations, entre 1968 et 1976. Néanmoins il n’existe pas alors de
structure nationale : seuls divers championnats locaux sont présents à travers le pays,
dont le plus important est celui de Téhéran. Ce n'est qu'au début des années 1970
qu'est créé un championnat national basé sur le modèle européen, vu la grande
popularité du sport6. La plupart des clubs sont alors affiliés au pouvoir politique. Le
championnat s’arrête avec la révolution islamique de 1979 et la guerre entre l’Iran et
l’Irak empêche sa reprise dans les années 1980, même si quelques championnats locaux
ainsi qu'une coupe subsistent durant cette période. Il faut attendre les années 1990
pour assister au retour du championnat. Elles voient le niveau du football iranien se
maintenir, avec le bon parcours de certains clubs en coupes continentales et la
qualification de la sélection nationale pour la Coupe du Monde de 1998 en France.
L’année 2001 est considérée celle de l’instauration du professionnalisme, afin de
conserver les bons joueurs sur le territoire iranien. Cette professionnalisation était en
réalité inéluctable : le départ de joueurs comme avait montré la fragilité du 4 Ibid. 5 Ibid. 6 Ibid.
championnat iranien. De nombreux joueurs étaient partis jouer à l’étranger du fait de
l’impossibilité de vivre du football en Iran, à l’instar de Vahid Hashemian, parti en 1999 à
Hambourg. Une telle situation affaiblissait le championnat et représentait une menace
pour le gouvernement, qui la considérait comme un mauvais exemple pour les joueurs
restés au pays. Au contraire, les Iraniens percevaient plutôt ces départs comme une
fierté et une assurance de la qualité du football iranien7. Cette professionnalisation est
cependant intervenue tardivement. On peut d’ailleurs supposer que ce retard est
imputable au pouvoir politique, qui tentait de l’éviter : la professionnalisation est un
symbole de l’individualisme occidental et d’un mode de vie peu conforme avec les
attentes du régime. Elle a néanmoins permis un certain rééquilibrage des clubs iraniens
au début des années 2000, avec la fin de l’hégémonie des clubs téhéranais.
L’Iran possède aujourd'hui un championnat à l’européenne comportant 18
équipes, qui participent également aux coupes continentales asiatiques comme la Ligue
des Champions de l’AFC (l’équivalent de la Ligue des Champions européenne). Comme
en Europe, la forte rivalité entre les clubs atteint son paroxysme lors des derbies. Le
hooliganisme se développe également. De nombreux incidents émaillent les rencontres
qui sont ponctuées de violences et d'arrestation comme lors des « derbies de Téhéran »,
entre Esteghlal Téhéran et Persépolis FC. Le 29 décembre 2000, un mouvement de
violence de la part des hooligans a par exemple entraîné la destruction de plus de 250
autobus et des dégâts matériels dans de nombreuses boutiques. Il en résulta
l’arrestation de trois joueurs dans chaque équipe et d’une soixantaine de supporters8.
Signe du niveau de tension généré par de tels matches, les arbitres de ces rencontres ne
sont même pas iraniens pour éviter tout soupçon de corruption, ce depuis un match
entre les deux grandes équipes de Téhéran en janvier 1995 où l'impartialité d'un arbitre
avait été remise en cause9. De même, les matchs ne sont plus joués dans la capitale mais
sur un terrain neutre, ce qui n’empêche pas de très fortes affluences à chaque
7 Ibid. 8 Farah Yoosof, « Perspepolis-‐Esteghlal : the day of the Srokhaby derby », 24 janvier 2009. Source : http://bleacherreport.com/articles/115163-‐persepolis-‐esteghlal-‐the-‐day-‐of-‐the-‐sorkhabi-‐derby 9 Ibid.
rencontre. La passion populaire pour le football s’est renforcée avec le développement
de la télévision. Les matches sont largement diffusés et attirent une très forte audience.
