berger et al. - 2011 - du civil au politique ethnographies du vivre-ense

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7 Table des matières INTRODUCTION. Du politique comme chose au politique comme activité. Enquêter sur le devenir politique de l’expérience ordinaire ...... 9 Mathieu Berger et Carole Gayet-Viaud COPRÉSENCES, RENCONTRES, CIVILITÉS La moindre des choses. Enquête sur la civilité urbaine et ses péripéties ...................................................................................... 27 Carole Gayet-Viaud À la vue d’une kippa. Une phénoménologie des attentes d’interaction dans un quartier juif orthodoxe de Los Angeles............... 55 Iddo Tavory « On n’est pas là pour sauver le monde ! » La maraude d’urgence sociale à la lumière du refus d’hébergement ........................ 77 Édouard Gardella et Erwan Le Mener Micro-écologie de la résistance. Les appuis sensibles de la parole citoyenne dans une assemblée d’urbanisme participatif à Bruxelles.................................................... 101 Mathieu Berger INAUGURATIONS, CÉLÉBRATIONS, COMMÉMORATIONS Entre allégeance et résistance. Faire sa place à Linxia, « La petite Mecque chinoise » ............................................................. 133 Marie-Paule Hille Revendiquer la nation suisse au nom de Dieu. Lorsque la prophétie se fait politique dans une église évangélique ................... 167 Philippe Gonzalez Le politique aux marges de la commémoration. Une ethnographie des cérémonies officielles en souvenir des attentats du 11 mars 2004 à Madrid ........................... 205 Gérôme Truc DÉBATS, PROCÈS, DÉLIBÉRATIONS Montrer et accomplir l’ordre politique. Ethnographie d’un débat à la télévision suisse romande ..................... 231 Alain Bovet et Cédric Terzi

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Do civil ao político.

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  • 7

    Table des matires INTRODUCTION. Du politique comme chose au politique comme activit. Enquter sur le devenir politique de lexprience ordinaire ...... 9

    Mathieu Berger et Carole Gayet-Viaud

    COPRSENCES, RENCONTRES, CIVILITS La moindre des choses. Enqute sur la civilit urbaine et ses pripties ...................................................................................... 27

    Carole Gayet-Viaud la vue dune kippa. Une phnomnologie des attentes dinteraction dans un quartier juif orthodoxe de Los Angeles ............... 55

    Iddo Tavory On nest pas l pour sauver le monde ! La maraude durgence sociale la lumire du refus dhbergement ........................ 77

    douard Gardella et Erwan Le Mener Micro-cologie de la rsistance. Les appuis sensibles de la parole citoyenne dans une assemble durbanisme participatif Bruxelles .................................................... 101

    Mathieu Berger

    INAUGURATIONS, CLBRATIONS, COMMMORATIONS Entre allgeance et rsistance. Faire sa place Linxia, La petite Mecque chinoise ............................................................. 133

    Marie-Paule Hille Revendiquer la nation suisse au nom de Dieu. Lorsque la prophtie se fait politique dans une glise vanglique ................... 167

    Philippe Gonzalez Le politique aux marges de la commmoration. Une ethnographie des crmonies officielles en souvenir des attentats du 11 mars 2004 Madrid ........................... 205

    Grme Truc

    DBATS, PROCS, DLIBRATIONS Montrer et accomplir lordre politique. Ethnographie dun dbat la tlvision suisse romande ..................... 231

    Alain Bovet et Cdric Terzi

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    Au fond de la fort deucalyptus Des Indiens et des pipelines dans ltat de lEsprito Santo au Brsil .................... 257

    Felipe Berocan Veiga De la douleur au droit. Ethnographie des plaidoiries lors de laudience pnale du procs de lhormone de croissance contamine .................................................................... 289

    Janine Barbot et Nicolas Dodier

    COLLECTIFS, ASSOCIATIONS, MOBILISATIONS Faire collectif sur internet. Formes de reconnaissance et de rgulation dans les activits dcriture lectronique ................... 323

    Julia Velkovska Culture en interaction. Une ethnographie des styles de groupe de deux organisations civiques en Californie ...................................... 355

    Nina Eliasoph et Paul Lichterman Les Roms ? Ils ne sont pas encore prts se reprsenter eux-mmes ! Les tensions entre groupes Roms et associations gadj Milan ......................................................... 401

    Tommaso Vitale et Laura Boschetti

    CITOYENNET, COMMUNAUT, APPARTENANCE Libert, communaut et religion en milieu hispano-marocain. Lexprience dune famille andalouse ................................................. 431

    Alain Cottereau et Mokhtar Mohatar Marzok Quest-ce qutre citoyen ? Rsidents et immigrs dun village dans la Kabylie contemporaine ....................................... 469

    Alain Mah Sur la route de Washington. Le dchirement dun plerinage politique de travailleurs journaliers ..................................................... 503

    Sbastien Chauvin

    REMARQUES CONCLUSIVES. Vers une ethnographie (du) politique : dcrire des ordres dinteraction, analyser des situations sociales ........ 545

    Daniel Cefa Notices biographiques ......................................................................... 599

  • 9

    Du politique comme chose au politique comme activit Enquter sur le devenir politique

    de lexprience ordinaire

    Mathieu BERGER et Carole GAYET-VIAUD

    Sil y a une leon tirer par-dessus tout des mthodes des sciences physiques, cest que les faits et les ides sont strictement corrlatifs.

    John Dewey1

    Lorsque la philosophie, la science sociale ou la science politique se dtournent de lexprience ordinaire, la considrant comme anecdotique, contingente ou triviale, elles prennent un risque : celui de contribuer au retrait des citoyens de la vie publique, de creuser le divorce du monde et de la pense, en confortant lide que lexistence quotidienne et le monde politique sont dsormais sans commune mesure. Castoriadis, qui figure parmi les penseurs du politique stre inquits de la perte de capacit des citoyens tre de vritables citoyens, au sens aristotlicien dune capacit aussi bien gouverner qu tre gouvern, dplorait labsence dune ducation des personnes, ds lenfance, la partici-pation active la vie publique. Les sociologues et les anthropologues ne participent-ils pas aujourdhui eux aussi de ce phnomne, ds lors quils confient la pense du politique aux seuls spcialistes de la chose ?2

    Le prsent ouvrage propose une contribution de lenqute ethnogra-phique aux entreprises rcentes qui entendent sopposer aux conceptions rifiantes du politique, le reprsentant comme chose en soi, domaine propre, clos, autonome et clairement circonscrit, dont lintgrit, lau-thenticit (et donc la qualit politique) seraient (ou devraient tre) garanties par lexistence et la dfinition de frontires nettes, traces a priori. Un point commun des textes rassembls ici est de saisir le politique partir de son enracinement dans lexprience ordinaire, dans

    1 Dewey J., Logique. La thorie de lenqute (1938), Paris, PUF, trad. fr. G. Deledalle,

    2006, p. 593. 2 Nous remercions Stphane Baciocchi, Daniel Cfa et Sabine Chalvon-Demersay

    pour leur relecture et leurs suggestions.

  • Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble

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    le flux de la vie de tous les jours des personnes et des collectifs. Par leur faon propre dapprocher le politique par le bas , depuis les manires dont il se phnomnalise, ces textes invitent repenser larticulation entre vie politique et lien civil sous trois angles complmentaires : dabord, celui des soubassements politiques de lexprience et des acti-vits ordinaires, y compris de celles qui sont gnralement dfinies comme infrapolitiques (le questionnement politique porte alors sur la fabrique des catgories et sur la faon dont les possibles sont configurs dans les situations). Celui, ensuite, des moments de politisation qui scandent les activits sociales, o surgit lhorizon politique des situa-tions, o des enjeux relatifs la vie collective se voient perus, thma-tiss, discuts, voire disputs (linterrogation politique concerne alors la dynamique de constitution des enjeux politiques inhrents aux activits). Celui, enfin, des modalits pratiques de lengagement politique, des res-sources et entraves de laction qui prend expressment pour objet la transformation du monde en tant quil est commun (linvestigation poli-tique porte alors sur les conditions pratiques de laction vise politique). Le politique et ses frontires

    Chercher arrter les contours de ce quest le politique, cest faire fausse route. C. Lefort la expliqu dans lavant-propos ses Essais sur le politique3, o il assigne la pense du politique la tche de prendre en charge les questions qui sourdent de notre temps . Au moment de dfinir le politique, il nentreprend ni de sonder la nature humaine, ni dinterroger quelque fiction sur un tat prpolitique des origines. Il ouvre sa rflexion par une mise en cause de cette qute mme dune dfinition. Cest l lobjet dune critique quil adresse H. Arendt : sa certitude de dtenir la dfinition du politique est selon lui lorigine de ses oppositions tranches, notamment entre la sphre du social et la sphre du politique, entre lordre de la nature, de la vie, de la ncessit, du travail, et lordre de la culture, de la libert et de laction ; entre le domaine priv et le domaine public ; entre lexistence de lindividu et celle du citoyen . Or, pour lui, cest depuis le temps prsent que slucide le politique, comme exigence et comme problme riv nos formes dexistence :

    Quest-ce que le politique ? Est-ce dire quune rponse en forme de dfini-tion soit au dpart ncessaire, ou mme que lon doive se mettre en qute de ce genre de rponse ? Ne faut-il pas plutt convenir que toute dfinition, toute tentative de fixer lessence du politique entrave le libre mouvement de la pense, et que celui-ci tout au contraire ne se soutient qu la condition de

    3 Lefort C., Essais sur le politique. XIXe-XXe sicles, Paris, Seuil, 1986.

  • Du politique comme chose au politique comme activit

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    ne pas prjuger des limites du politique, de consentir une exploration dont les chemins ne sont pas connus davance ?4

    Puis : Toute autre est notre dmarche []. Nous cherchons, en suivant quelques chemins, lempreinte du politique dans des faits, des actes, des reprsentations, des rapports que nous navons pas assigns doffice tel ou tel registre dtermin de notre condition. Attentifs aux signes de la rptition comme ceux du renouveau, nous nous attachons dceler la dimension symbolique du social.5 Comme le suggre Lefort, toute pense du politique se tient dans la dpendance de lexprience que nous faisons, ici et maintenant [] de notre mode dexistence politique .

    Lethnographie peut prendre en charge ce programme denqute : rflchir aux conditions indissociablement culturelles et pratiques de lengagement politique, au rapport des formes singulires de lexp-rience la porte politique des actes, la place du ctoiement et de ses figures dans la comprhension et la ralisation du politique, aux faons dont les gens jugent et mesurent ce quil convient de faire, aux critres quils mobilisent, aux faons dont ils mettent en uvre ce quoi ils tiennent, aux preuves quils rencontrent chemin faisant. Ainsi comprise, comme dmarche empirique dlibrment ouverte, lethnographie peut se saisir du questionnement philosophique.

