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Qui est Eros ? Qui est Amour ? Le problème est qu’il ne peut se réduire à se réduire à une unité donnée. C’est bien sa pluralité qui occupe les convives du Banquet au travers des diverses versions qu’ils en donnent. Le banquet, c’est l’histoire de quelqu’un qui rapporte ce que lui a rapporté une autre personne et ainsi de suite Platon rapporte la parole d’Apollodore qui raconte ce que lui a relaté Aristodème à propos du banquet auquel il aurait assisté Feuerbach S’il s’agit alors de disserter sur Eros, personnage aux multiples visages, en fait, on peut postuler que le banquet ne traite pas de l’amour, mais bien au-delà de saisir un aspect fondateur de l’humain. Ce moment où l’être naissant entre dans les codes de la symbolisation, où il unifie son corprs ; où le massage ouvre au message. Et Eros ressemble bien au dieu de massage et du message, le messager Hermès. Mais repérons quelques traits d’Eros. Le discours prêté à la fin de l’ouvrage à Socrate, qui conte alors le dialogue qu’il aurait eu avec Diotime, souligne déjà le grand principe qui gouverne Eros, le plus fréquemment attribué au désir. Il s’agit du manque, de ce qui est absent et pousse ainsi à désirer.

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Qui est Eros ? Qui est Amour ?

Le problème est qu’il ne peut se réduire à se réduire à une unité donnée. C’est bien sa pluralité qui occupe les convives du Banquet au travers des diverses versions qu’ils en donnent.

Le banquet, c’est l’histoire de quelqu’un qui rapporte ce que lui a rapporté une autre personne et ainsi de suite

Platon rapporte la parole d’Apollodore qui raconte ce que lui a relaté Aristodème à propos du banquet auquel il aurait assisté

Feuerbach

S’il s’agit alors de disserter sur Eros, personnage aux multiples visages, en fait, on peut postuler que le banquet ne traite pas de l’amour, mais bien au-delà de saisir un aspect fondateur de l’humain. Ce moment où l’être naissant entre dans les codes de la symbolisation, où il unifie son corprs ; où le massage ouvre au message. Et Eros ressemble bien au dieu de massage et du message, le messager Hermès.

Mais repérons quelques traits d’Eros.

Le discours prêté à la fin de l’ouvrage à Socrate, qui conte alors le dialogue qu’il aurait eu avec Diotime, souligne déjà le grand principe qui gouverne Eros, le plus fréquemment attribué au désir. Il s’agit du manque, de ce qui est absent et pousse ainsi à désirer.

L’homme qui désire, « désire ce qui n’est pas actuel ni présent ; ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir, et de l’amour 1 ». Mais en concernant « ce qu’on n’est pas », ce principe s’applique aussi à l’identité même d’Eros. Celui-ci manquerait ainsi à sa propre place, ne pouvant être fixé dans une identité déterminée. Il désigne et est ce qui n’est pas là, mais ce qui à saisir. Et sa flèche vise ce qui est désirer, une intention ce que manque et qu’on doit saisir…

1 PLATON, Le Banquet, trad. E. Chambry, Paris, Flammarion, 1992, p. 67.

Ainsi Eros n’est « ni bon, ni beau 2 », car la beauté et la bonté lui manquent, ni le contraire, « ni nécessairement laid et mauvais, mais il est quelque chose d’intermédiaire entre ces deux extrêmes 3 ».

Il se désigne dès lors comme un médiateur, un intermède entre ce qu’on est et ce qu’on n’est pas, entre l’homme en manque et la perfection. Il est un interprète entre l’humain et le divin. Comme le précise Diotime, à suivre les propos platoniciens prêtés à Socrate qui en rapporte la parole (par l’intermédiaire d’Apollodore qui raconte ce que lui a relaté Aristodème à propos du banquet), Eros 

« interprète et porte aux dieux ce qui vient des hommes et aux hommes ce qui vient des dieux  […] il remplit l’intervalle, de manière à lier ensemble des parties d’un grand tout, c’est de lui que procèdent toute la divination et l’art des prêtres4 ».

   D’ailleurs, « les dieux ne se mêlent pas aux hommes ; c’est par l’intermédiaire du démon que les dieux conversent et s’entretiennent avec les hommes 5 ». Eros est déjà le daimon, l’interprète, toujours entre, messager du milieu. « Ce qu’il acquiert lui échappe sans cesse, de sorte qu’il n’est jamais dans l’indigence ni dans l’opulence, et qu’il tient de même le milieu entre la science et l’ignorance 6 ».

Cette ambivalence constitutive d’Eros, toujours présent dans les espaces vides, dans les plis, toujours au milieu, dans « l’inter », viendrait, selon la sage Diotime, de l’origine qu’elle lui prête.

En effet, celui-ci serait né du dieu Poros et de la mendiante Pénia. Cette dernière, lors d’un festin que partagèrent les dieux le jour de la naissance d’Aphrodite, profita de l’ivresse de Poros pour se faire enfanter par celui-ci. On mesure le paradoxe qui marque Eros : immortel par son père, mortel par sa mère, « un milieu entre le mortel et l’immortel 7 », opulent jusqu’à l’ivresse et misérable à la fois. Dans son héritage de Pénia, il « est dur, sec, sans souliers, sans domicile 8 ». En même temps, à l’exemple de son père, il « est toujours à la piste de ce qui est beau et bon ; il est brave, résolu, ardent […] amateur de science, plein de ressources, passant sa vie à philosopher 9 ».

