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Aussi étonnant que cela puisse paraître, on connaît mal la vie d’Alphonse Desjardins avant la naissance du mouvement qui porte son nom. Jusqu’à présent, ses biographes ont insisté surtout sur l’histoire des caisses popu- laires, reléguant au second plan les autres aspects de sa vie active. Pourtant, Desjardins est déjà âgé de 46 ans lorsqu’il fonde, avec l’aide de quelques collaborateurs, la Caisse populaire de Lévis. S’il choisit cette ville, c’est parce que le milieu lévisien est le sien et qu’il le connaît parfai- tement. À ce moment-là, Desjardins a franchi les étapes de la vie d’un homme d’âge mûr. Elles ont imprégné son enfance, sa vie familiale, son éducation, son expérience professionnelle, ses loisirs et ses réseaux. En attendant une grande biographie qui restituerait l’homme dans sa société et non seulement dans son œuvre, il y a son projet de caisse populaire. À cet égard, il importe de tracer ici une esquisse biographique d’Alphonse Desjardins, de façon à mieux connaître la vie de celui qui allait devenir le fondateur des caisses populaires et les circonstances particulières qui l’ont amené à ébaucher son projet à Lévis. LA JEUNESSE À LÉVIS Alphonse Desjardins est né le 5 novembre 1854, dans une maison de la rue Carrier à Lévis, en face de Québec. Il est le huitième d’une famille de condition modeste comptant 15 enfants. Son père, François Roy dit Chapitre I Alphonse Desjardins, citoyen de Lévis (1854-1900)

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Page 1: Chapitre - Desjardins.com · 2004. 11. 2. · Desjardins, est un journalier qui traite, à l’occasion, quelques affaires. Atteint d’invalidité, il ne parvient pas à occuper

Aussi étonnant que cela puisse paraître, on connaît mal la vie d’AlphonseDesjardins avant la naissance du mouvement qui porte son nom. Jusqu’àprésent, ses biographes ont insisté surtout sur l’histoire des caisses popu-laires, reléguant au second plan les autres aspects de sa vie active.Pourtant, Desjardins est déjà âgé de 46 ans lorsqu’il fonde, avec l’aide dequelques collaborateurs, la Caisse populaire de Lévis. S’il choisit cetteville, c’est parce que le milieu lévisien est le sien et qu’il le connaît parfai-tement. À ce moment-là, Desjardins a franchi les étapes de la vie d’unhomme d’âge mûr. Elles ont imprégné son enfance, sa vie familiale, sonéducation, son expérience professionnelle, ses loisirs et ses réseaux. Enattendant une grande biographie qui restituerait l’homme dans sa sociétéet non seulement dans son œuvre, il y a son projet de caisse populaire.À cet égard, il importe de tracer ici une esquisse biographique d’AlphonseDesjardins, de façon à mieux connaître la vie de celui qui allait devenir lefondateur des caisses populaires et les circonstances particulières qui l’ontamené à ébaucher son projet à Lévis.

LA JEUNESSE À LÉVIS

Alphonse Desjardins est né le 5 novembre 1854, dans une maison de la rueCarrier à Lévis, en face de Québec. Il est le huitième d’une famille decondition modeste comptant 15 enfants. Son père, François Roy dit

Chapitre I

Alphonse Desjardins,citoyen de Lévis (1854-1900)

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Desjardins, est un journalier qui traite, à l’occasion, quelques affaires.Atteint d’invalidité, il ne parvient pas à occuper longtemps le mêmeemploi. C’est pourquoi sa mère, Clarisse Miville dit Deschênes, doit tra-vailler comme femme de peine chez des voisins pour joindre les deux bouts.

Après avoir suivi les classes primaires à l’école paroissiale Potvin,Alphonse Desjardins poursuit ses études au Collège de Lévis. De 1864 à1870, il y parcourt successivement les quatre classes du cours commercialdans lesquelles on lui enseigne le français, l’anglais, l’histoire, la géogra-phie, la tenue des livres, la sténographie et des notions élémentaires de

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LA CAISSE POPULAIRE DE LÉVIS

LE COLLÈGE DE LÉVIS (AU CENTRE, À L’ARRIÈRE-PLAN) À L’ÉPOQUE OÙ LE JEUNE ALPHONSE

DESJARDINS Y ÉTUDIAIT.

Source : Mgr Élias Roy. Le Collège de Lévis. Esquisse historique, 1953.

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ALPHONSE DESJARDINS, CITOYEN DE LÉVIS (1854-1900)

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mathématiques et de physique. Son dossier scolaire révèle un élève tenaceet appliqué, qui éprouve toutefois quelques difficultés. Forcé de recom-mencer la troisième classe du cours commercial, il ne se laisse pas aller audécouragement. L’année suivante, il se classe parmi les premiers de saclasse et remporte de nombreux prix. Une fois son cours commercial ter-miné, il entreprend la première classe du cours de latin. En plus de récolterquelques prix, il est choisi comme candidat à l’Académie Saint-Joseph,une société visant à récompenser les efforts méritoires des élèves duCollège de Lévis. Toutefois, il devient un élève inconstant. C’est que lesoutien familial commence à faire défaut. En juillet 1870, âgé de 15 ans, ildoit abandonner le collège, probablement parce que le coût des étudesclassiques est élevé1.

Qu’à cela ne tienne! Alphonse Desjardins marchera sur les tracesde l’un de ses frères aînés pendant plusieurs années. Louis-GeorgesDesjardins (1849-1928), journaliste, militaire, politicien et partisanconservateur, remplira tour à tour les fonctions de député conservateur deMontmorency à l’Assemblée législative (1881-1890), de député conser-vateur de Montmorency et de L’Islet à la Chambre des communes (1890-1892) et de greffier de l’Assemblée législative (1892-1912). De 1869 à1893 environ, il exercera une grande influence sur son cadet.

À l’été 1869, soit un an avant la fin de ses études, AlphonseDesjardins s’enrôle dans le 17e Bataillon d’infanterie de milice volontairede Lévis, où son frère Louis-Georges détient le grade d’adjudant. De 1869à 1871, la jeune recrue suit son instruction militaire, notamment dans lescamps annuels de la milice établis près du fort no 1 à Lauzon. Desjardinsfréquente aussi, en 1870, l’école militaire de Québec qui lui dispense unesolide formation. Après avoir réussi des examens sévères, il se voit accor-der des certificats de seconde et de première classe, en septembre et enoctobre 18702. Grâce à ces bons résultats, il ne tarde pas à être promu augrade de sergent-major, ce qui lui vaut d’être «spécialement sous les ordresde l’adjudant», en l’occurrence son frère Louis-Georges3.

Le sergent-major Alphonse Desjardins est aux premières logeslorsque survient le raid fénien de 1871. Fondée en 1858 aux États-Unis, laFraternité républicaine irlandaise est un mouvement révolutionnaire sedonnant pour but de lutter pour l’indépendance de l’Irlande. Parmi sesmembres nommés Féniens, certains forment le dessein d’affaiblirl’Angleterre en attaquant le Canada. À compter de 1866, ils mènent desincursions périodiques en territoire canadien, mais sans résultat.

