cinequanon numéro novembre

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Numéro 2 du jounal ciné de Sciences Po

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Edito Les cinéphiles français et parisiens –non, ce n’est pas de l’ethnocentrisme, mais un simple constat, la capitale ayant été particulièrement riche en événements ces dernières semaines- ont pu se réjouir : la sortie d’une Palme d’Or dans les salles est toujours un moment atten-du. Certes, le Cineman de Yann Moix bat le Ruban Blanc de Haneke au Box Office, mais ne désespérons pas ! La Cinémathèque fran-çaise offre au cinéaste autrichien une rétros-pective de ses œuvres jusqu’au 21 novem-bre ; l’occasion de (re)voir Funny Games, La Pianiste et autres œuvres moins médiatiques. Et cette rétrospective n’est pas la seule : ba-roque et onirisme sont à l’honneur avec le grand hommage à Fellini présenté à la Ciné-mathèque, au Jeu de Paume et à l’Institut Ita-lien. La Dolce Vita, la Strada, 8 ½, et les autres vous attendent, et nous avons pensé qu’une image de la plantureuse Anita Ekberg en cou-verture pourrait vous y encourager.

Si vous n’avez cure des hommages, sachez également que les projections au sein de SciencesPo profitent du calme mois de no-vembre pour se diversifier : ainsi, après la soi-rée spéciale In the Loop et la célébration de l’internationalisme grâce à l’Auberge espa-gnole, nous vous inviterons à vous pencher sur le genre documentaire lors d’une projec-tion commentée. Ajoutez un armistice, et vous obtiendrez un mois de novembre éclecti-quement bien rempli. Noémie Calais

Contacts Journal :

Noémie Calais

Alexandra Besly

Vincent Danon

Contacts Ciné-club :

Margaux Juvénal

Contact BdA :

Ana Webanck

[email protected]

http://cinequanonscpo.free.fr/

Rejoignez le groupe Facebook pour plus d’informations : Ciné Club {BDA Sciences Po}.

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Sciences Po projections p. 4 L’Auberge Espagnole p. 4 Cédric Kaplisch p. 6 La Strada p. 8 Pour un seul de mes deux yeux p. 9 Le cinéma documentaire p. 10 Cycle Cinémathèque p. 12 Fellini p. 12 La dolce vita p. 14 Le Satyricon p. 15 Cahier critique p. 18 Sortie du 21/10 : le Ruban blanc p. 18 Inclassable p. 20 Guy Maddin p. 20 La Danse p. 23 La salle du mois p. 25 La Pagode p. 25

Sommaire

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Le ciné-club présente, En collaboration avec le Centre Europe, La projection le jeudi 12 novembre à 14h45. de l’Auberge espagnole. Présentation de la maison de l’Europe et du club Erasmus par Mme Babette Nieder, secrétaire générale de la Mai-son de l’Europe. Un débat suivra la projection.

L’Auberge Espagnole,

de Cédric Klapisch

Quoi de mieux pour décrire en quelques mots ce film que l’ex-pression du réalisateur lui même : l’Auberge espagnole est un véritable « bordel organisé » ! « Bordel » tout d’abord lors du tournage. Ecrit en seulement douze jours, deux mois avant le tournage, l’Auberge Espa-gnole s’est construite par improvisa-tions, changements immédiats, en-vies subites : on y trouve finalement ce qu’on y apporte. On retrouve du risque, de l’inconnu, de l’absurde ; mais aussi beaucoup de rires, de découvertes et de bonheur que le public peut ressentir. Le mélange des acteurs européens parmi les-

quels Romain Duris, Judith Godrèche, Kelly Reilly, ou encore Kevin Bishop, a rendu le tournage difficile mais don-ne une dynamique particulière au film. C’est un vrai mélange de cou-leurs, de confusions et d’harmonies émergeant de cette rencontre qui est au cœur même de l’œuvre.

Mais c’est aussi un bazar de thèmes, un entrelacs de motifs qui finissent par raconter la même histoire. C’est tout d’abord l’Europe et l’état post-adolescent. Comment vivre dans un

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monde dépareillé : discontinuités permanentes, absence de logique, pas d’identification possible. Un té-léphone sonne, une conversation en recoupe une autre, un arrêt sur ima-ge, un retour en arrière ou encore un passage d’une langue à l’autre : autant de rupture dans la continuité du film, illustrant cette vie désor-donnée dans laquelle les personna-ges se débattent. Pas facile de sortir du « monde de Martine », de celui de la simplicité, de l’innocence : l’enfance. On vit au jour le jour, on ferme les yeux, on pense qu’il n’y aura pas d’interdiction, pas de conséquences. Mais, cette simplifi-cation disparaît en grandissant. Mû-rir : c’est ce que Xavier essaiera de faire tout au long du film. Mais il reste sincère vis-à-vis de son enfan-ce : grandir ce n’est pas nécessaire-ment oublier l’enfant qui est en soi. Face à cette débâcle intérieure, des questions plus politiques sont soule-vées. Même si le film est construit sur la légèreté, il n’en reste pas moins traversé par de multiples questions : Klapisch essaie de faire réfléchir tout en créant une fiction qui reste très cohérente avec son époque. Cette dimension prend tout son sens lorsqu’ Anne Sophie parle de l’Espagne comme du « Tiers Monde ».

L’Auberge Espagnole c’est aussi le moyen d’exprimer ce que tout le monde a en tête et de montrer à quel point on a tort. A travers les

traits de William, le jeune anglais qui met toujours les pieds dans le plat (« les Allemands sont très ordonnés, autoritaires »…), Klapisch joue avec les idées reçues pour finalement les enterrer.

Autre thème essentiel : l’Amour. Xavier en commence l’apprentissa-ge : « C’est chiant l’amour, je trouve ça dur ». C’est à la fois pénible et extrêmement beau. Klapisch le pré-sente comme étant un vide, une coupure entre « le trop tard tragi-que » et « le pas encore attendu ». Les personnages restent au départ isolés. Leur solitude vient surtout du fait qu’ils ne savent pas aller vers les autres, les rencontrer. C’est cette tendance dominante d’aujourd’hui que l’Auberge Espagnole met en lumière. Les personnages cherchent désespérément à combler ce vide : des sourires s’échangent, des ami-tiés se nouent, des jambes s’entre-mêlent. L’Auberge Espagnole, c’est un peu, pour paraphraser Anna Ga-valda, comme un jeu de dominos mais à l’envers : les personnages s’aident à se relever plutôt que de se laisser tomber. En fin de compte, le film s’achève sur des paroles plei-nes d’optimisme, malgré les adieux. Et l’on ne peut s’empêcher de chan-tonner : « Sha la la la la que viva la noche, sha la la la la viva el amor » !

