collection vérités et légendes les francs-maÇons et le

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Collection Vérités et légendes

LES FRANCS-MAÇONS ET LE POUVOIR, DE LA RÉVOLUTION À NOS JOURS, par Jean-André Faucher.

HISTOIRE DE L'AFRIQUE DU SUD DE L'ANTIQUITÉ A NOS JOURS, par Bernard Lugan.

LE COÛT DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE, par René Sédillot. ENQUÊTE SUR LE MASSACRE DES ROMANOV, par Marina Grey. ENQUÊTE SUR L'ÉCHEC DE VARENNES, par Michel de Lombarès. LE SABORDAGE DE LA III RÉPUBLIQUE, par Henri Calet. LES DEUX CENTS FAMILLES, par René Sédillot.

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ENQUÊTE SUR LA MORT DE LOUIS XVII

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DU MÊME AUTEUR

A la Librairie Académique Perrin : LA CAMPAGNE DE GLACE. HÉBERT, LE « PÈRE DUCHESNE » AGENT ROYALISTE. Ouvrage couronné par

l'Académie française. MON PÈRE, LE GÉNÉRAL DÉNIKINE. ENQUÊTE SUR LE MASSACRE DES ROMANOV.

Aux éditions Stock:

LES ARMÉES BLANCHES, en collaboration avec Jean Bourdier. LES AVENTURES DU CIEL, couronné par la Société des gens de lettres. MIMIZAN-SUR-GUERRE.

A la Librairie Plon : LA SAGA DE L'EXIL :

1. SOPHIA, roman couronné par l'Académie française. 2. LIOUBA, roman. 3. LE CHÂTEAU DU SOLEIL COUCHANT, roman.

LE GÉNÉRAL MEURT À MINUIT

Aux Presses de la Cité:

LE RENDEZ-VOUS IMPOSSIBLE, roman.

Aux éditions Calmann-Lévy : RENDEZ-VOUS... À CINQ HEURES, roman.

Aux éditions Aimery Somogy : LE MONDE AU FÉMININ, ENCYCLOPÉDIE DES FEMMES CÉLÈBRES, en collabora-

tion.

Télévision : LA ROUE TOURNE. LA RÈGLE DE CINQ. Au RENDEZ-VOUS DES SOUVENIRS.

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MARINA GREY

ENQUÊTE SUR LA MORT DE LOUIS XVII

Le Prince et le Savetier

Collection Vérités et Légendes

Librairie Académique Perrin 8, rue Garancière Paris

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La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41 d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et, d'autre part, que les analyses et courtes cita- tions dans un but d'exemple et d'illustration. « Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement

de l'auteur ou de l'éditeur, ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa pre- mier de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© Librairie Académique Perrin, 1988. ISBN-2-262-00620-2

ISSN-0981-7859

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A André Castelot, Alain Decaux, François-Xavier de Vivie.

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AVANT-PROPOS

Lorsque je parlai à François-Xavier de Vivie, mon éditeur, du projet de cet ouvrage, il s'enquit de mes opinions. Étais-je « survi- vantiste », m'apprêtais-je à défendre la légitimité de Naundorff, de Richemont, voire d'un autre prétendant, ou croyais-je à la mort officielle de Louis XVII au Temple? J'avouai, le plus sincèrement du monde, ne pouvoir lui répondre. A la lecture de livres défen- dant ces différentes thèses et lorsque celles-ci étaient clairement exposées et solidement étayées, j'avais penché tantôt pour la « sur- vivance », tantôt pour une mort prématurée. J'avais été, tour à tour, « naundorfiste », « richemontiste » et même, très passagère- ment, « hervagaultiste »... C'est donc en l'absence de tout parti pris que je comptais aborder le sujet, ce qui, affirmai-je, garantissait ma parfaite objectivité. Point trop convaincu, François-Xavier de Vivie accepta, cependant, de signer mon contrat.

Je décidai de me tenir à la plus stricte chronologie des faits, de fonder mon enquête sur les seuls documents authentifiés, sur les seules confidences de témoins oculaires ou auriculaires. L'expé- rience m'a appris que celles-ci mêmes sont sujettes à caution; l'intérêt ou, plus simplement, un défaut de mémoire amènent souvent ces témoins à enjoliver, déformer, travestir la vérité.

Je résolus d'ignorer les documents discutables et discutés. Je mis de côté les témoignages indirects, pourtant souvent cités et exploités, qu'ils émanassent de nièces ou de petits-fils dont les vieilles tantes ou les grands-pères leur auraient raconté ceci ou cela, ou qu'ils fussent puisés dans les rapports des «espions anglais» et des agents de Mme Atkyns. Bref, j'éliminai tous les récits s'apparentant à ceux de l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours...

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Ma précieuse documentation ainsi épurée, mes tableaux chro- nologiques minutieusement établis, je commençai à reconstituer les vies d'Antoine Simon et de Louis XVII sans me douter que la plus élémentaire logique me conduirait à des conclusions inédites, à une thèse - plutôt à une certitude - que personne, à ma connais- sance du moins, n'avait encore envisagée.

Ma conviction est si solide que le lecteur ne pourra, je pense, que la partager.

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Première partie

ANTOINE SIMON

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CHAPITRE PREMIER

LE SAVETIER

La ville de Troyes, si elle s'enorgueillit de son prestigieux passé, prend grand soin de sa cathédrale aux vitraux magnifiques devant lesquels Charles VII et Jeanne d'Arc s'étaient agenouillés, pré- serve admirablement ses monuments et ses vieilles maisons à colombages, commémore ses enfants glorieux en baptisant ses artères rue Urbain-IV, rue Nicolas-Mignard, rue François- Girardon, avenue Édouard-Herriot, et adopte même d'illustres voisins (rue Jean-Claude-Beugnot, boulevard Danton), ne semble pas cultiver le souvenir de l'un de ses fils, Antoine Simon, dont la célébrité, il est vrai, ne tient qu'à son éphémère fonction de gar- dien et de « précepteur » du petit Louis XVII.

Il existe bien, à Troyes, une impasse Simon, mais elle est dédiée à Jules...