La sélection nationale est vue par tous comme un « étendard » du pays, du fait du fort
patriotisme iranien qui transcende les frontières politiques. Au niveau international, on
observe une participation plutôt irrégulière à la Coupe du Monde : la sélection iranienne
ne parvient pas toujours à franchir le stade des qualifications et n’a jamais atteint le
deuxième tour. La victoire contre les Etats-‐Unis lors du mondial 1998 fait ici figure
d’exception. Dans ce cas, le football a d'ailleurs joué un rôle géopolitique important.
Loin d’entretenir les tensions, le match a favorisé une amélioration des relations entre
les deux pays10. Après l’élection surprise de Mohammad Khatami en mai 1997, les
rapports américano-‐iraniens s’étaient déjà engagés vers la normalisation. Dans le stade,
durant ce match, les bannières, banderoles et messages inscrits sur les vêtements
étaient proscrits. Les forces de l’ordre vinrent même renforcer les équipes déjà prévues,
afin de retirer rapidement des tribunes toutes les banderoles à caractère politique ou
religieux11. Chaque joueur iranien offrit un bouquet de fleurs blanches à son homologue
américain, avant de poser ensemble face au photographe et de mêler symboliquement
les maillots rouges iraniens et blancs américains. La dimension politique du match se
résuma à des revendications d’opposants au régime de Téhéran. Jurant avec
l’atmosphère de réconciliation, la symbolique de la victoire sur l’ennemi américain fut
peu utilisée. Seul le Guide de la Révolution, l’Ayatollah Ali Khamenei, dépositaire du
conservatisme, se réjouit de « voir l’oppresseur connaître le goût amer de la défaite ».
Même si l’équipe ne se qualifia pas, finissant finalement 3e de son groupe, les Iraniens
considérèrent ce mondial comme une victoire et les joueurs furent acclamés en rentrant
dans leur pays.
Au niveau économique, le championnat ressemble à celui organisé par les pays d'Europe
de l’Est : les clubs y sont financés et soutenus par l'armée ou de grandes entreprises 10 Gastaut Yvan, « Etats-‐Unis/Iran 1998 », s.d. Source : http://www.wearefootball.org/un-‐jour-‐un-‐match/84/lire/etats-‐unis-‐iran-‐1998/ ( 10/01/12) 11 Ibid.
industrielles12. Une dimension d'appartenance se développe alors et renforce le lien au
club de football. L'employé d'une entreprise qui a créé ou finance un club sera ainsi lié
aux deux, ce qui renforce son intégration au sein d'un corps. « Sport du peuple », le
football jouit d’une assise populaire importante dans les centres urbains comme dans
les campagnes, alors que les classes plus aisées plébiscitent le volley-‐ball13. Le football
constitue enfin pour l’Iran un moyen de s’insérer dans le concert des nations. La
mondialisation se traduit également par le départ à l’étranger, notamment en
Allemagne, de bons joueurs iraniens. Cette situation est perçue comme une forme
d’ascension sociale, de compétition : le football a remplacé le lutteur, représentant
historique des valeurs traditionnelles iraniennes14. Il n’est donc guère étonnant que
l’implantation du football ne soit pas perçue favorablement par le régime, qui y voit une
remise en cause des piliers de la société iranienne par l’aspiration à d'autres modes de
vie, la réinsertion de l’Iran dans le concert des nations et les débats sur l’ouverture ou l’«
invasion culturelle »15.
Le football en Iran: un enjeu politique important
La popularité du football iranien n'est pas neutre et constitue un vecteur de
contestation. La présence de ce sport entraîne des débats politiques intenses qui
dépassent largement la simple question sportive16. Porté par sa popularité, le football
cristallise plusieurs demandes de la population et est perçu comme porteur d'une
ouverture sur le monde mais aussi de la société iranienne elle même. L'ouverture de la
sélection iranienne à des entraîneurs étrangers comme le Croate Branko Ivankovic entre
2003 et 2006, ou le Portugais Carlos Queiroz, atteste de l'ouverture du football iranien.
