plume-rouge n°2 - métamorphose

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Que cela puisse être pénible ou aisé, sombre ou merveilleux, n'avons-nous pas déjà tous rêvé d'être quelqu'un ou quelque chose d'autre ? A moins qu'il ne s'agisse d'un cauchemar ? Métamorphes, à vos plumes ! A l'instar de Kafka, racontez vos mutations, détaillez vos transformations, ou celles des autres.

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Edito« Que cela puisse être pénible ou aisé, sombre ou merveilleux, n’avons-nous pas déjà tous rêvé d’être quelqu’un ou quelque chose d’autre ? A moins qu’il ne s’agisse d’un cauchemar ? »

Métamorphose. Lorsque cet appel à textes a été lancé, nous pouvions légitimement éprouver quelques crain-tes quant au traitement qu’en feraient les auteurs. En effet, il était facile de croire que tout avait été dit sur le sujet. Mais c’était sans compter sur l’imagination de tous ceux qui se sont empressés d’envoyer leurs tex-tes ! Qu’ils en soient tous remerciés.

Et puis, si j’avais un conseil à vous donner, ne vous privez pas de lire l’interview d’Elie Darco, l’illustratrice de la magnifique couverture de ce numéro 2.

Alors, bonne lecture !

Directeur de la publication : Comité de lecture :

Correctrices :Illustrateurs : Couverture :

Mise en page :Crédits photos :

Patrick Rhezal.Applecore, Cala, Enaelle, Ephylie.Cala, Ephylie.Patrick Rhézal, Applecore.Elie Darco Patrick Rhézal.Voir dernière page

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Sommaire1

Avatar ...................................................................2de Cristina Dasco

L’affaire Samsa ................................................... 18de Eric Cécile-Parques

Là-haut perché ...................................................26de Patrick Fraszczak

Elie Darco - Le mariage du crayon et de la plume ....... 36Interview menée par P.Rhezal

Le cadeau personnalisé ..................................... 42de Alice Mazuay

Le retour du balancier......................................... 52de Hans Delrue

Directeur de la publication : Comité de lecture :

Correctrices :Illustrateurs : Couverture :

Mise en page :Crédits photos :

Patrick Rhezal.Applecore, Cala, Enaelle, Ephylie.Cala, Ephylie.Patrick Rhézal, Applecore.Elie Darco Patrick Rhézal.Voir dernière page

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de Cristina Dasco

Derrière chaque homme se cache un loup... ou serait-ce le contraire ?

Cristina Dasco a toujours été passionnée de littérature fantastique, bien avant que la Fantasy ne devienne à la mode. Elle a repris la plume, rangée depuis quelques saisons pour cause de vie bien remplie, et se plaît aujourd’hui à raconter des histoires, farfelues, poétiques, toujours élégan-tes. Elle apprécie l’écriture mettant en valeur les sentiments et aime faire évoluer ses personna-ges dans des décors et des ambiances intimistes.

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Derrière chaque homme se cache un loup... ou serait-ce le contraire ?

Cristina Dasco a toujours été passionnée de littérature fantastique, bien avant que la Fantasy ne devienne à la mode. Elle a repris la plume, rangée depuis quelques saisons pour cause de vie bien remplie, et se plaît aujourd’hui à raconter des histoires, farfelues, poétiques, toujours élégan-tes. Elle apprécie l’écriture mettant en valeur les sentiments et aime faire évoluer ses personna-ges dans des décors et des ambiances intimistes.

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D’un trait de stylo rouge, il entoura la petite annonce parue dans le journal du ma-tin. C’était la seule qui correspondait à ses compétences.Helman cherchait du travail depuis plusieurs semaines et épluchait chaque jour le quotidien régional, assis dans ce bar dont il devenait un client régulier.Le serveur ne prenait plus la peine de prendre sa commande, se contentant de déposer sur sa table un café crème.Des types comme celui-là, il en voyait défiler régulièrement.En effet, la gargote était située à quelques pas de la maison d’arrêt et représentait souvent une première étape avant la liberté pour les nouveaux affranchis. Ils s’ar-rêtaient chez lui comme on reprend son souffle, pour poser le pied dans la réalité du monde extérieur et, accoudés au zinc, le regard résolu ou ahuri, commandaient souvent un alcool qu’ils ne finissaient pas.Puis, ils déguerpissaient bien loin des murailles grises de la prison.C’était rare qu’ils reviennent s’appuyer au comptoir.« L’escale » était juste un lieu de passage et méritait bien son nom.Helman, dérogeant à la règle, ralliait chaque matin la place qu’il s’était attribué au fond de la petite salle et parcourait les offres d’emplois d’un air morose.Dans quelques jours, il aurait quarante ans dont dix passés derrière des barreaux, aucun bagage professionnel sinon celui de cambrioleur, et bientôt plus un sou.Aussi, lorsqu’il repéra la publication avisant les lecteurs que le Laboratoire de Re-cherche Expérimentale Exprim recherchait des cobayes pour tester, avant com-mercialisation, une nouvelle thérapie, Helman isola soigneusement le communiqué d’un tracé vermillon.Par ailleurs, la rétribution était alléchante.Il déplia sa grande carcasse et se dirigea vers la sortie, saluant l’employé d’un ho-chement de tête.— A demain ! répliqua celui-ci.Le jour suivant, Helman ne revint pas.

***

Le L.R.E. EXPRIM affichait ses immenses initiales dorées sur le fronton d’un im-meuble isolé, tout en angles et baies vitrées fumées.Helman gravit d’un pas allègre les trois marches menant à l’entrée. Il traversa un hall surchargé de plantes vertes et se présenta à l’accueil.Derrière le comptoir languissait une hôtesse à la mise parfaite.— Helman Hunter ! dit-il simplement. J’ai été embauché la semaine dernière.

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— Je vous attendais, répondit la jeune femme en déposant un badge devant lui. Tâchez d’être ponctuel, le Docteur Bronn est intraitable sur ce point. Venez, je vous accompagne.

L’ascenseur s’ouvrit sur un sous-sol éclairé au néon. Les deux employés parcou-rurent un dédale de couloirs bordés de pièces aux cloisons transparentes derrière lesquelles s’affairait un personnel en blouse blanche.La porte métallique, devant laquelle ils stoppèrent, coulissa lorsque la jeune femme introduisit une clé magnétique dans la fente de la serrure.Les laborantins présents dans cette salle leur jetèrent un rapide coup d’œil et pour-suivirent leurs activités. Ils manipulaient des éprouvettes et diverses machines élec-troniques qui dessinaient des graphiques complexes sur leurs écrans.

Un homme aux cheveux gris s’avança d’un pas énergique vers eux, en tendant la main.— Monsieur Hunter, je suppose. Merci, Rosemary, dit-il à la secrétaire qui s’éloi-gnait déjà. Votre bilan de santé est excellent. Nous allons pouvoir commencer sans plus tarder !Vous ne me demandez pas ce que vous allez tester ? interrogea-t-il en entraînant Helman par le bras, dans la pièce voisine.Sans attendre de réponse, il enchaîna avec entrain :— L’Agrion est une toute nouvelle molécule découverte par mes soins, voilà sept ans. Ses propriétés sont merveilleuses ! Il s’approcha d’une vaste cage où somno-lait un énorme lapin aux poils blanchâtres.— Je vous présente Harold, notre premier sujet. Le cancer aurait dû le tuer de-puis bien longtemps. Grâce à l’Agrion, non seulement notre mascotte est en pleine forme, mais son espérance de vie s’est allongée. Ce mâle a quinze ans, ce qui est énorme pour un lagomorphe, et il ne semble pas décidé à nous quitter. Ceci pour vous rassurer quant à la substance que je vais vous demander d’ingurgiter. Le protocole que vous allez suivre est juste une formalité imposée pour obtenir une autorisation d’exploitation.Bronn fit asseoir Hunter dans un fauteuil de cuir noir avant de se diriger vers ce qui ressemblait à un réfrigérateur. Se saisissant d’une ampoule pharmaceutique, il en brisa les extrémités et versa le contenu verdâtre dans un verre en plastique qu’il tendit à l’homme.— Buvez ! ordonna-t-il. Ensuite, vous pourrez partir.— C’est tout ? questionna Hunter, étonné.— Pour aujourd’hui, cela suffira. On se revoit dans une semaine pour effectuer des analyses complètes. Au moindre signe inquiétant, bien entendu, vous passez au

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labo. Je vous raccompagne.

***

La journée était belle, et l’homme libre savoura les rayons du soleil sur son visage encore pâli par un trop long enferme-ment. Son avance sur salaire en poche, Helman décida de fêter sa nouvelle vie en se payant un repas digne de ce nom. Son esto-mac criait famine, et la tête lui tournait un peu, à moins que la subs-tance avalée quelques minutes plus tôt n’y fût pour quelque chose.Non, le produit n’était même pas digéré encore, et de toute façon, sans danger ; le médecin l’avait dit. C’était la faim qui se manifestait.Il pénétra donc dans la première supérette aperçue sur son chemin et fit des emplettes qu’il paya comme tout bon citoyen, en souriant en coin.Cette vie lui convenait, pour le moment.Il n’avait pas cherché à retourner dans sa ville natale, ni à retrouver d’an-ciennes connaissances. C’était plus raisonnable.Il grimpa les étages jusqu’à la chambre de bonne qu’il occupait depuis plus d’un mois et s’affaira à cuire sur son réchaud l’énorme steak qu’il venait d’acheter.La panse pleine, il s’allongea tout habillé sur son lit, les mains croisées derrière la nuque, ravi de s’octroyer quelques heures supplémentaires de repos ; le rythme de vie imposé de l’autre côté des barreaux le fatiguait encore et perturbait son sommeil.

C’est à la nuit tombée qu’il s’éveilla, surpris de deviner la clarté des réverbères der-rière les carreaux de sa fenêtre. Il s’étira, se leva sans hâte et mangea, à même la poêle, les restes de la viande. Puis, il sortit s’aérer dans la nuit précoce de l’hiver.Noël approchait, et les vitrines décorées étaient un régal pour ses yeux.Comme un gamin, il stationna devant les lutins articulés, les cadeaux enrubannés et les sapins illuminés qui s’étalaient aux devantures des magasins.Un chien errant s’approcha de lui et renifla le bas de son pantalon. Helman s’ap-prêta mollement à le repousser, mais, comme s’il venait de se faire piquer par un taon, l’animal se cabra, fit un bond sur le côté et s’éloigna rapidement, la queue entre les pattes et la tête basse.Le promeneur haussa un sourcil et poursuivit sa marche, les mains au fond des poches.

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Il s’arrêta à nouveau devant un étal enguirlandé et dé-coré de multiples petits miroirs artistiquement colorés

qui renvoyaient les lumières du décor.Alors, il croisa le reflet de son propre visa-

ge, noirci par une barbe naissante. Il considéra ses yeux aux paupières tombantes, surmontés de gros sourcils bruns, et s’arrêta, intri-gué par l’écho de son regard.Etait-ce l’abondance de luminosi-té qui éclaircissait à ce point ses prunelles pourtant si sombres ?

Il se déplaça devant une psyché dis-posée un peu plus loin pour mieux ob-

server son image. Médusé, il fixa ses pupilles rétractées dans ses globes oculaires délavés, transpa-

rents, à peine bleuis comme ceux d’un aveugle… Le breuvage absorbé à l’institut, le matin même, lui revint immédiatement à l’esprit.

« Au moindre signe inquiétant, vous passez au labo », avait précisé le chercheur. Et comment donc ! Il y retournerait dès l’ouverture.Toute velléité de balade retomba. Perturbé, Helman décida de rentrer.Sur le chemin du retour, il croisa quelques badauds pressés. Certains le dévisagè-rent avec curiosité, se retournant même sur son passage.Il se retrouva face au chien qu’il avait effrayé quelques instants plus tôt. Ce dernier prit ses distances et gronda en montrant les dents.L’homme, contrarié, pressa le pas et atteignit enfin son logement. Il se précipita vers le minuscule cabinet de toilette attenant à la chambre et s’observa à nouveau dans la glace fixée au-dessus du lavabo.Rien n’avait changé sur le trajet du retour, ses yeux n’avaient plus la moindre cou-leur. Par ailleurs, ses lèvres s’étaient rétractées, semblait-il, et alors qu’il était per-suadé d’avoir la bouche fermée, ses dents pointaient.Qu’est-ce que c’était que cette histoire ?Il décréta que le phénomène était trop grave pour temporiser jusqu’au matin et dé-cida de contacter immédiatement le docteur Bronn.Fouillant avec fébrilité dans sa sacoche, il suspendit bientôt son mouvement, bou-che bée ; depuis qu’il s’était réveillé, à aucun moment il n’avait allumé une quel-conque lumière. Pourtant, il distinguait parfaitement son environnement, les objets autant que le graphisme des documents qu’il délogeait de son portefeuille.Enfin, il trouva la carte de visite de Bronn, fouilla dans ses vêtements abandonnés sur une chaise, en quête de monnaie, et dévala l’escalier pour sortir de nouveau dans la rue, à la recherche d’une cabine téléphonique qu’il trouva rapidement.Le numéro qu’il composa trois fois de suite aboutit, à chaque essai, sur une mes-

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sagerie. Le médecin ne décrochait pas son portable. Peut-être travaillait-il encore, il n’était pas si tard : vingt-et-une heure, vingt-et-une heure trente, tout au plus ?L’idée de trouver un moyen de locomotion pour se rendre à l’institut, situé pratique-ment à l’autre bout de la ville, ne lui effleura même pas l’esprit.Il courut sans même s’essouffler et, parvenu devant la grille qui protégeait la porte d’entrée, il tambourina à plusieurs reprises, en vain.Il fit le tour du bâtiment ; aucune lumière n’éclairait la moindre fenêtre, l’institut était vide, le quartier, désert.Dépité, Hunter s’affala sur le perron, bras ballants sur ses genoux et tête baissée. Il lui faudrait attendre le matin.Il sentit le vent frais glisser sur ses canines dénudées, qu’il effleura d’un geste mal-habile. Rapprochant ses doigts gourds de son visage, il fit jouer ses poignets pour mieux observer ses mains ; des poils blancs et soyeux étaient apparus sur ses paumes étrangement boursouflées. Ses doigts s’étaient rétractés, et leurs extrémi-tés devenaient griffues.Avec fébrilité, il se débarrassa de son blouson et dégrafa d’un seul geste les pres-sions de son épaisse chemise qui rejoignit l’anorak au sol. Il souleva enfin son tee-shirt et découvrit ainsi la fourrure qui couvrait son ventre.Fou d’angoisse, il arracha alors tous ses vêtements, en couinant, et constata l’in-concevable : chaque pouce de son corps était recouvert d’une fourrure pâle.

***

Le Docteur Bronn consulta sa montre : minuit quarante.L’heure du départ approchait.Les trois hommes qui occupaient les canapés de son salon s’échauffaient le sang en sirotant un dernier bourbon, au coin du feu de cheminée. Ils en auraient bien besoin ; la neige s’était mise à tomber.— Messieurs, s’exclama le médecin, je vous propose d’entamer notre virée en ville ! Je vous ai promis un beau spécimen ! Il est temps d’aller le débusquer !Ils s’extirpèrent de leurs sièges confortables en soufflant bruyamment. L’alcool et la bonne chère les avaient engourdis.Deux d’entre eux étaient des politiciens corpulents et pansus. Seul, Le Colonel, que l’on nommait toujours par son titre bien qu’il fût retraité, restait mince et sec comme un fouet.Vêtu chaudement de canadiennes fourrées, armé de fusils équipés de silencieux et de visées infrarouge, le groupe se mit en branle en riant nerveusement.

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La chasse occupait les journées désœuvrées du Colonel et animait le week-end des gras sénateurs.Bronn sortit un plan de la ville, et, du doigt, indiqua un secteur au nord de l’agglo-mération.— C’est ici que nous devrons débuter nos recherches ! Notre proie cherchera certainement un abri sous le couvert du bois. Elles y cherchent toutes refuge, en général.L’animal est un solitaire, une belle pièce ! Soyez sur vos gardes.