Julie Astoul

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Cédric Klapisch ou l’anti « état d’âme sur canapé »

Lorsque le générique de l’Auberge Espagnole défile sur l’écran noir au rythme d’une musique espagnole revisitée, un profond enthousiasme s’empare de nous ! Pas de sanglot, pas d’angoisse ou de frustration, jus-te une excitation soudaine, un sourire au coin des lèvres, une envie de crier dans une salle remplie d’un public charmé. Frais, léger mais jamais sim-pliste, joyeux, électrique, hétéroclite et enivrant ; autant d’adjectifs qui surgissent de notre bouche lorsque l’on découvre les œuvres de Klapisch. Avec près de huit longs métrages dont Le Péril Jeune, Ni pour, ni contre bien au contraire, Les poupées russes ou encore, plus récemment, Paris, il s’est imposé dans le cinéma français avec un style bien à lui, créant cock-tails acidulés, atmosphères plaisantes et complicités avec un public toujours fidèle.

Ce qui nous séduit avant tout chez Klapisch, c’est son amour criant pour la vie que l’on retrouve inévitable-ment dans chacun de ses films. Il rompt ainsi avec les propos de Des-plechin : « quand on n’aime pas la vie, on fait du cinéma ». Et bien non ! La pellicule, selon ses témoignages, n’est pas une matière morte et iner-te, une illusion, une tromperie avec

laquelle le réalisateur essaie de nous faire croire au vivant. Au contraire, la matière de Klapisch est bien réel-le. Et si la fiction prend des allures de vérité, c’est parce qu’il n’hésite pas à piocher dans sa propre expé-rience, fouiller dans ses souvenirs, relire de vieilles pages déjà tour-nées. Son souci du détail est tou-jours présent : il mène une véritable investigation, arpente les rues et observe les gens, discuteavec les jeunes pour comprendre comment a évolué le monde qui l’entoure et qui n’est vraisemblablement plus celui du Péril Jeune. Tout comme Xavier, héros ou anti héros de l’Auberge Espagnole, Klapisch a sillonné l’Euro-pe pour obtenir un panorama de ce que sont les jeunes d’aujourd’hui. Il s’est nourri de ces caractères et idées préconçues qu’il a pu voir et que l’on prête sans doute à tord aux Anglais, Allemands ou encore Ita-liens, pour construire ses personna-ges à la fois banals et caricaturaux, mais si proches de nous. Mais Cédric Klapisch ne nous donne pas seule-ment un reflet sociologique, il fait de son œuvre un miroir, certes so-cial, mais aussi esthétique, empreint de valeurs et de philosophies qui lui sont chères. Tout comme un pein-tre, le réalisateur, selon lui, passe son temps à allier les couleurs, se demander où pourrait il poser son pinceau pour respecter ce qu’il voit

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et ce qu’il sent. Être cinéaste pour Klapisch, ce n’est pas juste porter un simple regard sur ce qui nous entou-re, c’est « avoir un regard en avant » !

S’il conquiert aussi facilement son public, c’est qu’il rompt avec le style français plutôt intimiste, avec ce que son scénariste appelle un « état d’â-me sur canapé ». Il ne tombe pas non plus dans le politique ou l’idéo-logique, mais arrive à se faufiler en-tre les deux genres, imitant Fellini ou Woody Allen, essayant, par

exemple, de parler de quelque cho-se d’autre à travers une histoire d’a-mour. Ce qu’il aime, c’est quand « il y a du politique dans l’intime et de l’intime dans le politique ».

Cédric Klapisch c’est aussi « un bor-del organisé » qu’il gère à merveille.

C’est une mosaïque, un mélange un peu bizarre, déséquilibré mais fina-lement tellement bien accordé ! Mosaïque de couleurs, de senti-ments, de personnages, de scènes désarticulées et d’harmonies inat-tendues, autant de morceaux que l’on aime à voir se recouper. Cela s’explique par la multitude de réali-sateurs qu’il adule : de Hitchcock à Kurosawa, en passant par Scorsese ou encore Almodovar, ils l’accompa-gnent dans son travail et façonnent son objectif. Ces derniers films sont aussi marqués de l’empreinte de son

ex-

périence cinématographique et dif-fèrent de ses premières créations. Lorsqu’il crée à présent, il pense à l’ensemble, à ses œuvres réunies, au parcours qu’il a suivi.

Julie Astoul

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Projection mercredi 4 novembre.

À l’occasion de la rétrospective Tutto Fellini présentée à la Cinémathè-que française et de l’exposition au Jeu de Paume, le Ciné Club a décidé de projeter le film qui rendit le cinéaste célèbre et apprécié du public et de la critique : La Strada. Par son attache-ment à des personnages humbles et marginaux, le film se classe dans la veine néoréaliste et narre la vie de grand chemin (strada en italien signifie route) de Gelsomina, fillette de famille pauvre vendue par sa mère à un héros de foire brutal, Zampano, qui répète inlassablement le même tour de bri-seur de chaînes au gré des places pu-bliques. L’improbable couple ren-contre alors un troisième artiste, Il Matto (le fou), violoniste aussi philoso-phe que Zampano est prosaïque. L’intrigue repose tout d’abord sur les oppositions et complémentari-tés des caractères, dont les caractéris-tiques exacerbées font des personna-ges de véritables symboles : Gelsomi-na, jouée par Giulietta Masina, l’épou-se même de Fellini, est une femme-enfant touchante et naïve développant un amour illimité envers les choses, les hommes et l’ingrat Zampano qui la trompe et la repousse. Il Matto, seul être capable de la comprendre, sera tué au cours d’une bataille contre Zampano, la laissant inconsolable. L’in-

croyable force de La Strada provient bien de la sensibilité des acteurs : les expressions et mimiques de Giulietta Masina, que l’on a comparée au « Charlot féminin », balaient le spectre de toutes les émotions humaines, complétant l’innocence de Richard Ba-sehart (Il Matto) et contrastant avec la dureté d’Anthony Quinn. Mais c’est finalement ce dernier qui se révèle à la fin du film : dans la dernière scène, Zampano, après avoir appris la mort de Gelsomina par une passante, laisse couler ses larmes, signe du triomphe final de la sensibilité. Outre l’omniprésence et la beauté de la musique de Nino Rota – on n’oublie pas de sitôt le lancinant leitmotiv de Gelsomina, joué avec sa trompette – il faut également signaler le caractère métaphorique du film. Si le rôle central de l’amour et de la gé-nérosité fait penser à une parabole chrétienne, où meurtre (Il Matto), sa-crifice (Gelsomina) et rédemption (Zampano) feraient de la Route un che-min de croix, on peut également voir dans la vie absurde des saltimbanques une image de notre condition humai-ne. Le réalisateur a choisi d’appliquer, plus que « néoréaliste », le terme de « réalisme magique » à son film : en effet, c’est toute la poésie de Fellini qui s’exprime dans la Strada.

Noémie Calais.

