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Concours Du pic à la plume... CATÉGORIE NOUVELLE Lauréate Hélène PRUVOST

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Concours Du pic à la plume...

CATÉGORIE NOUVELLE

Lauréate

Hélène PRUVOST

Mine de rien

Et voilà, je ne sais pas pourquoi j’ai accepté ce travail. Mon truc à moi, ce sont les pu-

blications scientifiques, les articles de vulgarisation pour des revues scolaires, traduire en

langage compréhensible pour le quidam les révélations sur le transfert horizontal de gènes

ou les expériences de modifications du génome d’embryons humains.

Mais pas les nouvelles, pas la fiction, pas la création. Je n’ai pas d’imagination moi ! Si

c’était le cas, je compterai parmi ceux qui ouvrent les voies nouvelles de la connaissance, je

ne serai pas seulement un traducteur scribouillard, un vautour toujours à l’affût des bonnes

prises des chercheurs pour en récupérer la moelle et la recuisiner sauce grand public. Pour-

tant, il faut bien vivre. Cuisiner les restes, ça rapporte peu. Voilà pourquoi quand on m’a pro-

posé de tenir une rubrique régulière dans un petit fanzine local, j’ai dit oui, comme ça, sans

chercher plus loin. Sauf que cette rubrique, c’est une petite nouvelle à écrire, chaque quin-

zaine, sur le thème abordé par le dit magazine. Une invention. Pour laquelle il va falloir que

je trouve moi-même la matière. Moi qui me nourris des écrits des autres !

Et le premier thème, c’est la mine. Qu’est-ce que j’ai à dire moi, sur la mine ? En quoi

ça me concerne, moi, la mine ? Qu’est-ce que j’y connais, à part les trucs habituels ? Zola,

le grisou, les tailles, la chaleur, le briquet, le canari qu’on promène comme un gazomètre,

les gueules noires, les dents blanches qui ressortent sur les photos prises au fond, le bruit,

les grandes catastrophes, les terrils qui reverdissent… Tout a déjà été écrit là-dessus, ce

n’est pas comme en sciences ! Où trouver l’inspiration ? Alors oui, bien sûr, comme beau-

coup d’entre nous dans le coin, j’ai bien eu un grand-père mineur, un arrière-grand-père me-

neur de chevaux, j’ai arpenté le coron quand j’étais gosse. Et ? Ça fait de moi un spécialiste

de la question ? Évidemment non. Je suis parti, j’ai quitté tout ça, j’ai fait des études de bio-

logie, de journalisme, j’ai appris à parler trois langues, j’ai longtemps vécu à Paris…Qu’est-

ce que je vais pouvoir pondre cette fois, sur la mine…

Bon sang ! Je sens que je me suis fourré dans une situation dont je suis le spécia-

liste : je fais le malin, je dis oui, je me donne de l’importance et des airs de nobélisable et

après….

Voilà, nous y sommes, là, en plein dans l’après ! Alors je vais faire comme d’habitude,

procrastiner. Là, pas de doute, je suis surdiplômé et je peux disserter des heures sur les

nouvelles approches de la question. Sortir, aller marcher, boire un coup…

Deux bières plus tard. Je me dégrise en marchant, les rues sont plutôt vides. Il pleu-

vine, c’est courant ici. Ça me prend la tête cette histoire de nouvelle. Au sens propre, je

sens la migraine monter. Mon grand-père aurait plaisanté, il disait toujours que quand il

avait des soucis il allait « au jardin ». Il prenait son vélo, un vieux vélo de facteur qu’il avait

repeint en marron et sur lequel il avait fixé des attaches pour accrocher sa bêche. Son jar-

din était à moins d’un kilomètre de la maison (en ligne directe parce que Pépé, il aimait

faire des détours, croiser du monde et ça pouvait prendre trois quarts d’heure pour y arri-

ver !), la trente-deuxième maisonnette de la rangée, rue de la Creuse (pour un pro de la

bêche, ça ne s’invente pas). La même que toutes les autres -briques rouges- mais en plus

propre, en plus fleurie, avec des volets verts et blancs. Et une fois au jardin, il se mettait à

creuser Pépé. Il enterrait ses contrariétés et faisait pousser des légumes et des fleurs à la

place. Je ne comprenais pas cette passion quand j’étais gamin, l’émotion en tirant les pre-

miers radis, l’orgueil en ramenant un cageot rempli de tomates… Je me rends compte que

je ne l’ai pas tellement connu finalement Pépé. C’était un taiseux sous son sourire mousta-

chu. Que sais-je de lui au final ? Son amour des légumes et du travail bien fait, sa fierté

d’en avoir été, de la mine, et puis sa fierté que son fils n’en ait pas été, lui. Je crois qu’il

s’enorgueillissait aussi de mes diplômes, surtout celui de journaliste. « Toi tu vas pouvoir

dire à tout le monde ce qui est vraiment important ». S’il savait ! Je me souviens de deux

choses dans sa maison, dans la bibliothèque vitrée du rez-de-chaussée : un livre, Germinal

