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Magazine de l’association bordelaise de lecture «BIBLIO» n°42 1 € Août/Septembre/Octobre 2011 Livres du Pérou Galerie de mots & d’images Prose poétique | Ricardo Sumalavia Les autres yeux de la musique BD | Guillaume Dupont | Beauté intérieure et d’autres textes inédits de la rédaction Lectures & Palabres Entretien avec l’écrivain péruvien Ricardo Sumalavia Lectures & Découvertes En (re)lisant Larsen, Madden, Peixoto, Salvayre, Sandman ... Biblio

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Page 1: BIBLIO 42 Livres du Pérou

Magazine de l’association bordelaise de lecture «BIBLIO»

n°42 1 €Août/Septembre/Octobre 2011

Livres du Pérou

Galerie de mots & d’imagesProse poétique | Ricardo Sumalavia Les autres yeux de la musiqueBD | Guillaume Dupont | Beauté intérieureet d’autres textes inédits de la rédaction

Lectures & PalabresEntretien avec l’écrivain péruvienRicardo Sumalavia

Lectures & DécouvertesEn (re)lisant Larsen, Madden,Peixoto, Salvayre, Sandman...

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BIBLIO n°42 | photo de couverture : C. M. Jumpa Correa | parution : 5 février 2012 | tirage : 300 ex. | impression : Copy-media

Livres du Pérou

Bienvenue dans ce n°42 ! Embarquement pour le Pérou en compagnie de la poétesse Mónica Cárdenas Moreno et de l’écrivain Ricardo Sumalavia (avec qui nous échangeons dans la rubrique «Lectures & Palabres»)... Buena lectura a todos !

pages 4 à 21et 32 à 34

Lectures & Découvertes

Où il est question de lectures ou relectures, pêle-mêle, des histoires de l’«homme de sable», de Lydie Salvayre, de Matt Madden, de langues imaginaires, de Reif Larsen, de José Luís Peixoto...

pages 35 à 41

[pages des comptes rendus]

Bryce Echenique [14]

Arguedas [7]

Alarcón [18]

Iwasaki [16]

Roncagliolo [17]

Ramón Ribeyro [de 8 à 11]

Rosas Ribeyro [12]

Sumalavia [19]

Vargas Llosa [de 4 à 6] [de 12 à 15]

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Nous remercions chaleureusement toute l’équipe du cinéma «Utopia», à Bordeaux, où nous nous réunissons chaque mercredi (20h30) et bien plus souvent encore...

Association BIBLIO | Création : 6 octobre 2003 | N° Siret - 509 046 330 00015 | APE - 9499Z | 06.21.65.32.65.

Université Bordeaux 3 - Domaine universitaire - 33607 PESSAC | [email protected] | bibliobx.blogspot.com

Ce numéro a été réalisé par | Mónica Cárdenas Moreno | Sylvie Céméli | Eddy Dufourmont | Ninon Duwez | Geneviève Gouyou-Beauchamps | Bertrand Guest | Michel Guillon | Alexander Heußner | Jean-Louis Janin | Sabine Landau | Elsa Mallet | Françoise Morin-Bioy | Anne-Sophie Riffaud | Jelena Rose | Ingrid Rose | Nolwenn Roussel | Marco Salucci | Giovanni Stiffoni | Julien Verger | Annick Vernay |

Merci à l’Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 (FSDIE et Service Culturel), au CROUS de Bordeaux, à la Bibliothèque Municipale de Bordeaux, aux Mots Bleus et à La Nuit des Rois, ces fidèles partenaires sans qui rien ne serait possible...

Galerie de mots & d’images Inspirés par leurs lectures péruviennes, quelques-uns de nos rédacteurs ont composé un petit texte libre sur le thème des «Cimes».

La poétesse péruvienne Mónica Cárdenas Moreno, qui collabore par ailleurs activement à la revue, pré-sente ici l’un de ses textes en espagnol et en français.

L’écrivain Ricardo Sumalavia nous invite en ces pages à voir avec Les autres yeux de la musique...

Guillaume Dupont vous présente une superbe définition de la Beauté intérieure dans cette BD à visage de fable, qui lui a permis de figurer au palmarès des Jeunes Talents d’Angoulême en 2010.

pages 22 à 31

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Mario Vargas Llosa, un arbre qui cache la forêt ?Prix Nobel de littérature en 2010, Mario Vargas Llosa est l’écrivain dont le nom vient sans doute le plus spontanément à qui s’intéresse à la littérature péruvienne. Effet d’op-tique (et de structure médiatique) ou dimension réelle ? La rédaction échange sur le sujet en compagnie de deux écrivains péruviens, Ricardo Sumalavia et Mónica Cárdenas Moreno.

Comment expliquer le succès et la notoriété de Mario Vargas Llosa ?Ricardo Sumalavia : Vargas Llosa a contribué (avec d’autres) à changer l’ob-jet de la littérature péruvienne à partir des années 1950. Auparavant, il était davantage question de l’Indien, mais ce thème n’eut soudain plus la priorité, car la société avait changé, particulièrement la ville de Lima qui grandit de façon désordonnée et qui, avec la modernité économique et l’expansion de la classe ouvrière, devint un personnage littéraire, un peu à la manière de Paris, en France, au 19ème siècle. Enrique Congrains Martin (1932-2009) inaugura ainsi une forme de réalisme urbain dans Lima, hora cero (1954). Les écrivains de cette génération des années 50 firent des études à l’université San Marcos et venaient souvent de familles désargentées, comme Julio Ramón Ribeyro. Ils s’intéressaient beaucoup à la littérature française (Maupassant, Balzac, Flaubert, Zola) et à la littérature de langue anglaise (Carlos E. Zavaleta tra-duisit par exemple Dos Passos ou Hemingway), au point de récupérer des techniques narratives européennes comme le monologue ou le changement de voix narrative. On retrouve ces techniques dans l’oeuvre de Vargas Llosa.Quelles étaient les références littéraires péruviennes de cette génération des années 50 ?Mónica Cárdenas Moreno : On a souvent tendance à identifier des générations successives dans l’histoire littéraire du Pérou. Il y eut plusieurs écrivains, de la fin du 19ème siècle jusqu’aux années 1920, qui constituèrent une sorte d’avant-garde : Manuel González Prada (1844-1918), un poète anarchiste ayant beau-coup voyagé en Europe et qui fut à l’origine de la poésie péruvienne contem-poraine ; deux grands poètes, José María Eguren (1874-1942) et César Vallejo (1892-1938), le second publiant Trilce en 1922 au Pérou avant son départ en

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France ; des indigénistes, comme Gamaliel Churata (1897-1969) ; et surtout Martín Adán (1908-1985), dont la poésie (difficile) n’est pas traduite mais dont le livre La Maison de carton (1928) marqua les générations suivantes. Cette avant-garde eut un rôle fondamental : pour la première fois, des écrivains pé-ruviens se constituaient comme leurs propres points de repère, sans nécessai-rement passer par les modèles européens. L’autre mouvement culturel qui eut une grande importance au Pérou est celui des indigénistes, qui s’attachèrent à représenter la vie dans la montagne et mirent le thème de l’Indien au premier plan. Parmi de nombreux noms, citons José María Arguedas (1911-1969), également auteur d’un récit inspiré par son expérience de la prison, El Sexto (1961). D’autres expérimentations singulières peuvent être évoquées, comme celle de Jorge Eduardo Eielson (1924-2006), connu pour avoir fait scandale en représentant l’homosexualité en littérature dans El cuerpo de Giulia-no (1971). Il faut dire encore qu’il y eut un important mouvement surréaliste au Pérou, notamment avec César Moro (1903-1956).Comment en est-on arrivé à associer Vargas Llosa avec le fameux « boom » de la littérature d’Amérique latine ?Ricardo Sumalavia : Pour les écrivains des années 1950, le genre le plus impor-tant était la nouvelle, mais tout le monde attendait « le roman de Lima ». Var-gas Llosa est le seul à y être parvenu dans La ville et les chiens (1962) qui reçut le prix Biblioteca Breve, très important, et connut onze traductions. Ce fut un moment fondateur de ce qu’on a appelé le « boom » de la littérature latino-américaine (Vargas Llosa, Fuentes, García Márquez, Cortázar, Donoso). Le projet était d’écrire un « roman total », notamment grâce à l’utilisation des techniques narratives anglo-saxonnes. Vargas Llosa n’écrivit plus de nouvelles pendant cette période, uniquement du roman « total » : il propose un micro-cosme de la société péruvienne dans La ville et les chiens, puis entremêle des histoires parallèles (de différentes époques) dans La maison verte (1966), avant de prendre la dictature comme toile de fond dans Conversation à la cathédrale (1969).Mónica Cárdenas Moreno : S’il ne fallait d’ailleurs retenir qu’un seul livre de Vargas Llosa, ce serait d’ailleurs ce dernier, selon moi.A quel moment les choses changent-elles ?Ricardo Sumalavia : A partir des années 1970 émerge une nouvelle génération « post-boom » qui prend le contre-pied du roman total. Un vent de nouveauté souffle alors sur la narration et la poésie avec le recours aux genres populaires, à l’humour, à l’ironie, aux références cinématographiques. C’est l’époque des premiers romanciers latino-américains « post-modernes ». Vargas Llosa ayant toujours eu le souci de se mettre à jour, d’être à la page, il s’est donc inspiré