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LA CAISSE POPULAIRE DE LÉVIS

En octobre 1871, une cinquantaine de Féniens lancent un raid auManitoba. Ils anticipent, à tort, l’appui de Louis Riel et des Métis. Déjouépar l’armée américaine, leur coup de main échoue lamentablement.Soucieux de contrer une nouvelle menace d’invasion, le gouvernementcanadien riposte par l’organisation d’une expédition militaire à la Rivière-Rouge. À Lévis, le sergent-major Alphonse Desjardins se porte volontairepour cette expédition. Le 17 octobre 1871, il prend le train à Lévis à des-tination de Collingwood en Ontario. Commandée sur le terrain par lecapitaine Thomas Scott, l’expédition franchit la distance « depuis lecentre du Canada jusqu’au Manitoba, par l’ancienne route commercialedu Nord-Ouest empruntée par La Vérendrye et les marchands de fourrurede la Compagnie du Nord-Ouest4 ». À l’époque, un tel voyage n’a riend’une excursion car le trajet est parsemé de portages et la route est parfoisimpraticable à cause des rigueurs du climat. Partie de Collingwood le21 octobre, l’expédition ne parvient à fort Garry qu’un mois plus tard. Àdéfaut d’aller au feu, le sergent-major Alphonse Desjardins y fera son ser-vice militaire pour un terme de douze mois, soit jusqu’en septembre 1872.

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LE FORT GARRY (MANITOBA) VERS 1870. LE SERGENT-MAJOR ALPHONSE DESJARDINS FUT

MEMBRE D’UNE EXPÉDITION MILITAIRE CANADIENNE QUI Y SÉJOURNA

DE NOVEMBRE 1871 À SEPTEMBRE 1872.

Source : Hartwell Bowsfield. Louis Riel. Le patriote rebelle, Montréal, Éditions du Jour, 1973.

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UN DÉBUT DE CARRIÈRE DANS LE JOURNALISME

De retour à Lévis, Alphonse Desjardins s’engage dans la presse fidèle auParti conservateur. De 1872 à 1876, il fait l’apprentissage du journalisme àL’Écho de Lévis, sous la direction d’Isidore-Noël Belleau. En 1873, ilséjourne à Ottawa à titre de correspondant de ce journal. Outre la vie par-lementaire, il aborde des sujets d’actualité comme l’industrialisation, ledéveloppement local et l’émigration des Canadiens français aux États-Unis.

Parallèlement à sa carrière de journaliste, Desjardins est à l’affûtd’expériences nouvelles dans des domaines aussi variés que la littérature etla mutualité. À Ottawa, il occupe son temps libre à exercer sa plume. Le4 avril 1874, il signe une tragédie en trois actes intitulée Arthur deBretagne. Mais cet essai n’est guère concluant et l’œuvre est reléguée auxoubliettes. Quoi qu’il en soit, sa première expérience mutualiste aura plusd’incidence sur le cours de sa vie.

Dans le dernier tiers du XIXe siècle, Lévis est un terrain favorable audéveloppement de la mutualité appliquée à l’assurance vie. C’est ainsique, de 1864 à 1875, on assiste à l’incorporation de six sociétés de secoursmutuels dans la région lévisienne5. Vers la fin de cette période, un groupede citoyens songe à fonder également une société de construction afin demettre en pratique la mutualité dans un autre secteur névralgique, celui del’habitation. Sous l’impulsion de la Chambre de commerce de Lévis, cescitoyens forment, en février 1875, un comité provisoire chargé de sou-mettre le projet à la population. Parmi les directeurs provisoires de lafuture société, on retrouve Louis-Georges Desjardins, frère d’Alphonse,qui remplit les fonctions de secrétaire-trésorier6.

La Société de construction mutuelle de Lévis est une associationrégionale regroupant les municipalités de Lévis, Saint-Joseph de Lévis etSaint-Romuald. Son but principal est d’«aider les personnes qui gagnentdes salaires modiques à s’acheter une propriété et se bâtir une résidence» àl’aide d’un prêt maximal de 500$. À ce premier objectif s’ajoute celui dedévelopper chez ses adhérents l’habitude de l’épargne et de la prévoyance.Chaque adhérent doit souscrire au capital de la société en versant un droitd’entrée de 50¢ et en se procurant un livret de reçus d’une valeur de 25¢.Par la suite, il s’engage à débourser 50¢ par semaine pendant dix ans, soitun montant total de 260$. Après quoi, « tout l’avoir de la Société seraégalement divisé entre tous les membres et la société sera dissoute7».

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LA CAISSE POPULAIRE DE LÉVIS

Au mois d’avril 1875, la Société de construction mutuelle de Lévislance sa campagne de souscription du capital. Quant aux versements heb-domadaires, ils débuteront en mai «lorsque les travaux d’été répandront laprospérité au milieu de la population8». Pour souscrire au capital, les per-sonnes intéressées peuvent s’adresser à l’un des directeurs provisoires ouencore à deux percepteurs, George Vien et Alphonse Desjardins9.

Au bout du compte, l’expérience de la Société de constructionmutuelle de Lévis est éphémère. Malgré la prolongation du délai des sous-criptions, les directeurs provisoires ne parviennent pas à recueillir le capi-tal requis. Le 3 août 1875, ils s’avouent vaincus devant la crise commer-ciale qui sévit alors et leur projet est renvoyé aux calendes grecques10.Retenons de tout ceci que l’expérience avortée de la Société de construc-tion mutuelle de Lévis a permis à Alphonse Desjardins de s’initier auxrouages d’une association mutuelle basée sur l’utilisation de l’épargne etdu crédit à des fins de développement local, et ce, dès le début de sa vieadulte.

À la suite de la fermeture de L’Écho de Lévis, le 12 juillet 1876,Alphonse Desjardins passe au Canadien de Québec, dont son frère Louis-Georges est propriétaire avec Joseph-Israël Tarte. Il y côtoie Jules-PaulTardivel qui deviendra l’un de ses meilleurs amis et un collaborateur avisé.Sa contribution au journal revêt plusieurs formes. En dehors des faitsdivers, il propose parfois à ses lecteurs une revue de la presse britanniquecouvrant les informations internationales. En outre, il tient à l’occasionune chronique consacrée à l’actualité lévisienne. Au mois de janvier1878, il en soumet l’orientation à la rédaction du journal :

On m’accusera peut-être d’exagérer quelque peu, mais je crois que,de temps à autre, un résumé, sous forme de lettre, des nouvelles quise produisent dans notre ville offrira un certain intérêt à vos lecteursde la Rive-Sud. Je peux me tromper et mon affection pour Lévis peutme faire priser trop haut ce qui la concerne. Quoi qu’il en soit, j’osecompter sur un espace dans vos colonnes pour mettre à exécutionl’idée qui m’a fait écrire ces quelques lignes, tout en avouant fran-chement que j’ai l’intention de continuer à l’avenir si ces lettres ontl’avantage d’intéresser quelques-uns des lecteurs11.

En conséquence, Desjardins suit de près les activités d’organismesde la rive sud comme la Société d’agriculture du comté de Lévis. Il n’hé-site pas à signer, à l’occasion, des articles polémiques. S’inquiétant de la

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montée de la lutte des classes et du socialisme en Europe et en Amériquedu Nord, par exemple, il exhorte les catholiques à réagir énergiquement:

Ainsi, dans le Nouveau, tout aussi bien que dans l’Ancien Monde,les pauvres et les riches sont à deux doigts d’une lutte épouvantable.Notre brillante civilisation aboutit à la guerre sociale. Le libéralismen’a su que déchaîner la force brutale et créer de violents antago-nismes. Il y a là de quoi réfléchir, et surtout de quoi demander s’il neconvient pas de chercher d’autres remèdes à la grande maladie duXIXe siècle. Seuls, les catholiques possèdent la doctrine du salut ;qu’ils aient donc le courage de la prêcher, et surtout de l’appliquer12.

Dans la pratique de chaque jour, la principale tâche du jeune jour-naliste est plus modeste. Comme il connaît bien la sténographie, la direc-tion du Canadien lui confie la couverture des débats de l’Assemblée légis-lative de Québec. En 1877 et en 1878, le journaliste-sténographe préparedonc les premiers comptes rendus des débats à partir du montage de sespropres articles.