(il l’avait lu, et plusieurs fois encore !) ainsi qu’une photo en noir et blanc, de lui au fond de

la mine, assis au premier plan dans une minuscule galerie, quasiment méconnaissable

sous la poussière noire, ne serait-ce son regard et sa petite moustache qu’on distingue à

peine. Et deux copains derrière lui, tassés dans le fond du boyau, les paluches de l’un sur

les épaules de l’autre. Tous l’air sérieux, déterminés et concentrés aussi, éclairés par la

lampe à leur front. Un cliché dont je n’ai jamais su l’origine et au sujet duquel je n’ai jamais

posé de question. C’est drôle que je repense à cette photographie, c’est fou que je m’en

souvienne avec autant d’acuité. Je me retrouve à sourire bêtement, en pleine rue, dans

mon col de manteau relevé en un dérisoire rempart contre la bruine.

Est-ce que c’était une photo spontanée ? Je ne m’imagine pas le mineur, dans les an-

nées 1950, descendant travailler au fond avec dans sa poche son appareil et s’écriant

après plusieurs heures de travail « allez les copains, dites « canari », aujourd’hui on se tire le

portrait » ! Déjà les appareils photos n’étaient pas monnaie courante, puis qui aurait eu

l’idée de transporter un tel matériel dans les dédales du fond, sous les trente-huit ou trente-

neuf degrés ambiants, la poussière, l’humidité ? En plus de son repas, de ses outils ? Imagi-

ner ensuite le photographe amateur aller faire développer la photo en autant d’exemplaires

que de copains présents ce jour-là…Sans compter que prendre des photos au fond n’était

en général pas autorisé et que les mineurs étaient souvent fouillés lors de la remontée… Et

puis c’était sérieux, de descendre au fond, il avait de l’humour, Pépé, mais il n’était pas du

genre à faire n’importe quoi au boulot, c’était trop important, trop risqué aussi. Parce que

franchement, se prendre en photo entre copains au moment de la pause-briquet, ce serait

du grand n’importe quoi, non ? (Tout à coup je pense à tous les selfies qui envahissent mon

téléphone portable…)

Alors, une photo officielle ? Le chef porion voulant immortaliser son équipe ? Genre

calendrier de Noël sans calendrier ? Il n’y avait aucun nom, aucune date, aucun lieu sur

cette photo. Que Pépé, ses yeux, son casque, ses camarades. Et beaucoup de noir autour.

« Salut les gars, on prend tout le monde en photo. On remet son pantalon et son marcel et

on prend la pose, c’est pour… » Pour quoi au fait ? Pour le trombinoscope des Houillères ?

Pas besoin d’aller tirer des portraits au fond, gueules noires parmi les gueules noires, on a

fait mieux en matière d’identification. Des photos de service ? Ben mon vieux, ils sont ra-

dieux les mineurs sur celle-là, pour une photo de service ! On croirait une photo de propa-

gande soviétique vantant les bienfaits du travail collectif en profondeur. « Ici on est heureux

de travailler à la grandeur du régime ». Ça y est, voilà Pépé érigé en Stakhanov de la fosse

6, ça ne lui aurait pas tellement plu je crois ! En même temps ils auraient bien été capables,

Pépé et ses semblables, de se faire les artisans volontaires d’une telle publicité. Jamais je

ne l’ai entendu se plaindre du travail au fond, c’était dur mais c’était … il fallait l’entendre !

Dans sa bouche ça devenait presque une œuvre d’art brut de remonter le charbon, de boi-

ser ou d’installer l’électricité dans une taille. Un truc qui suffisait à faire de vous un homme.

Alors… Peut-être une photo prise par les Houillères. Peut-être que je pourrais en retrouver

une copie dans les archives ? Et en même temps, j’ai d’autres chats à fouetter. Qu’est-ce

que ça peut me faire de savoir qui a pris cette photo et pourquoi ? La mine, ça n’existe plus,

Pépé n’est plus là depuis un moment et la photo, j’ignore ce qu’elle est devenue…

N’empêche. En rentrant je n’ai pas pu m’empêcher d’aller fouiner sur le net. Pas facile

de savoir d’où proviennent les pellicules témoignant du travail au fond. Je lis que des photo-

graphes sont parfois descendus, plus ou moins clandestinement, avec les mineurs. Peut-

être que c’est ce qui s’est passé pour la photo de Pépé. Le photographe du coin, un type un

peu ambitieux et avec une véritable fibre artistique difficile à exploiter à travers l’immortali-

sation des communions, baptêmes et mariages. Je l’imagine bien tout à coup, ce type cher-

chant à connaître les gens qu’il ne côtoyait que les samedi ou dimanche, en tenue de noce.