Antoine, lui, naquit le 21 octobre 1736. Il fut baptisé le 24 - le jour de la Saint-Florentin - dans la petite église Saint-Denis, aujourd'hui disparue. Le curé Duvillard inscrivit sur son registre :

« Le fils de François Simon, marchand boucher de Troyes, et de Marie-Anne Adenet, sa femme, a eu pour parrain Antoine Philip- pon, aussi marchand boucher, et pour marraine Marie Adenet; le père et la marraine ont déclaré ne sçavoir signer et le parrain a signé Philippon. »

Émile Socard, un érudit local, précise dans sa Biographie des personnages de Troyes, que le ménage Simon « était pauvre et d'un caractère sombre, farouche et taciturne ». On ne sait si quelque frère d'Antoine se montra désireux d'aider son père à débiter les quartiers de mouton ou de bœuf sous le hangar en bois, aux poutres enchevêtrées, réservé par la ville aux bouchers, mais

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Antoine, quant à lui - préférence personnelle ou volonté pater- nelle? - fut voué aux saints Crépin et Crépinien.

Les cordonniers jouissaient à Troyes d'une flatteuse réputation depuis que l'un des leurs avait, au XIII siècle, vu son fils accéder au trône pontifical. Plus tard, toute la corporation se cotisa pour commander au sculpteur Gentil ce remarquable groupe poly- chrome représentant l'arrestation de ses deux patrons indisso- ciables, qui orne toujours l'église Saint-Pantaléon. Antoine est donc placé comme apprenti, peut-être dans cette échoppe du père Thomas, au coin des rues du Gros-Raisin et du Cheval-Blanc, récemment disparue. Il y obtient ses lettres de maîtrise, sans doute par protection car on le dit fort maladroit de ses dix doigts. La clientèle le boude, refuse de voir en lui un cordonnier, le consi- dère comme un mauvais savetier. Une idée germe, lentement, dans la cervelle d'Antoine : certes, les pavés inégaux de son quar- tier, plaisamment dénommé le Bouchon de Champagne, usent vite les chaussures, mais n'y a-t-il pas davantage de bottes et d'escarpins arpentant les pavés de Paris, et leurs semelles ne se trouent-elles pas tout aussi vite ? Le garçon fruste, quasiment illet- tré, ne songe pas que les ressemeleurs y pullulent également; sa décision est prise : il quittera sa ville natale et s'en ira tenter sa chance dans la capitale.

Il n'est guère facile de décrire le physique de ce futur geôlier de Louis XVII. Beauchesne le dit «d'une taille au-dessus de la moyenne, stature robuste et carrée, teint basané, visage rude, che- veux noirs, longs et plats », mais il ne précise pas la source de ses informations. Dans le musée Saint-Loup de Troyes, une toile, signée de Gros, est exposée. C'est le portrait d'un homme âgé d'une trentaine d'années, pas plus; le visage est plutôt sympa- thique. Une toque ajustée dissimule les cheveux. Des yeux rêveurs, un gros nez, une bouche entrouverte sur une esquisse de sourire. Une plaque a longtemps précisé : « Le cordonnier Simon, geôlier de Louis XVII au Temple.» Des visiteurs, surpris par l'apparence de bonhomie inattendue chez ce « bourreau d'enfante », y regardèrent de plus près. Ils s'aperçurent qu'à l'époque où Antoine Simon atteignait ses trente ans, le peintre Gros... n'était pas né. Julien Gréau, un riche collectionneur, donateur du portrait au musée, le tenait, cependant, d'un «des- cendant » du savetier. On mit alors en doute la signature et on la fit expertiser. C'était bien Gros qui avait peint la toile. On suggéra

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encore qu'il l'avait peut-être fait d'après un vieux croquis qu'on lui aurait présenté... Quoi qu'il en soit, aujourd'hui, le texte de la plaque sous le tableau est ainsi libellé : « Portrait d'un homme tra- ditionnellement appelé le cordonnier Simon. »

D'autres effigies connues sont moins controversées. Le croquis conservé au musée Carnavalet, attribué à Gabriel, est jugé par- faitement authentique. Ce croquis ressemble à une caricature; elle représente un visage convulsé de colère, aux yeux clairs et méchants, aux mèches de cheveux désordonnées jaillissant d'un chapeau à la calotte cylindrique. L'œuvre n'est pas datée, on croit qu'elle fut exécutée en 1792. Un autre portrait, signé Boger, est celui d'un homme à l'expression paisible, fumant la pipe, les che- veux bien lissés sous un bonnet orné d'une cocarde tricolore. Une inscription au dos de cette toile précise : « Simon, personnage his- torique d'une malheureuse époque, fidèle serviteur de la prison où il était geôlier; tyran d'un enfant royal, fils d'un roi honnête. » Les experts, toutefois, hésitent à reconnaître Antoine Simon. Lenotre, dans la Femme Simon, reproduit un tableau de Boilly. Il le suppose peint d'après une esquisse prise sur le vif au Temple en 1793. Simon, assis dans un fauteuil, est vêtu d'un habit gris « mer- doie », d'une culotte - oui, d'une culotte et non d'un pantalon - il a grossi; ses cheveux blancs, sans aucun doute poudrés, sont frisés au petit fer. De sa main gauche, il tient une pipe; sa droite, sans lâcher une pantoufle, s'appuie négligemment sur une cuisse. L'air un rien provocant, il paraît prendre l'artiste à témoin de l'impor- tance de ses nouvelles fonctions de « précepteur ». Sur la table, devant lui, un verre de vin à demi vide suggère son amour connu des « liqueurs fortes ».

Arrivant à Paris vers la fin des années cinquante, Simon trouve du travail chez un maître cordonnier, Frédéric Munster; puis celui-ci trépasse, laissant ses biens, fort relatifs d'ailleurs, à sa femme Marie-Barbe et à leur fille de quatorze ans. La veuve n'est pas vilaine et accepte, bientôt, de se faire consoler. En novembre 1766, elle épouse celui qui remplace, maintenant, son Frédéric dans la boutique. D'un naturel serviable, Antoine, cependant, ne parvient pas à mieux manier l'alène que sa clientèle; il se montre par trop souvent bourru et on le trouve « peu engageant »; l'affaire marche mal. L'envie prend à Simon de se « reconvertir » en gargo- tier. On liquide l'échoppe, on emménage rue de Seine dans une maison plus vaste; quelques années durant on y donnera « à man-

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ger, à boire et à coucher ». Si Marie-Barbe s'accommode des four- neaux, sa fille, qui a grandi, rechigne bientôt à servir tous «ces gueux de passage» ignorant les pourboires et encrassant leurs chambres; les brusqueries de son beau-père, trop porté sur la goutte, l'exaspèrent également. Aussi, lorsqu'un sieur Tortevoix se présente, s'empresse-t-elle d'épouser le grison, tailleur de son métier. Le mariage consommé est suivi de fort peu par l'enterre- ment de l'époux épuisé. Les mois de deuil vite passés, la jeune veuve Tortevoix convole en secondes noces, devient la femme d'un autre tailleur d'un âge plus raisonnable, le sieur Van- hemerlye.