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de certains points de cette littérature post-moderne. La réaction de la critique fut mitigée, on le taxa de légèreté. Cependant le terme ne me semble pas juste, car ce qui compte pour Vargas Llosa, c’est de s’ouvrir à de nombreuses formes possibles et de les mettre à l’essai. C’est ce qu’il n’a cessé de tenter jusqu’à aujourd’hui. Je retiendrais pour ma part La Guerre de la fin du monde (1981) - personnellement mon préféré - dont l’action se déroule au Brésil (fait surpre-nant en Amérique latine, où l’on est plus habitué à ce qu’un écrivain situe une histoire dans son propre pays).Peut-on dire que Vargas Llosa s’est sans cesse attaché à renouveler sa manière d’écrire ?Mónica Cárdenas Moreno : Il est important de dire qu’il n’est pas possible d’éta-blir des divisions artificielles dans l’œuvre de Vargas Llosa, il navigue tout au long des années entre les techniques. Vouloir identifier des « périodes « dans son oeuvre serait alors illusoire. Les schémas de l’histoire littéraire ne fonc-tionnent donc pas bien dans son cas, on peut d’ailleurs le voir en évoquant un autre malentendu. Au Pérou, Vargas Llosa a été identifié comme un membre de la bourgeoisie et a été critiqué pour l’absence relative des femmes et du monde indigène dans son œuvre. Il est vrai que la ville (la côte) et la forêt y sont davantage représentées que la montagne, mais à travers les personnages de métis, cependant, il dit des choses subtiles sur le monde indigène. Que retiendriez-vous principalement de l’oeuvre de Vargas Llosa ?Mónica Cárdenas Moreno : C’est la façon de représenter les personnages qui est très intéressante chez Vargas Llosa, c’est ce qui ressort de ses univers roma-nesques foisonnants. Il choisit souvent de mettre au premier plan des métis (au sens culturel, pas forcément racial), entre deux univers différents. On en a un aperçu dans L’Homme qui parle (1987) et dans Le Paradis – un peu plus loin (2003). « L’homme qui parle » est un personnage qui raconte l’histoire d’une communauté (sorte de sacerdoce, de fonction magique). La fiction permet alors de formuler un discours qui supplée les sciences sociales et humaines, d’exprimer quelque chose de nouveau. C’est le rôle de la fiction romanesque: transmettre ou faire ressentir la complexité d’un univers. Je dirais donc que Vargas Llosa a réussi à exprimer dans ses oeuvres la complexité de la société péruvienne grâce à la fiction. Comme il le développait dans son essai La vérité par le mensonge, c’est à partir de la fiction que l’on parvient à mieux compren-dre la société.

Propos recueillis par Julien Verger

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Au coeur des ténèbres

El Sexto | El Sexto, 1961 | José María Arguedas éd. Métailié | trad. par Eve-Marie Fell (2011) | 18 € | 190 pages

Essentiellement connu pour son œuvre narrative et pour son attachement au mouvement culturel de l’indigénisme, José Maria Arguedas écrivit à partir de 1957 un témoignage poignant sur les huit mois qu’il passa, en 1937, dans la prison d’El Sexto, à Lima, à l’époque de la dictature du général Benavides. A la différence d’autres récits d’expérience carcérale, ce livre se présente – sous les traits de la fiction – comme une radiographie du Pérou des années 1930, notamment traversé par de multiples tensions politiques (entre les partisans du Parti communiste et ceux de l’Apra, organisation de centre gauche). Le huis clos a ici comme vertu de reconstituer en miniature, dans l’enceinte sinistre du pénitencier, certains traits de la société péruvienne, mais aussi de rendre compte, par un réseau souterrain de traces autobiographiques, de la pensée du jeune Arguedas. C’est bien sûr avec soulagement que l’on assiste, à la fin du récit, à la libération de Gabriel, narrateur et personnage principal (et alter ego de l’auteur), mais c’est avec amertume que l’on voit disparaître dans les limbes ses compagnons de bagne, autant de figures attachantes que l’on quitte à regret.

Julien Verger

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Pierre Gomez | Machu Picchu (2011)

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L’incertitude de la chambre

Apatrides, ces proses ne le sont pas parce que leur auteur a plus longtemps vécu à Paris qu’à Lima. Elles n’ont tout simplement pas de « territoire littéraire » propre. Comme l’écrit Ribeyro dans son journal : « Je crois que dans ce livre, par moments, je me suis avancé au-delà de ma propre frontière. »

Proses apatrides Prosas apatridas, 1975-1986Julio Ramón Ribeyro Traduit de l’espagnol par François Géal (2011)éd. Finitude Les pages ne se comptent pas | 16,50 €

Des paragraphes numérotés se suivent et ne se ressemblent pas. Le livre se fragmente sous nos yeux, sans que l’on puisse espérer le résumer. Il est un concentré d’esprit, un compendium de pensées tour à tour plaisantes, angoissantes, cocasses et inattendues. Deux cents fragments écrits de 1950 à 1’ultime réédition de 1986 : numérologie à part, on cède à la magie des chiffres, revenant en arrière, sautant tel passage ou méditant tel autre. Résolu-ment moderne, le livre indique pouvoir se lire « en commençant par le début, le milieu ou la fin ».

Les allusions à Miraflores sont rares. Quand il y en a une, la scène en général est à Paris. Place Falguière, « cendrier » de l’auteur qui peste lorsqu’un piéton attend sous son balcon. Il dépeint l’univers intime et dérisoire, morbide et attachant, de la chambre d’écrivain. Théâtre de la procrastination et de la mélancolie, façon desengaño. Cabinet hanté par les lectures (Gombrowicz, Vallejo ou Baudelaire qu’il prend pour maître), l’écriture, l’introspection et la curiosité pour l’humanité moyenne qui l’entoure (personnages sartriens comme la concierge, le garçon de café ou l’employé d’agence). Séparés par l’oubli, les hommes restent des inconnus les uns aux autres. Comme le monde est surprenant dès les limites de la pensée franchies, ces leçons d’étonnement se tournent souvent vers les meubles, les livres ou le chat qui peuplent l’espace confiné de la chambre.

L’écriture brillante et concise fait de chaque fragment une théorie en miniature, ciselée et polie. Certaines proses rappellent ainsi la maxime, illus-trant la prévisibilité des hommes à travers leurs habitudes, que Ribeyro traque en sociologue : « Nous nous promenons comme des automates dans des villes insensées ». D’autres évoquent l’aphorisme : « L’Histoire est un jeu dont on a perdu les règles ». Leçon d’incertitude que cet étrange recueil. Mais nous étions prévenus : « […] les mots ne veulent rien dire, les idées sont des chèques sans provision. »

Bertrand Guest

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Patchwork

Entre humour et mélancolie, Ribeyro nous invite à le suivre dans les dédales des émotions, des réflexions, des doutes tout en lançant parfois un regard sans complaisance sur ses concitoyens A la manière d’un peintre, par petites touches, il campe les gens qui l’entourent, des gens ordinaires. Remarques simples dans un langage courant mais qui laissent entrevoir combien l’écrivain

est réceptif aux moindres évènements du quotidien. Accumulation d’images qui se raccordent les unes aux autres sans que l’écriture s’enchaîne. Thèmes de préoccupation qui reviennent parfois de manières récurrentes, avec un nouvel éclairage, plus ou moins optimiste ou pessimiste, quelques lignes, et parfois trois pages ! L’idée de la vie ou de la mort ne le quitte pas, mais aussi le temps qui s’écoule, les femmes, l’amitié, la famille, la ville, sans oublier Flaubert... Idée d’éternel recommencement, instantanés qui entraînent la rêverie, disent l’altérité.

Point n’est besoin de marque-pages. On prend, on laisse, on relit, on commente, on médite. On revient, on passe. Livre dont les pages ne sont pas numérotées, seuls les fragments le sont. Je retiens quant à moi la dernière pensée, et la fais mienne pour l’heure : « La seule manière de continuer à vivre est de maintenir tendue la corde de notre esprit, l’arc bandé, en visant le futur».

Annick Vernay

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L’oeil et la plume« Je considère que Ribeyro est un magnifique conteur, un des meilleurs d’Amérique latine et probablement de la langue espagnole » : cet hommage de Mario Vargas Llosa rend assez justice, je dois dire, au talent de Julio Ramón Ribeyro (1929-1994), auteur d’une oeuvre narrative - essentiellement composée de nouvelles - que le recueil Silvio et la roseraie permet d’explorer de manière assez approfondie.

Silvio et la roseraie La palabra del mudo, Cuentos, 1952-1977Julio Ramón Ribeyro Traduit de l’espagnol par Irma Sayol (1981)éd. Gallimard 263 pages | 14 € Les éditions Gallimard mettent ici à disposition dix-huit nouvelles

(réalistes pour les deux tiers, fantastiques pour le reste) qui permettent de se faire une assez bonne idée de l’ébouriffante capacité de Ribeyro à capter le réel dans le temps d’une nouvelle et à représenter la société de son époque dans des miniatures narratives saisissantes de vie, d’émotions discrètes et de nuances.

Comme de nombreux auteurs latino-américains, Ribeyro a passé une bonne partie de son existence à l’étranger, notamment à Paris, à partir de 1960, où il fut journaliste, conseiller culturel puis ambassadeur à l’Unesco. Les nouvelles ici présentées portent la trace de ce destin nomade, la plupart s’enracinant dans un contexte péruvien, quelques autres ayant pour cadre des villes européennes. Plusieurs personnages semblent aussi faire écho à la propre histoire de Ribeyro, issu d’une famille aristocratique désargentée, par exemple dans « Le marquis et les faucons » ou dans « Silvio et la roseraie », deux textes sur le sentiment de décrépitude et de déclassement éprouvé par les membres des anciennes classes dominantes dans la nouvelle société péruvienne.