***

Helman, recroquevillé contre le tronc d’un arbre, sanglotait comme un enfant et n’osait plus détailler son corps de bête.Ses pattes musclées lui avaient permis de prendre la fuite et de distancer, tout d’abord, les deux chiens errants qui l’avaient poursuivi. Ceux-ci l’avaient finalement rattrapé lorsqu’il avait voulu grimper à l’arbre.Contre tout espoir, ses mains griffues ne lui avaient été d’aucun secours pour s’éle-ver vers les branches salvatrices, car les coussins de ses membres postérieurs glissaient inexorablement sur l’écorce lisse.Alors, il avait dû faire face aux animaux en rage, et se battre.Il était venu à bout du premier, le marquant au torse de profondes entailles sangui-nolentes : les traces de ses ongles coupants.Le second, exalté par l’odeur du sang, s’était jeté sur lui et l’avait mis à terre.Helman n’avait eu d’autre recours que de planter ses crocs dans la gorge sotte-ment offerte du grand chiot. Le goût de l’animal flottait encore sur sa langue.Maintenant, épuisé, anéanti de terreur, il pleurait pour que ce cauchemar cesse.Les flocons s’accrochaient à ses longs poils sans provoquer le moindre frisson. Toutefois, il alla se prostrer sous un taillis épais.L’accablement et les larmes l’aidèrent à se réfugier quelque temps dans une som-nolence bienvenue et agitée où la bête perdit la conscience de l’humanité qui la quittait.

Ce furent des bruits de pas qui éveillèrent la créature, ou plutôt, ce fut le crissement de la neige, au loin. Ses oreilles pointaient d’elles-mêmes dans la direction du bruit, tandis que sa truffe noire et humide flairait des remugles humains.L’atmosphère exsudait le danger.

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La bête se dressa sur ses pattes arrière pour localiser le péril.Malgré sa taille qui avoisinait les sept pieds de hauteur, elle ne distingua rien d’autre que les frondaisons enneigées et le sol blanc.Néanmoins, elle se mit à l’affût, retroussant les babines sur ses dents aiguisées et fouettant l’air de sa queue touffue.

La meute était composée de quatre membres au flair assurément inutile, sinon, depuis longtemps déjà, ils auraient inhalé sa fragrance unique et organisé leur at-taque.Ils marchaient la tête basse, les yeux rivés au sol, traquant des empreintes sous les lumières de feux sans flamme.La créature s’immobilisa, les poils hérissés et le museau frémissant. Elle guetta leur approche sans considérer un instant une possible échappée. Le goût du meurtre s’épanouissait dans sa gueule, et une colère sauvage gronda dans son poitrail.

Elle attaqua la première, dès qu’ils furent à portée, renversant le plus gros des chasseurs sans lui laisser la chance de pousser la moindre exclamation, puis elle fit volte-face.

Hébété devant la dépouille qui gisait à ses pieds, le suivant ne comprit pas d’où survint le nouvel assaut, ni pourquoi du sang jaillit de son bras.La bête enfiévrée se changeait en démon, hurlait sa fu-

reur dans l’extase du com-

bat. D’un bond puis-sant, elle s’élança à nou-

veau, les griffes tendues.Son élan fut brisé dans les airs.

Le Colonel avait épaulé, tiré et touché.

Le monstre, couché sur son flanc dé-chiré, haletait et souffrait en regardant

les hommes. Ses paupières clignèrent plu-sieurs fois, et tel un feu ranimé, la conscience

alluma de nouveau son regard.

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Helman voulut parler à Bronn, penché sur lui, raconter les terribles effets du breu-vage, relater sa peur, son incompréhension totale, réclamer de l’aide, mais ses babines n’étaient pas faites pour articuler des mots.La tête lui tournait, alors il ferma les yeux en dressant ses oreilles de loup.

A côté de la bête ensanglantée, l’un des sénateurs gisait à terre, inerte sous les flocons qui tombaient drus, à présent.Son confrère serrait son bras contre son ventre et lorgnait les corps d’un air stu-pide.Les deux derniers individus, considérant le tableau de leur chasse, éloignèrent l’homme blessé de cette vision sanglante.Le Colonel désigna du pouce la futaie sombre qu’ils venaient de quitter et mau-gréa :— Il va falloir débarrasser tout ça !

Pour avoir participé plusieurs fois à ce type de battue, il savait que ce carnage n’était pas prévu au programme. En temps ordinaire, le gibier s’enfuyait devant ses poursuivants. Ces derniers talonnaient leur proie jusqu’au petit lac marquant l’orée du bois. La traque s’arrêtait là.

A découvert, le fuyard devenait une cible parfaite pour les armes précises et silencieuses pointées sur lui.Après l’abattage, les chasseurs se congratulaient avec des rires de connivence et une lueur malsaine dans les yeux.

Bronn interdisait toute photographie du trophée, malgré la demande récurrente de ses clients.Depuis son portable, il passait un appel à son équipe de nettoyage, discrète et ef-ficace, puis ramenait ses convives savourer un dernier verre en les écoutant com-menter leurs prouesses.

En sus d’être un biologiste éminent au talent salué par ses pairs, grâce à son com-merce, le docteur Bronn était riche.Pourtant, s’il appréciait le confort, il n’était guère friand du superflu. L’argent ser-vait les recherches personnelles et coûteuses de ce mégalomane malade de son génie.Etudiant inventif, il s’était passionné pour la transcription des informations généti-ques de l’ADN et de leurs mutations, distançant très tôt l’érudition de ses profes-seurs.

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On lui avait confié rapidement la direction d’un laboratoire de recherches.

Les expérimentations qu’il menait depuis une vingtaine d’années l’avaient conduit bien plus loin qu’aux frontières du génome.

Un jour, au cours d’une chasse à laquelle on l’avait convié, les chasseurs blasés s’étaient plaints du caractère éculé, à leurs yeux, de cette battue.Ils rêvaient de safari et de traque.Bronn méprisait ces nantis bouffis de titres en bourse et d’orgueil, néanmoins, il avait révélé qu’il était en mesure de satisfaire leur désir ; manipuler les gênes d’un canidé pour le transformer en fauve était dans ses cordes, avait-il confié.Il avait noyé les protagonistes sous des explications techniques auxquelles ils n’avaient rien compris, se contentant d’applaudir d’un air compétent et d’ouvrir leurs portefeuilles.

Les manipulations du médecin ne s’étaient pas arrêtées aux chiens ; seul le Colo-nel était dans la confidence et servait à Bronn de rabatteur, pour les proies comme pour les chasseurs.Bronn était le seul homme au monde que le Colonel admirât.

L’alarme du docteur vibra discrètement dans sa poche ; celui-ci rappela immédia-tement l’un des deux hommes qui patrouillaient autour du bois, prêts à écarter tout promeneur noctambule.— Monsieur, dit une voix dans l’appareil, une ronde de police ! Mieux vaut sortir tout de suite, côté ouest !— Nous avons un problème, débrouillez-vous pour arriver au lac avec un renfort ! répliqua le chercheur.— Et lui ? demanda le Colonel en pointant du menton l’emplacement noyé dans l’ombre où gisait le fauve.— Finissez le travail. Les hommes le récupèreront selon la procédure habituelle.Lorsque le Colonel s’approcha, fusil pointé, du renfoncement où ils avaient laissé la bête, ne restaient plus que les traces de son sang. Le fauve avait disparu.

***

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Helman léchait sa plaie qui suintait encore un peu, trois jours après son échappée du bois. Il était de constitution robuste, pensa-t-il amèrement, et la salive de sa lan-gue râpeuse devait contenir des antiseptiques naturels.Il allait mieux, mais restait camouflé dans la grande canalisation menant aux égouts de la ville et réfléchissait à son présent.Un rat eut la curiosité de s’approcher de lui, à pas prudents, le museau frémissant. Peut-être crut-il avoir affaire à une charogne fraîche.Lorsqu’il fut assez près, Helman bondit sur lui et broya son petit corps entre ses mâchoires puissantes avant de l’avaler goulûment. C’était son troisième repas de la journée, et ses forces lui revenaient peu à peu, en même temps que sa colère.Pourtant, il s’efforçait de maîtriser celle-ci et tentait de calmer sa faim toute animale. Ces deux sentiments de frustration le ramenaient, malgré lui, à un état de pure bes-tialité, or, il devait s’efforcer de conserver lucidité et raisonnement. Le monstre ne devait pas dominer son essence. Toutefois, il bénissait l’ouïe si fine de la bête, qui lui avait permis de discerner sans problème les paroles échangées dans la futaie, entre le chercheur et son acolyte. Il avait flairé le danger et pris la fuite.Il n’était plus temps de s’apitoyer sur son sort ni de gémir comme un chiot esseu-lé.A n’en pas douter, Bronn le recherchait.

***

Accoudé au zinc, le torchon sur l’épaule, le serveur de « l’escale » parcourait le journal d’un regard distrait.Le portrait en couleur d’un vieux sénateur occupait pratiquement toute la première page.Une photographie plus petite exposait au public la tombe et les larmes de la veuve éplorée.L’article ne précisait pas les causes exactes du décès, sinon l’attaque de chiens errants, mais rappelait la politique de la ville visant à éradiquer la présence des ani-maux divaguant dans les rues, toujours dangereux s’ils se regroupaient en meute.Un don substantiel avait été alloué à la fourrière municipale par la famille du défunt pour éviter, à l’avenir, tout autre drame.« Plus jamais ça ! » titrait le quotidien.

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Aucune rubrique ne mentionnait la disparition soudaine d’un certain Helman Hun-ter, signalée pourtant, le jour même, aux autorités par le bailleur d’une chambre de bonne.

***

En quelques jours seulement, Helman s’était familiarisé avec le lacis des égouts. Il avait même opéré plusieurs sorties vers l’abattoir où il avait pu se sustenter de carcasses suspendues à des crochets. Ce lieu n’était pas surveillé la nuit, et une fenêtre manquait dans l’entrepôt. Y pénétrer d’un bond avait été un jeu d’enfant et l’avait presque amusé.L’homme s’accoutumait peu à peu à son corps musclé et n’osait reconnaître l’émer-veillement que lui procuraient ses muscles déliés et ses sens de fauve. L’ouïe, le goût, le flair étaient ulcérés ; rien n’était bon ou mauvais, mais tout était saveur ou parfum éloquent. Les rats dont il se gavait avaient seulement l’odeur et la saveur du comestible, l’arôme des champignons évoquait l’hu-midité et la soif étanchée.Plus Helman s’attachait à son corps de bête, moins cette dernière avait de prise sur son âme.Il n’était rien de plus, désormais, qu’un humain égaré dans une enveloppe fabuleuse dont il devait pourtant s’ex-traire.Il irait trouver Bronn, le soir même.

***

Les recherches menées par le Co-lonel étaient restées infructueuses. Le chercheur pensait que la créature blessée avait fini par crever. Mais où ? Il eut été préférable de récupérer sa

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dépouille qui, découverte accidentellement, aurait risqué de soulever des interro-gations dérangeantes. Par ailleurs, le médecin était frustré de son habituelle autop-sie.En administrant à ce cobaye-ci un nouveau composé, il avait rendu le spécimen bien plus pugnace et agressif que ses prédécesseurs. Une réussite ! Décupler la combativité pouvait s’avérer une piste commerciale intéressante auprès de cer-tains gouvernements. Mais, sans le sujet d’étude, l’examen biologique lui échap-pait. Il allait devoir recruter un autre expérimentateur, un être isolé que personne ne rechercherait.Il en parlerait au Colonel, dès le lendemain.

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Bronn alla insérer un disque dans le lecteur de la chaîne Hi-Fi, retourna s’asseoir dans le bureau qui jouxtait le laboratoire principal, désert à cette heure tardive, et s’absorba dans son étude.

De sa fenêtre, il aurait pu voir, sous le réverbère, la plaque d’égout se soulever et basculer sur le côté, libérant un trou noir duquel jaillit une ombre blanche.En un instant, elle contourna le bâtiment, se glissa sous la grille partiellement bais-sée de l’entrée et força sur le battant de la porte vitrée qui vola en éclats.Helman se figea, debout, la truffe frémissante, dans l’attente d’une sirène d’alarme ou de l’arrivée d’un gardien de nuit. Le silence apaisa ses inquiétudes. Sans doute possible, l’atmosphère du lieu était marquée par l’empreinte olfactive de celui qu’il cherchait. Elle dominait, fraîche et proche, s’exhalant du sous-sol vers lequel l’ani-mal se dirigea.Bronn s’apprêtait à sortir du laboratoire, inquiété par le fracas des bris de verre répercuté jusque dans son bureau, lorsque le fauve se dressa devant lui. Dans les yeux translucides de la bête immobile, seules les pupilles noires brillaient, réfléchis-sant une spiritualité parfaitement humaine.Le biologiste stupéfié pâlit d’effroi et oublia de respirer. En deux battements de son cœur affolé, l’épouvante se mua en fascination, puis en exaltation. L’intérêt scien-tifique lénifiait la terreur ; Bronn contraignit ses poumons à reprendre leur fonction, et, sans espérer de réponse, questionna pourtant :— Vous me comprenez parfaitement, n’est-ce pas ? La mutation n’est que physi-que… c’est une totale réussite !La bête silencieuse retroussa ses babines grises et rapprocha sa gueule du visage convulsé du chercheur. Les narines de ce dernier furent assaillies par une haleine puissante et chaude qui lui rappela l’odeur désagréable du zoo. Inébranlable, il poursuivit, néanmoins, d’un ton fataliste :— Oui, bien sûr, un simple claquement de mâchoires, et votre vengeance est ac-complie. Et après ?Helman se garda de toute tentative de réponse et émit seulement un grondement caverneux.— C’est l’antidote que vous cherchez. A ce jour, je ne sais inverser le processus.Le coup de patte qui ponctua l’affirmation du médecin fit voler ses lunettes dans les airs et lacéra sa joue droite. Sous la poussée, il fut projeté à l’intérieur du laboratoire où il s’affala brutalement.— Vous êtes un exemplaire unique, dit-il en reculant sur le carrelage. Il vous faudra coopérer avec moi pour obtenir ce que vous souhaitez, miaula Bronn. Mes recher-ches en sont toujours au stade expérimental, et le protocole que vous avez testé

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est nouveau ! Laissez-moi du temps ! Travaillez avec moi ! Dans votre intérêt !La rage qui survoltait Helman devenait insurmontable. La bête, si difficilement maî-trisée jusqu’à présent, étouffait sous sa muselière et rompait, un à un, les liens qui l’entravaient.Helman céda du terrain, et le monstre défoula sa colère. Fragiles éprouvettes et cornues, appareils de mesures, ordinateurs sophistiqués, tout fut dévasté. Miracu-leusement, un énorme lapin s’échappa de sa cage brisée.Puis la tempête s’apaisa.Helman reprenait le contrôle de son être.Sans un regard pour le médecin recroquevillé dans un coin, il pénétra dans le bu-reau adjacent. Halluciné, Bronn se releva et claudiqua précipitamment jusqu’au seuil.La bête était assise sur son arrière-train et considérait de son regard étrangement habité l’ampoule pharmaceutique verdâtre qui trônait sur le plateau du bureau.— Non ! souffla Bronn, en reculant, lorsque Helman tourna la tête vers lui. Ce n’est pas ce que je vous ai fait boire. Cette préparation n’est pas finalisée.Sans lui laisser le temps de s’éloigner davantage, le grand fauve avait bondi pour faucher l’homme et écrasait déjà les lèvres du biologiste contre la fiole qui se bri-sa facilement, inondant la langue du supplicié d’esquilles de verre et d’un liquide amer.Bronn saignait, trop ahuri pour gémir, ses yeux se révulsèrent, ses muscles s’amol-lirent, puis il s’évanouit et glissa à terre. Le duvet blanc qui apparut presque instan-tanément autour de sa bouche cacha bientôt ses stigmates.Sans émoi, patiemment, Helman observait le bouleversement qui s’opérait dans le corps convulsionné du blessé. Le regard du spectateur était neutre, impartial, scientifique. Il considérait avec un intérêt détaché les longs pavillons velus qui rem-plaçaient, peu à peu, l’ourlet délicat des oreilles de Bronn, les jambes déformées qui se recroquevillaient sous l’étoffe du vêtement, les mains écailleuses, les incisi-ves démesurées, la fourrure aussi blanche que la sienne.La transformation était rapide, mais Helman n’attendit pas le résultat final. Il avait mieux à faire, désormais.Les zones géographiques encore sauvages étaient lointaines. Il aurait bien du che-min à parcourir pour les rejoindre. Le voyage s’annonçait difficile, et il devrait pro-gresser en toute discrétion.Il était temps de partir.Alors qu’il s’apprêtait à quitter le bâtiment pour regagner les égouts, le gros lapin blanc échappé de sa cage croisa sa route. Helman l’emporta dans sa gueule.

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de Eric Cécile-Parques

Un texte carré, avec cependant beaucoup d’humour dans les angles.