    Ethnographier le politique, dans cette extension trs ample qui fait descendre jusquaux pripties du lien civil, cest donc prsumer que le politique nest pas un domaine spcifique et distinct, ni une srie dobjets, dont on pourrait prendre la mesure hors des processus de leur apparition et de leur reflux, de leur thmatisation ou de leur refoulement. Il sagit dexplorer, par diffrents chemins, les avatars du fait politique6, en tant que celui-ci relve toujours la fois du vivre-ensemble et de lagir en commun, des formes sociales de lappartenance et des formes dengagement dans la cit (y compris si ces deux dimensions entrent en tension). De la mme manire, lintrieur de ce qui est rput concer-ner le politique, la partition entre ce qui se discute et ce qui est trop vident pour tre ne serait-ce que verbalis, de mme que la coupure ventuelle entre des fins supposes donnes (que ce soit par lanthropo-logie, lconomie ou la psychologie) et des moyens, qui seraient seuls dbattre, sont autant dobjets dinvestigation, plutt que des donnes fixes appeles faire autorit. Si un tat de ces partitions, dans le sens commun et dans le monde scientifique, constitue un point de

    4 Ibid., Avant-propos , p. 7. Le passage soulign lest par nous.

    5 Ibid., p. 14.

    6 On dtourne ici la formule de Isambert F.-A., Les avatars du fait moral , LAnne

    sociologique, Numro spcial Sociologie de lthique , 1982, 30, p. 17-55.

  • Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble

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    dpart, celui-ci doit rester mobile, du fait de son statut dhypothse et non pas de critre darbitrage de la recevabilit des faits qui sont rassembls.

    Dans la description ethnographique, la dtermination des phno-mnes fait lobjet de lenqute. Elle nest pas son point de dpart, elle est sa vise. Bien sr, ceci ne veut pas dire que le chercheur ne dispose pas de dfinitions minimales, fournies par un tat donn de la science et du sens commun. Mais ces dfinitions sont de simples balises : elles restent ouvertes, pour permettre de dvelopper des enqutes qui restent indtermines, aussi longtemps que possible, quant leur objet et leur issue. Lapproche ethnographique sinscrit donc contresens de la dlimitation a priori de frontires entre ce qui est politique et ce qui ne lest pas. Elle ne circonscrit pas un domaine dobjets politiques en tant que tels. Elle se donne pour contrainte de laisser merger les contours des choses partir du droulement de lexprience elle-mme. Pour autant, elle ne prtend ni la navet ni la virginit, pas plus qu lextriorit au monde quelle veut tudier. Le monde de lexprience est la fois son point de dpart et son point darrive, et cest en pleine conscience de sa dpendance un monde pour lequel certaines choses font problme, pour lequel certaines situations ou certains sites semblent intressants, quelle ouvre sa dmarche denqute7. Les questions quelle pose restent elles aussi ouvertes. Cette indtermination maintenue dans le cours de lenqute est source dinquitude : il faut se livrer au recueil mticuleux et besogneux dinformations dont la pertinence reste long-temps incertaine. Lenquteur est emptr dans des histoires dont il na pas le fin mot, dont il ne connat pas le dnouement. Cest l la condi-tion mme du possible succs de lenqute. Lapproche ethnographique est peut-tre la seule dmarche possible pour un tel questionnement, qui sefforce de rester aussi longtemps que possible indtermin :

    Lethnographe, cest l son seul avantage, na pas, comme les juristes, les juges, les philosophes ou sociologues du droit, supposer le problme rso-lu pour ensuite lexpliquer, le commenter, le rformer, lamliorer ou lapprofondir. Il peut donc prendre toutes les prcautions ncessaires afin de saisir ce qui se passe tout en sefforant de ne pas le comprendre trop vite8.

    Lethnographe se donne ainsi la possibilit de trouver des choses quil na pas cherches, qui le surprennent, voire qui lui dplaisent.

    7 Dewey J., op. cit., p. 600 : Une gnralisation est tout autant un antcdent de

    lobservation et de la runion des faits quune consquence de leur observation et de leur runion .

    8 Latour B., La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil dtat, Paris, La

    Dcouverte, 2002, p. 139.

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    Les ethnographies runies ici portent donc le questionnement sur les articulations du civil au politique dans une varit de lieux de la vie collective : de la rue aux conseils communaux, en passant par des es-paces lis au culte religieux (mosque, glise, temple, ou simple rseau de paroissiens), des salles de tribunal, des cybercafs ou des plateaux tlviss. Elles le portent dans une varit de sites : de grandes mtro-poles des villages forestiers, en passant par des bidonvilles ou des squats urbains ; et dans diffrentes rgions du monde, aux tats-Unis, au Brsil, en Chine, en Italie, en Espagne, en Belgique, en Algrie (Kabylie), en Suisse et en France. Ces enqutes donnent voir et penser la faon dont se transforment et se mettent en uvre, dans ces situations diverses, un sens de lappartenance, de la vrit et de la justice, des dfinitions du droit et des droits, des formes dexercice de la citoyennet, des figures du rapport de la religion la vie publique, des activits de coopration, de dbat, de conflit, de mobilisation, de comm-moration, de plerinage, et autant dpreuves pratiques de la coexistence.

    Dcrire et analyser dans une perspective ethnographique Lethnographie permet denrichir la comprhension du politique,

    den tendre et den approfondir le domaine dinvestigation de plusieurs faons. Dabord, elle soumet la question du comment les concepts et les dfinitions du politique, du sens commun et/ou de la science sociale, habituellement tenus pour acquis. En explorant des terrains o ces notions sont mises en uvre, elle nourrit les dbats qui les tra-versent, affine le grain de lecture relatif aux questions qui sy rattachent. La citoyennet, la participation, la dlibration, le militantisme : com-ment a marche ? Il ne sagit pas dopposer des pratiques aux discours : les discours valent, comme les autres pratiques, en tant quils sins-crivent dans des situations qui configurent leur sens et leur porte. Ils doivent tre apprhends partir de ce quils font, dans ces diverses situations. Il sagit de se donner les moyens de comprendre leurs pos-sibles variations, tensions et compositions, dune scne lautre, dun moment un autre ; de connecter et de confronter diffrentes faons de faire, de parler et de penser, propos denjeux politiques.

    Il sagit par consquent de renouer le lien trop souvent rompu entre les concepts et les situations. Car le sens des concepts est tributaire des situations. Il importe donc de saisir les droits dans leur faon dtre reconnus, exercs, revendiqus ; de restituer les formes de discussion, dlaboration, de dispute, de compromis, qui permettent de stabiliser les relations ; de reprer les faons dont sont traces des frontires, dtermines des positions, dfinis des enjeux. Ce passage du quoi au comment va de pair avec la substitution dune perspective dyna-mique, temporelle, aux approches dfinitionnelles et statiques du

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    politique. Plutt que de le domicilier ici ou l, on regarde, en diffrents lieux de la vie collective, les manires dont il advient ou sclipse. Lattention la temporalit progressive, graduelle, itrative, des condi-tions de laction, permet denvisager des figures peu spectaculaires du politique, o la capacit dagir se travaille et se modle au fil des situations et des preuves. Grce la temporalit longue et laborieuse laquelle se voue ce type denqute, par o se recoupent et se pondrent une accumulation de scnes, dexpriences et dactivits mises en regard les unes des autres, lethnographie vite leffet de sondage et sa saisie photographique des phnomnes, condamne une apprhension ponctuelle, superficielle, et bien souvent tronque de la ralit quelle prtend mesurer.

    Regarder les situations et leur droulement, cest aussi se donner la possibilit danalyser laction politique en train de se faire. Lanalyse passe alors par lexplicitation des implicites de lexprience. Surtout, le suivi des personnes et des activits en temps rel permet le dploiement des contrefactualits que laction chue9 tend effacer, la srie des hsitations, des incertitudes, des ambiguts, des tensions et des malaises et toute la texture des situations, qui se laissent oublier une fois les dnouements advenus. Car la pente naturelle des perceptions est de rendre videntes, et donc rtrospectivement fatales, les faons particu-lires dont les choses se sont passes. Les quilibres fragiles et lindter-mination des issues, la teneur des oscillations et la matire dinterpr-tation des diffrents scnarios possibles, peuvent tre retrouvs par la description ethnographique. Dployer ces niveaux de sens, retrouver ces contrefactualits, expliciter ces implicites, localiser les lieux et moments de bifurcation, de basculement, dpreuve, dapprentissage, explorer les voies par lesquelles les circonstances prennent tel ou tel tour, permet de rendre compte du cours des choses. Lethnographie montre des situa-tions au moment o elles sont encore rversibles, elle les dcrit dans leur faon dmerger et de se stabiliser. Elle restitue aux vnements leur capacit ne pas tre dductibles de ce qui les prcdait, mais sans pour

    9 Cest l un point dcisif pour apprhender la texture morale et politique de toute

    action, en tant quelle est irrductible ses rsultats tels quinventoriables aprs-coup, ainsi quaux relectures univoques que favorise toute position rtrospective. Lethnographie fonde peut-tre de manire ultime sa ncessit irremplaable dans cet cart entre le sens inscrit dans laction vive, qui doit tre peru et partag pour tre saisi, et ce qui peut en tre rvl depuis un compte-rendu aprs-coup : quil sagisse de justifications ou dexcuses, ces verbalisations ex post ne concident jamais totale-ment avec ce qutait le sens encore ouvert au vif de la situation, puisquelles inter-viennent toujours dans un aprs . Cf. Ricur P., Temps et rcit, Paris, Seuil, 1983-1985, et le commentaire, propos partir dune lecture de Schtz, dans Cottereau A., Marzok M. M., Une famille andalouse. Ethnocomptabilit dune conomie invisible, Paris, Bouchne, 2011.

  • Du politique comme chose au politique comme activit

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    cela renoncer les comprendre. Il sagit dexpliquer ce qui se passe, sans pour autant faire du dnouement advenu le rsultat dune fatalit.

    Le confinement de la description dans le minuscule ? Mais, dira-t-on, comment ne pas se perdre dans cette accumulation

    de dtails, dans cette temporalit qui trane des pieds et racle le plan-cher ? Ne risque-t-on pas de dissoudre toute analyse possible, se foca-liser sur linfiniment petit, le particulier et le concret ? Cest, l encore, la structure mme de lexprience qui permet le dpassement de loppo-sition perptuellement invoque entre le micro et le macro . Car lexprience nest jamais seulement de la matire particulire , en tant quelle sopposerait aux gnralits vers lesquelles il faudrait peu peu se hisser. Lexprience, aussi singulire soit-elle, est toujours dj ptrie de gnralit10. Elle est traverse par des configurations dactions, de rcits, dobjets, dinstitutions, de plus ou moins grande ampleur, de plus ou moins longue dure, quelle porte, dont elle est un aspect, et quelle contribue faonner.