Ribeyro appartient à la génération d’écrivains qui, dans les années 1950, s’est davantage intéressée à la vie urbaine et aux mutations sociales. Ce-pendant, ce projet ne se traduit pas tellement ici par l’élaboration de person-nages collectifs, symboliquement représentatifs d’un pan de la réalité; ce qui est au premier plan de la grande majorité de ces nouvelles, c’est surtout l’indi-vidu faisant l’expérience de la solitude, de l’isolement, de la marginalité, sous diverses formes et dans des contextes très variés. Le recueil se présente donc comme le kaléidoscope d’une population marquée par la conscience du temps qui passe, de l’évolution des choses, en somme d’un moment (ou mouvement) de bascule. Cette dimension anthropologique et philosophique se manifeste subtilement tout au long des nouvelles, sans jamais prendre tout à fait le pas

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sur le récit lui-même. Il ne s’agit pas pour Ribeyro de disserter laborieusement sur un thème, mais plutôt, semble-t-il, de mettre en question le rapport de l’individu au groupe, quel que soit ce dernier - la tension des rapports sociaux affleurant à chaque page.

Je dois dire que j’ai été absolument captivé par la lecture de ce recueil. Ribeyro a une manière de camper ses personnages qui échappe à toute cari-cature et à tout simplisme, son écriture réalise le tour de force, en un temps

narratif très limité, de rendre présent et d’animer un individu dans toute la gamme de ses nuances et de ses contradictions.

Et puis plusieurs textes sont d’in-croyables morceaux de bravoure ! Quelques exemples seulement...

« Terra incognita » raconte la soirée d’un professeur d’université qui, engoncé dans une vie morne et routinière, est soudainement pous-sé par une force inexplicable à s’aventurer dans des quartiers de Lima encore inconnus de lui. Repoussant les limites de son monde, il achève son expérience nocturne sur un imperceptible sentiment de métamorphose, d’ébranlement in-térieur. L’écriture accompagne cette sortie de la

chrysalide par un brouillage des repères narratifs, en particulier par l’entre-croisement des discours dans une même phrase, suggestion syntaxique d’une soudaine ivresse existentielle.

Et comment oublier les deux protagonistes de la nouvelle « Tristes que-relles dans la vieille résidence » ? Un vieux monsieur habite une résidence vétuste et mène une vie monotone et réglée comme du papier à musique, jusqu’au jour où une vieille dame aménage dans l’appartement voisin et vient détraquer toutes ses habitudes. Avec un humour très anglo-saxon, Ribeyro imagine alors une histoire de haines mesquines et dérisoires, à coup de petites vacheries entre voisins, qui devient peu à peu l’histoire d’un amour paradoxal, l’un ne pouvant plus vivre sans l’autre.

Et comment ne pas parler de l’extraordinaire personnage de Silvio, un propriétaire terrien excentrique qui passe sa vie cloîtré dans une hacienda en essayant de donner du sens au schéma labyrinthique de sa roseraie ?

Par bonheur, Silvio et la roseraie ne contient qu’un échantillon des nou-velles écrites par Ribeyro : il en reste donc d’autres à découvrir ! A suivre, sans nul doute, dans les pages de cette revue...

Julien Verger

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La poésie nomade

Curriculum mortis | José Rosas Ribeyro | éd. del correcaminos Curriculum mortis, 1977-1979 | trad. par Virginie Rajaud (1985) | 93 p.

José Rosas Ribeyro appartient à la génération du célèbre écrivain Bolaño (« l’Infrarrealismo »). Il s’en est détaché tout en conservant certains aspects ou schémas de cette poésie comme le prosaïsme, le mélange éblouissant d’éléments surréalistes ainsi qu’une fausse apparence de simplicité qui donne à la lecture une fluidité inattendue. Dans Curriculum mortis, la voix narrative nous mène dans un univers urbain où un personnage nommé Odysséus évolue dans un quotidien très simple qui l’émerveille : c’est l’étranger en mouvement, le nomade dont le regard n’est pas déterminé par les habitudes, ce qui lui permet d’observer avec un point de vue poétique les faits les plus communs comme la traversée d’un pont ou la rencontre d’une statue. Le personnage suit la tradition surréaliste du flâneur, mais à la différence du surréalisme, le poète cherche ici l’étonnement dans le quotidien ; et, loin de tout hermétisme, avec ses vers longs et fluides, il nous invite à nous promener avec lui.

Rafael López López

Proposition indécente

Eloge de la marâtre | Mario Vargas Llosa | éd. Folio | 210 pages Elogio de la madrastra, 1988 | trad. par Albert Bensoussan (1990) | 7,30 €

C’est par ce curieux roman que j’ai découvert Vargas Llosa et que j’ai complètement changé de point de vue à son sujet : méfiant par nature à l’égard des prix littéraires, je me demandais avec suspicion ce que pouvait réserver la narration du prix Nobel 2010. Grossière erreur de ma part ! L’histoire, assez sulfureuse, tient en quelques mots : alors que don Rigoberto redécouvre les plaisirs du corps en secondes noces avec la belle Lucrecia, son jeune fils tombe amoureux de sa marâtre et amène progressivement celle-ci au bord des abîmes de l’indécence… Le roman vaut tout autant par les états d’âme minutieusement relatés des différents protagonistes, que par l’originalité de ses personnages et de sa construction narrative. Don Rigoberto est un hypocondriaque hilarant qui donne l’occasion à l’auteur de célébrer la complexe mécanique du corps humain ou de rivaliser avec les pages célèbres du torche-cul de Rabelais ! Une bonne entrée en matière, je dois dire, qui m’a immédiatement donné le virus de Vargas Llosa…

Julien Verger

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Utopie à jeter Il n’est pas toujours aisé de retrouver ceux que l’on a perdu de vue depuis longtemps car la vie est passée par là.

Histoire de Mayta Historia de Mayta, 1984Mario Vargas Llosa Traduit par Albert Bensoussan (1986)éd. Folio Gallimard 482 pages | 7 €

C’est sur un dépôt d’ordure que s’ouvre ce livre et c’est aussi sur un dé-pôt d’ordure qu’il se termine, comme si toute utopie révolutionnaire ne devait finir qu’en décharge.

Un journaliste, sous prétexte d’écrire un roman, recherche Mayta, ca-marade de collège qu’il a jadis connu chrétien militant et ascète, avant qu’il ne

bascule dans le communisme révolutionnaire et disparaisse dans les prisons péruviennes.

C’est à une enquête minutieuse qu’il se livre, rencontrant tour à tour tous ceux qui ont connu Mayta, jusqu’au dénouement final. Qui est vraiment Mayta ? Chaque personne rencon-trée par le journaliste dresse le portrait du per-sonnage. Révolutionnaire utopiste et solitaire, homosexuel ne s’assumant pas, traître à la Cause. L’image est diverse et déroutante alors qu’il la voudrait monolithique. Mais par-delà cette re-cherche, c’est à un voyage dans l’histoire et dans les paysages péruviens que l’auteur nous convie. Le parcours de Mayta est celui de toutes les révo-lutions où se côtoie idéalisme, absence de prépa-ration, courage des uns, lâcheté ou indifférence

des autres. Mais ce livre est aussi un voyage dans les paysages péruviens, et le mal des montagnes est là comme pour rappeler au révolutionnaire qu’il vient de la plaine apporter un idéal qui n’est ni compris, ni adapté.

L’auteur a voulu montrer la perte d’une illusion, le vrai révolution-naire n’étant pas toujours celui que l’on attend.

Gérard Monserrat

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Enquête à Talara, enquête sur le PérouQui a tué Palomino Molero ? | Mario Vargas Llosa ¿Quién mató a Palomino Molero?, 1986 trad. par Albert Bensoussan (1987) | éd. Folio | 190 pages | 5,70 €

A Talara, petite bourgade péruvienne qui semble quasiment coupée du reste du monde, le sergent Lituma trouve le corps d’un jeune homme affreusement mutilé qui a été empalé sur un arbre. Le sergent et son supérieur, le lieutenant Silva, hantés par ce crime atroce, mènent leur enquête, qui les amène à s’intéresser à la base aérienne toute proche, dirigée par l’implacable colonel Mindreau.

Cette enquête policière menée par une paire de gendarmes touchants - sensibilité du sergent qui est complètement hanté par le crime, entichement du lieutenant pour une vieille matrone qui le repousse - alterne entre passages quasi comiques et réflexions plus acerbes, notamment sur le dédain des «blancs» envers les « métis ». On se laisse vite entraîner dans ce roman qui nous invite à regarder de plus près les problèmes sociaux du Pérou et dénonce le pouvoir des « gros bonnets » et des « gringos ».

Ninon Duwez

L’amour fou (2)

Un écrivain des années 1970, représentatif du « post-boom ».

Le Verger de mon aimée | Alfredo Bryce Echenique El Huerto de mi amada, 2002 | trad. par Jean-Marie Saint-Lu (2006) éd. Métailié | 18 € | 302 pages

L’amour fou fait irruption dans une société choisie, l’affrontement est terrible, violent, et burlesque, et désopilant, il s’impose comme la métaphore de la force révolutionnaire, irréductible de l’amour qui se dresse contre la morale et l’ordre établi. Première scène drôle, décalée, pleine d’humour et de fantaisie de la part d’un auteur du « post-boom » qui ne recherche plus le « roman total », mais dessine aussi, à sa façon, le portrait d’une société.