Cette décision est avant tout basée sur un besoin d'efficacité, la sélection pouvant
12 Pierre Alonso, entretien avec Christian Bromberger, art. Cit. 13 Ibid. 14 Christian Bromberger, « Troisième mi-‐temps pour le football iranien », in Le Monde diplomatique, n°529, avril 1998 ; Christian Bromberger, « Irán, el balón y el turbante », in La Vanguardia, n°20, juillet-‐septembre 2006, pp.112-‐118. 15 Christian Bromberger, « Troisième mi-‐temps pour le football iranien », art. Cit. 16 Ibid.
profiter de leur savoir faire17. Il s’agissait d’une pratique relativement courante avant la
révolution de 1979, qui n’a repris qu’en 1997 avec le recrutement du Croate Stanko
Poklepovic. Cette perception positive de l’extérieur suggère que l’univers du football
reste plus ouvert et presque à l'avant-‐garde de la société iranienne18. En cas de
difficultés, l'entraîneur étranger peut prendre le rôle de bouc émissaire, aisément
licenciable du fait de sa nationalité19. Fautif par nature, il endosse la responsabilité de
chaque défaite. De même, l’embauche d’entraîneurs étrangers sous-‐entend que leurs
homologues iraniens ne sont pas au niveau, ce qui n'est pas toujours acceptable pour les
dirigeants politiques. Ainsi, le sélectionneur croate Tomislav Ivic avait été licencié deux
mois avant la Coupe du Monde de 1998, et remplacé par un ancien joueur iranien, Jalal
Talebi. La décision était d'abord politique, le bilan d'Ivic étant correct à l'époque. Son
renvoi obtenu, l’honneur était sauf, au prix d’une déstabilisation de l'équipe20. Le cas
des entraîneurs étrangers montre l’ambivalence de la situation du football en Iran, pris
en tenaille entre l'ouverture et le repli21. S’il peut s’ouvrir et ouvrir la société iranienne,
il peut aussi être utilisé pour défendre le régime.
Le football est perçu comme une vitrine ouverte sur la société occidentale. Ceci
provoque deux attitudes opposées, qui s’entraînent mutuellement : la crainte initiale
des conservateurs est accentuée par l'utilisation qu'en font les milieux plus
progressistes, qui y voient un espace de liberté et d'expression. La société iranienne
reconnaît historiquement deux types de vainqueurs, qu’incarnent la lutte ou le football
pour Christian Bromberger22. Le lutteur est vu comme un héros chevaleresque, libre,
dévoué et désintéressé (le pahlavan en iranien). Il est noble et porte des valeurs proches
des milieux traditionnels et conservateurs. Le footballeur, au contraire, est le champion
(ghahreman en iranien) : plus moderne mais aussi plus individualiste, il admire les stars
17 Christian Bromberger, « Irán, el balón y el turbante », art. Cit. 18 Christian Bromberger, « Troisième mi-‐temps pour le football iranien », art. Cit. 19 Christian Bromberger, « Irán, el balón y el turbante », art. Cit. 20 Ibid. 21 Christian Bromberger, « Troisième mi-‐temps pour le football iranien », art. Cit. 22 Ibid. Voir aussi : Christian Bromberger, « Irán, el balón y el turbante », art. Cit. ; Pierre Alonso, entretien avec Christian Bromberger, art. Cit.
du football mondial et rêve de partir pour l’étranger. Les deux visions ne sont pas
nécessairement contradictoires, certains Iraniens se réclamant des deux, mais elles sont
concurrentes et le football éclipse progressivement peu à peu la lutte23.
Symboliquement, les deux sports représentent chacun une partie de la société
iranienne : la lutte représente la tradition, le football l’ouverture.