    Cest pourquoi, mesure que le processus denqute avance, et que lexprience de lenquteur saccrot, quelque chose se dessine, par sdi-mentation et recoupements : une (re)dfinition de situations, une organi-sation du sens, lapparition de motifs. Lenqute elle-mme est une histoire sur les histoires des enquts, dont les tapes de comprhension de lenquteur sont les ressorts dramatiques11. mesure que les choses avancent, les lments prennent forme et sens, la comprhension de ce qui se passe, et de ce qui sest pass jusque-l, fonctionnent ensemble.

    10 Cest un point sur lequel na de cesse dinsister, contre les msinterprtations quelle

    a suscites, toute la tradition pragmatiste. Ainsi de Dewey, dfinissant la situation, en indiquant en premier lieu ce quelle nest pas. Ce que dsigne le mot situation nest pas un objet ou un vnement isol ni un ensemble isol dobjets ou dvnements. Car nous nexprienons, ni ne formons jamais de jugements propos dobjets et dvnements isols, mais seulement en connexion avec un tout contex-tuel. Ce dernier est ce quon appelle une situation . Puis, dsignant les sujets sin-guliers de lanalyse psychologique : Dans lexprience relle, il nexiste pas de ces objets ou vnements singuliers et isols ; un objet ou vnement est toujours une portion, une phase ou un aspect particulier dun monde environnant exprienc dune situation . Dewey J., op. cit., p. 128.

    11 Cette perspective sur lenqute comme rapport dexprience exprience est le

    fruit dun travail men au sein du sminaire de lEHESS Pratiques denqute et sens de la ralit sociale par A. Cottereau et Stphane Baciocchi depuis lanne 2008, prenant pour point de dpart et modle les travaux ethnographiques sur la sor-cellerie de Jeanne Favret, en particulier son journal de terrain, dit avec J. Contreras : Corps pour corps. Enqute sur la sorcellerie dans le bocage, Paris, Gallimard, 1981. Les rflexions dveloppes autour du caractre indit et de la porte pistmologique de ces comptes-rendus dexprience, comme forme innovante dcriture et denqute, ont donn lieu la tenue dune journe dtudes : Autour de Jeanne Favret-Saada. Sciences sociales et sorcellerie , EHESS-Paris, 12-13 octobre 2009.

  • Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble

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    Larrive au terme, une dfinition stabilise, mme provisoirement, de ce qui sest pass permet de dcouper les vnements en autant dpisodes. Cest lissue, le dnouement, qui peut toujours ntre que provisoire12, qui configure le sens de lhistoire entire.

    Les situations gagnent donc en paisseur et en profondeur ds lors quelles sont considres comme un centre de perspectives13 plutt quun domaine clos, qui serait celui du micro , vou au prsentisme ou au situationnisme. La situation est un choix de mthode et une porte dentre sur les problmes : elle ne prsume ni quils y sont ns, ni quils sy puisent14 ; pas plus quelle ne prtend que ses limites tem-porelles et spatiales seraient des bornes15. Bien au contraire, la descrip-tion ethnographique des situations appelle des prolongements dans lespace et dans le temps, lidentification et lanalyse dun certain nombre d ailleurs qui sont rendus saillants dans la situation, ou que lon retrouve par induction et par comparaison. Loin de vouer lenfer-mement dans un espace clos et au confinement dans un temps prsent, lethnographie ouvre lpaisseur et la profondeur dune multiplicit dailleurs, denvers, de corrlats, darrire-plans, de contrefactualits, de contrechamps et de contrepoints. Ces lments, vnementiels, discur-sifs, relationnels sont indirectement inclus dans les situations qui les dvoilent comme leur autre, lombre de ce quelles clairent, et dont la signification est strictement solidaire. Un transcendantalisme des situa-tions16 se rend ainsi pensable, pour peu quon envisage que cest depuis les situations elles-mmes que se distinguent, sorganisent et se rvlent les lments qui les dbordent : lhorizon rgulateur qui les organise, les principes dvaluation qui sy manifestent sans sy puiser.

    12 Ce qui pose en des termes bien particuliers le problme de la clture dune

    enqute, puisquil nest pas toujours vident de sestimer quitte dun phnomne ltude duquel on sest livr.

    13 Pharo P., Le civisme ordinaire, Paris, Mridiens-Klincksieck, 1985.

    14 B. Latour souligne cette source frquente de malentendu : Les interactions ne sont

    pas un pique-nique o toute la nourriture aurait t apporte par les participants, mais plutt une rception donne par des mcnes anonymes qui ont tout organis jusque dans les moindres dtails les places elles-mmes pouvant tre assignes par un ma-jordome attentif ou autoritaire. Il est donc tout fait exact de dire que toute interac-tion donne semble dborder dlments dj inscrits dans la situation, provenant dun autre temps, dun autre lieu, et gnrs par une autre forme dexistence. [] Le problme est de savoir comment procder partir de l , in Latour B., Changer de socit. Refaire de la sociologie, Paris, La Dcouverte, 2006, p. 242.

    15 Sur la diffrence entre bornes et limites : Kant E., Prolgomnes toute mtaphy-

    sique future qui pourra se prsenter comme science (1783), Paris, Vrin, 1993, p. 129-133.

    16 Le mot est dAlain Cottereau.

  • Du politique comme chose au politique comme activit

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    Larticulation du politique aux murs Le dveloppement de lethnographie comme dmarche denqute

    sest fait dabord en anthropologie, avec lobservation des choses et des gens dans leur environnement naturel, limmersion dans leurs cours de vie et leurs rythmes propres, la dcouverte par le partage et lappren-tissage de faons dtre, de voir, de faire et de penser. Depuis plusieurs dcennies maintenant, avec lamorce dun tournant ethnographique aux tats-Unis, et un regain dintrt qui sest affirm dans le monde francophone depuis les annes 1980, lethnographie a cess dtre confine dans ltude des rites, coutumes et croyances des socits tradi-tionnelles, et par extension des espaces reculs supposs archaques cest--dire trs concrtement, ruraux ou ethniques de nos socits modernes. Pourtant, en dpit de lextension rcente de cette mthode de nouveaux objets denqute (comme le travail, les mdias, ou ltat), il semble que son articulation originaire aux murs lui vaille, aujour-dhui encore, de faire lobjet de prjugs quant la nature des phno-mnes dont elle peut servir lanalyse. Le politique nest-il pas loppos de cette image de la culture dont lethnographie peine se dbarrasser, une culture qui pencherait davantage vers le folklore que vers larticulation un agir proprement politique ?

    Certains des freins lenqute ethnographique sur le politique ne tiennent-ils pas cette partition, hrite des cloisonnements anciens des mthodes et des objets ? Aux socits traditionnelles, dpourvues des-paces publics dmocratiques, ltude gnrale de la culture, o le poli-tique serait naturellement pris dans la tradition et lappartenance ; aux socits modernes, ayant ralis la sparation du domaine public et de la sphre prive, lattribution dautres modes dinvestigation du poli-tique, distance (et rebours ?) de la culture et des formes de lapparte-nance, cest--dire centres prfrentiellement sur les dbats et les dis-cours, les formes rationnelles de laction rflexive et distancie. Au fil du XXe sicle, les dveloppements et critiques internes lanthropologie ont montr combien cette dichotomie tait difficilement tenable : on admet aujourdhui que les socits traditionnelles ne relvent pas dun espace ou dun temps clos et sans histoire, quelles ne sont pas dpour-vues de politique. Mais la dichotomie peine se voir rviser de lautre ct de la paire oppose, en ce qui concerne le rapport des socits modernes dmocratiques leurs murs.

    Pourtant, comme le rappelait l encore Lefort, la politeia, avant dtre la Constitution au sens formel, dsigne cette constitution de repres dexprience qui fait tenir ensemble une communaut politique. Le philosophe tirait regret de ce que le terme ft souvent traduit par rgime . Citant Lo Strauss, il affirmait que le mot ne mrite dtre retenu que si nous lui conservons toute la rsonance quil gagne quand

  • Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble

    18

    on lemploie dans lexpression dAncien Rgime. Alors se combinent lide dun type de constitution et celle dun style dexistence ou dun mode de vie . Que faut-il entendre par mode de vie , type de constitution et style dexistence , et quel enseignement en tirer pour une ethnographie du civil et du politique ?

    Ces termes devraient voquer tout ce qui peut se trouver mis en jeu dans une expression telle que American way of life : des murs et des croyances qui tmoignent dun ensemble de normes implicites commandant la notion de ce qui est juste et injuste, bien et mal, dsirable et indsirable, noble et bas. Lenqute conduite par Platon dans la Rpublique, par exemple, loin de fixer les limites de la politique, mobilisait une interrogation qui portait tout la fois sur lorigine du pouvoir et les conditions de sa lgitimit, sur la rela-tion commandement-obissance dans toute ltendue de la socit, sur les rapports de la cit ltranger, sur la nature des besoins sociaux et la rparti-tion des activits professionnelles, sur la religion, ou sur les fins respectives de lindividu et du corps social ; cela jusqu faire reconnatre une analogie entre la constitution de la psych et la constitution de la polis, et enfin, ce qui nest pas moins remarquable, jusqu suggrer que le discours sur la po-liteia, plus gnralement le dialogue, mettait en jeu des rapports de caractre politique17.

    Et pourtant Platon, on le sait, ne pensait pas que tout ft poli-tique . Les murs, ainsi comprises, font partie intgrante de linves-tigation politique (ainsi quelles ltaient chez Tocqueville18, et dj chez Montesquieu19). Elles ne sont pas lautre du politique, mais son lieu mme dlaboration, dmergence ou de refoulement. Le projet col-lectif dont cet ouvrage est issu sinscrit dans la filiation de ce ques-tionnement qui vise larticulation du politique aux modes dexistence et aux murs.

    La porte politique de lethnographie. Le risque de dissolution du politique dans le sociologique

    Les philosophes sinquitent parfois dune possible dissolution du politique dans le sociologique, dune rduction des raisons en causes,

    17 Lefort C., op. cit., p. 9.

    18 Cf. Tocqueville A. (de), De la dmocratie en Amrique, dition historico-critique

    revue et augmente par E. Nolla, Paris, Librairie Philosophique Vrin, 1990. La ques-tion du rapport des murs au rgime politique est prise de front par Tocqueville dans le second volume, plus particulirement dans les troisime et quatrime parties, res-pectivement intitules Influence de la dmocratie sur les murs proprement dites et De linfluence quexercent les ides et les sentiments dmocratiques sur la soci-t politique .

    19 Montesquieu discute maintes reprises ces questions, notamment dans Lesprit des

    lois, Paris, Garnier, 1973 (en particulier le livre XIX du tome 1) et dans ses Consid-rations sur lesprit et les murs, d. Fernand Caussy, Paris, 1905.