En tant que membre du bureau de rédaction du Canadien,Alphonse Desjardins peut développer des relations sociales dans la capi-tale. Ainsi, le 15 décembre 1877, il est l’un des membres fondateurs de laSociété de géographie de Québec qui réunit, dès sa création, « les plushautes personnalités ecclésiastiques et politiques, l’élite intellectuelle, lemonde des affaires ainsi que le tout-Québec13». La présence de Desjardinsau sein de ce cénacle n’a pas de quoi surprendre. En effet, «comme jour-naliste, militant conservateur et frère du [propriétaire du journal] Louis-Georges Desjardins, il a facilement accès auprès d’un groupe restreint etinfluent d’hommes politiques et de partisans qui se chargeront de complé-ter son éducation» et de l’accueillir dans leur monde14. Et il a des intérêtscommuns avec plusieurs membres de la Société de géographie de Québec.Parmi eux, Nazaire LeVasseur – lui-même membre fondateur et présidentde 1898 à 1905 – définissait ainsi la géographie:

Au point de vue scientifique général, la géographie embrasse toutesles autres sciences, mathématiques, physique, chimie, histoire natu-relle, ethnologie, géologie, histoire, économie politique, sans compterqu’elle ouvre au commerce et à l’industrie les voies les plus directes etfournit la connaissance la plus positive des marchés de production etde consommation. On voit aussi par là qu’elle est un élément indis-pensable de toute colonisation sérieuse et profitable15.

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ALPHONSE DESJARDINS, CITOYEN DE LÉVIS (1854-1900)

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Voilà une discipline qui concorde largement avec les vues du jeuneDesjardins qui, à titre de journaliste, porte alors son attention sur des ques-tions d’actualité comme la situation de l’agriculture au Québec et dans lemonde, l’émigration des Canadiens français aux États-Unis, la promotionde la colonisation ou encore le développement économique de Lévis.Néanmoins, il ne semble pas avoir été très actif au sein de la Société degéographie de Québec. En effet, ses intérêts l’orientent plutôt vers lesréseaux associatifs de Lévis, où il aura sa résidence jusqu’à sa mort.

Sur la scène politique, Alphonse Desjardins est un militant duParti conservateur. Lors des élections fédérales de 1878, il remplit les fonc-tions de secrétaire du Comité central conservateur du comté de Lévis. Àpartir de son bureau, le jeune organisateur intervient aussi dans les comtésavoisinants. Le 1er septembre 1878, il est aux côtés du candidat conserva-teur Jos. E. Turgeon au moment de l’ouverture de la campagne électoraledans le comté de Mégantic. Il participe alors à une réunion politiquecontradictoire avec le libéral Armand Lavergne et se distingue par sa maî-trise des questions économiques. Dans les jours suivants, il assiste àd’autres assemblées politiques à Sainte-Sophie et à Somerset16.

Le 10 septembre 1878, jour des élections, Desjardins se trouve dansson comté pour savourer la victoire du candidat local, Joseph-GodricBlanchet. Le 19 septembre, les conservateurs célèbrent sa victoire électo-rale par un grand triomphe dans les rues de Lévis. Desjardins et les autresmembres du Comité central conservateur escortent le héros de la fête. Lecortège triomphal aboutit devant la résidence de Blanchet, où plus de6000 personnes, dit-on, se réunissent pour écouter les orateurs. Parmi cesderniers, Alphonse Desjardins prend la parole immédiatement après sonfrère Louis-Georges17. Quelques jours plus tard, soit le 23 septembre, il serend à Montmagny pour prononcer un discours devant une assembléefêtant la victoire du conservateur Auguste-Charles-Philippe Landry dansce comté18.

En 1879, Desjardins abandonne le journalisme pour devenir édi-teur des débats parlementaires de l’Assemblée législative de Québec. Lesmobiles qui l’ont incité à prendre cette décision demeurent obscurs. Il estprobable que le gouvernement lui a offert cet emploi en récompense desservices rendus lors des élections fédérales de 1878 et de sa campagneouverte en faveur de Joseph-Godric Blanchet, élu député de Lévis. Mais ilest également possible que, s’étant marié à Dorimène Roy-Desjardins le

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2 septembre 1879, Desjardins soit devenu éditeur des débats dans le butd’assurer à sa famille une certaine sécurité financière. Leur union donneradix enfants, dont trois mourront en bas âge.

En tant qu’éditeur des débats parlementaires, Alphonse Desjardinsdoit résumer les interventions des députés et en rapporter l’essentiel dansles Débats de la Législature de la Province de Québec, publication annuellesubventionnée par le gouvernement. Ses aptitudes professionnelles ins-pirent l’estime de ses confrères de la presse. Une dizaine de journaux fontbon accueil au premier volume des Débats Desjardins, paru en 1879. LeCanadien se félicite de la publication de «ce travail si nécessaire, et qui areçu l’approbation de la presse sans distinction de partis pris politiques».Et il publie une revue de presse contenant «des appréciations que les jour-naux des deux partis ont faites de ce travail19». Tous reconnaissent d’em-blée le caractère d’impartialité et d’authenticité des Débats.

Pendant sept ans, Desjardins édite consciencieusement les débatsparlementaires de l’Assemblée législative de Québec. Mais la situationchange à partir de 1887, alors que les libéraux d’Honoré Mercier prennentle pouvoir et songent à le remplacer par un des leurs. Le 14 décembre1889, il apprend que le gouvernement Mercier lui coupe les vivres afin deréduire les dépenses publiques. En fait, ce mobile économique camoufledes écheveaux de rivalités politiques. Abasourdi, Desjardins sollicite l’ap-pui de la presse et de son ami Tardivel dans l’espoir de renverser la déci-sion gouvernementale. Les journaux L’Événement, La Vérité et Le Canadienengagent une polémique avec La Justice qui n’hésite pas à remettre enquestion la valeur du travail de l’éditeur. Rien n’y fait et Desjardins seretrouve sans emploi.

Marquons un temps d’arrêt pour examiner attentivement lesréseaux sociaux d’Alphonse Desjardins à Lévis dans les années 1880. Aucours de cette décennie, toute l’action de Desjardins s’articule autour dedeux axes. Sur le plan professionnel d’abord, ses fonctions d’éditeur desdébats parlementaires, qui comportent leur part de prestige, lui ouvrentles portes de la bonne société lévisienne et québécoise. Sur le plan socialensuite, son engagement au sein de la Chambre de commerce de Lévis estle fil conducteur d’une série d’initiatives favorables au développementlocal de Lévis.

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ALPHONSE DESJARDINS ET L’ASSOCIATION

À Lévis, on assiste, surtout dans les années 1880, à l’émergence de plu-sieurs réseaux associatifs. L’historienne Diane Saint-Pierre a constaté queces poussées successives constituent autant de réactions aux changementsqui bousculent la socio-économie lévisienne:

À mesure que la population s’urbanise, que le niveau d’instructionaugmente, des associations culturelles, souvent à saveur patriotiqueet sociale, voient le jour. […] Les objectifs visés et les pratiques cul-turelles adoptées s’insèrent dans les enjeux de la société locale etrégionale bousculée par cette montée rapide de l’industrialisation etde l’urbanisation. Ces associations volontaires deviennent d’ailleursdes lieux de consolidation du pouvoir de la bourgeoisie20.

Toutes ces associations recrutent leurs membres, particulièrementleurs dirigeants, parmi les notables lévisiens qui y bénéficient d’un accèsprivilégié. Fortement sollicités, ces derniers ont tendance à multiplierleurs adhésions à plusieurs associations. Ainsi, ils « peuvent forger oumaintenir leur ascendant social sur l’ensemble de la collectivité, en béné-ficiant de canaux divers d’information et d’une notoriété auprès du plusgrand nombre21».