2 Ibid., p. 69.3 Ibid.4 Ibid., p. 70.5 Ibid., p. 71.6 Ibid.7 Ibid. Sur le paradoxe, notons que l’étymologie d’« aporie » vient de Poros.8 Ibid.9 Ibid.

Version 1 (Diotime) le jour de la naissance d’Aphrodite : Poros et Pénia Eros (Mi-dieu, Mi-humain)

   Mais cette dualité d’Eros, engendrée depuis le jour de la naissance d’Aphrodite, cache une troisième identité, qui précède et fonde les deux autres, et que rappelle Phèdre au début du Banquet. Celui-ci affirme, en effet, « qu’Eros est de tous les dieux le plus ancien, le plus honoré, le plus capable de donner la vertu et le bonheur aux hommes 10 ».

Phèdre se réfère en fait à la Théogonie d’Hésiode qui avance trois entités primordiales.

Il s’agit de la Béance, à savoir Chaos, de la Terre, Gaïa, surgie de Chaos, et d’Eros qui exprime, note Jean-Pierre Vernant, une « poussée dans l’univers 11 ». C’est ainsi que Phèdre peut affirmer qu’Eros est « avant tous les dieux 12 ». Cet Eros primordial, puisqu’il précède les autres dieux, puisqu’il précède donc Aphrodite, ne peut pas encore être celui du manque que souligne Socrate, ou celui du double héritage que Diotime situe en référence à la naissance de la déesse.

Version 1 (Diotime) le jour de la naissance d’Aphrodite : Poros et Pénia Eros (Mi-dieu, Mi-humain)

Version2 (Théogonie d’Hésiode)- discours de Phèdre3 entités primordiales : Chaos, Gaïa, Eros

Cependant, le discours de Phèdre va être contrarié par celui de Pausanias, tel qu’Aristodème le raconta à Apollodore, selon ce qu’en écrit Platon :

« Nous savons tous qu’Aphrodite ne va pas sans Eros : s’il n’y avait qu’une Aphrodite, il n’y aurait qu’un Eros ; mais puisqu’il y a deux Aphrodites, il est de toute nécessité qu’il y ait aussi deux Eros 13 ».

Version 1 (Diotime) le jour de la naissance d’Aphrodite : Poros et Pénia Eros (Mi-dieu, Mi-humain)

Version 2 (Théogonie d’Hésiode)- discours de Phèdre3 entités primordiales : Chaos, Gaïa, Eros

Version 3 Discours de PausaniasEros est lié à Aphrodite (fils, assistant)

10 Ibid., p. 43. 11 VERNANT, J.-P., L’Univers, les Dieux, les Hommes. Récits grecs des origines, Paris, Seuil, 1999, p.17. 12 PLATON, op. cit., p. 41.13 Ibid., p. 43.

Deux versions d’Aphrodite :

Aphrodite « plus jeune, fille de Zeus et Dionè » (récit homérique) : Aphrodite pandémos, populaire : Eros vulgaireAphrodite « plus ancienne » (Théogonie d’Hésiode), rattachée à Ouranos (le ciel) : Eros céleste

Retour sur la Théogonie d’Hésiode : Gaïa engendra Ouranos. Mais elle « l’a fait égal à elle-même pour qu’il la couvre exactement en son entier, qu’il la cache complètement sous lui. Ouranos est vautré sur Gaïa ; il la recouvre en permanence et s’épanche en elle sans arrêt dans la copulation qu’il lui impose incessamment » (J.P. Vernant). La pauvre Terre se trouve « alors grosse de toute une série d’enfants qui ne peuvent sortir de son giron 14 », comme le plus jeune des Titans, Chronos. Aussi, Gaïa « fabrique à l’intérieur d’elle-même 15 » une serpe qu’elle place dans la main du jeune Chronos. Ce dernier émascule son père Ouranos et jette ses organes « dans le flot marin 16 », dans Pontos. D’une part, la séparation du ciel et de la terre naît de cette castration. « Ouranos, pousse un hurlement de douleur et s’éloigne vivement de Gaïa 17 ». Il va alors se fixer au sommet du monde, en créant le ciel. D’autre part, des organes d’Ouranos jetés dans les flots, va naître Aphrodite (céleste)

   En fait, deux versions d’Aphrodite se croisent alors. L’une s’appuie sur le récit homérique qui avance ce que Pausanias désigne comme une Aphrodite « plus jeune, fille de Zeus et Dionè 18 ». Il s’agit de l’Aphrodite Pandèmos, de l’Aphrodite populaire, dont d’ailleurs le temple fut associé à la règlementation de la prostitution athénienne. En revanche, l’autre Aphrodite, plus ancienne, que mentionne Pausanias est celle de la Théogonie citée par Phèdre. Elle est la fille d’Ouranos. Ce mythe conte que la Terre, Gaïa, engendra Ouranos. Mais, pour suivre ici J.-P. Vernant, Gaïa

« l’a fait égal à elle-même pour qu’il la couvre exactement en son entier, qu’il la cache complètement sous lui. Ouranos est vautré sur Gaïa ; il la recouvre en permanence et s’épanche en elle sans arrêt dans la copulation qu’il lui impose incessamment 19 ».