  • Du politique comme chose au politique comme activit

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    des motifs en mobiles, des valeurs en intrts, dune dissolution du droit dans le fait. Ce risque de dilution des principes, des ides et des valeurs dans les faits20 est rel, si ces faits sont dfinis de manire radi-calement dtache des principes, ides et valeurs et isols dans leur ralit suppose autonome, extrieure et suprieure. Si on les consi-dre comme solidaires, ce quils sont en ralit, de nouvelles perspec-tives analytiques souvrent : la question devient celle de lanalyse des modes darticulation et denchevtrement des faits et des ides, des pra-tiques et des concepts. Ctait la dichotomie entre faits et ides ou valeurs qui rendait problmatique le rglement de leur hirarchie en termes de ralit, et qui sommait de trancher leur concurrence ou dima-giner les conditions de leur possible rconciliation21.

    Lironie veut que les sciences sociales partagent souvent aujourdhui avec la philosophie politique cette ide que le social se dfinirait fondamentalement comme une menace, comme lautre du politique. Le social serait le rgne du comportement et de ses dterminismes, par opposition au domaine de laction et la libert22. En effet, si la libert et laction authentique (quelle soit morale ou politique) se distinguent par leur manire de sarracher, de se disjoindre, de sextirper des condi-tions et formes de lappartenance23, comment les conditions sociales, celles-l mmes qui fournissent les attaches et les ancrages dans le monde tel quil est, tel quon en hrite, peuvent-elles aussi participer de sa mise distance et de sa critique ?

    La question que pose ce dilemme est classique : il sagit de penser la possibilit dune libert morale et politique, et donc dune critique et dune action, sans pour autant invoquer des critres qui seraient tran-gers au monde social. Le dualisme, qui oppose un champ de dtermi-nations, dappartenances et dapprentissages qui arrime des agents au social, et une sphre de lagir vritable, o sexerce une libert morale ou politique, mne limpasse. Comment, en effet, penser laction, si les logiques de la dtermination sociale dune part, et de la respon-sabilit du point de vue des principes, des ides ou des valeurs dautre

    20 Par exemple : Lyotard J.-F., Sensus communis , Le Cahier du Collge Internatio-

    nal de Philosophie, 1987, 3, p. 67-87. Laffirmation dune extriorit stricte et dfini-tive des diffrents types de rgles entre elles (par exemple les rgles de simple con-venance et les rgles vritablement normatives) pose problme. Cf. Putnam H., Fait/valeur : la fin dun dogme et autres essais, Paris-Tel-Aviv, ditions de lclat, 2004.

    21 Dewey J., Logique, op. cit., chap. XXIV, Lenqute sociale .

    22 Arendt H., La condition de lhomme moderne, Paris, Calmann-Lvy, 1983, cha-

    pitre 2. 23

    Tassin E., Espace commun ou espace public ? Lantagonisme de la communaut et de la publicit , Herms, 1992, 10 ; Murard N., Tassin E., La citoyennet entre les frontires , LHomme et la socit, 2006/2, 160-161, p. 17-35.

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    part, sont dfinies comme totalement extrieures les unes aux autres ? Cela reviendrait supposer quil existe quelque chose comme une couche, inerte, ou replie sur elle-mme, du social, une couche plate et factuelle des appartenances enkyloses, laquelle devrait venir sajouter (sur laquelle et contre laquelle devrait se dresser) la couche de lagir vritable. O pourrait puiser ce miracle de laction, si on faisait ainsi de lcart une distance incommensurable ?

    Lhritage du pragmatisme de James et Dewey, et de la phnomno-logie de Schutz et Merleau-Ponty, suggre des possibilits de sortie de cette dichotomie radicale entre social, moral et politique. Lagir y est pens comme libert relative, comme tension perptuelle entre activit et passivit. Lacteur social doit alors tre dcrit dans la faon dont ses actions et ses capacits se forment et sprouvent mutuellement, au fil de lexprience. Cest un tre qui ne peut jamais tre pleinement lauteur de ses actes, mais qui est pourtant capable dagir comme sil ltait24. Ce nest ni un sujet transcendental, ni un organisme physique, mais un tre culturel de part en part. La culture dsigne ici la modalit proprement humaine du procs sans fin par lequel un tre vivant et le monde dans lequel il vit se transforment mutuellement : certains de leurs lments se combinent et, ce faisant, produisent de nouvelles situations, voire de nouvelles aptitudes 25. Pour lenqute ethnographique, cela signifie de ne se vouer ni lhistoricisme ni au sociologisme (crasant la pense sous un dterminisme), mais de refuser tout autant le logicisme qui renverrait lexprience une simple contingence, anecdotique et ngligeable.

    Dans un tel cadre, lobjet dinvestigation devient, prcisment, larti-culation des comptences sociales aux exigences politiques. Une atten-tion nouvelle est donc donne aux passages du civil au politique, qui exige de prendre au srieux la trame sensible de laction et son ancrage dynamique dans un environnement. Lexigence empirique des sciences sociales ne les condamne plus renoncer tout cart entre tre et devoir-tre. Elle ne les conduit pas non plus niveler la totalit de ce qui existe sur un social vou son autoreproduction. Elle se donne pour objectif de comprendre les formes de vie collective, qui pour tre constitutivement sociales, ne se laissent pas pour autant dduire dun

    24 Cest ainsi que Ricur dfinit le mouvement asymptotique de lagir humain : agir

    nest pas crire sur une feuille blanche, car la matrise des tenants et des aboutissants de nos actes ne peut jamais tre entire. Cf. Ricur P., Soi-mme comme un autre, Paris, Seuil Points Essais , 1990.

    25 Zask J., Nature donc culture. Remarques sur les liens de parent entre lanthro-

    pologie culturelle et la philosophie pragmatiste de John Dewey , Genses, 2003, 1, 50, p. 114.

  • Du politique comme chose au politique comme activit

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    tat des rapports de force dans la socit, ni des statuts sociaux des protagonistes dune situation.

    Le pari consiste, en somme, dcrire des principes, des ides et des valeurs, tels quils sont mis en uvre et lpreuve dans des situations. Cela ne condamne pas renoncer toute transcendance, car celle-ci reste accessible, depuis le cur des situations, comme horizon, point de fuite, ou condition de possibilit des conduites observes. Lethnogra-phie rend ainsi compte du devenir mondain des principes, de la faon dont ils se manifestent et sactivent, en se ralisant, ou loppos, en se voyant dus, trahis, bafous26.

    De la description la critique. Rendre justice la ralit voue-t-il renoncer la critique ?

    Comme on la vu, on reproche souvent lethnographie de rester un niveau de dtails et de particularits qui lloignerait du niveau requis par la thorie. Cette accusation est parfois place sur le plan scientifique, comme un dfaut de thorisation ou un biais subjectiviste . Mais elle connat aussi une dclinaison proprement politique : lemptrement dans les histoires singulires loignerait de la monte en gnralit requise pour la rflexion et la critique politiques. On ne se dfendra pas ici non plus, de lancrage de lenqute dans lexprience ou de lanalyse dans la description. On discutera en revanche la dsignation des effets politiques que cet ancrage est suppos emporter. Il est possible, nous semble-t-il, dargumenter rebours complet de cette accusation, que la rigueur ethnographique reprsente, en ralit, une voie denqute parti-culirement consquente politiquement. Ceci pour plusieurs raisons.

    Dabord, lethnographie permet de renouveler la comprhension des problmes politiques. Elle soppose au dtachement trop radical davec toute exprience, aux formes de rification qui les mettent hors de porte des preuves de ralit les plus lmentaires, et les rendent ainsi toujours plus difficiles traiter. Cest ce qua bien montr J. Rancire27 dans sa critique du traitement contemporain du racisme (au cur duquel se trouvent le problme de limmigration et ses vidences suppo-ses). Des positions idologiquement opposes peuvent partager des prmisses communes, des perspectives implicites sur ce quest la ralit, sur ce que sont les phnomnes, qui condamnent limpasse les dbats,

    26 Ricur fait ainsi du sentiment dinjustice la ratio cognoscendi du sens de la justice.

    De mme que pour Kant, lenthousiasme europen pour la Rvolution Franaise, en tant que sentiment dsintress dattrait pour la libert, manifeste une disposition mo-rale, qui permet dtayer la possibilit dun progrs dans lhistoire : Ricur P., Le Juste 2, Paris, Esprit, 2001 ; Lyotard J.-F., Lenthousiasme. La critique kantienne de lhistoire, Paris, Galile, 1986.

    27 Rancire J., Moments politiques. Interventions 1977-2009, Paris, La Fabrique, 2009.

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    les rduisant une divergence de bout de course, idologique . Lenqute ethnographique peut jouer l un rle dcisif, dans la rou-verture des perspectives, et la revitalisation de la pense, en se plaant en amont des vidences et ralits acquises. Elle ouvre la bote noire des concepts et phnomnes supposs donns , elle questionne et bouscule les lments verrouills au niveau dfinitionnel des faits , et interroge la ralit de la ralit partout admise. Lethnographie est de ce point de vue la mthode denqute la plus radicale : elle sinterroge sur ce que sont les phnomnes, plutt que de se tenir dans un aval strict de leur dfinition tablie.

    Lenqute ethnographique joue un rle dans le fonctionnement de lactivit dmocratique dune autre manire. En luttant contre lhypo-stase du politique, elle bouscule certains excs de la division du travail politique, et ce quils portent de menace pour la dmocratie, en parti-culier la sparation entre ceux qui dfinissent les fins poursuivre et les problmes rsoudre dune part (ceux qui pensent et commandent), et ceux qui, lautre bout de la chane, se contentent de faire et dexcuter (dans une version rabougrie de la pratique ). Cette sparation est entretenue par les acceptions trop troites du politique, qui prennent pour acquis ses lieux de production , ses objets et ses objectifs. Une telle rduction contribue relguer le politique au niveau troit des mthodes de gouvernement, le rserver ltat et ses figures (en lopposant la socit civile ), brimer la lgitimit des citoyens ordinaires prendre part, en tant que citoyens, la vie publique. rebours dune telle tendance, lethnographie prend au srieux les liens et les passages possibles de lexprience ordinaire lengagement politique, et refuse de creuser lcart entre lexistence sociale et le monde de laction. Elle fait crdit, par mthode, la capacit des gens daccder la critique et laction politique, partir du monde de lexprience quotidienne. En prsumant la possibilit de ce passage, elle se rend capable de dcrire et danalyser ce qui peut lempcher de se raliser, chose impossible pour les approches qui font de ces checs des ncessits (ou des incapacits) a priori.