Françoise Morin-Bioy

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Les insoumis

Mario Vargas Llosa est né en 1936 à Arequipa. Homme politique, il est connu pour son œuvre littéraire qui lui a valu de recevoir le Prix Nobel en 2010.

Le Paradis - un peu plus loin El paraíso en la otra esquina, 2003Mario Vargas Llosa Traduit par Albert Bensoussan (2003)éd. Folio Gallimard 532 pages | 9,90 €

Vargas Llosa fait œuvre de biographe bien plus que de romancier. Il nous incite à suivre quelques années de la vie de deux personnages dont la naissance de l’une et la mort de l’autre sont situées à cent ans de distance, 1803 et 1903. Ils sont unis par des liens de parenté : le second, Paul Gauguin est le petit fils de Flora Tristan. L’un et l’autre ont eu des vies mouvementées et c’est sans nul doute ce qui a retenu l’attention de l’écrivain. La paternité péruvienne de Flora fait débat, fille d’un noble péruvien ou de Simon Bolivar ? Ou bien est-ce le voyage de « cinq mois en haute mer », de Bordeaux à Lima que Flora a fait pour tenter de retrouver sa famille ? Est-ce ce voyage qui a fait d’elle une féministe avant l’heure, humaniste, défendant la cause ouvrière avec tant de vigueur qu’elle en est morte à quarante et un ans ? Ou encore le destin chaotique de celui qui troqua son col blanc pour aller vivre au milieu de paréos colorés qui l’ont tant inspiré ? Certes pour Flora, le paradis a toujours été « plus loin ». Exigeante, ne supportant pas l’injustice, sa vie fut un combat permanent pour défendre haut et fort les opprimés, à commencer par elle-même !

Qu’importe, Vargas Llosa les réunit dans une biographie qui se laisse lire tel un roman, alternant les chapitres consacrés à l’un ou à l’autre. En leur donnant vie à tour de rôle, Vargas Llosa nous entraîne dans le sillage de ces êtres au comportement insolite pour ce dix-neuvième siècle si bourgeois, se démarquant par leur conception de la liberté, à laquelle ils sont viscéralement attachés, ce fil qui les relie et les unit par-delà les années. Elle, liberté d’agir, de voyager, de militer, lui, liberté de tourner le dos à une situation stable de banquier pour manier palette et pinceaux sous le soleil de Tahiti. Certes, Flora n’a pas connu Paul, mais elle n’aurait certainement pas renié sa filiation avec cet aventurier, renonçant au confort d’une vie parisienne pour vivre sa passion, tout comme elle. Il faudra poursuivre la découverte de Flora en lisant son propre récit de voyage, Péregrinations d’une paria, et bien sûr rêver à l’idée de paradis que nous a transmise Koké le Maori. Annick Vernay

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Fleurs du mal

Mobilier funéraire | Ajuar funerario, 2004 | Fernando Iwasaki éd. Cataplum | trad. par Robert et Denis Amutio (2010) | 18 € | 190 pages

Ce recueil de microfictions fait la part belle à l’humour noir : chaque fragment donne lieu à une petite histoire souvent macabre, sur des thèmes très variés, particulièrement propice à la critique de la religion et de l’église. La rencontre du genre fantastique et de la forme brève de la microfiction est l’occasion d’explorer sur tous les tons la gamme trouble des tabous (sociaux, sexuels, religieux), sous le signe métaphorique de la veillée funèbre, comme l’explique l’auteur : « Les histoires qui suivent veulent avoir la brièveté d’un frisson et la méchanceté d’une gemme perverse. Perles troubles, alliances malignes, donations du marié… Un mobilier funéraire de bagatelles noires et ténébreuses qui brillent, sombres, sur les restes que rongent les vers de l’imagination. » Si certains fragments m’ont paru inégaux, j’ai pris un grand plaisir à feuilleter cette petite encyclopédie narrative du Mal.

Julien Verger

Pierre Gomez | Voyage au Pérou (2011)

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Lorsque le substitut du procureur mène l’enquête

Ce n’est plus tout à fait un roman policier avec les protagonistes du genre, et assez près d’un réflexion très actuelle, livrée grâce à eux, sur le Pérou et la violence politique.

Avril rouge Abril rojo, 2006Santiago Roncagliolo Traduit par Gabriel Iaculli (2008)éd. Points Seuil 313 pages | 7 €

Lorsque le substitut du procureur mène son enquête, elle n’est plus seulement policière, avec son « privé » en délicatesse avec l’establishment, même si les cadavres jonchent son déroulement et tiennent le lecteur en haleine. C’est aussi une plongée dans le passé proche du Pérou, depuis les débuts du Sentier lumineux, dans les années 80, jusqu’à ce qui ressemble à un épilogue, du mercredi des cendres à la semaine sainte de l’an 2000, dans la ville d’Ayacucho (« le recoin des morts ») et sur le plateau andin, lors d’un vote à la présidentielle. A les cotoyer dans une traduction nerveuse qui semble couler de source, on s’attache aux personnages de cette tragi-comédie, sur fond de fête religieuse : le substitut, qui rend visite à sa mère matin et soir, le commandant de l’armée, qui règne sur tout ce qui bouge, le médecin légiste et ses chocolats, et puis les femmes, dont la mère du héros (morte quand il avait 9 ans) et bien sûr Edith. Plongez dans ce roman noir. Il dévoile avec brio le passé commun qui ronge les protagonistes, mêlé à celui qui leur est propre. Avec un goût de revenez-y ...

C’est un roman policier qui est le résultat de deux tensions : la force de la révolution d’un mouvement omniprésent comme le Sentier Lumineux et l’attitude bureaucratique d’un fonctionnaire qui doit essayer d’éclaircir les mystères de la société péruvienne. Le protagoniste paraît être incapable de comprendre une réalité qui échappe à toute règle sociale. Son monde est dominé par les lois qu’il a étudiées dans ses livres de droit mais la violence envahissant la société péruvienne ne permet pas de tenir compte des règles démocratiques. Les autorités militaires se préoccupent seulement de donner un simulacre de démocratie tandis que la révolution du Sentier Lumineux, avec ses couleurs et ses chants violents, paraît avoir le contrôle réel de la société. La fin du roman dément cette interprétation, laissant quelques doutes sur l’image donnée ici de cette phase cruciale de l’histoire du Pérou. Giovanni Stiffoni

Jean-Louis Janin

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Fiction en archipelDaniel Alarcón est un écrivain péruvien de langue anglaise, très tôt émigré aux Etats-Unis. Directeur d’un mensuel littéraire à Lima, il s’est fait remarquer par le recueil de nouvelles War by candlelight, en 2005, puis par le roman Lost City Radio en 2007. Intéressons-nous ici au premier livre, traduit sous le titre La guerre aux chandelles, dont les histoires se déroulent principalement dans un cadre péruvien (avec quelques exceptions américaines).

La guerre aux chandelles War by candlelight, 2005Daniel Alarcón Traduit de l’anglais éd. Albin Michel par Pierre Guglielmina (2011)22 € 270 pages

Pour un coup d’essai, disons que c’est un coup de maître. Alarcón dé-montre une grande maîtrise de l’art de la nouvelle dans ce recueil, variant les perspectives et les rythmes narratifs. Il y est souvent question de personnages de déracinés, arrachés à leur province d’origine par les nécessités de la vie, dé-

boussolés à l’étranger ou orphelins d’un pa-rent. Souvent écrites à la première personne, ces histoires abordent des réalités très diffé-rentes les unes des autres : l’enfance dans les bidonvilles, la perte d’un être proche, la vie périlleuse d’un révolutionnaire, le choc de la société américaine, l’amertume de la séparation et de la recomposition familiale, la force de désorientation des villes.

Chaque personnage est très bien campé et les voix narratives entraînent in-failliblement le lecteur vers les méandres de dilemmes existentiels assez subtils. Plu-sieurs trouvailles retiennent l’attention : un journaliste chargé d’écrire un papier sur les clowns de Lima passe une journée dans le costume de l’un d’entre eux, changeant

complètement de regard sur ses concitoyens ; une famille ayant survécu à un tremblement de terre meurtrier en zone rurale réapprend à vivre dans le dénuement. En bref, à la fin de cette lecture, j’ai eu immédiatement envie d’attaquer Lost City Radio...

Julien Verger

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Morceaux de choix

Pièces | Habitaciones, 1993 | Ricardo Sumalavia éd. Cataplum | trad. par Robert Amutio (2010) | 12 € | 61 pages

Texte bref à mi-chemin entre la poésie et la nouvelle, la «microfiction», très prisée des auteurs latino-américains et mise à l’honneur par les éditions Cataplum, se présente sous les traits d’une superbe métaphore dans ce recueil de Ricardo Sumalavia : à l’image des gouttes d’encre que les calligraphes orientaux laissent tomber sur une feuille de papier (et que l’on qualifie d’«imperfections»), elle ne relève pas forcément d’un dess(e)in d’ensemble, mais plutôt d’une esthétique de la fragmentation, de l’image fugace, de l’illumination brève et captivante, dans la marge des cadres narratifs traditionnels. Le texte « Elle bleue » est un bel exemple de la malléabilité verbale et narrative offerte par ce genre littéraire. Idéal donc pour ceux qui aiment placer leur lecture, leur pensée et leur imagination sous le beau signe de l’éclipse…

Julien Verger

S’offrir, dit-elle

L’offrande/La ofrenda | édition bilingue | Ricardo SumalaviaNouvelle initialement publiée dans le recueil Retratos familiares, 2001éd. Albatros | trad. par Robert et Denis Amutio (2011) | 12 € | 64 pages

Les éditions Albatros prennent l’excellente initiative de publier en édition bilingue des textes contemporains de langue espagnole, ce qui donne ici l’occasion d’apprécier « L’offrande », longue nouvelle de Ricardo Sumalavia initialement publiée en 2001. Après avoir appris le décès de son père, Olenka revient à Lima pour essayer de comprendre les mystérieuses circonstances de sa disparition. Elle rencontre alors les proches collaborateurs de son père, dans une trouble atmosphère de désenchantement. La force de la nouvelle réside dans la progressive élaboration, à l’entrecroisement de la mémoire et de l’onirisme, d’un étrange triangle amoureux. Le lecteur est progressivement pris dans les rets de cette nouvelle d’ambiance dont la chute spectaculaire et hallucinée est le point d’orgue.