   La pauvre Terre se trouve « alors grosse de toute une série d’enfants qui ne peuvent sortir de son giron 20 », comme le plus jeune des Titans, Chronos. Aussi, Gaïa « fabrique à l’intérieur d’elle-même 21 » une serpe qu’elle place dans la main du jeune Chronos. Ce dernier émascule son père

14 VERNANT, J.-P., L’Univers, les Dieux, les Hommes. Récits grecs des origines, op. cit., p. 19.15 Ibid., p. 21.16 Ibid., p. 22.17 Ibid.18 Ibid.19 VERNANT, J.-P., L’Individu, la Mort, l’Amour, Paris, Gallimard, 1989, p. 154. 20 VERNANT, J.-P., L’Univers, les Dieux, les Hommes. Récits grecs des origines, op. cit., p. 19.21 Ibid., p. 21.

Ouranos et jette ses organes « dans le flot marin 22 », dans Pontos, qui fut également enfanté à l’origine par Gaïa.

D’une part, la séparation du ciel et de la terre naît de cette castration. « Ouranos, au moment où il est châtré, pousse un hurlement de douleur et s’éloigne vivement de Gaïa 23 ». Il va alors se fixer au sommet du monde, en créant le ciel. D’autre part, des organes d’Ouranos jetés dans les flots, va naître Aphrodite.

« Vénus anadyomène 1485 boticelli

De « l’écume qui est à la fois sperme et mousse marine, émerge la gracieuse déesse  24 ». Cette Aphrodite est ainsi la fille du ciel, Ouranos, née de ses organes génitaux. Elle est, précise Pausanias, la « fille d’Ouranos, que nous appelons céleste (Ourania) 25 ». C’est ainsi qu’à l’opposé d’un unique Eros primordial que soulignait Phèdre, Pausanias peut engager la thèse de deux Eros, l’un étant rattaché (enfant ou assistant) à l’Aphrodite Pandèmos, l’autre à l’Aphrodite Ourania  : « il s’ensuit nécessairement que l’Eros qui sert l’une doit s’appeler populaire, celui qui sert l’autre céleste 26 ».

   La distinction est lancée entre le populaire et le céleste, entre le vulgaire et l’éthéré, entre la jouissance immédiate des corps et l’intelligence réfléchie des âmes. « L’Eros de l’Aphrodite populaire, précise Pausanias, est véritablement populaire et ne connaît pas de règles ; c’est l’amour dont aiment les hommes vulgaires 27 ». Ceux-ci « n’ont en vue que la jouissance et ne s’inquiètent pas de l’honnêteté 28 ».

Mais c’est aussi en termes de genre que cette distinction est précisée. Si l’amour vulgaire « s’adresse d’abord aux femmes29 », celui céleste « ne procède que du sexe masculin […] naturellement plus fort et plus intelligent 30 ».

Ce qui voudrait dire pour Pausanias que seul l’Eros céleste importe

C’est sur la base de cette différenciation entre le vulgaire et le céleste, qu’Eryximaque prend ensuite la parole. Si pour celui-ci, « la nature corporelle est soumise aux deux Eros 31 », la médecine

22 Ibid., p. 22.23 Ibid.24 VERNANT, J.-P., L’Individu, la Mort, l’Amour, op. cit., p. 156.25 PLATON, op. cit., p. 43.26 Ibid.27 Ibid., p. 44.28 Ibid. 29 Ibid.30 Ibid.31 Ibid., p. 49.

« est la science des mouvements amoureux du corps […], et celui qui discerne dans ces mouvements le bon et le mauvais amour est le médecin le plus habile32 ».

   Il s’agit de chercher un principe de concorde entre les deux Eros, afin « d’établir l’amitié et l’amour entre les éléments les plus hostiles du corps 33 », bref, d’accommoder les deux Eros.

Si ceci est déjà le rôle de la médecine, c’est aussi celui de la musique : il faut harmoniser les contraires, les deux Eros : cette harmonie,

« c’est la musique, comme plus haut la médecine, qui l’établit [l’harmonie entre les deux Eros], en y mettant l’amour et la concorde, et l’on peut dire de la musique aussi qu’elle est la science de l’amour relativement à l’harmonie et au rythme 34 ».

Si, bien évidemment l‘Eros céleste prédomine aussi dans le discours d’Erixymaque, celui-ci, à l’inverse de Pausanias, ne rejette pas radicalement l’autre amour. Les convives du banquet s’adonnent au discours philosophique, à l’amour propre à Aphrodite-ourania. Et celui qui prendra la parole en dernier sera Socrate. Socrate lui-même, à la fin, renonce aux tentations charnelles que lui propose Alcibiade pour leur préférer la sagesse des Idées. C’est le sens du Banquet que de plaidoyer pour l’Eros céleste, celui de l’élévation vers le ciel.

Pourtant, ces convives ne renoncent pas pour autant à la gourmandise des plaisirs de la table et de la chair qui, d’ailleurs, valurent probablement le hoquet d’Aristophane en le contraignant à différer son discours.

En fait, il s’agit plus pour Eryximaque de mesurer ou de régler l’Eros vulgaire que d’y renoncer. « Il ne faut jamais l’offrir qu’avec précaution, de manière à en goûter le plaisir sans aller jusqu’à l’incontinence 35 ». De même, ajoute Eryximaque, « dans notre art il est difficile de bien régler les désirs de la gourmandise, de manière à jouir du plaisir sans se rendre malade 36 ». Dès lors, il

« faut donc, et dans la musique et dans la médecine, et dans toutes choses, soit divines, soit humaines, pratiquer l’un et l’autre amour dans la mesure permise, puisqu’ils s’y rencontrent tous les deux 37 ».