    La position de lethnographie, politiquement parlant, est donc loppos de linsouciance. Son exigence descriptive se met au service de la capacit daction, en montrant comment les situations sociales donnent ou non prise laction. Son exigence de restituer les parcours, de localiser les paysages de possibles, dcrite prcdemment comme un souci de rigueur pistmologique, revt donc, sur le plan politique galement, une importance majeure. Une telle tche ne se limite pas armer la dnonciation ou organiser la contestation. Cest aussi, un niveau plus foncier, celui de la configuration des problmes, que

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    lethnographie prtend apporter sa contribution, jouer un rle dans la formation des imaginaires sociaux28, o puise la capacit daction des personnes. Le refus des rductions et des simplifications ainsi que le scrupule descriptif trouvent ici leur justification politique : ne dcrire que pour critiquer, cest ter au dbat et au jugement une partie de ses ressources. Cest trancher clandestinement, de manire anticipe, sur ce qui mrite ou pas dtre envisag, discut. Lexigence descriptive qui est au cur de la dmarche ethnographique prend donc tout son sens dans une acception tendue du travail critique.

    Lengagement ethnographique29 suppose que larticulation du travail descriptif au travail critique ne se fasse pas dans les termes dune subordination aux seuls impratifs de la dnonciation. Dfinir demble lexigence critique par le prisme exclusif de la dnonciation, cest risquer de subordonner lapprciation de la justesse des descriptions leur univocit, leur potentiel militant. Dans la perspective de la dnon-ciation, toute ambigut et tout sens de la nuance pourront tre considrs comme manires daffaiblir, voire de museler la critique. En revanche, si lon se garde dune telle rduction, il devient indispensable de rendre justice la ralit et sa complexit, avant de pouvoir formuler quelque critique que ce soit. La temporalit est ici encore dcisive : il sagit dabord de dcrire et de comprendre ce dont on parle, selon une perspec-tive interne, avant de prtendre formuler des jugements en extriorit. Ceci renvient se donner pour contrainte, ainsi que la rcemment soulign C. Lemieux30, de commencer par dcrire le sens le plus positif que peuvent revtir les activits, pour les personnes qui les accom-plissent, avant denvisager ces activits dans ce quelles ratent ou qui leur manque. Ce dtour par la perspective interne aux enquts nest pas anecdotique. La reconnaissance de la ncessit de cette tape est au cur de la critique de lvolutionnisme, dont la fameuse erreur de Frazer est une figure exemplaire31. Prise au srieux et dans toute lampleur des exigences quelle porte, cette consigne fait de lexigence de commencer par rendre justice la ralit que lon prtend dcrire, une rgle imprieuse pour toute enqute de sciences sociales. Pour autant, ceci ne voue pas sarrter ce moment, ni faire de cette phase de comprhension (interne) le signe dune adhsion, moins encore dun point darrt de lenqute. Cela consiste affirmer que la description la plus juste possible est un moment incontournable de lanalyse, et ceci,

    28 Taylor C., Modern Social Imaginaries, Durham et Londres, Duke University Press,

    2004. 29

    Cefa D., Costey P., Gardella ., Gayet-Viaud C., Gonzalez P., Le Mner E., Terzi C. (eds.), LEngagement ethnographique, Paris, ditions de lEHESS, 2010.

    30 Lemieux C., Le devoir et la grce, Paris, Economica, 2009.

    31 Lara P. de, Le rite et la raison. Wittgenstein anthropologue, Paris, Ellipses, 2005.

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    lhorizon de la critique elle-mme. Faute de quoi, la critique na simple-ment pas prise : elle rate son objet, littralement.

    Les contributions rassembles ici ouvrent des lignes dinvestigation multiples qui, malgr la diversit des sites et des questions abordes, prsentent un air de famille32 : elles dploient un genre de question-nements qui permet de poser des questions ngliges, de montrer des dimensions inaperues, de placer lattention et de cadrer lenqute de manire dcale, doffrir des contrepoints et des contrechamps aux approches les plus courantes dun problme, dun espace, dune notion ou dun phnomne. Le point commun ces dmarches tient peut-tre au pari que la comprhension de la complexit des aspects dune situa-tion touchant des enjeux politiques est la premire des responsabilits de lenqute de sciences sociales.

    En se prtant lexercice ethnographique, ces enqutes se donnent la contrainte (et prennent le risque) de la non-totalisation : aucun des articles de ce volume ne prtend rpondre une fois pour toutes ce quest le politique, dsigner ce que sont ses frontires ou ses enjeux. Les textes runis ici sassument comme contributions : ils dplient des impli-cites de lexprience, donnent voir et penser des nuds de lactivit politique, suggrent des points de comparaison et de prise de distance vis--vis dvidences jusque-l stabilises. Ils soulvent des problmes plutt quils ne prtendent offrir des rponses ou des solutions. Pour autant, ils mettent au jour des conditions de flicit, ainsi que des facteurs de conflit ou dchec, dans les situations tudies. Cette ouver-ture et cet inachvement assums sadossent une confiance proprement dmocratique dans la possibilit de faire advenir en commun des orientations politiques justes et ajustes. Cest en contribuant rendre publiques les conditions de dfinition des possibles, en restituant les preuves par lesquelles les gens dfinissent ce dont ils sont capables, que les enqutes ethnographiques participent la dtermination, nces-sairement collective et itrative, de ce qui est dsirable et souhaitable.

    32 Wittgenstein L., Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2005, 66-67.

  • COPRSENCES, RENCONTRES, CIVILITS

  • 27

    La moindre des choses Enqute sur la civilit urbaine et ses pripties

    Carole GAYET-VIAUD

    cole Nationale Suprieure dArchitecture Paris La Villette & Centre dtude des mouvements sociaux-Institut Marcel Mauss,

    EHESS-Paris

    Mtro Blanche, ligne 2. En bas des escaliers qui descendent depuis le terre-plein central vers lintrieur de la station. Une jeune femme noire de taille imposante, presse, heurte de plein fouet un enfant dune dizaine dannes qui se trouve sur son passage (quelle na probablement pas vu, parce quil lui arrive la taille) au bas des marches dentre dans la station. Elle est surprise, entrave dans son lan, ragit dun ou deux mots mchs, le con-tourne en le laissant un peu sonn, reprend son pas rapide, dans la foule duquel elle bouscule presque aussitt une seconde personne qui marchait ct (venait de la doubler, aprs avoir manifestement assist au premier im-pact). La premire rajuste sa trajectoire, dit pardon sans trop sarrter. La victime, une femme blanche dune quarantaine dannes, linterpelle : H non mais vous pourriez quand mme faire un peu attention, cest pas vrai, vous pouvez pas regarder o vous allez franchement ! Lautre : a va jai dit pardon ! La premire : Oui je sais, mais cest un peu facile, vous pouvez pas rentrer dans les gens comme a et vous en foutre ce point ! Lautre, incrdule : Mais jai dit pardon ! Quest-ce que vous me voulez, a va pas ou quoi ! La premire : Mais vous avez pas vu que vous venez dj de renverser moiti ce pauvre gamin, et aussitt aprs vous manquez de me renverser moi, cest quand mme un problme de passer comme a sur les gens comme un bulldozer ! Lautre, snervant vraiment : mais quest-ce que tu me veux la fin, jai dit pardon ok alors tu me lches maintenant, je lavais pas vu le ptit ok, et puis cest quoi ton problme, jen ai rien foutre de toi ! La premire insiste : Dabord on va pas se tutoyer, daccord, et ensuite je veux rien dautre que vous faire comprendre que cest pas possible de se comporter comme a, cest juste a mon problme ! La scne patine, je

  • Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble

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    mcarte pour sortir de quoi prendre des notes. Les deux femmes se sparent en maugrant1.

    On dfinit gnralement la civilit comme un ensemble de rgles conventionnelles, impersonnelles, simposant tous et accessibles chacun, faciles aussi bien connatre qu appliquer2, et qui assurent peu de frais3 les conditions pacifiques de la coexistence sociale. Mais lorsque lon observe aujourdhui les formes ordinaires du ctoiement, telles quelles se dploient dans les espaces publics urbains4, la fr-quence considrable des altercations, des heurts et des disputes, tonne et pousse la rflexion. quoi tient la rcurrence de telles scnes ? Que nous apprend-elle du lien civil et de son fonctionnement ? Faut-il y voir la multiplication des carts aux rgles, symptme de la relativisation des normes dans un monde o domine la qute individualiste de lauthen-ticit5, contre lesquelles se dresse une srie correspondante de sanc-tions6 ? Les disputes sont-elles la forme naturelle prise par les rappels lordre, suscits par des infractions toujours plus nombreuses aux rgles de la civilit ?

    La scne prsente ici figure un cas assez banal daccrochage, sur une question, galement courante, de bousculade. Elle permet de sug-grer deux choses. Premirement, il apparat que le fait de sexcuser nest pas rductible au fait de dire pardon . Lexcuse est estime irrecevable alors mme quun pardon a t formul (et entendu, puisque linformation ritre jai dit pardon ne produit pas les effets

    1 Journal de terrain, 16 octobre 2008, aux alentours de midi.

    2 Cest le cas depuis la Civilit purile drasme jusquaux travaux de Goffman, et de

    manire relativement unanime dans les travaux rcents, en sociologie et en philoso-phie tout au moins. Voir par exemple : Roch S., Tolrance zro ? Incivilits et ins-curit, Paris, Odile Jacob, 2002 ; Sennett R., Respect. De la dignit de lhomme dans un monde dingalit, Paris, Albin Michel, 2003 ; Pernot C., Philosophie de la poli-tesse. Paris, PUF, 1996 ; Tassin E., Un monde commun. Pour une cosmo-politique des conflits, Paris, Seuil, 2003 ; Ferry J.-M., De la civilisation. Civilit, Lgalit, Pu-blicit. Paris, Cerf, 2001.

    3 Goffman, Les rites dinteraction, Paris, Minuit, 1974, p. 80, oppose les rgles

    substantielles aux rgles crmonielles, ces dernires ne remplissant leur fonction sociale [que] dans la mesure o beaucoup des actions quelles rgissent ne durent gure, nentranent aucun frais substantiel et peuvent sinsrer dans nimporte quelle interaction .

    4 Les descriptions qui suivent sont issues dune enqute ethnographique portant sur les

    formes de la sociabilit ordinaire en ville, mene entre 2001 et 2006 dans la rgion parisienne. Cf. Gayet-Viaud C., Lgard et la rgle. Dboires et bonheurs de la civi-lit urbaine. Paris, Doctorat EHESS, 2008, sous la direction dAlain Cottereau.

    5 Taylor C., Les sources du moi, Paris, Seuil, 1998.

    6 Peut-tre une forme virulente des sanctions diffuses : Ogien R., Les sanctions

    diffuses. Sarcasmes, rires, mpris , Revue franaise de sociologie, 1990, XXXI, 4, p. 591-607.