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Film d’Avi Mograbi, 2005

Projection le 18 novembre à 17h, suivie d’une intervention sur "le documentai-re, L’autre face du cinéma" par Nicolas Giuliani

petit matin frais. Les corps semblent encore ensommeillés. Saisis par le froid, ils sont parfois gauchement blottis les un contre les autres. Ils sont silencieux, paupières closes. Ces corps inspirent d’emblée une vision mortifère difficile à évacuer. Le guide demande alors aux adolescents de s’imaginer être l’un des « 960 » (sic) juifs qui se donnèrent la mort dans la forteresse assiégée par les Romains, « because in some way, you are. ».

Pour une seul de mes deux yeux est animé par un mouvement entre trois lieux : ceux des mises en scènes exu-bérantes des mythologies nationalis-tes, et ceux où le simple geste de por-ter le regard soulève la violence di-recte envers le corps même du fil-meur. Le troisième lieu ? Entre le site archéologique de Massada et les check- points, Mograbi se tient face à la caméra. Il écoute attentivement cet ami palestinien qui au fil des in-terventions militaires israéliennes voit monter en lui le désespoir et la colère qui font céder son peuple à la vengeance. Trois lieux, parce que le cinéma de Mograbi n’est jamais binai-re, et ne se résout jamais à la bêtise du manichéisme. De plus, comme les plus grands cinéastes, il sait révéler la comédie du tragique.

« Fermez les yeux… Fermez les yeux ».

Le film commence dans le noir. A travers un combiné téléphonique, la voix d’un homme nous raconte le siè-ge des chars autour de sa maison. Assis dans son bureau, face à la ca-méra, téléphone à la main, Avi Mo-grabi écoute son ami palestinien. A côté de lui, un flux d’images de guer-re passe sur le téléviseur muet. L’homme dit que son expérience fût « un bout d’essai pour la mort ».

Après ce court prologue, la première séquence de Pour un seul de mes deux yeux s’ouvre sur cette injonc-tion : « Je veux que vous fermiez les yeux ». Au milieu des ruines de Mas-sada, un jeune guide ordonne à un groupe d’adolescents juifs américains de baisser leur paupières. Les pre-miers plans du film découvrent des visages aux yeux clos, sur le fond d’un horizon où ciel et terre se confon-dent. Nous croyons reconnaître un

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Avi Mograbi s’emploie à retourner en finesse et sans forçage la com-plexité et l’évidence retorse du dis-cours israélien le plus radical. Au cœur du film, dans une scène d’an-thologie, le cinéaste révèle le mode-lage du corps social israélien à l’œu-vre lors d’un banal atelier de porte-rie. Il le figure : un corps autiste. Ce corps autiste contre lequel il butte sans cesse, caméra sur l’épaule ou au point ; contre une tour de béton qui hurle, comme contre le corps des militaires qui s’interposent.

« La caméra est une arme », il y a des endroits du monde et des ci-néastes pour lesquels cette expres-sion cesse d’être seulement une figure de style. Pour un seul de mes deux yeux nous rappelle combien le regard documentaire est pré-cieux, et son geste filmique direc-tement politique.

Ici, le cinéma d’Avi Mograbi lutte au corps à corps.

Fabien Blanchon.

filmique. Tous les jours nous appa-raissons dans ces images. S’agit-il de nous ou de nos semblables ? Dans ces images nous sommes tous les mêmes, reproductibles à l’infini – nous déambulons dans une cage en verre sur laquelle on a accolé une voix-off ou quelques principes omniscients et détermi-nants : « On nous montre le monde comme il est, et il est comme on nous le dit. »

Le documentaire est fron-deur. Il s’érige contre ce principe. Sa mission est à la fois ontologique et critique : il s’agit de comprendre l’être en tant qu’être tout en gar-dant à l’esprit qu’il s’agit d’une transposition puisque l’on passe de la réalité à sa représentation ciné-matographique. Tous les grands

« On vous montre le monde com-me il est, et il est comme on vous le dit. » C’est contre ce principe déterminant et régressif qui a conduit aux pires atrocités et aux plus grands leurres – de la propa-gande à la télé-réalité – que s’ins-crit le travail du documentariste. Les mass-médias, principalement la télévision, s’évertuent à nous four-nir des représentations du monde d’un seul tenant, uniformisées, brutales. On nous vend un monde à une seule tête sur le front duquel a été vissé un judas optique qui tourne et qu’on regarde autant qu’il nous surveille. Monde édicté plus qu’il n’est dit car la parole n’est plus proférée, et son déten-teur – le sujet – a été progressive-ment reconduit hors du territoire

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compris que ce n’est pas simplement en jugeant que l’on rend justice. Les meilleurs, les plus sensibles, sont ceux qui s’ouvrent au monde, ceux qui ont suffisamment de force et d’écoute pour témoigner des fièvres du temps et de l’histoire. Le documentaire ne produit pas de calques ou de reproductions de la réalité. Il n’a ni la prétention ni la vocation ni même le désir d’être objec-tif. Au contraire, le documentaire s’ori-gine dans un regard et dans un point de vue.

Regarder le monde, le rendre intelligible, rentrer en empathie avec les hommes. C’est fort de ces principes que le cinéma documentaire en plus d’être une représentation est comme l’expérience d’une traversée des condi-tions humaines.

Nicolas Giuliani

cinéastes de documentaires, des pères fondateurs (Flaherty, Vertov) jusqu’aux cinéastes modernes (van der Keuken, Marker, Sokourov), ont conscience de ce double jeu qui anime leur art. Aucun d’entre eux ne prétend pouvoir dire la réalité. Ils cherchent plutôt à transmet-tre une vision de la réalité. Le film de-vient alors l’espace à partir duquel s’or-ganise une réflexion sur le monde – monde qui reste toujours ouvert, com-plexe, sujet à nos préoccupations les plus intenses. Monde qui s’ouvre sous nos pas, béant, monstrueux de beautés et d’angoisses, protéiforme, et que l’on ne pourrait jamais réduire à quelques préceptes ou conclusions hâtives. Les plus mauvais documentaristes sont ceux qui cherchent à nous donner une leçon ou nous livrer leur version des versions des faits, ceux qui n’ont pas

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La Grande Parade Exposition du Jeu de Paume – 20/10/09 – 17/01/10