Si l’opposition entre ces deux sports n’est jamais frontale, elle se retrouve au
niveau politique. En 1997, Nategh Nuri, candidat conservateur à l'élection présidentielle,
était ainsi soutenu par des lutteurs24. De même les partisans de son opposant
Mohammad Khatami, principalement des jeunes et des femmes, préféraient
généralement le football à la lutte. Le président Mahmoud Ahmadinejad joue d’ailleurs
régulièrement de cette opposition. Avant l’élection de 2005, il s’est affiché avec des
lutteurs, louant leurs valeurs et promettant de les défendre. Quelques semaines plus
tard, il affichait son soutien aux footballeurs25. Les différentes factions politiques
s'affrontent régulièrement dans les tribunes des stades à propos du football et les
rivalités entre clubs peuvent devenir des supports d'unions ou de désunions, parfois
temporaires, entre partisans. Les affrontements en tribunes se font par le biais de
chants et parfois même de discussions entre partisans, sortes de meetings informels. La
révolte politique et le football se mélangent donc, le football étant un média et une
vitrine de contestation possible de par son caractère occidental. De l'autre côté, le stade
devient un « espace de peur » pour les traditionnalistes, qui y voient un danger26. La
peur des réunions publiques et de la parole libre dans les stades, qui de fait existent en
Iran, entraîne une surveillance poussée des rencontres footballistiques. La célébration
des victoires est soumise à conditions, et une répression violente sanctionne tout
« débordement ». Le football et ses excès s'opposent à la décence pour les
conservateurs : klaxonner, danser dans la rue ou crier sont des offenses graves qui
peuvent être punies. Nous l'avons vu, les derbies provoquent souvent des
23 Alonso Pierre, entretien avec Christian Bromberger, art. Cit. 24 Ibid. 25 Ibid. 26 Christian Bromberger, « Irán, el balón y el turbante », art. Cit.
débordements critiqués par les mollahs, renforçant l’image d’un sport décadent. Les
spectateurs sont présentés comme vulgaires et font figure d’anti-‐modèle pour le
régime. Cependant, la société sait que le stade est un des rares endroits de libertés.
Ainsi, les gros mots sont tolérés seulement dans les stades et les insultes à l'arbitre ou
aux joueurs sont légions.
Les footballeurs sont eux-‐mêmes contrôlés et doivent montrer l'exemple. Les mollahs
ont émis le souhaite que ces sportifs se rapprochent de l'idéal du pahlavan désintéressé.
Les footballeurs doivent ainsi suivre et promouvoir les valeurs islamiques, et se
comporter de manière décente. Leurs vêtements ne doivent pas être trop occidentaux,
les bijoux sont interdits et les cheveux doivent être courts : le style vestimentaire visible
en Occident est totalement proscrit27. Les footballeurs répondent avec ironie que le
prophète lui-‐même avait les cheveux longs et qu'en les gardant ils n'enfreignent aucune
règle. Ils refusent surtout de prendre part aux conflits politiques, à la fois par peur de la
répression et par tradition nationale et internationale28. Il faut cependant citer
l'exemple d'Ali Karimi, joueur populaire et important de l'équipe nationale d'Iran qui,
lors d'un match qualificatif pour la Coupe du Monde 2010, a porté avec quelques autres
joueurs des bracelets verts en soutien à l'opposition et au mouvement de contestation
mené par Mir Hossein Moussavi29. Les joueurs ont été exclus à vie de la sélection
nationale, même si la Fédération Iranienne de football invoque officiellement une
retraite volontaire des joueurs30.
27 Ibid. 28 Voir aussi : Pierre Lanfranchi et Alfred Wahl, Les footballeurs professionnels des années trente à nos jours, Paris, Hachette, 1995 ; Jacques Defrance, « La politique de l’apolitisme. Sur l’autonomisation du champ sportif », in Politix, n°50, juillet 2000, pp.13-‐27 29 Voir Club du Millénaire, Cycle d’étude sur l’Iran : le rôle des réseaux sociaux dans le « mouvement vert » iranien, 2012. Source : http://clubdumillenaire.fr/2012/01/cycle-‐detude-‐sur-‐liran-‐le-‐role-‐des-‐reseaux-‐sociaux-‐dans-‐le-‐mouvement-‐vert-‐iranien/ 30 Marie Simon, « Quatre footballeurs iraniens exclus à vie », in L’Express, 24 juin 2009, http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-‐orient/quatre-‐footballeurs-‐iraniens-‐exclus-‐a-‐vie_769908.html
Même si les joueurs évitent de s’impliquer dans les débats politiques, leur mode de vie
est perçu comme « occidental ». Les traditionnalistes tentent donc de contrôler
étroitement leurs comportements. Le 29 octobre, lors d'un match entre Persepolis
Téhéran et Damash Gilan, un joueur du Persepolis a touché brièvement les fesses de son
coéquipier pour fêter un but, ce qui a choqué plusieurs dignitaires iraniens qui ont
souligné la connotation homosexuelle de cet acte. Les deux joueurs ont été suspendus
par la Fédération, doivent payer plus de trente mille euros d’amende et risquaient
soixante-‐quatorze coups de fouets31. Cette sanction qui peut paraître sévère est
significative de la mainmise du régime sur le football : l’étroite fenêtre de liberté qu'il
offre à la population est soumise à un contrôle important, en particulier sur des détails
dont les enjeux dépassent le cadre sportif. Un retour sur le lien entre les femmes et le
football permet de mieux comprendre la situation du pays, car il cristallise de
nombreuses tensions liées au développement de ce sport.