   En effet, la dualité de l’Eros vulgaire et de l’Eros céleste se prête à retrouver les deux composantes opposées de l’âme dont parle par ailleurs Platon. Dans le Phédon et La République, le philosophe oppose la composante du bas, « concupiscible », l’épithumia, à celle du haut, de la raison, le noûs. Mais Platon distingue une troisième composante, tierce, celle du thumos, du cri du cœur, irascible et empreint de colère potentielle.

le noûs

Le thumos,

l’épithumia

32 Ibid., p. 50.33 Ibid.34 Ibid., p. 51.35 Ibid.36 Ibid.37 Ibid.

« Un mélange de musique et de gymnastique […] mettra d’accord ces deux parties [le noûs et le thumos], fortifiant et nourrissant l’une par de beaux discours et par les sciences, relâchant, apaisant, adoucissant

l’autre par l’harmonie et par le rythme » Platon, La république

Aussi le thumos peut-il être influencé soit par l’épithumia, et rester une force aveugle, soit par le noûs pour devenir une force éclairée. L’éducation est alors ce qui permet au thumos de se mettre au service du noûs. Au thumos d’être un « auxiliaire naturel de la raison quand une mauvaise éducation ne l’a point corrompue 38 ». Il appartient à la raison de commander, « puisqu’elle est sage et a charge de prévoyance pour l’âme tout entière, à la colère [le thumos] d’obéir et de seconder la raison 39 ».

Un rôle très privilégié est alors reconnu à la musique et à la gymnastique. Les deux participent d’un même projet : « pour le corps, nous avons la gymnastique et pour l’âme la musique40 ». Ainsi,

« un mélange de musique et de gymnastique […] mettra d’accord ces deux parties [le noûs et le thumos], fortifiant et nourrissant l’une par de beaux discours et par les sciences, relâchant, apaisant, adoucissant l’autre par l’harmonie et par le rythme 41 ».

   Dès lors, « ces deux parties élevées de la sorte, réellement instruites de leur rôle et exercées à le remplir, commanderont à l’élément concupiscible 42 ». Elles surveilleront celui-ci « de peur que, se rassasiant des prétendus plaisirs du corps, il ne s’accroisse, ne prenne vigueur [….] et ne bouleverse toute la vie de l’âme 43 ». C’est donc, par la musique, un dressage du thumos qui prévaut, afin de le mettre au service du noûs.

Cette domination, en constituant le grand objectif de l’éducation, se retrouve au centre de la paidéia. Or celle-ci, centrée sur les arts libéraux, sur les activités qui n’ont pas un intérêt matériel, concerne en fait ceux qui sont affranchis des obligations du travail, qui ont accès au temps libre. Il s’agit de la scholè, ce que les romains vont nommer l’otium dont le contraire est le nec-otium, le temps des affaires. Du même coup, cette scholè ne saurait concerner ceux qui sont contraints au travail, ou ceux qui appartiennent à la classe vénale des affaires. D’ailleurs, le parallèle entre les trois âmes et trois classes de la cité est avancé : « gens d’affaire, auxiliaires et classe délibérante 44 ».

Eros célestePaidéia, arts libéraux, otium, Scholè, Loisir (désintérêt)

Eros vulgaireArts mécaniques, nec-otium

   L’érotique céleste à laquelle le Banquet associe ainsi la musique, sur la base du clivage entre le « vulgaire » et le « céleste », semble en fait esquisser les prémices d’une répartition sociale du musical. Cette dernière va se retrouver particulièrement chez Aristote, dans le Livre VIII qui conclut La Politique et qui est consacré en très large part à l’éducation musicale.

38 PLATON, La République, trad. R. Baccou, Paris, Flammarion, 1966, p. 194.39 Ibid., p. 195. 40 Ibid., p. 126.41 Ibid., p. 195.42 Ibid.43 Ibid.44 Ibid., p. 196.

   Le clivage social entre les travailleurs et les hommes libres est en effet poursuivi par Aristote. Celui-ci s’interroge sur le sens de la musique en éducation, en la référant au loisir, à ce qui prépare à « pouvoir jouir noblement du loisir 45 ». De fait, la scholè ne s’adresse pas « à ceux qui travaillent, mais à ceux qui ont du loisir 46 ». Les premiers œuvrent en effet « pour une fin qu’ils [n’ont] pas atteinte, à l’inverse du bonheur, du plaisir et des « actions les plus belles 47 » auxquels ont accès les seconds.

   En fait la seule vocation de la scholè est d’être « le noble passe-temps des hommes libres 48 ». D’ailleurs, « chercher l’utile en tout ne sied absolument pas aux grandes âmes, ni aux hommes libres 49 ». C’est ici qu’il faut situer la musique. Elle forme l’âme.

« Ainsi donc, tout cela montre clairement que la musique peut produire un certain effet sur le ‘‘caractère’’ de l’âme ; et, si elle peut le faire, il faut évidemment, pousser les jeunes vers la musique et leur donner cette formation 50 ».

C’est bien ce qu’il faut viser, élever vers le juste, le bon, le vrai, et non faire de la musique une formation technique.

« on atteindrait ce résultat si les jeunes renonçaient à peiner sur les exercices préparant à des concours de professionnels et sur des œuvres d’une technique prodigieuse ou de pure virtuosité, qui ont récemment passé dans des concours, et des concours dans l’éducation 51 ».