Cette exposition prend place dans le cadre d’un événement plus vaste autour de Federico Fellini : Tutto Felli-ni. Tutto Fellini est un hommage au réalisateur organisé à la fois par le Jeu de Paume, la Cinémathèque Française et l’Istituto Italiano di Cultura de Paris. Alors que La Dolce Vita (1960) va bientôt fêter ses cinquante ans, l’ex-position du Jeu de Paume est l’occa-sion de s’interroger sur l’actualité du cinéaste. Elle invite à découvrir l’uni-vers de Fellini ainsi que les sources dans son travail tant de dessinateur que de metteur en scène. Ainsi, il s’agit là de se familiariser avec ce monde extravagant habités par de multiples personnages grotesques, ce monde que l’on associe aujourd’hui dans le langage courant à l’adjectif « fellinien ». En effet, en dehors des extraits des films qu’il a réalisés, l’ex-position offre également toute une série de photos, d’interviews, de publi-cités, de dessins et de caricatures qui nous en apprennent encore davantage sur cette figure mythique qu’est Fellini. Pendant toute la période où il a réalisé son œuvre, le cinéaste est en constante évolution. Tout d’abord néo-

réaliste, il commence comme assis-tant de Rossel-lini sur le tour-nage de Rome ville ouverte, véritable chef-

d’œuvre des années 40. Il fait égale-ment ses premiers pas en tant qu’ac-teur aux côtés d’Anna Magnani dans Le Miracle (1948), film de Rosselini dont il signe le scénario. Puis, il passe derrière la caméra. La Strada (1954) lui vaut l’étiquette de cinéaste catholique. Cependant, avec La Dolce Vita, un renversement de situation s’opère et l’Eglise le renie. L’obsession de Fellini est l’étude de la narration, la destruction du fil conduc-teur du récit. Il s’interroge également sur le cinéma et sur la création en gé-néral dans 8 ½ (1963). Les souvenirs ainsi que les rêves et l’inconscient prennent une place importante dans son œuvre et deviennent un sujet ré-current de son cinéma à lui. L’exposition choisit de revenir sur le mythe et le donne à voir et à comprendre au grand public. Sam Stourdzé, commissaire de l’exposition, a choisi de ne pas suivre Fellini dans sa chronologie mais de l’aborder à tra-

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vers ses obsessions : l’église, les papa-razzis (terme inventé d’ailleurs par Fellini), le strip-tease, les grosses fem-mes, les prostituées, les sosies, les fausses pubs, le music-hall, le cirque, le roman-photo ou encore les rêves. Elle s’organise sous quatre an-gles : Fellini et la culture populaire ; Fellini à l’œuvre ; La Cité des femmes & la place de l’homme ; et Fellini ou l’invention biographique. L’entrée de l’exposition donne immé-diatement le ton. Immense fond rouge pour nous présenter en quelques mots l’homme et affiche peinte gigan-tesque de La Dolce Vita. La sobriété des différentes salles qui suivent ainsi que l’intelligence de l’utilisation de l’espace servent le propos et les ima-ges. Des écrans géants suspendus, diffusant des extraits des films du metteur en scène, appuient les diffé-rents propos. Citons ainsi la scène du fameux rock d’Anita Ekberg ou encore celle du strip-tease d’une sensualité et d’un excentrisme poussé dans La Dol-ce. On découvre également des faus-ses pubs réalisées par le cinéaste, véri-table critique du consumérisme du XXème et de la place grandissante de la télévision dans le quotidien. Les médias et leur regard omniprésent sur les célébrités fascine également Felli-ni : la figure du paparazzi qui poursuit l’actrice connue dans La Dolce est en fait inspirée des débuts de la presse à scandale, lorsque Ava Gardner faisait la une des journaux avec ses amants. Chaque pièce possède sa pro-pre ambiance, son propre univers, d’une véritable peinture du siècle de

l’image à un miroir extravagant de l’inconscient du réalisateur. On se perd dans son monde et ses personna-ges, et on en ressort mûri, instruit et plus encore fasciné par cette figure décalée du monde du cinéma. Fellini la grande parade est une sorte de laboratoire visuel, terriblement sensible et sensuel. Mais l’exposition a aussi une portée plus vaste et pousse l’interrogation plus loin. Car à travers la figure de Fellini, il y a aussi une in-terrogation sur le siècle, le cinéma bien entendu, mais aussi bien d’autres concepts : la presse, les médias, la télévision et la publicité. Ou encore à voir ainsi : le siècle de l’image et de sa fabrique, sous tous les sens du terme. A voir également : dans le pro-longement de Fellini la grande parade, et pour rendre également hommage au réalisateur, l’artiste Francesco Vez-zoli réalise des pièces pour une autre exposition située au deuxième étage, intitulée « A chacun sa vérité ». Il s’y interroge sur le statut paradoxal de l’illusion et de la fiction dans notre perception de la réalité. Il aborde ainsi des grands thèmes du cinéma Felli-nien : la fascination pour les célébrités ou les mutations du désir face à l’hé-gémonie des médias. Ainsi, des écrans diffusent La Nuova Dolce Vita, campa-gne promotionnelle d’une mystérieu-se exposition qui n’aura en réalité ja-mais lieu et qui met en scène Eva Mendes en nouvelle Anita Ekberg.

Margaux Juvénal

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La Dolce Vita

Cet été, j’ai assisté à une projection en plein air de La Dolce Vita. De 22h à 1h, installée sur une chaise en plastique monstrueusement inconfortable. Typi-quement la « séance marathon » réser-vée un mois à l’avance, mais qui, deux heures avant, nous apparaît comme une épreuve insurmontable. Et puis on se décide à aller voir le film, et ses 2h46 filent sans s’en apercevoir.

A travers les tribulations de Marcello (Mastroianni), journaliste mondain fas-ciné par la sensualité ostentatoire de la bourgeoisie désœuvrée et de l’aristo-cratie décadente, on voit se déployer les différentes facettes de l’univers fel-linien, sa poésie, sa cruauté, et surtout sa légèreté intraitable, qui n’accorde à rien ni à personne le luxe d’être pris tout à fait au sérieux. La fuite en avant de Marcello nous entraine à travers une Rome fantasmée, où se côtoient tout à la fois mystique populaire, déli-res intellectuels et érotisme élégant ; autant de moyens factices d’éviter le désœuvrement et la solitude. Dans une démonstration saisissante de la facili-té avec laquelle on s’enfonce dans un hédonisme creux, Fellini filme les contradictions de Marcello. Il regrette vaguement d’avoir renoncé à ses velléi-tés littéraires pour écrire dans un jour-nal à scandale, culpabilise vaguement de délaisser sa compagne Emma, se repent vaguement de n’avoir pas su parler vraiment avec son père. Mais il s’applique à ne laisser aucun de ces remords peser durablement sur sa conscience, s’en détourne dès qu’ils

apparaissent, comme de cette petite fille blonde sur la plage à la fin du film, sym-bole de l’innocence, qu’il fait mine de ne pas entendre.

Perturbés par son apparent manque de cohérence, beaucoup se plaignent de n’avoir pas compris la Dolce Vita. Pour-tant son thème est assez classique : la décadence comme occupation et comme échappatoire, le renoncement à l’inno-cence, l’effet anesthésiant du luxe… La force du film, c’est de nous faire ressen-tir, et pas seulement comprendre. On est fasciné avec Marcello par la sensualité de cet univers crépusculaire et déliques-cent ; comme lui, on préfère oublier Em-ma et la littérature pour revoir la célèbre scène de la fontaine de Trevi. A mesure que le personnage s’enfonce dans la dé-chéance, le film gagne en intensité esthé-tique et se vide progressivement de sa substance, provoquant chez le spectateur la même insatisfaction permanente que chez le héros.