Eric Cécile-Parques écume les at et les concours comme les sportifs amateurs les courses et marathons. Ambitieux, et motivé. il sait que dans l’ombre les maîtres sont au rendez-vous pour le soutenir sans faillir. Merci à Oscar, Edgar, Jorge Luis, Franz, Charles, Jean-Seb’ et tous les autres qu’il serait trop long de citer.

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Un texte carré, avec cependant beaucoup d’humour dans les angles.

Eric Cécile-Parques écume les at et les concours comme les sportifs amateurs les courses et marathons. Ambitieux, et motivé. il sait que dans l’ombre les maîtres sont au rendez-vous pour le soutenir sans faillir. Merci à Oscar, Edgar, Jorge Luis, Franz, Charles, Jean-Seb’ et tous les autres qu’il serait trop long de citer.

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Pièce n° 1 – Le Grand Œil – Regard 314/28

Grégorio Samsa se réveille. Il broie du noir au pilon et boit. Il n’ouvre pas la porte. Il pose une serviette sur sa tête. Il chute.

Pièce n°10 –Témoignage de l’accusé

Je m’appelle Grégorio Samsa. Tout a commencé ce fameux matin. Depuis ma vie s’en est trouvée bouleversée. Je m’apprêtais à raser ma barbe naissante, après une nuit très agitée entre les bras de mon aimée. Une douche salutaire et chaude recouvrit de buée le miroir de la pièce.La mise en fonctionnement de l’extracteur me fit frissonner des pieds jusqu’à cette tête carrée que j’aperçus pour la première fois.

Pièce n°66 – Diagnostic du Psychiatre du Saint Office adressé à la Noble Cour

Le sujet Grégorio Samsa souffre du trouble du désencerclement frigide dans sa for-me la plus aiguë. Il s’agit d’une hallucination profonde. Le sujet se réveille le matin avec une tête qu’il croit carrée. Il rejette cette forme dégénérée et regrette l’ovoïde parfait qui trônait au-dessus de ses épaules. Dans un premier temps il maudit son apparence et se lamente sur son ex crâne d’œuf.La pratique thérapeutique consiste à faire prendre conscience au patient qu’il existe toujours un cercle ou une ellipse plus grande, qui contient n’importe quel rectangle. Ainsi, même si son apparence est trompeuse, la réalité est bien que sa tête n’est pas carrée, mais semble pour l’instant, carrée. Très vite les patients ainsi traités retrouvent le cadre familial, et des relations personnelles convenables, dans l’indif-férence générale.Le cas qui nous préoccupe n’a jamais, à ma connaissance, été répertorié. Le patient n’a pas retrouvé son état mental initial. Il nie son apparence et recherche la forme carrée comme le socle de son existence.Je nommerai ce cas « désencerclement fécond.» Naturellement, au nom du Département de la Santé Mentale du Saint-Office, je prends une option sur son corps.

Pièce n° 999 – Restaurateur – Lettre de délation

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« Je soussigné Enne du Point-Sans-Croix restaurateur à Lisse, dénonce officiel-lement Gégorio Samsa selon les modalités en vigueur du modèle 333, la lettre de délation figure en pièce jointe »

Pièce jointe n° 999 – Restaurateur – Lettre de délation

Grandes Mitres du Saint-OfficeJe suis un modeste restaurateur servant une nourriture variée. Par la force des choses et contre ma volonté, mon réfectoire s’est transformé en un lieu à la mode et bien mal famé.A cause de cet individu, mon chiffre d’affaires s’est accru, je suis sorti de la misère. Mais à quel prix ? Ma carte qui comportait tant de choix s’est appauvrie au point de ne plus en conte-nir qu’un seul. Pourquoi ? Tout a commencé le jour où il s’est assis à la table du fond. Il a réclamé des mets carrés. Des mets carrés, quelle idée ? Je ne souhaitais pas contrarier un nouveau client. Je lui ai donc servi des frites et un pavé de steak haché. Il a commandé ensuite, pour accompagner son plat, une brique de lait, prétendant que la forme des bouteilles de vins ne lui convenait pas. Je l’aurais mis dehors s’il ne m’avait complimenté sur la qualité de son repas « vos frites cubiques sont l’expres-sion de la perfection culinaire, elles donnent à voir le monde ».Il est revenu souvent, vantant bruyamment les bienfaits de son menu, tant et si bien qu’il a fini par faire des adeptes. Il vient tous les jours maintenant. Mon antre est remplie de ses disciples qui parta-gent le même repas et se nourrissent de ses paroles. Je cite, « Chers amis, mépri-sez les petits pois, les tournedos et les flasques de vin, ces aliments sont trop ronds pour votre santé, préférez les formes nobles et carrées. Notre santé est en danger, réagissez ! » Je me suis décidé à vous écrire suite à un événement particulier et inquiétant qui prouve à quel point cet individu est dangereux. Un dimanche matin des parents déviants ont attiré leurs enfants chez nous. Ils ont même choisi une méga brique de lait et un double pavé de steak ! Voyez, il pervertit notre jeunesse et contamine notre société.Au-delà du bénéfice financier énorme que j’ai tiré de ce nouveau mode alimentaire, au-delà de ce lieu de culte que représente aujourd’hui mon restaurant, mon cou-rage et la nécessité impérative de défendre l’intégrité de notre monde m’impose de recourir au modèle 333.Grandes Mitres du Saint-Office, préservez-nous de ce mâle, protégez notre so-ciété.

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Pièce n° 12 – Concession – Témoignage du gérant

Il tenait dans sa main une photo d’un break Volvo des années anciennes. « C’est comme ces vieux chars d’assaut sans la tourelle » a-t-il prononcé joyeusement.J’ai dessiné la carrosserie qu’il me demandait pour la déposer sur une motorisation récente. J’ai juste réalisé quelques aménagements intérieurs. Il est parti heureux avec son véhicule.Un autre est venu une semaine plus tard, il réclamait le même modèle. Puis les commandes ont afflué à tel point que j’ai pu créer un centre spécialisé dans la pro-duction de ce véhicule.

Pièce n° 67 – Manifeste autobiographique de Grégorio Samsa : « Renaissan-ce »

J’ai d’abord cru à la trahison des dieux. Pourquoi en cet instant, un tel malheur s’abattait sur moi ? Mon ovoïde sublime que je rasais conscien-cieusement tous les matins du monde, pour le rendre lisse et brillant…vulgairement écrasé. J’adorais contempler ma magnifique figure dans ma psyché. Les autres enviaient mon crâne parfait, il attirait à moi tous les êtres. Admi-ré de moi, des miens et de tous, je vivais heureux dans les cercles concen-triques de mes amis. J’enlaçais des êtres gracieux fascinés par mon ovale.J’ai cru que ce matin serait le pire jour de ma vie. Seul chez moi, abandonné des dieux je me lamentais sur mon sort, je frappais violemment ma tête contre les murs pour retrouver la forme parfaite. La douleur et le sang brouillaient mes sens et ma vue. La sonnerie retentit. Etourdi et sonné, je me pris les pieds dans le tapis et laissais ainsi sur le parquet blanc la trace de ma chute. Un carré rouge vivant et dégoulinant. L’écœurement me fit perdre la tête. A mon réveil je n’étais plus le même.Je ne sus jamais qui fut, ce matin-là, le fameux visiteur, qui m’avait fait basculer dans un univers nouveau. Avait-t-il vraiment existé d’ailleurs ? Sur le sol une empreinte ovale gisait au milieu d’un carré. J’avais été victime d’une hallucination, une trahison du miroir. Mon visage avait conservé sa perfection. Loin de me soulager, la vue de ce dessin - mon crâne imprimé dans un carré de sang séché - provoqua un profond malaise en moi. Le carré contenait le rond, et la perfection n’était point ovale ou ronde mais rectangulaire et angulaire. Comment, après toutes ces années passées à me pavaner, je pouvais tomber sur une telle

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évidence ? Et pourtant, tout était étalé là, sous mes yeux, à mes pieds. Indubitable-ment. Personne ne nous avait trompés cependant, le monde était rond et aveugle, les figures carrées étaient déjà présentes, juste masquées.Il me fallait changer la perception du monde, dénicher la vraie nature des choses, retrouver l’enveloppe originelle de l’univers, abandonner le compas pour la règle.Qui d’autre que moi, ovale parfait, adulé de tous, pouvait engager un tel combat ? Qui d’autre que moi pouvait renoncer à une vie de bienfaits obtenus sans effort et, annoncer l’ordre du monde nouveau ?Je m’appelle Grégorio Samsa et je décide de changer le monde. Je m’appelle Gré-gorio Samsa et je deviens l’apôtre de l’angle. Je m’appelle Grégorio Samsa et je m’adoube mis-sionnaire du carré.

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Pièce n° 43 – Rapport des renseignements généraux

Les agissements du dénommé Grégorio Samsa méritent un signalement à la Noble Cour.Sous une apparence inoffensive il provoque des dérèglements profonds de l’ordre public.Son prosélytisme fonctionne sur le principe du mimétisme et sur une volonté latente de rejeter les fondements de notre société. Quelques opposants ont été surpris à reprendre des extraits de son manifeste autobiographique pour en rédiger une ver-sion militante et dangereuse. Cet individu devient une menace d’heures en heures, ces adeptes ont commencé à créer des slogans inquiétants pour notre monde. Ils prétendent que la terre n’est pas ronde.

Préconisations : Comparution immédiate en Noble Cour. Condamnation. Eradica-tion. Destruction du corps.

Pièce n° 777 - Journal de bar de Pi Trois – Juge de la Noble Cour

Le Rond se meurt. Galilée toi qui t’es battu pour que naisse la vérité, éclaire mon chemin.Devons nous lutter pour préserver ton monde ? Nous avons gravé ta phrase sur les murs de toutes les écoles. Nous avons crée la Noble Cour pour juger les hérésies, condamner les menaces, éviter que les opposants ne mettent en péril ce monde pour lequel tu as donné ta vie.J’observe les turbulences du cognac dans mon verre à pied, la beauté de ces ara-besques joyeuses me ravit Cependant, pour la première fois aujourd’hui, je sens mes forces m’abandonner. Je crains l’inévitable, les promesses de ce monde nou-veau. Le Rond se meurt.

Que nous proposent t-ils ? Un univers anguleux ! Ils nous feront vivrent bientôt dans des tours carrés, ils créeront des carrefours et tueront nos rond-points.J’exècre ce monde à venir contre lequel je me sens aveugle. Nous ne pouvons plus tous les exterminer. La Noble Cour va devoir se dissoudre et nous disparaîtrons. Le Rond se meurt.Quand et où avons nous failli ? Je ne saurais le dire, je sais seulement que la mort de ton monde Galilée a été rapide. Une génération puis déjà les prémisses de la

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destruction. Je pense pourtant que Grégorio Samsa doit vivre ! Nous ne devons plus nous efforcer de sauvegarder un monde qui se démode. Galilée toi qui fit trembler les fondations profondes de plusieurs millénaires, je me sens fautif d’avoir été volontai-rement impuissant face à tous ces bouleversements. « Et pourtant elle tourne… » j’ai conservé cette phrase tatouée sur mon épaule. J’ai refusé de croire qu’un jour un autre viendrait tout ébranler.Je tourne donc ma face et je rejoins l’obscurité. Je veux être enterré à même le sol sous la voûte courbée d’un ciel étoilé. Epargnez-moi cette boite en bois aux angles blessants. La Noble Cour se passera de ma voix.Grégorio Samsa doit vivre. Combien de temps son nouveau monde subsistera ?

Pièce n° 666 – Les Grandes Oreilles – Ecoute RaD/2/2

— Raconte-moi encore chéri, ce que nous ferons quand il sera mort,— Nous utiliserons son image gratuitement pour nos chaînes de restaurant et nous vendrons au monde entier des carrés de viande, des frites cubiques et des bri-ques de lait. Nous serons tellement riches. Nous aurons une grande ferme avec de vraies poules …— Montre-moi encore le double de la lettre de délation, tu crois vraiment que la Noble Cour…— Oui, ma chérie, aie confiance…— On aura une grande ferme avec de vraies poules ; tu me laisseras ramasser les œufs des pondeuses…— Oui, ma chérie, de vrais œufs, les plus beaux des œufs…les œufs carrés !

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Lorsque le rêveur s’exprime, c’est d’un rêve, qu’il accouche, dangereux et déraisonnable.

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de Patrick Fraszczak

Lorsque le rêveur s’exprime, c’est d’un rêve, qu’il accouche, dangereux et déraisonnable.

Patrick Fraszczak est venu à l’écriture tardivement. Du moins à son goût.Il semble pourtant que la plume soit, pour cet autodi-dacte en puissance, un passage obligé, tant l’art de créer se veut chez lui un principe de vie. Et s’il a les deux pieds sur Terre, c’est que celle-ci est imaginaire.

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Plume Rouge - Métamorphose Là-haut perché - Patrick FraszczakDebout au sommet d’une tour de cristal, je contemple les autres immeubles qui miroitent de rouges et d’orangés sous le feu du soleil déclinant. Ce sont autant de tours de contrôle au milieu du ballet incessant de la multitude d’aérobus qu’emprun-tent les classes moyennes. Les aéroplanes privés des hommes d’affaires se com-portent comme des enfants mal élevés sur les routes aériennes, à tous les niveaux d’altitude, slalomant de façon outrageuse entre les lignes régulières.Au sol, rares sont les piétons dont l’oisiveté permet d’entrevoir cette danse mono-tone. Toute la ville grouille d’une saine activité où la contemplation n’a pas lieu de cité. Ce qui ne fait qu’accroître le caractère incongru de la coupole monumentale, coiffant l’unique parc naturel de l’immense agglomération.Plus qu’un parc, c’est d’une véritable réserve dont il est question. Elle est ceinte d’un haut mur qui, en sus de la coupole, protège définitivement l’endroit contre toute agression extérieure, quelle qu’elle soit. Personne n’y entre ou presque. Résident en ce lieu les rares espèces animales qu’il a été possible de sauver : des loups, un ours, des rats et des ragondins, des poissons qu’il a fallu mettre en élevage, et une multitude de passereaux, de moineaux et de pigeons.Et puis il y a moi. Mais suis-je réellement encore de ce monde ? N’ai-je pas déjà outrepassé la limite ?

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Perché sur une branche, j’observe la vie qui palpite de toute part, inconsciente et innocente. Si fragile. Je suis pourtant seul, indéniablement isolé, en ce lieu comme partout ailleurs. Pourquoi m’en plaindre ? N’est-ce donc pas ce que je recherche ?Ma différence, certains diront mon excentricité, ne me condamne-t-elle pas à l’iso-lement ? Et est-ce donc si important ?Je suis pris au piège entre mon état d’homme et mes rêves. Jamais je ne pourrais devenir ce que souhaite ma famille, un être rangé, se fondant dans la masse. Alors pourquoi ne pas vivre mes rêves jusqu’à leur accomplissement ? Et tant pis si ce n’est rien moins que la mort, qui m’attend.Sous l’éclairage artificiel, des fleurs ont éclos dans la prairie toute proche et embau-ment généreusement l’air. Je me redresse et aspire à pleins poumons les effluves qui montent à moi. Une bande de passereaux, effrayés, s’envolent jusqu’à frôler le faîte de la coupole. L’endroit est calme, reposant pour mon âme tourmentée. Bien-tôt, plus rien de cet îlot de tout ce que l’homme devrait considérer comme essentiel, ne sera plus. C’est une question d’années, quelques décennies si tout va bien. Ces vestiges ne subsistent que grâce à cette « bulle ». Que ferai-je alors, lorsque ceci cessera d’exister ? Où irai-je me percher ?Suis-je égoïste en pensant à moi, ou simplement réaliste ? Je ne puis sauver, à moi seul, les fondements de l’homme, alors que lui-même s’en contrefiche. Je ne peux que me sauver moi-même, pendant qu’il en est encore temps.Résolu, je décide de ne pas laisser s’envoler mes rêves.

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Là-haut perché - Patrick FraszczakMes proches m’ont décrété de faible constitution. J’objecte tant bien que mal que, si je suis frêle, il est insultant de me qualifier de « faible ». Ils ne m’écoutent que très peu.Ils disent également de moi que je suis un doux rêveur qui n’a que peu de contact avec la réalité. Ma foi, s’ils ont raison sur le premier point, ils n’ont probablement pas tort, non plus, concernant le second. Mais que savent-ils de mes rêves ? Les auraient-ils jamais compris ?