De ce point de vue, Alphonse Desjardins est une figure dominantede l’élite intellectuelle de Lévis, composée d’écrivains, de journalistes etde professeurs22. À ce titre, il se retrouve au cœur du foisonnement asso-ciatif qui anime la société lévisienne. Au fil de ses expériences profession-nelles, il réussit à s’intégrer étroitement aux réseaux des membres de lapetite bourgeoisie locale. Il profite ainsi des retombées de leur influencequi se traduisent «par la solidarité, la convergence des points de vue etsans aucun doute l’amitié des gens dont les intérêts politiques, écono-miques et idéologiques se rencontrent malgré des oppositions de parti et laconcurrence des affaires23». Desjardins participe donc à la naissance et audéveloppement des institutions locales et régionales. Plus encore, il donneson adhésion à «des associations aux profils sociologiques différents», cequi lui donne «accès à de multiples canaux d’information pénétrant desnoyaux peuplés d’ouvriers, d’employés, de petits commerçants et d’arti-sans24». Il saura en faire bon usage au moment opportun. Ainsi, il s’engageà fond dans les activités de sociétés culturelles lévisiennes, consacrées auxquestions littéraires et patriotiques, comme l’Institut canadien-français etla Société Saint-Jean-Baptiste.

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Fondée en 1857, la Société littéraire et de discussion de Notre-Dame-de-la-Victoire de Lévis est une section locale de l’Institut canadiende Québec. Dès l’année suivante (1858), on la désigne d’ailleurs sous lenom d’Institut catholique canadien. L’Institut exercera une influence pré-pondérante, quoique sporadique, sur la vie intellectuelle de Lévis. Il ytient une bibliothèque et une salle de périodiques, organise «des lectureshebdomadaires et des conférences publiques sur les sciences, la littérature,l’histoire, la morale et la philosophie» et présente «des pièces à saveurmorale ou patriotique». À l’origine, l’Institut recrute ses membres au sein« des professions libérales et de la petite bourgeoisie commerçante deLévis25». Mais il ne tarde pas à éprouver des difficultés attribuables vrai-semblablement à son caractère élitiste. Souvent miné par les dissensionsintestines, il sera relancé à quelques reprises.

Alphonse Desjardins est associé de près à l’une de ces relances. Aumois de septembre 1878, il se joint au «groupe de jeunes gens, aimant

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ALPHONSE DESJARDINS, CITOYEN DE LÉVIS (1854-1900)

LE CURÉ JOSEPH-DAVID DÉZIEL VERS 1870. DE L’AVIS DE Mgr ÉLIAS ROY: «ON PEUT DIRE

QUE LES GÉNÉRATIONS FORMÉES PAR CET APÔTRE POSSÉDAIENT UNE INSTRUCTION

RELIGIEUSE AU-DESSUS DE LA MOYENNE.»

Source : J.-Edmond Roy. Mgr Déziel. Sa vie – ses œuvres, Lévis, réédition, La Société d’his-toire régionale de Lévis, 1989.

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l’étude et désireux de profiter des avantages que donne l’association», quimet sur pied l’Institut canadien-français de Lévis26. Ces jeunes souhaitenten faire le lieu de rassemblement de «tous ceux qui ont à cœur l’éducationde la jeunesse et notre avancement27 ». Pour atteindre ces objectifs,l’Institut canadien-français tient une salle de lecture contenant un grandnombre de journaux et de publications littéraires provenant des quatrecoins de la province. Et il réserve ses salles à la tenue de conférences et deséances de discussion. Toutes ces activités visent à augmenter le nombre demembres de l’Institut et «à développer les facultés intellectuelles d’un bonnombre de jeunes gens que les hasards de la fortune avaient privés d’unebrillante éducation28». Effectivement, l’Institut parviendra à recruter denouveaux membres, principalement parmi les ouvriers artisans de Lévis29.

Cependant, cette relance ne se fait pas sans heurts. Pendant plu-sieurs années, l’Institut canadien-français de Lévis est le théâtre d’unaffrontement entre «un groupe de jeunes gens, amis des lettres» et «unecertaine classe d’hommes qui [le] poussaient […] dans les bras de l’apa-thie30 ». Les choses commencent à changer à compter d’octobre 1882,alors qu’Alphonse Desjardins est élu président de l’Institut canadien-français. En un an, il s’efforce de compléter le travail d’organisation del’Institut et obtient le patronage de l’abbé Antoine Gauvreau, curé deLévis. Il présente également une série de conférences données par des«hommes de lettres distingués», comme Napoléon Legendre, Jules-PaulTardivel, Joseph-Edmond Roy et Nazaire LeVasseur31. Dans son rapportde 1883, le président Alphonse Desjardins s’attribue même une bonnepart de la relance effective de l’Institut canadien-français. Il aura crié vic-toire trop tôt car la zizanie entre les membres de l’Institut renaît bientôt.En 1888, on retrouve le nom d’Alphonse Desjardins dans la liste desmembres du Cercle littéraire de Lévis32. Quant à l’Institut canadien, ilsera l’objet d’une autre tentative de réorganisation en 1906.

Entre-temps, Alphonse Desjardins est aussi l’un des organisateursde la Société Saint-Jean-Baptiste de Lévis, fondée le 18 janvier 1880.Animée par le patriotisme, cette association culturelle «a pour objet d’af-firmer la vitalité de la race canadienne-française, de montrer aux étrangersce que sont devenus les 60000 colons abandonnés par la France, de fairevoir aux nations l’œuvre qui s’est accomplie parmi nous depuis le jour oùJacques Cartier longeait les côtes du Saint-Laurent». Desjardins y côtoieson frère aîné Louis-Georges et plusieurs de ses futurs collaborateurs :Théophile Carrier, G.-Ignace Couture et Charles Darveau33.

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LA CAISSE POPULAIRE DE LÉVIS

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Outre les sociétés culturelles, Alphonse Desjardins participe égale-ment à des œuvres de charité et de philanthropie, telles la Société Saint-Vincent-de-Paul et la Congrégation des Hommes de Notre-Dame deLévis. Dans les années 1880, il est un collaborateur à la fois enthousiasteet discret de la conférence lévisienne de la Société Saint-Vincent-de-Pauldont le but est «la sanctification de ses membres par la pratique de la cha-rité envers les pauvres, charité spirituelle et temporelle ». À titre demembre actif, Desjardins peut partager une expérience spirituelle avecl’élite de ses concitoyens : «L’associé à la conférence rencontre les con-frères toutes les semaines, ils prient ensemble, font une lecture spirituelleen commun et s’édifient mutuellement par l’exemple». En 1886, la confé-rence lévisienne compte 241 membres actifs et 70 membres honoraires,soit au total 311 membres34.

Alphonse Desjardins déploie du zèle et du dévouement pour lespauvres de Lévis. En guise de reconnaissance, l’assemblée généraleannuelle de la conférence Saint-Vincent-de-Paul, réunie dans l’égliseNotre-Dame de Lévis, l’admet comme membre honoraire le dimanche14 mars 1886. Il s’agit d’une récompense importante car « l’élite de lasociété se trouve surtout parmi les membres honoraires». Toute la paroisseest en liesse et l’église est « presque aussi remplie que lors des grandesfêtes35». Dans le prolongement de son action à la conférence, Desjardinssera, plusieurs années plus tard, l’un des «dévoués bienfaiteurs» et des plus«sincères amis» de l’œuvre du Patronage de Lévis, fondée en 1907 par lepère Alexandre Nunesvais36.