  • La moindre des choses

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    escompts : tre quitte). La formule est estime insuffisante. Or la qualit de lexcuse se signale dans sa capacit tre accepte et ratifie par le destinataire qui garde la possibilit de ne pas le faire (et cest dans cette possibilit mme qui lui est donne, que les excuses ralisent leur travail). Ici la capacit du destinataire ne pas accepter les excuses qui lui sont prsentes, est brutalement active. Ceci invite prendre en compte dautres lments que la seule prsence de mots magiques laquelle on renvoie volontiers les exigences de politesse ou de civilit. Si ces mots et appuis conventionnels peuvent savrer utiles, voire ncessaires, ils ne sont pas suffisants pour accomplir ce qui est attendu.

    Une seconde remarque concerne la nature de la faute en jeu (lobjet du reproche qui enclenche la dispute) : le caractre offensant du geste (ici le fait de bousculer) ne se comprend, et napparat en fait que dans le cours temporel de linteraction. Sa factualit mme, sa signification intentionnelle, perue comme ngligence, laquelle rpond lindigna-tion de la plaignante, nmergent que dans la configuration gnrale que la situation dans son entier, donne la bousculade. La bousculade nest quun aspect de lattitude perue, manifeste. Ce nest pas le fait de bousculer qui est soi seul disqualifiant : cest la manire de le faire, dans une sorte dinsouciance maintenue (et ainsi avre) aprs une premire collision, et alors mme que ctait un enfant qui en avait t la victime, circonstance vraisemblablement aggravante. Dans le cas prsent, le fait que la bousculade intervienne comme une seconde occur-rence est dterminant. Ce qui se donne voir dans cette scne, que la jeune femme qui se fait sermonner, vu sa perplexit, ne mesure pas, cest que la seconde bousculade nest pas une simple rptition de la premire, elle en est une aggravation.

    Du respect de la rgle au respect de la personne. Les dynamiques de loffense : des procs dintention

    Dans les situations, la perception dune faute trace une limite nette entre ce qui serait une inattention fortuite et accidentelle, aisment excu-sable, et ce qui se donne comme une ngligence coupable. Lorsquun cart la rgle est peru comme simple inattention, relevant de linci-dent fortuit, il permet de penser que cela peut arriver tout le monde , cest--dire, que les personnes restent interchangeables entre elles (les fautifs et leurs victimes). La qualification comme faute au contraire, va de pair avec la perception durcie dune intentionnalit mal oriente, qui disqualifie linterlocuteur en tant que tel. Ce sont des processus de sdimentation et de monte en puissance graduelle du ressentiment qui conduisent des sursauts dagressivit, et font venir des gestes de vengeance, pouvant aller de la petite mesquinerie jusqu

  • Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble

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    la franche brutalit. En voici un exemple, rapport en entretien7, concer-nant la gne suscite par les valises roulettes.

    Alors ce jour-l, jallais prendre le train pour St-Lazare. Comme dans la quasi-totalit des gares, pour se rendre au quai, il faut descendre puis remon-ter des escaliers. Alors que je mapprtais descendre les premiers escaliers, jai aperu devant moi une dame dun certain ge, pas jeune, mais pas vieille-vieille non plus, portant avec elle une valise roulettes. En face de nous, sur notre gauche les passagers du dernier train remontaient rapide-ment. Jessayais une fois de la dpasser, et puis jabandonnais trs vite, en me disant que je pourrais attendre dtre en bas des marches. Jattends donc derrire elle, je la regarde porter gauchement sa valise. Jaurais pu lui pro-poser de la porter afin daller plus vite, mais je ne trouvais pas quelle tait assez vieille. En arrivant en bas, par deux fois elle hsite devant moi sur la direction quelle doit prendre. Elle tourne, une fois gauche, une fois droite. chaque fois, au moment o je mapprte la dpasser, elle change de ct, me bloquant le passage avec sa valise. La prochaine, je me dis, je donne un

    7 Quelques prcisions de mthode. Lenqute a eu lieu en rgion parisienne. Les

    espaces publics (ouverts au public) font lobjet dune attention particulire et dune observation assidue (diurne essentiellement). Des observations sont menes sur lensemble des lignes du mtro, et cinq lignes de bus (54, 30, 81, 68 et 95). Cinq sites bnficiant dune relative centralit font lobjet dobservations : les Champs-lyses, Chtelet-les-Halles, Montparnasse, Saint-Lazare et la Place Clichy (avec un resser-rement sur ce dernier secteur au fil de lenqute). En portant lattention sur ces nuds urbains, et ces quartiers trs frquents, o se ctoient des flux denses de passage et des formes plus durables doccupation des espaces extrieurs (bancs, terrasses, par-vis, escaliers, rues) le pari est dapprhender une exprience de la cohabitation ur-baine o les interactions ne seront pas perues comme surdtermines par les caract-ristiques sociologiques des lieux. Les notes de terrain consistent essentiellement dans la consignation systmatique de petites scnes prenant place dans les espaces de c-toiement observs, notamment dans des circonstances o la prsence rapproche, parfois confine, occasionne des changes verbaux. Le corpus final compte plus de 300 scnes retranscrites. Paralllement sont mens une srie dentretiens, dont limportance va croissant, mesure quavance llucidation des phnomnes identi-fis, auprs dusagers recruts la fois sur le vif et sur site, mon initiative (au fil de situations ayant attir lattention, notamment des disputes), par opportunit (lors-quon me sollicite, que des conversations sengagent sur des sujets proches, je tente de les conduire ou de les laisser sapprofondir) ainsi que par rseaux de connaissance largis. En complment de ces entretiens ordinaires mens au hasard des rencontres, je sollicite ( froid) des entretiens avec une srie de personnes ayant affaire dans le cadre de leur activit aux formes de coprsence en public qui intressent lenqute, et aux faons de se comporter quelles appellent. Sont ainsi recueillis des rcits dexprience de la part de bnvoles, denquteurs, de distributeurs de dpliants pu-blicitaires, dentraneuses de bars, de sans-abris, de musiciens du mtro, de vendeurs et vendeuses de journaux SDF, de dragueurs, ainsi que dun vendeur de chez France Loisir, et dun tmoin de Jhovah. Jinterroge galement des personnes exerant des mtiers fortement exposs au public : serveurs et serveuses de caf, chauffeurs de bus de la RATP, kiosquiers, guichetiers de la poste, chauffeurs de taxi, commerants de quartier, caissires.

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    coup de pied dans cette satane valise ! Et elle se retourne encore une fois. Je donne un coup de pied dans la valise, puis comme je le trouve trop lger et sans effet, jen redonne un autre un peu plus fort. Alors l, la dame se re-tourne et me dit : Oh pardon ! Je ne vous ai pas fait mal ! Euh, non, non, pas du tout je rponds en souriant. Lessentiel ctait que le passage tait enfin dgag, et je pouvais continuer mon chemin. Aprs a, je me sentais assez satisfaite, bien quayant un lger remords.

    Il est intressant de remarquer le possible retournement de situation que le rcit de cet pisode met en lumire : dun ct, la tension se noue et la rage monte, mesure que limpression dtre rduit attendre, de devoir subir les alas du mouvement de ceux qui monopolisent la voie et se lapproprient injustement stablit et se consolide. Dabord le premier agacement, puis lenchanement des gnes, la rcurrence qui confirme et ressasse lirritation premire, jusqu lexaspration. De lautre ct, lorsque la personne incrimine se rend compte, accidentellement de son point de vue, de ce quelle en gne une autre, et sexcuse aussitt, sa bonne foi ne fait pas de doute. Pire : alors quelle sest fait bousculer, elle se sent en faute, et sexcuse. ce moment-l, la prsume coupable redevient innocente et lex-victime, mue en agresseur-vengeur, ne peut que se raviser : videmment, le soulagement est l, mais un certain remords aussi. Lautre (la dame la valise) nest pas lodieuse et suffi-sante sans-gne dont elle avait, dans sa colre, bross le portrait. La rage sest dgonfle comme un ballon de baudruche, au moment de dcouvrir que cette personne, qui ntait jusque-l que larchtype de ladversaire, spcimen dune espce particulirement redoute (ces gens culotts, se permettant sans vergogne de barrer le passage) ntait en ralit (et en mme temps si lon veut) quune gentille bonne femme, sans doute maladroite, mais malgr tout, de bonne volont. Sa candeur atteste dune innocence que sa conduite, obstinment aveugle, semblait jusque-l rendre impensable. Au moment de sexcuser sincrement, elle fait tomber un pan majeur de laccusation qui tait porte contre elle.

    Dans le temps resserr de linteraction, la non familiarit dramatise la perception des intentions manifestes dans les conduites que rien ne vient compenser : linattention autrui est immdiatement perue comme une ngligence coupable. Surtout, laccumulation temporelle entre squences prsentant un air de famille (ici, se dplacer avec une valise roulettes et gner les autres) renforce ces possibilits de raccour-ci et de lecture symptomale des conduites : elles deviennent lexemplaire dun phnomne gnral avr, et suscitent des ractions qui rpondent davantage au phnomne dans son entier, qu la situation considre dans ce qui pourrait tre sa singularit. Quelle que soit la faute mise en

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    jeu, cest lesprit de la gne, son audace, son toupet, qui nourrissent le feu de la colre, la hargne mme, finissant par sexprimer dans une rprimande. Lpisode montre galement que les excuses sincres dsarment, ce qui claire, en retour, les lieux du ressentiment.

    La temporalit luvre est cruciale, pour comprendre la monte graduelle de lexaspration. Lorsque la jeune femme finit par donner un coup de pied, elle est au bout de sa patience, et bout de force : elle se laisse aller une marque de protestation ultime, par laquelle elle marque labandon de sa patience passe. Cest un temps long (surtout si lon considre le nombre considrable de valises roulettes qui avaient prcd, dans lexprience de la narratrice) qui vient aboutir dans ce geste de colre et de sanction. La femme elle, na videmment pas vcu la mme histoire. Elle ne rencontre la prsence de sa victime quen toute fin de parcours. Tout au long du processus de monte de limpatience, la propritaire de la valise roulettes signore comme gneuse, emptre quelle est dans les difficults de sa propre orientation.