La place des femmes dans le football iranien
On a souvent souligné depuis les dernières coupes du monde l'engouement
croissant des femmes pour le football. Cette réalité n'épargne pas un pays comme l'Iran,
quoique l'accès aux enceintes sportives soit interdit aux femmes depuis l’avènement de
la République islamique. De nombreux articles, romans et films ont été consacrés aux
femmes iraniennes et à leur désir de participer aux activités sportives (comme l’a
notamment illustré le film Hors-‐Jeu réalisé par l'iranien Jafar Pahani autour des
supportrices clandestines du football, lors d’un match Iran-‐Bahreïn à Téhéran)32.
Un rappel historique de la situation féminine dans le football iranien est nécessaire pour
en comprendre les enjeux. La première équipe de football féminine est fondée en 1970,
31 S.A., « Deux joueurs iraniens risquent le fouet pour s’être touchés les fesses après un but », Slate.fr, 3 novembre 2011. Source : http://www.slate.fr/lien/45865/joueurs-‐iraniens-‐fouet-‐caresse 32 Zama, « Hors Jeu : les femmes, le foot, l’Iran », Zerodeconduite.net, 6 décembre 2008, Zerodeconduite.net "Hors Jeu : les femmes, le foot, l'Iran". Source : http://www.zerodeconduite.net/blog/index.php?itemid=11921
neuf ans avant la révolution islamique. Les femmes ont alors l’ambition de jouer au
football avec les hommes, surtout dans les rues. Elle gagnent rapidement « du terrain »
dans ce sport, malgré les contraintes culturelles d'un pays comme l'Iran. Les premiers
entraîneurs sont formés par la FIFA au Japon33 et peu à peu, grâce a des entraînements
réguliers et en observant de nombreux matches d’équipes féminines asiatiques,
apparaissent les bases d'une administration du football féminin en Iran34. Dès 1970,
plusieurs mesures sont prises pour améliorer le niveau de jeu des équipes féminines et
leur permettre de participer aux compétitions internationales. Plusieurs équipes sont
formées dans les différents clubs de football d’Iran et des compétitions entres équipes
féminines sont régulièrement organisées. L’émulation créée améliore le niveau de la
sélection nationale, dont les joueuses sont la plupart du temps d’anciennes joueuses de
volley-‐ball ou de basket-‐ball35. Grâce à leurs qualités et à une certaine couverture
médiatique, les footballeuses iraniennes gagnent en popularité, permettant au football
féminin de se forger une place au sein de la société jusqu’à la révolution islamique de
février 197936.