En outre, Alphonse Desjardins est membre, de 1889 jusqu’à samort, d’une confrérie de dévotion à la Vierge. La Congrégation desHommes de Notre-Dame de Lévis a été fondée par un décret canoniquede Mgr Elzéar-Alexandre Taschereau, archevêque de Québec. Elle fut ins-tituée le 17 février 1883 pour faire suite à une requête signée par 240 pa-roissiens. À l’origine, l’abbé Antoine Gauvreau, curé de la paroisse Notre-Dame, en était le directeur. Tout au long de son existence, l’associationeut pour but d’encourager la morale chrétienne et la pratique des œuvresde charité.

La Congrégation compte procurer à ses membres divers avantagesqui incluent notamment «les secours mutuels de la charité chrétienne»:«Quelles que soient les circonstances où [les associés] se trouvent, […] ilsont dans leurs confrères d’assidus et d’aimables consolateurs qui les as-sistent jusqu’au dernier moment ». Plus encore, chaque congréganiste

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cherche le secours «dans le mérite des bonnes œuvres de tous les associés,auquel [il] a une part légitime; et pour juger de l’étendue de ce mérite, ilne faut que se rappeler les œuvres de piété et de charité sans nombrepropre des congrégations37». De fait, cette association de piété et de cha-rité se veut encore plus élitiste que la Société Saint-Vincent-de-Paul.Comme ses critères de sélection sont la maturité religieuse, politique etprofessionnelle des candidats, l’âge d’entrée moyen des congréganistessemble se situer vers le milieu de la trentaine38. En effet, AlphonseDesjardins est âgé de 34 ans lorsqu’il devient associé le 26 mai 1889. Sesconfrères congréganistes joueront un rôle important, en filigrane, dans lanaissance de son projet de caisse populaire. Soulignons enfin, pour termi-ner, que l’intérêt de Desjardins pour l’association se manifeste mêmeenvers les clubs sportifs. En 1891, par exemple, il s’intéresse de très prèsaux activités du club de raquettes Le Voltigeur de Lévis39.

En théorie et en pratique, Alphonse Desjardins est intimementconvaincu de la modernité de l’association. À l’intérieur de ses réseauxlévisiens, il mène une réflexion qui laisse entrevoir l’association en général

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INTÉRIEUR DE LA CHAPELLE DES CONGRÉGANISTES À LÉVIS. ALPHONSE DESJARDINS FUT UN

MEMBRE ACTIF DE LA CONGRÉGATION DES HOMMES DE NOTRE-DAME DE LÉVIS DE 1889JUSQU’À SA MORT EN 1920. CETTE CONFRÉRIE DE DÉVOTION ÉTAIT MISE SOUS L’INVOCATION

DE LA VIERGE MARIE.

Reproduction: Ghislain DesRosiers, CCPEDQ.

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comme une réponse aux maux de la société. À ses yeux, l’association estun moyen de rompre l’isolement de l’individu, de regrouper les énergiesindividuelles pour mieux les canaliser dans une action collective et derépondre à la désagrégation des rapports sociaux. Il croit en l’idée que l’as-sociation est porteuse de valeurs égalitaires et qu’elle pose, par conséquent,«le fondement de la démocratie sociale40». À cet égard, il lui accorde uneimportance stratégique pour soutenir les pratiques communautaires descollectivités locales, en tant que possibilités face aux puissantes ressourcesdes grands centres urbains.

ALPHONSE DESJARDINS, UN PHILANTHROPE LÉVISIEN?

Au cours de sa carrière de coopérateur, Desjardins a souvent été présentécomme un philanthrope, surtout en Ontario et aux États-Unis. Il a entre-tenu d’ailleurs des relations étroites avec l’homme d’affaires américainEdward A. Filene et les dirigeants de la Russell Sage Foundation de NewYork41. Plus près de nous, l’historien-économiste Paul Bairoch en a fait untype de «philanthrope catholique42». Mais qu’en est-il au juste?

Convaincus de la nécessité d’inculquer aux classes laborieuses l’ha-bitude de l’épargne et de la prévoyance, les philanthropes du XIXe siècleont patronné beaucoup d’établissements de bienfaisance, de caissesd’épargne, de sociétés de secours mutuels et d’instituts d’artisans. En effet,la société d’alors se réclame tout entière de l’association et les domainescharitable et humanitaire s’inscrivent dans ce courant. Dans la deuxièmemoitié du siècle, Lévis n’échappe pas à ce phénomène. L’historienneDiane Saint-Pierre a retracé toutes ces œuvres mises sur pied par la classebien nantie de la ville. Il s’agit d’une véritable «philanthropie des nota-bles», écrit-elle, au moyen de laquelle «la bourgeoisie et le clergé [lévi-siens] tentent d’infléchir [la] sociabilité ouvrière43».

L’historienne Catherine Duprat a constaté, pour sa part, que la phi-lanthropie et la charité sont des formes d’action sociale, visant à établirdes liens intimes avec les familles nécessiteuses44. Parmi leurs types d’ac-tion, soulignons les œuvres de charité et philanthropiques, telles laSociété Saint-Vincent-de-Paul et les Congrégations des Hommes. S’inté-ressant aux modalités de l’action sociale contemporaine, CatherineDuprat porte son attention sur deux modèles dominants : les patronages etles institutions de prévoyance. Les premiers dispensent une aide morale etmatérielle aux jeunes gens et aux pauvres, tandis que les secondes

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recueillent aussi bien l’épargne individuelle des caisses d’épargne quel’épargne associative des sociétés de secours mutuels. Globalement, cetteaction sociale s’inscrit dans « le temps long des œuvres et pratiques duXIXe siècle, telles qu’elles ont pu subsister jusqu’à la Première Guerre mon-diale et, pour quelques-unes, bien au-delà45». Voilà donc une énuméra-tion qui tient du déjà-vu: Société Saint-Vincent-de-Paul, Congrégationdes Hommes, patronage, prévoyance et mutualisme, prévoyance et caissed’épargne. À plusieurs égards, on croirait voir défiler un résumé de la car-rière associative d’Alphonse Desjardins. Retenons simplement la consta-tation que Desjardins a expérimenté, à Lévis même, ces champs d’inter-vention.

Tout au long du XIXe siècle, la philanthropie privée se présentecomme une option des œuvres charitables catholiques. Plus concrète-ment, on voit s’opposer, d’une part, le discours des promoteurs de la phi-lanthropie (amour de l’humanité, émancipation du pauvre, laïcité, pré-voyance, progrès, raison, science du social) et, d’autre part, celui destenants de la charité (amour de Dieu, conversion du pauvre, esprit mis-sionnaire, qualités catholiques de zèle et de dévouement envers lespauvres, vertus d’humilité et d’obéissance46). En tant que membre de plu-sieurs œuvres charitables catholiques, Alphonse Desjardins est aux pre-mières loges pour juger la concurrence larvée que se livrent les uns et lesautres. Par ailleurs, la philanthropie est au cœur de la réflexion des coopé-rateurs allemands Friedrich Wilhelm Raiffeisen et Hermann Schulze quiinfluenceront profondément la pensée de Desjardins47.

Aiguillonné par tous ces débats, Alphonse Desjardins mène uneréflexion qui l’amène à conclure que la charité et la philanthropie sontimpuissantes à résoudre la question sociale. Ainsi, son expérience lévi-sienne lui permettra, au moment opportun, de prendre ses distances parrapport à l’une et l’autre avec une grande autorité, d’autant plus qu’il enaura examiné les forces et les faiblesses dans ses propres pratiques associa-tives. Dans une tentative en vue d’obtenir la reconnaissance juridique descaisses populaires, en 1907, il insistera particulièrement sur l’«exclusionde l’aide philanthropique»:

Je prétends que l’aide directe de l’État serait ici très déplorable parcequ’elle affaiblirait le sentiment de l’aide-toi toi-même et de la res-ponsabilité que doivent avoir les sociétaires de semblables associa-tions, en leur fournissant des fonds qui doivent toujours venir del’épargne et non pas de la paternelle sollicitude du gouvernement.