Un type qui aurait voulu voir dans leur vraie vie les hommes qui passaient dans son studio

du centre-ville, qui aurait un jour pris sa voiture et arpenté le coron puis aurait trouvé, en

partageant une bière ou un p’tit jaune, un gars d’accord pour l’emmener au fond. Et alors

là, le choc. Le bruit, la chaleur, la rudesse du travail, les corps en action.... La stupéfaction

de voir que ces hommes souvent intimidés devant l’objectif, un peu coincés dans leurs cos-

tumes du dimanche, sont des travailleurs nés, si sûrs d’eux quand il s’agit de décrocher le

meilleur morceau de charbon possible, plein d’intelligence dans leurs échanges et la ges-

tion de leur ouvrage. Je l’imagine, notre tireur de portraits, hébété et admiratif et ne pen-

sant plus qu’à une chose, revenir, avec son appareil, et immortaliser ce qu’il a vu. Puis il au-

rait accroché ces images dans sa vitrine. Reléguées les communiantes et les mariés, place

aux forces vives de la Nation ! On imagine alors Pépé allant chercher sa photo, aussi fier

que le jour où il est allé chercher celle de son mariage, pour la placer dans la vitrine, à côté

de Zola…

Me voilà de retour à l’appartement, trempé mais surtout toujours sans idée pour mon

texte. C’est tout moi : je me mets à penser à autre chose, à me demander qui sont les deux

autres gars sur la photo, à regretter de ne pas m’être posé ces questions du vivant de Pépé

alors que mon boulot consiste en général à poser des questions aux gens ! Ça en devient

presque obsessionnel. Me traverse l’esprit de prendre la voiture et d’aller voir si la maison

est encore debout, ce qu’il est advenu de l’usine au bout de la rue, du terril derrière la der-

nière rangée du coron… Plus qu’une idée, ça devient un impétueux désir. Mais je me con-

nais, je suis encore en train de me chercher des excuses pour ne pas m’atteler à la tâche

qui m’incombe. Alors, la mine…

J’allume l’ordinateur, je me fais un café, je cherche des idées sur internet…

Tiens, l’histoire des mineurs au Chili en 2010, ça avait fait du bruit ça. Trente-trois

gars coincés pendant soixante-neuf jours sous terre, les messages et les vivres qu’on réus-

sit à leur faire passer, le sauvetage miraculeux en présence du président … c’est pas mal ce

truc-là, je tiens un bon filon à mon avis (et voilà, déjà un jeu de mot, ça y est, c’est parti !).

En plus le net regorge d’infos là-dessus, je vais pouvoir faire ce que je sais faire, bricoler un

texte à partir de ce que les autres ont déjà rédigé. J’insisterai sur le sensationnel, les opéra-

tions techniques, ce sera chouette et dépaysant en plus ! Je m’autocongratule, je suis un

génie. Je devrais pouvoir écrire ça en une soirée.

Je jette un coup d’œil à mon contrat, je vérifie quand même la date à laquelle je dois

remettre mon texte au journal ! C’est bon, dans trois jours, ça me laisse largement le

temps ! Tiens, je vois le thème pour la nouvelle suivante : racines et famille.

Ce n’est pas possible ! J’aurais quand même dû regarder sur quoi j’allais devoir écrire

avant de signer. Parce que là, encore une fois… C’est quoi encore cette histoire de racines :

qui on est, d’où on vient, ce qui nous porte…encore un sujet sur lequel tout a été dit et redit.

Qu’est-ce que j’ai à raconter moi, là-dessus ? Je sens que je vais encore ramer pour trouver

l’inspiration (surtout que, je viens de tenter le coup, quand je tape « histoire de racines » sur

le net, je me retrouve sur des sites botaniques et à moins de tordre le sujet, je ne vais pas y

trouver beaucoup de matière première !)

En attendant, vu qu’il me reste du temps, je vais peut-être appeler mon père. Il va être

surpris, ça fait des mois que je ne lui ai pas téléphoné. En général on n’a rien à se dire. Il ne

comprend rien à mes articles scientifiques, je ne m’intéresse pas à sa vie de retraité. Un

coup de fil à son anniversaire, un au mien, une visite à noël. C’est notre rythme de croisière

depuis plusieurs années et ça a l’air de nous convenir. Mais là j’ai une question à lui poser.

Je commence par quoi ? Est-ce qu’il se souvient de la photo ? Est-ce qu’il sait où elle est ?

Est-ce qu’il sait qui l’a prise ? Je crois que cette fois je l’écouterai, il aura peut-être quelque

chose à me dire.