Cependant, l'entreprise de Simon s'est révélée déficitaire. Les clients paient fort mal et déménagent souvent à la cloche de bois. Le patron, généreux, n'hésite pas s'il a soif - et il a souvent soif - à offrir des tournées. Sachant à peine écrire et comptant assez mal, il s'embrouille souvent dans ses «dépenses et recettes », s'aperçoit, finalement, que l'héritage de Frédéric Munster est parti en fumée. Il s'adresse, naïvement, à son gendre par alliance : le sieur Vanhemerlye n'accepterait-il pas d'investir quelques fonds? Influencé par son épouse, le tailleur se récuse. Simon par- vient à emprunter 1000 livres à un huissier, Me Gallien, une somme identique à un certain « président Boulanger », encore 500 livres à «M. le marquis d'Hacqueville »... Et puis, c'est la faillite. Les experts appelés à vérifier les livres se disent « dans l'impossibi- lité d'y reconnaître les articles à recouvrer, vu la confusion qui y règne ». Les meubles sont saisis, le couple Simon est expulsé. Ils trouvent à louer, rue des Cordeliers, une chambre minuscule. Pour acquérir le lit, la table, une chaise, les ustensiles indispen- sables, Antoine engage deux montres en or et quelques robes de sa femme. Celle-ci, d'ailleurs, se porte mal; elle est bientôt admise à l'Hôtel-Dieu et s'y éteint le 11 mars 1786. Le même jour, le veuf porte le reste des nippes de la défunte jusqu'au Mont-de-Piété et perçoit 21 livres. L'argent ne peut durer longtemps; que faire pour survivre? La belle-fille, au lieu d'être touchée par cette menace de misère, espérant, contre toute vraisemblance, un héri- tage de sa mère, exige et fait dresser un « inventaire ». La dette se monte à 5 000 livres et l'actif... à 20 sols.

Rendant, par-ci, par-là, quelques services chichement rétribués, Antoine parvient à vivoter tant bien que mal - et plutôt mal que bien - jusqu'au jour où sa voisine de palier, une âme charitable,

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prend pitié de cet homme hirsute et quasiment déguenillé. Elle raccommode ses hardes, lui recoud des boutons et, parfois même, lui mitonne des ragoûts. Des confidences sont échangées. Marie- Jeanne Aladame est une demoiselle qui vient de dépasser la qua- rantaine. Son père, un maître charpentier prénommé Fiacre, était mort lorsqu'elle était toute jeunette et sa mère lui avait survécu de fort peu. L'adolescente fut prise en charge par une marchande de vin, une dame Séjean, qui, satisfaite de sa servante si sérieuse, si soigneuse, devenue excellente cuisinière, lui fit par testament une petite rente viagère. Après la mort de cette bienfaitrice, une dame Fourcroy engagea Marie-Jeanne pour tenir son ménage. Sa nou- velle patronne décédée depuis peu, la demoiselle Aladame se trouvait sans emploi. Heureusement sa rente et ses économies (1000 livres!) lui permettaient d'envisager son avenir sans trop d'appréhension. Elle regrettait seulement que le temps eût passé sans lui permettre de se marier et d'avoir des enfants. Elle eût tel- lement aimé choyer deux, trois bambins...

Le 15 mai 1788, en l'église Saint-Côme, Antoine Simon épouse Marie-Jeanne Aladame. Le couple, pour se loger, trouve à louer, dans cette même rue des Cordeliers, au n° 32, une pièce plus vaste que leurs anciennes chambres respectives. Les fenêtres donnent sur une cour et les marches sont raides pour accéder à ce troi- sième étage; du moins le lit, les autres meubles laissent entre eux la place pour circuler. Le boucher du quartier, un dénommé Legendre, connaît bien Marie-Jeanne et n'hésite jamais à lui «faire bon poids ». Les autres commerçants se montrent égale- ment accommodants avec leur vieille cliente. La nouvelle femme Simon, instruite par l'expérience de l'ancienne, se refuse, éner- gique, à entamer ses si précieuses économies. Elle accepte tout juste d'acquérir - d'occasion - quelques outils indispensables à son mari qui se remet à ses ressemelages. Les amis de son épouse le pourvoient en clients.

La France, cependant, connaît une période fort agitée. Le Roi se voit contraint de convoquer des États généraux qui s'érigent, bientôt, en Assemblée nationale puis constituante. Simon, restant non imposable, ne payant pas le fameux marc d'argent, catalogué parmi les citoyens passifs, ne s'était guère préoccupé des élections nationales; les élections locales aux assemblées des nouveaux dis- tricts parisiens, et plus particulièrement de son district des Corde- liers, l'avaient intéressé bien davantage puisque ses connaissances

