ce que le cannibalisme dit de nous · sentier lumineux et même l’ethno-logue
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S O C I É T É
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Ce que le cannibalisme
dit de nous
L’anthropophagie révulse et fascine en même
temps. Le professeur d’anthropologie Mondher
Kilani explique pourquoi, tandis qu’Hannibal
Lecter, le monstre du «Silence des Agneaux»
(photo), fait son retour à l’écran.→
«Han
nib
al»,
UIP
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C e q u e l e c a n n i b a l i s m e d i t d e n o u s
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H annibal Lecter, le célèbre anthro-
pophage et tueur en série, est de
retour sur les écrans des cinémas
romands (le film «Hannibal» sort le 28
février). De quoi faire des cauchemars
quand on se souvient de la formule
sinistre qui clôturait le film précédent,
«Le Silence des Agneaux», épisode où
cet amateur de chair humaine prenait
congé de la police en glissant au télé-
phone : «J’ai un ami à dîner ce soir…»
Dix ans plus tard, le machiavélique
psychiatre incarné par Anthony Hop-
kins a toujours autant d’appétit (com-
me on a pu le vérifier récemment dans
le roman «Hannibal», publié quelques
mois avant la sortie du film), lui qui,
de son propre aveu, préfère manger
des «personnes grossières, élevées en
plein air».
Du sushi à se faire
Au-delà du bon mot, cette précision
correspond à une réalité, confirme
Mondher Kilani, professeur d’anthro-
pologie à l’Université de Lausanne et
passionné par le sujet : «Un cannibale
ne mange jamais n’importe qui.» La
preuve par Issei Sagawa, le célèbre et
bien réel anthropophage japonais. Eta-
bli à Paris dans les années 80, le mons-
tre a dévoré sa petite amie, une étu-
diante hollandaise. «Les détails de
l’acte sont intéressants, souligne l’ex-
pert lausannois. Il l’a dépecée et pla-
cée dans son frigidaire. Il la cuisinait
au fil des jours en fabriquant des re-
cettes. Tout a été prémédité et pensé.
Dès lors que l’on fait de la cuisine, il y
a une élaboration, psychique, esthé-
tique, amoureuse.»
Car Sagawa dit avoir tué par amour,
lui qui était fasciné par les femmes
blanches. «Il a déclaré qu’il n’aurait
jamais pu manger une Japonaise, pré-
cisant que ce serait comme pratiquer
l’inceste», poursuit le professeur lau-
sannois. «Cet acte isolé reproduit un
invariant du cannibalisme : un jeu très
subtil entre le proche et le lointain. Son
amie était à la fois exotique et intime.»
L’imaginaire cannibale
On ne mange donc jamais quelqu’un
de trop proche, ni a fortiori une per-
sonne qui ne représente rien : «Il doit
exister un lien affectif.» Mondher
Kilani relève que cet équilibre com-
plexe fonctionne aussi dans notre
propre fascination pour cet événement :
«La nationalité de Issei Sagawa joue
un rôle essentiel. Les Japonais nous
semblent proches, partageant la même
modernité technologique. Mais leur
culture nous paraît aussi étrange et her-
métique. Issei Sagawa était le person-
nage parfait pour traduire ce rapport
de proximité et de distance, d’admira-
tion et de répulsion.»
Dans les années 80, l’événement est
enfin une métaphore de «ces Japonais
qui vont nous manger… économique-
ment. Tout l’intérêt de l’étude du can-
nibalisme, c’est cela : le considérer en
tant qu’horizon imaginaire.» Le can-
nibalisme nous fascine précisément
parce qu’il renvoie chacun et chaque
culture à cet horizon.
Une pulsion enfouie
Plus largement, Mondher Kilani
tient à distinguer l’anthropophagie –
© N
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rd
Mondher Kilani,
professeur d’anthropologie
à l’Université de Lausanne
▲Issei Sagawa, célèbre et bien réel
anthropophage japonais
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DR
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«Han
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al»,
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▲Figure emblématique du cannibale,
le Dr Lecter (Antony Hopkins ici dans «Hannibal»)
préfère manger «des personnes grossières,
élevées en plein air»
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«l’acte d’un individu isolé, dépourvu de
cérémonie» – du cannibalisme – «pra-
tiqué en groupe avec un rituel». La pre-
mière théorie globale du cannibalisme
a été émise par la psychanalyse. «Freud
parle de pulsion enfouie, représentant
l’un des tabous les plus forts avec la
prohibition de l’inceste. Cette hantise
nous structure dès la prime enfance –
la peur du bébé d’être dévoré par la
mère –, repoussée en grandissant dans
l’inconscient.»