Certains ont vu dans La Dolce Vita la criti-que d’un hédonisme décadent. Mais le tableau est beaucoup trop beau pour n’être qu’une condamnation. Toute l’am-bigüité du film, et du même coup tout son intérêt, réside dans le fait qu’il cons-titue non pas un message mais une expé-rience, à partir de laquelle chacun est libre de tirer la conclusion qu’il veut, mais peut tout aussi bien ne pas en tirer du tout. Et reproduire l’expérience à l’infini, juste pour le plaisir.

Margaux Leridon.

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Satyricon

Sorti en 1969, année éroti-que, celle de Woodstock et des émeutes de Stonewall précédant la création du Gay Liberation Front, le Satyricon de Fellini est une étape-clef dans sa filmographie. Il marque en effet l'apogée de sa seconde pé-riode, plus baroque, excentrique et onirique, initiée avec la Dolce Vita, et son unique incursion dans le patri-moine littéraire italien, à savoir l'adaptation du Satiricon de Pétrone.

Ce film, peut-être le plus fou de son auteur, au point où l'on se demande s'il n'a pas été réalisé sous LSD, peut se lire à deux niveaux : une peinture des mœurs décadentes de la Rome de Néron (quoiqu'aucun indicateur temporel ne soit réellement fourni)

qui se veut le miroir de celles du mon-de moderne et une célébration de l'amour : amour physique, homo-sexuel, libéré.

Le Fellini Satyricon (ainsi inti-tulé en raison d'une querelle sur les droits de distribution) présente tout d'abord la particularité de ne pas être vraiment résumable. La trame du récit n'est pas linéaire et les différentes scènes n'ont aucun lien entre elles. Cet apparent illogisme est pourtant tout à fait explicable et compréhensi-ble dans le sens où Fellini a souhaité adopter dans son film la mutilation subie par le Satiricon, roman lacunaire de Pétrone. Pour planter le décor, il s'agit des aventures de deux amis, Encolpe et Ascylte, jeunes et beaux éphèbes romains qui se disputent les faveurs de Giton, leur esclave andro-

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gyne et adolescent (« giton » est d'ailleurs passé dans le langage cou-rant pour désigner un jeune homo-sexuel entretenu). Ensemble ou sé-parés, ils seront entraînés dans une suite d'aventures, comme le fameux dîner chez Trimalcion, véritable bac-chanale et débauche en tous genres, le combat contre un Minotaure ou le séjour chez Oenothée, suite à des concours de circonstances qui ne seront jamais révélés.

Le film s'ouvre sur un décor dépouillé en carton-pâte, décor qui pourrait à première vue sembler kitsch ou vulgaire mais qui est en fait tout à fait révélateur de la vision de Fellini : le monde n'est que représen-tation, illusion, rêve, ce qui est d'ail-leurs mis en valeur par le doublage des acteurs, procédé récurrent chez Fellini (le mouvement des lèvres ne s'accordant pas aux sons). Et juste-ment, la première scène nous mon-tre la représentation théâtrale de la légende de Mucius Scaevola, recons-titution plus que fidèle puisque le pauvre hère recruté pour jouer, mal-gré lui, le rôle de Scaevola se fait réellement couper la main. Tout est démesure : démesure de la parole (les acteurs ânonnent, comme une litanie, des phrases incompréhensi-bles, et d'ailleurs non sous-titrées, mâtinées d'italien, de latin ou de grec), du geste, du décor. La débau-che de couleurs, de musique, de ri-pailles s'ajoute au tableau noir et irréaliste d'une Rome en perdition et qui se meurt. Un tremblement de

terre fera ainsi s'écrouler la ville comme un château de cartes, em-portant ses habitants vautrés dans les jouissances, la luxure et la concu-piscence. Rien de chrétien pourtant ; le film n'est pas non plus moralisa-teur. L'enjeu est simplement d'ob-server et de donner à voir : les turpi-tudes de la Rome antique ne sont guère différentes de celles du mon-de moderne. Fellini tend un miroir, tel un portrait de Dorian Gray ciné-matographique, et le spectateur est forcé de regarder la vérité en face : voici les défauts de la société moder-ne, engoncée dans la pensée du pro-grès perpétuel de la civilisation alors qu'elle ne fait que répéter les mê-mes égarements passés. Cela est rendu possible par les nombreux regards caméra, procédé original qui bouleverse les codes du cinéma. Si cette technique n'est pas novatrice chez Fellini (il l'avait déjà utilisée dans Les Nuits de Cabiria), son usage plus que répété rend le spectateur mal à l'aise, comme s'il se sentait épié à son tour. En regardant la ca-méra, l'Homme de l'Antiquité sem-ble juger l'Homme du XXème siècle.

L'un des points communs entre eux deux, séparés par deux millénaires, est l'avidité, le désir ja-mais satisfait (ainsi, Giton se refuse à Encolpe et lui est infidèle) . Avide de sexe mais aussi et surtout d'argent : quand le poète Eumolpe demande, dans son testament, à ses proches de le manger afin qu'ils puissent hé-riter de ses biens, ces derniers ac-

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ceptent sans rechigner. Autre exem-ple : l'enlèvement contre, on imagi-ne, une rançon, d'un hermaphrodite albinos qui passait pour un dieu gué-risseur et qui finira par mourir de soif dans le désert. C'est à la mort des dieux qu'on assiste, donc à la fin d'un monde primitif mais pourtant civilisé (comme pouvait le symboli-ser le monde grec). C'est par consé-quent aussi la fin d'une certaine culture : le temps des aèdes grecs n'est plus et n'importe qui, tel Tri-malcion, ancien esclave et nouveau riche, peut s'autoproclamer poète au milieu des flatteries et des rires gras. Un personnage avouera ainsi aimer écouter du grec en mangeant.

Le Satyricon est aussi une débauche de sang et de sperme, ce qui nous renvoie à l'Héliogabale d'Antonin Artaud. Les orgies, sem-blables par exemple à celles décrites dans le roman érotique d'Oscar Wil-de, Teleny, sont monnaie courante (les héros sont invités, entre autres, à satisfaire les désirs de chair d'une nymphomane contre rétribution) et gare à celui qui perdrait sa virilité (tel Encolpe, en proie à une « panne », ce qui le met au ban de la société ; son impuissance sera finale-ment guérie par une déesse matrone de la fécondité dans une union char-nelle). Le « y » de Satyricon nous rappelle d'ailleurs la figure du satyre.