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ou clients s'y trouvaient impliqués. Legendre, le boucher, ainsi que d'autres voisins, un homme de lettres, un avocat et un méde- cin (Fabre d'Églantine, Danton, Marat) avaient été élus. Ils se réu- nissaient tout près, dans une salle du couvent des Cordeliers désaffecté et, l'entrée étant libre, Simon allait parfois les écouter. C'est ainsi qu'il apprit qu'une foule de «sans-culottes» avaient pris la Bastille, puis qu'un entrepreneur, le patriote Palloy, mettait bas, pierre par pierre, cette redoutable forteresse où les « tyrans » (il se fit expliquer que ce terme désignait Louis XVI et ses pré- décesseurs) enfermaient, torturaient leurs innocentes victimes. C'est dans cette salle des Cordeliers qu'Antoine entendit annoncer l'emménagement forcé «du boulanger, de la boulangère et du petit mitron» aux Tuileries et celui, volontaire, de l'Assemblée constituante, d'abord à l'Évêché, puis au Manège. C'est encore dans cette salle que par les bouches de Danton, de Legendre et d'un nouveau venu, Camille Desmoulins, il apprit, non sans une certaine surprise, que les deux principaux ennemis des Français, des Parisiens surtout, étaient le Roi et l'Hôtel de Ville, inféodé au monarque-tyran. Il s'étonnait aussi, cette fois un rien admiratif, que les quelques membres de l'assemblée de son district se crussent capables de fixer, pour toute la France, le prix de la farine, de faire passer à l'Assemblée constituante des réformes financières, de prendre des arrêtés qui « décourageraient le despo- tisme municipal » de ce puissant et abhorré Hôtel de Ville, voire d'obtenir - il en était maintenant question - l'abdication du Roi! Certains discours lui paraissaient obscurs, mais beaucoup d'ora- teurs s'exprimaient avec fougue, même Camille Desmoulins mal- gré son zézaiement, et des mots tout nouveaux enrichissaient le vocabulaire de Simon: « tyrannie », «bien public », «droits de l'homme », « opprimés », «patriote» et ceux dont se gargarisait Danton : « liberté, égalité, fraternité ».

Aux réunions publiques des Cordeliers se côtoyaient des ouvriers venus des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, des étudiants de la Sorbonne voisine, des clercs, des artisans, des robins, et même des étrangers écorchant le français. On se parlait, on échangeait des vues; certains s'enquéraient même des opinions d'Antoine Simon! Pour la première fois de sa déjà longue vie, le savetier se sentait, sinon encore devenir « quelqu'un », du moins sortir de son anonymat total, de son néant. Cette impression s'accrut lorsque, en avril 1790, Simon put assister aux séances, également publiques, d'un nouveau club patronné par Danton.

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Le mot de Cordeliers s'appliquant tant aux membres du club qu'à ceux de l'assemblée du district de même nom, puis s'étendant à ceux qui composeront le comité de la section du Théâtre- Français, une confusion s'est créée dans l'esprit de certains; il semble utile de la dissiper.

Danton et ses amis fondèrent, au début de l'année 1790, une Société - ou club - des amis des droits de l'homme et du citoyen. Le 5 mai, le Moniteur publiait un «extrait du registre» de cette Société, daté du 17 avril. L'en-tête d'un autre document, daté du 20 avril, est : Club des Cordeliers. Si cette seconde appellation, plus courte que la première, ne tarda pas à supplanter celle-ci, c'est, en partie, parce que la Société siégeait, depuis sa fondation (une pièce administrative, conservée aux Archives nationales , le prouve) dans le couvent des Cordeliers. Il semble que les clubistes profitaient, aux heures creuses, de cette salle de théologie où se rassemblaient les membres turbulents de l'assemblée du district; lorsque cette salle était occupée, ils se réfugiaient dans l'église contiguë. Les soixante districts de Paris ayant été redécoupés (par une décision du mois de mai 1790) en quarante-huit sections et leurs assemblées dissoutes, le club demeure le seul occupant de la salle de théologie. Ses réunions, contrairement à celles du Club des Jacobins, sont ouvertes à tous; membres et spectateurs, pour le moins impulsifs, ont également accès à la tribune, et la violence verbale ne tarde pas à engendrer une violence écrite. Dès le début d'avril 1791, les Cordeliers (membres du club) apprennent que Louis XVI désire passer les fêtes de Pâques à Saint-Cloud et font circuler le bruit que «trente mille contre-révolutionnaires sont répandus aux environs de Saint-Cloud et se disposent à enlever le roi pour le conduire au milieu de ces armées étrangères qui s'apprêtent à envahir la France et à massacrer les patriotes ». Des « patriotes », se sentant ainsi menacés, s'opposent par la force au départ de la famille royale pour Saint-Cloud. Non contents de ce résultat, les Cordeliers font placarder, le 17 avril, sur les murs de Paris un «arrêté» accusant le Roi d'héberger aux Tuileries des prêtres réfractaires, de bafouer ainsi «les lois constitutionnelles qu'il a juré de maintenir », de favoriser « la désobéissance et la révolte », de préparer une guerre civile. Cette fois, c'en est trop! Le 9 mai, les députés votent une loi sanctionnant les «écrits et affiches incendiaires ». Le 12, deux officiers municipaux,

1. F. 9470.

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secondés par « la force armée », expulsent les membres du Club des Cordeliers des locaux du couvent (occupés gratuitement) et y apposent des scellés. Voici comment l'une des victimes de « l'arbi- traire », Fréron, rapporte la suite des événements dans l'Orateur du peuple :

« Le club errant et dispersé s'est réuni au jeu de paume du sieur Bergeron, rue Mazarine, et à l'instar du tiers état poursuivi par le despotisme ministériel, ses membres y ont fait le serment solennel de ne pas se séparer. »

C'est également par l'Orateur du peuple que nous apprenons que, dès le 18 mai, «le Club des Cordeliers n'est plus errant et sans asile; il vient de louer la salle du musée de la rue Dauphine, et le bail est passé. (...) Le comité central de tous les clubs et socié- tés fraternelles de Paris se tiendra rue des Boucheries-Saint- Germain, où a été louée, aussi par bail, la vaste salle de bal du citoyen Cirier. »

Tallien, dans son Ami du citoyen (n° 4) affirme que c'est dans la salle du musée, rue Dauphine, que fut rédigée, en juillet 1791, la célèbre pétition du Champ-de-Mars qui fit couler beaucoup d'encre et passablement de sang. D'après l'un de ses contempo- rains, le pamphlétaire Coste d'Arnobat, c'est encore rue Dauphine que le Club des Cordeliers, en juillet 1793, éleva «un autel au cœur de Marat ».