    Ce cheminement de la perception qui fait gonfler progressivement lexaspration, via le sentiment croissant dune culpabilit des gneurs, comme rsultat dune impudence, est favoris par les voies du mono-logue intrieur duquel chacun se trouve prisonnier, dfaut dune com-munication et dune enqute ouverte, ou estime possible, sur les dispo-sitions dautrui. Cest ce dont tmoigne aussi le rcit littraire suivant :

    Je marchais sur un trottoir, plutt troit, devant moi une femme avanait avec difficult. Lentement, un peu en zigzaguant, de sorte quil mtait im-possible de la doubler. La femme, de dos, paraissait ge, et il ny avait rien danormal dans sa difficult de progresser, je veux dire elle ne pouvait pas faire autrement que de marcher lentement et en zigzaguant. Je dois quand mme ajouter quelle portait des sacs de chaque ct, tout en tant elle-mme volumineuse, et quand mme, ai-je pens, quand les gens portent des sacs, ils devraient savoir quils portent des sacs, cette femme a le droit de marcher dans la rue en portant des sacs, je le sais, toutefois on pourrait imaginer une manire de porter des sacs qui ne soit pas envahissante, lors-quon porte des sacs des deux cts qui vous largissent, on devrait se mon-trer gn et en tirer les consquences. Cette femme ntait pas du tout gne et vous allez me dire que cest un effet du hasard mais lorsque je tentais de la dpasser par la gauche, elle allait gauche, et inversement droite lors-que jallais droite, ce sur plusieurs mtres, de sorte quil ma t extrme-ment difficile de penser quelle ne le faisait pas exprs. Lge nexcuse pas tout. On ne me fera pas rentrer dans cette stupidit du privilge de lge, sous prtexte quils nont plus dhorizon, quest-ce quon voit, des gens im-bus de leur fatalit qui prennent un malin plaisir vous freiner. Jai donc, chemin faisant, sur ces quelques mtres, dvelopp une exaspration, une haine pour cette passante, une envie de la taper, de la faire gicler sur le bas-ct, qui ma effraye et que je condamne bien sr, mais qui en mme

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    temps me parat lgitime, et cest ce que je voudrais comprendre, au fond, pourquoi, pourquoi je ne peux me dpartir dun sentiment de justesse et, oui, de lgitimit intrieure si vous mautorisez cette expression, comme si lempire des nerfs, si dcri, avait nanmoins sa raison dtre, je veux dire sa raison morale, comme si mon droit de marcher sur le trottoir, mon rythme, ntait pas moins imprieux, du point de vue moral jentends, que son droit elle doccuper le trottoir en dpit de son incapacit motrice, ag-grave par le port de sacs des deux cts. Si je sais que je ne peux pas mar-cher sur un trottoir sans entraver la circulation des autres pitons, la moindre des choses me semble-t-il, la moindre des choses, je veux dire des politesses, des dlicatesses, est de me retourner ds que jentends des pas derrire moi, de me rduire tant que faire se peut dans une porte cochre, vous me direz ces gens sont galement sourds, alors honntement, que font-ils dehors, emmurs dans leur solitude, toutes vannes fermes ?8 Depuis la perception dune concidence malheureuse, un glissement

    sopre graduellement vers le sentiment diffus mais tenace dune inten-tion mauvaise luvre, et cela, contre la volont mme de la narratrice, qui lutte contre son impression. ce stade, les fausses excuses sont convoques, en relation avec une catgorie dusagers (les personnes ges ici) qui suscitent en loccurrence une nouvelle aggravation du jugement et de la colre. Cest la stupidit du privilge de lge qui est dcrte : de laveuglement ngligent qui ressemble un fait exprs, on en arrive la qualification dune conduite typique, celle des gens imbus de leur fatalit qui prennent un malin plaisir vous freiner . Le raisonnement trouve son aboutissement : la situation est telle quelle prsente lexemplaire symptomatique dune catgorie de gens qui se croient tout permis et empitent dlibrment, avec une morgue parfai-tement odieuse, sur le droit circuler dautrui

    Lexigence civile est ici dfinie, dans lexaspration que sa faillite soulve, comme une vigilance, dont rien ne dispense, la prsence dautrui. Il sagit danticiper la gne quon pourrait lui occasionner. Ce nest donc pas tant, ou pas seulement, la factualit de la gne qui est en cause (bien que le droit circuler savre particulirement sensible, tant donn la grande frquence des accrochages quil entrane). Cest lesprit dinsouciance qui semble sen dgager, et limpudence qui sy trouve alors attache (comme sa condition de possibilit) qui crent lindignation. La faute tient dans ce que ce passage de lencombre-ment lobstruction dsigne : une consistance accrue de la culpabilit, une charge sensible dramatise par le sentiment dun mpris luvre, et dun sentiment dimpunit qui appellent lagressivit comme geste de dfense. La lecture de la situation se fait alors dans les termes dune

    8 Reza Y., Dans la luge de Schopenhauer, Albin Michel et Yasmina Reza, Paris, 2005,

    p. 93-96. Soulign par nous.

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    concurrence de droits (le droit de chacune circuler), dun rapport territorial aux conditions (et enjeux) de la coprsence (chacun suit sa trajectoire et doit pouvoir progresser dans son parcours propre).

    La gne provient de la perception dune faon de se rapporter autrui, telle que sa propre libert de circuler nest pas considre. Mais il serait inexact dopposer le fait et lintention, ou lesprit et la lettre. La civilit ici en jeu tient dans laccomplissement dune relation plutt que dans la simple application (prsence ou absence) dune chose. Pour le dire autrement, la chose mme ne peut sisoler de lintention qui sy rend manifeste : elle ne tient jamais dans le simple fait de marcher en prenant trop de place, ou trop lentement, ou de bousculer, ou de ne pas dire pardon, mais dans la capacit manifester une certaine faon de considrer la prsence dautrui dans le cours de son activit.

    Civilit et typicit des conduites Lagacement qui prend de lenvergure et tourne la rage haineuse

    vient de ce quon a affaire des gens qui sont perus comme participant dune typicit9 ngative : il peut sagir des vieux imbus de leur fatalit , aussi bien que des jeunes mal levs , des sacs dos , des valises roulettes, des gens qui tlphonent, des dragueurs, des mendiants, des gens presss10 La personne exaspre voit dans la situation un spcimen, lexemplarit dun morceau symptomatique, dans son occurrence, dun phnomne ractiv dans la situation, aisment disponible dans sa manire dtre irritant et de se laisser reconnatre.

    La dception et le soupon senlvent et se nourrissent mutuelle-ment, sur fond de constitution dune trame narrative ngative, par o se composent des histoires, faites de cohrences et de rcurrences, deffets daccumulation, mettant en scne autant de personnages de lespace public, dfinis par leur typicit. Ces narrations oprent des slections entre les vnements et les faits pertinents, les mettent en intrigue , procdant une synthse de lhtrogne : par la vertu de lin-trigue, des buts, des causes, des hasards sont rassembls sous lunit

    9 Schutz A., Collected Papers, vol. 2, Studies In Social Theory, La Haye, Martinus

    Nijhoff, 1962 ; et Schutz A., Reflections On The Problem Of Relevance, New Haven et, Londres, Yale University Press, 1970. Pour une introduction la thorie de la typification : Cefa D., Type, typicalit, typification. La perspective phnom-nologique , in Fradin B., Qur L., Widmer J. (dir.), LEnqute sur les catgories. De Durkheim Sacks, Paris, ditions de lEHESS, 1994, Raisons pratiques , n 5.

    10 En droit toute dimension dune situation peut faire lobjet dune typification. Dans la

    typicit, la pertinence saccroche des circonstances qui articulent des traits de la personne et des activits, les uns et les autres sclairant mutuellement, sans pouvoir se rduire des caractristiques sociales donnes une fois pour toutes, ni donc des identits sociales figes.

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    temporelle dune action totale et complte11 . Lunit gagne sur lhtrognit concerne ici la diversit de conduites devenant autant dexemples possibles de tendances gnrales, comme la solidification de caractres rcurrents et de conduites spcifiques sous les traits de personnages typiques, voire strotyps12. Ce sont ces liaisons narratives qui dotent les informations recueillies dune porte thorique implicite, leur donnent une interprtation particulire qui nest pas incluse dans la seule information prleve dans le rel. Les faits mobiliss ne parle-raient pas deux-mmes, sans les formes de rcit dans lesquelles ils sont insrs, qui leur attribuent certaines significations, ou disons qui rvlent en eux ces significations (elles ne les ajoutent pas, mais les mettent en lumire). Le rle de ces mises en intrigue est donc crucial : les faits collectionns pourraient parler autrement, au travers de trames narratives autres que les trames dceptives mises en uvre de manire dautant plus forte que gagnent la rancur et le soupon.

    Ce que les personnes irrites ignorent alors du mme coup, et pour cause, ce qui leur chappe gnralement dans ces cas-l, ce sont les visages, la singularit en mme temps que la bonne volont ventuelle, des personnes ainsi incrimines, et finalement des cours daction qui sont les leurs. Dans le texte cit, comme le remarque avec autodrision la narratrice, se retourner pour voir le visage de celui quon est dj prt violenter peut alors changer beaucoup de choses :

    [] Nous nous retournons pour voir le visage, une erreur fatale, je me re-tourne pour voir le visage, je veux vrifier mon aversion, je veux confirmer ma froideur mais je vois tout de suite sous la frange de cheveux blancs le nez disproportionn, leffort de vivre dans la joue pendante [] je nai pas de temps perdre avec un visage, un visage parmi des milliers dautres que jamais je naurais distingu si je navais t exaspre par le reste du corps []. La femme aux sacs a les joues dune enfant fche, un gonflement qui me dsobit13.

    Les faons de prendre position dans les situations dessinent littrale-ment des attitudes. Il faut prendre au pied de la lettre les formules dsignant les atteintes faites lintgrit physique14. Comprendre ce qui

    11 Ricur P., Temps et rcit. Lintrigue et le rcit historique, Paris, Seuil, 1983, p. 10.

    12 Le strotype se distingue du type du fait que sa typicit est comme solidifie. La

    dimension de caricature quimplique la notion ne tient pas tant la stylisation quelle suppose (une slection par dfinition restrictive de traits saillants, dcrts pertinents dans les circonstances donnes) qu une clture de la dynamique permanente de r-vision, qui est telle que lexprience ne parvient plus faire preuve.

    13 Reza Y., Dans la luge de Schopenhauer, op. cit., p. 100.

    14 La langue le signale, qui fourmille dexpressions indiquant combien prendre place,

    simposer, cest mettre en uvre un sens proprement physique de lintgrit : se faire une place, garder la tte haute, ne pas se laisser marcher sur les pieds, tre droit dans ses bottes, ne pas courber lchine, etc.

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    se joue dans les rapports de sociabilit ordinaire impose de prendre au srieux ce que dcrivent les mtaphores de lusage le plus courant. Elles ont en commun dindiquer une continuit depuis les formes sensibles et incarnes jusquaux principes les plus abstraits, et dessinent une imbrication de la sensibilit et de la volont, bonne ou mauvaise, en termes de perception comme dexpression. Cest de cela quil sagit lorsquon sinquite de savoir comment lon prend les choses : Ne le prenez pas mal ; Pour qui vous vous prenez ? Lide est que recevoir ce que lautre donne (ou pas) se fait dans la personne tout entire ; se prendre pour quelquun devant lautre, cest lui imposer une certaine configuration relationnelle. La civilit tient tout entire dans la prise en charge de ces enjeux relationnels. Prvenir : ce que transfigure le fait de demander. Anticiper la gne et dsamorcer le soupon

    Du fait de cette lecture sensible des intentions dautrui, mme les faons de faire les plus minuscules, les anticipations dinterprtations ngatives savrent particulirement importantes pour dsamorcer les tensions. Comme E. Goffman la montr, les excuses se rglent sur la prise en compte des pires interprtations possibles :

    Avant de se livrer un acte potentiellement offensant, on peut expliquer pourquoi il ne convient pas de le prendre pour un affront. Par exemple, si lon sait que lon devra se retirer prmaturment dune rencontre, on peut en prvenir les autres lavance, afin quils puissent se prparer y faire face15.