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Pour le même motif, je considérerais l’aide philanthropique commeaussi désastreuse que l’autre. L’expérience a surabondammentdémontré que cette opinion est bien fondée48.

En mettant au centre de sa pensée et de son action l’éducation éco-nomique et la promotion de l’épargne, Desjardins s’inscrit plutôt «dans latradition de l’action philanthropique libérale fondée sur l’idée du self-helpdont le but est de fournir à chaque individu les moyens de conduire uneexistence autonome49».

ALPHONSE DESJARDINS ET LE DÉVELOPPEMENT LOCAL

Dans les années 1880, l’action d’Alphonse Desjardins au sein de laChambre de commerce de Lévis lui permet, enfin, de contribuer à unesérie d’initiatives favorables au développement local de Lévis. Il y fait sonentrée au début de 1880, à titre d’assistant de son frère aîné Louis-Georgesqui remplit alors la fonction de secrétaire-trésorier. Suivant ses traces,Alphonse Desjardins siège au conseil de 1880 à 1893, y occupant à sontour le poste de secrétaire-trésorier pendant les huit premières années(1880-1888), puis celui de conseiller. Malheureusement, sa contribution àla Chambre ne peut être évaluée que partiellement car les procès-verbauxde cette association pour la période allant de 1875 à 1888 n’ont pas étéretrouvés à ce jour. Quoi qu’il en soit, le dépouillement des journauxd’époque permet de combler cette lacune, du moins pour de brèvespériodes correspondant aux dates extrêmes du passage de Desjardins à laChambre. Ainsi, entre 1878 et 1881, il est un témoin attentif du débatentourant l’absence d’institution financière de crédit à Lévis.

Dès 1868, la Caisse d’économie de Notre-Dame-de-Québec ouvreune succursale sur la rue Commerciale, dans la basse-ville de Lévis.Pendant plusieurs années, elle est la seule institution financière à avoirpignon sur rue dans cette ville. Mais il s’agit d’un établissement d’épargnequi ne consent pas de prêts. Pour avoir un choix, et plus concrètementobtenir du crédit, les habitants de la rive sud doivent se rendre à Québec.En conséquence, les banques et les caisses d’épargne de la capitale exercentune emprise sur cette clientèle. Et les déposants lévisiens n’ont aucuncontrôle sur l’investissement de leurs épargnes.

N’empêche, la Caisse d’économie fait de bonnes affaires à Lévis.Au 31 mai 1882, par exemple, elle compte 1000 déposants recrutés «sur-tout parmi la classe ouvrière et des petits financiers». Le montant à leur

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crédit s’élève alors à 317340$. Toutefois, la Caisse ne comble pas tous lesbesoins. On lui reproche de ne pas faire de crédit, de drainer l’épargnelocale vers Québec et de négliger le commerce généralement établi dans lahaute-ville de Lévis50.

L’ouverture d’une succursale de la Merchants’ Bank en 1874 créeun espoir de courte durée. Dès l’été 1878, cette institution financièredéménage sa succursale à Québec, privant Lévis «d’une agence de banquenécessaire pour son commerce». Aussitôt, le conseil de la Chambre decommerce de Lévis invite plusieurs autres banques à prendre la relève,mais sans succès dans l’immédiat51. Au mois d’août 1880, la Chambretient une assemblée qui relance le projet auprès des hommes d’affaires dela ville de Lévis et de la région avoisinante. Pour faire suite à cette assem-blée, il est convenu de demander à la Banque Jacques-Cartier d’établir unesuccursale à Lévis52.

Selon les conseillers de la Chambre, la Banque Jacques-Cartierferait ainsi une bonne affaire. Sa succursale desservirait la ville de Lévis, uncentre ferroviaire en plein essor, ainsi que «les populeuses municipalitésindustrielles voisines». À partir de cette ville, elle rayonnerait aisémentdans les comtés de Lévis, Dorchester, Beauce et Bellechasse « qui fontpresque toutes leurs affaires de détail à Lévis». S’appuyant sur «la stabilitéet la permanence de l’agence », la Chambre de commerce pourraitconvaincre graduellement «tous nos hommes d’affaires [de] transporterleurs comptes des banques de Québec à l’agence de Lévis53 ». Selon LeQuotidien de Lévis, il faudrait agir sans délai : «C’est une institution quinous manque à Lévis et dont le besoin se fait sentir tous les jours. Lasomme des affaires et le nombre des transactions qui s’y font exigent néces-sairement qu’une semblable agence soit établie ici aussitôt que possible54».

La Banque Jacques-Cartier fait bon accueil à la suggestion de laChambre de commerce de Lévis. Le 23 novembre 1880, A. De Martigny,caissier de la Banque, part de Montréal à destination de Lévis «pour allerétudier les chances de succès que pourrait offrir cette ville55». Sur l’invita-tion de la Chambre, le vice-président William Weir et son collègue DeMartigny participent même à une assemblée des citoyens de Lévis, le6 décembre 1880. Weir en profite alors pour expliquer clairement le sensde leur démarche:

Nous venons […] prendre des informations afin de savoir si réelle-ment il y a possibilité d’établir une succursale de la Banque Jacques-

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Cartier en cette ville, dans le but de favoriser le commerce local.Nous n’avons point l’intention de fournir des capitaux aux grandesmaisons de commerce, tel n’est pas notre but. La banque n’a que500000$ de capital et nous avons l’intention, si le rapport est favo-rable, d’établir une succursale en cette ville, afin de favoriser les mar-chands de demi-gros, de détails, les fabricants, artisans, cultivateurs,etc., tous ceux qui enfin ont du papier de valeur, et qui, pourquelques centins, voudraient avoir de l’argent en échange56.

Il semble bien qu’Alphonse Desjardins prend une part active dansce projet. Néanmoins, le rapport de Weir et De Martigny sera défavorable.Pour des raisons encore mal connues, la Banque Jacques-Cartier renon-cera à l’idée d’établir une succursale à Lévis57.

À défaut de retracer les activités de Desjardins à la Chambre decommerce de Lévis entre 1881 et 1890, il nous reste son engagement surla scène municipale. Contrairement à la politique fédérale et provinciale,il s’y distingue davantage par son action civique que par son esprit parti-san. Dans les années 1880, il signe à plusieurs reprises des requêtes visant àappuyer l’un ou l’autre candidat au poste de conseiller du quartier Notre-Dame aux élections municipales58. Ce bon citoyen s’engage aussi dans lerayonnement de sa communauté. Au mois d’octobre 1882, par exemple, ilest nommé membre du comité général chargé d’une campagne de finan-cement pour l’érection d’un monument à la mémoire de Mgr Déziel. Ettrois ans plus tard, il fait partie du comité de réception qui organise, le27 septembre 1885, la cérémonie de dévoilement de ce monument59.

Au début des années 1890, Alphonse Desjardins siège au conseil dela Chambre depuis une dizaine d’années et il en est devenu un membretrès actif. Il se signale surtout par son engagement en faveur du dévelop-pement local. Ainsi, le 1er avril 1891, la manufacture de chaussures deLévis ferme ses portes et une centaine d’ouvriers sont jetés sur le pavé60.L’été suivant, Desjardins est l’un des plus chauds partisans d’une résolu-tion adoptée par la Chambre «priant le conseil de ville d’accorder un nou-veau bonus à toute personne ou compagnie offrant des garanties sérieuseset qui rouvrirait cette manufacture». La Chambre espère alors convaincre« un capitaliste de Québec [de] venir s’établir à Lévis ». Pour sa part,Desjardins est, à titre de conseiller, un défenseur des prérogatives de laChambre de commerce face au conseil municipal de Lévis. Loin de semettre à la remorque des édiles, la Chambre ne doit pas hésiter, selon lui,

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à prendre l’initiative en vertu de son devoir de représentation. Mais sonpoint de vue est minoritaire au conseil61.