Dans les Mémoires d'outre-tombe se trouve une magistrale évo- cation de la salle de séances du Club des Cordeliers au couvent du même nom :

«Les tableaux, les images sculptées ou peintes, les voiles, les rideaux du couvent avaient été arrachés; la basilique écorchée ne présentait plus aux yeux que ses ossements et ses arêtes. Au chevet de l'église, où le vent et la pluie entraient par les rosaces sans vitraux, des établis de menuisier servaient de bureau au président quand la séance se tenait dans l'église. Sur ces établis étaient dis- posés des bonnets rouges, dont chaque orateur se coiffait avant de monter à la tribune. Cette tribune consistait en quatre poutrelles arc-boutées et traversées d'une planche dans leur X comme un échafaud. Derrière le président, avec une statue de la Liberté, on voyait de prétendus instruments de l'ancienne justice, instruments suppléés par un seul, la machine à sang, comme les mécaniques compliquées sont remplacées par le bélier hydraulique. »

Sachant qu'entre 1789 et 1800, Chateaubriand ne passa que trois mois et demi à Paris (fin mars-15 juillet 1792), des historiens

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ont pu conclure qu'il visita le fameux club pendant cette période-là et que, par conséquent, celui-ci avait réemménagé dans le couvent des Cordeliers au plus tard en juillet 1792. C'était oublier que le génial visionnaire n'avait aucunement besoin de voir les choses et les lieux pour les décrire...

D'après le dictionnaire du Dr Robinet, le Club des Cordeliers ne serait jamais revenu au couvent du même nom; il semble, tou- tefois, qu'au courant de l'année 1793, il s'y soit, bel et bien, réins- tallé.

Il nous faut revenir en 1791 pour retrouver Simon, partageant ses soirées de cette fin d'année entre les séances du club, rue Dau- phine, et celles, tenues provisoirement dans l'église Saint-André- des-Arts, par le conseil - ou comité - de la nouvelle section du Théâtre-Français (qui englobait l'ancien district des Cordeliers) dont le savetier avait failli faire partie. On avait, en effet, remar- qué ce sectionnaire si assidu aux assemblées; on s'aperçut, toute- fois, que sa nomination allait contre la loi. Le marc d'argent, cet ancien symbole des citoyens actifs, avait bien été supprimé à la fin du mois d'août, mais pour être un représentant du peuple, il fal- lait « payer dans un lieu quelconque du royaume une contribution directe au moins égale à la valeur de trois journées de travail et en présenter la quittance». Par ailleurs, «ceux qui, après avoir été constitués en état de faillite ou d'insolvabilité prouvé par pièces authentiques, ne rapportant pas un acquit général de leurs créan- ciers » ne pouvaient représenter le peuple à quelque degré que ce fût. Antoine, toujours impécunieux, ne versant aucune contribu- tion directe, aurait pu produire des pièces authentiques constatant sa faillite, mais non un acquit général de ses créanciers qui conti- nuaient, bien vainement, à réclamer leur dû. Il n'assistait donc qu'en simple spectateur aux réunions de sa section.

De son côté, Marie-Jeanne Aladame se préoccupait des finances du ménage. Des voisins lui apprirent qu'une nouvelle tontine venait de se créer, la tontine Lafarge. L'Assemblée s'en était occupée le 3 mars. Prôné par Mirabeau et combattu par Robes- pierre, le projet n'avait pu aboutir que plus tard. Le principe de cette assurance vie-loterie paraît assez curieux; le Moniteur en publie le plan. Les souscripteurs ou bénéficiaires se divisent en dix classes ou tranches, la première comprenant ceux âgés de « zéro à huit ans » et la dernière ceux qui dépassent la soixantaine.

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Le prix des dix mille actions émises varie d'après les tranches. Leurs acquéreurs - les tontiniers - toucheront les intérêts de leur capital sous forme d'une rente annuelle, variable elle aussi. Un même numéro est attribué à chaque action (par ordre chrono- logique de son achat) et au bénéficiaire de cette action; dès le décès de celui-ci, la rente y afférente reviendra par moitié au numéro le précédant et par moitié au numéro suivant. « Lorsqu'il n'y aura plus que deux tontiniers dans une classe, la mort de l'un laissera l'autre en pleine jouissance de toute la rente attribuée à sa classe. »

L'espoir d'assurer ses vieux jours grâce à un petit revenu régu- lier et de voir celui-ci doubler, peut-être même tripler par de pro- videntiels décès des numéros avoisinants, décide Marie-Jeanne à écorner sérieusement ses économies. Elle acquiert, pour une somme qu'elle estime rondelette, trois actions de la tontine Lafarge : deux à ses propres nom et bénéfice (huitième tranche), une autre à ceux d'Antoine (neuvième tranche).

En 1795, lorsque la veuve Simon recouvrera les deux actions personnelles de sa huitième tranche, mises sous scellés après la mort de son mari, une dévaluation étant intervenue, elles ne seront plus estimées qu'à 90 livres. Elle ne réclamera jamais l'action de Simon guillotiné, celle-ci ne profitant qu'aux numéros de la neuvième tranche...

L'année 1792 s'annonce sous de mauvais auspices. Les Fran- çais, maintenant «souverains» (c'est ce qu'affirme, du moins, la constitution promulguée en septembre précédent) semblent sou- haiter une guerre; les hommes qu'ils ont élus à l'Assemblée légis- lative le proclament tous les jours. Le Roi, plus docile que jamais depuis sa fuite manquée, dépositaire d'un certain nombre de pou- voirs que le peuple lui délègue, finit par accéder à ce vœu et pro- pose, le 20 avril, à l'Assemblée, de déclarer la guerre à François II, « roi de Hongrie et de Bohême ». Simon, Dieu soit loué, a passé l'âge de la faire, du moins l'espère-t-il.

On attend l'arrivée à Paris de 20 000 fédérés venant de leurs provinces pour être, par la suite, envoyés aux frontières.

Les Tuileries sont envahies le 20 juin; les sans-culottes forcent Louis XVI à se coiffer du bonnet rouge.