L’anthropologie offre une autre
perspective, sociale, sociologique du
phénomène. En dépit des contro-
verses, la plupart des spécialistes
pensent que le cannibalisme est une
pratique culturelle caractéristique de
plusieurs sociétés. Est-il universel?
«Oui et non, répond Mondher Kilani.
Non, car il n’a pas été observé dans
toutes les sociétés. Oui, en ce sens
qu’au plan imaginaire (mythes,
contes, légendes, formes esthéti-
ques), il est à l’horizon de toutes les
cultures.»
Le cannibalisme de religion
L’une des premières descriptions de
cannibalisme remonte au XVIe siècle.
Nous la devons à Jean de Léry, un
réformateur réfugié à Genève avant de
partir évangéliser au Brésil. «Son texte,
publié en 1578, vingt ans après son
séjour en Amérique, est admirable! Il
décrit avec minutie et sans préjugés les
pratiques des Tupinamba. Il a très bien
saisi le côté sacrificiel de leurs rites can-
nibales sans les condamner.»
Le témoignage de Léry lui sert à fus-
tiger ses contemporains en pleines
guerres de Religion et coupables de
bien pire. Et de dénoncer les cas de vic-
times – protestantes ou catholiques –
dont la chair était vendue et consom-
mée dans le dessein de détruire l’héré-
tique de l’autre bord.
C’est que les Tupinamba mangent
leur prochain avec plus d’humanité:
«Ces groupes mangeaient certes leurs
prisonniers, observe Mondher Kilani,
mais ils les sacrifiaient parfois vingt ans
après la guerre. Ils étaient d’abord inté-
grés dans le groupe. Ils pouvaient
même se marier et avoir des enfants…
Ce cannibalisme obéit à la logique
sociale de la réciprocité, comme en té-
moignent leurs cérémonies de mise à
mort où le prisonnier harangue la foule
en lui rappelant combien il est brave
et valeureux et combien lui-même a
mangé nombre de leurs parents.»
Cadavres exquis
Le professeur glisse cet autre exem-
ple de cannibalisme pratiqué par les
Yanomami, tribu amazonienne, qui
mangent leurs morts. «Un an après
l’enterrement, on déterre les corps et
dans un cadre cérémoniel, on leur rend
hommage. La meilleure façon de le
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Au plan imaginaire, le cannibalisme
apparaît dans toutes les sociétés.
Mais toutes
ne passent pas à l’acte
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Robinson stupéfait
découvre que Vendredi est cannibale
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▲Selon les anthropologues,
il y a toujours un lien affectif entre un cannibale et ses victimes.
Un constat qu’Hannibal Lecter ne dément pas,
lui qui a eu ce mot fameux : «J’ai un ami à dîner ce soir.»
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faire, c’est de manger les os pilés mélan-
gés à des aliments dans une prépara-
tion culinaire et de leur offrir le corps
des vivants comme sépulture.»
On est ainsi loin de la vision des
«sauvages» faisant bouillir le Blanc
dans une marmite. «Cette vision sté-
réotypée renvoie précisément au can-
nibalisme imaginaire, attesté lui dans
toutes les cultures. La rencontre entre
des cultures différentes, d’ailleurs, est
toujours sous-tendue par un imaginaire
cannibale.»
Et Colomb découvrit les mangeurs d’hommes
Toute civilisation attribue des pul-
sions cannibales à ses voisins. «L’idée,
c’est que l’autre est là pour me man-
ger», ajoute Mondher Kilani. A cet
égard, l’origine du mot «cannibale» est
lourde de sens. Elle remonte à Chris-
tophe Colomb. Comme tant d’autres,
le découvreur était persuadé de l’exis-
tence de monstres, d’Amazones et de
peuples dévoreurs de chair humaine.
«Il s’enquit de l’existence de cette pra-
tique auprès des autochtones Arawak,
qui répondirent que ce n’était pas leur
cas, mais que leurs voisins, les Caribes,
mangeaient certainement de l’homme.
Le cannibale, c’est toujours l’autre.»
Sans aller vérifier, Colomb note le
nom de ce peuple qui, associé au radi-
cal du latin canis (chien), se transfor-
mera rapidement en «canib», jusqu’à
l’adjectif «canibal», qui donnera «can-
nibalisme». Le simple fait d’évoquer
des anthropophages permettra aux
conquistadors de justifier leurs mas-
sacres.