Mais les orgies et l'assouvissement de désirs sauvages (les personnages ressemblent plus à des animaux en

rut qu'à des êtres civilisés) n'occulte pas pour autant la célébration d'une beauté sous-jacente, l'amour. Amour libre, amour bisexuel et homosexuel. Tout repose dans la suggestion, donc la délicatesse des sentiments : l'acte en lui-même n'est jamais montré, le sous-entendu réside dans un regard ou dans la contemplation d'un corps nu ou de deux corps qui s'entrela-cent dans le sommeil. Cet érotisme du corps, au sens où l'entend Geor-ges Bataille, rejoint celui du cœur : c'est par amour pour Giton qu'Encol-pe endure ces aventures et n'aura de cesse de le rechercher. L'amour est enfin sublimé dans la mort : ainsi, on pense à la mort d'Ascylte dans les bras d'Encolpe ou encore au suicide d'un couple de patriciens, compro-mis, on s'en doute, avec le régime du César destitué. Le geste est ici émi-nemment beau et poétique et souli-gne leur désespoir mais aussi la force de leur union.

Fellini Satyricon est donc un specta-cle tragi-comique, parfois grotesque mais aussi poétique. Sous la débau-che, les désirs inassouvis et les pul-sions se cachent aussi de plus nobles sentiments, comme l'amour ou l'amitié.

Guillaume Narguet

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Sortie en salles du 21 Octobre 2009

Le Ruban Blanc, Michael Haneke

Un village protestant de l'Allemagne du Nord à la veille de la Première Guerre mondiale (1913/1914). L'his-toire d'enfants et d'adolescents d'une chorale dirigée par l'instituteur du village et celle de leurs familles : le baron, le régisseur du domaine, le pasteur, le médecin, la sage-femme, les paysans... D'étranges accidents surviennent et prennent peu à peu le caractère d'un rituel punitif. Qui se cache derrière tout cela ? Maintenant que s'est évaporée la polémique sur le favoritisme d'Isabel-le Huppert, qu'on accusait d'avoir donnée la Palme d'or à son ami Hane-ke, Le ruban blanc va pouvoir être jugé uniquement sur ses qualités ci-nématographiques. Et des qualités, il faut reconnaître qu'il en a, indénia-blement. Mais elles sont malheureu-

Alimenté par des étudiants de SciencesPo et d’ailleurs, Cine Qua Non passe en revue les films en salle, nouvellement sortis ou rediffusés. Non exhaustif, le Cahier Critique a vocation à être complété par le blog (http://cinequanonscpo.free.fr/) qui recense de surcroît quelques sorties DVD. Pour débattre en société, les fiches techniques sont dépassées : les critiques prennent le relais !

sement assez vite estompées par une rigidité pesante, qui ne permet pas au spectateur de "rentrer" dans l'histoi-re. Dès lors, on regarde le film se fai-re, de loin. La lenteur de la narration créée une distanciation entre l'action et le public. Pour autant, la mise en scène n'est pas figée, mais au contrai-re puissante, audacieuse. La réussite du film réside dans sa peinture soi-

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nuancé par la voix-off, renforce leur anomalie. Le récit prend alors parfois des allures fantastiques. C'est en montrant le moins qu'il suggère le plus. Ceux qui ne croient que ce qu'ils voient seront déçus, mais les ama-teurs de cinéma au sens premier du terme, ceux qui aiment la force évo-catrice des images salueront ce tra-vail. Lui attribuer une Palme, quand étaient en lice des œuvres aussi ma-gnifiques qu'Étreintes brisées, c'est une autre affaire. En laissant la place aux images plus qu'aux discours, Ha-neke laisse le spectateur sans répon-se, et donc suscite une frustration.

E.B.

gnée d’un village entier. Le réalisa-teur parvient à lui donner vie sous nos yeux, dans sa globalité, ne délais-sant aucun personnage. La splendeur de la photo, en noir et blanc, accen-tue l'aspect prophétique de son his-toire – grosso modo : l'asservisse-ment que subissent les enfants fera naître le fascisme vingt ans après, l’universalise. La forme pensée par Haneke sert le propos ; comme chez August Sander, l'austérité de la forme fait sens par rapport à la rigueur du fond. Le metteur en scène autrichien prend le parti de laisser hors champ toute la violence, lui qui l'avait si monstrueusement filmée dans Funny games, il refuse dès que possible le sensationnalisme. Le spectacle naît donc de cette absence de temps forts, de « climax », à rebrousse poil des conventions. Sur une trame voisi-ne, Clouzot, avec Le corbeau, avait fait de son village les lieux d'un jeu de piste haletant ; Haneke en fait ici un laboratoire ténébreux. Des différents évènements troublants qui se produi-sent, il choisit alternativement de nous dévoiler ou non le « coupable » ; mais au fond la résolu-tion importe moins que l’observation et la répercussion de l’acte. L’un des plus talentueux agitateurs du cinéma européen décide de se faire conteur, mais en conservant une démarche scénaristique implacable, où l’horreur n’est jamais loin ; Le ruban blanc est tout aussi « difficile » que ses autres long-métrages. L'apparente banalité qu'il donne aux évènements, un peu

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Ici le hors-sujet n’existe pas ! Toute analyse de film, de réalisateur, tout reportage, toute recherche sur un aspect du 7e art nous intéresse. Soyez libres, comme dirait Loach, It’s a free world.

Guy Maddin : le magicien de Winnipeg

Le Centre Pompidou a consacré, du 15 octobre au 7 novembre, une ré-trospective intégrale de la filmogra-phie du cinéaste canadien Guy Mad-din, « le magicien de Winnipeg ». Peu connu en dehors d'un cercle plutôt restreint d'inconditionnels, l'œuvre de Maddin mérite pourtant d'attirer un public plus large et l'on ne peut que saluer cette initiative du Centre Pompidou qui va dans ce sens.

Surréaliste, expressionniste, kitsch, onirique, fou, naïf, pervers, Guy Maddin est tout cela à la fois. Héritier et condisciple de Murnau, Wiene, Dreyer, Browning, Méliès mais aussi de Lynch, Jodorowsky, Kenneth Anger ou John Waters, l'œu-vre expérimentale de Maddin plonge aux sources de l'histoire du cinéma, avec une prédilection pour les films allemands des années 20 (le Cabinet du docteur Caligari, Nosferatu, Me-tropolis...) dont il reprend l'esthéti-

que jusqu'au mimétisme parfait, et les premiers films de Bunuel.

Le cinéma de Maddin, c'est en effet, tout d'abord, une ambiance particulière (caractérisée par la pré-dominance de la musique) et par l'image, par ce qui nous est donné à voir. Maddin privilégie l'aspect vi-suel ; selon lui, il est tout aussi agréa-ble, sinon plus, de raconter une his-toire en la montrant plutôt qu'en l'ex-pliquant. Son cinéma a donc ce côté enfantin, voire innocent, qui consiste à préférer les images aux mots. Ses films sont d'un noir et blanc sale, vieilli et granuleux (ou en couleurs sépia) afin de capter la quintessence même du cinéma primitif. Il sont aus-si la plupart du temps quasi muets, la narration en voix-off et l'apparition d'intertitres furtifs, à la limite du su-bliminal, se chargeant de fournir une trame au récit qui se déroule sous nos yeux.