Les fédérés marseillais - plus de cinq cents, avec trois pièces de canon - sont entrés dans Paris le 30 juillet. On les a bien reçus; les

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voici cantonnés dans la section du Théâtre-Français qui, pour leur faire honneur, n'hésite pas à se débaptiser, à se nommer (ce ne sera que provisoire) section de Marseille. Ils sont vêtus de drôles de vestes qu'ils appellent carmagnoles et chantent une chanson à l'air très entraînant. Simon n'en retient guère les paroles, sauf celles du début : « Allons enfants de la Patrie, le jour de gloire est arrivé!... »

Les Parisiens, tout comme les Marseillais d'ailleurs, paraissent très agités. Que ce soit rue Dauphine ou en l'église Saint-André- des-Arts, les réunions sont devenues des plus houleuses. Depuis que s'est créé - le 17 juillet - un bureau de correspondance des sections, chacune de celles-ci sait vite ce qui se passe dans les autres et Simon vient d'apprendre que toutes - à une exception près, celle de l'Arsenal - ont demandé la déchéance du Roi! Mais c'est une «déclaration» particulière de sa propre section qui l'enthousiasme le plus :

«Déclaration politique de la section du Théâtre-Français (c'était un peu avant l'arrivée des Marseillais) :

«Les citoyens dits actifs de la section du Théâtre-Français, considérant que tous les hommes qui sont nés ou qui ont leur domicile en France sont français;

« Que l'assemblée nationale constituante a remis le dépôt et la garde de la liberté et de la constitution, au courage de tous les Fran- çais;

«Que, conséquemment, tous les Français sont admis par la constitution elle-même et à porter les armes pour leur patrie, et à délibérer sur tous les objets qui l'intéressent;

« Considérant que jamais le courage et les lumières des citoyens ne sont aussi nécessaires que dans les dangers publics;

«Considérant qu'après que la patrie a été déclarée en danger par les représentants du peuple, le peuple se trouve tout naturelle- ment ressaisi de l'exercice de la souveraine surveillance;

«Que le décret qui déclare les sections permanentes n'est qu'une conséquence nécessaire de ce principe éternel;

«Considérant qu'une classe particulière de citoyens n'a pas la faculté de s'arroger le droit exclusif de sauver la patrie;

« Déclare que, la patrie étant en danger, tous les hommes fran- çais sont de fait appelés à la défendre; que les citoyens, vulgaire- ment et aristocratiquement connus sous le nom de citoyens pas- sifs, sont des hommes français; partant qu'ils doivent être, et qu'ils

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sont appelés, tant dans le service de la garde nationale pour y por- ter les armes, que dans les sections et les assemblées primaires, pour y délibérer: en conséquence, les citoyens qui ci-devant composaient exclusivement la section du Théâtre-Français déclarent hautement leur répugnance pour leur ancien privilège, appellent à eux tous les hommes français qui ont un domicile quelconque dans l'étendue de la section, leur promettent de par- tager avec eux l'exercice de la portion de souveraineté qui appar- tient à la section, de les regarder comme frères, concitoyens, co- intéressés à la même cause, et codéfenseurs nécessaires de la constitution, de la Déclaration des droits, de la liberté, de l'égalité et de tous les droits imprescriptibles du peuple et de chaque indi- vidu en particulier. »

Danton (président), Anaxagoras Chaumette et Momoro (secré- taires) avaient signé cette déclaration.

Certes, le savetier n'est pas capable de retenir les termes de ce long libellé; il a seulement compris que les concitoyens de son quartier estiment que lui, Simon, tout pauvre et endetté qu'il soit, est digne « de partager l'exercice d'une portion de souveraineté... » Cette sensation d'être devenu, ne serait-ce qu'en puissance, un citoyen actif sans bourse délier est des plus agréables! Antoine l'a confié à deux de ses amis du club, à l'un des cosignataires de la déclaration, Anaxagoras Chaumette, et à Jacques René Hébert.

Il connaît «Anaxagoras» depuis septembre 1790, époque où l'homme se prénommait Gaspard et devenait, vêtu d'une blouse et chaussé de sabots, membre du Club des Cordeliers. Il habitait, alors, rue Mazarine, dans une mauvaise chambre de cinquième étage, à l'hôtel de la Couronne, collaborait activement à la célèbre gazette de Prudhomme (on le disait même son teinturier) et pro- nonçait au club des diatribes larmoyantes mais très patriotiques. Depuis, nommé au comité de la section du Théâtre-Français, il avait pris femme (quoique Simon le soupçonnât toujours, son ins- tinct le lui soufflant, de préférer les hommes) et s'était logé au n° 15 de la rue des Deux-Portes-Saint-André. Si Gaspard- Anaxagoras avait fini par remarquer le savetier, c'est que tous deux aimaient à écluser quelques godets à la buvette, voisine du club, après les réunions; c'est aussi qu'il avait passé toute son enfance dans l'échoppe de son père, savetier à Nevers. Les deux hommes mal vêtus pouvaient parler de cuir, de bois, de gouges et d'alènes...

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L'autre ami, plus récent, plus chéri par Simon, était le fils d'un orfèvre d'Alençon. Ce Jacques René Hébert avait tôt fait de voir grandir son influence au club grâce au succès de son journal, le Père Duchesne. Les sans-culottes - y compris ceux de la section du Théâtre-Français - s'arrachaient cette feuille spécialement conçue pour eux, s'amusaient, s'indignaient contre le Roi ou ses ministres en déchiffrant cette prose que les « bougre » et les « foutre » l'émaillant les aidaient à comprendre. Le jeune journa- liste (il était né en 1757, était donc de vingt ans le cadet de Simon) avait d'abord intimidé Antoine par sa désinvolture, sa politesse, son élégance raffinée sinon coûteuse, le parfum de ses eaux de toilette : le savetier fut d'autant plus flatté à la première invitation à boire un verre de vin - ou deux - à la buvette. Hébert, toujours à la recherche de personnages pittoresques, de leurs parlers parti- culiers, pour ses articles du Père Duchesne, avait interrogé Simon sur ses « idées » et sur sa vie. L'homme fruste lui avait présenté Marie-Jeanne, et s'était raconté. Il se persuada que l'intérêt qu'Hébert lui témoignait était le signe d'une amitié sincère, ne jurait, désormais, que par lui. Le journaliste voyait sans déplaisir naître et grandir l'aveugle dévotion.