Julien Verger

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Pérou, terre de poètes

Quiconque s’intéresse à la littérature péruvienne devrait connaître les noms de José María Arguedas, Julio Ramón Ribeyro, Mario Vargas Llosa ou Alfredo Bryce Echenique. Tous ces écrivains nous offrent une image de leur pays à travers des romans et des nouvelles : ses villes, ses rues, ses moeurs, ses gens. Peut-être cela est-il dû au fait qu’il est plus facile de garder en tête une narration, une histoire en prose. Alors se pose une question : que s’est-il passé avec les textes poétiques ? Notre relation avec la poésie est plus particulière, plus ouverte, autrement dit plus personnelle : la raison en est tout simplement que l’on a la possibilité de lire et de relire un poème que nous aimons en un très court instant ; et pour autant il s’agit d’une relation si complexe, car on n’arrive pas forcément à le comprendre, à le raconter, à dire aux autres de quoi il s’agit. Si la prose invente des mondes, la poésie invente des langages. Alors, on va tenter de parler de poésie ! La poésie péruvienne compte, parmi ses représentants incontournables, une icône : César Vallejo (Lima, 1892 - Paris, 1938). Les Péruviens ont à

Paris un pèlerinage obligé : la tombe de Vallejo au cimetière Montparnasse. Sur cette tombe, on peut voir les cadeaux que ses fidèles lui laissent, comme si à travers cela on pouvait éliminer la distance entre le poète et sa terre ; facile d’y trouver des symboles de la culture péruvienne. Vallejo est le poète de la douleur humaine, de celui qui se révolte contre l’injustice, sa magie réside dans le mélange du langage et de la chair, du métaphysique et du corporel. Au Pérou, il a publié deux recueil de poèmes : Los heraldos negros et Trilce, alors que de son séjour en Europe datent

Poemas humanos, Poemas en prosa et España aparta de mí este cáliz.

« Je n’éprouve pas cette douleur en tant que César Vallejo. Je ne souffre pas à présent en tant qu’artiste, en tant qu’homme ni même comme simple être vivant. Je n’éprouve pas cette douleur en tant que catholique, mahométan ou athée. Aujourd’hui je souffre simplement » (César Vallejo, Poèmes en prose)

Vallejo a écrit à l’époque de l’avant-garde, époque de rénovation des arts, il était et reste très original bien que ses camarades d’écriture soient José Maria Eguren, celui qui utilise des références enfantines pour nous parler d’un univers

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de rêve et de la passion humaine ; Martín Adán, le maître de la poésie qui parle de la poésie même ; César Moro, poète surréaliste de l’amour ; Carlos Oquendo de Amat, le poète des calligrammes ; etc.

Je pense aux holothuries angoissantes qui souvent nousentouraient à l’approche de l’aubequand tes pieds plus chauds que des nidsflambaient dans la nuitd’une lumière bleue et pailletée

Je pense à ton corps faisant du lit le ciel et les montagnes suprêmesde la seule réalitéavec ses vallons et ses ombresavec l’humidité et les marbres et l’eau noire reflétant toutes les étoilesdans chaque œil

(César Moro, Lettre d’amour)

La poésie ne s’arrête jamais, comme le fleuve ; elle a continué pendant des décennies à nous donner encore de nouvelles voix. Ainsi dans les années 1950 en arrive-t-on à ce que certains ont nommé l’âge d’or de la poésie péruvienne. Cela se défend, parce qu’à l’époque nous avions des poètes cultes: Blanca Varela, Jorge Eduardo Eielson, Emilio Adolfo Westphalen, Rodolfo Hinostroza. Ce sont des maîtres qui auront des adeptes et des épigones dans les décennies suivantes : Javier Heraud, Antonio Cisneros, Luis Hernández et César Calvo. Une autre chose à remarquer est la façon dont on partage la poésie : en groupe, lors de soirées poétiques, de lectures publiques, tout cela faisant plutôt de la poésie un chant. Ainsi voit-on apparaître des groupes poétiques tels que Hora Zero, Kloaca, Neón, ainsi que des récitals de poésie au féminin. Dans les années 1970 et 1980, notamment, on écoutait le langage frais et puissant de Maria Emilia Cornejo, Rocío Silva Santisteban et Carmen Ollé. Certains critiques pensent que les pays qui subissent des difficultés sociales sont des pays plus poétiques en ce que le discours poétique exprime beaucoup mieux la complexité de la société que le discours rationnel des sciences. On peut penser que cela est vrai, car au Pérou on sent la poésie dans les rues, même si toute cette poésie ne s’écrit pas.

Mónica Cárdenas Moreno

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Galerie de mots & d’images

Je me sens toujours en confiance entre les murs de la bibliothèque municipale.De hautes étagères en bois sans âge. Des échelles qui montent jusqu’à leurs derniers rayonnages de livres.Des lampes personnelles sur chaque bureau.Une odeur de cire et le bruit des ordinateurs allumés derrière moi...

Il vient d’entrer et son costume blanc détonne dans cet univers plutôt sombre.Je le regarde s’installer.Il s’assoit quelques rangées plus loin. Face à moi.Il sort de sa sacoche en cuir un ouvrage relié.Le titre en caractères dorés scintille sur la couverture verte.Je peux le lire d’ici : « Cimes ».

Nolwenn Roussel

(ceci est un drabble, une histoire courte en 100 mots)

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Petites variations-divagations sur la cime et… l’abîme

Cime, indéfectiblement liée à l’abîme depuis la rengaine mnémotechnique ânonnée dans l’enfance :

« Le chapeau de la cime est tombé dans l’abîme »

Et si Pascal le disait autrement ? :

« Qui veut faire l’ange fait la bête » Comme si le couronnement d’une âme orgueilleusement

chapeautée était voué à l’échec, à la chute.

Mais un sursaut est possible, l’alphabet le dit, l’incarne : A-B-(C)IME !

Et une patiente remontée n’est pas exclue, même si on y laisse

des plumes (et même le chapeau). En effet, « l’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut

que… » C’était la première partie de la pensée de Pascal, et on s’en

tiendra là.

Françoise Morin

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Guillaume Dupont | Beauté intérieure | Festival d’Angoulême 2010 | page 1

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Guillaume Dupont | Beauté intérieure | Festival d’Angoulême 2010 | dernière page

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Les autres yeux de la musique

Un

Carmen et Ricardo se rencontrèrent un jour de janvier 1979, entre 11 heures du matin et 4 heures de l’après-midi, sur la plage Agua Dulce. Elle avait 9 ans et lui venait d’en avoir 10. A cette époque-là, ils ne se connaissaient pas, comment en douter. Leurs familles non plus. Leurs parents avaient loué l’une de ces tentes étroites en toile sale qui se dressaient alignées le long de sa côte. Il y en avait de couleur crème avec des bandes bleues, rouges ou vertes. La famille de Ricardo préférait les vertes ; celles de Carmen les bleues. A l’abri du soleil, Carmen se trouvait sous sa tente pour uriner dans un coin et recouvrir son liquide d’un peu de sable. Ricardo jouait sous la sienne, creusant et découvrant la mer immense entre des rayures bleues et des rayures vertes.

Deux

Les premiers lézards que Carmen vit enfant couraient se cacher derrière une vieille horloge murale.

(il y a toujours quelqu’un de qui fuir et une horloge au mur)Elle les avait surpris en allumant la lumière de la pièce. Elle ne sut pas comment les nommer. Dans sa mémoire, il ne se trouvait aucun mot pour elles.

(dans la mémoire des mots qui sait)Elles étaient uniquement. Son inquiétude fut bientôt grande, car elle craignait qu’une fois à l’intérieur de l’appareil ces animaux dérèglent son mécanisme. Carmen resta là longtemps, les attendant, tandis que le reste de la famille muait de peau.(des années après, Ricardo l’enleva de chez elle, avec deux valises

et une démarche de reptiles)

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Trois

Tandis que Ricardo écrivait un poème en 1988 (qu’il ne publierait jamais), des milliers d’hommes mouraient au Pérou.Tandis qu’une balle traversait la poitrine de Luciano (tombé dans des sables mouvants quelconques), des milliers de Péruviens mettaient satisfaits le point final à leurs poèmes.

Quatre

Son enfant tout juste née, son enfant au visage de pêche, sans un sou en poche, Ricardo osait imaginer que s’il était magicien Carmen prendrait son haut-de-forme, le remplirait d’eau et le placerait sur le fourneau à feu doux.

- Soupe de lapin, dirait Ricardo.- Soupe de pigeon, dirait Carmen.