Le voile islamique devient obligatoire en public et le régime de l’ayatollah
Khomeiny impose des règles strictes inspirées de la loi islamique (charia), notamment
l’interdiction du sport pour les femmes, qui sont assignées à résidence37. Ce n’est qu’en
1993, quatorze ans après la Révolution, que les femmes peuvent revenir sur les terrains
de football. L’université d’Azahra, l’université des femmes, organise une compétition
officielle de football féminin. Mais les femmes restent cantonnées aux salles de sport et
devront attendre 1997 pour pouvoir former des équipes au sein de clubs sportifs. Des
conditions strictes sont appliquées : elles ne peuvent notamment pratiquer le football
qu’en présence d’un homme pour les surveiller38. Elles obtiennent en 2004 la permission
33 Rad Soudeh, « Être footballeuse en Iran », Osez le Féminisme, n°17, 17 décembre 2011, Source : http://www.osezlefeminisme.fr/article/etre-‐footballeuse-‐en-‐iran 34 Ibid. 35 Ibid. 36 Ibid. 37 Ibid. 38 Ibid.
de jouer dans des stades, mais en portant le voile islamique. Au nom de la décence, il
leur est d’ailleurs toujours interdit d’assister aux rencontres sportives. Elles ont
cependant bravé cette interdiction lors d'un match, qui a fait l’objet du film Hors Jeu
précédemment cité, et a été censuré. Il mettait en scène un groupe de filles tentant
d'entrer dans un stade afin de regarder un match de football qualificatif pour la coupe
du monde. Le cinéaste fut condamné à six ans de prison par la justice iranienne, qui lui
interdit de réaliser pendant plus de vingt ans des films, preuve que le sujet est très
sensible et porteur de sens au sein du pays.
Dès 2006, le président Mahmoud Ahmadinejad s’est montré favorable à ce que les
femmes assistent aux matchs de football (dans des gradins séparés des hommes), afin
« d’améliorer l’attitude du public lors des matchs de football et de promouvoir une
atmosphère saine ». Cependant, le guide suprême de l’Iran, l’Ayatollah Ali Khamenei,
s’est prononcé contre cette initiative qui allait d’après lui à l’encontre de la Constitution
de la République Islamique39. La décision d’autoriser les femmes à pénétrer dans les
stades a créé une vive indignation au sein de la société, notamment auprès des religieux
musulmans chiites qui avaient soutenu Ahmadinejad lors des élections et maintiennent
un contrôle étroit de la société iranienne depuis la révolution de 1979. Par la loi
islamique iranienne, de nombreuses restrictions sont imposées aux femmes, telles que
la permission de pouvoir travailler ou voyager qui doit être accordée par un tuteur
masculin, ou l’impossibilité d’assister à des évènements sportifs publics sans
autorisation. Ce revirement d'Ahmadinejad est aussi une des raisons qui expliquent son
impopularité en Iran. En se plaçant comme un moderniste sur cette question, il a séduit
une partie de l'électorat, pour le décevoir ensuite40.
Ceci montre à nouveau que l’enjeu du football dépasse le milieu sportif, la
question des femmes en général étant posée à travers ce prisme. Les femmes savent
que la popularité du football leur permet d'avoir un appui important pour demander des 39 Daftari Amar A., « Iran split over female soccer fans”, CNN, 6 juillet 2006. Source : http://edition.cnn.com/2006/WORLD/meast/05/01/iran.football/index.html (06/01/12) 40 Ibid.
changements. Elles s’en servent comme d’une tribune pour réclamer des droits. A ce
titre la possibilité d’assister à des matchs représente une importante victoire
symbolique. La médiatisation du football par les femmes est un autre combat, le régime
livrant une véritable bataille aux journalistes sportives qui souhaitent couvrir des
événements tels que la Coupe du Monde féminine. La prégnance de la censure les
empêche souvent de mener à terme leurs projets. Deux femmes suivant le Mondial
féminin, notamment pour des médias allemands (la chaine de télévision Deutsche Welle
par exemple) ont été arrêtées par les autorités iraniennes41 sans qu’aucun motif officiel
ne soit communiqué par le parquet de Téhéran. La journaliste, actrice, réalisatrice et
militante Pegah Ahangarani, qui avait soutenu Mir Hossein Moussavi en 2009, a été
incarcérée en juillet 2011 à la prison d’Evin, à Téhéran, sous prétexte qu’elle avait voulu
« suivre le football »42. Le gouvernement s’est servi du sport comme prétexte à son
arrestation. Le 17 juin 2011, la journaliste photographe Maryam Majd, vingt-‐cinq ans, a
été arrêtée alors qu’elle se préparait à partir pour Düsseldorf. Militante pour les droits
des femmes, ses revendications concernaient notamment le football, et elle préparait
un ouvrage sur le football féminin avec l'ancienne joueuse allemande Petra Landers43.