Simon se fait, maintenant, prêter le Père Duchesne par des voi- sins, mais hésite à comprendre qu'il s'agit du célèbre général La Fayette en y lisant: « Tremble donc triste avorton du fameux Don Quichotte!» Ce n'est qu'en se rendant au Club des Cordeliers qu'il y apprend que tous les patriotes - donc, forcément, lui-même - exigent le jugement de cet « avorton de Don Quichotte », de ce La Fayette qui serait un déserteur et qui ose s'attaquer aux Jaco- bins, ces frères plus modérés des Cordeliers! Deux ou trois jours plus tard, le 8 août, les députés à l'Assemblée législative, ces repré- sentants du peuple - donc, forcément des patriotes et de lui-même - rejettent (par 406 voix contre 224) le décret d'accusation. En se rendant, de bonne heure pour une fois, au siège de sa section, ce 9 août 1792, le savetier espère bien parvenir à s'y faire expliquer cette troublante contradiction.

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CHAPITRE II

LE MUNICIPAL

Le chemin n'est pas long qui mène du 32 de la rue des Corde- liers jusqu'à cette église Saint-André-des-Arts où les représentants de la section siègent, maintenant, en permanence; il faudra, cependant, à Simon une bonne demi-heure pour le parcourir. C'est que les rues grouillent de monde. Tous les habitants du quartier - bon nombre d'entre eux arborent sur leurs têtes des bonnets rouges - semblent avoir quitté leur logement ou leur lieu de travail, quoique l'on soit un jeudi et non pas un dimanche.

A la hauteur du collège des Prémontrés, le savetier butte sur un groupe de Marseillais, suant à grosses gouttes tant il fait chaud, et traînant un canon; ils proclament qu'ils vont lui faire traverser le Pont-Neuf pour le pointer, ensuite, sur les Tuileries. Les badauds, auxquels Simon se joint de bon cœur, les encouragent et les accla- ment. Un peu plus loin, dans cette même rue Hautefeuille, au coin de celle des Deux-Portes (où loge Anaxagoras Chaumette) on invective un bourgeois bien vêtu, on le traite de gueux, de coquin; un garde national le tient par le collet; l'homme se débat, proteste :

- Lâchez-moi! Lâchez-moi! Je suis un représentant du peuple français. Je sors de mon poste. Tenez! regardez mon cordon!

Des cris lui répondent : - Tu n'es qu'un traître payé par la liste civile! - A la lanterne! A la lanterne! Deux ou trois grenadiers du bataillon de la section s'interposent

finalement, emmènent le malheureux. Simon s'enquiert : « Qu'a- t-il donc fait?» On lui explique qu'un boutiquier l'a reconnu; c'est bien un député, l'un des amis de ce Dumoslard, de ce

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Mézières - tous des vendus! - qui, hier, à l'Assemblée, avaient voulu blanchir l'indigne La Fayette.

Le savetier avise sous un porche un bonnet rouge qu'un patriote a certainement perdu au cours de la bagarre; il le ramasse, s'en coiffe et poursuit son chemin.

Dans l'église, les sectionnaires discutent ferme; des cris assour- dissants s'élèvent. Pour mieux comprendre ce que disent les ora- teurs, Simon, jouant des coudes, parvient à se pousser au premier rang. Le commandant du bataillon de la section vient d'arriver; on lui enjoint de rassembler ses hommes. Des émissaires venus des faubourgs Saint-Antoine, Saint-Marcel, prennent la parole sous les ovations. Tous les bons patriotes sont invités à participer à « l'insurrection armée ». Une décision est prise : la section de Mar- seille, à l'instar de ses sœurs, va déléguer des commissaires à cet Hôtel de Ville qu'elle combat depuis si longtemps, les investir de ses pouvoirs pour y « ordonner tout ce qu'ils jugeront nécessaire au salut de la patrie ». Simon ne comprend pas très bien ce que cela veut dire, applaudit, toutefois, de confiance. Combien de commissaires? On tombe d'accord sur le chiffre provisoire de trois. Des noms sont avancés: Marat, Fabre d'Églantine, Chau- mette... Ils sont absents. On vote à main levée. Deux sectionnaires présents sont rapidement élus: Robert et Billaud de Varennes. Qui sera le troisième ? Un homme s'élance à la tribune, félicite les deux délégués mais remarque que tous deux sont citoyens actifs. La section du Théâtre-Français - pardon, celle de Marseille - n'a- t-elle pas aboli depuis peu la notion même de citoyen passif? Ne doit-elle pas choisir pour la représenter un patriote honnête injus- tement privé jusqu'à présent du droit de vote ? « Oui! Oui! » Les cris fusent de toutes parts. Bientôt les yeux se fixent sur Simon, ce véritable pilier des réunions que tout le monde connaît. Il est nommé.

On rédige rapidement les trois ordres de mission identiques qui accréditeront les trois délégués. Les voici investis de «pouvoirs illimités pour concourir à prendre toutes les mesures nécessaires exigées par les circonstances ». On leur accroche sur la poitrine une cocarde tricolore; cet insigne, leur dit-on, les fera reconnaître de leurs collègues des autres sections qui doivent se rassembler place de Grève, devant la Maison commune et y œuvrer ensemble au salut de la patrie.

Et voilà les trois hommes dans la rue. Il fait nuit, mais la foule est toujours aussi dense. A la lueur de rares réverbères, à celle des

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torches, plus nombreuses, Simon voit défiler des Marseillais retar- dataires, fusil à la bretelle; ils disent se diriger vers les Tuileries et sont suivis par des gamins, des femmes et des hommes armés de fourches ou de bâtons; ils chantent, mais les cloches qui sonnent le tocsin, les tambours qui battent la générale couvrent à demi leurs voix. Le savetier, dès la sortie de l'église Saint-André, avait demandé à ses deux compagnons, plus avertis que lui de la chose publique, ce que les sectionnaires attendaient exactement de leurs trois délégués. La réponse l'avait empli d'aise : qu'ils chassent les élus actuels et siègent à leur place à l'Hôtel de Ville! Antoine n'en apprécie que plus ces paroles qui lui sont devenues familières et vont scander sa marche : « Allons enfants de la Patrie, le jour de gloire est arrivé! »