Ma famille est propriétaire d’un quart des maisons de jeux de la ville, ce qui se veut synonyme d’une fortune colossale, dont je peux jouir impunément. Le parc est l’une de nos propriétés, que tous s’accordent à qualifier « d’exotique », voire inutile. Personne ne s’est donc étonné que j’en demande la gérance. Il faut dire que per-sonne n’y attache autant d’importance que moi. Je suis conscient de son caractère dérisoire, désuet, ou suranné, mais ce qu’il renferme est d’une telle importance à mes yeux, à la fois poétique et riche, que je ne peux tout simplement pas agir autre-ment.Enfant, déjà, je passais tout mon temps libre en cet endroit. Plus tard, j’en ai fait ma résidence, mon antre. C’est ici, dans cet endroit plein de vie, que mes rêves ont pris leur essor et, de façon paradoxale, que je m’accroche à la réalité. Mes proches ont raison, je ne suis qu’un rêveur, ils ne se sont pourtant pas souciés de savoir si j’étais ou non capable de gérer un tel endroit. Tant mieux pour moi. S’ils s’en étaient inquiétés, ils auraient sans doute découvert que je jugeais cette occupation comme manquant de poésie et relevant de considérations bassement matérielles que je ne goûte pas. J’avoue ne me sentir nullement honteux d’avoir confié cette tâche à mon intendant, qui fait cela bien mieux que moi, et qui doit me considérer comme un parvenu. Je n’ai pourtant fait que profiter de ma naissance pour sauver, un peu encore, un endroit que j’aime.

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J’ai convoqué plusieurs morpheurs au sein même du Parc. Ma position, ou plus exactement celle de ma famille, me permet ce genre d’impudence. Ceci est et res-tera pourtant la première et unique fois que je me serai permis d’agir ainsi. Les morpheurs de tout poil, et plus particulièrement les escrocs, se sont rapidement multipliés, depuis que la chirurgie est passée du simple esthétisme au morphisme. Aujourd’hui, changer de morphologie est devenu chose presque classique. Une mode qui ne souffre pratiquement plus d’aucune barrière. Un véritable business, investi par des gens peu scrupuleux qui profitent de l’absence de règlementation en cette matière. Un manquement dont j’ai moi-même l’intention de profiter.Ce sont donc les meilleurs de leur spécialité que j’ai fait se déplacer. Ils ne sont pas sans savoir qu’une convocation de ma part peut leur valoir une forte rétribution, mais seuls resteront ceux intéressés par les nouveaux défis.Mon avocat s’est chargé de les contraindre au secret bien que, de part leur profes-

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Plume Rouge - Métamorphose Là-haut perché - Patrick Fraszczaksion, ils le soient en principe déjà. Je ne tiens pas à ce que ma famille, ou quicon-que, apprenne quoi que ce soit. Ma famille… Elle est pour moi une entité tentaculaire, dont je ne connais que très peu de membres. D’aussi loin que je puisse me souvenir, je l’ai toujours exécrée. Je m’y suis rapidement considéré comme un étranger, isolé, indifférent à leur no-tion de clan, captif à jamais par mon seul nom. J’ai reçu chaque morpheur séparément, je me suis présenté davantage comme un employeur qu’un patient, et si certains ont tiqué face à ma demande, aucun ne s’est défaussé. Ils se savaient mis en concurrence. J’ai vite compris que plus de la moitié n’était pas loin d’être des escrocs, ne devant leur réputation qu’à des faux-semblants, et plusieurs autres se sont finalement ré-vélés totalement incompétents. Mes exigences, très établies, ont peu à peu fait le vide parmi les candidats. Au final, il n’en reste plus qu’un seul auquel je suis certain de pouvoir accorder ma confiance.

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Debout au sommet de la tour de cristal, je contemple la ville grouillante d’activité qui, désormais, m’est étrangère. Le vent du soir qui cingle mon visage est chaud, comme une promesse.Le vide s’étale à mes pieds, il m’appel-le. Je n’ai jamais eu le vertige, mais la peur est là, qui m’agrippe et re-fuse de me lâcher.

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Là-haut perché - Patrick FraszczakDe mon mieux, je l’ignore. La ville s’étale à mes pieds, elle me révulse. Elle n‘est pas mon domaine, et j’y vis pourtant depuis toujours. De mon mieux, je la supporte. Je vois la coupole qui couvre le Parc, je pense aux loups qui, bientôt, seront de sortie et feront la chasse aux quelques malheureux rongeurs qu’on aura bien voulu leur sacrifier. Et même eux me sont devenus indifférents. Les pensionnaires du Parc ont longtemps été mes seuls compagnons, et voilà qu’à présent je les oublie pour ne plus penser qu’à ma petite personne.Ma famille n’approuverait pas, c’est certain. Mais je n’en ai cure. Ce n’est plus ma famille non plus. Non sans une pointe d’angoisse, et un brin de mélodrame, je me répète que je suis définitivement seul, à présent. Je l’ai toujours été.

---

— Vous voilà réveillé.Etendu dans mon lit, mon corps nu se trouve immobilisé dans un carcan de mousse épaisse, presque solide. Je ne parviens qu’à bouger la tête.— Il aurait été préférable que vous dormiez plus longtemps…J’ai refusé de quitter le Parc. Il a donc fallu créer un centre de soins de toute pièce, doublé d’un laboratoire. Juste pour moi.

— …mais nous avons respecté votre souhait : le coma artifi-ciel, dans lequel vous avez dû être plongé, a été

réduit à son strict minimum. Les trois quarts du bâtiment d’in-

tendance, l’unique édifice du Parc, ont été ré-

qu is i t ionnés en consé-

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Plume Rouge - Métamorphose Là-haut perché - Patrick Fraszczakquence. Ce qui n’a pas causé grand souci tant il était peu occupé jusque-là.— Ressentez-vous des douleurs ?Une infirmière vient d’entrer dans ma chambre, et une autre s’affaire un peu partout autour d’appareillages compliqués. Elles sont quatre à s’occuper de moi en perma-nence, en plus des dix-huit autres personnes que constituent l’équipe du centre. Toutes ont dû signer une clause de confidentialité, sur mon injonction.— Monsieur ?S’il y avait des fuites, il est fort raisonnable de penser que ma famille me couperait les vivres immédiatement. Peut-être irait-elle jusqu’à transgresser l’une des règles et me bannir. Ce n’est pas exclu. Autrefois, j’en aurais été ravi.Je remue lentement la mâchoire.— Je mentirais en affirmant le contraire, articulai-je.Une infirmière vient se positionner au-dessus de moi et m’observe sous toutes les coutures. Elle est jolie. En d’autres circonstances, j’aurais jugé son attitude incon-venante. Elle me regarde alors franchement et me sourit. Elle paraît épuisée.— Je dirais que c’est bon signe, dit-elle.Je lève les sourcils, perplexe.— Oh ?Elle sourit encore.— Les effets de l’anesthésie ne se sont pas totalement estompés, mais nous allons vous donner un antidouleur tout de suite, avant que la souffrance ne devienne trop importante. Elle s’adresse ensuite à sa collègue. — Maria, tu t’occupes de la perf’ ? — Je fais ça tout de suite. Tu as pris la tension ?— 105/80. Tout va bien.L’infirmière se tourne à nouveau vers moi.— Comme vous l’expliquera le docteur, nous avons été contraints de procéder à la première phase en une seule « étape », si je puis m’exprimer ainsi. Avec succès. Mais l’opération a naturellement été extrêmement longue.— Combien ? demandai-je.— Onze heures.Voilà l’explication de sa lassitude. Evidemment, pensai-je, remplacer l’intégralité d’un squelette humain ne pouvait demander moins.

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J’écarte les bras et lève mon visage au ciel. Bientôt toute lumière l’aura déserté. C’est mieux ainsi, je crois que je préfèrerais ne pas être vu. Mais est-ce seulement possible ? Je ne suis pourtant pas pudique, d’habitude. Je voudrais tant me retrouver seul pour ce bref instant qui achèvera ma triste vie d’homme.Je pousse un soupir tremblant en fermant les yeux. Ma gorge laisse échapper un gémissement qui se transforme en doux sanglot, sans que j’en connaisse la signi-

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Là-haut perché - Patrick Fraszczakfication véritable. Qu’il s’agisse de quitter mon existence d’homme ou de la déli-vrance qui, dans tous les cas, m’attend, mon émotion me semble si imposante que j’éprouve des difficultés à la contenir. Ma détermination ne faiblit pourtant pas, mais le premier pas est toujours le plus dur, dit-on.Il fait pratiquement nuit, à présent. Je m’efforce de ne plus penser à rien. Lente-ment, je me penche en avant. Mon corps bascule.

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— Seriez-vous en train de m’arracher toute la peau du dos, Docteur ?Je n’ai pas la possibilité de l’apercevoir, mais il me semble satisfait de lui-même. Un brin arrogant, peut-être. Il s’est pris au jeu et me donne l’impression de n’être qu’un simple défi pour lui. Une expérience qui ne pourra qu’accroître sa renommée un peu plus encore.— Point donc ! Point donc, Monsieur ! me lance-t-il, jovial. Les nouvelles terminai-sons nerveuses sont bien implantées mais encore à vif. Les premiers muscles ne pourront pas être ajoutés avant un minimum d’une semaine.Je soupire. Plus que la douleur, c’est la patience et la position, qui me sont pénibles. Les bras en croix, une perfusion dans celui de gauche, je suis attaché au niveau des épaules et du bassin. Des électrodes sont placées en divers endroits de mon corps, et j’entends un monitoring battre son rythme monotone.— Devrai-je rester toute une semaine étendu sur le ventre ? demandai-je.Le morpheur rit doucement.— Mon pauvre, pauvre Monsieur ! Ce sera bien plus long, dit-il avec une espèce de joie que je qualifierais volontiers de sadique. Songez qu’il y aura également toute une phase d’adaptation.L’idée ne m’avait pas effleuré, et si l’on avait songé à m’en faire part préalablement, je l’aurais probablement occultée.

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Je plonge dans le vide. Le vent me hurle impitoyablement dans les oreilles tandis que je prends de la vitesse. Mon corps tombe comme une pierre à la rencontre des trottoirs de béton. J’ai envie de crier, mais c’est tout simplement impossible.Une multitude de sensations transitent tour à tour en moi, puis se mélangent. D’abord la terreur, devant un acte si violent, suivie naturellement et aussitôt par le regret, celui de ne plus pouvoir reculer. Vient ensuite la tristesse, et le regret, encore. Et pourtant, malgré moi, l’exaltation de cette chute m’envahit inexorablement, un sentiment enivrant de liberté et de plénitude que, toujours, j’ai voulu éprouver et qui l’emporte à présent sur tout le reste. Celui de ne plus avoir aucune limite ni bar-rière. Suis-je fou ? Bien sûr. Seul un fou peut se jeter dans le vide et en éprouver de la joie. Et croire qu’il peut encore être sauvé. Si les barrières peuvent être brisées, je sais pourtant qu’il en faut pour protéger son intégrité. Alors, en transgressant toutes

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Plume Rouge - Métamorphose Là-haut perché - Patrick Fraszczakles lois naturelles, n’ouvre-t-on pas la boîte de Pandore ? Il

est bien trop tard, et il reste trop peu de temps, à présent, pour songer à de telles spéculations.

Revenu à des considérations plus immédiates, je m’aperçois qu’il n’est pas exclu que je m’écrase sur

un piéton innocent.Ce qui ferait de moi un imbécile et un meurtrier.

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Je suis aveugle. Du moins provisoire-ment.Le silence règne dans ma chambre. Seul le rythme régulier du monitoring semble disposé à m’indiquer que je suis encore

de ce monde. Toutes les opérations sont termi-nées, je suis en phase d’assimi-lation. Les rejets sont très rares, mais il convient d’être prudent, et j’avoue avoir besoin de re-prendre des forces.

Du fait de ma cécité, je n’ai d’autre choix que de me montrer patient.

La dernière intervention a concerné mes yeux et, bizarrement, ce fut la

moins pénible, bien que contraignante à présent. La moins douloureuse, aussi.

Le morpheur m’a assuré que je retrou-verais la vue progressivement, en

quelques jours. J’ai la plus gran-de des confiances en lui, désor-

mais. C’était certes déjà le cas avant la première opération,

bien évidemment, sans quoi je n’aurais rien fait

de tout cela. Disons simplement qu’à pré-

sent, ma confiance en lui est aveugle. Sans mauvais jeu de mots.Je profite également de mon état pour commencer la phase d’adap-tation.

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Je chute comme une pierre, et pourtant je me sens léger. Le morpheur a fait du bon travail. Mes os creux me feraient presque me sentir tel un oiseau. Malgré la nuit tombante, ma vue, désormais acérée, distingue le moindre détail au sol, loin en-dessous de moi.Mais je suis toujours un homme, misérablement captif de l’attraction, impuissant à la combattre. Le moment de quitter ma condition est venu. Pourtant, je tremble, j’hésite. Il serait si doux de mourir dans l’inconnu, sans savoir si mon rêve est, ou non, un leurre. Il est parfois préférable de ne pas savoir, plutôt que d’être déçu.Mais je ne peux me résoudre à l’ignorance et à la bêtise. Alors je déploie mes larges ailes, vierges de tout vol et, le cœur cognant douloureusement dans ma poitrine, je remonte en hurlant comme un damné. Un aérobus fait une embardée lorsque je le croise et m’adresse un grand coup d’avertisseur dont je n’ai cure. Je me contente de rire et de pleurer, tout à mon ivresse. La sensation de l’air dans mes ailes, nouvelle, est délicieuse et merveilleusement grisante.Je plane, pique, remonte, prends appui sur un aérobus devant les yeux médusés de ses passagers, repars, avant de me poser au sol.Je savoure l’affolement des piétons, les regarde s’égayer comme une bande de passereaux. Certains d’entre eux, très peu, m’observent, bêtement incrédules. Alors je me redresse fièrement de toute ma hauteur et déploie lentement toute l’envergure de mes ailes immenses.Je me sais superbe.Je me sais le tout premier individu d’une race nouvelle. La mienne.En quelques battements, je prends mon envol.

Aujourd’hui, je vole !

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Elie Darco : le mariage du crayon et de la plume

P.R. : Bonjour Elie Darco. Encore merci et bravo pour cette superbe couverture. Puis-je te demander de te présenter ?

E.D. : Derrière ce pseudonyme se cache une quasi-trentenaire qui est venue à l’illustration sur le tard, un peu pour dépanner les copains, un peu pour se détendre et rêver toute éveillée. Je suis marseillai-se d’adoption, bourguignonne d’origine, et j’ai long-temps vécu en Bretagne qui restera toujours ma patrie de cœur.Ce sont mes lectures dans le domaine de l’imagi-naire qui m’ont fait retrouver le chemin de l’écritoire - parce qu’avant toute autre passion, je suis auteure - et comme de la plume au pinceau, il n’y a que quelques poils, j’en suis venue à l’illustration.A présent, je m’investis dans le domaine de l’édition, du fanzinat et j’illustre presque autant que j’écris.

P.R. : Voilà qui est intéressant. Je suppose que c’est un « boulot à temps plein » ? Peut-on d’ailleurs par-ler de travail ?

E.D. : D’un point de vue matérialiste, puisque je n’en vis pas, j’imagine que je ne peux en parler comme d’un travail, mais cela viendra peut-être un jour… Par contre, c’est vrai que cela prend pas mal de temps.Comme pour tous mes petits camarades qui œu-vrent dans le domaine artistique, c’est une histoire de passion plus que de raison. D’autant plus, peut-être dans le secteur du livre qui souffre, comme bien d’autres de la crise, mais qui n’a pas attendu celle-

Interview Elie Darco :

le mariage du crayon et de la plume

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Plume Rouge - Métamorphose Elie Darco : le mariage du crayon et de la plume

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ci pour mettre à l’écart une partie de ses acteurs. Parmi ceux-ci on trouve beaucoup d’illustrateurs sous-payés, de petits libraires ou éditeurs trop près de se faire avaler par les chaînes, d’auteurs dont l’Etat ne reconnaît l’existence par un encadrement social que lorsqu’il s’est vendu plu-sieurs milliers d’exemplaires de leurs ouvrages en un an. Si vous faites moins, vous n’avez le droit à rien, ni re-traite ni chômage, mais vous devez payer des charges qui profitent exclusivement aux auteurs « tête de gondole ». J’aurais autant à dire sur les problèmes que rencontrent les graphistes freelance no-tamment…Difficile donc de se dire « Auteur » ou « Illustrateur », reste cette aspiration forte et vibrante à créer et à par-tager ses œuvres envers et contre tout. Internet est un très bon moyen de diffuser tout cela, il s’enrichit tous les jours de nouvelles initiatives, notamment concernant la littérature, comme les zines amateurs. (Je ne parle pas des campagnes de pillage… - euh pardon - … de numérisation menées par Google qui est en train de monter l’une des plus grosses escroqueries jamais réalisées dans le domaine culturel… Hadopis-tes ! Qu’attendez-vous pour nous protéger de Google ?)C’est pour moi une gageure et un acte de foi que d’entretenir, à ma petite échelle, cette gratuité ou du moins cette accessibilité et cette variété dans nos lectures et découvertes artistiques.