   Lorsqu’Aristote rejette la « formation technique 52 », il s’agit de condamner toute visée à vocation professionnelle qui dégraderait le statut même de l’homme libre. Le musicien professionnel n’est qu’un travailleur au service du public.

Certes, il faut bien aussi des musiques pour le peuple, mais ce ne peut être la même finalité.

« comme il y a deux genres de spectateurs, les hommes libres et cultivés, d’une part et, de l’autre, le public vulgaire, composé de travailleurs manuels, d’ouvriers salariés ou de gens de la même espèce, il faut accorder aussi à ces gens-là des concours et des spectacles pour leur délassement 53 ».

Eros céleste et vulgaire, musiques savantes et populaires… finalement ce qui s’annonce ici, avec ces deux Eros, c’est toute la tradition très occidentale, d’une conception clivée de la musique, et de la culture : celle rattachée à l’élite, celle du peuple.

Maintenant, voyons de plus près ces deux Eros, et commençons par celui « céleste ».

45 ARISTOTE, La Politique, trad. J. Aubonnet, Paris, Gallimard, 1993, p. 261.46 Ibid.47 Ibid., p. 262.48 Ibid.49 Ibid., p. 263.50 Ibid.51 Ibid.52 Ibid., p. 272.53 Ibid., p. 273.

L’EROS CELESTE

Pour ceci revenons à la fable de Pan.  L’Eros céleste se retrouve dans la fable de Pan, du moins en partie, en y indiquant une première voie de symbolisation, d’entrée dans le langage musical.

En effet, à suivre la chronologie du texte ovidien, Pan va déjà éprouver un manque, celui de la fusion charnelle qu’il souhaitait avec sa naïade. Il serait aisé d’affirmer que Pan entre dans la symbolisation musicale parce qu’il désire Syrinx dont il éprouve le deuil. Mais le mythe laisse deviner le contraire.

c’est aussi parce que le dieu a déjà été confronté à des « signifiants » (des formes) sonores, le chant du vent dans les chalumeaux des roseaux qui a répondu à son soupir, que Pan a pu inscrire la trame de son désir. Il s’est révélé dans un état d’impuissance, de faiblesse, et a comme passé un pacte, une sorte de contrat avec les « signifiants » des roseaux auxquels il s’est soumis.

Ceux-ci ont, en échange, autorisé la mise en désir en lui fournissant la texture musicale à suivre. A l’inverse d’une force innée, d’une poussée venue de l’intérieur, Le désir, sous-tendant la course à venir de Pan, serait alors déjà conditionné par les « signifiants », par les langages (ici le chant des roseaux) qui vont permettre son déploiement. Aussi, ces « signifiants » n’ont pas été déterminés par Pan, mais insufflés par son milieu, par les roseaux, par les voix des autres.

Dans la fable, Le faune n’imite pas Syrinx, en créant alors un code de représentation qui lui serait propre, mais le chant des roseaux. Ce sont eux qui ont soufflé la forme musicale à suivre pour représenter Syrinx. C’est ainsi que Pan sera à tout jamais écarté de la présence charnelle de sa naïade qui, du même coup, n’en deviendra que plus désirable. Il n’y pas désir, puis formes musicales pour satisfaire ce désir, mais formes musicales (le chant des roseaux) à suivre pour désirer la Syrinx perdue.

   Ces « signifiants » ont alors deux effets.

Pour le premier effet, ils permettent à Pan de surmonter son désarroi, d’accepter son manque. Ainsi le faune va-t-il s’y assujettir. Et s’assujettir, c’est devenir sujet de la culture. Ainsi bébé va –t-il s’assujettit aux formes langagières qui se présentent à lui, mais jamais plus il ne pourra retrouver la fusion organique, fœtale, avec maman. « Tu veux retrouver ta syrinx, alors imite-nous, parle comme nous, et peut-être que tu la retrouveras, mais pas tout de suite » disent les roseaux.    Or, Pan est pour ainsi dire piégé par le langage musical auquel il s’inféode. Imitant le chant des roseaux, il aura beau souffler dans sa flûte, jamais il ne retrouvera la fusion espérée avec Syrinx D’ailleurs, le texte ovidien se garde bien de préciser si la Naïade s’est métamorphosée en un seul roseau parmi ceux que tient dans ses bras le pauvre Faune, ou si elle s’incarne dans la totalité de la gerbe.

Dès lors, Pan aura beau souffler dans son instrument, il sait que Syrinx y est, mais sans en connaître l’emplacement exact. Jamais, il ne pourra savoir si la note jouée sur tel ou tel tuyau correspond à sa Naïade. Ainsi pourra-t-il cumuler ritournelles sur ritournelles, rajouter toujours de nouvelles formes à la trame de son désir incessamment prolongé.

C’est ainsi que les rets des « signifiants » entretiennent le désir en lui donnant une forme, ici sonore, qui ne fera que cumuler les reports constants du manque, que différer une promesse poussant toujours Pan à de nouvelles symbolisations , à s’élever de plus en plus vers la culture musicale, mais sans atteindre Syrinx. Tel est le principe de l’Eros céleste. Ce principe est celui d’un désir, poussant à s’investir de plus en plus dans une forme donnée, dans un langage donné, comme la musique, mais dont l’issue est sans cesse reportée. Cf rousseau sur le désir d’apprendre.

Moins le désir pourra être satisfait, plus il pourra désirer. L’objet du désir, pour ainsi dire le « signifié » premier, Syrinx dans la fable, s’affirme dans la permanence de sa perte dont les « signifiants » promettent un accès, tout en le ratant à chaque fois.