En fait, Alphonse Desjardins cherche des appuis ailleurs. Toujoursà l’été 1891, il rencontre plusieurs hommes d’affaires et grands industrielsde Montréal afin de solliciter leurs opinions sur le développement deLévis. Ces derniers ne lui cachent pas leur déception: «[ils] se sont éton-nés de voir notre ville si peu prospère, malgré toutes les facilités qu’elleoffre au point de vue commercial, tant par les débouchés naturels qui luisont ouverts, que par le grand avantage de son centre d’action». Selon unindustriel éminent de Montréal, «le seul moyen […] pour faire sortir notreville de son apathie serait d’intéresser le conseil de ville à la question et del’engager à promettre aux industriels certains avantages locaux, tels quepar exemple, le paiement de bonus, l’exemption de taxes62». À cet égard,les hommes d’affaires montréalais citent l’exemple de Saint-Jérôme«comme une petite ville ayant beaucoup prospéré depuis un certain tempsparce qu’à St-Jérôme on s’est une bonne fois décidé de faire publiquementdes offres aux compagnies de capitalistes désirant s’établir là63».

De retour à Lévis, Desjardins convoque une assemblée extraordi-naire de la Chambre de commerce, le 8 septembre 1891, dans le but «depréparer les moyens d’amener à Lévis plusieurs industries64 ». Sur les72 membres de la Chambre, seulement 14 répondent à l’appel65. Aprèsavoir donné un compte rendu de son entrevue avec les hommes d’affairesmontréalais, Alphonse Desjardins brosse un tableau sombre de la situa-tion à Lévis : «La ville de Lévis a vu sa population diminuer notablementpendant la dernière décade [sic], cependant qu’elle aurait dû doubler etmême tripler vu les avantages commerciaux immenses que lui offre sonsite ». Et il fait la promotion de la position stratégique de Lévis : « Aucentre d’une population rurale, possédant des débouchés magnifiques parles voies ferrées qui la traversent et par le fleuve qui borde ses limites,Lévis plus que toute autre ville dans la province, devrait voir prospérer lesindustries de toutes sortes, dans son sein, et commander sur le marché àtoutes les autres grandes villes industrielles. Sa position lui donnerait cedroit66».

«À Lévis, on est en léthargie, scande Desjardins, il faut se remuer.»Il propose donc de convoquer d’urgence « une assemblée générale descontribuables pour étudier les meilleurs moyens à prendre pour sortir decette léthargie67 ». Cette assemblée serait constituée des «membres du

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conseil de ville, des membres de la Chambre de commerce et des princi-paux citoyens de Lévis68». Il ne s’en tient pas là. Dans les pages de son jour-nal L’Union canadienne, il se livre, le 10 septembre 1891, à un vibrant plai-doyer en faveur de l’implantation d’industries à Lévis. Selon lui, «notreville est magnifiquement située pour aspirer de devenir un centre indus-triel de premier ordre». Mais ce n’est pas le cas et il explique pourquoi:

Que nous manque-t-il donc pour être un centre prospère et indus-triel ? Ce qui nous manque, ne nous le cachons point, c’est un peuplus d’esprit d’initiative, joint à une dose d’audace compatible avecla prudence et la sagesse les plus ordinaires. Ce qui nous manque,disons-le franchement sans fausse honte comme sans crainte, c’estune connaissance plus approfondie des incomparables avantages quenous possédons, et que nous laissons dormir dans une très coupableinactivité. N’est-il pas grandement temps que nous sortions de l’es-pèce de torpeur où nous n’avons été que longtemps plongés, et quenous ouvrions les yeux sur notre situation69?

Le plaidoyer d’Alphonse Desjardins aura, de son propre aveu, «unpuissant écho parmi [ses] concitoyens70».

C’est dans une atmosphère chargée que le conseil de la Chambrede commerce de Lévis se réunit, le 15 septembre 1891, pour débattre unordre du jour en deux points. Il s’agit d’abord de «discuter les moyens àprendre pour faire renaître l’activité qui régnait autrefois en cette ville etd’induire les capitalistes à établir de nouvelles industries ». Il s’agitensuite d’analyser « les causes de la dépression commerciale et […] desuggérer à la Corporation d’offrir des bonus à toutes personnes qui vou-draient fonder de nouvelles industries en cette ville». D’entrée de jeu, laminorité partisane d’Alphonse Desjardins suggère l’instauration d’un sys-tème de bonus. Piquée au vif par les récentes déclarations de Desjardins,la majorité lui oppose une fin de non-recevoir. Elle attribue les difficultéscommerciales de Lévis à la crise financière internationale et à des chan-gements structurels dans le commerce du bois et l’industrie navale. Dansces conditions, elle doute fortement qu’un système de bonus puisse suffireà renverser la vapeur71.

Le conseil est donc réticent à suivre la voie tracée par AlphonseDesjardins. Pour l’heure, il est disposé à «donner son concours aux auto-rités municipales et aux citoyens, généralement dans le but de faire uneétude approfondie de notre situation et de nos besoins, des avantages que

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nous possédons pour attirer ici des industries de tous genres et pour sug-gérer les moyens les plus pratiques d’améliorer notre position et de créerici un mouvement industriel en rapport avec notre situation et notreimportance». Contrairement à la suggestion de Desjardins, la majorité desconseillers préfèrent donc s’en tenir à un rôle consultatif. C’est pourquoile conseil se contente prudemment de mettre sur pied un comité, dontAlphonse Desjardins est membre, ayant pour mandat de «s’entendre avecles autorités municipales à ce sujet, avec pouvoir d’inviter les citoyens etles membres de cette chambre à assister aux délibérations qui auront lieuavec le conseil de ville72». Finalement, le projet de Desjardins est renvoyéaux calendes grecques, par l’effet combiné du parti pris politique, de laconcurrence journalistique et des compétitions locales.

Dans la sphère d’activités de la Chambre de commerce de Lévis,Alphonse Desjardins mène une action qui laisse entrevoir le développe-ment local comme une réponse aux difficultés de Lévis. S’appuyant surl’association, il veut regrouper les forces vives du milieu lévisien pourmieux en inventorier les ressources, en repérer les forces et les faiblesses et,enfin, trouver des solutions adéquates. Dans l’esprit de Desjardins, le déve-loppement local prépare donc la voie à la décentralisation et à la relancede l’initiative privée.

DE LÉVIS À OTTAWA

Revenons à l’affaire trouble qui enlève à Alphonse Desjardins l’éditiondes débats parlementaires de Québec. Libéré de ses obligations d’éditeur, ilrenoue avec ses amis du Parti conservateur. Au mois de juin 1890, il parti-cipe à une assemblée à Saint-David visant à appuyer la candidatured’Ignace Angus Baker aux prochaines élections provinciales. Il en profitepour régler ses comptes avec le gouvernement Mercier : «M. A[lphonse]Desjardins […] a […] fait ressortir d’une manière frappante les inconsé-quences et les extravagances du gouvernement Mercier et de la clique quil’entoure. M. Desjardins a été fréquemment applaudi73.» Quelques moisplus tard, il passe à la scène fédérale. Au mois de février 1891, il estnommé officier rapporteur du comté de Lévis pour les prochaines élec-tions fédérales. Le mois suivant (5 mars), son frère Louis-GeorgesDesjardins est élu député de L’Islet. À son arrivée à la gare de Lévis, le7 mars, il est acclamé par une foule enthousiaste qui lui fait une «marchetriomphale dans les rues de Lévis », jusqu’à la résidence de son frère

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Alphonse, située sur la rue Blanchet (aujourd’hui 8, rue du Mont-Marie).Là, un auditoire de plus de 1000 personnes écoute les discours prononcéspar Louis-Georges Desjardins, l’honorable Étienne-Théodore Paquet et lemaire Isidore-Noël Belleau74.