Shadi Sadr, figure emblématique de la défense des droits de la femme en Iran,
actuellement en exil à Londres, a déclaré à ce propos : « Maryam est l'une des rares
photographes de sports féminins en Iran et puisque c'est une femme, elle y possède un
accès exclusif et a réussi à attirer beaucoup d'attention sur ces athlètes dans le pays »44.
Aucune compétition féminine n’est donc retransmise à la télévision iranienne. Les
dirigeants ont en effet pris peur à cette volonté de médiatisation. L’interdiction des
retransmissions est cohérente avec la ligne de conduite du régime concernant le sort
41 Kamali Dehghan Saeed, « Women’s rights activist missing in Iran », in The Guardian, 22 juin 2011. Source : http://www.guardian.co.uk/world/2011/jun/22/iran-‐missing-‐womens-‐rights-‐activist ; S.A. « Coupe du monde féminine : l’Iran arrête deux journalistes », Chronofoot, 21 juillet 2011. Source : http://www.chronofoot.com/coupe-‐du-‐monde-‐f%E9minine/coupe-‐du-‐monde-‐feminine-‐l-‐039-‐iran-‐arrete-‐deux-‐journalistes_art16181.html 42 AFP, « Iran : la justice confirme l’arrestation de l’actrice Pegah Ahangarani », Le Parisien, 18 juillet 2011. Source : http://www.leparisien.fr/flash-‐actualite-‐culture/iran-‐la-‐justice-‐confirme-‐l-‐arrestation-‐de-‐l-‐actrice-‐pegah-‐ahangarani-‐18-‐07-‐2011-‐1536901.php 43 Ibid. 44 Kamali Dehghan Saeed, « Women’s rights activist missing in Iran », art. Cit.
réservé à la presse (en matière de liberté de la presse, l’Iran est 175ème sur 178 pays
selon Reporters Sans Frontière45) et la place des femmes dans la société.
Le régime estime que les athlètes étrangères ne respectent pas les codes vestimentaires
décents. Le droit musulman (fiqh) accorde une grande importance à la pudeur féminine
et rappelle l’importance de couvrir le corps, le visage et les cheveux. La question du
voile est aujourd’hui posée dans le cadre du sport, et particulièrement du football. Les
Jeux Olympiques Junior qui se sont tenus du 14 au 26 août 2010 à Singapour ont suscité
un vif débat suite à l'exclusion de l'équipe de football féminin iranienne46. Cependant,
grâce à l'utilisation de casquettes comme compromis, la sélection a pu participer à
l'épreuve47. Néanmoins, l'utilisation du voile a ensuite été réimposée par la Fédération
iranienne. La question de la participation de l'équipe iranienne féminine se pose donc
pour les prochaines Jeux Olympiques de Londres à l’été 2012 : la tenue des sportives
doit être normalement dépourvue de toute référence politique ou religieuse, alors que
la Fédération iranienne a rendu le voile obligatoire dans le football au nom des principes
islamiques. Cette décision a été vivement critiquée par des opposants au régime et des
spécialistes du football48. Le règlement de la FIFA pour les JO 2012 spécifie clairement à
l’article 18 section 4 que « les joueurs et les officiels ne sont pas autorisés à afficher des
messages ou slogans de nature politique, religieuse, commerciale ou personnelle dans
quelque langue ou sous quelque forme que ce soit sur leur tenue»49. L’Iran conteste,
assurant par la voix de Farideh Shojaei, la responsable du football féminin à la