Elie Darco : le mariage du crayon et de la plume

Par Patrick Rhezal

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Elie Darco : le mariage du crayon et de la plume

P.R. : Veux-tu dire par là qu’il est préférable de vivre simplement sa (ses) passion(s) plutôt que d’en vivre ? Faire de sa passion un métier serait susceptible de la ternir ?

E.D. : Je répondrais « non » aux deux questions. Précédemment, je faisais un constat au sujet d’un domaine artistique dont les acteurs ont souvent des difficultés (en terme de temps et de finance) à pra-tiquer leur passion dans nos sociétés. Il est évident qu’un auteur va souhaiter un aboutissement, une certaine reconnaissance pour ses écrits, en étant édité à gros tirages, ce qui revient à espérer la « mercantilisation » de son art.Cet aspect productif ou commercial n’est pas davantage intrin-sèquement mauvais puisque l’illustration comme l’écriture ne s’envisage que dans la relation que l’on a avec le public. On écrit pour soi, oui, mais le texte ne prend sa véritable dimen-sion que dans l’échange avec un tiers. Heureux, donc, ceux qui peuvent en faire leur métier et en vivre.

P.R. : Que peut-on lire de toi ?

E.D. : On peut lire quelques nouvelles dans des we-bzines et fanzines tels que Univers d’OutreMonde, Ananké, Borderline… plutôt que de donner une liste rébarbative, j’invite les intéressés - qu’ils en soient remerciés ! - à consulter mon site en page des publi-cations pour retrouver ces références.J’ai sorti aux éditions du Calepin Jaune, un premier recueil de nouvelles fantastiques victoriennes, au début de l’année. Masques de Femmes a été co-réalisé par Cyril Carau, mon amoureux. Et le ti-rage en est pour l’instant épuisé.Dans quelques semaines, sortiront deux antho-logies auxquelles je participe, Or et Sang aux éditions du petit caveau pour laquelle j’ai écrit une nouvelle vampirique et Pouvoir et Puissance aux éditions Sombres Rets pour laquelle j’ai réalisé quelques illustrations, écrit une nouvelle de Dark Fantasy, fait des relectures, la maquette… bref, si y’a un raté, c’est pour ma pomme !

P.R. : L’illustration et l’écriture sont très liées, chez toi. T’arrive-t-il de faire effective-ment le lien, de combiner les deux ?

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E.D. : Avant d’écrire une scène, je « visualise » beaucoup, mais pas au point d’avoir recours à l’illustration pour fixer l’action. J’en ai souvent l’envie, mais le temps me manque, mes travaux graphiques se faisant toujours au détriment du temps passé à écrire car je suis fainéante, oui aussi, et parce que l’illustration a quelque chose de plus ludique.

Illustrer pour un tiers m’est plus facile, je crois. Il y a l’instant de la découverte du texte, d’abord, qui est paroxysmique pour saisir une idée d’illus-

tration au vol. Ça a un côté excitant de guetter le moment clef de l’action ou l’image forte à transmettre.

Dans un texte écrit par moi, je connais trop l’histoire pour profiter de cette spontanéité.

Si le texte est un peu hermétique, qu’il me laisse sèche, c’est alors un défi que de trou-

ver l’interprétation adéquate, de chercher ce qui plaira ou surprendra son auteur. C’est enco-

re plus intime que la relation « auteur-lecteur » que tout le monde connaît, on voit au travers des

mots et on a un droit de réponse qui se réalise dans l’image.

Mais il m’arrive tout de même de faire des images pour moi, comme dans Masques de Femmes où

j’ai réalisé certaines des illustrations pour mes pro-pres textes et non ceux de Cyril.

P.R. : Travailles-tu uniquement sur des sujets liés à l’imaginaire ?

E.D. : Non, pas seulement, j’ai aussi réalisé quelques il-lustrations ou designs pour des publications de littérature

noire, comme pour la maquette du fanzine Ananké ou la couverture de L’Ange de Marseille. Je travaille actuellement

sur une série d’encres, style « gravure », qui illustreront Le chant du cygne, un court roman de Cyril, dont l’intrigue est

policière et se déroule dans les années 20. Nous partirons ensuite en quête d’un éditeur pour celui-ci.

P.R. : Puis-je te demander des précisions sur ta technique, ou détiens-tu des secrets de fabrication que tu ne tiens pas à révéler ?E.D. : Oulala, je détiens rien du tout, c’est l’image qui me tient ou plus particuliè-

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Elie Darco : le mariage du crayon et de la plumerement, une certaine vision de l’image que j’ai en tête et dont j’aimerais m’être rapprochée le plus possible quand vient la fin.Concernant le medium, je fais avec les moyens du bord. Pour mes encres, je crayonne une rapide esquisse que j’encre avec un bon bic orange, parce qu’avec du vrai matos de pro, j’ai ten-dance à en mettre partout. Pour les crayonnés, j’ai une petite collection de crayons à papier et de critériums, j’aime bien les petits crayons gratuits d’IKEA aussi. Et pour la peinture numé-rique, j’utilise Toshop, car j’y suis habituée et crains de devoir réapprendre le mode de fonctionnement d’autres logiciels. Bi-zarrerie personnelle : je n’ai toujours pas de palette graphique et dessine grâce au Pad de mon portable.Pour ce qui est de ma technique, je ne saurais pas trop quoi en dire, sinon qu’elle n’est pas du tout académique puisque je n’ai jamais pris un seul cours de dessin. Si je devais donner un conseil à ceux qui démarrent ou justifier d’une pratique absolu-ment nécessaire dans mon cas, ça serait de regarder beaucoup de photos de référence avant de lancer, tant pour se familiari-ser avec les perspectives, l’anatomie des êtres vivants que la lumière.

P.R. : La magnifique couverture que tu as réalisée pour ce web-zine (dans ton infinie bonté !) est bien une peinture numérique, n’est-ce pas ? Juste par curiosité, qu’est-ce que cela représente comme travail, en «temps effectif» ?

E.D. : Merci à toi de m’avoir doublement permis de m’exprimer ! Oui, il s’agit bien d’une peinture numérique, je pense que la peinture elle-même m’a pris environ huit heures. À cela s’ajoute le temps passé à effectuer quelques recherches et esquisses… C’est plutôt peu par rapport à d’autres illustrations, faire un vi-sage c’est toujours plus facile que plusieurs personnages en situation. Le plus rapide c’est encore de faire ce que l’on appelle du speed painting qui consiste notamment à ébaucher, capter les grandes lignes d’un décor, d’un mouvement sans s’attarder sur les détails (il y a d’excellentes démonstrations sur youtube). C’est quelque chose qui fonctionne bien pour réaliser des pay-sages qui ont de la profondeur. (c.f. illustration : la rencontre, temps de réalisation : 3h)

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P.R. : Hormis l’illustration du «Chant du cygne», de Cyril Carau, que tu es en train de réaliser, as-tu des projets ? Des envies, peut-être ?

E.D. : J’ai toujours plusieurs projets artistiques et marottes qui traînent dans un coin de ma tête. Entre autres choses, je vou-drais me mettre à la « vraie » peinture, comprendre celle qui vous reste sur les bras et qui rejoint le mur des toilettes… Par-ce que le numérique c’est bien, mais ça ne me permet pas de concurrencer mon compagnon (qui peint à l’huile et à l’acryli-que !) dans l’oblitération totale de la tapisserie de notre apparte-ment. J’expérimente parfois la 3D avec du modelage d’argile et je compte me mettre à la fabrication de « trucs » (bijoux, mobi-les…) en fil de fer et cailloux semi-précieux.Plus sérieusement, je suis en train d’écrire un roman de Heroic-Fantasy qui renoue avec les contrées hyperboréennes créées par Clark Ashton Smith et Robert Ervin Howard (le racisme et le sexiste en moins…). J’ai aussi, en cours, un recueil de nou-velles fantastiques qui s’assemble petit à petit et qui a trait à la péninsule italique. Ce sont là mes projets les plus sérieux et les plus actifs en ce moment.

P.R. : Merci à toi, Elie, pour ta patience et ta gentillesse !

Toutes les illustrations de cet article sont signées Elie Darco.Page 36 : « Métamorphose » - détail.Page 37 : « Le sommeil est d’or » - détail.Pages 38 & 39 : « La beauté n’a pas de reflet » - détail.Pages 40-41 : « Rencontre ».

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Le cadeau personnalisé

de Alice Mazuay

Et si Gepetto avait possédé une radio ?...

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Le cadeau personnalisé

de Alice Mazuay

Et si Gepetto avait possédé une radio ?...

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Plume Rouge - Métamorphose Le cadeau personnalisé - Alice Mazuay« — La compréhension du Moi en rapport à Mon environnement, qu’elle soit natu-relle ou induite, progressive ou imposée de manière brutale, n’exempte en rien la nécessité de l’expérience pour atteindre la connaissance.— Seriez-vous en train de m’expliquer qu’il serait possible de savoir sans connaî-tre ? J’en suis perplexe. »

Extrait des dialogues entre Merlin et l’archevêque de Canterbury

Le vide. Le néant. Rien. Je ne sais pas comment qualifier ce qui m’entoure. Je sais que je suis moi. Mais de ce qui n’est pas moi, je ne sais rien.Ah, si ! Quelque chose enfin… le temps. Je sais que le temps passe. Je ne sais pas à quelle vitesse ni depuis quand. Mais « avant » n’est pas pareil que « peut-être après ». Alors, c’est qu’il y a au moins le temps en dehors de moi. Et s’il y a le temps, il y a l’attente. L’attente qu’il y ait autre chose que le temps. L’at-tente de pouvoir mettre des mots sur ce qui n’est pas moi. Mais pour l’instant, c’est le vide, le néant. Il n’y a rien.

Là ! Quelque chose ! Je sens quelque chose !C’est comme une pression. J’ai un corps. Et je sens une pression sur ce corps. Elle est légère. Elle balbutie. Elle me dit que j’existe en dehors du vide. Quelqu’un peut-être existe en dehors de moi ? Et ce quelqu’un a aussi un corps. Il exerce une pression sur le mien. Je sens cet appui, presque fortuit. L’Autre hésite. Il cherche mon corps. Non, cela n’a pas de sens. Il explore mon corps. L’appui se déplace. Je sens un mouvement. Et mes contours prennent forme. Grâce à cette sorte de palpation systématique de toute mon anatomie, je devine au fur et à mesure les limites de mon enveloppe charnelle. J’ai un torse et des mem-bres, et une tête aussi. Je sens que tout cela s’articule dans un bel ensemble. Mon corps est capable de se mouvoir. Il y a donc de l’espace autour de moi. Mon corps peut bouger dans cet espace. D’ailleurs, il bouge, je le sens. Mais je n’en suis pas le moteur. C’est peut-être l’Autre qui dirige la manœuvre ? Mes bras se lèvent, et d’un seul coup, je sens mes mains. La pression se fait plus faible. Je ne la sens presque plus. Mais ça y est… j’ai des doigts et des ongles. L’opération se répète avec mes jambes. C’est merveilleux cette sensation de mouvement par le jeu de mes muscles, grâce au soutien d’une structure osseuse. Je suis fait de chair et de sang. Je suis vivant !Un frottement lent et régulier, une sorte de caresse voluptueuse… hi, hi... ça cha-touille. Certaines zones de mon corps ne réagissent pas comme les autres. Elles sont plus sensibles. Je frémis. Je découvre une autre texture que celle de ma peau. J’aime bien. Mais il faut croire que l’agréable n’est que de courte durée. Cette dou-ceur fugitive est trop vite remplacée par une surface lisse mais dure, un contact brut. Aïe ! Cette masse rigide fait mal. Tiens ! La douleur, c’est nouveau comme sensation.

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Le cadeau personnalisé - Alice MazuayEt puis il y a de la chaleur, dans cette direction. C’est une enveloppe languissante, un cocon de bien-être. Hé ! Pas trop chaud quand même ! Ça brûle, là ! De l’autre côté, c’est frais. Une petite brise agréable refroidit la fournaise. Mince, là encore, c’est temporaire. Le vent se transforme en courant glacé.

– Papa, qu’est-ce que tu fais ?– Rien de spécial, ma chérie. Je travaille. Ne rentre pas ! Tu sais bien que mon ate-lier t’est interdit. C’est dangereux, surtout pour les petites filles qui ne savent pas ce qu’elles font. Si je te revois dans les parages, j’en parle à ta mère !– Mais Papa, c’est Maman qui m’envoie te chercher ! Elle dit qu’il est tard et qu’elle a faim… et euuhh… que si tu ne te dépêches pas, on va commencer sans toi.– Oh pardon, ma puce. Je n’ai pas vu le temps passer. Je vous rejoins dans un instant. Allez ! File !

Plus rien. L’Autre n’est plus là. Mon corps, lui, reste, mais ne bouge plus. A part ce rythme. Oui, cette pulsation, là, sur mon cou… et mon cœur. Je crois que je respire aussi. Je respire l’air de l’espace autour de moi. Il est de plus en plus froid. Je com-mence à trembler. Je ne sens plus mes doigts. Après ce qui me semble être une éternité, ma texture change. Je ne tremble plus. Je perds de ma souplesse.

– Et merde ! J’ai oublié de couper la baisse automatique du chauffage ! Foutu pro-grammateur ! Quel imbécile je fais. Il fait moins de cinq degrés ici. Je suis revenu juste à temps. Un peu plus et il fallait tout recommencer. Ça m’apprendra à m’auto-riser des grasses matinées en plein milieu d’une manipulation !

Une chaleur humide m’enveloppe complètement. La souplesse regagne doucement mes membres. La douleur aussi. Fulgurante. C’est mon sang qui recommence à circuler laborieusement dans mes veines. L’Autre est revenu. Je me demandais s’il m’avait oublié.

Il ouvre ma bouche. Mais, qu’est-ce qu’il veut ? Il place une goutte de liquide sur ma langue. Pouah ! C’est amer ! Si je le pouvais, je recracherais bien le tout. L’Autre s’active. Est-ce que je serais un cobaye ? Il continue en m’appliquant une série de mixtures différentes, à des températures variables. Certaines sont agréables, d’autres infectes. Il y en a des vraiment originales, qui font monter la température. Certaines explosent. Une seule goutte suffit à mettre ma bouche entière en feu. Certaines pétillent et me chatouillent le palais. D’autres encore collent, poissent, mais sont si douces et si sucrées.Je commence à avoir du mal à faire la différence entre les mixtures. J’ai du mal à tout dissocier. Je mélange tout. Et puis je sens que mon estomac remonte. C’est presque douloureux. J’ai le hoquet. L’Autre s’arrête subitement.

– Bon sang ! Il va m’en mettre partout. C’est dégoûtant ! J’ai peut-être un peu trop

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Plume Rouge - Métamorphose Le cadeau personnalisé - Alice Mazuayforcé la dose.– Papa ?– Quoi ?! Tu es encore là, toi ?– Ça sent pas bon ici ! T’es malade ? Maman a dit que tu avais trop mangé hier soir.– On appelle ça faire honneur au repas. Et puis je t’ai déjà dit de ne pas traîner ici !– Je cherche Ticoon.– Il n’est pas là ! Enfin, essaie d’utiliser tes neurones pour une fois ! Premièrement, c’est une mauvaise excuse pour essayer de voir ce que je fais. Deuxiè-mement, vu que tu n’as pas le droit d’entrer ici, je ne vois pas ce qu’il y ferait. Troisièmement, si tu faisais un peu plus attention, tu ne le perdrais pas aussi sou-

vent.– Mais Papa ! Ça fait deux jours

qu’il a disparu maintenant.– Cherche plus fort alors,

mais ailleurs. Papa tra-vaille. Allez ! Ouste !

L’Autre passe quelque chose de chaud et hu-mide sur le bas de mon visage et le haut de

mon corps.