Pour rendre hommage à l'ex-pressionnisme allemand et au cinéma muet en général, Maddin en copie la technique : ouvertures à l'iris, gros

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plans sur des visages fardés et lunai-res, intertitres etc. A cela, il ajoute des moyens plus modernes (qui res-tent néanmoins à mille lieues du nu-mérique ou d'autres technologies contemporaines) comme le format Super 8 par exemple, ce qui conforte son côté amateur. Car Maddin est un autodidacte : ancien employé de ban-que et peintre en bâtiment (ce qu'on remarque au passage dans l'une de ses autobiographies fantasmées et fictives , Des trous dans la tête, film dans lequel le héros, répondant ironi-quement au nom de Guy Maddin, repeint un phare sous les injonctions de sa mère tyrannique), le cinéaste a une réputation de bricoleur : il figno-le, ajuste des plans les uns aux autres qui se succèderont sur l'écran à toute vitesse, presque de manière épilepti-que. En plus d'être un artiste, Maddin est donc aussi un artisan : c'est au montage qu'il consacre les ¾ de son travail. On renvoie ici au court-métrage Footsteps, dans lequel on peut voir comment le bruitage, tout à fait fantaisiste et évidemment imagi-naire, est effectué après le tournage du film précédemment cité (ainsi, pour mimer le son que fait la mère quand elle dévore un enfant, le brui-teur est montré en train de croquer dans une botte de poireaux).

En alliant l'ancien au moder-ne, le but de Maddin est double : ten-ter de revenir au cinéma originel et, dans le même temps, proposer une réflexion sur la modernité et la tem-

poralité du Septième Art. En actuali-sant et en remettant au goût du jour, de manière audacieuse, inventive et originale, les techniques du muet, Maddin les fait revivre et démontre leur intemporalité. Oui, on est au XXIème siècle et pourtant, on peut continuer à filmer en noir et blanc et se passer de la couleur. Il est d'ail-leurs intéressant de noter que l'usage de la couleur, qui n'est pas systémati-que dans ses films, est criard et kits-ch, donc artificiel et non-authentique.

Maddin remonte dans le temps en s'appropriant les films muets et en rendant hommage à d'autres réalisateurs, qu'ils soient disparus ou toujours vivants. Cet hommage peut-être multiple : on pense ainsi à Tales from a Gimli Hos-pital, pot-pourri de Dreyer (Vampyr), Murnau (Nosferatu) et de Romero, qui décrit l'Islande en proie à une peste bubonique mystérieuse, et plus principalement à une scène marquan-te où l'un des malades, devenu fou et en transe, erre tel un zombie et me-nace, nouveau monstre de Frankens-tein, de s'attaquer à une petite fille terrifiée. L'ombre de ses doigts cro-chus se projette alors sur le mur blanc auquel est adossée sa victime.

Maddin revisite aussi, tel un psychanalyste, son propre passé et décortique notamment sa famille (on pense ainsi à Des trous dans la tête où le personnage « Guy Maddin », appelé par sa mère mourante, revient

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luttant contre la mort qui les étreint de plus en plus chaque seconde, est une trouvaille d'une beauté stupéfian-te que Tarkovski ne renierait pas. Si Maddin est un doux dingue pince-sans-rire, il est aussi éminemment poète.

Enfin, cet article serait incom-plet s'il n'évoquait pas sa muse, Isa-bella Rossellini, avec qui il a collaboré notamment pour The Saddest Music in the World, dans lequel elle joue la patronne unijambiste d'un bar de Winnipeg qui, pour relancer le com-merce d'alcool au temps de la Grande Dépression, organise le concours de la musique la plus triste du monde (Winnipeg ayant été désignée Capitale Mondiale du Chagrin). L'actrice et le réalisateur partagent de nombreux points communs, dont la quête des origines. Le court-métrage My dad is 100 years old sur Roberto Rossellini et dont l'unique interprète est sa fille Isabella est ainsi tout à fait représen-tatif.

Pour terminer, on ne peut que conseiller d'aller voir Winnipeg mon amour, encore en salles en ce moment, et de se ruer sur les DVD de ses films.

Guillaume Narguet

après 30 ans d'absence sur l'île qui l'a vu grandir, à Et les lâches s'agenouil-lent (film initialement conçu comme une installation où le spectateur de-vait s'agenouiller pour regarder les séquences à travers des peeping ho-les), ou encore au court-métrage The Dead father, histoire d'un père mort et ressuscité qui hante la vie de son fils jusqu'à ce que ce dernier finisse par le manger à la petite cuillère). On ne s'étonne donc pas pourquoi la figu-re du fantôme est récurrente dans ses films. Mais un de ses principaux sujets d'étude est sa ville natale, Winnipeg, perdue sous les glaces au fin fond du Canada. Il y a d'ailleurs consacré un magnifique documentaire-fiction, Winnipeg mon amour, son dernier film en date. Dans cette œuvre, Win-nipeg devient une ville rêvée, territoi-re des somnambules et des cham-pions de hockey, revenant jouer après leur mort dans leur stade désaffecté. Winnipeg, « his home for his entire life » qu'il désire reconstituer à l'iden-tique, jusqu'à employer des acteurs farfelus qui joueraient les membres de sa famille afin de revivre son enfance perdue.

Non seulement surréaliste, humoristique et un peu dérangé, le cinéma de Maddin est aussi poétique et renferme des passages dont la beauté est digne des plus grands chefs-d'œuvre. Ainsi, dans Winnipeg mon amour, le plan qui nous montre des chevaux figés dans un lac de glace et dont n'émerge que la tête, pétrifiés comme s'ils étaient encore vivants et

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La Danse, le ballet de l’opéra

de Paris, Frédérick Wiseman

Les arcanes du Palais Garnier Des hôpitaux psychiatriques aux ghet-tos noirs de Chicago en passant par de prestigieuses institutions comme la Comédie Française en 1996, Frede-rick Wiseman, cinéaste américain né en 1930 s’est spécialisé dans le genre documentaire.

Avec ce nouveau film, il nous plonge au cœur du ballet de l’Opéra de Paris. Durant 3 mois, il a filmé toute la vie de l’opéra, dans ses plus infimes dé-tails. La préparation de sept ballets nous est dévoilée, du choix des dan-seurs jusqu’aux représentations, en insistant sur les nombreuses heures de répétitions orchestrées par les très exigeants maitres de ballet dans les studios du Palais Garnier. La caméra saisit en plein effort les corps des danseurs qui sans cesse retravaillent les pas et les mouvements pour at-teindre la grâce et l’élégance exigée sur scène. Mais la danse, si elle cons-titue le cœur du documentaire, n’est pas la seule à être mise à l’honneur. Tous les aspects du fonctionnement de l’institution sont révélés, que ce soit la préparation des costumes, le blanchiment des chaussons, les repas, mais également l’administration et ses recherches de mécénat.