Cinq

Un matin de janvier 1992, un tourbillon sous-marin aspirait Toño, le jeune frère de Carmen, revenu aux promenades familières à son retour à la maison après quelques mois passés caché pour avoir déserté le service militaire lorsqu’un groupe de senderistes infiltrés l’avaient cagoulé dans les douches et violemment roué de coups pour qu’il révèle des renseignements sur son poste dans les bureaux de la base à laquelle il était arrivé parce qu’il était le seul à savoir lire et écrire et à avoir fini ses études secondaires peu avant d’avoir été recruté dans un coup de filet effectué dans une fête de jeunes gens où la seule chose qu’il faisait c’était danser et tourner sur lui-même comme s’il était en train d’être avalé par un remous.

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Six

Le paysage n’existe plus.Jamais il n’exista.Le paysage de Ricardo comportait des pommiers ; celui de Carmen, des manguiers tordus.La montagne avait dû avoir une chute d’eau, mais il n’y a pas de montagne. La rivière au pied de la montagne ressemblait au tracé tremblant de leurs dessins de l’école primaire (de tous les deux ou d’aucun d’eux, parce que dans cette enfance tout fut très confus).

Pour eux, le paysage n’existe plus, mais mérite de continuer à être contemplé.

Sept

Lors du premier voyage qu’ils firent ensemble dans la jungle péruvienne, Carmen et Ricardo naviguèrent sur une immense lagune au nom de femme. Le temps était compté. Ils étaient montés sur un misérable canot à moteur qui ne se décidait pas à rester allumé et dont le pilote ne cessait de leur promettre l’île qu’ils cherchaient.Et ils parvinrent à l’apercevoir, ce bout de terre, minuscule et couvert d’arbres, qui ne durait que sept heures par jour. Ensuite, les eaux le couvriraient jusqu’au matin suivant.

- Ici, les traces des amants s’effacent rapidement, leur dit l’homme du canot.

Par précaution, ils se contentèrent de contempler le faîte de ses arbres.

Huit

Ricardo écrivit une fois un conte intitulé Langage, dans lequel il

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disait :« Le roi voulait entrer en communication avec son dieu pour l’interroger sur l’amour de la reine. Cependant, pour y parvenir, il devait apprendre d’abord le langage divin, et seule la reine pouvait le lui enseigner. »Carmen, craintive, lui dit qu’il n’est pas bon d’aller déranger les divinités.Aide-moi plutôt à chasser les lézards qui occupent déjà notre maison.Ciseaux à la main, ils se mirent à courir derrière eux dans un effort maladroit de les mutiler, comme lorsque nous courons derrière nos paroles.

Neu

Carm et Ricar fo l’am en silen pour ne pas réveil les fillet . Elle prie avec el et les couch tôt. La cadet aim entend que son ang gard l’accompa jusqu qu’el soit dans les bras de Jés , Jos et Mar . Ell a pe -êtr l’intuit que le meil compag sait part en silen .

Dix

Ricardo soutient que dans sa ville natale il n’y a plus de morts qui le réclament ni de lézards sous les pierres. Carmen, attristée par les affirmations de son mari, lui montre une bestiole inerte et sèche qui reste collée à la pierre familière. Elle lui montre aussi les humérus tièdes qui habitent sa grande maison, puis elle les range dans son sac de toile rêche.

- Rien en conclusion, lui dit-elle tandis qu’elle ajuste le dernier nœud.

***

Texte écrit par Ricardo Sumalavia et traduit par Robert Amutio

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Padre Altura

¿Qué pregunta agonizará en tu frente poderosasi me derrito?,¿si me pierdo en vaporcitos bajo tu piel ?,¿si invento respuestas en vez de buscar los agujeros en tu vientre ?Si me propaso, padre,allá en las montañas donde decías: no me sueltes.Atada a tu correa mojándome lago helado:no me sueltesno apagues los ronquidos en mi habitaciónno hagas bulla¿quién entra en casa durmiendo ?

En las alturas viento fuego oscurote deslizasfuria hartazgo blancoolvidamos las especies del calorla descencencia la sangrenuestros ojos: gotas sin ríos.

Poème de Mónica Cárdenas Moreno...

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Père Sommet

Quelle question agonisera sur ton front puissantsi je fonds ?

si je me perds en de petites vapeurs sous ta peau ?si j’invente des réponses au lieu de chercher les orifices sur ton

ventre ?Si je m’excède, père,

là-bas dans les montagnesoù tu disais : ne me lâche pas.

Attachée à ta ceintureje me baigne

lac gelé :ne me lâche pas

n’éteint pas les ronflements dans ma chambrene fait pas de fracas,

qui entre dans la maison endormi ?

Dans les sommetsvent feu obscur

tu te faufilesfurie satiété blanche

nous oublions les espèces de la chaleurla descendance

le sangnos yeux :

des gouttes sans fleuves.

...traduit par Lucas Merlos et Andrés Imbernon

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Lectures & Palabres

Entretien avec Ricardo Sumalavia

Né en 1968, Ricardo Sumalavia a longtemps vécu au Pérou avant d’aller enseigner l’espagnol en Corée du Sud et en France. Il vit à Bordeaux où il enseigne l’espagnol et la littérature et où il anime des ateliers d’écriture en espagnol. Il a publié dans son pays des recueils de nouvelles (Habitaciones [1993], Retratos familiares [2001], Enci-clopedia mínima [2004]), et ses textes ont figuré dans des anthologies au Pérou, en Argentine, au Mexique et en Espagne. Son premier roman, Que la tierre te sea leve, a été publié en Espagne en 2006. Deux traductions françaises sont depuis peu disponi-bles : Pièces (éd. Cataplum, 2010) et L’offrande (éd. Albatros, 2011).

Comment est né le texte Les autres yeux de la musique (voir p.26-29)?Ricardo Sumalavia : C’est le premier texte que j’ai écrit à Bordeaux. Loin de ma terre natale et de ma ville, Lima, je cherche à retrouver ma mémoire, mes histoires, en partant du lien avec ma femme. Ma mère est née dans la forêt amazonienne, mon père à Lima, et ce sont deux mondes complètement diffé-rents. Je suis né à Lima, mais je sens que je porte en moi les deux identités de mes parents. Avec ce texte, j’ai essayé de me reconstruire, à partir de quelques souvenirs de mon enfance, et de sublimer l’histoire de mon couple.Le thème du hasard semble très présent dans ce texte...Je suis persuadé que le hasard est fondamental. Il y a des moments dans ma vie qui ont été marqués par le hasard. Depuis que j’habite à Bordeaux, par exemple, j’ai découvert qu’un poète péruvien du 19ème siècle séjourna ici et fut en contact avec Victor Hugo et Mallarmé.Le hasard est-il déterminant dans la littérature latino-américaine ?Non justement, surtout à cause de l’influence du catholicisme, qui exclut le hasard au profit de la providence. Quand j’étais petit, je croyais que ma vie était déterminée, mais plus maintenant, je veux l’écrire moi-même.Pour quel lecteur écrivez-vous ?J’écris pour tous les lecteurs, je ne pense jamais à un lecteur particulier. L’écri-ture me sert à me reconstruire par le langage : en ce sens, j’écris d’abord pour moi-même.Quels sont les thèmes qui vous intéressent ?En premier lieu la (re)construction de l’identité, et plus particulièrement de l’identité dans la ville. Ma relation avec Lima est difficile : quand j’y suis, je la déteste, quand je suis ailleurs, elle me manque. J’essaie de trouver un espace

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personnel dans mes textes, tout en insérant des histoires cachées : même si je parle de moi ou de ma famille, il y a toujours, cachée entre les lignes, l’histoire de quelqu’un d’autre. A quel point êtes-vous marqué par votre double identité culturelle : l’Amazo-nie et la ville ?J’espère parvenir à mélanger les deux dans mon écriture, je recherche une forme d’unité entre ces deux visions de la vie. Mon premier roman, qui sera publié à Barcelone en juin, repose sur une tension entre deux lignes : une ligne intellectuelle, plus cérébrale, celle de Lima, de la côte, et une ligne sen-suelle, plus physique, celle de la forêt amazonienne. J’espère parvenir à faire coïncider ces deux lignes.A quel point vous ont marqué les évènements politiques au Pérou?

Il y avait à mon avis trois groupes d’écrivains dans les années 1990, avec des objectifs diffé-rents. Le premier était très engagé politique-ment. Le second était plus préoccupé d’écrire des histoires pleines d’énergie, avec du sexe, de la drogue, un peu dans le style de Charles Bukowski. Le troisième groupe a essayé d’ex-plorer une veine plus intime, sur la situation sociale au Pérou, et c’est dans cette voie que je me suis engagé. Cela ne signifie pas que la politique n’était pas importante pour moi, au contraire, mais le problème est que dans la narration de la fin du 20èmesiècle, les motiva-tions étaient beaucoup plus polémiques qu’ar-

tistiques, on en arrivait à une sorte de saturation. Je trouvais qu’il y avait de plus un décalage entre le discours engagé et la réalité dont j’étais témoin. J’ai alors entrepris d’écrire des textes brefs pour chercher ma voix, sans forcément construire des « trames » ou des « histoires », mais en privilégiant le surgis-sement d’images pour capter l’esprit de la vie. Cette approche m’a valu des critiques au début, car elle n’était forcément en accord avec l’air du temps.Après tant de voyages et d’expériences, comment percevez-vous aujourd’hui ce projet initial ?Le projet de départ est toujours le même, mais je mène désormais une ré-flexion plus approfondie sur mon travail. Je constate que j’aime les histoires récurrentes, les images qui reviennent, bref il me semble qu’un univers se dessine d’une histoire à l’autre. Le plus important, cependant, c’est qu’une histoire en cache toujours une autre : j’ai le plus grand intérêt pour les histoi-res parallèles, ayant de multiples niveaux de lecture.