Évidemment, la politique ne fait pas vivre son homme. Forcé deréorienter sa carrière, Alphonse Desjardins songe à revenir à la professionde journaliste et à fonder un nouveau journal conservateur à Lévis.Rapportant la rumeur, La Justice y voit l’expression de sa rancune et luirépond par des sarcasmes: «Ce cher monsieur Desjardins, il a une si grossedent contre l’hon. Premier de la Province qui lui a fait perdre une si bonneplace! Fonder un journal à Lévis, c’est là maintenant un cauchemar, sonoccupation de tous les jours75.» Curieusement, ce journal libéral suggèreque Mercier est personnellement responsable de l’interruption de la publi-cation des débats et de la situation précaire de l’ex-éditeur.

Le 9 juillet 1891, Desjardins lance son quotidien L’Union cana-dienne, qui porte pour épigraphe ces mots d’ordre du Parti conservateur :«Franc et sans dol. Avant tout, soyons Canadiens.» Il est le directeur-propriétaire du journal dont le bureau et l’atelier typographique sont situéssur la rue Eden (aujourd’hui l’avenue Bégin) à Lévis. Dans cette feuille, ils’efforce de défendre le programme du Parti conservateur fédéral. Sou-cieux de préserver le pacte constitutionnel canadien, il s’oppose auxdéfenseurs de l’autonomie provinciale qui contribuent, selon lui, à minerl’unité du pays. Il combat aussi les promoteurs de la réciprocité commer-ciale entre le Canada et les États-Unis, à qui il reproche de préparer le terrain à l’annexion. Naturellement, il ne néglige aucune occasion de s’at-taquer au gouvernement Mercier, consacrant une attention particulièreau scandale du chemin de fer de la baie des Chaleurs. Du côté des libé-raux, L’Union canadienne est considérée comme «l’organe du parti conser-vateur de Lévis». Ils y voient aussi l’expression d’une dissidence vis-à-visde la tendance représentée par son concurrent Le Quotidien de Lévis76.

Outre les questions de politique partisane, Alphonse Desjardinsaborde les problèmes d’actualité comme la situation de l’agriculture auQuébec et ailleurs dans le monde, l’émigration des Canadiens français auxÉtats-Unis et les difficultés économiques de Lévis. Loin de se contenter deposer des diagnostics, il propose des solutions. Préoccupé par l’encombre-ment des professions libérales au Québec, il préconise le développement denotre agriculture au moyen des sociétés de colonisation, surtout celles qui

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sont établies en milieu urbain. Selon lui, il ne faut pas négliger pour autantnos autres richesses naturelles, comme les mines, dont l’exploitation estpossible à condition d’accepter les investissements étrangers. Bien que lepeuple canadien-français soit intelligent, il souffre, d’après Desjardins, dedeux grands maux: la paresse et le manque d’esprit d’initiative. C’est pour-quoi il réclame une réforme du système d’éducation au Québec. Mais sonesprit de réforme ne s’étend pas au droit de vote des femmes, qu’il désap-prouve catégoriquement. Il affiche aussi une ferme volonté de purger sespages de toute littérature immorale qui ne conviendrait pas à un auditoirecatholique77. Enfin il exprime le vœu que «L’Union canadienne soit réelle-ment l’organe des populations de toute la Rive-Sud78». En effet, le journalest en circulation «dans les contrées s’échelonnant le long de la rive-sud duSaint-Laurent, de Sorel à Gaspé, et surtout dans les régions minières pros-pères de la Beauce et de Mégantic79».

Cependant, la publication de L’Union canadienne pèse sur lesépaules d’Alphonse Desjardins qui, à titre d’éditeur et de propriétaire, estun véritable homme-orchestre. Le 10 octobre 1891, des problèmes desanté le forcent à annoncer la suspension de la publication après seule-ment trois mois. Cette annonce marque de fait la disparition du journal.

Pour la dernière fois de sa vie, Desjardins va s’appuyer sur la poli-tique partisane pour réorienter sa carrière. Effectivement, il est toujoursidentifié à l’establishment conservateur à Lévis. Ainsi, le 1er novembre1891, les « gros canons » du Parti conservateur se réunissent dans lesbureaux du Quotidien. On y retrouve «toute la représentation conserva-trice du district de Québec », nommément Alphonse Desjardins,A. Bernier, Thomas Chapais, J.E. Mercier, Charles Darveau et plusieursautres. S’il faut en croire la rumeur, le «but discret» de cette réunion estde «donner un nouveau pilote à la frégate conservatrice80». En 1892 et en1893, Desjardins occupe d’ailleurs le poste de secrétaire de l’Associationconservatrice de Lévis. À Ottawa, le gouvernement conservateur songe àrécompenser ce militant de longue date. Le 22 avril 1892, le Parlementfédéral entérine le rapport du comité des débats qui recommande la nomi-nation de Desjardins au poste de sténographe français de la Chambre descommunes81. Cette fonction, il l’occupera jusqu’au moment de sa retraiteen 1917. Désirant conserver son lieu de résidence à Lévis, il se résignerapendant 25 ans à séjourner environ six mois par année dans la capitalecanadienne, à plus de 450 kilomètres des siens.

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Alphonse Desjardins saura tirer profit de la routine du travail defonctionnaire à Ottawa pour mener une vie intellectuelle intense. Ainsi, ilconnaît un regain d’activité dans la mutualité. De 1892 à 1895, il siège aubureau de direction de la Société de construction permanente de Lévis(fondée en 1869), une mutuelle dont les membres se promettent des prêtshypothécaires. Entre-temps, il entreprend en 1893 une étude sur l’assu-rance vie qui reste en plan pour des raisons inconnues. À cet intérêts’ajoute une préoccupation pour la doctrine sociale de l’Église et pour l’éco-nomie sociale. Dans la ligne de pensée de l’encyclique Rerum Novarum(1891) du pape Léon XIII, Desjardins conclut que la charité et la philan-thropie ne suffisent pas à soigner les maux de la société et que l’associationest un puissant moyen de résoudre la question sociale. À cet égard, il par-tage les mêmes préoccupations que les penseurs sociaux catholiques desgrands centres urbains comme Montréal et Québec. Il n’en va pas de mêmede son intention de recourir à l’association pour stimuler le développementlocal de Lévis. Sachant lutter avec persévérance, Desjardins fait de grandsefforts dans cette direction, mais ils restent souvent lettre morte. En

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ALPHONSE DESJARDINS, CITOYEN DE LÉVIS (1854-1900)

L’ANCIEN ÉDIFICE DU PARLEMENT CANADIEN À OTTAWA. ALPHONSE DESJARDINS Y

TRAVAILLE DE 1892 JUSQU’À L’INCENDIE DE 1916.

Source : John English. Borden. His Life and World, Montréal, McGraw-Hill Ryerson Limited,1977.

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l’absence de résultat significatif, il acquerra la conviction qu’il vaut mieuxélaborer une solution faite sur mesure pour le milieu lévisien. Dans lesgrands centres urbains, mieux pourvus en institutions financières offrantdu crédit, le problème se posait autrement. On peut donc induire que c’estl’expérience lévisienne et son exemplarité qui sont à l’origine de laréflexion qui amènera Alphonse Desjardins à concevoir un modèle d’insti-tution d’épargne et de crédit populaire adapté parfaitement aux besoins dudéveloppement local.

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