Ne reste plus au sujet désirant que son investissement dans les suites des « signifiants », ici de formes musicales de plus en plus poussées qui se constituent elles-mêmes comme une promesse du désir. Tel est le principe de l’amour courtois, qui ne consiste pas à posséder une princesse ou une belle inaccessible, mais à s’investir dans l’élaboration d’un lyrisme poétique qui porte le désir de la belle, celui-ci devenant le motif de la création poétique de l’amant, qui s’en satisfait ainsi. On poétise pour poétiser, car on sait que la belle sera toujours inacessible….et pite, si on la possède enfin, on aura plus à poétiser, ce qui serait fort dommage….

Pour le second effet, avec l’Eros céleste, la course du désir, inlassablement différée, ne se donne que dans un continuum symbolique : celui d’une succession de formes ici musicales dont l’emprise répond à un principe de sotériologie, à la promesse d’une fin espérée qui pourtant n’arrive jamais. Ici, le temps est celui d’une succession, d’un cumul de ritournelles pour retrouver syrinx. Ce temps du continuum et de formes cumulées, orienté vers une promesse finale, relève du temps chronos.

C’est ainsi que Pan va entrer dans le monde des formes musicales : D’une part, il va adhérer de façon croissante au monde la culture musicale, en cumulant formes sur formes qu’il s’approprie ainsi.

Et ceci à un point tel qu’il va même transmettre ces formes musicales : en effet on ne peut transmettre que ce qui est formé, que ce qui est didactisé, que ce qui est délimité et mesuré. Pan, comme le précise Ovide, va charmer les jeunes gens en leur jouant ses ritournelles et, très certainement, en les leur transmettant. Et le dieu a au moins un disciple : Marsyas.

Mais dans le même mouvement, Pan va ainsi entrer dans les formes musicales qui vont envelopper sa chair de mouvements sonores, celles-ci vont aussi donner forme à son corps.

Tel est l’étrange destin d’un dieu qui finit par épouser la forme d’un corps humain, mais mortel. On pourrait alors dire que, sous le sceau de la codification des mouvements de l’Eros céleste, Pan passe du décor de la Physis, avec lequel et dans lequel il était en symbiose, à un corps propre. Puis de ce corps à un « dé-corps » où il meurt, perd son corps. Mais il le fait en laissant le souvenir de sa trace musicale dans le décor du continuum des formes musicales auquel il s’est accordé et qu’il a ainsi augmenté.

 Du même coup, cette continuité de formes, inaugurée par l’Eros céleste sur la base d’un désir et d’un deuil –syrinx- se prête à retrouver le rôle du « baume salutaire » que F. Nietzsche percevait dans le regard solaire d’Apollon. L’affirmation surprendra au regard de la parenté entre Pan et Dionysos. Mais l’Eros céleste ou Apollon œuvre lui aussi dans le mythe de Pan, et selon le discours d’Agathon dans Le Banquet, si « Apollon a inventé l’art de tirer à l’arc, la médecine, la divination, c’est en prenant pour guide le désir et l’amour, en sorte qu’on peut voir en lui aussi un disciple d’Eros 54 ».

Aussi ce statut de l’Eros céleste, où le désir est porté par des formes et vise un point inaccessible, toujours différé, trouve-t-il pour la musique occidentale l’un de ses enracinements les plus emblématiques dans l’exemple de la musique des sphères, à l’écoute des inatteignables étoiles.

LES SPHERES

 L’Eros céleste, finalement, consiste à poser un point inaccessible, radicalement autre, où s’incarne le « signifié » désiré. Celui-ci, précisément, va tirer vers lui la trame du désir et le continuum des constructions formelles qui la portent.

Ce point, les humains l’ont déjà situé dans les cieux et les étoiles. Le céleste domine les hommes et la terre. Il est l’instance où se promet la suprématie de l’ordre supposé de l’univers, d’une harmonie parfaite contenue dans le ciel et les astres, d’une juste proportion d’essence divine.

54 PLATON, Le Banquet, op. cit., p. 62.

Or pour les anciens, les sphères et les astres produiraient une musique directement déterminée par cette proportion parfaite, fixée par Dieu, la musica mundana, dite la musique « incréée », car éternelle et non produite par les humains. Aux hommes de tenter d’imiter cette inouïe musica mundana, sans toutefois ne pouvoir y accéder, soit par la voix, la musica humana, soit par les instruments, la musica in instrumentis. Tel est le cadre théorique de la musique des sphères qui hanta toute la réflexion et la recherche sur la musique depuis l’Antiquité et Pythagore jusqu’au XVIIe siècle. C’est dans ce cadre que s’est construite une symbolisation propre à l’Eros céleste.

   La juste proportion qu’il faut rechercher dans les rapports des sons aurait pour référence une harmonie universelle, celle de la musica mundana, régissant le ciel et les distances entre les astres.

   On comprend ainsi que la musique accordée à l’Eros céleste soit celle d’une élévation vers les Idées, les cieux et les astres. Telle est toute la perspective platonicienne :

« Il semble que comme les yeux ont été formés pour l’astronomie, les oreilles l’ont été pour le mouvement harmonique, et que ces deux sciences sont sœurs, comme l’affirment les Pythagoriciens ». Platon, La République

Il est d’ailleurs significatif de voir que La République de Platon se conclut par l’évocation du mythe pamphylien, fondateur de la musique des sphères. Tout se passe comme si Platon mettait pour ultime point d’orgue à son modèle de la cité idéale le muthos d’une instance qui le transcende et le permet : un mythe musical qui « peut nous sauver nous-mêmes si nous y ajoutons foi ; alors nous traverserons heureusement le fleuve du Léthé et nous ne souillerons point notre âme 55 ».

