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Cave de RIBEAUVILLÉ « Être fiers de nous » : tel est le credo des 35 vignerons de cette cave coopérative, la plus ancienne de France, qui démontre que le meilleur est toujours possible. Au cœur de l’Alsace historique, elle vinifie 235 hectares et 1200 parcelles dont 8 grands crus et un prestigieux monopole. Avec Yves Baltenweck à la baguette, ces hommes et ces femmes n’ont jamais été aussi dignes du génie des grands terroirs de Ribeauvillé. PAR JEAN-LUC BARDE PHOTOS LEIF CARLSSON « ÊTRE FIERS DE NOUS » Ribeauvillé vu du Kirchberg, les vignes d’Yves Baltenweck. AUTOMNE 2016 Vigneron 127 CET ARTICLE EST PARU DANS LE N°26 - AUTOMNE 2016 V IGNERON

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Cave de RIBEAUVILLÉ

« Être fiers de nous » : tel est le credo des 35 vignerons de

cette cave coopérative, la plusancienne de France, qui

démontre que le meilleur esttoujours possible. Au cœur del’Alsace historique, elle vinifie235 hectares et 1200 parcelles

dont 8 grands crus et unprestigieux monopole. Avec

Yves Baltenweck à la baguette,ces hommes et ces femmes

n’ont jamais été aussi dignes du génie des grands terroirs

de Ribeauvillé.

PAR JEAN-LUC BARDEPHOTOS LEIF CARLSSON

« ÊTRE FIERS DE NOUS »

Ribeauvillé vu du Kirchberg, les vignes d’YvesBaltenweck.

AUTOMNE 2016 Vigneron 127

CET ARTICLE EST PARU DANSLE N°26 - AUTOMNE 2016

VIGNERON

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province – “von der sohne verwöhnt”. En 1648, elle devint françaiseet “sans avoir bougé fut considérée par Versailles comme le sombreNord, terre de froidure du pays…”ajoute Muller.

Avant, grâce aux Ribeaupierre, les vins de Ribeauvillé rayon-naient dans les cours d’Europe et la viticulture alsacienne était laplus développée du continent. Puis ce fut la guerre de TrenteAns (1618-1648). Les hommes furent décimés et le vignoblede Ribeauvillé presque totalement détruit, laissant à peine 10%des surfaces. Il fallut replanter : on introduisit des cépages nou-veaux, le muscat, le traminer… Le XVIIIe vit renaître le vignoble.

Après la guerre de 1870, le pays souffrait de la concurrencebourguignonne et champenoise, les négociants vendaient des“ersatz”, la rivalité entre “vins fins et vins feints”était à son comble.Il fallait réagir. À Ribeauvillé, ce fut par la création de la coopéra-tive, au départ annexe de la Caisse mutuelle et des prêts dont elles’affranchit. Il s’agissait de stocker les vins des vignerons dont lescaves étaient trop exiguës et de vendre la production qu’ils ne par-venaient pas à écouler seuls. Aloïse Baltenweck, l’arrière-arrière-grand-père d’Yves, actuel président et directeur de la cave, était àla manœuvre. La vie de la cave, son histoire sont accompagnéespar cette lignée des Baltenweck, tous coopérateurs depuis lafondation. Le rôle du grand-oncle d’Yves fut déterminant : “Faceà de nouvelles difficultés, les dirigeants de la cave font appel en 1954 àÉmile Traber, alors régisseur chez Schlumberger. Il reçoit la missionde vendre les stocks et de dissoudre la cave… Émile, entrepreneur vi-sionnaire et commerçant avisé, s’acquitte de sa tâche commerciale avectalent. Le succès de la ‘liquidation’ dépasse ses espérances, il décide de

Alors des voix se sont élevées, l’une plus forte, celled’Aloïse Baltenweck, timbrée d’un accent alsaciennoble et profond : “Besser as starwa, met’nanderschaffa !” (Plutôt que mourir, unissons-nous !) Ilsétaient tous là, ceux du syndicat viticole de Ribeau-villé. Ils en avaient assez de cette souffrance qui collait

à leur vie, assez des vins de coupage indignes, assez de cette Alle-magne qui écrabouillait leur identité, assez de cette France quiles comprenait du bout des lèvres. Les récits transmis entre gé-nérations et les archives de Colmar attestaient qu’en d’autrestemps on était au sommet, loin de cette dissolution culturellequ’ils subissaient. Ce 6 octobre 1895, des hommes de bonnevolonté fondèrent la première coopérative de l’histoire de la vi-ticulture “française” (l’Alsace était redevenue allemande en1871 et l’était toujours en ce jour de 1895, ndlr) sur le souvenird’un passé radieux qui les éclairait encore.