45 S.A., Classement de la liberté de la presse 2011/2012, Reports Sans Frontières, s.d. Source : http://fr.rsf.org/press-‐freedom-‐index-‐2011-‐2012,1043.html 46 Arefi Armin, « Quand le débat sur le voile frappe les Jeux Olympiques », Dentelles et Tchador (blog Lemonde.fr), 6 avril 2010. Source : http://iran.blog.lemonde.fr/2010/04/06/quand-‐le-‐debat-‐sur-‐le-‐voile-‐frappe-‐les-‐jeux-‐olympiques/ 47 Isabelle Lortholary, « Foot féminin en Iran: sous la casquette, le foulard ? », 5 juin 2010. Source : http://www.elle.fr/Societe/News/Foot-‐feminin-‐en-‐Iran-‐sous-‐la-‐casquette-‐le-‐foulard-‐1248577 48 Reuters, « Iran’s women footballers banned from Olympics because of Islamic strip », The Guardian, 6 juin 2011. Source : http://www.guardian.co.uk/football/2011/jun/06/iran-‐women-‐olympic-‐strip 49 Fédération Internationale de Football Association, Règlement des Tournois Olympiques de Football Londres 2012. Source :http://fr.fifa.com/mm/document/tournament/competition/01/33/73/30/regulationsoft2012_update10.15.10_f.pdf
Fédération iranienne, que la tenue des joueuses « n’est ni religieuse, ni politique, et ne
causera aucun préjudice pour les joueuses » 50.
Le code vestimentaire imposé par la République islamique d'Iran à ses
footballeuses pourrait ainsi les empêcher de participer aux Jeux olympiques de Londres
en 2012. L'Iran pensait s'être conformé aux règlements de la Fédération internationale
en faisant jouer sa sélection féminine avec un bas de survêtement, un maillot
recouvrant entièrement le corps, et un foulard masquant la chevelure. La FIFA a
néanmoins interdit aux joueuses iraniennes de disputer leur match du second tour de
qualification pour les Jeux Olympiques, contre la Jordanie, qui l’a donc emporté par 3-‐0
selon la procédure de la FIFA en cas d'impossibilité de l'une des équipes de jouer. La
FIFA essaye donc d'imposer une règle à l’Iran : les joueuses iraniennes devraient
s’habiller comme toutes les autres footballeuses du monde. Cependant, les 16 et 17
décembre 2011, le comité exécutif de la FIFA a soutenu une proposition visant à lever
l'interdiction du voile. Aucune décision n'ayant encore été actée, il faudra suivre les
évolutions de cette histoire et leurs implications.
Le football est un sujet éminemment important et politique en Iran. Soutenant
les tentatives de modernisation de la société iranienne, il peut constituer une tribune
pour les diverses contestations du régime. Des valeurs désignées comme
« occidentales » (l'individualisme, l'ascension sociale ou même la compétition) sont
portées par ce sport et rencontrent l’assentiment d’une partie importante de la société
iranienne. Le football constitue finalement une métonymie du « modèle occidental »,
qui est jugé, appelé ou contesté à travers le sport. Des débats sur le modèle de
développement à suivre et l'aspiration aux standards mondiaux s’articulent autour du
football51. Sa popularité donne du poids aux requêtes de la population et il cristallise de
nombreuses tensions. Le contrôle que les dirigeants tentent de lui imposer est un
50 Reuters / Le Monde, « La tenue des footballeuses iraniennes ne plaît pas à la FIFA », 6 juin 2011. Source : http://www.lemonde.fr/sport/article/2011/06/06/la-‐tenue-‐des-‐footballeuses-‐iraniennes-‐ne-‐plait-‐pas-‐a-‐la-‐fifa_1532679_3242.html 51 Christian Bromberger, « Troisième mi-‐temps pour le football iranien », art. Cit.
symbole de la répression des libertés et de la société en général, particulièrement au
niveau des droits des femmes. S’il ne constitue qu’un espace de débat et si son
ouverture n'entraînera pas forcément une démocratisation de la société, il reste un
élément extrêmement significatif de l’évolution et des attentes de la société iranienne,
dont il reflète et relaie les revendications.
Club du Millénaire : Mathilde Block, Clément Guyot et Antonin Tokatlian
Comité de rédaction : Sarah Laffon