– Bon ! Te voilà un peu plus propre maintenant. Toi aussi tu as trop mangé, hein ?! Je suis un brin trop enthou-siaste peut-être ? Mais tu vas t’en remettre. T’es costaud. Allez, on passe à la suite. Faudrait pas que je

commence à prendre du retard, moi.

Là ! Un mouvement, près de mon nez. Mais qu’est-ce qu’il me prépare encore ? Chaque moment passé avec l’Autre est une expérience nouvelle. Des fois, je m’en passerais bien. Mais ce n’est pas comme si j’avais le choix… Ah ! C’est écœurant ! C’est… une odeur ? Beurk ! Elle est partout. Elle vient de moi

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Le cadeau personnalisé - Alice Mazuayje crois. Heureusement qu’elle est de plus en plus faible. Ouf ! Elle était vraiment insupportable. Quant à ce léger courant d’air, il est suave, lourd. Cet autre qui arrive est presque enivrant. Et ATCHA ! Il pique, celui-ci. Il chatouille le cerveau.

– Mais c’est pas vrai ! Voilà que maintenant il se met à m’éternuer dessus ! Qu’est-ce que c’était que ce flacon ? Du poivre. Mince, je croyais l’avoir rangé au bout. Pas étonnant qu’il réagisse. Avec la dose que je lui ai mis.

Il y a bien d’autres effluves qui arrivent, mais je crois que je ne sens plus rien. On dirait que je suis tout engourdi. Des gouttes salées s’écoulent de mes yeux. Ce n’est pas vraiment facile d’apprendre ainsi. L’Autre est un bon professeur, mais pas très tendre.

– C’est bien ma veine, tiens ! Avec mon organisation foireuse, je l’ai saturé. Tant pis ! De toute façon il se fait tard. Et, petit père, si tu ne veux pas une fois de plus te faire engueuler, tu ferais mieux de te grouiller d’aller au lit. Rien de tel qu’une petite nuit de repos pour repartir du bon nez ! Ah, ah ! Qu’est-ce que je suis drôle !

Mais où est l’Autre ? J’aime bien quand il est là. Il se passe des choses. J’apprends. Et puis même si ce n’est pas toujours agréable, ça change du vide… et du froid. L’Autre est parti. Cela fait un moment, maintenant. Je crois que je n’aime pas la solitude. Quand il n’est pas là, il n’y a ni mouvement, ni goût, ni odeur. L’espace est fade sans l’Autre.Et puis finalement, après une longue attente, la ronde des parfums a repris. Cette fois-ci, je n’ai pas eu mal au nez, ni aux yeux. Certains d’entre eux m’ont bien donné de petits picotements sur la langue. Mais rien de comparable à ce qui m’avait fait pleurer. Je crois que c’est parce que j’associe maintenant un goût avec une odeur. Je peux maintenant percevoir un même élément de plusieurs façons différentes.Je ne sais pas si l’Autre le fait exprès, mais il y a aussi cette odeur de fond, persis-tante. Elle est très caractéristique. Tiens, elle a disparu suite à un mouvement de l’Autre. J’ai compris ! C’est son odeur, une sorte de signature personnelle. Est-ce que moi aussi j’ai une odeur ?

– Dis-moi, mon cœur, tu comptes rester longtemps là-dedans ?– Regarde ! J’avance bien, elle sera ravie ! Ça fonctionne à merveille pour l’instant. Croise les doigts pour que ça continue jusqu’au bout.– C’est très bien… mais si tu ne veux pas qu’elle te boude le moment venu, tu ferais bien de t’en occuper un peu entre-temps. C’est les vacances, mais tous ses amis sont partis. J’ai l’impression qu’elle s’ennuie un peu, surtout sans Ticoon.– C’est bon, j’ai compris. Je vais l’emmener se balader un peu.

Et le temps passe. La solitude est bien pesante. Elle dure. Surtout quand on ne sait pas pour combien de temps. Mais, je le sens. Le revoilà ! Tu ne me surprendras plus maintenant que je sais identifier ta trace. Sa main, c’est bien une main, prend

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Plume Rouge - Métamorphose Le cadeau personnalisé - Alice Mazuayla mienne et la secoue légèrement. Est-ce une façon de communiquer ? Je n’ai rien appris avec ce geste. L’Autre est vraiment étrange.

– Salut l’ami !Aarrgghh ! Qu’est-ce que c’est que ça ? L’Autre me… parle. Nous allons enfin pouvoir communiquer. Pour l’instant, c’est un peu à sens unique, mais j’apprendrai sûrement bientôt à parler aussi.– On ne se connaît pas bien pour l’instant, mais ça va venir. Je suis ton créateur. Tu m’as probablement déjà identifié.Tout s’éclaire ! L’Autre est en fait mon… créateur. Je ne serais que le résultat d’une expérience, le fruit de son imagination ! Moi, je préfère l’idée de professeur et d’élè-ve. Il m’apprend plein de choses. Et puis, après tout, j’ai une conscience. Je ne veux pas être juste une création, une chose. Je suis moi, même si je ne sais pas encore qui ce « moi » est. En attendant, je l’appellerai Professeur.– Comme tu l’as sûrement constaté, je suis en train de t’enseigner quelques petites astuces pour reconnaître ton environnement. Je suis désolé si le cours accéléré est parfois un peu désagréable, mais tu dois être prêt pour demain soir. C’est le grand jour. Aujourd’hui, je vais t’éduquer un peu l’oreille. Et demain, je te peaufine avec le dernier sens, la vue. Ça te plaira, j’en suis sûr. Mais bon, on fait les choses dans l’ordre, d’accord ?Bien sûr que je suis d’accord ! Si je le pouvais, je te le dirais de vive voix. J’aimerais bien savoir quand je pourrai parler. Pas avant demain soir, je parie.– Alors, on va commencer par une série de petits exercices auditifs. Je vais te pas-ser des bandes sonores qui contiennent les fréquences audibles pour l’homme. Je ne sais pas exactement jusqu’où vont tes semblables, alors après, je déborderai un peu dans les aigus et les graves.Après un petit « clic », j’ai compris ce qu’il entendait par « bandes sonores ». Ce sont juste des sons. Un peu comme s’il disait le même mot, « ooooo », encore et encore, mais de plein de façons différentes. Bizarre. Enfin bon, c’est lui le Profes-seur.– Voilà, c’est fini pour la journée. Je t’abandonne pour la nuit. Je n’oublie pas de laisser le chauffage et puis, tiens, je vais te brancher la radio aussi. Tu pourras t’en-traîner sur la musique. Bonne nuit, à demain.Cette fois-ci, je l’ai entendu sortir de l’espace. Il est donc possible d’être ailleurs. Il existe d’autres lieux peut-être. Il ne disparaissait pas, il partait, tout simplement. Il y a maintenant un enchevêtrement de sons qui viennent de cet autre coin. Ce doit être la musique dont il m’a parlé. Je commence même à reconnaître des rythmes, des redondances, et à apprécier.

Il y a un nouveau bruit en dehors de la pièce : toc, toc…– Papa ? T’es là ?Un silence. Je n’entends plus que la musique.– Allez ! Je sais que tu es là. Ouvre-moi… s’il te plaît. Je veux te montrer quelque chose.

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Le cadeau personnalisé - Alice MazuayCe n’est pas le Professeur. C’est une voix plus aigüe, plus mélodieuse et féminine, comme dirait l’Autre de la radio. Il y a plein d’Autres, pas seulement le Professeur. J’ai hâte d’échanger avec eux pour voir qui ils sont vraiment. Des bruits de pas… elle s’éloigne. Dommage. Il me reste encore la radio pour passer le temps.

Le Professeur rentre violemment dans la pièce. Il semble tout excité. Son souffle est court. Il respire fort. Son odeur est plus marquée aussi. La porte claque.– Non mais tu te rends compte de ce que je dois faire pour toi ! Non, hein ! Je suis obligé de mentir à ma propre fille. Comme s’il était crédible de mettre un minuteur sur la radio pour qu’elle s’éteigne toute seule. Tu as de la chance qu’elle soit si jeune et naïve. Sinon, j’aurais dû revenir pour tout éteindre. Et tu aurais passé une nuit de plus tout seul. Résultat, je me suis fait passer un de ces savons… bah !! Tu t’en fiches, hein ?Il a l’air de s’inquiéter pour moi. C’était bien la radio. J’aimerais pouvoir le remer-cier de l’avoir laissée. Plus tard, peut-être. Quand je pourrai, je lui demanderai de m’emmener avec lui. Ce n’est pas drôle de rester seul. Je voudrais savoir ce qu’il y a de l’autre côté de la porte.– Passons. Aujourd’hui, tu vas en voir de toutes les couleurs. Je t’ai concocté un programme aux petits oignons.Je sens qu’il place sur moi un objet froid qui repose à la fois sur mon nez et l’arrière de mes oreilles.– Ce sont des lunettes spécialement conçues par moi, pour toi. J’en suis très fier. Tu vas voir défiler plein d’images sur les verres-écrans. Ne t’inquiète pas. Au début, c’est le spectre - ça fait très arc-en-ciel - mais après, on passe aux choses sérieu-ses, avec de l’art, des paysages ou des petits films. Tu verras bien. Comme ça, tu pourras mieux appréhender les couleurs et les mouvements.Une petite tape sur ma tête, et j’ai ouvert les yeux. C’est vrai que c’est surprenant. Après un petit temps d’adaptation, je vois le monde comme s’il était autour de moi. Pendant que j’apprends, le professeur est affairé à côté. Il chantonne. Il doit être heureux.– Et voilà ! J’ai terminé ! Et toi ?Il m’ôte les lunettes du nez, et je le vois pour la première fois. Il est immense ! Ou est-ce moi qui suis petit ? C’est un homme. J’en ai vu dans ses films.– Bon alors, je t’explique. Tu vois cette petite fille sur la photo, c’est ma fille. Elle est très gentille. Tu es son cadeau. C’est elle qui te donnera ton autonomie. Tu pourras alors bouger et parler. Vous mettrez peut-être un peu de temps à vous découvrir l’un l’autre. Mais, vu votre passé en commun, je pense que vous devriez bien vous entendre. En attendant qu’elle te découvre, je vais devoir te laisser dans cette boîte. Je t’installerai le plus confortablement possible. Elle est vraiment très excitée, alors tu ne devrais pas y rester très longtemps. Je doute qu’elle fasse la grasse matinée. Courage !Il m’a finalement déposé sur le fond moelleux de la boîte. Je vois de la lumière par les petits trous des côtés. La boîte se soulève. Je sors enfin de la pièce. Il me dé-pose de nouveau à terre. Et je sens comme une odeur de résineux.

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Dans une petite maison, au fond d’une petite banlieue froide et grise, un énorme sapin occupe la moitié du salon. Il est surchargé de guirlandes mul-ticolores. Les boules de verre suspendues brillent des reflets des bougies dis-posées alentour. Une gigantesque étoile scintille à son sommet. Et un paquet, seul, gît sereinement à côté d’une basket rose à la dernière mode, attendant son heure.Une enfant déboule à toute allure, suivie par des parents souriants. Elle doit bien avoir cinq ou six ans. Ses longs cheveux châtains sont tout emmêlés. On de-vine qu’elle sort du lit.– Viens Papa, c’est l’heure ! Tu crois qu’il est passé ?… Oohhh… j’ai un cadeau ! C’est pour moi hein ? Je le savais ! T’avais pas le droit de m’embêter !– Mais oui, ma puce. Tu as été très sage cet-te année, et comme ce n’est pas mon cas, je pense que ce paquet est pour toi. Allez, ouvre-le !– Elle est bizarre cette boîte, mais j’aime bien le nœud. Pourquoi il y a des trous sur le côté ?– Si tu continues à ne faire que le regarder, tu ne risques pas de le savoir. Et puis comment le devi-nerais-je ? Je ne suis pas devin, moi !La petite fille défait fébrilement le ru-ban de soie et ouvre doucement son précieux paquet. Elle jette un œil à l’intérieur et sursaute. Elle commen-ce ensuite une petite gigue autour du sapin.– Ticoon !! Papa, c’est comme Ticoon ! Le Père Noël m’a rapporté Ticoon ! Youpi !!!– Tu es sûre ! Sors-le de la boîte qu’on voit ça. C’est bizarre, d’habitude il ne rapporte pas les doudous perdus.– Oh ! Mais il est beaucoup plus lourd que Ticoon. On dirait un vrai lutin, pas un doudou. – Suis-je bête ! Je comprends enfin ce mot que j’ai trouvé ce matin. Ce doit être une formule magique que le Père Noël m’a laissée pour donner la vie à Ticoon. Tu devrais l’essayer. Ce serait super si Ticoon était vivant.– C’est quoi, c’est quoi ? Dis-moi la formule !!Le père s’approche alors de sa fille et lui murmure quelques mots à l’oreille.– Tu sauras le répéter ?– Oui oui !– Alors, dis les mots magiques à haute voix. Si c’est moi, cela ne fonctionnera pas.

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Le cadeau personnalisé - Alice MazuayC’est ton cadeau. Tu es donc la seule à pouvoir le faire.La petite prend son air le plus sérieux et s’approche du lutin. Elle se redresse et, mettant une main sur la tête de Ticoon, dé-clame très sérieusement :– Attawi bako maladoudou ke-zako Ticoon… Aatttchoum !!… monami pourtoujour.

Je suis libéré ! Je peux bouger ! Elle aussi elle est grande, mais moins que

le Professeur. Je vis !– Bonjour Ticoon ! Je suis Adélaïde. Tu te souviens de moi ? Tu étais mon doudou, avant. Mais j’ai eu un super cadeau, la for-

mule pour que tu sois vivant. Tu veux bien être encore mon ami ?– Aargghh… keuf keuf… Ton ami ? Oui. Je veux bien. Pourquoi pas.

– Viens, je vais te montrer ma chambre.– Euh… non ! Moi, je sors. J’ai plein de choses à voir.

Le lutin se précipite alors vers la porte, malheureusement non verrouillée. Il disparaît si vite qu’aucun des trois n’a le temps de réagir. La petite fille s’assoit sur le perron et commence à pleurer doucement. Son présent est parti.

– Chéri…– Oui ?… – Je suppose que l’éternuement d’Adélaïde a fait que la formule n’a pas été prise en compte en totalité…

– C’est probable…– Juste une question. Tu avais laissé la radio sur quel canal cette nuit ?

– Le deux, ils ont une programmation très variée. Cela m’a semblé l’idéal. Pourquoi ?

– Il y avait une soirée spéciale sur les dictatures du siècle et les réfugiés, hier soir, sur le canal deux.– Aïe...

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de Hans Delrue

Entre deux maux, faut-il choisir le moindre mâle ?

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de Hans Delrue

Entre deux maux, faut-il choisir le moindre mâle ?

Hans Delrue a 38 ans. Il est informaticien et vit à Bruxelles. Il a choisi d’écrire principalement des nouvelles d’anticipation dans des avenirs proches et sombres.

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Plume Rouge - Métamorphose Le retour du balancier - Hans DelrueLa vieille me fixait. Je le savais. Je n’avais pas besoin de la regarder pour le devi-ner : je sentais son regard torve m’examiner. Elle aurait pu prendre un magazine pour tromper son attente. Il y en avait plein sur la table basse : des revues de dié-tétique, des magazines people… Non, elle préférait m’observer comme si j’étais une bête curieuse. Je gardais quant à moi la tête basse, les yeux rivés sur mes chaussures.Ou était-ce mon imagination qui me jouait des tours ? Peut-être se contentait-elle de regarder les motifs de la tapisserie ou bien de somnoler sur sa chaise ? Après tout, j’avais mis des vêtements passe-partout : pull, jeans, baskets. Cela pouvait tout aussi bien convenir à un garçon qu’à une fille. De quoi hésiter probablement… C’était sans doute pour cela qu’elle m’observait.Non, non, je me faisais des idées. Je ne voulais toutefois pas lever la tête. Trop peur de voir mes appréhensions confirmées. De lire dans ses yeux l’incompréhen-sion, la méfiance, le rejet. Comme chaque jour. Merde !La porte s’ouvrit finalement, laissant place au docteur Durant. Celui-ci venait cher-cher le patient suivant. M’avisant, il me fit un petit sourire amical et commença :— M…Il se retint tout à coup, se rendant compte de la présence de la vieille dame qui at-tendait également. Il se contenta de me dire :— C’est à votre tour.Lui-même était visiblement gêné de mon état – mais peu importait. Je me levai, satisfaite à l’idée d’enfin quitter cette salle d’attente. Je suivis sans mot dire le mé-decin jusque dans son cabinet de consultation.— Alors mademoiselle, me lança-t-il en refermant la porte derrière lui, comment vous sentez-vous aujourd’hui ?Je ne répondis pas tout de suite. Je restai debout, agrippant le dossier du siège devant moi. J’observais mes mains qui paraissaient avoir perdu la finesse que je leur connaissais.— Mal, répliquai-je avec humeur. Je suis à nouveau un garçon.— Déshabillez-vous, m’invita-t-il d’une voix mécanique, je vais vous ausculter.Je retirai rapidement tous mes vêtements et m’installai sur la table d’examen. J’y étais accoutumée : je répétais les mêmes gestes devant Durant tous les quinze jours. Inutilement, puisque mon état ne s’améliorait pas.Le praticien s’approcha de moi et entama les gestes routiniers avec son stéthos-cope. Après avoir écouté les battements de mon cœur, il prit ma tension pour s’as-surer que j’étais en bonne santé. Finalement, il examina avec plus d’attention ma poitrine. Il me lança alors d’une voix encourageante : — Les seins ne se sont pas entièrement résorbés.Je baissai aussitôt les yeux, fixant les petites bosses qui effleuraient encore. Je les jugeai toutefois de taille ridicule.— Et le pénis ne s’est pas encore pleinement développé, ajouta-t-il en observant attentivement mon sexe.Je haussai les épaules.