   Ce mythe pamphylien décrit les « attaches du ciel 56 », à savoir le « grand fuseau de la Nécessité qui fait tourner toutes les sphères 57 » selon « huit pesons insérés les uns dans les autres 58 », le plus grand étant évidé, « dans lequel s’ajuste un autre peson semblable, mais plus petit 59 », et

55 Ibid., p. 386.56 Ibid., p. 380.57 Ibid., p. 381.58 Ibid.59 Ibid.

ainsi de suite. Ces pesons déterminent huit orbites : étoiles fixes, Saturne, Jupiter, Mars, Mercure, Vénus, Soleil, Lune. Ainsi

« le fuseau tout entier tourne d’un même mouvement circulaire, mais dans l’ensemble entraîné par ce mouvement, les sept cercles intérieurs accomplissent lentement des révolutions de sens contraires à celui du tout… [aussi, sur]  la partie supérieure de chaque cercle se tenait une Sirène, qui était engagée dans le mouvement circulaire avec chacun et qui émettait une sonorité unique, une tonalité unique, et de l'ensemble de ces huit voix résonnait une harmonie unique 60 ».

   Cette conception est commentée par le philosophe platonicien Théon de Smyrne, dans son Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon.

« les corps célestes qui sont distants deux à deux selon les proportions des sons consonants, [et] produisent, par leur mouvement et la vitesse de leur révolution, les sons harmoniques correspondants.

   Ainsi, le mythe s’ouvre-t-il sur le logos de la tradition pythagoricienne. A ce propos, T. de Smyrne précise que

« quelques auteurs prétendent que les astres ne peuvent pas être pris pour des Sirènes, mais que, suivant la doctrine pythagoricienne, des sons et des accords sont produits par leurs révolutions, d’où résulte une harmonie parfaite 61 ».

   Cette thèse rencontra certes des critiques dès l’origine. Par exemple, Aristote reste méfiant envers l’hypothèse de ce mythe.

« il serait fort étonnant que nous n'entendissions pas cette prétendue voix [des astres] , on nous en explique la cause, en disant que ce bruit date pour nos oreilles du moment même de notre naissance 62 ».

   Toutefois, la thèse des sphères musicales se poursuivit, par exemple dans les théories que développa au Ve siècle Séverin Boèce. La musique, alors classée dans l’ordre du quadrivium (arithmétique, astronomie, géométrie et musique), doit imiter la Musica mundana dont il faut ainsi découvrir les lois et proportions.

Le très emblématique Traité de l’harmonie universelle que publie initialement Marin Mersenne en 1627, sous le pseudonyme du « Sieur de Sermes », reprend la tri-partition de la musica mundana (la musique incréée,) la musica humana, et la musica in instrumentis.

   L’archétype de l’harmonie universelle, archétype divin par excellence, fournit dès lors le sens céleste vers lequel doit tendre toute musique créée.

60 Ibid. p. 382.61 Ibid. 62 ARISTOTE, Traité du ciel, Livre II, trad. J. Barthélémy Saint-Hilaire, Paris, A. Durand, 1866, chap. IX, p. 290. document numérisé :remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/ciel2.htm,.

« La Musique Divine de qui dépend la nôtre, est en l’intellect divin ; et elle est intérieure ou extérieure et a pour son objet tout ce qui peut recevoir les proportions harmoniques [Ainsi] la musique créée est dépendante de la Divine [De la sorte, par] la musique créée nous pourrons arriver à la connaissance de l’Incréée, puisque Dieu a fait les créatures afin qu’elles nous servent de degrés pour monter jusqu’à lui, et de miroirs pour le contempler… 63 ».

AUDIO PERGOLESE

   Une fois accordée aux sphères, la musique permettrait d’accéder à l’univers cosmique. Elle ouvrirait, dans le calcul mesuré des proportions sonores, la voie vers la proportion absolue, vers l’équation divine régissant les sphères, le monde et les âmes.

Ainsi recèlerait-elle la clef de l’harmonie universelle. Dès lors, qui détient l’équation divine du monde peut agir sur celui-ci, sur les âmes des hommes, sur le contrôle social. Qui détient la clef de l’harmonie universelle détient la grande synthèse de l’Univers. L’étude des vibrations des corps sonores entreprise depuis Pythagore jusqu’au XVIIe siècle s’est largement inscrite dans la recherche de ce moyen : celui de saisir au travers de la musique l’équation stellaire d’un ordre cosmique qui fixerait les lois divines de l’univers.

   La musique renverrait à l’âme absolue du monde, et de là, pourrait gouverner les hommes en saisissant leur âme individuelle. Trois conséquences peuvent d’ailleurs être observées. La première est d’ordre communicationnel.

63 Ibid., pp. 80-83.

Parce qu’elle incarne l’âme transcendante de l’univers, et qu’elle peut, de là, toucher l’âme immanente de chaque sujet, la musique est un langage universel, voire la langue universelle première, « prébabélique ». Ici, le musical serait l’idéal de la communication que cherche le verbal.