Picturalement, le film est une réus-site par la multiplication des plans-séquences durant les répétitions. La caméra ne sort jamais des murs du Palais Garnier, si ce n’est pour filmer les toits de Paris.

Dans La Danse, Frederick Wise-man, par une parfaite maîtrise du genre documentaire parvient à faire passer ce qu’il y a sans doute de plus éphémère et de plus volati-le, la transmission du mouvement. La multiplication des angles et la qualité du montage permettent de montrer à la fois la minutie du tra-vail effectué en répétition comme l’effet d’ensemble d’un corps de ballet dansant la grande valse de Paquita.

Le film surprend par l’absence to-

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tale d’interview, de musique et de commentaires en voix off. Mais c’est justement en se détachant de tout artifice dramatique que Wiseman parvient à retranscrire fidèlement l’atmosphère de l’opéra et à en révé-ler les sons inédits : le souffle des danseurs, le bruit des pointes, le cris-sement de la colophane, le bruit du tutu qui se froisse dans un porté …

Dans cette enveloppe à la fois silen-cieuse et sonore, le mouvement s’in-carne et la danse apparaît plus crû-ment, comme dépouillée. Néan-moins, est-ce assez pour conquérir un public de néophytes ? Pour un balle-tomane confirmé, l’intérêt du film est immense car il lui fait partager des instants chorégraphiques privilégiés, ceux qui précèdent la scène. Mais pour les non initiés, l’expérience peut se révéler assez frustrante. La pureté du mouvement et la beauté de la photographie peinent à compenser le manque total d’indications que Wise-man se refuse à donner de peur de tomber dans le didactisme. Ainsi, ni les noms des danseurs, ni le nom des chorégraphes, ni le nom des ballets n ’ a p p a r a i s s e n t . La magie de la scène tient en grande partie à ce qui se déroule en répéti-tions, sans costumes et sans décors dans les studios du Palais Garnier. La Danse permet aux spectateurs de partager ce travail minutieux du geste qui doit allier sentiment et perfection technique. Néanmoins, en ce qui

concerne les rapports humains dans le microcosme ultra-hiérarchisé que constitue le ballet de l’Opéra, l’alchimie qui permet à une compagnie de maintenir la qualité de son répertoire et de s’ouvrir à la modernité, Wiseman reste muet. Peut-être craint-il de perdre l’expérience féerique et naïve qu’il a en tant que specta-teur ? Peut-être craint-il d’en dire trop ? La Danse, magnifique por-trait d’une compagnie, le Ballet de l’Opéra, ressemble malheureuse-ment par la faiblesse de sa dimen-sion critique trop souvent à un clip promotionnel. C’est peut être l’ef-fet d’une coproduction signée Opé-ra de Paris… Marie Dutertre Laure Taillandier-Thomas

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Située au cœur de ce que le 7e arrondissement a de plus classique, juste derrière les Invalides, dans un des quartiers les plus calmes de Pa-ris, La Pagode, dont l’architecture tient plus du temple japonais que de la salle de cinéma, fait figure d’OV-NI. Ce surprenant bâtiment cons-truit en 1895 par l’architecte Alexan-dre Marcel abritait à l’origine des bals et des réceptions aux thémati-ques orientales, et n’a été transfor-mé en cinéma que dans les années 1930. A la « salle japonaise » d’origi-ne, richement décorée, a été ajou-tée en1973 un seconde salle, en sous-sol.

Aujourd’hui, on peut venir y re-garder une sélection originale de films plus ou moins indépendants et s’attarder ensuite dans un jardin à l’orientale particulièrement sympa-thique. Classé « art et essaie », le cinéma propose une programmation de qualité qui reste cependant assez classique, allant du blockbuster in-tello (Almodovar, Kusturica…) au film indépendant grand public (Gus Van Sant, Desplechin…), toujours en version originale. Détail particulière-ment appréciable, la salle propose notamment des films trop récents pour intégrer des rétrospectives ou faire l’objet de reprises, mais suffi-

samment anciens pour ne plus être diffusés dans les autres salles pari-siennes. Actuellement par exemple, La Pagode diffuse Himalaya, l’enfan-ce d’un Chef. Sorti en 1999, ce film époustouflant d’Eric Valli est entiè-rement filmé dans des décors natu-rels, avec des acteurs non profes-sionnels. Par ailleurs, La Pagode ac-cueille régulièrement différents fes-tivals, comme le Festival Internatio-nal du film d’environnement qui se déroulera du 18 au 24 novembre, et au cours duquel le public pourra découvrir gratuitement une série de documentaires, de courts métrages et de fictions. Au total plus de 100 films, dont certains en compétition pour le Grand Prix, le Prix Spécial du Jury, le Prix du Meilleur Documen-taire et le Prix de la Meilleure fic-tion. Parrainé pas Nicolas Vannier, le festival mettra à l’honneur la jeune création chinoise.

Conséquence inévitable de sa localisation quelque peu improba-ble, on ne se retrouve pas dans ce cinéma par hasard, et son public se compose surtout d’un groupe d’ha-bitués. Cependant le cercle des ini-tiés ne cesse de s’agrandir, la Pago-de s’étant petit à petit imposée comme un lieu incontournable pour le cinéphile parisien, et on y croise

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12 Novembre L’auberge espagnole { 14h15, dans l’amphithéâtre Boutmy 18 Novembre Pour un seul de mes deux yeux, 17h et 19h15, amphithéâtre Jean Moulin 25 Novembre Boogie Nights, 17h et 19h15, amphithéâtre Jean Moulin Cinémathèque française Haneke—19 octobre au 22 novembre 2009 Fellini—21 octobre au 20 décembre 2009 Forum des images Tel Aviv—4 novembre au 6 décembre 2009

Pour les adhérents : DVD THEQUE— Venez profiter de la DVDthèque au local du BdA ! Plus de 150 films vous attendent, des plus classiques aux plus récents : consultez le catalogue sur http://bdarts.org/cineclub/dvdtheque/. - inscription : être adhérent au BdA et fournir un chèque de caution de 50 euros - prêts valables jusqu’aux lundis de la semaine suivante

Informations pratiques :

La Pagode 57 bis, rue de Babylone 75 007 Paris Tarifs : de 5 à 8 euros

notamment quelque figures du ciné-ma français, beaucoup revendiquant cette salle comme leur favorite. Cet endroit unique a de plus été classé monument historique, bonne raison complémentaire d’aller y faire un tour. Margaux Léridon.

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