La figure du Pishtaco
Ironiquement, ceux-là mêmes que
l’on accusait de cannibalisme pen-
saient, eux aussi, que les Blancs
venaient pour les manger. «Chez les
Incas, la figure du Pishtaco, prêtre
sacrificateur, a perduré jusqu’à nos
jours», rappelle Mondher Kilani. Le
Pishtaco sélectionnait les sacrifiés et
prélevait leur graisse pour des céré-
monies. «Avec l’arrivée des Espagnols,
cette représentation se métamorphose.
Il devient l’ennemi qui suce le sang des
Indiens pour s’enrichir. Aujourd’hui
encore, il emprunte tous les visages de
l’exploiteur : le colon, le missionnaire,
le Fonds monétaire international, le
Sentier Lumineux et même l’ethno-
logue.»
Ici, la métaphore du cannibalisme
renvoie à une situation d’exploitation
bien réelle des masses paysannes. Les
populations andines sentent leur cul-
ture et leur économie cannibalisées.
S’accaparer la sueur du travail des
autres, sucer leur sang.
Ce type de cannibalisme déréglé est
bien plus destructeur, estime le pro-
fesseur : «Il détruit l’autre sans contre-
partie.» Le cannibalisme rituel repose,
lui, sur la règle de la réciprocité. Man-
ger un ennemi, c’est aussi se nourrir de
son identité, ingérer ses qualités.
1972, dans les Andes
On rencontre aussi des cas d’anthro-
pophagie de pénurie qui jalonne toute
l’Histoire. Elle a laissé des traces tout
au long du Moyen Age, et récemment
encore en Corée du Nord. Autre cas
demeuré célèbre: l’avion qui s’est écrasé
en 1972 dans les Andes. «Ayant épuisé
leurs vivres, les rescapés ont mangé les
morts, rappelle le professeur lausannois.
Mais cela ne va pas de soi. Il a fallu au
préalable réinventer des règles. Per-
sonne ne mangeait l’un de ses proches
par exemple. Et l’absorption se faisait
par fines lamelles. La proposition même
de passer à l’acte a fait l’objet de longues
discussions et hésitations.»
La vache follement «cannibale»
Dernier avatar du cannibalisme :
l’affaire de la vache folle. Pour l’anthro-
pologue, il s’agit bien de cela : «Cette
crise nous a fait découvrir notre hori-
zon cannibale, estime Mondher Kilani.
Manger de la viande est en soi un acte
proche du cannibalisme. La viande de
mammifères domestiqués est un peu un
substitut de la chair idéale qui est celle
de l’homme lui-même. L’animal réduit
au rang de chose dans la société indus-
trielle a certes perdu son âme aux yeux
des hommes. Mais au fond de nous,
nous savons qu’il faut toujours une
bonne raison pour le tuer.»
Or la crise de la vache folle fait
resurgir ce sentiment d’inconfort, voire
de culpabilité. «Non seulement nous
tuons pour manger, mais nous avons
transformé la «paisible» vache herbi-
vore en carnassière, pire en cannibale.»
C’est que les fameuses farines ani-
males contiennent parfois du placenta
humain. «En mangeant la vache, par
assimilation des qualités, nous sommes
nous-mêmes devenus cannibales.» Ce
qui est jugé inacceptable pour des
sociétés «civilisées».
Pas autant, tout de même, que les
festins du Dr Lecter.
Michel Beuret
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Christophe Colomb est à l'origine
du mot «cannibale»
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D es crimes de Jack l’Eventreur
voici un siècle aux sévices infli-
gés plus près de chez nous par le
Sadique de Romont, le serial killer ou
tueur en série ne cesse de hanter les
esprits. Présent tous azimuts, du
cinéma (voir «Hannibal» ces jours-ci)
aux romans, en passant par les gros
titres, ce type de criminel donne
l’impression d’être en constante aug-
mentation.
Série de tueurs?
Pas pour André Kuhn, professeur de
criminologie et de droit pénal à la
Faculté de droit de l’Université de Lau-
sanne, qui s’en tient aux faits : «Ce n’est
qu’une perception. Aucune preuve sta-
tistique ne permet de parler d’augmen-
tation. Pour comparer, il faut avoir dé-
nombré. Donc définir ce que l’on
dénombre. Or, personne ne s’accorde
sur la définition du serial killer.»
Justement. De quoi parle-t-on?