On défrichait sans relâche aux XIIe et XIIIe siècles sur les co-teaux du Kirchberg et sous les forteresses des Ribeaupierre. LesHabsbourg faisaient entrer le vignoble alsacien dans une ère deprospérité du XIIIe au XIVe siècle. Des pinasses menaient les ton-neaux sur l’Ill jusqu’à Strasbourg où deux grues se faisaient faceselon Claude Muller, historien de l’université de Strasbourg :“L’une transbordait les barriques sur les navires, l’autre élevait la cathé-drale. D’un côté le vin, de l’autre le divin.” Les vins d’Alsace inon-daient le Saint Empire romain germanique et la Ligue hanséa-tique les faisait connaître de Brême à Copenhague. L’Alsaceétait le midi de l’Allemagne ; l’on disait que le soleil régnait sur la

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Grâce aux Ribeaupierre, les vins de Ribeauvillé rayonnèrent dans toute l’Europe.

MichaelBaum et le régisseurEmmanuelSala.

Le Clos du Zahnacker,monopole de la cave.

À gauche Évelyne Bléger-Cognacq, œnologue.

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Nous avons gardé l’esprit des cépages nobles sur le Clos”, précise YvesBaltenweck.

Le Zahnacker illustre l’exigeante philosophie proposée aux35 coopérateurs liés par une charte qualitative depuis 2001 :“Nous avons peu d’adhérents, c’est l’un des critères pour créer une dyna-mique et une vraie culture d’entreprise. Les gestes sur lesquels nousnous accordons dans les vignes relèvent d’un comportement agricoleresponsable : l’avenir à mon sens est à l’agriculture raisonnée, mesurée,à l’équilibre”, martèle Baltenweck. Le principe fédérateur est deviser les sommets de la qualité, dans le respect des sensibilitésindividuelles. “Être fiers de nous” demeure le credo commun.Adhérents engagés, les vignerons vivent aujourd’hui exclusive-ment de leur métier sur 235hectares et 1 200 parcelles dont unepartie en bio : “On vinifie du Schlossberg à Saint-Hippolyte, les ven-danges sont faites à la main. Le message d’exigence qualitative est telle-ment bien passé que, depuis dix ans, je n’ai déclassé que 10 bennes àl’arrivée au vendangeoir…” se souvient Évelyne Bléger-Cognacq,œnologue, responsable technique, authentique Alsacienne enposte depuis 2001.

Elle élabore en moyenne 86 cuvées qui donnent 1,5million debouteilles par an. “La vendange en Alsace est une course de fond !”dit-elle. La visite des sous-sols de la cave fait songer à une promenadedans le buffet d’orgue d’une cathédrale où 280 cuves reçoiventles jus venus de deux pressoirs alimentés par trois conquêts, deuxpour le blanc, un pour le rouge. Après les pressurages lents, ils glissent en douceur dans des tubes qui répartissent les sonori-tés des terroirs dans les cuves, dont “la pouponnière” : 70 cuves de

poursuivre l’aventure. Je le soupçonne d’avoir secrètement refusé ladisparition de la cave”, raconte Yves Baltenweck accoudé au pa-rapet qui domine les anciens bâtiments conventuels où se tenaitla cave, sous la salle de théâtre du Cercle Saint-Grégoire, prochede l’Église catholique, religion dominante quand Hunawihr, savoisine, était protestante.

Émile Traber rameuta les viticulteurs de Rodern. Il acheta unterrain proche de l’entrée est de Ribeauvillé, fit édifier un ven-dangeoir pour accueillir les fruits des adhérents historiques etceux des nouveaux venus : une image émouvante, photogra-phie jaunie exposée au musée vigneron installé dans les sous-sols de la cave, rappelle la première vendange du renouveau. Ti-rées par des chevaux, des charrettes emplies de rieslingpatientent devant le quai de réception : le chantier n’est pas ter-miné, des étais soutiennent les ouvertures dont le béton est àpeine sec. Dans ces temps de volonté commune réaffirmée, lalocomotive Traber procède en 1965 à un achat fondateur, leClos du Zahnacker, depuis monopole de la cave. Ce terroir em-blématique signalé par les textes dès le XIIIe siècle puis au MoyenÂge fut la propriété d’un moine-chevalier, Martin Zahn. Toiséspar le château du Haut-Koenigsbourg, une forteresse du XVe siè-cle, les 124 ares (1,24hectare) sont situés au cœur du grand cruOsterberg et complantés de riesling, pinot gris et gewurztrami-ner. Sur un terroir argilo-calcaire, la présence de l’eau dans sonsous-sol est gage de “respiration” hydrique : l’eau qui sourd partout, descendue du Taennchel, alimente la célèbre sourceCarola. “On cultivait jadis ici 17 cépages dont une majorité de rouges.