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Vous avez déclaré appartenir à une « génération qui est arrivée trop tard à la fête de la ville » (la fiesta de la ciudad) : pouvez-vous commenter cette expres-sion ?Je suis né à la fin des années 1960, une époque dramatique pour l’Amérique latine, avec la montée des dictatures, la mort de Che Guevara... Tous les es-poirs ont disparu. Au début des années 1960, il y avait une grande foi dans le changement. Quand je suis né, c’était la fin des illusions. C’est pourquoi je dis - avec pessimisme, je l’avoue - que je suis né après la fête de la ville.Quels sont les écrivains qui ont participé à cette « fête de la ville » ?Gabriel García Márquez (Colombie), Mario Vargas Llosa et Bryce Echenique (Pérou), Carlos Fuentes (Mexique), José Donoso (Chili), beaucoup d’écri-vains ont célébré la vie et pensaient que l’Amérique latine allait changer dans l’élan de la révolution cubaine, et puis... non.Vous comparez le narrateur, sans cesse en quête du mot juste, aux conquista-dors, qui, à leur arrivée aux Amériques, cherchaient à mettre un mot sur tout ce qui était inconnu...Il y a beaucoup de choses que je n’arrive pas à exprimer, alors j’essaie de trou-ver les mots, comme beaucoup d’écrivains, je crois. Je pense que l’écrivain doit aller au-delà des choses immédiates. Quelles stratégies d’écriture adoptez-vous ?La nouvelle me force à condenser le récit, à rechercher des effets plus forts, comme l’ironie par exemple, alors que le roman me permet de construire des personnages plus élaborés, des scénarios plus riches... Le conte me sert à exprimer la dimension mystérieuse de la vie, tout ce que l’on ne peut pas exprimer explicitement - je suis orientaliste, et les contes japonais, notamment ceux d’Akutagawa, m’ont beaucoup inspiré. Je suis très intéressé par les for-mes brèves, voire très brèves comme dans le cas de la microfiction. Il s’agit d’une recherche esthétique comparable à celle des calligraphes orientaux, qui accordent une plus grande valeur aux gouttes d’encre tombées par hasard en marge du motif : j’essaie en quelque sorte d’écrire des textes à la manière de ces gouttes, en cherchant une beauté nouvelle liée non pas à l’achèvement et à la totalité, mais au contraire à la fragmentation et à l’imperfection.Dernière chose : pourquoi avoir coupé les mots du fragment 9 dans Les autres yeux de la musique (voir p.29) ?Dans le fragment 8, il est question de couper la queue des lézards. Du coup, j’ai eu l’idée de couper les mots dans le texte suivant : on entend toujours les mots, malgré leur élision, tout comme on reconnaît toujours un lézard à la queue coupée. Le lézard est une métaphore du langage dans mon travail.

Propos recueillis par Julien Verger

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Lectures & Découvertes

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L’Horreur romantiqueL’Homme au Sable Der Sandmann, 1817E.T.A. Hoffmann Trad. de l’allemand éd. Flammarion par Loève-Veimars (2009)3,50 € 103 pages

Le motif du gardien ayant les yeux grands ouverts le jour ou hantant les rêves la nuit apparaît dans bien des oeuvres littéraires, de l’Iliade aux contes de fées folkloriques. Aujourd’hui, il est réduit à un personnage merveilleux qui endort les enfants, avant tout en Allemagne, où existe depuis les années soixante le « Sandmännchen » (petit homme de sable), héros d’une émission télé qui accompagne les enfants au moment du coucher. Mais ce personnage est plus qu’une simple friandise pour s’endormir, même en Allemagne.

En 1817, Hoffmann publia dans un recueil de nou-velles intitulé Contes Nocturnes (Nachtstücke) l’histoire de l’homme au sable, aux antipodes de l’image habituelle : ce «Sandmann» utilise le sable pour torturer les enfants qui ne vont pas au lit assez vite, et finalement, il collectionne leurs yeux pour nourrir ses propres enfants. La nouvelle suit un homme en train de devenir fou en raison de cette histoire de l’homme au sable, entremêlée avec la mort de son père dans un accident alchimique.

Toutefois, toute cette histoire tourne autour d’un autre thème : le pro-blème de l’antagonisme entre corps et esprit, entre homme et machine, entre romantisme et science – sans jamais faire du livre un bréviaire philosophique. Ce récit n’est pas une histoire pour s’endormir mais une véritable nouvelle d’horreur. Il fut même le point de départ du concept freudien de « l’inquié-tante étrangeté » (Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Folio, 1985). E.T.A. Hoffmann (Ernst Theodor Amadeus – pour les curieux) était le grand maître de l’inquiétante étrangeté dans la littérature allemande du 18ème siècle – même s’il était aussi connu comme compositeur, dessinateur, juriste, et comme l’une des plus illustres figures du romantisme allemand.

Même s’il faut éviter de lire cette version de « l’homme de sable » dans le but de s’endormir facilement, je vous suggère de vous plonger tranquille-ment dans cette histoire et d’avoir la chair de poule en lisant.

Alexander Heußner

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Entre berceuse et cauchemar

75 tomes de 1989 à 1996, quelques Eisner Awards, un Bram Stoker Award et aussi un prix du scénario à Angoulême... L’édition anglaise « Absolue » fait presque 2500 pages (environ 13kg de papier à 280€). Je conseille fortement cette oeuvre même si (ou : avant tout parce que !) c’est une BD (ou plutôt un roman graphique) dont le personnage prin-cipal n’est autre que le marchand de sable.

Sandman | Neil Gaiman (scénario) Edition « Absolue » en 5 volumes chez VertigoEdition française chez Le Téméraire, Delcourt, & Panini (11 tomes)

Cette BD est un coffre au trésor qui entremêle les histoires et mythes du patrimoine culturel universel avec les légendes modernes des superhéros sous l’allure d’une histoire fantastique. On rencontre Caïn et Abel aux côtés des fées, des tueurs en série, des cauchemars, de Shakespeare, des anges, des empereurs romains, bref, un mélange transversal de personnages issus de la réalité et de la fiction.

J’ai eu besoin d’entrer lentement dans cette oeuvre, vu qu’elle demande un savoir immense pour comprendre ses allusions, dans ce jeu consistant à mélanger, opposer et harmoniser des personnages de différentes époques, des histoires derrière les histoires... pour finalement arriver au vrai sujet : l’art de raconter des histoires, le pouvoir des histoires dans la réalité, le besoin de faire des histoires l’essence d’une culture, le carburant principal du progrès.

Il n’est pas surprenant que Neil Gaiman soit l’auteur principal, tant il est connu pour sa profonde connaissance des histoires, mythes et sagas ; pour sa puissance dans la narration d’histoires très noires ; pour sa façon d’entremêler des fils rouges à plusieurs niveaux et de raconter une toute autre histoire à l’arrière-plan – on peut voir la main de cet artiste à chaque instant. Le style graphique change plusieurs fois dans la série, au gré des changements de dessinateurs, mais le style narratif principal reste « américain » : il faut donc quelques pages au lecteur pour s’adapter à cette narration différente de celle des BD européennes. Toutefois, on est attiré par des histoires d’horreur, d’amour, de guerre, d’initiation... Bref, tous les prototypes littéraires. Mais le fil rouge reste l’histoire de Sandman – plus connu sous son ancien nom : Morphée – qui, après avoir été emprisonné par une secte occulte, retourne dans son royaume onirique. Le lecteur traverse des époques et des échelles de réalité différentes, des mondes parallèles, pour se retrouver au coeur de l’hu-manité : l’art de raconter des histoires.

Alexander Heußner

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Copyright

99 exercices de style | Matt Madden | éd. L’Association 99 Ways to Tell a Story (Exercises in Style), 2005 Traduit de l’anglais par Charlotte Miquel (2006) | 198 pages | épuisé

A la manière des Exercices de style (1947) de Raymond Queneau, le dessinateur américain Matt Madden propose une centaine de variations graphiques à partir d’une même histoire. Le livre se compose de quatre-vingt-dix-neuf planches qui constituent une excellente réponse, à la fois théorique et pratique, à ceux qui se demandent encore si la BD est bel et bien un art. L’histoire en soi est sans intérêt (un homme va chercher à boire dans son frigo et répond à une question de son épouse), tout l’intérêt résidant bien sûr dans l’exercice de variation, assez ébouriffant : toute la gamme narrative (point de vue, texte, pastiches, renversements...) est minutieusement explorée, ce qui donne un ouvrage très plaisant à parcourir, dans le sens que l’on veut. Raymond Queneau a vraiment fait un bel émule...

Julien Verger

Do you speak wfkgkwekggkf ?

Le dictionnaire des langues imaginaires | éd. Les Belles LettresDizionario delle lingue immaginarie, 1994 | P. Albani / B. BuonarrotiTrad. de l’italien par E. Festa et M.-F. Adaglio (2010) | 55 € | 576 pages

Bien sûr, le « wfkgkwekggkf » n’existe pas ; mais cela aurait pu être l’une des langues imaginaires auxquelles s’intéresse ce livre. Véritable dictionnaire, patiemment et précisément assemblé par deux chercheurs, l’ouvrage est absolument passionnant à explorer : on peut le compulser à la façon d’un dictionnaire classique, mais je conseille vivement de s’y perdre comme dans un labyrinthe, en vagabondant d’article en article, au gré des renvois et des références. C’est alors que vous risquez de faire les découvertes les plus marquantes... Qu’est-ce que le macaronique ? Quels sont les jargons parlés par Panurge, chez Rabelais ? Une langue peut-elle être secrète ? N’hésitez pas à faire l’investissement pour avoir la réponse, ou bien vérifiez que votre bibliothèque dispose bien de cet outil dans lequel vous êtes sûr de vous perdre avec plaisir et intérêt...