D’une personne qui tue à plusieurs
reprises? «Cette définition minimale
inclurait une personne qui tire dans la
foule, un terroriste ou un tueur à gages.»
Or le premier est un tueur en masse,
le second est animé par une cause et le
troisième par sa cupidité.
Que dire de cette autre définition qui
postule qu’un serial killer est «une per-
sonne qui tue ou laisse mourir in-
tentionnellement et à diverses occa-
sions un grand nombre de personnes,
et dont le mode opératoire ne varie que
peu d’une fois à l’autre»? Selon ces cri-
tères, s’amuse André Kuhn, George
W. Bush correspondrait au profil : 120
exécutions sous son règne de gouver-
neur au Texas.
Sans remord
Sans prétendre détenir la vérité,
André Kuhn intègre les éléments sui-
vants dans sa définition du tueur en sé-
rie : il a une vie oscillatoire et ses meur-
tres sont espacés de périodes creuses, de
Serial killers et profilers font leur cinéma
Fous sanguinaires et détectives extralucides sont à la mode au cinéma. Le criminologue lausannois André Kuhn distingue fiction et réalité.
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. Chua
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André Kuhn, professeur
de criminologie et de droit pénal à la Faculté
de droit de l’Université de Lausanne
▲Le portrait-robot de Jack l’Eventreur,
tel que l’imaginait la police londonienne
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C e q u e l e c a n n i b a l i s m e d i t d e n o u s
«cool-downs». Pervers, psycho- et
sociopathe, c’est aussi un égocentrique
et un narcissique : «Persuadé d’avoir
toujours raison, il s’érige en dieu avec
droit de vie et de mort. Il n’éprouve donc
aucun remord.» André Kuhn souligne
par ailleurs que le terme juridique adé-
quat serait plutôt «serial murderer» –
meurtrier en série – que tueur.
André Kuhn se demande enfin si le
domaine des serial killers ne relève pas
plutôt de la psychiatrie : «Pour être
punissable au sens du Code pénal, il
faut être responsable de ses actes et en
avoir la conscience et la volonté.» Dans
«Le Silence des Agneaux», Hannibal
n’est-il pas interné dans un asile psy-
chiatrique?
On l’aura compris, les serial killers
n’occupent pas une place de choix dans
les cours du criminologue lausannois.
Même si le professeur reconnaît la fas-
cination indéniable du public pour le
sujet «qui n’est d’ailleurs pas neuf» :
Alain Decaux et Alphonse Boudard ont
déjà relaté les tristes exploits de cri-
minels célèbres (Landru, Petiot, etc .).
Un crime de Blanc
Si la définition du serial killer ne fait
pas l’unanimité, son profil social se pré-
cise : «Le meurtre en série est en géné-
ral un crime de Blanc mâle; et pas de
femme ni de personne de couleur, bien
que les Noirs aux Etats-Unis soient
surreprésentés dans les prisons.»
Et pourquoi donc? A ce jour les
explications manquent. «On sait juste
que les femmes sont sous-représentées
dans tous les secteurs de la criminalité.
Leur participation moyenne y est de
moins de 20 %. Mais cette sous-repré-
sentation féminine est d’autant plus
importante que le crime est odieux.»
Les pros du profilage
Les progrès scientifiques (tests
ADN, banques de données informa-
tiques, analyses médico-légales, etc…)
facilitent le travail des enquêteurs. S’y
ajoute le profilage pychologique, très à
la mode ces dernières années au point
même de devenir la vedette de séries télé
telles que «Millenium», «Profiler» ou
«X-Files», autant de feuilletons qui font
sourire André Kuhn : «Un profiler n’est
pas un voyant extralucide comme ces
séries tendent à le faire croire. Profiler,
c’est tenter une esquisse psychologique
du meurtrier sur la base d’indices maté-
riels bien réels.»
Quoi qu’il en soit, la spécialisation en
profiling n’existe pas en Suisse. Pour
profiler qui d’ailleurs? Le peuple peut
dormir tranquille, «le risque de tomber
un jour entre les griffes d’un Hannibal
Lecter helvétique est quasiment nul».
M.B.
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«Han
nib
al»,
UIP
Il fallait un adversaire digne du tueur en série
et de la mythologie infernale qui l’accompagne.
Au cinéma c’est, le plus souvent,
une profileuse psychologique
(comme ici l’actrice Julianne Moore
qui prend le relais de Jodie Foster à la poursuite
d’Hannibal Lecter)▲