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— Et alors ? Fis-je, mécontente. Je suis en train de redevenir un garçon.Le médecin ne répondit pas tout de suite. Il me fit signe de me rhabiller. Pendant que je m’exécutais, il s’installa à son bureau, repoussa quelques papiers devant lui, puis me lâcha d’un ton assuré :— C’est un premier succès.J’étais en train d’enfiler mon pantalon. J’arrêtai aussitôt mon geste et lui lançai d’un ton presque hostile :— Enfin ! Rien n’a changé !J’étais atteinte d’une étrange et terrible maladie : tous les quinze jours, je changeais de sexe. Fille, garçon, fille, garçon, et ainsi de suite depuis cinq longues années. Cette malédiction – c’était le terme le plus adéquat – m’avait frappée vers l’âge de douze ans. J’oscillais en permanence entre ces deux états. Mon sexe, mes seins – tout cela croissait et décroissait à rythme régulier, me plongeant dans le désespoir. C’était insupportable. J’allais bientôt être une adulte : allais-je passer le restant de mes jours ainsi ?Le fait de ne pas être la seule à subir cette calamité ne me consolait guère. Dix cas avaient été recensés aux Etats-Unis, mais j’étais la seule victime répertoriée en Europe. Les experts n’avaient pu fournir aucune explication rationnelle à ce phéno-mène : évolution génétique ? problème hormonal ? C’était tellement aberrant que cela paraissait plus relever de la magie noire que de la science.Le public n’était guère informé de la question. Les premières années, un secret quasi-militaire avait régné autour de ce drame. Depuis lors, quelques informations avaient circulé. Un reportage avait même été diffusé récemment à la télévision, mais le journaliste en avait conclu que les personnes concernées étaient des travestis ou des transsexuels, voire des participants à un canular. Seuls quelques scientifiques prenaient l’affaire au sérieux. Les victimes, de toute manière, ne goûtaient pas la publicité autour de leur état et cherchaient à vivre discrètement.— La transformation n’est pas encore achevée, expliqua Durant posément, il fau-dra sans doute deux jours de plus avant que vous ne soyez pleinement un garçon. Le nouveau traitement fonctionne, à tout le moins en partie.J’étais complètement rhabillée à présent. Je lançai un regard perplexe au médecin. Il ajouta :— La transformation vers le sexe masculin s’est ralentie : il faudra au total seize jours au lieu de quatorze.Depuis quelques mois, je suivais un traitement hormonal afin d’essayer de fixer mon identité féminine. La méthode avait été essayée aux États-Unis, avec des ré-sultats plutôt mitigés. Il en était de même pour moi. Cela n’empêcha pas Durant de renchérir :— Je suis sûr que petit à petit, nous atteindrons une meilleure répartition. Peut-être deux tiers de votre temps en tant que femme. Il y a un cas au Kansas où…— Mais docteur, protestai-je avec violence, la moitié ou deux tiers je m’en fous ! Je veux être guérie !— Je comprends, je comprends, murmura-t-il.

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Plume Rouge - Métamorphose Le retour du balancier - Hans DelrueJ’en doutais cependant fort. Comment pouvait-il me comprendre ? Mal-

gré ces années de consultations régulières, il ignorait ce que c’était de vivre au quotidien comme un être polymorphe oscillant sans

cesse entre deux sexes.Ma vie au lycée, qu’en savait-il réellement ? J’étais heu-

reusement dispensée de cours de gymnastique et de natation pour raisons médicales, qui n’avaient pas

été détaillées à l’établissement. La vie au jour le jour avec mes camarades de classe était ex-

trêmement perturbante : on me considérait comme un garçon manqué, au comporte-

ment suspect. Certains m’accusaient d’être un transsexuel perclus de vi-

ces. J’essayais bien entendu de cacher au mieux mon état, mais

cela n’empêchait pas une hosti-lité sourde de s’exercer en per-

manence autour de moi. La plupart des gens détestaient

l’équivoque sexuelle.Impossible pour moi de fréquenter durablement quelqu’un : si une per-sonne me rencontrait en tant que fille, elle était mal à l’aise de découvrir par la suite des traits masculins en moi, et vi-ce-versa.— Ne vous découragez pas, ajouta encore le médecin, nous progres-sons. Et la science pro-gresse aussi. Je suis ré-gulièrement les avancées des équipes américaines.

J’eus tout à coup honte de m’être mise ainsi en colè-

re. Le docteur Durant s’était toujours montré prévenant envers moi, même s’il n’était

pas vraiment en mesure de comprendre mon mal-être.

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— Vous avez raison, fis-je penaude mais peu convaincue d’une prochaine amélio-ration de mon état.Je rageai de passer ainsi du calme à la colère, de l’acceptation fataliste au déses-poir, d’éprouver tous ces sentiments contradictoires l’un après l’autre. Après tout, peut-être que mon esprit lui-même suivait le mouvement : là aussi, je subissais chaos et métamorphose.Durant s’aperçut que je restais découragée.— Vous consultez toujours le psychiatre Dutilleul ? m’interrogea-t-il.— Oui, répondis-je mollement.— Bien, c’est un bon praticien.Tu parles. J’avais passé des heures dans son bureau, étendue sur le divan, ressas-sant mes problèmes. Le psychiatre ne m’avait jamais été d’aucun secours. J’avais l’impression qu’il se délectait de mon état psychologique plutôt que de chercher à atténuer mes soucis. Peut-être était-ce simplement ma désespérance qui me pous-sait à le jauger ainsi ? Comment savoir ? Comment faire confiance à mon jugement alors que je voyageais perpétuellement entre deux pôles opposés ?— Quand est votre prochain rendez-vous avec lui ? demanda Durant.— Demain.Le docteur me sourit :— Gardez espoir. Je suis certain que nous trouverons une solution à votre pro-blème.

*

Une solution à mon problème. Je repensais à ma conversation de la veille avec le docteur tandis que j’étais chez Dutilleul à ressasser encore et encore les mêmes peines, et que le psychiatre opinait mollement de la tête. La seule solution que j’ima-ginais, c’était le suicide. Quoi d’autre ? Comment échapper à cette malédiction ?Je n’étais plus un être humain, mais une créature monstrueuse, avec des appen-dices insensés qui poussaient ou rétrécissaient selon leur bon vouloir. C’était ainsi que je me voyais, que je me représentais, de jour comme de nuit. Que n’aurais-je donné pour être débarrassée de ce pénis qui n’était pour moi qu’une protubérance étrangère !J’avais d’ailleurs l’impression que le regard du psychiatre s’attardait longuement sur mon entrejambe. J’étais sans doute pour lui un phénomène de foire. Mieux que cela même : un concentré de tous les problèmes psychiatriques d’ordre sexuel. Un objet d’étude parfait. J’étais certaine qu’il aurait aimé faire défiler des étudiants de-vant moi ou me traîner dans des conférences comme faire-valoir.Allons ! Je me laissais encore aller à ma paranoïa. La conscience professionnel-le du psychiatre lui interdisait bien évidemment tout propos ou projet déplacé. Je poussai un soupir soulagé : la fin de la séance approchait.— Bien, fit Dutilleul après que j’eus fini de parler, mais il me semble que vous ne m’avez pas tout raconté.

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Plume Rouge - Métamorphose Le retour du balancier - Hans Delrue— Comment cela ? demandai-je d’un ton légèrement hostile.— La fois passée, vous m’aviez dit avoir rencontré un garçon de votre âge…Je restai silencieuse, mais cela n’empêcha pas le psychiatre de revenir à la char-ge :— Je vous écoute.Il s’attendait visiblement à ce que je lui fasse le récit de cette aventure par le menu détail. Mais que pouvais-je lui dire ? J’avais rencontré un garçon, oui. Julien, qu’il s’appelait. Bien entendu, il ne fréquentait pas mon lycée : je l’avais croisé lors d’une soirée, alors que j’étais physiquement une fille.— Je préfère ne pas en parler, m’obstinai-je.Le psychiatre continuait à me fixer. Je ne pus m’empêcher alors de repenser à Ju-lien. Il s’était intéressé à moi. Au début, j’avais préféré le repousser prudemment, vu mon état, mais il avait insisté. J’avais finalement cédé, me laissant à imaginer qu’il était réellement possible pour moi d’avoir un petit ami.Quelle naïveté encore une fois ! Une semaine plus tard, Julien avait remarqué que mes seins avaient diminué de volume. Comme il s’en étonnait, je fus contrainte de tout lui avouer, entretenant au fond de moi le secret espoir qu’il m’acceptât telle que j’étais. Il n’en fut évidemment rien : il m’accusa d’être un travesti, un pervers, et me plaqua aussitôt.— Eh bien ? insista Dutilleul.Je cédai et lui racontai la conclusion de mon amourette. Il hocha la tête, comme s’il partageait ma peine. Je le soupçonnai cependant de se réjouir secrètement de tous ces rebondissements : j’étais vraiment un objet d’étude fantastique pour un psychiatre ! Une fois fille, une fois garçon ! N’allait-il pas dans quelques années écrire un livre sur mon cas ?— Je comprends, assura-t-il pourtant.Peut-être étais-je trop paranoïaque ? Le praticien éprouvait-il quelque compassion, aujourd’hui, à mon égard ?— Ce n’est pas la première fois, n’est-ce pas ? fit-il comme s’il annonçait une évi-dence plutôt qu’il ne posait une question.Bien sûr que non. Malgré mon affliction, j’étais plutôt jolie. J’attirais facilement les garçons, du moins ceux qui ne me connaissaient pas au quotidien et n’avaient jamais observé mes curieuses mutations masculines. J’avais donc eu quelques relations par le passé, mais elles ne duraient guère plus d’une semaine. Ces aven-tures se concluaient toutes par des échecs, à chaque fois pour la même raison. Ces garçons repoussaient le monstre que j’étais : aucun d’eux n’était prêt à fréquenter un autre garçon la moitié du temps.Bien entendu, cette situation ne faisait qu’accentuer lourdement mon supplice : non seulement je me débattais avec une maladie invraisemblable, mais j’étais en défi-nitive rejetée de tous, condamnée à mener une vie solitaire à tout jamais.— Je suis une abomination, marmonnai-je au bord des larmes.— Pas du tout, intervint le psychiatre, vous êtes un beau garçon…Il s’arrêta un instant et reprit :

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— Et une très jolie fille à d’autres moments. Votre corps n’a absolument rien de monstrueux, je vous assure.Il se pencha vers moi et insista :— Arrêtez d’employer des mots négatifs pour désigner votre état. Parlons de parti-cularité, voilà tout.Je poussai un soupir. Il me paraissait complètement déconnecté de la réalité.— Particularité ? lâchai-je. Cela n’a pas empêché tous ces garçons de me laisser tomber dès qu’ils en ont eu connaissance…— Hum ! fit le psychiatre un peu embarrassé. Ils se sentent sans doute menacés dans leur propre virilité.Il marqua une pause, paraissant réfléchir.— Par contre, reprit-il, on pourrait retourner le problème.— Comment cela ?— Eh bien, fit-il, puisque vous êtes un garçon la moitié du temps, pourquoi ne pas chercher une petite amie ?Je le regardai abasourdie. Ce ne pouvait s’agir que d’une plaisanterie ! Pourtant, l’homme me fixait d’un air convaincu, avec un petit sourire dénotant sa satisfaction. Car il paraissait content de sa trouvaille, le bougre !— Vous êtes…Je m’interrompis avant de prononcer le mot « fou ». Il l’aurait certainement mal pris. C’était moi la démente. Je me corrigeai rapidement :— Vous n’êtes pas sérieux ?— Si, répliqua-t-il vivement. Les femmes sont généralement plus à l’aise avec ce genre de questions.— Quoi ? m’exclamai-je. Ce phénomène est si rare ! Comment pourraient-elles être plus à l’aise ?— Sur les questions du genre sexuel, voulais-je dire, répliqua Dutilleul. Une petite amie accepterait sans doute mieux l’idée que vous soyez une femme quinze jours par mois. Elle ne se sentirait probablement pas agressée dans sa propre sexua-lité.Je réfléchis. À vrai dire, je n’avais jamais songé à pareille éventualité. Certes, j’avais bien remarqué que certaines femmes paraissaient séduites par ma silhouette lors-que j’étais un garçon, mais je n’avais jamais envisagé de…— Mais ! protestai-je. Je ne me sens pas attirée par les autres femmes.— Peut-être faut-il simplement vous faire à l’idée ?— Non, non, je ne suis pas lesbienne, j’en suis certaine.Le psychiatre se recula un peu dans son fauteuil, croisant les doigts devant son nez, me fixant comme s’il cherchait à fouiller le tréfonds de mon être.— Vous pourriez fréquenter un homosexuel, lâcha-t-il tout à coup.— Quoi ?— Ou un bisexuel, pourquoi pas ? Peu importe : quelqu’un qui pourrait s’accorder avec votre état.Décidément Dutilleul déconnait. À force de m’entendre parler de mon étrange état, il

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Plume Rouge - Métamorphose Le retour du balancier - Hans Delrueéchafaudait sans doute des scé-narios de désirs psychotiques mâtinés de théories de Freud ou de Lacan. Croyait-il vraiment

que mettre ma vie affective au dia-pason de mon état physique – c’est-

à-dire le chaos – allait m’aider ?— Je…, commençai-je voulant protester.

— Écoutez-moi bien, me coupa-t-il.Il paraissait extrêmement grave.— La médecine vous guérira peut-être, expliqua-t-il. C’est ce que je vous souhaite, bien évidemment. Mais nous savons tous les deux que les chances sont faibles et que cela prendra du temps.Je déglutis. Dutilleul ne m’avait jamais parlé aussi brutalement.— D’ici là, ajouta-t-il, il vous faudra vivre avec votre particularité et en tirer le meilleur parti possible.Un frisson me parcourut. Une part de moi-même paraissait me souffler que le psy-chiatre avait raison. Une autre était en proie au doute et à la colère. Je me décou-vris une nouvelle fois partagée, balançant entre deux pensées opposées.— Vous n’avez regardé que la facette négative de votre situation, reprit le psychia-tre. Elle peut cependant être une chance également : vous ouvrir de nouveaux horizons que vous ne soupçonniez pas jusqu’à présent.Je ne sus que répondre à son discours insolite.