    Les excuses pralables possdent la vertu particulire et intressante non seulement de parer lenclenchement de cercles vicieux (dans la dfiance), mais galement douvrir des cercles vertueux de lgard. La description goffmanienne de la faon dont les excuses permettent de dsamorcer une offense potentielle est donc la fois juste et insuffi-sante : sa formulation laisse entendre que prvenir dun geste ne change rien au geste mais rajoute simplement quelque chose qui en facilite la rception (comme une aide la digestion, qui laisserait intact laliment ingurgiter). Il ne sagit que de permettre lautre de se prparer y faire face . Or, ce nest pas tout fait cela dont il sagit. Les excuses nenrobent pas un fait hostile en soi de manire le rendre plus digeste ( faire passer la pilule ), mais transforment le geste proprement dit, et transfigurent sa nature mme, en dfaisant ce qui pourrait, dans dautres circonstances, tre son hostilit potentielle. Il ne sagit donc pas daider lautre encaisser une offense (conue comme un fait en soi) mais de dfaire en grande partie le potentiel dagressivit du geste mme, en

    15 Goffman E., Les rites dinteraction, op. cit., p. 19.

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    expliquant, surtout si lexplication est pralable, que les raisons du geste ne sont pas mettre au compte dun manque dintrt, ou dun mpris. En sexposant par avance et de soi-mme au jugement de la victime potentielle, on manifeste deux fois sa bonne foi, si bien que la logique dinterprtation du geste se trouve radicalement transforme. Plus lexcuse pralable est formule comme une requte, plus son accueil semble se trouver facilit. Ce qui est honor, cest la manire dont la personne sen remet autrui, plutt que de faire ses affaires en dpit de sa prsence, ou comme si lautre ntait pas l. Les requtes disposent gnralement les interlocuteurs rendre service de bonne grce, et parfois avec zle16. Voici une anecdote qui ma t rapporte par un informaticien de 36 ans17, qui souligne prcisment la faon dont les excuses pralables transfigurent la porte des faits mis en jeu.

    Un mec sassied ct de moi en terrasse un caf. Il me demande si a me drange quil fume un cigare, il me dit : pardonnez-moi, est-ce que a vous drange si je fume un cigare ? Le cigare nest pas encore sorti. Alors moi tonnamment je lui rponds que non, a ne me drange pas. Alors que oui, clairement a me drange la fume de cigare a pue, mais comme il me le demande ben a ne me drange plus, enfin moins. En tout cas je suis sin-cre quand je lui dis que non a me drange pas. Alors que si, quand mme, a me drange un peu, mais disons que si le type ne mavait rien demand, l a maurait drang autrement, a maurait nerv, je laurais ha le mec, alors que l, jaimais pas lodeur cest sr, mais ctait pas grave, le mec je le trouvais sympa et sa fume puante ne mincommodait mme pas.

    Dans lexcuse pralable, le glissement du respect de la rgle au respect de la personne est anticip et court-circuit. Le gneur potentiel prcise son vis--vis que laction entreprise nest pas contraire ce qui compte en dernire instance pour lapprcier : le respect de sa personne (en tant que bnficiaire direct ou indirect des rgles). En court-circuitant alors linfrence dont la rgle est lintermdiaire, certaines formes de tolrance la non-conformation sont rendues possibles18.

    16 E. Goffman a bien montr ce que ce zle pouvait avoir de surjou, et parfois de

    comique : Goffman E., Les rites dinteraction, op. cit., p. 30. Nous proposons toute-fois de ne pas ravaler demble les surenchres positives au rang de purs thtres hy-pocrites de sorte prendre au srieux la faiblesse des marges qui sparent les cercles vertueux des cercles vicieux en matire de sociabilit.

    17 Entretien, 6 octobre 2005.

    18 De telles prises en compte des dynamiques de la confiance au travers les preuves de

    bonne foi trouvent aussi leur place et leur pertinence des niveaux plus organisation-nels ou institutionnels. Pour prendre un exemple trivial et nanmoins significatif, si-gnalons que la SNCF a rig cette pratique de sens commun en politique et en rgle-ment. Les voyageurs qui nont pas compost leur billet de train (du fait dun oubli ou dun manque de temps par exemple) sont invits se prsenter deux-mmes au contrleur , et ce avant toute opration de contrle . Se prsenter de soi-mme, voil ce qui distingue donc officiellement ici, loubli, de la tentative de fraude. L o

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    Se soumettre lapprciation (presque dj lautorit) de lautre, demander la bienveillance de celui qui peut la refuser (puisquon lui en reconnat lautorit et les raisons lgitimes) cest susciter cette bien-veillance mme, en sen rendant digne. Plus lautre se montre soucieux de ne pas dranger, et prt composer, plus les personnes se montrent magnanimes, ne serait-ce que pour honorer cet effort premier. Prvenir, cest de ce point de vue, enclencher des surenchres positives. La civilit apparat alors comme une dynamique douverture de cercles vertueux de la confiance mutuelle.

    La russite des excuses pralables tient lattention manifeste dans lexcuse, et la faon dont cette initiative dsamorce les imputations ngatives relatives lintention. Linitiative offre ainsi un gage crucial de sincrit, et une preuve de bonne foi irremplaable. Lorsque les excuses ne viennent que plus tardivement, elles doivent au contraire compenser, par des protestations supplmentaires et des gages de bonne foi plus convaincants, un dfaut dinitiative qui ouvre en tant que tel une suspicion. Les excuses pralables dnotent lexercice dune vigilance qui constitue manifestement la premire des attentes civiles. La fragilit de la confiance mutuelle se manifeste dans la promptitude passer, ds que les rgles paraissent ngliges, de la dception la sanction.

    Perception de la faute et disqualification des interlocuteurs : le reproche ou la dception consomme

    Laction se droule en fin daprs-midi un jour de semaine, dans un bus de la ligne 95, qui traverse Paris de la porte de Vanves la porte de Saint-Ouen. Toutes les places assises sont occupes. Plus dune quinzaine de per-sonnes se tiennent debout le long du couloir et dans les espaces interm-diaires prvus cet effet. Tout au fond du bus, quatre garons, de 14 ans ou 15 ans tout au plus, sont assis ensemble. Accule vers le fond par la foule qui monte dans le bus larrt, une femme ge de peut-tre 60 ou 65 ans, qui se tenait jusqualors debout dans le couloir, avance vers la rotonde ar-rire sous la pression des nouveaux arrivants. Elle vacille quelque peu et se rattrape une barre de maintien verticale. Nayant gure lagilit requise pour jouer ainsi les pompiers en saccrochant la rampe de mtal pour suivre les mouvements du bus, elle semble bouscule, au sens propre comme au sens figur, par cette agitation, et proccupe par la difficult, somme toute banale mais particulirement importante dans son cas, qui con-siste garder lquilibre lorsque le bus acclre et freine, parfois brutale-ment. Entendant et voyant maintenant quelques pas delle les garons assis rire et discuter bruyamment, elle lance vers eux :

    une posture lobjectivit rigide pourrait entraner des injustices et une rigueur trop svre, lpreuve de bonne foi permet de donner une chance tous de se montrer loyaux. Lentreprise atteste par l dun souci de considrer une dimension dhospitalit, qui la place concrtement, sur ce point, du ct dun service public.

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    Vous pourriez cder votre place tout de mme ! Puis plus bas, en ne re-gardant plus dans leur direction : Non mais cest vrai enfin Lun des garons lance alors, voix haute galement : Et pourquoi ? ! ben nous aussi on est fatigus et on a le droit de sasseoir ! Tirade suivie de quelques rires peine touffs dans lentourage immdiat du garon. Quelques mouvements de sourcils et regards sont changs dans lassistance. La vieille dame ne se retourne pas pour chercher le regard de celui qui lui a rpondu. Elle lche dans un soupir : hum ! ha lala lala ! Lpisode se clt ainsi, alors quelle pose ostensiblement son regard vers lextrieur par la fentre.

    Dans cette squence, le diagnostic dimpolitesse va de pair avec un discrdit immdiat des adolescents comme interlocuteurs. La formule signe lidentification dun comportement symptomatique. Dans la r-ponse quils donnent la rprimande qui leur est faite, on peut voir une manire de confirmer ce jugement ngatif. Mais cette confirmation se ralise dautant mieux quaucun espace nest laiss aux coupables supposs pour quils puissent se dsolidariser de lattitude dlibrment ngligente quon leur prte. La perception ngative traite leur absence dinitiative comme une ngligence avre. Dans la remarque de la dame, il semble vident quelle nespre pas tant obtenir un sige, ni gagner les jeunes gens sa cause, ou composer un accord, que leur donner une leon, leur dire sa faon de penser. Elle se dfoule en parlant deux, plutt quelle ne sadresse eux vritablement : de ce point de vue, elle leur parle dj depuis un aprs de linteraction (depuis un temps de la dception consomme). Elle a renonc obtenir deux ce quelle sestimait en droit dattendre.

    On peut considrer que, jusqu ce quelle intervienne sur ce mode du rappel lordre, qui opre comme une sanction ex post, la situation est encore relativement ouverte, ou moins fortement dtermine. La qualification de la teneur de leur inattention pourrait tre diffrente, plus charitable disons (cest--dire simplement plus ouverte). Ce qui, dans dautres situations, prendra la forme dune phase denqute, encore empreinte de confiance et de bonne volont, na pas lieu ici. La conduite des adolescents est demble considre comme dfinitive (sature et fixe sur le plan de sa signification) et donc impossible dmentir ou dfaire dans ce quelle manifeste. La rprimande clt le temps de lapprciation mutuelle et dajustements possibles entre participants. Elle trace une ligne de rupture, temporelle (dans le flux des vnements) et spatiale (entre eux et elle). Elle met fin la rversibilit des choses et linterchangeabilit de principe des positions, poussant chacun dans ses retranchements. La prsomption de culpabilit favorise

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    ainsi la confirmation de ce quelle croit ne faire que constater : la prophtie auto-ralisatrice19 (ou plus exactement, prdiction auto-remplissante) joue plein. Agresss par la posture dautorit et lattitude svre adoptes publiquement par leur ane, les adolescents lui jettent la figure son illgitimit les placer dans un tel rapport, et font mine de discute