Pour rejoindre la place de Grève, il faut traverser les deux bras de la Seine. On emprunte donc la rue de la Huchette jusqu'au Petit-Pont, on passe par l'île de la Cité, puis par le pont Notre- Dame, on tourne à droite par le quai Pelletier, et on arrive à la Maison commune. La nuit n'est point trop sombre; Simon repère vite des collègues grâce à leurs cocardes tricolores. Ils ne sont pas encore nombreux, une vingtaine peut-être. Hébert est là; oui, cet ami cher au cœur de Simon est délégué par sa section Bonne- Nouvelle; il paraît se réjouir de retrouver le savetier; celui-ci ne va plus le quitter d'une semelle. Hébert serre les mains de Robert, de Billaud de Varenne, congratule Rossignol (des Quinze-Vingts), Lulier (de Bon-Conseil)... On se concerte par petits groupes, puis tous ensemble. Il importe, avant tout, de pénétrer à l'intérieur de cet Hôtel de Ville dont des gardes nationaux défendent les entrées et, menaçants, pointent leurs fusils sur ceux qui s'en approchent. Lulier, soudain, en avise un qu'il se flatte de connaître; celui-ci lui apprend que leurs ordres leur viennent directement du général Mandat, leur commandant en chef : ils doivent interdire tous les accès à la Maison commune à tout individu armé, à tout homme qui n'y vient pas siéger. Mais, justement, Lulier et ses collègues viennent y siéger! Ils brandissent leurs ordres de mission, les disent être leurs « mandats »... Bon. Qu'ils déposent alors, pour commencer, leurs armes. Ils jurent qu'ils n'en ont point. Les gardes nationaux finissent par les laisser passer.

On s'engouffre sous le porche, on cherche son chemin. Voici la salle des séances où délibèrent les membres de la commune à

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détrôner, bien plus nombreux que les nouveaux venus. Simon aperçoit Danton, deux ou trois autres Cordeliers, mais la plupart ne lui sont pas connus; certains lui paraissent... robustes. Com- ment les deux ou trois dizaines de délégués parviendront-ils à les chasser? On s'explique. Il apparaît très vite qu'il n'y aura pas de résistance tant ceux qui siègent se montrent dociles. Le savetier ignore que les uns ont été fermement catéchisés par leurs clubs ou sections, que d'autres sont effrayés par les responsabilités trop lourdes qui s'annoncent, mais constate qu'ils se refusent à s'oppo- ser aux «envoyés du peuple ». On décide, toutefois, de concert, d'attendre - pour la forme - le retour du maire Pétion, parti se rendre compte de la situation aux Tuileries. Déjà soucieux d'une apparence de légalité, un « envoyé du peuple » suggère à ses col- lègues de déposer leurs pouvoirs sur le bureau du secrétaire. Simon ne se sépare du sien - symbole de sa nouvelle souveraineté - qu'avec un serrement de cœur.

Voilà Pétion! Hébert murmure à l'oreille du savetier qu'il est des leurs, tout comme Danton et Manuel. De fait, Pétion, en apprenant le sens de l'invasion, ne proteste même pas. Il prétend qu'aux Tuileries les Suisses, au nombre de six cents, et les gardes nationaux commandés par Mandat, ont bien failli l'assassiner. Par ailleurs, le château - une véritable forteresse - n'est encore investi que par de rares insurgés, mais, lorsqu'il l'a quitté, le maire a ren- contré des « foules énormes », des bataillons entiers de fédérés qui s'y dirigent. Ces confidences faites, Pétion accepte que l'on cède la place à la nouvelle autorité municipale, même si celle-ci, pour l'instant, n'est guère représentée que par une trentaine de commissaires.

Le jour se lève. Il est 7 heures. Les délégués ouvrent la pre- mière séance, qu'ils déclarent permanente, de la Commune insur- rectionnelle. Ils ont reçu quelques renforts; de nouveaux envoyés des sections arrivent les uns après les autres. On se compte quatre- vingts, et bientôt davantage. Fabre d'Églantine est là; il annonce que le ci-devant Théâtre-Français a également nommé Anaxago- ras Chaumette qui ne saurait tarder.

Ceux qui sont là depuis la veille et n'ont rien bu, ni rien mangé, commencent, timidement, à se manifester. Les nouveaux arri- vants, moins affamés, se joignent à eux pour improviser un arrêté : chaque municipal en séance est, désormais, autorisé «à se faire

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Louis XVII est-il mort au Temple le 8 juin 1795 comme le veut l'his- toire officielle ? L'était-il avant cette date ? A-t-il survécu sous l'identité de l'un des hommes qui affirmèrent être le fils de Louis XVI et dont quelques-uns trouvèrent et ont encore de fervents partisans ?

Plus de quatre mille ouvrages ont été consacrés - directement ou indi- rectement - à l'orphelin du Temple et à la fascinante énigme que pose sa disparition. Alors pourquoi un livre de plus sur un thème tant rebattu à force d'être inépuisable? Parce que depuis cent quatre-vingts ans, il a suscité une telle débauche de spéculations fondées sur des documents douteux et des fantasmes que Marina Grey a voulu reprendre l'enquête en s'en tenant le plus possible aux seuls faits, aux seules pièces authen- tiques et aux seuls témoignages directs.

L'auteur s'attache tout d'abord à la personnalité du savetier Simon, homme fruste mais pas méchant, et à celle de son épouse, premiers geôliers du "louveteau" qui ne fut pas malheureux avec eux, mais qu'ils dévoyèrent quelque peu. Simon périt sur l'échafaud avec Robespierre. Bientôt le plus grand mystère entoure la destinée de l'enfant.

Marina Grey a résolument écarté les rumeurs, les légendes, les illumi- nations, les bavardages, les déclarations de "l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours". Avec sa rigueur habituelle et son sens de l'enquête vivante, elle a dépeint soigneusement les principaux per- sonnages qui ont gravité autour de Louis XVII, consulté les plus hautes autorités médicales de notre époque, pratiqué l'analyse externe et interne d'une foule de documents et réduit à néant nombre de faux mys- tères sur lesquels beaucoup de "survivantistes" ont fondé leurs thèses. Au terme d'un récit bien mené et d'une démonstration captivante, Marina Grey apporte la solution qui paraît la plus sensée. Mais elle susci- tera naturellement des controverses car il est des énigmes qui ne sauraient mourir.

Marina Grey, spécialiste des révolutions russe et française, a publié chez Perrin la Campagne de glace, Hébert, le Père Duchesne, Mon père, le général Dénikine et Enquête sur le massacre des Romanov. Elle est lauréate de l'Académie française et de la Société des Gens de Lettres et grand prix Sola Cabiati de la Ville de Paris.

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