Julien Verger

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Elle est retrouvée. Quoi ? L’Eternité.Le cimetière de pianos Cemitério de Pianos, 2006José Luís Peixoto Traduit du portugais éd. Folio Gallimard par François Rosso (2008)7,30 € 356 pages

Comment exprimer le bonheur et l’émotion qui m’ont envahie à la lecture de ce texte ?

Ce livre, impossible à raconter, est le déploiement de moments, parfois des plus humbles, dévoilés comme des épiphanies.

La puissante vision du cimetière de pianos, à la fois très concrète et métaphorique, l’irradie en réunissant autour d’elle les différentes générations de la famille de Francisco, image paradoxalement consolante car elle nous dit, je crois, que tout peut être réparé. Les pianos sont endormis mais tou-jours prêts à être ressuscités, témoins tutélaires des moments précieux de la vie pendant lesquels les personnages vont méditer, lire, aimer, se confronter à leur conscience et échapper au temps, car « la musique [trace] un chemin dans l’éternité ».

En effet, ce livre est une belle méditation sur le temps, rendue sensible par une écriture très originale qui construit un univers en dilatant la durée, et laisse le lecteur créer des liens entre des lieux différents du texte et découvrir peu à peu les secrets d’une famille. Presque tous les personnages ont quelque chose à réparer, mais la mort elle-même peut l’être, chacun étant inscrit dans une généalogie, lieu d’une transmission. C’est le mystère du cimetière de pia-nos.

Les grands moments, dramatiques, tragiques, de la vie des person-nages surprennent le lecteur comme des éclats noirs de violence dans cette famille où circule tant d’amour. Mais l’auteur semble refuser d’exploiter le potentiel dramatique de ces événements et paradoxalement, les personnages qui échappent à la théâtralisation de leur vie sont magnifiés. En effet, les mo-ments de crise sont intégrés au cours ordinaire des jours, dont la substance impalpable est inlassablement traquée.

On pense à l’expérience proustienne, c’est le même prodige d’être pro-jeté hors du temps, le même absolu englobant, qui fait toucher l’éternité, mais ancrée dans l’instant « présent et concret » :

« Maintenant. Maintenant est un pieu fiché dans la surface du temps, comme il pourrait être fiché dans la terre. Toutes les cordes du temps sont attachées à ce pieu, et pourraient soutenir une tente géante, vaste comme le

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ciel. » Francisco approchant de sa mort embrasse dans le « maintenant » tous les moments de sa vie, passés, présents, à venir, qui « existent », et qui lui don-nent une incroyable sérénité.

Mais il n’est pas besoin d’atteindre ces expériences limites pour vivre le temps, son épaisseur muette, « exister ». Ainsi, pour la mère de Francisco, un jour comme les autres, le matin devient palpable à travers les objets les plus simples de la maison « dans les tasses, [...], dans la coupe de fruits, [...], dans le manche du balai », se fait pensée vers le fils, épouse la ville et le monde, et cette envolée s’achève par un re-tour au point de départ, qui est le condensé de toutes ces sensations, visions, pensées: «Et par dessus tout, en tout, le matin.» Ce matin existe comme un sentiment de paix, de complétude, expérience essentielle d’ou-verture au monde que chacun a vécue, un jour, et souvent oubliée.

Alors, espace et temps se rencon-trent grâce à une fusion cosmique de l’être et du monde. L’être séparé, atomisé, revit son lien avec l’univers, les choses, les objets les plus humbles.

Les sensations se réveillent et leur caractère aigu trouve un écho pro-fond, inimaginable dans les corps. Les objets participent étroitement à la vie des personnages et s’animent d’une vie surprenante, inouïe. Il suffit parfois du verbe être pour opérer la transmutation du temps à l’espace, qui recentre l’être dans l’ici et maintenant : « la fin de l’après-midi était le ciel ». Oeuvre de poète: créer des liens entre ce qui est, était, étranger l’un à l’autre.

Cette belle lecture nous accompagne durablement car elle se vit comme une expérience de réenchantement du monde, sans rien nier de la dureté de la vie, et une tentative d’échapper à l’enfermement du moi, car « c’est là aussi, dans cette absence de moi, qu’existe la vérité. »

Au lecteur de méditer. Songeons à la réponse de Francisco, quand Iris lui demande où sont « les gens qui lisent le livre »:

« Eux seuls savent où ils sont. Il faudrait leur demander de regarder autour d’eux. Ou leur demander de fermer les yeux. »

Françoise Morin-Bioy

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Absolument scientifimagique

Amateurs de science, de road-movies, de la beauté du langage et du dessin : venez vous perdre dans ce récit qui, bien que décrit minutieusement et même illustré de petits croquis, embarque le lecteur dans un voyage aussi surréaliste que riche en émotions.

L’extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet The Selected Works of T.S. Spivet, 2009 | Reif Larsen éd. NiL | trad. de l’anglais par Hannah Pascal (2010) | 21 € | 374 pages

Et oui, c’est un auteur américain qui m’a fait cadeau de la plus créative, la plus époustouflante lec-ture de ces derniers temps. Reif Larsen, à peine âgé de 31 ans aujourd’hui, déborde à la fois d’un génie ima-ginatif et d’un gros talent pour l’écriture (félicitations à la traductrice qui a dû faire un travail merveilleux !), ce qui fait de son roman une œuvre d’art exception-nelle.

Il nous raconte l’histoire du jeune T.S. Spivet, qui se retrouve vagabond malgré lui. T.S., doté d’une l’intelligence hors du commun dans le domaine de la

cartographie, vit avec sa famille à la campagne, dans le Montana. Enfermé dans sa chambre, où il analyse le monde et où il transforme la moindre chose, le moindre geste de son environnement en schéma, en dessin scientifique, il rêve d’une carrière au musée « The Smithsonian », dont les dirigeants utilisent déjà ses illustrations. Ce qu’ils ne savent pas, c’est que T.S. Spivet a seulement 12 ans… Un coup de téléphone déclenche enfin toute une série d’événements : le musée l’informe qu’il va recevoir un prix pour son œuvre cartographique ! Et les festivités auront lieu à… Washington DC ! Alors, tôt le matin, T.S. dé-cide de sauter sur un train de marchandise, et de se diriger vers la capitale à la manière des hobos (personnes sans domicile fixe voyageant à travers le pays).

Le livre se présente comme un véritable grenier de l’imagination et Larsen coupe court à toutes les règles communes du roman, il fait de son texte un collage, un tableau composé de bas de pages, de dialogues, de croquis, de calligraphies et de passages textuels qui s’inscrivent parfois dans le passé, parfois font allusion au futur, etc. Il y a tellement de choses à dénicher dans ce récit qu’on se croirait à la brocante des idées. C’est magnifique. C’est drôle. C’est émouvant. C’est captivant. C’est à lire et c’est à voir absolument !

Sabine Landau

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Un cri, un phare

Hymne | Lydie Salvayre | éd. Seuil | 18 € | 241 pages

Lydie Salvayre délaisse la dérision, la satire caustique dans lesquelles elle excelle pour bombarder les « belles âmes » et s’épanouit avec bonheur dans le ton de l’éloge pour chanter Jimi Hendrix, ce qu’il portait et dont nous avons faim, beauté, vérité et violence salvatrice.

Elle dévoile les strates d’un cri dont l’onde de choc se propage encore tant il est un concentré de pensée et d’émotion, en sondant les multiples voix qui habitent Jimi Hendrix quand, ce matin du 18 août 1969, à Woodstock, il revisite l’hymne américain pour en faire son Hymne. En une fulgurante « ex-plosante-fixe », il pulvérise une image lénifiante de l’Amérique et fait entendre les Amériques en « un chœur atroce et magnifique », et, au-delà, la tragédie d’une époque présente et à venir.

Pour évoquer la richesse d’idées, d’émotions, d’expériences qui traver-sent ces quelques minutes, Lydie Salvayre accompagne Jimi Hendrix à des moments clés de sa vie, avec une vibrante empathie qui entraîne le lecteur dans

son sillage. Contaminée, possédée par l’enthousiasme (au sens étymologique), sur les pas de son Orphée, elle pétrit sa langue d’un rythme neuf, élans anaphoriques, longues propositions soutenues de parallélismes, qu’elle casse brutalement de phrases brèves, ménageant des blancs « [prenant] l’éloquence et lui [tordant] son cou », comme Jimi Hendrix brise les envolées, crée la dissonance, fait sa place au silence. Elle la bouscule d’antithèses pour dire cet être de contradictions, la constelle de métaphores bi-bliques ou cosmiques, la nourrit de références littéraires ou philosophiques, méditant sur le génie, apte à révéler

la complexité du monde face à la médiocrité de la « Majorité Morale ». Loin du ressentiment, l’attitude morale n’est-elle pas celle d’un Jimi

Hendrix faisant « de ses faiblesses autant de forces conquises » et accomplis-sant « ce qu’il croyait devoir faire » ? Pourtant, « la barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante », ses manœuvres et son cynisme. Mais en sa très courte vie, Jimi Hendrix réussit ce prodige d’« être soi-même et tous ». En sa liberté souveraine, il provoque la pensée. S’il ne transforme pas le monde, il peut aider à changer la vie. Nous en avons, comme jamais, besoin. Lydie Sal-vayre le clame avec passion. C’est beau, bouleversant.

Françoise Morin-Bioy

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