La seconde est d’ordre thérapeutique : en accédant à la perfection transcendantale de l’Un, la musique peut dès lors soigner les âmes terrestres. Tel fut l’esprit de la médecine d’Epidaure.

Finalement, la troisième conséquence est politique. Avec la musique, il devient possible de gouverner les âmes et d’asseoir un contrôle social. Par exemple, à suivre les théories de Damon d’Athènes, chaque mode (lydien, dorien…) serait susceptible de déclencher une action particulière, de générer un comportement spécifique mis au service du besoin politique. La musique peut ainsi régler l’ordre de la cité. On réalise dès lors que la musique, en tant qu’instance qui permettrait d’atteindre la clef du pouvoir divin, la formule de l’Un suprême, n’a pu que devenir un lieu « tabou » et magique, réservé au pouvoir soit de la religion, soit de ceux destinés à diriger les hommes. Si le caractère cosmique qui lui a été attribué l’a sacralisée, il en a aussi jugulé le partage en la sanctifiant. En concernant un ordre indépassable qui fixerait les règles sacrées du monde, le musical est devenu intouchable. Comme le rappelle Pascal Dumont,

« dans tous les cas, les hommes d’Etat comme les hommes d’Eglise verront dans l’esthétique musicale un moyen de gouverner les hommes par la connaissance de ce qui touche au plus essentiel, à la fois du monde et de l’homme64 ».

   C’est bien une transcendance suprême que promet alors la musique, au-delà même du Monde. Une telle promesse, toujours différée, n’est pas autre chose que le travail des « signifiants » du désir agencés par l’Eros céleste, à la recherche d’une altérité insaisissable, en l’occurrence ici la musique « incréée ».

64 DUMONT, P., « De la musica mundana à la mécanique des sons », in : DESCARTES, R., Abrégé de musique, Paris, Klincksieck, 1990, pp. 14-15.

Pourtant, les découvertes issues de la Renaissance, notamment celles de l’observation astronomique, vont entamer le déclin de la théorie de la musique des sphères, en soulignant de façon progressive l’irréductibilité des phénomènes vibratoires du son aux distances stellaires.

   Si un ouvrage a très probablement scellé la rupture avec la musica munadana, il s’agit de l’Abrégé de musique (Compendium musicae), écrit en 1618 par René Descartes 65 qui fut d’ailleurs l’un des correspondants de M. Mersenne. La musique produite par l’homme est alors prise en elle-même, pour elle-même, et non selon son hypothétique inféodation aux inaudibles vibrations célestes.

La conception d’une hiérarchie, avec comme référent l’inouïe musica munadana, puis la voix de la musica humana et ensuite la musica instrumentis est ainsi levée. Ces deux dernières sont alors traitées de façon égale, en étant soumises aux mêmes proportions arithmétiques et aux mêmes mesures de durée.

   En fait, le texte cartésien vise la thèse de la musica mundana que l’on devrait imiter, mais qu’on ne eput imiter puisqu’on ne peut l’entendre.

En effet, l’Abrégé de musique se nourrit, dès ses premières lignes, de figures comparatives qu’il met en relief, comme pour les dénoncer. En étant rappelées en tant que telles, celles-ci ne peuvent à ce titre que se démarquer de la démonstration à laquelle souscrit R. Descartes.

Par exemple, « un tambour couvert d’une peau de mouton, à ce qu’on dit, ne rend pas de son s’il est battu lorsque résonne un autre tambour couvert en peau de loup 66 ». Ne pouvant à l’évidence créditer la doxa d’un « à ce qu’on dit », la formule ne fait finalement qu’affirmer la supériorité de la raison des calculs par rapport aux images et analogies qui se trouvent ainsi congédiées.

   L’autre analogie, très emblématique à l’égard de la musique des sphères, est celle de l’astrolabe :

Id pour astrolabe

Ce qui est au centre n’est plus la divine et inaudible musique incréée, mais le sujet humain qui perçoit le sonore, et auprès de qui la finalité musicale est « de plaire et d’émouvoir […] des passions diverses 67 ». Le musical peut dès lors être rabattu sur sa seule nature sonore, telle qu’elle se donne à la perception,.

La musique quitte la métaphysique des sphères pour être prise pour elle-même, comme production humaine, vocale ou instrumentale, composée à partir des propriétés intervalliques et métriques du son. Au couple de l’humain et du céleste divin, se substitue alors celui de l’humain et de la nature préhensible, maîtrisable, et calculable par ce dernier. La voie, qui conduira au Traité de l’Harmonie réduite à ses principes naturels de J.-P. Rameau, est désormais ouverte.

   Toutefois, le mouvement inauguré par les sphères n’en va pas moins se poursuivre ensuite, en prolongeant le continuum culturel d’un désir orienté vers la transcendance d’une altérité donnée.

65 Notons que l’ouvrage ne fut publié qu’après la mort du philosophe. 66 Ibid.67 DESCARTES, R., op. cit., p. 47.

D’ailleurs, pour A. Schopenhauer (1815), la musique « pourrait en quelque sorte continuer à exister alors même que le monde n’existerait pas 68 ». Façon de réaffirmer la promesse du mystère d’une musique inaccessible aux hommes, à tout jamais reportée par le continuum désirant des formes musicales et de l’Eros céleste.

68 SCHOPENHAUER, A., Le Monde comme Volonté et comme Représentation, trad. A. Burdeau, revue et corrigée par R. Roos, Paris, P.U.F., 1966, p. 329.