*

Les paroles du psychiatre m’avaient retournée, je devais bien l’avouer. J’avais vécu jusque-là mes phases masculines en me refermant sur moi-même, rageant contre ces terrifiantes métamorphoses.Pouvais-je réellement m’assumer en tant qu’être hybride en perpétuelle transfor-mation ? Devais-je placer tous mes espoirs dans un remède qui vraisemblablement n’arriverait jamais ? Me fallait-il plutôt apprendre à accepter mon anormalité ? Ou étais-je à jamais maudite ?Je me fis pour la première fois la réflexion que je persistais à parler de moi au fé-minin, même lorsque j’étais sous les traits d’un homme. Devais-je tenter de mener deux vies parallèles ? Non, ce n’était pas une solution non plus.Le soir même de ma séance chez Dutilleul, je me rendis au centre-ville, nerveuse, indécise. Devais-je suivre ou non les conseils du psychiatre ? Je m’arrêtai devant des établissements interlopes, mais n’osai pousser leur porte. Après une heure d’errance, j’avisai finalement un petit bar et me décidai à y entrer.À peine à l’intérieur, je fus envahie d’un sentiment étrange, mêlant curiosité et réti-cence, désir d’aller plus loin et envie de fuir les lieux. La salle était un long couloir plongé dans la pénombre, traversé par des halos de lumière colorée qui se dé-

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plaçaient lentement sur les murs. La pièce était chargée de fumée, et la musique battait un rythme infernal. Je comptai une vingtaine d’hommes présents, adossés contre les murs ou assis sur les tabourets.J’hésitai à m’avancer. Avais-je bien fait d’entrer ? N’al-lais-je pas me laisser entraîner dans des difficul-tés encore plus grandes ? Je parvins à chas-ser provisoirement ces inquiétudes et je me dirigeai d’un pas nerveux jusqu’au comptoir.Je me penchai vers le barman, commandai un rhum que j’avalai rapidement pour me donner contenance.Je remarquai plusieurs regards posés sur moi, me détaillant avec intérêt. Je pris pour la première fois réellement conscience que j’étais également séduisante en étant un garçon. Je ne savais si cette révélation m’enchantait plus qu’elle ne me troublait.Qu’étais-je donc venue faire ici ? Démontrer que j’étais étrangère en quelque lieu que je me trouve ? Fai-re face à une nouvelle déception ? Je ne savais même plus pourquoi j’avais poussé cette porte…Je déposai mon verre à moitié vide sur le comptoir. Dans l’al-cool se reflétaient les éclats des spots, mêlant des cou-leurs diverses, oscillant entre le rouge et le bleu. Un peu comme moi : l’un et l’autre, toujours changeante et une vie illusoire.Un homme entre deux âges s’approcha alors de moi, cherchant à engager la conversation. Je fus tout d’un coup gênée de ma présence en ces lieux. Non, j’avais eu tort de me laisser convaincre par les réflexions insensées du psychiatre.— Excusez-moi, balbutiai-je.

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Plume Rouge - Métamorphose Le retour du balancier - Hans DelrueJe me levai brusquement et me dirigeai à grandes enjambées vers la sortie. Il me fallait quitter cet endroit, il n’était vraiment pas fait pour moi. Rejoindre l’extérieur. La nuit. La ville anonyme. La solitude.Au moment où j’allais pousser la porte, une silhouette s’avança vers moi, faisant mine de s’interposer. Je ne pus m’empêcher de m’arrêter. Levant les yeux, je dé-couvris un jeune homme qui devait avoir une vingtaine d’années.Il me lança quelques mots, mais la musique couvrait sa voix. Comme je faisais mine de vouloir m’en aller malgré tout, il se pencha vers moi.— Tu t’en vas ? m’interrogea-t-il.La musique, l’alcool et mes angoisses me tournaient la tête. Je bredouillai une réponse maladroite, qui n’avait guère d’importance. À son regard, je me rendis compte que je lui plaisais. De mon côté, il ne me laissait pas indifférente. Il me prit doucement par l’épaule, m’attirant à lui. Je ne cherchai pas à résister.— C’est la première fois que tu viens ici, sans doute, murmura-t-il à mon oreille.Hésitante, j’opinai de la tête. Si seulement il connaissait la vérité à mon sujet ! Com-ment se faisait-il d’ailleurs qu’il ne s’en doutât pas ? J’avais l’impression d’avoir une marque d’infamie au fer rouge sur mon front.Cependant, le garçon ne paraissait pas saisir la nature de mon trouble.— Tu es mignon, lâcha-t-il avec un sourire.Mignonne. Le mot me vint spontanément à l’esprit, mais mes lèvres ne l’articulèrent pas. Mignonne. Il ne pouvait évidemment pas le savoir : je me présentais sous le corps d’un garçon. C’était une bêtise, je le pressentais – mais je n’arrivai pas à y mettre un terme.Nous parlâmes quelques instants. Il s’appelait Rémi. Charmant, enjôleur. Oui, c’était assez clair : il était mon type de garçon. Je me laissai finalement entraînée par lui à travers la ville, passant d’un lieu à l’autre, changeant d’atmosphère selon notre humeur.Quelques heures plus tard, je le ramenai chez moi. Ma mère était déjà couchée depuis plusieurs heures : je ne dus pas me justifier devant elle. Nous montâmes rapidement dans ma chambre, et je me laissai tomber épuisée dans le lit.— On dirait la chambre d’une fille, lâcha Rémi d’un ton amusé.Je regardai autour de moi inquiète. Les rares robes que j’avais étaient bien entendu soigneusement rangées dans un des placards. Je ne sus pas quels détails le pous-saient à faire cette réflexion, mais elle me fit mal. Sans doute s’aperçut-il à mon visage que je l’avais mal pris, car il ajouta aussitôt :— Rien, je dis des bêtises.Non, pas des bêtises. C’était bien la chambre d’une fille. Cependant, même en me serrant dans ses bras, il ne pouvait deviner la vérité, et je craignais déjà l’instant où j’allais devoir la lui avouer.

*

Dès le lendemain matin, je dévoilai tout à Rémi. Était-ce le remords de l’avoir ainsi

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trompé sur ma nature profonde qui me poussait à agir ainsi ? Ou le désir de me confier à quelqu’un, espérant trouver enfin de la compréhension ?Tandis que j’exposais les détails de ma particularité, je voyais le doute se peindre peu à peu sur les traits du jeune homme. Il était apparemment convaincu que je plaisantais. J’eus beau insister, cela ne changeait rien.— Ou alors c’est une façon de me dire que tu ne veux plus me revoir ? demanda-t-il tout à coup plus sérieusement.— Non, ce n’est pas ça, fis-je vivement.Je m’étais entichée de lui, je ne souhaitais pas le perdre. Je changeai de conversa-tion, tout en sachant que le temps m’était compté. Je le pressai donc de nous voir le plus fréquemment possible au cours des jours suivants. Il accepta : nous ne nous quittâmes plus pendant une semaine.Toutefois, après cette période idyllique, je ne pouvais plus cacher à Rémi les étran-getés de mon corps.— Tu es malade ? me demanda-t-il en palpant les bosses qui commençaient à s’ébaucher sur ma poitrine.— Pas au sens où tu l’entends, murmurai-je.— Que veux-tu dire ?— Je suis une fille, je te l’ai déjà dit.Il haussa les épaules pour me signifier qu’il ne croyait rien de mon histoire. Cepen-dant, il ne semblait pas si assuré qu’il souhaitait le montrer.— Il faudrait peut-être que tu ailles voir un médecin, fit-il d’une voix hésitante.S’il savait que j’en consultais un tous les quinze jours depuis presque cinq ans !Quelques jours plus tard, Rémi dut finalement se rendre à l’évidence : c’était un corps de fille qui désormais se révélait à lui lorsque j’ôtais mes vêtements. Il était abasourdi qu’une telle chose pût exister.Je m’attendais à être aussitôt rejetée avec dégoût, comme par le passé. Cepen-dant, à mon grand étonnement, Rémi ne me traita pas en monstre. Décontenancé, il paraissait plutôt curieux de comprendre : il me posa toute une série de questions sur mon état.— Et tu vas redevenir un garçon ? s’enquit-il.— Oui.— Quand donc ?— Dans quinze jours environ, lui répondis-je.Rémi paraissait réfléchir, hésitant sur ce qu’il devait faire à présent.— Vas-tu me quitter ? lui demandai-je.Il ne me répondit pas. Lui-même ne connaissait sans doute pas la réponse à cette question. Allions-nous nous fréquenter épisodiquement selon les phases de ma maladie ? Entamer une curieuse relation en pointillés ?Ce fut effectivement le cas et c’était bien le mot qui convenait : nous nous rencon-trions soit comme amis, soit comme amants, selon l’état de mon corps. Cette situa-tion paraissait convenir à Rémi.Quant à moi, je restai déchirée. J’étais certes heureuse d’avoir trouvé quelqu’un qui

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Plume Rouge - Métamorphose Le retour du balancier - Hans Delrueavait l’air de m’accepter telle que j’étais. Cependant, nous étions en complet dé-calage : c’était en tant que femme que j’aurais voulu être aimée. Durant ces périodes, Rémi ne me touchait pas, me

traitant comme une simple amie.

*

Deux mois plus tard, lors d’une nouvelle consul-tation, le docteur Durant m’accueillit avec un large

sourire :— J’ai une grande nouvelle pour vous.— Quoi donc ? lui demandai-je, troublée par cette an-nonce.— Une équipe médicale américaine a osé : ils ont opéré un des patients affligés du même mal que vous, et cela semble une réussite.

L’annonce me paralysa tout d’abord. Je n’espérais plus que cette terrible malédic-tion puisse être un jour déjouée par la science.— Comment cela ? finis-je par prononcer d’une voix tremblante.Mon cœur battait à tout rompre. Je n’osai y croire. Durant n’allait-il pas m’annoncer tout à trac que ce n’était encore qu’une rumeur ? En était-il vraiment certain ?— Il s’agit d’un jeune homme vivant dans l’Idaho, expliqua le médecin d’une voix posée. Il oscillait entre deux sexes depuis plusieurs années, tout comme vous. À ceci près qu’il était initialement un garçon.Je fixai le docteur avec des yeux passionnés. Plus vite ! étais-je tentée de lui dire. Je voulais connaître la suite de l’histoire !— La recherche a perdu beaucoup de temps en s’attachant à découvrir l’origine de cette maladie, poursuivit Durant, et en supposant qu’un sexe se transformait effectivement en un autre.— Mais c’est pourtant le cas !— En apparence, oui. Cependant, il semble que les deux sexes coexistent en per-manence, l’un s’atrophiant peu à peu au profit de l’autre, mais ne disparaissant pas entièrement.— Pourtant…— Oui, il n’est plus visible à l’œil nu, mais les chercheurs ont finalement identifié leur présence sous forme de cellules-souche d’un type particulier.Il marqua une pause.— Je ne suis pas sûre de bien comprendre, lâchai-je.— Vous n’êtes pas la seule, réagit le médecin, personne ne s’explique encore le comportement inhabituel de ces cellules souches ni la raison de leur présence chez certaines personnes. Mais l’important…

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— L’important ?— C’est que les cellules responsables du phénomène aient été identifiées…Il se pencha en avant et poursuivit :— Ce qui veut dire qu’il suffit de les retirer par intervention chirurgicale.Je crus m’évanouir, tandis qu’il me parlait. Je parvins malgré tout à murmurer :— Est-ce que cela a fonctionné ?Le docteur posa sur moi un regard aimable et reprit :— L’opération a eu lieu il y a un mois.Je le regardai étonnée :— Pourquoi ne m’en avoir rien dit ?— Je ne voulais pas vous donner de faux espoirs, s’excusa le médecin. Je voulais d’abord être certain du résultat.— Et ?— Eh bien, oui ! Le résultat est positif : le jeune homme opéré a été effectivement stabilisé. Il ne s’est plus transformé en fille durant toute cette période.— C’est fantastique ! m’exclamai-je brutalement. Cela veut dire que pour moi aussi, il est possible de…Je m’arrêtai tout à coup. Mon cas était en fait exactement le contraire : une fille qui ne voulait plus se transformer épisodiquement en garçon. Les causes de mon problème étaient-elles vraiment les mêmes ?— On a retrouvé ce type de cellules souches chez plusieurs patients, assura le médecin, des deux bords. Façon de parler bien sûr…— Je pourrai donc guérir ?— Je ne peux vous donner d’assurance absolue, rétorqua d’un ton prudent le mé-decin, mais je ne vois aucune raison de penser que votre cas serait différent des autres.Durant marqua une pause, feuilletant les pages de mon dossier médical.— Nous allons d’abord procéder par quelques examens, reprit-il, afin de vérifier si les mêmes cellules souches sont pré-sentes, ainsi que leur emplacement…— Et…— Si c’est le cas, nous vous opérerons. Si vous êtes d’accord, bien entendu…— Évidemment, lâ-chai-je pleine d’es-poir.

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Il ne me fallut pas attendre bien longtemps. Les examens montrèrent la présence des cellules responsables du mal qui m’affligeait, et l’intervention fut rapidement programmée.Quelques semaines plus tard, je passai comme prévu sur la table d’opération. Le chirurgien me retira enfin ces maudites cellules sous anesthésie générale.Lorsque je m’éveillai dans ma chambre, je fus surprise de n’éprouver aucune dou-leur. Peut-être étais-je encore sous l’effet des analgésiques que l’on m’avait injec-tés. Je ne me sentais pas particulièrement différente.Je m’étais imaginé que j’allais nécessairement ressentir un changement, mais ce n’était pas le cas. Étais-je réellement guérie ? Ou allais-je à nouveau me transfor-mer durant les jours suivants ?L’hôpital me garda une semaine sous observation, afin de s’assurer de la réussite de l’opération. Durant ces journées, j’étais régulièrement la proie aux doutes. Les infirmiers avaient beau tenter de me rassurer, je ne pouvais pas m’empêcher de promener en permanence les mains sur mon corps en me palpant avec inquié-tude.J’examinais ma poitrine, mon sexe, mes cuisses à la recherche de la moindre varia-tion. Les heures passaient, puis les nuits et les jours, et je restais moi-même. Mon corps ne subissait plus de changement.J’avais du mal à le croire, mais oui : j’étais guérie ! Enfin, j’étais un être complet, au lieu d’osciller sans cesse entre le yin et le yang !Lorsque je quittai enfin la chambre, je me sentis libérée d’un grand poids. J’avais l’impression de laisser sur place la carapace qui m’avait emprisonnée durant tant d’années.Rémi m’attendait dans le hall d’entrée. Je le rejoignis rapidement.— Alors ? me demanda-t-il.— C’est merveilleux ! lui lançai-je encore toute à mon enthousiasme. Je suis gué-rie !Je l’enlaçai, et nous nous embrassâmes longuement. Quelques personnes nous jetèrent des regards hostiles. Je les remarquai à peine, tant j’étais heureuse de me trouver dans les bras de Rémi.— Et tu t’habitues ? me demanda-t-il lorsque nous interrompîmes notre baiser.— Ça va, lui assurai-je. Après tout, je l’étais la moitié du temps.— Oui, mais je ne m’attendais pas à ce que tu te décides à devenir un garçon pour de bon.Deux semaines auparavant, moi non plus. Je voulais retrouver mon corps de fem-me, mais Rémi m’aurait bien évidemment quittée. Le choix avait été difficile : je voulais me libérer de cette malédiction, sans toutefois perdre Rémi.J’avais opté à la surprise des médecins pour le sexe masculin. Durant me l’avait dé-conseillé, mais je me fichais de son avis. Oui, c’était un sacrifice, mais j’étais amou-reuse. Au point que Rémi comptait plus pour moi que de retrouver ma féminité. À

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tout le moins, j’étais débarrassée de cette malédiction et je pouvais reprendre une vie normale.— Ce qui compte, fis-je, c’est d’être avec toi.Je le fixai d’un air transi et ajoutai :— Nous allons pouvoir vivre ensemble !— Vivre ensemble ? lâcha-t-il un peu surpris.— Évidemment ! À présent, il n’y a plus de problème !Une ombre passa sur son visage.— Qu’y a-t-il ? questionnai-je. N’es-tu pas heureux à l’idée de m’avoir tout le temps près de toi ?— Euh… je…Je le regardai sidérée.— Tu m’aimes, n’est-ce pas ? demandai-je d’une voix altérée.— Oui, bien sûr, fit-il vivement, mais…— Quoi, enfin !— Je fréquente d’autres garçons, m’avoua-t-il faiblement.C’était comme si la terre venait de s’ouvrir sous mes pieds. J’étais tellement esto-maquée que je ne parvenais pas à répondre.— La moitié du temps, tu étais une femme, fit-il pour sa défense, alors…— Mais c’est différent à présent ! parvins-je à articuler.— Sans doute, reconnut-il, mais je ne pensais pas vivre en couple…Je le saisis par le bras, le secouant littéralement.— J’ai tout sacrifié pour toi, et tu veux me quitter ?— Pas du tout ! protesta-t-il. Sauf que je ne me vois pas dans une relation exclu-sive. Je n’ai rien promis.Comme je ne rétorquais rien, il ajouta un peu embêté :— Mais tu me plais toujours, bien entendu.Il m’enlaça. Je ne savais comment réagir. Qu’allait-il advenir de notre relation ? Je pensais vivre avec lui un amour puissant, éternel, et c’était pour le moins incertain. Je me pris à regretter d’avoir procédé à cette opération.Je pensais avoir été libérée de la malédiction : elle me revenait en plein visage.

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