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« L’avenir à mon sens est à l’agriculture raisonnée, mesurée, à l’équilibre. »La forteresse deSaint-Ulrich, l’une

des forteresses des Ribeaupierre,sur les hauteurs de Ribeauvillé.

Dans le musée de lacave, entre de vieuxoutils, se tient cettetable d’orientationfigurant les terroirs.

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ensuite les saveurs discrètes de fruitcakeet de bergamote. Ils sont7 vignerons à donner leurs raisins d’amour, preuve que l’on peutfaire un grand vin à plusieurs…

Riesling Silbelberg 2015 avec les fruits de Bernard Bagy, Phi-lippe Twarog et Philippe Vogt : salin et droit, un lieu-dit qui vautun grand cru. Riesling grand cru Kirchberg 2013, poussé sousles forteresses des Ribeaupierre de Ribeauvillé, Yves Balten-weck le représente seul, des fruits frais éclatants où l’on sent vi-brer le terroir, un archétype de ce cépage. Jean-Luc Andres etJean-Marc Kentzinger sont allés chercher l’essence du terroir decet Altenberg de Bergheim 2013, cela sent les nobles hydrocar-bures fins et profonds. Ils sont quatre à servir l’identité de cetOsterberg grand cru riesling 2010 : Pascal Poujade, PhilippeChrist, Jean Baltenweck et Jean-Marie Mendelin, “décédé depuis,qui se donnait du mal, nous sommes fiers de lui…” glisse Yves, ému.Fiers de ce Muscat 2008 grains nobles qui eut un jour 20/20 lorsd’une prestigieuse dégustation où Yquem n’eut “que” 18… Fiersbien sûr du Clos Zahnacker 2010, oasis de fraîcheur posée surun socle salin, aboutissement du voyage imaginaire au cœur dela haute culture alsacienne.

Les visiteurs du soir achèvent leur dégustation au grandcomptoir de la superbe et accueillante salle de réception qui avu défiler tout le jour des amateurs du monde entier. Ils repar-tent chargés des flacons que les descendants des hommes debonne volonté continuent de créer, fidèles à leur mémoire etdignes du génie des grands sols qui sont la langue des vigneronsalsaciens concernés. e (Bon à savoir, page 216)

1 à 70hectolitres. Sur l’ensemble se pratique le débourbage sta-tique. Là se joue la mélodie en sous-sol dont chaque note del’alliance du sol et des fruits, révélée par l’attention des vigne-rons, est prolongée avec précision, respect, réflexion et partipris esthétique.

Tout au fond, au bout du dédale de la palpitante cuverie, setient le musée, marque de l’attachement des hommes à leur his-toire commune. Ils ont eux-mêmes descendu les objets de la mé-moire de leur aventure : ceps plantés dans le sol pour apprendreaux visiteurs l’art de la taille, outils des labours, charrues etpioches, ceux des traitements et du chai et puis l’acte fondateur dela cave rédigé en allemand. Une porte grince et s’ouvre l’œno-thèque, objet fascinant de l’élogieux et patient parcours : une tabled’orientation figure les terroirs, un faisceau de flèches en éven-tail désigne la place des vins et leur millésime sur les étagères enface. Yves Baltenweck, qui se définit comme “un rebelle qui com-mande”, et Évelyne Bléger-Cognacq écrivent avec l’équipe duchai le bel aujourd’hui de la gamme, qui s’étend du pinot noirRosé Allegro, un gourmand charmeur issu d’une saignée, auxgrands crus Glockenberg, Altenberg de Bergheim, Osterberg,Kirchberg de Ribeauvillé, Rosacker, Schoenenbourg, Marck-rain, Schlossberg. Dans le défilé des millésimes, pinot gris 2014lieu-dit Silberberg pénétré d’épices où domine le curry vient desraisins d’Éric Pourre et Henri Windholtz. Le pinot gris grandcru Glockenberg est désigné par Évelyne comme “sûrement leplus équilibré que j’aie jamais vinifié dans ma vie” ; s’y succèdent lesfragrances de tabac blond d’Amsterdam, frais et sucré, viennent

C A V E D E R I B E A U V I L L É Vincent etBernard, latransmissionjoyeuse etintelligente.

« On vinifie du Schlossberg à Saint-Hippolyte, la vendange est une course de fond. »